Les poètes du peuple au XIXe siècle
Quand le jour, Désirée, à travers le feuillage
D’une clarté douteuse éveilla les oiseaux,
Quand l’aurore montra ses longs cheveux de flamme;
Ta voix n’a pu se joindre à ce cri de mon âme:
Oh! quels majestueux tableaux!
A mes pieds s’étendaient la mer et ses rivages;
Derrière moi les champs se perdaient au lointain;
Les rochers, encadrés dans l’écume des vagues,
Déployaient leurs fronts noirs; et leurs murmures vagues
Semblaient saluer le matin.
De brume et de vapeurs, montra sa face ardente.
L’immense azur des mers devint un champ de feu.
Mais, secouant bientôt ses nuages de langes,
Il monta dans le ciel; et d’éclatantes franges
Dentelèrent l’horizon bleu.
Puis la mer flamboya; de riches ciselures
Brillèrent sur les monts couverts d’un manteau d’or;
Un tapis de carmin remplaça l’émeraude
Des taciturnes bois où le vent siffle et rôde:
L’astre-roi prenait son essor.
Les nuages pourprés divisèrent leur masse.
Un grand cercle écarlate incendia le ciel.
Et nue étincelante et brume violette,
Tout suivait le soleil qui, fier de cette fête,
Semblait voler vers l’Éternel.
S’effaça, se perdit, comme un flocon de neige.
Et, comme une traînée ardente de soleils,
Du rougeâtre horizon jusqu’à la rive sombre,
On voyait ses reflets étinceler sans nombre
Dans les ondes des flots vermeils.
Noire dans l’ouragan, fut belle et lumineuse
Au solennel instant qui m’électrise encor.
Ses étages de rocs, escaladant les nues,
Quand le soleil frappait sur leurs épaules nues,
Semblaient des citadelles d’or.
Mais bientôt un nouveau recueil de poésies, Le Chantier, vient nous montrer Poncy animant puissamment ses magnifiques compositions descriptives en les faisant pivoter autour d’une idée forte et en les imprégnant d’une émotion profonde. Souvent entraîné par la sève exubérante de son imagination, il peint la plupart de ses tableaux avec des couleurs trop éblouissantes qui amusent, qui charment, qui enchantent plus particulièrement les yeux, mais ces écarts sont de courte durée; et comme il reconnaît que ses premières poésies, Les Marines, n’étaient pas à l’abri de ce reproche, semblable à l’Enfant prodigue, il ne tarde pas à revenir à résipiscence et, pour nous prouver qu’il tend à un but, même en paraissant s’égarer, il résume sa donnée première par un trait vigoureux, laconique et profond. Il y a donc un progrès marqué dans ces nouvelles poésies, Le Chantier; on y sent mieux palpiter la pensée sous le tissu brillant dont il l’enveloppe. Les deux pièces suivantes, d’un genre différent, mettront nos lecteurs à même de juger de ce progrès si intéressant chez un poète déjà illustre.
AUX OUVRIERS MAÇONS,
Le jour de notre fête patronale, l’Ascension
I
Brillante, fraternelle, heureuse, enfin parfaite,
D’aucun nuage obscur nos yeux ne sont tachés;
Les arbres, comme nous se sont endimanchés;
Nos drapeaux, comme un ciel où l’arc divin s’étale,
Bariolent sur nous le plafond de la salle;
Et bien que nous soyons entourés d’étendards,
Bien qu’un vin généreux anime nos regards,
Bien que l’artillerie, en salves régulières,
Tonne et mitraille l’air de ses chansons guerrières,
Ce soir, à son coucher, le flambeau du soleil
Ne se mirera pas dans notre sang vermeil;
Les membres palpitants, les poitrines broyées,
Les chevaux sans poitrail, les maisons foudroyées
Ne le forceront pas à pâlir, et ses feux
N’auront illuminé que nos vins et nos jeux.
II
Qu’il est beau de remplir, pour narguer les misères,
Des épargnes du mois le budget fraternel,
Comme l’abeille emplit la ruche de son miel!
Oh! ce fruit du travail est un trésor sublime!
Lorsque la mort choisit l’un de nous pour victime,
Lorsque la maladie attache sur son lit
Le père exténué qui râle et qui pâlit,
La faim, l’horrible faim aux prunelles hagardes,
Monstre qui veille au seuil de toutes les mansardes,
O frères, ne vient pas, dans ses bras étouffants,
Etreindre notre épouse et tuer nos enfants.
Cet or est toujours là pour sauver nos familles,
Pour vêtir l’orphelin, pour que nos jeunes filles
N’aillent pas, pour du pain, vendre au riche effronté
Le calme de leurs jours et leur virginité.
A pour nous des douceurs que plus d’un prince envie.
Le matin, sur les toits, avec les gais oiseaux,
Nous chantons le soleil qui sort du sein des eaux;
Qui, submergeant ces toits d’une mer de lumière,
Change en corniches d’or leurs corniches de pierre,
Et semble réchauffer, de ses rayons bénis,
La tuile, frêle égide où s’abritent les nids.
Nous guettons les beautés dont l’âme et la fenêtre
Semblent s’épanouir au jour qui vient de naître;
Et de l’aube à la nuit, l’aile de nos refrains
Emporte, dans son vol, nos maux et nos chagrins.
Célébrons, bénissons le jour qui nous éclaire,
Car le Christ le chérit pour s’enfuir de la terre,
Pour aller, dans le ciel, ouvrir au Tout-Puissant
Le cœur du genre humain qu’il lava de son sang.
Nous, nous l’avons choisi, parce que nos échelles
Nous rapprochent aussi des voûtes éternelles,
Parce que, sur nos ponts, aux façades pendus,
Nous semblons des oiseaux dans l’espace perdus[L].
III
Qui sachent, comme lui, vouer leur vie aux autres;
Qui sachent flageller les tyrans, les ingrats,
Que l’or de nos sueurs rendit riches et gras.
Aimons le Christ, afin que de ses faux ministres
Son bras fasse avorter tous les desseins sinistres;
Prions pour ne plus voir, le soir, sur les pavés,
L’ivresse et la misère aux regards dépravés;
Prions pour que son souffle éteigne, dans nos villes,
L’incendiaire feu des discordes civiles;
Prions, prions le Christ! Demandons-lui qu’un jour
Nos femmes n’aillent plus prostituer l’amour;
Que de saintes vertus il dote nos compagnes,
Et qu’il rende déserts nos prisons et nos bagnes;
Et, pour consolider cet avenir naissant,
N’épargnons ni nos bras, frères, ni notre sang.
Instruisons-nous; les maux sont fils de l’ignorance.
Travaillons; le travail donne l’indépendance.
Ainsi, je ne suis pas un de ces insensés
Qui prêchent le labeur avec les bras croisés;
Mon travail me nourrit, et mon plus bel éloge,
C’est le bruit sourd que fait ma truelle dans l’auge.
Sur les flots du tabac les fatigues du jour,
Que des livres choisis de science et d’histoire,
De leurs trésors féconds ornent votre mémoire;
Puisez-y le secret de vos droits; les tyrans
Ne foulèrent jamais que des fronts ignorants.
L’ignorance enraya le char de l’industrie;
Oh! cultivons l’étude, aimons bien la patrie;
Songeons que, sur la mer des mondes en travail,
Du vaisseau du progrès Dieu tient le gouvernail.
SUR LE BAL DONNÉ AUX ANGLAIS
A Toulon en 1838.
Sous des cieux enflammés, harcelés par les flots;
Il en est un surtout dont les hideuses têtes
Servent de point de mire aux fureurs des tempêtes:
Jamais ce roi noirci par le simoun ardent,
N’a frémi de plaisir sous l’amoureuse haleine
Du zéphyr qui soupire aux bords de l’occident:
Regarde-le! c’est lui qu’on nomme Sainte-Hélène.
Trop longtemps l’Angleterre a redouté tes fers.
Trop longtemps, cœur d’airain, sur l’Europe vassale
Ton astre projeta ton ombre colossale.
Les glaces de Moscou gardent tes légions.
Ton aigle à l’œil brûlant, aux serres foudroyantes,
Atteint par les boulets de quatre nations,
Traîne à terre le vol de ses ailes sanglantes.
N’effraya plus les rois de son bec menaçant.
Gêné dans l’univers, comme dans une cage,
Il mourut étouffé sur un îlot sauvage:
Et son râle, pareil au tonnerre vengeur,
Qui réveille l’écho des sommets qu’il foudroie,
Arracha parmi nous de longs cris de douleur,
Et parmi ses bourreaux d’ignobles cris de joie.
A leurs vieux ennemis ont osé s’allier;
Ainsi le sang versé par la sainte alliance
Sur le froid mont Saint-Jean disparaît sans vengeance;
Et je vois dans vos murs incendiés par eux,
Aux drapeaux d’Albion marier nos bannières;
Et nos jeunes beautés, dans un bal odieux,
S’entrelacer aux bras qui tuèrent leurs pères!
Dont la cupidité pressure l’univers!
A ceux qui, redoutant la valeur française,
Firent de notre port une large fournaise.
Des tapis d’Orient et des fleurs sous leurs pas!
Sur leurs fronts insolents des lustres, des couronnes!
De l’or à pleines mains, car il ne s’agit pas
De voter au malheur quelques maigres couronnes!
Un incendie affreux porter le désespoir
Dans tous ces cœurs joyeux; brûler ces riches tentes
Et les lancer au ciel en gerbes éclatantes;
Je crus y voir, signant de solennels arrêts,
La main qui, pour la mort d’une foule alarmée,
En traits de feu traça: Mané, Thécel, Pharès,
Ecrire sur leurs fronts: France, tête d’armée.
BATHILD BOUNIOL,
Typographe de Paris.
Né à Paris de parents sans fortune, Bouniol n’a guère reçu qu’une instruction élémentaire, et il a demandé longtemps à un travail manuel le pain de la journée. Un goût prononcé pour la poésie se manifesta chez lui de bonne heure, et voici de quelle manière se produisirent ses premiers vers dans le monde littéraire:
C’était en 1835; le rédacteur en chef d’un journal de littérature, de théâtres et de modes entrait chez l’imprimeur de ce journal, l’air rêveur et la tête un tant soit peu penchée sur la poitrine. A quoi pensait-il? A une chose fort inquiétante, ma foi, pour un rédacteur en chef: à remplir dans son journal une lacune de deux grandissimes pages; il avait mal calculé, et, en style d’atelier, il lui manquait de la copie. Il n’avait pas plus de dix minutes pour combler cette lacune; le cas était critique. Que faire?—Mais tout simplement improviser les deux grandissimes pages, me direz-vous.—Très bien; mais soit disposition ordinaire ou extraordinaire, le rédacteur suait sang et eau, devenait pourpre, et, comme frappé d’une paralysie intellectuelle, il voyait s’approcher le fatal moment où il fallait avouer qu’il avait mal pris ses mesures, demander du répit, etc., etc., bref, se compromettre et perdre probablement sa place qui était agréable et nécessaire. Cinq minutes s’étaient déjà écoulées quand un ouvrier de l’atelier, homme d’un certain âge, à la figure grave et discrète, s’approcha du rédacteur, la tête affublée d’un bonnet de papier, suivant l’usage des ateliers d’imprimerie, se pencha mystérieusement à son oreille et lui dit tout bas qu’un jeune ouvrier, de ses amis, l’avait chargé de lui remettre le premier essai de ses élucubrations poétiques, dans l’espoir qu’elles pourraient paraître dans un prochain numéro du journal de littérature, de théâtres et de modes.
Le rédacteur prit machinalement la pièce de vers des mains de l’officieux entremetteur. Elle était très passable et se trouvait d’une dimension parfaitement égale à la lacune qu’il fallait nécessairement combler.
Le journaliste dit à l’ouvrier que la pièce annonçait des dispositions, qu’elle se trouvait de circonstance, et qu’elle paraîtrait immédiatement. L’ouvrier remercia pour son protégé ledit journaliste qui m’a assuré plus d’une fois que, de toutes les pièces de vers qui lui ont passé sous les yeux, depuis vingt ans, il n’en est aucune qui soit plus présente à sa mémoire que cette première pièce de vers de M. Bouniol.
Depuis, M. Bouniol a publié plusieurs pièces de poésie qui lui ont valu de la presse des éloges mérités. Son vers est vif, coloré, pittoresque, penseur, mais il tourne parfois à l’obscurité et à la déclamation. Toutefois, il est juste de dire que ces deux défauts sont toujours allés en décroissant dans l’ordre de ses publications et qu’on n’en trouve nulle trace dans la dernière qu’il a publiée récemment sous ce titre: Le Siècle, et qu’il a dédiée à M. de Châteaubriand.
En 1840, il publia deux pièces de vers énergiques: Profanation et Aux Lâches. C’est de cette dernière que nous extrayons le fragment suivant:
Dès qu’il s’agit de trahison;
Fratricides Caïns qui spéculent sur l’homme,
Comme un fermier sur la toison;
Qui, pour placer quelques ballots,
Colporteurs de poison, vont guerroyer en Chine,
Verser le sang des matelots.
Et l’œil douteux du commerçant.
La soif du gain les ronge, et leur cœur métallique
Pompe de l’or au lieu de sang.
Qui sert à piper les badauds;
L’appeau du trébuchet où tombe la pratique;
Leur poésie est un endos.
Que l’on déchaîne par milliers;
Vampires du travail, gigantesques, difformes,
Beuglant au fond des ateliers;
Qui nous dévorent notre pain,
N’étouffant qu’à demi, sous le bruit des ferrailles,
Le râle immense de la faim.
Qu’ont peine à soulever les vents,
Se tordent les cités, usines enflammées,
Où sont engloutis les vivants.
A peine un soleil mort déteint,
Et vers midi paraît, ainsi qu’une lanterne,
Dont le flambeau mourant s’éteint.
Avec tes lugubres palais,
Tes lords tout blasonnés de souillures fossiles;
Avec tes troupeaux de valets.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Est racolé dans les tripots;
Où le tribun futur s’élit à la taverne,
Entre les coupes et les pots.
Qui, pour emplir leurs intestins,
Pour se gorger, le soir, à rouler sous les tables,
Epuisent les peuples lointains!
. . . . . . . . . . . . . . .
Mais le titre littéraire le plus solide de Bouniol c’est le recueil publié en 1843, intitulé Orphelines. Ce volume se compose de petits drames en prose, empreints de beaucoup de grâce, de naturel, d’observation; dont la moralité est assez transparente pour être entrevue sans rebuter, et où se trouvent des poésies charmantes, parmi lesquelles brille d’un éclat très vif la pièce intitulée le Poète et les jeunes filles. Quand même Bouniol n’aurait écrit que cette seule pièce de vers, son nom vivrait dans la mémoire des littérateurs comme le nom d’un écrivain plein de naïveté, de finesse et de malice enfantine. Jusqu’à présent nous n’avons pas été avare de citations, car nous voulions qu’on jugeât nos poètes, non d’après nos opinions personnelles, mais d’après des fragments étendus de leurs productions. C’était aussi donner du relief au récit et offrir de nombreux points de comparaison. Toutefois cette pièce est trop longue pour être insérée en entier; nous nous contenterons d’en donner plusieurs strophes, qui convaincront nos lecteurs que M. Bouniol a plus d’une corde à sa lyre:
LE POÈTE ET LES JEUNES FILLES.
A Mesdames B.... N. et B.... D.
LES JEUNES FILLES.
Adieu la classe, adieu les maîtresses grondeuses,
L’éternelle leçon que prolonge l’ennui,
Et nos loisirs si courts durant ces longues heures,
Dont le pensum taquin dérobait les meilleures,
Avant que ce beau jour eût lui.
Travailler quand il plaît; si le travail nous pèse,
Remettre au lendemain; et, dans un doux repos,
Dans ce calme suave, appelé ne rien faire,
Mollement affaissée aux bras d’une bergère,
Perdre le jour en gais propos.
Devine le secret qu’on murmure à l’oreille,
Jamais las de crier: Fanny, je ne veux pas,
Au lieu de m’écouter que l’on rie et badine;
A son babil en vain on met une sourdine,
Je sais bien que vous parlez bas.
Ce regard inquiet allant à la maraude?
Lucile, on vous surprend bien souvent au miroir,
Le front dans votre main, sur l’effet d’une pose,
La grâce d’un bonnet, d’un chiffon blanc ou rose,
Pensive à rêver tout un soir.
Et ces gestes mutins ont l’art de me déplaire!
Claire, ces jeux bruyants ne sont pas de saison,
.... Jamais vit-on pareille esclandre!
Finissez donc! Vraiment on dirait, à l’entendre,
Que le feu prend à la maison!
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
LE POÈTE.
Déjà tenter le sort, comme si le nuage
Trop tôt ne devait pas obscurcir votre ciel!
Oh! vous ne savez pas ce que c’est que la vie;
Ce qu’au fond de la coupe on peut trouver de lie,
Que d’amertume après le miel!
Cette ivresse du bal combien vite elle passe!
Le sourire à la bouche et le deuil dans le cœur,
Un jour vient qu’on se mêle à nos cercles frivoles,
Et, triste, il faut trouver de joyeuses paroles;
Mentir au cri de la douleur.
Froidement se parer d’une gaîté posthume,
Ouïr de méchants vers bravement débités,
Subir les compliments et les caresses feintes,
Les mensonges sans fin, les éternelles plaintes
De nos petites vanités.
C’est alors que le monde apparaît bien étrange,
Bien vide ce bonheur qui ravit tant de fous!
C’est alors qu’en arrière on jette un œil d’envie,
A ce matin riant, oasis de la vie,
Si loin déjà! si loin de nous!
Fleurs, au gré de nos vœux, trop lentement fanées;
On vous regrette, hélas! on voudrait revenir,
Plus sage, à ces beaux jours de l’heureuse ignorance;
Le cœur désabusé voyant fuir l’espérance
Se tourne vers le souvenir!
Le bois où se cueillait l’aubépine fleurie,
La maison du vieux garde avec son lait si bon,
Le modeste dortoir, le lit de blanche toile,
Crèche au chaste sommeil, où, merveilleuse étoile,
Un Christ était tout l’horizon.
On poursuivait Azor, grand amateur de barres,
Et le maigre jardin chéri des limaçons,
Avec le cerisier, tout rouge de cerises,
Où souvent on allait, tremblant d’être surprises,
Marauder avec les pinsons!
Mais Bouniol, frappé d’une maladie cruelle, est arrêté au milieu de sa carrière. C’est un jeune homme ami de la retraite et de l’étude, ignorant du monde et du savoir-faire contemporain. Il est pauvre aussi. Qu’il reçoive, du moins, l’expression de notre sympathie.
SAVINIEN LAPOINTE,
Cordonnier de Paris.
Né à Sens, en 1812, Savinien fut transporté à Paris par ses parents, lors de l’invasion de 1814. Cette famille devint pauvre par une maladie cruelle, qui en jeta le chef à l’hôpital, où il resta deux ans. Ce fut, pendant ce temps d’épreuve, qui obligea la mère de Savinien à se mettre nourrice, qu’il fut envoyé à la campagne chez son grand-père maternel. Si nous recherchons la cause première qui donna l’éveil à la vocation poétique de Savinien Lapointe, nous la trouvons dans le spectacle de la nature se déroulant à son imagination adolescente. Ce fut dans la vie calme des champs qu’il reçut ces impressions profondes qui devaient engendrer plus tard la pièce si charmante: le Bois, que nous donnons ici tout entière:
LE BOIS.
Allez au bois;
Et là, vous entendrez, assis sous le vieux chêne,
De douces voix.
Le soir, j’entends
Les amours de l’oiseau, les amours du feuillage,
Comme les vents.
Du rameau vert,
De l’herbe, de la mousse et du genêt fertile
Sort un concert.
Caresse-moi;
Et l’air répond, dans la corolle blanche:
Je suis à toi.
Appelle aussi;
Une voix lui répond, sur le bout d’un brin d’herbe:
Viens, me voici!
Le soleil luit,
Glisse de branche en branche, anime le bocage
Qui lui bruït.
On voit encor
Le soyeux papillon qui, gracieux et leste,
Prend son essor.
Sur son rameau,
Entend balbutier à la fleur enfantine:
«Vous êtes beau!»
Qui s’enfouit;
Du fond d’un pur calice elle sort parfumée,
Bourdonne et fuit.
Où seul j’accours
Ces chants mystérieux qui s’échappent de l’ombre:
Amours! Amours!
L’éclat pesant,
Les cris de la terreur, les pavés de la ville
Rouges de sang!
Au bois profond,
Où l’esprit qui se plaît dans un muet silence,
Devient fécond.
A vous offert;
Cherchez dans ses feuillets la fleur qui vous enivre:
Il est ouvert!
Lorsque Savinien revint à Paris, son père, guéri, pouvait subvenir aux besoins de sa famille. Le jeune homme quitta alors le toit paternel pour aller habiter un de ces combles mansardés où une vingtaine d’ouvriers travaillent en commun. Très habile déjà, Savinien se perfectionna tellement dans son état qu’il parvint à faire, en un seul jour, sept paires d’escarpins, et, une autre fois, quatorze paires de chaussons. Ce sont deux véritables tours de force que très peu d’ouvriers, même parmi les meilleurs, seraient capables d’exécuter.
Cependant, sa tête ardente demandait une alimentation: il chantait donc, le jour, tout en travaillant, les chansons de Béranger, et, la nuit, il lisait Rousseau, l’auteur de la Nouvelle Héloïse et du Contrat social. L’explosion de juillet arriva: Savinien fut un des premiers à prendre les armes. Les mots d’abaissement continu, de jésuitisme, d’absolutisme bourdonnaient systématiquement depuis de longues années dans les feuilles de l’opposition; le moment était venu pour tout bon patriote de réhabiliter la gloire et la liberté. Le jeune poète le crut ainsi, avec bon nombre de Français. Il fut arrêté, les armes à la main, et il aurait, peut-être, payé de la vie son généreux élan, si la victoire n’était restée à ceux qui partageaient ses opinions et ses espérances. Il avait mérité la croix de juillet; mais comme il était trop fier pour la demander, il ne doit pas se plaindre de ne l’avoir pas obtenue. D’autres, moins modestes, furent plus heureux.
Le mouvement qui éclata, au mois d’avril, ne devait pas le trouver inactif. Arrêté et conduit à Sainte-Pélagie, Savinien put juger comment le pouvoir entendait cette gloire et cette liberté. En réfléchissant sur le passé dans sa prison, il se souvint, peut-être, de l’expédition d’Espagne en 1823, faite malgré les puissances du nord; de l’expédition d’Alger entreprise et heureusement terminée en quelques jours, en dépit des menaces de l’Angleterre; peut-être encore en est-il venu à penser que la branche aînée avait du bon et qu’elle n’eût jamais voulu de l’entente cordiale, non plus que de la paix à tout prix.
Sorti de prison, Savinien Lapointe se maria et publia ses premiers essais poétiques dans la Ruche populaire, journal rédigé par des ouvriers. Bientôt, soutenu par les encouragements les plus honorables et les plus illustres, il fut mis dans le cas de publier un recueil de poésies intitulé: Une voix d’en bas. Ce livre remarquable a suffi pour faire prendre à Savinien une place distinguée parmi nos poètes contemporains.
Le talent de Savinien n’a pas été façonné par une main étrangère; il est le brillant résultat de méditations solitaires, d’études assidues, fécondées par les dons naturels les plus précieux: une imagination puissante; un esprit prompt, alerte, vif, observateur; un sentiment délicat de la mélodie et du nombre. La voix de Savinien est parfois rude, âpre, incisive; elle ne chante pas alors pour plaire, mais pour instruire, amender et réformer. Si les versificateurs de nos jours avaient compris leur époque, ils se seraient abstenus de publier leurs contre-sens, harmonieux, sans doute, mais de purs contre-sens, et la poésie ne serait pas tombée comme jadis la vérité, au plus profond d’un puits, où elle se serait indubitablement noyée sans le secours que lui ont prêté deux poètes de génie.
CLAUDIUS HÉBRARD,
Publiciste et poète de Lyon.
Les grands hommes ambitionnent des statues et des couronnes, mais les bienfaiteurs de l’humanité ne soupirent qu’après l’accomplissement de leurs projets. Là est leur récompense, la seule récompense digne de leur cœur et de leur charité. Au nombre de ces bienfaiteurs, la reconnaissance et les sympathies universelles de plusieurs milliers d’ouvriers de Paris ont déjà placé M. Claudius Hébrard, pour les fécondes semences de bien qu’il a répandues sur les durs sillons de la terre qu’ils labourent, et qui a, pourtant, porté prématurément de si beaux épis!
Claudius Hébrard est né à Lyon, en 1820. Il entra dans la vie littéraire en 1840. Il quitta le collége, en 1838, et commença, pour l’architecture et l’archéologie du moyen-âge, des études que le mauvais état de sa santé et la faiblesse de sa vue le forcèrent d’abandonner. Maître de son temps, il fonda alors à Lyon une société littéraire, qui prit le nom d’Institut catholique, et publia, sous le même titre, une revue mensuelle, où il fit paraître plusieurs poésies et plusieurs articles de critique littéraire. L’Union des provinces lui est également redevable de l’insertion de plusieurs excellents morceaux de même genre.
Venu à Paris en 1841, il fit paraître plusieurs pièces de vers et plusieurs articles littéraires dans la Gazette de France et dans quelques revues. En 1842, l’œuvre de saint François-Xavier s’étant établie dans la paroisse de Saint-Sulpice, on vint le prier de réciter des vers aux ouvriers membres de cette association. L’âme tendre et dévouée d’Hébrard vit dans cette mission un apostolat. Là, Hébrard pourrait contribuer à la régénération de la société par le charme des souvenirs anciens, par la glorification de ce qu’il y a de plus sacré: la religion et le travail. Contrairement aux opinions des docteurs absolus, M. Hébrard ne crie jamais anathème: il trouve mieux d’encourager, d’exhorter et de contribuer, suivant ses forces, à la propagation des seuls principes qui puissent améliorer la condition humaine.
Au commencement de ce siècle, le retour de la France à la foi catholique provoqué par un puissant génie[M], puis les progrès des sciences naturelles qui permirent de confondre les assertions impies du siècle précédent, devaient exciter M. Hébrard à l’accomplissement de la tâche à laquelle il s’était voué. Il savait d’ailleurs, que sa poésie, à lui, toute faite pour instruire bien plus que pour récréer; pour moraliser et non pour distraire, trouverait de l’écho dans l’âme des hommes du peuple dont la raison est saine, le cœur pur, et dont toute la vie droite et honnête se consume en travaux pénibles pour subvenir aux besoins de leurs familles. Pendant trois ans, il se rendit donc tous les dimanches dans une des huit paroisses qui possèdent cette œuvre, essayant de consoler le pauvre travailleur par le pain de la parole.
Soit disposition naturelle, soit préméditation habile, Hébrard, dans ses poésies, s’est appliqué à se maintenir dans une région d’idées à la portée de toutes les intelligences; à en bannir tout ce qui tient à l’abstraction ou au mysticisme. Tout est clair, net, précis, pratique, dans ses compositions vivifiées par le feu de la charité chrétienne, colorées par la grâce d’une imagination fraîche et pure, par les élans d’un cœur chaud et généreux. En 1845, il publia par livraisons de nouvelles poésies, sous le titre de Soirées poétiques de Saint François-Xavier.
La critique pourra bien signaler quelques légères taches dans les Heures poétiques et morales d’un ouvrier, mais, nous avons hâte de le dire, de toutes les productions dues à nos poètes artisans il n’en est aucune qui, comme celle-ci, tende aussi directement à la régénération des classes laborieuses. Pour nous, Claudius est plus qu’un bon poète, c’est un apôtre de l’humanité. Ce n’est pas un artisan, comme tous les personnages de notre livre, mais il est comme le père intellectuel et moral de ces artisans, et nul d’entre eux, sans doute, non plus que nos lecteurs, ne nous reprochera de lui avoir donné une place là où l’appelaient naturellement l’amour et les sympathies de ceux pour lesquels il a été un guide, un instituteur et un ami. Nous citons la dernière partie de sa pièce de vers intitulée aux Ouvriers.
. . . . . . . . . . . . . . .
Courage, enfants de Dieu; persévérez, courage!
Soyez, dans notre ciel qu’on dit chargé d’orage,
Les signes précurseurs du lever d’un beau jour;
Nous comptons sur vos cœurs, votre foi, votre amour.
Allez, élus du ciel, nouveau peuple de Dieu;
Que la vérité soit la colonne de feu
Qui dirige vos pas au désert de ce monde;
Gloire, bonheur, espoir, quelle lumière inonde
Les pieds des messagers descendant du Carmel!
Sion, reprends tes chants, redresse ton autel;
Dans les camps d’Israël que les tentes sont belles!
Voici pour le Seigneur des cohortes nouvelles:
Élargissons nos rangs, noyons le souvenir
Dans l’espoir enivrant qu’apporte l’avenir.
Au malheur ici-bas est toujours asservie;
Toi, dont le front ridé se mouille de sueurs,
Et dont les yeux, souvent, contiennent tant de pleurs
Viens! viens! n’ajoute pas au poids de ta misère
Celui du désespoir d’une injuste colère,
Qui, mêlant le blasphème aux tortures du cœur,
Fait un vaincu de plus et non pas un vainqueur.
Étouffe cette voix impie et murmurante
Que j’entends s’élever dans ton âme souffrante.
Avant d’accuser tout, le destin et le ciel,
Avant de nier Dieu, de l’appeler cruel,
Apprends à réfléchir, apprends à te connaître;
Sache bien pour quel but le Seigneur t’a fait naître.
Aux douceurs de son joug sache t’accoutumer;
Apprends à le servir et tu sauras l’aimer.
Hélas! pourquoi veux-tu, pauvre exilé sur terre,
Enraciner le pieu de ta tente éphémère
Dans ce triste désert où nous voyageons tous?
Restes-tu sous sa main comme la gerbe mûre
Que le fléau dans l’air et déchire et triture?
Tu restes là ployé sous ton rude fardeau,
Appelant tristement le néant du tombeau.
Aussi, ne pouvant plus souffrir dans le silence,
Ton cœur vers d’autres cœurs désespéré s’élance.
Quels amis choisis-tu? Le monde et ses plaisirs,
L’enfer et ses conseils, le vice et ses désirs.
Malheureux! lève-toi, surgis de ton abîme!
La souffrance est pour l’homme une leçon sublime:
En le purifiant elle le rend parfait;
Infortuné, prends garde à maudire un bienfait.
Marche, poursuis ta route, et fais de l’espérance
Le magnifique appui de ta persévérance.
Contemple enfin le ciel au travers de tes pleurs;
Les ronces du sentier te paraîtront des fleurs.
Nouveau Job, bénissant la main qui te terrasse,
Contre les coups du sort prends la foi pour cuirasse.
Sous le poids du malheur courbe ta volonté;
L’indépendance est sœur de la docilité.
Travaille! Un bon esprit dans le repos s’émousse;
Du pain qu’on a gagné la saveur est plus douce,
Et, reposant tes bras, aux fêtes du Seigneur,
Dépense le salaire acquis par ton labeur
A répandre la joie au sein de ta famille,
A faire orner le cœur de ton fils, de ta fille,
A les ceindre tous deux de force et de pudeur,
D’amour respectueux, de savoir et d’honneur.
Tu n’apercevras plus la distance profonde
Séparant ici-bas le pauvre et le puissant.
C’est la vertu qui fait la noblesse du sang:
L’honnête homme ici-bas est partout à sa place,
Et, s’il a bien vécu dans l’état qu’il embrasse,
Quels que soient ses travaux, au jour de ses vieux ans,
Il pourra se montrer fier de ses cheveux blancs.
L’épreuve vient surtout à ceux que Dieu préfère.
Les plus belles vertus naissent dans la misère.
N’est-ce pas dans ses rangs que sont les grands combats?
Luttes contre le haut qui pèse sur le bas.
Le pauvre qui travaille et que le chaume abrite,
En raison de ses maux, centuple son mérite.
Accepte le malheur; c’est une royauté
Dont le trône est basé sur l’immortalité.
Quand la douleur est là qui l’étreint, l’emprisonne,
Quand, joignant à ses coups l’aiguillon du remords,
Par un lâche calcul tu devances la mort?
Est-ce ainsi qu’il te parle en tes jours de détresse,
Ce monde qui te perd, te trompe ou te caresse?
Crois-tu que la douleur s’éteint dans les plaisirs?
Un désir satisfait éveille les désirs,
Et l’homme, se créant lui-même son martyre,
Voit les pleurs bien souvent interrompre un sourire.
Et! que peut donc sur l’âme un instant de gaîté?
Le fini suffit-il à l’immortalité?
L’aigle, en son vol altier, s’élançant vers la nue,
Veut-il un horizon pour arrêter sa vue?
Que l’homme serait beau s’il comprenait en soi
Cet infini qu’il porte et qui l’établit roi!
Roi de cet univers créé pour son service,
Et de ces éléments, pliant à son caprice,
Souverain incomplet, il donne à tout des lois,
Et, pour se commander, il est faible et sans voix.
Laissons-le s’agiter, dans sa vaste ignorance,
Jouet de vains plaisirs, jouet de la souffrance.
Vaisseau sans gouvernail, par les flots ballotté,
Il erre à l’aventure, et, par l’écueil heurté,
Il sombrera bientôt dans le fond de l’abîme;
Et nous! prenons la foi pour pilote sublime,
La vertu pour fanal, le ciel pour rendez-vous;
Le passé nous instruit, l’avenir est à nous.
Aujourd’hui chacun veut pacifier le monde;
Chaque utopiste est là qui détermine et sonde
Le mal qui nous dévore et nous mène en secret.
Sur un rêve menteur, sur un système abstrait
On base maints projets, maints échafauds d’idées,
Devant, aux nations soi-disant attardées,
Apporter le remède à tant de maux divers;
L’écrivain dans sa prose, ou le barde en ses vers,
Mélancolique ou gai, selon son caractère,
Du futur, à son gré, pénétrant le mystère,
Nous promet le bonheur ou des siècles affreux.
Que de temps dépensé pour faire des heureux!
Que de talents perdus pour se tromper eux-mêmes!
Oh! que d’illusions! que de vagues systèmes!
Pour toi, pauvre artisan, sois plus sage et plus fort;
Prends la vertu pour ancre et tu verras le port.
Oui, viens, membre souffrant de la grande famille,
Moissonneur désolé, courbé sur la faucille,
Dans les champs où l’ivraie étouffe les épis;
Voyageur fatigué, dont les yeux assoupis
Et les membres brisés cherchent partout l’ombrage,
Pour faire halte un peu durant ce long voyage;
Viens! je partagerai le poids de ton fardeau;
Je te ferai trouver au désert un peu d’eau;
Je t’apprendrai la route allant à la patrie,
Le nom du bon Pasteur et de sa bergerie.
Mets ta main dans ma main et ton cœur sur mon cœur;
Marchons unis et purs sous les yeux du Seigneur.
Je te suis au foyer, à ta rude journée;
Je m’attache à tes pas, et sur ta destinée
Puissé-je, par ma voix, toute pleine d’amour,
Faire surgir enfin l’aurore d’un beau jour!
PAUL GERMIGNY,
Tonnelier à Châteauneuf sur Loire.
Sous le ciel riant de l’Orléanais, dans une petite ville solitaire, côtoyée par la Loire, vit un obscur tonnelier, privé d’études classiques et presque d’instruction élémentaire. Son nom est encore peu connu, mais il mérite de l’être davantage. Un petit volume, publié en 1842, sous ce titre: Essai de poésie, valut à l’auteur de nombreuses et douces marques de sympathie, et si bien que, au bout d’un an, la première édition de cet essai fut épuisée. Encouragé par ce succès qu’il a la modestie d’attribuer principalement à des causes étrangères à son talent, l’auteur a réuni ses premières pièces de vers corrigées et leur en a adjoint quelques autres entièrement inédites. Il a ainsi formé un recueil plus sévèrement élaboré que le premier, plus fort de pensée, plus frais de coloris, plus vif d’expression.
La vie de Germigny est vide de faits intéressants, curieux, ou dramatiques, car il n’a pas besoin de quitter Châteauneuf pour gagner son pain quotidien: là s’exerce son industrie. Là, sont aussi ses amis, ses parents. Il ne verra probablement jamais d’autre horizon que l’horizon de son clocher, et, comme ses pères, il mourra sans doute à Châteauneuf sur Loire. Mais qu’importe? Qu’ont rapporté de leurs voyages autour du monde les Cook et les Bougainville, les Anson et les Baudin? Des descriptions de contrées nouvelles, de races d’hommes nouvelles, des spécimen d’animaux, de minéraux, de végétaux, jusque’alors inconnus, et encore des améliorations précieuses à la science nautique; mais qu’ont-ils fait pour la poésie? Christophe Colomb, lui-même, revenu à la vie, aimerait mieux, certes, se mettre en quête d’un autre nouveau monde que de rimer le moindre quatrain.
La poésie n’émane directement ni de la diversité, ni de la rareté, ni de la grandeur des objets qui frappent les sens: pendant qu’un géomètre ne regarde la chute du Niagara ou le lever du soleil qu’à travers une préoccupation mathématique, le poète voit dans une feuille qui tombe une illusion évanouie, dans un nuage un fantôme; il entend dans une brise un soupir, dans un ruisseau une voix... Tout, autour de lui, se peuple d’images, de tableaux, sans cesse renouvelés; et, dans le grand livre de la nature, où il lit sans avoir étudié, il contemple avec ravissement les œuvres inimitables de celui qui a établi entre elles et son âme une affinité mystérieuse. On naît poète, indépendamment des latitudes: tandis que le ramoneur Beronicius, en Hollande, chante instinctivement d’admirables poésies, les femmes madécasses modulent la touchante et célèbre élégie: Un pauvre voyageur blanc.
Si les plus grands et les plus imposants spectacles de la nature ne doivent jamais frapper l’imagination du tonnelier de Châteauneuf sur Loire, il portera peut-être un regard plus minutieusement investigateur sur les scènes tempérées qu’il examine; il nous fera mieux pénétrer dans leur intimité, et il nous dévoilera les liens invisibles qui les unissent entre elles pour coordonner leurs rapports.
Les strophes suivantes adressées à une cascade[N] nous paraissent dignes d’être citées.
Sentant que ta voix parle à mon âme croyante,
Que ton œil me sourit, je t’admirerai mieux.
Oh! combien j’aimerai ton écharpe bleuie,
Ta robe étincelant à la vue éblouïe,
Qui renvoie en éclairs tous les rayons des cieux!
Poussière de cristal au soleil embrasée,
Qui rejaillit du roc où ta chute se rompt;
Blanche vapeur qui monte au feuillage des saules;
Chevelure flottant sur tes moites épaules;
Voile frais et léger qui s’agite à ton front.
Et, calmant ses bouillons et son écume blanche,
En limpide miroir à tes pieds s’aplanit;
Lac où se réfléchit sans cesse ton image,
Et le saule incliné, comme en signe d’hommage,
Et la branche flexible où l’oiseau pend son nid.
Ta voix qui glisse au loin, dans le calme jetée,
Et du fleuve voisin éveille les échos;
Sa voix grave, à cette heure, à la tienne est unie,
Et tu fournis un ton à sa grande harmonie,
Comme à son vaste sein tu vas mêler tes eaux.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Mais si l’on trouve ces vers pleins de grâce, de fraîcheur et d’élégance, ceux qu’il adresse à à M. Poultier, de l’Académie royale de musique, paraîtront sans doute plus remarquables par les nuances délicates de la pensée et par l’éclat de l’expression:
. . . . . . . . . . . . . . .
A la flatteuse voix de cette foule élue,
Qui, d’acclamations te couvre et te salue,
Ma muse va mêler la voix de l’atelier:
Poultier, daigne, en faveur d’ancienne confrérie,
Accueillir cette muse aux doux travaux nourrie;
Comme tu l’as été, moi je suis tonnelier.
T’ont jeté bien des fois, en notes ravissantes,
Comme un vaste encensoir, des flots de doux encens;
Mais, loin des champs d’enfance, avec joie on accueille
La simple et pâle fleur qu’un ami nous y cueille:
Daigne voir cette fleur dans mes pâles accents.
Où les siècles, parlant à notre âme saisie,
Ont laissé leur empreinte en traits mystérieux,
Parmi les longs débris que son regard admire,
Les restes de Balbeck, les marbres de Palmyre,
Voit un compatriote apparaître à ses yeux,
Qu’il vient de rencontrer une famille, un frère;
Il lui presse la main, il bénit le hasard:
Nous, élevés tous deux dans la même industrie,
Ne nous semble-t-il pas, loin de notre patrie,
Que nous nous rencontrons sur le terrain de l’art?
Tout poudreux du métier de la même poussière,
Nous avons sillonné l’empreinte de nos pas;
Mais, vers le but lointain, riante perspective,
Où la gloire vient poindre à ta vue attentive,
Dans ton vol élevé, moi je ne te suis pas.
Enflammant ton sillon d’un torrent d’étincelles,
Tu jettes de bien haut tes mélodieux sons;
Et moi, rasant le sol de mon aile timide,
Dans mon obscur essor, jouant sur l’herbe humide,
Humble oiseau, je prélude à l’ombre des buissons.
Vole loin de la terre et sous le soleil passe,
Voit toujours sur le sol son image glisser,
Ainsi, dans ce métier qui m’appelle à l’aurore,
Et qu’en rimant ces vers ma main exerce encore,
Ton souvenir jamais ne pourra s’effacer.
Cette dernière strophe, qui renferme une belle image, pèche par la clarté, et nous le regrettons; nous en disons autant de la troisième strophe commençant par ce vers:
Mais, en somme, le tonnelier de Châteauneuf sur Loire doit beaucoup à la nature; il dépend de lui, par un travail assidu et par une grande sévérité envers lui-même de devenir un poète très distingué; dès aujourd’hui, c’est un poète charmant.
LOUIS PÉLABON,
Ouvrier voilier à Toulon.
La vie de Pélabon n’a été traversée par aucun événement capable d’exciter la curiosité; mais elle peut être proposée comme exemple. Pélabon est né à Toulon, le 7 février 1814, de père et de mère ouvriers. La journée du père, ouvrier de l’arsenal maritime, était de trente-deux sous, et ce modique salaire devait le nourrir, ainsi qu’une femme et cinq enfants. Depuis, la famille s’accrut, la mère de Pélabon ayant eu douze enfants dont il est le neuvième. Mais laissons-le parler lui-même dans son simple et naïf langage:
«Mon père,» m’écrivait-il récemment, «mourut le 12 décembre 1822. J’avais alors huit ans et nous restâmes quatre enfants sur les bras d’une pauvre femme veuve, dont je pleure, depuis quelques années, la perte. Les hautes études ne furent point mon partage. Je fus admis chez les Frères de l’école chrétienne où je demeurai un an tout au plus; à peine si j’eus le temps d’apprendre à assembler les mots et je ne fus admis, depuis, dans aucune autre. Quand j’eus atteint l’âge de quatorze ans, je témoignai à ma mère le désir de m’embarquer, mais plutôt pour soulager sa misère que par caprice. Je naviguai donc quelques années en qualité de mousse et de novice, et débarquai, au bout de ce temps, pour ne plus me revoir en pleine mer.
»En 1831, je fus placé dans le port comme apprenti voilier; état que je professe encore aujourd’hui. J’avais dix-huit ans à peu près, lorsque la poésie vint se manifester en moi. D’ailleurs, une pièce de comédie provençale qui a pour titre Lou Groulié bel esprit, par Étienne Pélabon, mon aïeul, qui, depuis plus de cinquante ans, jouit d’une réputation méritée, m’avait, depuis longues années, inspiré du goût pour la poésie provençale, et, à cet âge, dépourvu encore de toute l’expérience qu’exige une telle science, j’eus la folle idée de débuter par où mon grand-père avait peut-être fini. Je fis une pièce de théâtre provençale, intitulée Franchet et Chrestino, comédie en un acte, qui fut d’abord donnée au public comme un essai, et fut accueillie comme tel. Au bout de quelque temps, j’en fis une seconde intitulée: Magaret et Canoro, en deux actes, d’un genre tout à fait comique; ce qui occasionne souvent la réussite dans la poésie patoise. Une troisième fut aussi composée, peu de temps après: Victor et Madaloun (c’est son titre), toutes les trois imprimées à Toulon. Ayant plus tard reconnu mes fautes de versification et la hardiesse de ma muse, j’éprouvai beaucoup de regret d’avoir publié cette pièce; mais il faut dire que les confidents littéraires et censeurs dévoués et sincères m’ont manqué, et voilà tout le mal. Et je me suis retranché depuis dans un cercle plus étroit et moins périlleux; je ne compose plus que, de temps à autre, quelques pièces fugitives, quelques chansonnettes, etc. J’ai publié en 1842, un petit recueil de pièces françaises et provençales intitulé: Le Chant de l’Ouvrier. Avouez, Monsieur, qu’il faut avoir du courage, sans instruction première, sans connaissance de la grammaire, de se lancer dans la carrière littéraire; semblable à un vaisseau qui veut naviguer sans pilote et sans gouvernail, au milieu des vagues d’un océan si fertile en naufrages. Mais j’avais dans l’âme quelques hautes pensées que je ne pouvais dire en provençal; j’ai essayé de les bégayer en français, et je sais ce qu’il m’en coûte: peines, veilles, travaux, privations, et tout par soi-même!...
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
»Vous reconnaîtrez sans peine la plume d’un artisan poète de la nature, comme vous avez eu la juste idée de m’appeler........
»Agréez, etc., etc.»
Sans doute l’inspiration sera toujours le plus précieux don accordé au poète, mais est-il vrai qu’elle soit suffisante? Plus l’esprit est exercé par l’étude, plus il a de termes de comparaison; plus riche et plus originale sera sa broderie sur le canevas de l’imagination. Plus le poète, tendant à se dépouiller de son ignorance, examine, pèse, commente les procédés des grands poètes artistes, plus il se sent enflammé de l’amour de l’art, et plus il comprend que pour leur ressembler il faut s’écarter de leur manière, pour rester soi-même. Il reconnaît alors de quels écueils était entourée la barque de son ignorance, qui retraçait sur les vagues de la mer de la poésie les mêmes sillons tracés avant par des génies cultivés. En un mot, par l’ignorance, on s’expose, à son insu, à être imitateur ou plagiaire; on n’est jamais sûr d’être original. On a soutenu l’inverse. Qui a raison? Nous ne savons; mais il serait bien de connaître beaucoup tout en restant soi-même.
Quand, à quatorze ans, je vis Pélabon lancé sur la vaste étendue des mers, je m’attendis à lire de fraîches et naïves impressions de voyage. L’imagination est si vive à cet âge, le coup d’œil si prompt et si juste! le cœur si chaud, l’âme si tendre! Mais là n’était point la vocation de Pélabon. La mer qui parle si haut à certaines natures fut muette pour lui. L’univers et ses innombrables et merveilleuses créations arrachent à peine, à de très rares intervalles, un son de sa lyre... C’est que, peut-être, le monde extérieur s’efface devant le sentiment religieux, qui vivifie chez lui un monde intérieur d’où il ne sort jamais entièrement. Il ne devait pas non plus aimer la société des marins cet homme calme, recueilli, pieux..... sans doute; mais qu’importe? Sa mère est veuve, sa mère a quatre enfants... elle ne les nourrit qu’à force de miracles... Il s’embarquera, il sera mousse, novice, tout ce qu’on voudra, pourvu que son abnégation soulage cette pauvre mère et profite à ses frères et sœurs.
Parti encore enfant, il revient, après quelques années de navigation, dans toute la force de la jeunesse. C’est à ce temps que la poésie vient le hanter dans son chantier de voilerie; c’est alors qu’elle féconde dans ce noble cœur les germes précieux qui y sommeillaient; c’est là qu’elle lui donne l’éveil de sa vocation; c’est là qu’il compose d’abord son Chant de l’ouvrier, et quatre ans après Une voix de l’âme, dont nous nous occupons en ce moment. Il ne tarda pas à se marier, au retour de ses excursions maritimes, et cette circonstance n’a pu que fortifier le caractère grave et religieux de ses idées habituelles. A son retour chez lui, il consacre ses heures de loisir à corriger et à modifier ses compositions, écrites au chantier.
La poésie de Pélabon est, en général, douce, simple, modeste, sobre de descriptions; ennemie des grands mots et des longues tirades. Elle ne s’efforce pas de plaire, mais elle touche, sans le vouloir. Elle est pieuse, humble, charitable; elle voudrait endormir et consoler tous les maux de l’humanité.
Mais la critique est en droit de demander si Pélabon mérite bien cette glorieuse dénomination de poète. Son pinceau pourrait être sans doute plus ferme et plus vigoureux et il ferait bien parfois de ne pas habiller sa muse des premières parures que l’inspiration lui envoie. Mais, en somme, Pélabon est vrai dans son style et dans ses sentiments; il peint avec naturel et sobriété, et ses compositions sont souvent pleines de verve. Il est donc poète, dans la meilleure acception du mot, et il ne lui faut que du temps et du travail pour conquérir les suffrages même des plus sévères.
C’est pour rendre hommage à son talent que je cite les deux pièces suivantes: Les Cloches du soir et l’Hirondelle et le Christ, qui, dans un genre différent, lui ont valu des éloges mérités.
LES CLOCHES DU SOIR.
Portent leurs longs accords aux sommets des collines;
Quand mille échos divers se mêlent à ce chœur,
Et que tout à la fois, le continent et l’onde,
Se couvrent du manteau qui dérobe le monde,
Le ciel parle à mon cœur.
Le marteau sombre et lourd frappe l’heure et répète;
Quand de ma lampe alors s’éclipse la lueur,
Et me montre l’effet d’une pâle lumière,
Qui permet tout au plus de faire une prière,
Le ciel parle à mon cœur.
Font arriver aux cieux des plaintes douloureuses,
Afin de protéger le chrétien qui se meurt,
Ou quand je vois marcher vers l’alcôve rustique,
Un ministre de Dieu portant le viatique,
Le ciel parle à mon cœur.
Le tintement obscur, les syllabes sans nombre;
Lorsque, du rituel l’hymne de la douleur
S’échappe par soupir sur la modeste bière
Du pauvre trépassé qu’on porte au cimetière,
Le ciel parle à mon cœur.
Font retentir les airs d’un concert d’allégresse;
Quand le genêt partout exhale son odeur,
Et que, d’un pas pieux, mille jeunes vestales
Marchent en voiles blancs, en robes virginales,
Le ciel parle à mon cœur.
Appelle le chrétien à l’oraison pieuse;
Quand sur l’autel descend la bonté du Seigneur;
Qu’un chant harmonieux retentit sous la voûte,
Et charme, agenouillé, le peuple qui l’écoute,
Le ciel parle à mon cœur.
L’HIRONDELLE ET LE CHRIST.
Cherchait, pour construire son nid,
Une fenêtre hospitalière,
Un toit protecteur et béni;
Parcourait les airs et l’espace;
Mais de voler déjà bien lasse,
Elle se pose sur un bois;
Bois précieux, dont la structure
Lui fut d’un excellent augure;
Du Calvaire c’était la croix!
L’accueillant d’un œil paternel,
Lui fit ce généreux reproche:
«Quand tu cherches, oiseau du ciel,
»Au bas de la voûte azurée,
»Une retraite humble, assurée,
»Pour couvrir ta timidité;
»Pourquoi ne pas chercher l’ombrage,
»La branche courbe et le feuillage
»De l’arbre de l’humanité?
»Ah! viens bâtir ton logement,
»En recueillant, à la colline,
»Le brin de paille et le ciment!
»Apporte, sur ton bec fragile,
»Avec soin, le morceau d’argile;
»Dispose tes secrets outils;
»Achève ta maison de fange;
»Puis à la garde du bon ange
»Je confierai tes petits.
»Tu ne verras point le méchant
»Lancer sa pierre dangereuse
»Pour détruire ton logement;
»Au lieu de ce fatal outrage,
»Nous partagerons l’humble hommage
»Que l’on vient me rendre en ce lieu.
»Oh! toujours, ma pauvre petite,
»Bâtis ton nid, creuse ton gîte
»Sur la croix même du bon Dieu.»
A ce tendre avis du Seigneur,
De plaisir secoua son aile
Et tressaillit d’un saint bonheur.
Depuis, sur la couronne auguste
Qui ceint le front de l’homme juste,
L’oiseau se plaît à se poser;
Alors, perché sur cette branche,
Il prodigue à l’épine blanche
De son amour le doux baiser.
Pour faire connaître l’homme plus particulièrement, après ces citations poétiques, j’ajouterai: Le dimanche est un jour que Pélabon consacre tout entier à l’Église; il a un goût extraordinaire pour le chant des offices divins. Dieu lui a donné un peu de voix et il l’emploie à ce service. Il ne fréquente que les humbles chapelles, telles que la maison de charité où sont les pauvres vieillards indigents, les enfants trouvés, les orphelins et orphelines, ou le Saint-Esprit, qui est l’hôpital civil.
La vie ordinaire a toujours une grande influence sur les compositions des Poètes du peuple.
JACQUES JASMIN,
Coiffeur à Agen.
Bellaudière, Lamonnoye, Dartros, Aubanel, et toi-même, Pierre Goudelin, qui, depuis 1700, marchais en tête des poètes languedociens, arrière, arrière! faites place au soleil de nos jours, au poète d’Agen, à Jasmin!
Jacques Jasmin (Jaquou Jansemin) est né en 1797 ou 1798 d’un père bossu et d’une mère boiteuse. La physiologie ne nous a jamais dit pourquoi les bossus ont de l’esprit. Quoi qu’il en soit, le père de Jasmin, illettré au point de ne savoir pas lire, composait ordinairement les couplets burlesques chantés aux charivaris du pays, et il ne manquait jamais d’y conduire l’enfant, pour qu’il l’imitât peut-être un jour. Ses parents étaient fort pauvres, mais on vit de si peu dans le midi! Et lui, gai, vif, pétulant, courait presque toute la journée, avec de petits camarades, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ne s’apercevait de rien, et les longues journées employées en jeux et en exercices de tout genre s’écoulaient sous ce beau ciel comme des ombres. Cependant dix ans sonnèrent. A cet âge, la raison parle sous l’empire de certaines circonstances. Un jour qu’il jouait sur la place en gamin déterminé, un groupe se forme: il s’avance: il voit assis sur un fauteuil un vieillard qu’on portait. Il reconnaît son grand-père; il se jette à son cou.—Où vas-tu, grand-papa? Qu’as-tu à pleurer? Tu ne veux pas quitter tes petits!—Mon enfant, dit le vieillard, je vais à l’hôpital; c’est là que les Jasmin meurent.
Ce fait change l’enfant en homme; une lumière a lui sur son passé: il a vu pour la première fois la misère jusque-alors invisible, et il va engager avec elle une lutte à mort. Il entre comme apprenti chez un coiffeur et se fait remarquer déjà par la légèreté de sa main et ses saillies intarissables. Mais c’est à la nuit que Jasmin demande son avenir: à la lueur d’une lampe dont le reflet joue aux feuilles du tilleul voisin, Jasmin passe sept à huit heures à lire, à rêver, à versifier. A force d’économie et de calcul, il parvient à ouvrir bientôt pour son compte, un petit salon sur la belle promenade du Gravier, où une petite clientèle se forme progressivement. Mais bientôt la réputation du coiffeur circule aux quatre coins de la ville; sa renommée, comme chansonnier, ne tarde pas à voler dans le département; la vogue arrive enfin.
Jasmin, à défaut de la misère qu’il ne peut assommer en chair et en os, en brise le symbole, le fauteuil fatal sur lequel tous ses pères se sont fait conduire à l’hôpital. Peu après, pour mieux constater son triomphe, il se rend chez un notaire pour acheter la maison qu’il habite, et enfin, le premier de sa famille, et fils de ses œuvres, il voit son nom couché sur la liste du collecteur. C’est à ces heureuses circonstances qu’il fait allusion quand il dit quelque part:
Il me faut payer la rente,
Et, chaque an, je suis confus
De voir que mon chiffre augmente,
Même en n’ayant rien de plus.
Pour comble de bonheur, sa femme, d’abord ennemie jurée de la prose et encore plus des vers, bien qu’elle soit pleine d’esprit naturel et d’imagination, sa femme qui, d’abord lui dérobait ses plumes et son encre pour l’empêcher d’écrire, sa femme a subi une complète métamorphose. C’est aux chansons de son mari qu’on doit l’achalandage de la boutique; il faut donc que son mari ne cesse d’en composer: «Courage,» s’écrie-t-elle de temps à autre, «chaque vers c’est une tuile que tu pétris pour achever de couvrir la maison;» et, sans le savoir, toute la famille fait la contre-partie de la recommandation de Voltaire: «Faites des perruques, faites des perruques» en s’écriant en chœur: «Fais des vers, fais des vers.»
Ceci est une esquisse sommaire de sa vie qu’il a développée avec un rare talent dans ses Soubenis (Souvenirs.).
Quatre poèmes principaux ont été composés par l’illustre coiffeur: Lou Chalibari, les Soubenis, l’Aveugle de Castel Cuillé et Françounetto. Son premier poème, le Charivari, publié en 1825, est un poème burlesque, dans le genre du Lutrin, auquel il n’a pas craint de faire quelques emprunts. L’opinion a changé à l’endroit du patois, cette belle langue rustique dont les érudits faisaient fort peu d’estime et à laquelle maintenant, grâce à Jasmin, ils sont tout disposés à faire les yeux doux.
«Non,» a dit un compatriote de Jasmin, «les idées nouvelles, en corrompant la simplicité des antiques traditions, en amoncelant çà et là d’immenses ruines, ne seront point assez puissantes pour détruire cette langue si expressive et si riche, la première que nous ayons bégayée; cette langue qui est celle du peuple; cette langue, que nous savons tous, sans l’avoir apprise et que nous n’oublierons jamais. Non, rien ne prévaudra contre la destinée d’un idiome qui a traversé des siècles, et que rajeunit, en l’illustrant, notre moderne troubadour.» On peut mettre, sans partialité, cette ingénieuse et brillante composition entre la Rapita Sacchia et le Lutrin. Dans mous Soubenis on trouve un admirable alliage de gaîté, de sensibilité et de passion. Une tradition populaire a fourni à Jasmin le sujet de l’Aveugle de Castel Cuillé et il a su l’élever aux proportions d’un poème d’un immense intérêt. «Le poème de Françounetto» dit M. de Lalis, «fruit d’un labeur de deux années, est-il digne des éloges qu’on en fait et de l’admiration qu’il excite? Nous l’avons entendu; et, mettant de côté le prestige de la déclamation chaleureuse et entraînante de Jasmin, il nous a semblé que cette fois il s’était surpassé. Le plan et l’exécution en sont parfaits. Jusqu’à présent on n’était pas d’accord sur le mérite des diverses productions de notre poète gascon: les uns trouvaient que les Soubenis, écrits d’une manière si légère et si facile, portaient en même temps un cachet si particulier de franche gaîté, de modestie, de naïveté et de sentiment que leur auteur n’avait rien fait de mieux; d’autres, au contraire, donnaient la préférence à l’Abuglo de Castel Cuillé. Nous pensions comme les premiers. Aujourd’hui, la supériorité de Françounetto ne sera probablement contestée par personne. Il y a dans cette œuvre des beautés de l’ordre le plus élevé: un intérêt soutenu, pendant quatre chants, une connaissance profonde du cœur humain; des détails gracieux et exacts sur les usages, les croyances et les mœurs des habitants de la campagne; des descriptions délicieuses; et un style, tantôt noble, tantôt familier, souvent pathétique, étincelant de pensées neuves et hardies, toujours élégant, châtié, harmonieux, et constamment approprié aux situations où sont placés les auteurs de cette épopée populaire. Il y a surtout une chanson ravissante dont les paroles et l’air sont empreints d’une couleur locale, qui lui donne un charme inexprimable; elle est tout ensemble pastorale et anacréontique.
»Il faut le dire ici: dans Jasmin tout est original: son génie comme son caractère. Poète-créateur dans l’idiome patois, ainsi que Malherbe et Corneille le furent dans la langue française, un premier bond l’a porté non seulement bien au delà de ses devanciers, mais il a atteint tout d’un coup une pureté que l’on n’acquiert ordinairement qu’à la longue et avec beaucoup de travail. La nature l’a doué d’une imagination féconde dont un tact infini modère les écarts; son esprit est remarquable par les saillies et les traits piquants que lui inspirent les plus petits incidents de la vie. Le goût du beau et du vrai est inné chez lui, son instinct des convenances ne le trompe jamais.—Après cela, observez-le individuellement: celui que distinguent tant de brillantes qualités, celui qui reçoit de toutes parts des hommages continuels et sincères, celui qui est au niveau des premiers poètes de l’époque, celui qui est né pauvre et de parents pauvres, comme il le dit lui-même en vers admirables dans ses Soubenis, le poète, enfin, dont la réputation est déjà colossale n’a pas quitté son premier état, et il n’a garde d’en rougir. Il se fit coiffeur par nécessité et il l’est encore; jadis la boutique était ouverte à quiconque pouvait payer un modique salaire, aujourd’hui c’est encore de même. Il n’est pas sorti de sa position sociale, et certes il l’aurait pu.»
Dès 1835, Jasmin parcourut les principales villes du midi de la France, qui l’avaient invité à venir leur réciter ses vers en séance solennelle. Partout un enthousiasme porté jusqu’au délire! Partout de véritables ovations! Jasmin était dans toutes les bouches, dans tous les esprits, dans tous les cœurs! Jasmin était le poète-roi du midi.
Après la publication de son beau poème Françounetto, il se décida à venir à Paris sur les invitations réitérées qui lui étaient adressées par les plus grandes célébrités. Voici en quels termes il rapporte la soirée qu’il passa chez M. Augustin Thierry, qui avait réuni pour l’entendre l’élite de la plus haute société[O]:
Et, le soir, entraîné dans des salons brillants,
Je me trouvais auprès de grands messieurs,
Chez l’aveugle qui fait des livres si fameux;
Et des nuées de savants et de dames savantes
Attendaient froidement que j’ouvrisse la bouche
Pour toiser mon âme et mes paroles;
Et ce n’est pas à Paris comme aux bords de la Garonne:
Chez moi tout est ami; tout est juge par ici,
Et le nom qui vient y faire baptiser son écrit
Ne gagne qu’un tombeau s’il n’y trouve pas un trône.
Je me trouvais auprès de grands messieurs,
Chez l’aveugle qui fait des livres si fameux;
Et des nuées de savants et de dames savantes
Attendaient froidement que j’ouvrisse la bouche
Pour toiser mon âme et mes paroles;
Et ce n’est pas à Paris comme aux bords de la Garonne:
Chez moi tout est ami; tout est juge par ici,
Et le nom qui vient y faire baptiser son écrit
Ne gagne qu’un tombeau s’il n’y trouve pas un trône.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Je tremblais, je voulais m’en revenir à la campagne;
Mais je voulus me retourner;
Elle était là près de moi qui me tendait la main!
Elle ne m’avait pas quitté. En la voyant riante
Il me semble que la main du bon Dieu me toucha;
Mon cœur n’eut plus peur, ma veine s’alluma;
Mon âme dans mon corps se remua brûlante,
Et je chantai sans crainte, avec un signe de croix;
Et déjà d’applaudir les savants étaient prêts;
Ils devinaient les mots à mes yeux, à mes gestes,
Et ils se laissèrent prendre tous.
. . . . . . . . . . . . . . .
Et je veux partir, madame; une autre fois, si je peux,
Je vous dépeindrai mieux Paris.
En attendant, sans bruit, lestement je m’arrange
Pour m’en retourner vite au pays;
Et quand j’aurai brûlé ces deux cents lieues,
Que je verrai ma Garonne et mes prés et mes haies,
Je vous dirai ce que j’ai dit au dîner des Gascons:
Si Paris me rend fier, Agen me rend heureux.
Les grands poèmes de Jasmin sont aujourd’hui trop connus pour en extraire des fragments avec quelque chance de plaire par la nouveauté. Je citerai donc de préférence deux pièces détachées où l’auteur moins occupé des ressorts de la composition se montre dans toute son ingénuité; où, personnellement en scène, il nous laisse lire dans son âme. La première que voici contient le récit de son voyage à Paris, qu’il adresse à madame Adrien de Vivens, pour remplir la promesse qu’il lui avait faite:
MON VOYAGE A PARIS,
PREMIER MAI 1842.
A Madame Adrien de Vivens.
Le bateau a sonné,
Partons vite sans bruit sur l’onde qui verdoie;
On m’a tellement instigué
A aller voir Paris que j’en brûle d’envie.
Avant que sur ma tête les ans viennent s’entasser,
Il faut voir, au moins une fois, la ville des villes;
Là on ne parle pas gascon,
Mais cela ne m’arrête guère.
Je te quitte, muse; adieu pour tout le mois de mai;
Je t’ai juré amour pour la vie;
Mais l’amour ne perd rien si un moment on se quitte;
Quand on se revoit après on s’aime davantage!
Le bateau a des ailes, nous volons!
Voici Tourneins! Voici Marmande!
Voici Bordeaux, la ville grande,
Au front doré, aux yeux riants,
A la ceinture de bâtiments!
Oh! mais passons, passons Bordeaux l’ensorceleur;
Grandes villes, grands ponts qui vous dressez partout
Aujourd’hui, sur mon chemin, je passe comme l’éclair;
On ne s’arrête pas quand Paris est au bout.
8 MAI.
II
Pourtant on y voit le double; en allumant le vent
On fait de la nuit un autre jour radieux.
Que de monde! quel bruit! voilà demi-semaine
Que la foule m’entraîne où elle court
Et que je me perds chaque jour.
Perdons-nous!—Oui, aussi ma journée se perd;
Et le temps que je voudrais nonchalant
Marche sur un chemin de fer;
Il ne laisse point respirer mon âme;
Et j’en ai besoin cependant: au pays qui m’est cher
J’ai promis à noble dame
De lui peindre ce que je verrai.
Eh bien, ne nous perdons plus! A commencer d’aujourd’hui
Cherchons d’abord la maison où nos rois demeurent.
Je ne vois que palais que des franges décorent;
Les murs semblent d’or; ici, là-bas, de l’autre bord,
L’or éclate partout, l’or grimpe dans les rues
Jusque sur les toitures bleuâtres.
Des rois voici donc le palais!
Mais celui-là est sombre et fait noire figure;
Oh! c’est que celui-là n’a pas besoin d’or sur ses murailles,
Car il a la gloire pour dorure,
Et surtout depuis qu’il logea l’empereur!
C’est ici qu’il prenait son tonnerre allumé,
Quand, sur son cheval blanc, fièrement il allait
Frapper les rois orgueilleux qui nous avaient manqué.
De parler de lui aujourd’hui!.... Si je connaissais quelqu’un
Dans ce bois rempli de monde qui prend l’air,
Ou dans ce jardin où la foule se promène;—
J’ai passé, repassé; je ne connais personne;
Pas un seul Agenais; la foule est presque muette;
Personne ne se touche la main; personne ne se salue.
Sans doute ici il n’y a pas de pauvres;
Tout est dame, tout est monsieur;
Chaque jour est dimanche, et sous ces arbres
Qu’il fait beau près de ces bassins!
Comme mon sang se rafraîchit
A l’ombre de ces charmilles!
Des fontaines, des jets d’eau; que c’est beau!
De l’eau qui tombe en nappes et remonte en lames!
Des géants aux cheveux d’or d’où dégoutte l’argent;
Des statues à l’entour sur des roches assises;
Sur un grand piédestal brillant
Une pierre dressée en colosse pointu,
De grands candélabres d’or à cent branches feuillues;
Devant, à gauche, à droite, la foule par milliers;
O pays de miracle! ô ville de sorciers!
Restons seul au milieu du monde!
Je veux voir où il me conduira;
Perdons-nous encore aujourd’hui;—mais je me suis perdu déjà!
Je ne me reconnais plus;....—qu’est-ce qui s’élève?
Une statue en bronze, un homme tout près du ciel,
Redingote grise, petit chapeau:
C’est notre Empereur! c’est Bonaparte!
Encore lui ici! toujours lui!
Qu’il va bien près du soleil!
Il est là comme s’il était à la tête de son armée;
On dirait qu’il attend la canonnade....
Ne sont-ce pas là de bien belles impressions de voyages; sans fard comme sans enluminure? Comme tout y est vif, leste, naturel et vrai! N’y a-t-il pas aussi de la sublimité dans ces lignes si simples:
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
......Il va bien près du soleil?
La poésie ne consisterait donc pas dans les vers? A ce compte, les plus grands poètes pourraient bien n’avoir écrit qu’en prose.
Jasmin contemplant la grande capitale sous ses aspects les plus imposants vient de nous peindre les idées, les images, les sentiments dont elle a peuplé son imagination et son cœur. C’est comme un panorama mobile où la succession des objets s’embellit des nuances les plus délicates de l’esprit le plus subtil et le plus pénétrant. A ce vaste tableau extérieur nous opposerons un tout petit tableau d’intérieur, capricieusement dessiné à propos de l’envoi de cahiers de papier fin, qu’on lui adressait pour copier Françounetto. Le fait est peu émouvant, il faut l’avouer; mais les poètes n’ont-ils pas un talisman comme les magiciens? Voyons donc ce que devient ce papier fin sous le talisman de Jasmin:
A MONSIEUR FONTÈS.
DIRECTEUR DES CONTRIBUTIONS DIRECTES,
Qui venait de m’envoyer du papier fin pour copier FRANÇONNETTE.
MARS 1840.
Que je n’ai plus qu’à la débarbouiller,
Pour qu’elle soit, en sortant demain,
Sinon jolie, du moins nette;
Vous m’envoyez, vous, Monsieur, pour lui faire sa petite robe,
Papier joli, luisant, choisi de votre main.
Oh! quel plaisir pour moi! le grand joueur de banque
Voit la fortune qui lui rit,
Si une bonne main, noire ou blanche,
Lui effleure un peu les cartes dans ses doigts.
Ainsi, votre papier, je le vois,
Me va porter bonheur cette année;
Que voulez-vous? j’ai plaisir de le croire et je le crois.
Autrefois, quand mon ruisseau pauvrement argentait,
Un de vos papiers m’arrivait timbré;
Oh! que de soucis celui-là chez moi causait!
Plus de vers, plus de chansons aussitôt qu’il était entré;
Il ne me parlait qu’en colère
Et d’un ton de commandement;
Si je faisais le sourd un moment,
Il menaçait du garnisaire;
Je payais donc tout effrayé;
Et je n’avais plus après ni argent ni esprit!
Au sévère monsieur Fontès
Que j’avais tant envoyé au pré des sept deniers,
A celui qui, chez moi, tuait la poésie?
Personne! parce qu’alors je lui étais trop rancuneux;
Parce qu’alors je n’avais pas vu encore
Le poète, l’homme de goût,
Le grand ami des vers gascons,
Dans l’homme si terrible qui était
Le gros major des collecteurs!
Et quand votre papier tout timbré se présente,
Je paie habitude, et je ne vous en veux plus,
Car vous écoutez mes vers, vous achetez tout ce que j’écris.
Vous le savez par cœur; que de plaisirs je vous dois!
Comme nous nous oublions en caquetant tous les deux!
Peigne en main, vers en tête, sortir de ma boutique,
Chaque jour,
A midi.
En vous accommodant sans bruit entre mes mains,
De mon esprit chansonnier
Je vous dis les petites affaires;
Et vous, vous tendez la joue et tout aussi bien m’écoutez.
Souvent votre goût fin critique
Sur ma glane poétique;
Cela m’est égal, je vous donne toujours
Main doucette, légère, et rasoir de velours!
Sur votre front aussitôt se peint une rougeur;
Vous vous levez vif comme l’éclair;
Vous sonnez deux fois; c’est assez;
Votre aimable et belle famille
Vient faire le cercle autour de moi;
Et ma muse se pavane,
Parce qu’elle sait que nulle part elle n’est jugée mieux.
Mais ce qui est plus joli: il y a quarante mois passés,
Un beau matin que j’entrai dans votre belle chambre,
Je vois des milliers de livres alignés,
Et tout dorés et tout luisants.
Un me sauta aux yeux; oh! comme je le reluquais!
C’était le mien; je le vis d’abord.
Mon nom y était gravé en gros et tout en or!
C’est le plus doux, celui qui m’a le plus saisi!
Mon livre est le premier que je regarde quand j’entre;
Pauvre livre! il est paysan, mais il ne ternit rien;
Vous l’avez si bien vêtu! je ne le perds pas de vue;
J’irais le chercher les yeux fermés.
D’être au milieu de messieurs qui ne sont pas gascons;
Mais j’emploie pour lui mon esprit et mon huile,
Parce qu’avant le mois de mai,
Pour qu’il ne reste pas seul, je veux
Lui envoyer vite un petit frère;
Je l’achève; sur son teint je passe la pierre ponce;
Et je compte sur l’honneur de l’y voir à côté;
Car, Monsieur, le papier que vous m’envoyez m’annonce
Que vous aimerez mon cadet autant que mon aîné.
Eh bien, qu’en dites-vous? n’est-il pas sorcier ce Jasmin? Rompons donc avec lui de peur de maléfice et prenons congé de lui en vers patois, pour en finir:
Acòs Pascal! respour Toumas;
—Brabò! bìbo Pascal! crido la foulo entièro.
ÉLISE MOREAU.
A nos ingénieux artisans, à nos poètes incultes vient se joindre ici la jeune fille agreste; gaie comme l’oiseau du bocage, vive et alerte comme la biche de la forêt, simple comme la fleur des champs: Élise Moreau dont les chants poétiques, un jour, salués par les applaudissements de notre grande ville, iront retentir sous les chênes séculaires de Mazières; Mazières, du département des Deux-Sèvres, aux grands bois, aux prés herbeux, et si solitaire qu’il n’est connu que de ceux qui l’habitent. C’est dans cet endroit perdu que s’écoula l’enfance d’Élise, loin de tout enseignement primaire, par l’excellente raison que cet enseignement n’avait pas alors pénétré jusque là. A défaut de maîtres et de leçons, elle lisait dans ce merveilleux livre de la nature qui ne s’ouvre que pour ses adeptes: le chant d’un oiseau, le souffle d’une brise, les parfums d’une fleur, étaient pour elle autant de thèmes vivants pour les modulations de la poésie. Elle avait six ans à peine lorsque sa première pièce de vers lui fut inspirée par la circonstance suivante:
On avait célébré, le 6 janvier, la fête des rois, en famille, en compagnie du curé, du notaire et du médecin. La fève était tombée à Élise. Les convives déclarèrent qu’elle devait, à son tour, payer un gâteau. Son embarras fut grand, car elle ne possédait qu’un très mince capital, destiné, disait-elle, à jeter les fondements de sa bibliothèque.
«Si je faisais une chanson?» se demanda-t-elle. «Maman qui a bien voulu se charger de confectionner le gâteau, l’acceptera peut-être en paiement.»
La chanson fut faite, et chantée, le soir même, aux grands applaudissements de tous les invités. Ce premier succès encouragea l’enfant au point que, à compter de ce moment elle dédaigna tous les amusements de son âge et ne s’occupa plus que de traduire dans un langage cadencé tout ce qui frappait ses regards et sa pensée.
Mais elle comprit bientôt que, pour écrire, il fallait savoir et savoir beaucoup, et que, pauvre enfant, confinée au fond d’un obscur village, elle ne savait rien. Un jour, des voyageurs visitèrent le pays. L’un d’eux causa longtemps avec la petite fille, conseilla aux parents de la mettre, sans tarder en pension, soit à Niort, soit à Parthenay, et laissa à dessein un exemplaire des œuvres de Racine sous un des berceaux de noisetiers du jardin. La lecture de ce modèle de toutes les perfections littéraires ouvrit un monde nouveau à Élise, et fut probablement la cause de cette pureté d’expression qu’on remarque dans ses vers.
Peu après, sa famille quitta Mazières, pour aller habiter Coulonges, autre bourg plus considérable à quatre lieues de Niort. Là vivait un savant médecin, qui, émerveillé du talent précoce de cette enfant, lui ouvrit sa bibliothèque et voulut même faire des démarches pour qu’elle entrât dans la meilleure pension de sa ville. Élise accepta les livres avec une reconnaissance infinie, mais quant à l’invitation d’aller en pension, pouvait-elle l’accepter, elle qui avait passé presque tout son temps, au grand air, à la campagne? Et puis son esprit actif et vagabond comme l’abeille, ne butinerait plus les fleurs des livres, d’après ses caprices et ses instincts elliptiques. Au règne de la fantaisie enivrante succéderait celui de l’ordre et de la méthode: il faudrait tout ranger au cordeau, tout mesurer au compas, suivre, sous peine de réprimande les explications, ou lourdes, ou obscures, ou insuffisantes de maîtres routiniers. Quand on apprenait si bien et tant de belles choses au bord d’un frais ruisseau, coulant en doux murmures, titillant sourdement la paresse de l’esprit et de l’imagination sous l’ombrage parfumé d’un tilleul ou d’un maronnier en fleur; bercée par le gazouillement des mésanges et des chardonnerets, par le roucoulement des tendres ramiers; charmée, à chaque instant par les métamorphoses riantes de légers et brillants nuages se jouant à l’horizon.... Quoi donc! échanger cet admirable spectacle de la nature et ses sublimes émotions contre la cellule d’une classe! Cet échange eût été un trop grand sacrifice; cet échange eût tué toute inspiration; mademoiselle Moreau refusa net.
Ce fut vers cette époque qu’elle composa une touchante élégie sur la mort de mademoiselle Élisa Guizot. Par l’entremise de M. Heim, préfet des Deux-Sèvres, qui avait pour elle une bienveillance paternelle, mademoiselle Moreau envoya cette élégie à M. Guizot, alors ministre de l’instruction publique. Ce dernier répondit à la jeune fille une longue lettre écrite en entier de sa main, et ne borna pas à de vaines paroles ce qu’il appelait sa reconnaissance: il fit parvenir à mademoiselle Moreau un encouragement de 500 francs et, l’engageant à quitter Coulonges pour Paris, il lui assura qu’elle trouverait un ami dans le ministre. Cette promesse, il l’a tenue. Si la jeune fille sans fortune et sans prôneurs a vaincu les difficultés de sa position, c’est au constant appui de M. Guizot qu’elle le doit.
Cependant la renommée d’Élise Moreau grandissait; on ne parlait que d’elle dans son département. Il fut de nouveau question de la mettre en pension. Ses parents crurent bien faire en la faisant entrer dans le pensionnat de mademoiselle Bérat à Niort. Malgré toutes les bontés qu’on eut pour elle dans cette maison, elle ne put y demeurer qu’un mois. Loin de sa mère, loin de la nature, cette âme aimante souffrait trop.
Une dernière épreuve était réservée à la pauvre enfant: on croyait encore à l’initiation obligée de la poésie, qu’on regardait comme l’arcane des arcanes; les poètes de la nature n’existaient pas alors. Il advint donc qu’un professeur de littérature, octogénaire, M. Briquet, se mit en tête que, avant de mourir, il pourrait doter son pays d’un poète féminin. Finis coronat opus, a dit un ancien, et le professeur de littérature avait résolu de clore sa carrière par l’accomplissement de cet excellent adage. Cette résolution passa à l’état d’idée fixe dans le cerveau du bon vieillard et ses instances devinrent si pressantes que mademoiselle Moreau dut partir pour Niort, afin de profiter de ses leçons. Elle descendit, suivant les intentions de M. Briquet, dans la maison de madame Goujon. Au bout de trois mois, le vieillard mourut, et mademoiselle Moreau, en quittant le pensionnat jura qu’elle ne rentrerait jamais dans aucun établissement de ce genre. Des professeurs, consultés par sa famille, dirent qu’il fallait la laisser s’abandonner à toute la liberté de ses inspirations. Revenue à Coulonges, elle sentit qu’il lui restait beaucoup à apprendre encore et se mit au travail avec une ardeur que ne ralentissait même pas la faiblesse de sa santé. Une grande joie vint l’y trouver: à des vers qu’elle avait adressés à M. de Lamartine sur la mort de sa fille elle reçut de l’illustre poète une réponse, aussi en vers, accompagnée d’un exemplaire des Méditations et des Harmonies.
En 1834, le premier congrès scientifique se tint à Poitiers, ville peu distante de Coulonges. Le préfet des Deux-Sèvres, M. Léon Thiessé, protecteur zélé de la jeune fille, engagea ses parents à la conduire au congrès. L’enfant eut un succès complet. Elle improvisa une ode sur les travaux de cette assemblée, qui lui décerna une médaille à l’effigie de Malherbe. Dès ce moment, sa destinée poétique fut fixée. L’année suivante, elle vint à Paris avec sa mère, qui ne l’a jamais quittée depuis. M. Guizot l’accueillit comme un ami et lui donna immédiatement une pension de 400 francs. Cette pension a été depuis augmentée deux fois par M. de Salvandy et le sera sans doute encore.
Mademoiselle Moreau publia, en 1837, la première édition des Rêves d’une jeune fille, qui fut rapidement épuisée. En 1838, son ode sur l’arc de Triomphe de l’Étoile obtint une mention honorable de l’Académie française. Elle fit paraître ensuite un roman intitulé: Une destinée, puis un livre pour la jeunesse, en prose aussi, Les Souvenirs d’un petit enfant. Ce dernier ouvrage a obtenu, en 1841, un encouragement de 800 francs de l’Académie française. L’année suivante, cette même académie a décerné à l’unanimité à mademoiselle Moreau le prix de 1,500 francs de M. de Maillé, de la Tour Landry, destiné au talent poétique qui donne le plus d’espérances.
Les poésies de mademoiselle Moreau forment principalement un recueil d’élégies qui brillent par un remarquable talent de versification; on y trouve de la grâce, de l’harmonie, de l’élégance jointe à l’abondance des images, à l’habileté et au naturel des tours, à une variété de pensées justes, ingénieuses, délicates, exprimées d’une manière ferme et concise. Le talent de ce poète de la nature appartient, selon nous, au genre tempéré; il s’élève rarement vers les grands horizons de la pensée; mais quand élargissant ses cadres, il passera de sujets privés à des sujets d’intérêt général, quand il déploiera enfin ses ailes dans toute leur largeur, il se montrera sans doute sous un jour plus splendide qui le fera paraître plus saisissant, plus profond et plus sympathique.
La pièce suivante qui ne se trouve pas dans les poésies publiées par mademoiselle Moreau, et qu’elle nous a obligeamment communiquée donnera une idée de son talent poétique.
A MADEMOISELLE MARIA DE F....
Le jour de sa première communion.
Maria! qu’en ton cœur, vase d’élection,
Il verse les parfums de cette foi naïve,
La plus belle des fleurs de la sainte Sion.
Courbant les longs rameaux de l’arbre de la croix,
En fasse découler la céleste rosée
Qui nous rend l’innocence une seconde fois.
Les cœurs simples et purs sont aimés du Seigneur;
Saint Jean, ce Fénélon du livre évangélique,
Ce frère de Jésus était simple de cœur.
Qui cache l’Éternel aux regards d’ici bas;
Les Rois-Mages suivaient la lueur d’une étoile,
Sans savoir en quels lieux elle guidait leurs pas...
Où nous voyons l’auteur des mondes et des cieux,
Se donner en pâture aux enfants de la terre,
Et laver nos erreurs dans son sang précieux.
Dont l’herbe est si touffue et l’horizon si beau;
Colorant l’avenir des reflets d’un mirage,
Tu fais les premiers pas dans un sentier nouveau.
Te laisse un souvenir solennel et touchant;
Nul n’aura sa blancheur ni sa paix infinie;
Nul ne sera plus pur de l’aurore au couchant.
De son charme divin ne saurait approcher;
Qu’importent les parfums de la fleur qui se fane
Et la splendeur du lys qu’un souffle fait pencher?
Des plaisirs décevants éloigne-toi toujours;
Enfant! ne bâtis point sur nos tristes rivages
Le nid qui jusqu’au soir abritera tes jours...
Sur de fragiles biens, car tous s’envoleront...
Songe que Dieu n’admet aux saintes récompenses
Que ceux dont la douleur a sillonné le front...
Un ange de vertus, d’indulgente bonté,
Qui, détournant de toi toute boisson amère,
T’a fait le sol de mousse et le ciel argenté.
Avec ce dévoûment, cet entier abandon
Qui survivent aux temps, aux revers, à l’absence,
Et dont les nobles cœurs seuls ont reçu le don...
Ton père, cet ami, cet aimable mentor,
Poète sans orgueil, et savant sans rudesse,
Qui du bonheur des siens fait son plus cher trésor...
Que peu, même au printemps, traversent sans effroi;
L’amour de tes parents, comme une double égide,
S’élèvera toujours entre la vague et toi.
MARIE LAURE.
Pendant que les salons de Paris résonnaient de la voix pure et mélodieuse d’Élise, une autre jeune fille, dans un coin retiré de la Normandie, sentait aussi s’allumer en son cœur la flamme de la poésie en présence d’une nature riante et pittoresque. Sa venue au monde avait été déplorable:
Que, durant tout le jour, je restais immobile,
Et chacun tristement et le bras étendu
Vers moi, disait tout bas: cet enfant est perdu.
Pourtant on me sauva.
Bientôt ses infirmités disparaissent. Habitante d’une petite ville avec sa mère et sa sœur, elle parcourt presque toujours seule les belles campagnes qui l’environnent, et laisse flotter ses pensées sous le souffle des émotions qu’elles lui causent.
Le chagrin la suivit; puis un fatal mystère
Que mon cœur garde en soi comme un dard dans sa chair,
Qui s’envenime, hélas! sur ce qui m’était cher
Vint tomber.—Ce secret courba ma jeune tête,
Épouvanta mon âme et puis me fit poète.
Alors notre vieux toit s’attrista; les soucis
Chassèrent le bonheur sur notre seuil assis,
Nous offrant pour toujours des larmes;—peine amère,
Qui frappa mon aïeul,—et qui brisa ma mère.
Car il n’avait touché que mon âme d’enfant;
Mais, plus tard, il m’offrit sa coupe toute pleine
De fiel, me la fit boire et m’enseigna la haine.
Puis je sentis l’orgueil qui germait dans mon front;
Ce que vaut de douleur la crainte d’un affront,
Je le sus, et, pourtant, mon âme était si pure
Qu’elle eût, par sa candeur, épouvanté l’injure;
Car, étrangère en tout à ce malheur profond,
Je puis sonder sans peur cette âme jusqu’au fond.
Ce secret fatal lui fait prendre, à vingt ans, une résolution virile: elle viendra à Paris, ce rendez-vous universel des douleurs et des infortunes, et, chevalier anonyme, elle se jettera sans peur dans le tournoi sanglant de la renommée pour conquérir la palme qui doit cacher la rougeur du front de Marie Laure.
Elle y vint en effet, il y a quatre ans, seule, sans autre appui qu’une lettre de recommandation, ce roseau vermoulu du malheur. Elle alla se loger dans une petite chambre de la rue de Vaugirard, d’où elle apercevait les marronniers du Luxembourg, qui lui rappelaient les ombrages de ses campagnes. C’est là qu’elle écrivit les dernières pièces de ses Églantines et toutes les nouvelles qui forment la première partie du volume qu’a publié un loyal et consciencieux éditeur.
«Infatigable,» dit-il, «elle se reposait du travail en courant les bureaux de journaux et les éditeurs. Elle parvint à placer comme feuilletons quelques unes de ses nouvelles, qui, malheureusement, n’eurent pas le temps de paraître.—Ses amis avaient déjà réuni pour son volume de poésies plus de 500 souscripteurs. Enfin, au mois de juillet, fatiguée de cette lutte sans trêve, elle alla se retremper dans l’atmosphère calme de la famille. Pendant trois mois, elle vécut avec délices dans ses campagnes tant regrettées, entre sa mère qui l’avait attendue impatiemment et sa sœur qu’elle ne devait plus revoir.»
C’est peut-être pendant cette courte trêve qu’elle publia cette touchante pièce de vers, Un regard en arrière, qui nous fait pénétrer dans l’intimité de sa pensée.
UN REGARD EN ARRIÈRE.
Qui, ne cherchant jamais rien hors d’elle, ne brille,
Fleur, que de son éclat; lys, que de son parfum?
Pourquoi voit-on, hélas! sur mon front pâle et brun,
Le stigmate d’une âme ardente, austère et forte?
Et d’où vient que mon cœur, où l’espérance est morte,
Vibre à tous les sanglots amers ou décevants,
Comme une harpe à tous les vents?
Pourquoi mon front veut-il méditer et produire?
Qui donc a suspendu le vieux luth à mon bras?
Et pourquoi le Dieu grand, qui ne se trompe pas,
Qui suit chacun de nous, le guide et le regarde,
M’a-t-il donné le cœur et la robe du barde,
Des larmes pour apprendre a chanter la douleur,
La pensée au lieu du bonheur?
Mais la lutte qu’elle avait engagée ne pouvait être interrompue plus longtemps: il fallut retourner à Paris. A son arrivée, elle s’occupa de la publication de ses premières poésies: Les Églantines, qui parurent à la fin de décembre 1842. Au plus fort de ses préoccupations littéraires, elle reçut une autre lettre de sa mère, exprimant de vives inquiétudes sur la santé de sa fille aînée. Marie Laure crut que sa mère s’exagérait l’état de sa sœur et chercha à la rassurer dans sa réponse. La pauvre mère, incertaine alors, craignant; d’une part, de troubler Marie Laure au milieu de ses travaux, et, de l’autre, ne sachant pas au juste jusqu’à quel point la santé de sa fille devait l’alarmer, écrivit en termes moins inquiétants. Au commencement de mars, Marie Laure reçut des nouvelles rassurantes sur la santé de sa sœur. Elle se flatta alors que le printemps amènerait une guérison, et l’espérance vint se placer entre ses vœux et ses prières. Mais comme un coup de foudre, la nouvelle de la mort de sa sœur vient la frapper, et, peu de temps après, sa mère entre dans sa petite chambre.
A la vue de sa fille, naguère encore si charmante, de sa fille affreusement pâle et maigrie; de sa fille dont la voix est faible et altérée, dont la taille s’est voûtée, dont la démarche est chancelante et le regard est terne, la pauvre mère est saisie d’effroi, et elle conduit sans retard son enfant chez un médecin célèbre. Ce médecin reconnaît une phtisie pulmonaire mortelle... cependant l’air de la campagne a fait quelquefois des miracles, et il recommande l’air de la campagne.
Marie Laure respira encore l’air pur des champs, auquel elle dut un soulagement momentané; mais son sort était décidé sans retour. Les secours de la religion lui furent administrés. Elle vécut encore quelques jours, plongée dans un assoupissement presque continuel. Dans un moment lucide, où le sourire errait sur ses lèvres pâles, et où elle pensait à Dieu et à sa bonté infinie, sa pauvre mère lui entendit dire très distinctement à voix basse:
«Mon Dieu, je vous demande un million de fois pardon.»
Le lendemain de sa mort, c’était la fête du village, les jeunes, filles, vêtues de blanc, voulurent la porter elles-mêmes jusqu’au cimetière. Elles jetèrent sur sa tombe des milliers de fleurs et l’entourèrent de rosiers blancs.
Voici l’épitaphe qui fut gravée sur la pierre de son tombeau: