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Les poètes du peuple au XIXe siècle

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A vos aimables vers j’étais loin de m’attendre;
Je les relis souvent, car ils sont si flatteurs!
Le piége est bien caché; vous avez su le tendre
Sous un monceau de fleurs.
Sage! n’en croyez rien; je suis bien loin de l’être,
Moi, vil jouet des passions;
Je me trompe souvent, même aujourd’hui peut-être
Je me repais d’illusions.
Oui, la grâce à l’esprit unie
De vos stances fait la beauté;
Vous y brillez par le génie,
Mais non pas par la vérité.

Bien que né sous le chaume, Magu n’a-t-il pas ici le ton de l’homme du monde? Ne trouvons-nous pas dans cette ingénieuse composition la fine plaisanterie, l’élégant badinage, l’exquise politesse du bel esprit? Montrons maintenant le sage revenu de tristes déceptions, appréciant les promesses des hommes à leur juste valeur, et, trop philosophe pour se plaindre, ne condamnant que lui-même. Citons cette pièce remarquable, d’un coloris si frais, d’un sentiment si vrai, d’un tour si vif, d’une expression si nette et si précise:

A MA NAVETTE.

Cours devant moi, ma petite navette;
Passe, passe rapidement;
C’est toi qui nourris le poète;
Aussi t’aime-t-il tendrement.
Confiant dans maintes promesses,
Eh quoi! j’ai pu te négliger;
Va, je te rendrai mes caresses;
Tu ne me verras plus changer.
Il le faut, je suspends ma lyre
A la barre de mon métier;
La raison succède au délire;
Je reviens à toi tout entier.
Quel plaisir l’étude nous donne
Que ne puis-je suivre mes goûts!
Mes livres.... je vous abandonne;
Le temps fuit trop vite avec vous.
Assis sur la tendre verdure,
Quand revient la belle saison,
J’aimerais chanter la nature....
Mais puis-je quitter ma prison?
La nature..., livre sublime!
Le sage y puise le bonheur;
L’âme s’y retrempe et s’anime
En s’élevant vers son auteur.
A l’astre qui fait tout renaître
Il faut que je renonce encor;
Jamais à ma triste fenêtre
N’arrivent ces beaux rayons d’or.
Dans ce réduit tranquille et sombre,
Dans cet humide et froid caveau,
Je me résigne comme une ombre
Qui ne peut quitter son tombeau.
Qui m’y soutient? C’est l’espérance,
C’est Dieu; je crois en sa bonté;
Tout fier de mon indépendance,
Je retrouve encor la gaîté.
Non, je ne maudis pas la vie;
Il peut venir des temps meilleurs;
Quelque peu de philosophie
M’en fait supporter les rigueurs.
Tendre amitié, qui me console,
Ne viens-tu pas me visiter?
Mon cœur séduit par ta parole
A l’espoir ne peut renoncer.
Je me soumets à mon étoile,
Après l’orage le beau temps...
Ces vers, que j’écris sur ma toile,
M’ont délassé quelques instants.
Mais vite reprenons l’ouvrage;
L’heure s’enfuit d’un vol léger;
Allons, j’ai promis d’être sage;
Aux vers il ne faut plus songer.
Cours devant moi, ma petite navette;
Passe, passe rapidement;
C’est toi qui nourris le poète,
Aussi t’aime-t-il tendrement.

Ces citations suffisent sans doute pour caractériser le talent d’un homme qui, devant presque tout à la nature, nous offre dans son heureuse organisation un des plus merveilleux phénomènes de la création. On le voit: il est tour à tour simple, naïf, fin, concis, spontané; il ne cherche pas, il éprouve, et il peint avec les premières couleurs venues; couleurs toujours fraîches et pures. Soumises à l’examen de son jugement, ces vivantes traductions de l’impression ou de la pensée ont l’air si libre, si dégagé, si aisé; elles expriment si bien ses sentiments les plus intimes qu’il n’a rien ou presque rien à retrancher, à modifier. De là ce naturel exquis dont sont empreintes toutes ces poésies; de là cette remarquable sobriété d’épithètes, ce laisser aller entraînant, cette grâce originale, cette piquante bonhomie, cette philosophie bienveillante, qui, trouvant des échos naturels dans notre esprit comme dans notre cœur, nous charment, nous séduisent, nous subjuguent et nous attachent à l’excellent poète par les liens indissolubles des plus aimables sympathies.

Le premier volume des poésies de Magu obtint un prompt et brillant succès. Encouragé par de nombreuses souscriptions, par des marques très prononcées de sympathie données par des hommes de toutes les classes, Magu composa de nouvelles pièces de vers pour former un second volume. Cependant, au moment de livrer ce nouveau recueil à l’impression, Magu éprouvait peut-être des craintes plus vives que lorsqu’il mit le pied pour la première fois sur le seuil de la publicité. Si l’attention publique avait été vivement excitée, à l’apparition de ses premières poésies, n’était-il pas naturel qu’elle éprouvât moins de curiosité pour les secondes? n’avait-il pas à redouter les effets de l’envie éveillée par un premier succès? Trouverait-il dans ses critiques les mêmes dispositions indulgentes, surprises peut-être par la situation exceptionnelle de l’auteur? Puis une foule d’autres questions aussi inquiétantes? Et puis, enfin, ne dit-il pas naïvement dans une de ses pièces intitulée A mes amis, qu’il compte sur le mérite du portrait pour aider à la fortune de son livre? et il n’a qu’un portrait!

Mais voici une anecdote qui eut lieu à propos de ce fameux portrait: les amis de Magu lui persuadèrent d’aller à Paris pour cet objet. Un de ses protecteurs lui donna une lettre pour M. Quinzard, attaché à la maison de M. Lemoine, éditeur de musique, rue de l’Échelle. M. Quinzard devait le présenter à un habile dessinateur, M. Menut Alophe. Magu partit bravement avec une petite somme dans sa poche, se demandant, toutefois, si elle suffirait pour payer le portrait. Ce ne fut pas sans un certain embarras qu’il remit à un commis, pour aller la porter à M. Quinzard, la lettre où on lui donnait la qualification de poète. Cet embarras s’accrut tellement que, sans attendre la venue de M. Quinzard, il sortit précipitamment et se mit à courir sans oser regarder derrière lui.

Ce ne fut, pourtant, que partie remise, et, le lendemain, plus résolu, il se présenta de nouveau chez M. Quinzard. Les premiers mots furent des compliments pleins d’effusion sur les deux pièces A ma Navette et le Livre d’Or, qu’on avait lues dans ses prospectus, et on lui apprit ensuite que M. Alophe se chargeait de faire son portrait gratuitement.

Avec cette bonté délicate des véritables artistes, MM. Quinzard et Alophe, pour ne pas faire perdre de temps au pauvre tisserand, se mirent de suite à l’œuvre, et, le soir même, Magu eut une douzaine d’épreuves de son portrait. Sa joie fut grande: «Je suis,» écrivait-il naïvement à sa femme, «je suis le premier tisserand, je pense, qui se soit encore fait lithographier; on m’approuve d’avoir gardé le modeste tablier et d’avoir voulu paraître ce que je suis effectivement, un pauvre ouvrier.»

Par un coup de la Providence, des prospectus des poésies de Magu tombèrent dans les mains des enfants d’un entrepreneur de terrassements du roi et chargé de l’entretien des Champs-Élysées, du même nom que le poète; ils se souvinrent avoir entendu dire que leur grand-père était né dans les environs de Lizy, et, après des recherches, ayant acquis des preuves de leur parenté avec Magu, ils lui écrivirent une lettre affectueuse et lui envoyèrent une somme de quatre cents francs pour contribuer aux frais d’impression de son livre.

Deux ministres de l’instruction publique lui donnèrent des témoignages de l’estime qu’ils faisaient de son talent poétique: l’un, M. de Salvandy, lui accorda une pension de deux cents francs; l’autre, son successeur, M. Villemain, souscrivit pour cinquante exemplaires de son ouvrage et lui adressa la lettre suivante:

A M. MAGU,

Tisserand à Lizy-sur-Ourcq.

Paris, le 28 janvier 1840.

Je viens de lire, Monsieur, avec un vif intérêt quelques-unes des poésies que vous avez composées dans les courts loisirs de votre vie laborieuse. Votre talent et les sentiments que vous exprimez ne peuvent manquer d’être encouragés par l’estime publique. Je dois, comme ministre du Roi, vous donner une marque de l’intérêt que le gouvernement porte aux lettres. J’ai pris une souscription à cinquante exemplaires de votre recueil, sur le fonds spécial du ministère de l’instruction publique. Les deux cents francs, prix total de cette souscription, seront ordonnancés en votre nom sur le payeur du département de Seine-et-Marne, qui vous donnera avis du jour où vous pourrez vous présenter à la caisse de M. le Receveur particulier de votre arrondissement. Vous pourrez m’adresser, par l’entremise de M. le Sous-Préfet, les cinquante exemplaires de votre ouvrage auxquels j’ai souscrit.

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.

Le Pair de France,
Ministre de l’instruction publique,
Villemain.

Avec le succès vint l’engoûment; le plus grand monde de Paris voulut voir le tisserand de Lizy. Celui-ci y vint en effet, appelé par la reconnaissance et Magu fut, à son insu, le lion du jour: gracieux amis, présentations, compliments flatteurs, grands dîners, concerts, etc., rien n’y manqua, et le bonhomme, avec son tact naturel et son admirable bon sens, ne dit ni ne fit rien qui ne fût d’une parfaite convenance.

Parmi les poètes du peuple qui figurent dans ce recueil, il n’en est aucun, peut-être, qui ait soulevé plus de sympathies que le tisserand de Lizy. Nous pourrions citer un grand nombre de ses patrons, de ses admirateurs, de ses amis, mais leurs noms ont déjà figuré dans la liste de souscription placée en tête de son premier volume de poésies. Nous croyons pourtant ne pas devoir passer sous silence un procédé honorable dont usa envers lui la société d’agriculture, sciences et arts de Meaux. Cette société distribue chaque année, en séance, des médailles rémunératives; elle décida qu’une de ces médailles lui serait décernée. Ce fut pour cette solennité que Magu composa les vers suivants qui furent lus par M. Viellot, président du tribunal civil de Meaux, et président de la Société d’agriculture, aux applaudissements répétés de douze cents personnes, les plus notables par leur position sociale et leurs lumières:

L’école du malheur n’est pas la plus mauvaise;
A force de souffrir on devient patient;
Le pauvre qui gémit bien promptement s’apaise,
S’il voit l’avenir plus riant.
Il est content s’il peut réparer sa chaumière,
Si son travail suffit pour nourrir ses enfants;
S’il s’en voit respecté, s’ils aiment bien leur mère,
S’ils sont soumis et caressants.
Non, ne le plaignez pas; il est heureux, il aime;
Il est aimé de ceux qui sont autour de lui!
Riches du jour, pour vous cet homme est un problème;
Si ses plaisirs sont courts, ils sont exempts d’ennui.
Il n’éprouve jamais ce dégoût de la vie,
Qui germe dans le cœur de l’homme ambitieux;
Et vivre en travaillant, voilà sa seule envie;
Ce qu’il faut pour le rendre heureux.
Et cet homme, c’est moi: de peu je me contente;
Je sais utiliser mes heures de loisirs;
De mon goût favori j’aime à suivre la pente;
L’étude fait tous mes plaisirs.
Quand le printemps renaît, j’aime atteindre la cime
Du côteau dominant ces arbres élevés,
Et, là, jouir en paix du spectacle sublime
De nos champs si bien cultivés.
J’admire ces présents que promet la nature,
Fruits de rudes travaux qu’on doit encourager.
O le premier des arts, ô riche agriculture,
Honneur au souverain qui sait te protéger!
Le travail avec lui porte sa récompense;
L’homme laborieux brave la pauvreté;
Père de la santé comme de l’abondance,
Sans lui point de prospérité.
Fuyons, fuyons ces lieux où la santé s’altère,
Où l’homme s’abrutit espérant s’amuser;
L’ivresse, à ce qu’il croit, adoucit sa misère;
Bientôt la vérité vient le désabuser.
J’ai préféré la lyre à cette affreuse ivresse,
Mère du crime et de tant de regrets;
Son venin destructeur attire la vieillesse;
La poésie a plus d’attraits.
Elle adoucit nos maux, elle élève notre âme
Vers le riant séjour de la divinité;
Le cœur qui se réchauffe aux rayons de sa flamme
Comprend bien mieux sa dignité.
J’ai pensé que celui qui pense peut écrire;
Il le ferait du moins s’il consultait son cœur;
Le mien seul m’inspira quand j’ai saisi ma lyre,
Dans la joie ou dans la douleur.
Mon langage des champs à tous ne pourra plaire;
Que l’indulgence, au moins, encourage ma voix;
Je n’ai cherché jamais à sortir de ma sphère;
De mon instinct je suis les lois.
Aujourd’hui j’en reçois la douce récompense;
Admis dans cette enceinte où siége le savoir,
J’ose m’y présenter, même avec confiance,
Surpris, mais heureux de m’y voir.
Lizy-sur-Ourcq, 7 juin 1840.

Un membre nouvellement admis dans la Société, un riche négociant de la rue des Lombards, à Paris, M. Ménier, propriétaire d’une grande usine dans le département de Seine-et-Marne, assistait à cette séance avec les dispositions les plus bienveillantes pour le poète. Il emporta à Paris le premier volume des œuvres de Magu; peu de jours après, il écrivit pour en avoir cinquante exemplaires, puis cent, et, enfin, ses demandes successives finirent par s’élever à six cents volumes; demandes faites par un généreux citoyen, non pas seulement au poète naïf et spirituel, mais au tisserand assidu, laborieux, à l’excellent époux, au tendre père, au chrétien résigné surtout, qui supporta longtemps, avec une constance muette, les souffrances physiques et la gêne;—à l’homme modéré qui ne demandait, dans ses vers, pour le bonheur de sa famille, que un franc par jour, la maisonnette héréditaire passée en d’autres mains et le petit jardin; demandes faites aussi pour proposer à l’imitation de la classe ouvrière les enseignements précieux offerts par le caractère et les vertus privées de Magu, pauvre tisserand. Le nom de M. Ménier est donc aujourd’hui inséparable de celui de Magu, et les ouvriers éclairés de nos jours savent la différence qui existe entre le fastueux Mécène de cour et le modeste Mécène de l’atelier.

Faut-il dire, après cela, que les craintes de Magu pour la publication de son second volume de poésies étaient toutes chimériques? Tout le monde le sait ou s’en doute. Soyons du moins prophète, à coup sûr, en prédisant le même succès à toutes les poésies futures de cet esprit si fin allié à une si charmante bonhomie. 

 

 

EUGÈNE ORRIT,

Compositeur-typographe.

Philosophie, romans, métaphysique, socialisme, linguistique, poésie descriptive, poésie dramatique, poésie intime; les sujets les plus divers comme les plus opposés furent étudiés avec ardeur par Eugène Orrit, encore si peu connu, malgré quelques tentatives généreuses pour encadrer son nom obscur d’une auréole posthume. Après plusieurs années de travaux précoces et incessants, au lieu d’atteindre ce brillant fantôme de la gloire qu’il poursuivait (Dieu sait avec quelle passion), il se trouva subitement épuisé et sans haleine face à face avec la mort qui, plus juste et plus humaine que la vie, le coucha doucement entre Malfilâtre et Gilbert. Comme eux il ne demanda pas seulement à sa plume le pain du jour, puisqu’il était correcteur typographe; mais de sa vie il avait fait deux parts: l’une, le jour, était consacrée à son état manuel; l’autre, une grande partie de la nuit, était employée aux études de la science, aux rêves de l’imagination, ne laissant qu’une bien faible part au sommeil. Voici en quels termes s’exprimait la pauvre mère d’Orrit en écrivant à un journaliste, peu après la mort de ce jeune talent, qui aurait pu s’élever si haut:

Monsieur,

Je viens de lire dans la Tribune Indépendante votre hymne à la mémoire de nos jeunes et malheureux poètes: veuillez accepter, Monsieur, les œuvres de mon fils, mort, comme eux, à l’âge de vingt-six ans, l’année passée 1843 (le 3 juin), d’une maladie de poitrine. Né de parents malheureux, élevé dans la plus affreuse misère, il sentit, au sortir du berceau, le poids de l’existence; avec une constitution très faible, il s’adonna au travail de l’intelligence, dès ses premières années; à l’âge de cinq ans, il s’apprit de lui-même à lire en très peu de temps, et, de là, toujours appliqué sur les livres, sentant le besoin de sortir de l’état abject où le retenait l’indigence, il s’appliqua à acquérir des connaissances suivant ses goûts. Né d’un père espagnol, il apprit cette langue, en étudia la littérature, s’instruisit ensuite dans la langue anglaise, et parvint à avoir une place de correcteur dans une imprimerie[I]. Il passait les journées à gagner de quoi faire subsister son père, sa mère et un frère, plus jeune que lui de neuf ans; il employait une partie des nuits à s’instruire toujours davantage, à donner un essor à son imagination. Pauvre fils, tant de travail avec une aussi faible organisation! Veuillez, Monsieur, lire ses poésies; son âme s’y peint tout entière; toutes les souffrances exprimées dans ses vers ont été pour lui une réalité; il n’a seulement pas eu le moindre dédommagement; aucun de ses livres n’a été vendu; je les ai tous, ainsi que de nombreux écrits inédits, la plupart inachevés. Aucun écho n’a répété ses plaintes; personne n’a daigné recueillir le fruit de ses veilles: cette compensation lui a été refusée; sa mémoire est tombée dans l’oubli: elle ne vit plus que dans le cœur de sa mère inconsolable et de son frère, objet de sa plus tendre sollicitude. Je suis restée seule avec le dernier de mes enfants; mon mari a succombé le lendemain de la mort de son fils; le même convoi a suffi pour les deux: ils reposent ensemble côte à côte, au cimetière du Mont-Parnasse, où je vais savourer toute l’amertume de mes douleurs. Pardon, Monsieur, si une malheureuse mère vous supplie d’effeuiller quelques fleurs sur la tombe de son fils.

Adieu, Monsieur, mon cœur me dit que je ne vous implore pas en vain.

Veuve Orrit.

27 Mai 1844.

Dès cinq ans, vous l’entendez, cette précoce intelligence s’exerçait avec véhémence, et cette œuvre du travail de l’esprit, poursuivie sans paix ni trève n’a valu à son auteur qu’une funèbre branche de cyprès! vingt ans ont été ainsi consumés par une flamme qui s’attisait d’elle-même tous les jours, et qui, s’élevant au dessus des horizons bornés des hommes vulgaires, emportait la victime dans les régions mortelles de l’infini.—Eh quoi, pour de si prodigieux efforts il n’obtint rien?—Absolument rien; et je vous l’ai déjà dit, à l’honneur de notre siècle.—Mais puisqu’il n’était ni électeur, ni traducteur, ni compilateur, ni archéologue, ni industriel, ni philanthrope.....—Oh! c’est juste; pardon.

Un jour, madame Orrit ayant trouvé son fils plus pensif encore qu’à l’ordinaire (il était dans sa septième année) lui demanda avec douceur la cause de sa taciturnité. «C’est,» répondit l’enfant avec dépit, «que depuis plusieurs jours, j’essaie à faire des vers et que je ne puis y parvenir.» Surprise, mais en mère habituée à toutes les complaisances: «Des vers! mon enfant,» dit madame Orrit, «en effet, j’ai toujours ouï dire que c’était fort difficile à bien faire; je n’en ai jamais fait moi-même; mais, pourtant, si cela pouvait t’être agréable, je tâcherais de t’en réciter quelques-uns.» Et, en femme d’esprit, elle improvisa sur des plaisirs de l’étude une petite pièce de vers charmante qu’elle a bien voulu me réciter et que je regrette de n’avoir pas retenue.

L’enfant remercia sa mère et ne parla plus de vers.

Cependant Eugène lisait et relisait les quelques livres que sa mère lui achetait du fruit de ses privations. Mais ces livres ne suffisaient pas à la soif d’apprendre qui le dévorait, et ils ne répondaient pas, d’ailleurs, au dessein qu’il avait secrètement formé de retirer sa famille des limbes de la plus profonde misère. Il commençait à s’impatienter lorsque sa mère lui annonça qu’elle le mènerait chez un monsieur bien bon et bien savant, qui pourrait le guider dans ses études. Ce guide bienveillant était M. Jacotot, l’auteur de l’enseignement universel.

A la vue du jeune Orrit, dont la physionomie rayonnait de modestie, de candeur et d’intelligence, M. Jacotot se recueillit un moment, puis il lui demanda ce qu’il désirait apprendre. «Tout,» répondit naïvement l’enfant.—«Très bien, répondit en riant l’apôtre de l’enseignement universel, mais d’abord?

—D’abord les langues, répliqua Eugène.»

M. Jacotot prit alors un Télémaque français et anglais, lui adressa quelques paroles obligeantes et convint avec madame Orrit d’un jour de la semaine où son nouveau disciple lui apporterait son travail hebdomadaire.

A chaque visite, M. Jacotot exprimait son admiration: «C’est un enfant fait pour arriver à tout,» s’écriait-il dans son enthousiasme. Malheureusement, un événement imprévu força M. Jacotot à s’éloigner de Paris. Le pauvre Orrit se trouva donc abandonné à lui-même comme auparavant. Outre les quelques leçons de M. Jacotot, il puisa encore quelque instruction aux cours d’anglais du professeur Johnson.

Ses études personnelles firent plus que tous les préceptes de la science. A dix-sept ans il présenta à ses parents un manuscrit assez volumineux; c’était le recueil de ses premières poésies. Sa famille n’avait pas d’argent pour le faire imprimer, mais M. Orrit, le père, que la misère avait contraint, après avoir connu des jours meilleurs, à se faire à quarante ans, apprenti compositeur d’imprimerie, composa la plus grande partie de ces poésies, et son fils entra lui-même comme correcteur chez MM. Fain et Thunot, où travaille encore en la même qualité son jeune frère.

A ne considérer que superficiellement les poèmes d’Orrit, on pourrait croire qu’ils n’ont entre eux aucun lien de parenté; que, productions isolées, ils ont été créés d’éléments différents et qu’ils offrent autant de compositions individuelles. Il n’en est point ainsi: malgré une diversité apparente, l’idée mère de chaque pièce provient d’une source unique, d’un sentiment unique, celui que font naître l’isolement et la solitude.

Dans le recueil qu’il publia en 1841, l’auteur divise ses poésies en trois livres: le premier ayant pour titre principal Idéal; le second, Solitude; le troisième, Sympathie. On trouve déjà dans ce recueil la touche d’un grand peintre, et d’un peintre parfois d’une originalité sublime. Quoi de plus saisissant et de plus profondément senti, même dans Young et dans Bossuet que cette pièce de vers intitulée Pensée de la mort! Comme le poète sait s’emparer de vous tout d’un coup par cette brusque et solennelle entrée en matière!

Il viendra ce moment dont la seule pensée
Fait courir un frisson dans ton âme oppressée;
Il viendra ce moment;
Et tu ne seras plus qu’une dépouille humaine,
Ton regard sera mort, ta lèvre sans haleine,
Ton cœur sans battement.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Hélas! tu ne peux pas, poète, avec la foule,
Oublier en chantant le sable qui s’écoule,
Le vide de la mort;
Et tu te sens pâlir, si la cloche réclame,
Et devant le néant tremble comme une femme,
Quand tu te croyais fort.

Le doute apparaît dans la strophe suivante:

Ce n’est rien, cependant, mais à l’heure suprême,
Ne pouvoir même pas lancer un anathème,
Ou bénir, confiant!
Espace, éternité, grandes mers inconnues!
On appelait le jour, les ombres sont venues;
Il n’est plus d’Orient.

Le doute désolé est suivi de son fidèle compagnon, le désespoir, qui se montre à la fin de la pièce, dans ces strophes fatidiques:

Et l’ange de la mort montant le coursier pâle,
Sans cesse, pour remplir sa mission fatale,
Saisit ses traits puissants;
Et, tombés dans la nuit, encor loin de l’aurore,
Nous nous sentons au cœur la flèche qui dévore
La sève de nos ans.
Sachons mourir alors, cohorte décimée,
Comme stupidement sait mourir une armée,
Hochet d’illustres jeux;
Feuillage desséché de la forêt humaine,
Que le vent des combats à chaque souffle entraîne
Et jette au sol fangeux!

Froids philosophes du XVIIIᵉ siècle et toi sceptique et passionné Byron, n’êtes-vous pour rien dans cette lente décomposition d’une imagination puissante, ballottée en sens contraire par les sophismes de l’incrédulité et les vérités de la foi! Et puis les utopies d’ordre social et gouvernemental trouvaient accès dans cette tête ardente qui voulait tout connaître et tout expliquer. Aussi, quand la journée de l’ouvrier typographe était terminée, avec quelle impétuosité l’âme de l’homme intellectuel, tenue à la cape forcément s’élançait-elle, après avoir levé l’ancre, sur les mers infinies de la pensée! C’est là, peut-être, la clef du titre énigmatique de son livre: Soirs d’orage. Soirs d’orage, en effet, quand, faute de temps, faute d’examen suffisant, mille questions restaient pendantes! Et, pourtant, que d’efforts souvent stériles! que d’hypothèses s’entre-dévorant! que de tristesses et que de larmes! que de contradictions et quelles inconséquences! et, parfois aussi, quelle naïveté enfantine! Aussi, dès son point de départ, dans sa première pièce, Vocation, en présence des maux de la vie dont son âme est saturée, il doute de la bonté de Dieu, et aucun argument ne saurait mieux la lui démontrer que s’il vit assez longtemps pour mettre la dernière main à son œuvre de poésie.

Poésie! Oh! ce nom, c’est l’éternel murmure
Qui me parle au milieu des voix de la nature
A toute heure, en tout lieu;
C’est le rayon du ciel dont un front se colore,
C’est la voix dont l’accent prophétique et sonore
Seul me révèle Dieu!
Seigneur, pardonne-moi si mon âme attristée
De doutes dévorants sans cesse tourmentée,
A méconnu la foi:
Hélas! sans nul soutien, égarée en ce monde,
N’osant se l’avouer, cette âme vagabonde
Ne demandait que toi.
Je t’obéis, mon Dieu! tu m’as montré la voie;
L’abondante moisson de douleur et de joie
Verdit sur mon chemin;
D’autres refuseraient cette récolte amère!
Moi j’ose l’implorer et, dans ma veille austère,
J’attends mon lendemain.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
A celui qui s’égare au fond d’un labyrinthe,
Et, le cœur oppressé d’une éternelle plainte,
Cherche votre sentier,
Montrez un peu de gloire autour de son suaire:
Que la mourante main du pauvre statuaire
Laisse un beau marbre entier!
O mon souverain maître, un temps laissez-moi vivre:
Je ne demande pas qu’un doux poison enivre
L’ennui de ma douleur;
Ce poison de l’encens que mesure au poète
L’insensible ironie, en détournant la tête,
Avec un ris moqueur;
Mais je demande à voir l’image de mon rêve,
A contempler enfin cette œuvre que j’élève,
Œuvre de mon amour,
Palpitante d’une âme en ses flancs recélée,
Mystérieuse aussi comme une Isis voilée
A l’éclat du grand jour!
Ainsi je pourrai croire en ta bonté suprême
Et briser pour jamais la corde du blasphème,
De mes doutes vainqueur;
Et qu’alors je renaisse ou que bientôt j’expire,
Vers toi s’élèvera tout accord de ma lyre,
Toute voix de mon cœur!

Mais plus il avance dans son œuvre et plus il voit reculer devant lui, comme dans une perspective mobile, cette gloire à laquelle il aspirait, et par un retour sur lui-même qui le dépouille des prestiges et des illusions de la terre, il tourne ses dernières pensées vers Dieu; et Dieu, dans sa miséricorde infinie, soulage cette âme en peine en soufflant sur ses doutes et en embaumant de cet hymne suave et mélodieux, l’Église, son pauvre cœur déchiré:

L’ÉGLISE.

Le soleil, du matin, sur l’église en prière
Vient épancher à flots sa limpide lumière;
Les tabernacles d’or et les saints radieux
De reflets jaillissants éblouissent les yeux:
Planant sur leurs autels parfumés, les madones
Semblent pencher plus bas le front sous leurs couronnes,
Pour respirer l’encens des vases pleins de fleurs,
En rêvant à l’aspect des humaines douleurs.
Les vitraux peints d’azur, de topaze et de rose,
Sur les parois brûlants, qu’une eau prudente arrose,
Ont secoué l’éclat des robes de leurs saints,
Suspendus à l’ogive en lumineux essaims;
On dirait, émaillant les dalles diaprées,
Des fleurs du paradis les ombres colorées;
La rose du portail, les grands arcs élancés,
Les chapiteaux romans aux monstres enlacés,
Où l’artiste naïf sculpta, de fantaisie,
Quelque emblème ignoré d’inculte poésie;
Le chœur, le maître-autel, tout de dentelle et d’or,
Les vieux tableaux noircis, l’orgue muet encor,
Les chapelles en fête et leurs saintes images
Qui retracent, auprès de la crèche et des mages,
Le gibet où Jésus bénit en expirant;
Sur leurs socles marbrés les anges adorant!
Tout, aux feux du soleil, s’échauffe et se ranime,
Tout vit prêt à chanter un cantique unanime,
Tout semble, avec la foi des harpes de Sion,
Soupirer la prière et l’adoration.

CHŒUR DANS LE TEMPLE.

Chantons, ô fils de la poussière,
Chantons l’hymne de notre amour;
Offrons l’encens de la prière:
Voici resplendir la lumière
Qui chasse l’ombre du faux jour!
O débile et mourante flamme,
Qui devait brûler sur l’autel,
Une seule voix te réclame;
Mais cette voix réveille l’âme;
Cette voix lui prédit le ciel.
Viens à nous et quitte ce monde,
Où devaient s’égarer tes pas;
Etoile, dans ta nuit profonde,
A travers le brouillard immonde,
Etoile, ne nous vois-tu pas?
Ton front est superbe, ô poète;
Tu t’adores, risible Dieu!
L’orgueil a couronné ta tête;
Tu prends la robe de prophète,
Et rêves ta place au saint lieu!
Hélas! trop faible créature,
Rougis au penser de tes jours,
Jetés aux flots d’une onde impure:
Rallume en ta jeune nature
Le foyer des nobles amours!
Enfant, respire l’espérance,
La fleur au parfum le plus doux!
L’âme doit voir sa délivrance:
Même aux plus longs jours de souffrance,
Ne chante jamais qu’à genoux!
Les pleurs, l’extatique délire,
Dont sourit un monde moqueur,
Les secrets où seul tu peux lire,
Tout ce qui fait vibrer la lyre,
Tout ce qui fait battre le cœur.
N’est-ce pas la moisson sacrée?
N’est-ce pas l’éternel trésor?
Réponds, réponds, âme inspirée;
Pourquoi te verser, égarée,
Du poison dans ta coupe d’or?
Chantons, ô fils de la poussière,
Chantons l’hymne de notre amour;
Offrons l’encens de la prière;
Voici resplendir la lumière
Qui chasse l’ombre d’un faux jour!

Mais quand, dégagé des mille entraves qui embarrassent son essor, cet esprit rêveur, oubliant le monde physique, s’égare dans les régions inconnues de la fantaisie, il empreint ses tableaux de couleurs étranges et saisissantes; il invente un langage sombre, mystérieux, qui glisse dans vos veines le frisson de la crainte; il promène l’imagination et le cœur dans un labyrinthe de sentiments et de passions fermé au genre humain, et nous, fascinés, saisis d’une curiosité immense, nous le suivons dans les sinuosités inextricables de ses créations inspirées, espérant, peut-être, entrevoir à travers les éclairs magiques de son génie l’énigme des choses d’ici-bas.

Le fragment suivant nous initiera à ce genre de poésie:

. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .

UN SYLPHE.

Voyez!

PREMIÈRE ONDINE.

Elle est coiffée
De tristes fleurs!

LE SYLPHE.

De fleurs de mort.

UN AUTRE SYLPHE abordant la fée.

Charmante fée,
Qu’attends-tu loin de nous?

LA FÉE.

Ce que tu n’attends pas.

LE SYLPHE.

Que désignent ces fleurs? réponds-nous

LA FÉE.

Le trépas
De ceux que j’aime.—Allez, fuyez, esprits frivoles.

PREMIER SYLPHE.

Que se passe-t-il donc?

LA FÉE.

Taisez-vous.

PREMIER SYLPHE.

Ces paroles
Sont étranges.

DEUXIÈME SYLPHE.

Je tremble et n’ose plus...

PREMIÈRE ONDINE.

Poltrons!

LES ONDINES s’enfuyant.

Adieu, pauvres amis!

LES SYLPHES les poursuivant.

Oh! nous nous vengerons.

(La fée reste seule et paraît écouter attentivement. Après une assez longue pause, on entend dans un très grand éloignement sonner une cloche.)

LA FÉE.

La cloche tinte, l’air bourdonne,
Et, joyeux, le serf abandonne,
Au signal bénit qui l’ordonne,
La tâche reprise au matin.
Déjà de la cloche argentine
La voix claire, lente, enfantine,
S’endort sous la verte courtine
Du feuillage obscur et lointain...

(L’angelus cesse de se faire entendre. Une voix s’élève alors sous les arbres, et, quand elle a fini, une voix s’élève dans une direction opposée.)

PREMIÈRE VOIX.

Je viens, douce fée,
Au timide vol;
De pleurs étouffée
Et rasant le sol,
Comme un oiseau frêle
Se traîne sur l’aile,
Poussant un cri grêle
Et tendant le col.

DEUXIÈME VOIX.

J’aime le feuillage
Qui danse et bruit,
Le clair babillage
Du ruisseau qui fuit;
Et je viens dans l’ombre,
Triste comme une ombre,
Faire un charme sombre,
Effroi de la nuit.

(Entrent deux fées.)

DEUXIÈME FÉE.

Me voici!

TROISIÈME FÉE.

Me voici!

PREMIÈRE FÉE.

Soyez les bienvenues.
Que vous ont dit les vents, les étoiles, les nues?

DEUXIÈME FÉE.

Tout astre est menaçant.

TROISIÈME FÉE.

Tout présage est fatal.
La lune apparaissant au ciel oriental,
Sous le nuage épais dont elle s’est voilée,
Semble une reine en deuil, épouse désolée,
Seule, errante et muette en son royal manoir,
Aux dômes assombris tendus de crêpe noir.

DEUXIÈME FÉE.

J’ai vu nos ennemis riant sous le feuillage;
Ils semblaient de quelqu’un épier le passage;
Ils disaient: Attendons, bientôt ils vont venir,
Et, par nos soins, bientôt ils vont se réunir.
Ils riaient de plus belle, et je fuyais tremblante;
Mais j’entendais l’éclat de leur voix insolente.

TROISIÈME FÉE.

Moi j’ai, sans m’arrêter, précipité mon vol.
Je n’ai pas écouté le chant du rossignol,
Qui, plus doux que jamais, s’élevait sous l’ombrage;
J’ai passé le torrent, grondant comme un orage;
Les sylphes m’appelaient et je fuyais toujours;
Les sylphides, quittant leurs odorants séjours,
Dans l’air se répandaient comme un parfum de rose;
En un cercle amoureux je me voyais enclose;
Mais toujours je fuyais, car j’entendais Néla
Qui pleurait sous le chêne, et prompte me voilà!

PREMIÈRE FÉE.

O bonne sœur, merci! mais vite, le temps passe,
Et du jour expirant le sourire s’efface.
Hâtons-nous, hâtons-nous! vous savez mon désir;
Sachons mettre à profit cet instant de loisir.
Tout menace; exerçons notre agile puissance,
Car, si nous ne pouvons détruire l’influence
Des démons de la nuit, mes sœurs, nous savons bien
Du mal semé par eux nous faire un peu de bien.

LES TROIS FÉES se tenant par la main.

Le cercle magique
Sur l’herbe reluit;
Lueur fantastique
Brille dans la nuit.
Chant cabalistique
Murmure sans bruit
L’appel fatidique;
Son fatal que suit
L’esprit prophétique.
Vite, l’heure fuit.

(Une flamme s’élève tout à coup sous le chêne; les fées y jettent chacune quelques herbes qu’elle consume lentement. Les fées tournent autour dans le cercle magique, en murmurant très bas des mots que couvrent entièrement le frémissement toujours croissant des arbres et le chant des sylphes dans le lointain.)

LES SYLPHES.

Le vent s’élève.
Comme un rêve,
Sur les gazons,
Sur les sables,
Insaisissables,
Nous passons.
Formons la ronde
Dans un éclair;
Tournons sur l’onde
La plus profonde;
Tournons dans l’air!
Le vent s’élève.
Comme un rêve,
Sur les gazons,
Sur les sables,
Insaisissables,
Nous passons.

(Le chant s’est rapproché. Les sylphes dansent en formant un grand rond autour du chêne, mais sans trop s’approcher du cercle. Les fées forment un groupe immobile, et paraissent absorbées par l’attention qu’elles apportent à leur charme. Les sylphes cessent leur danse et s’éparpillent çà et là, mais toujours épiant les fées.)

CHOEUR DES SYLPHES, à demi-voix.

Frères, cessons, cessons la danse;
Il faut, ce soir, de la prudence!

D’AUTRES SYLPHES.

Tout est triste, mon cœur aussi.
Frères, que faisons-nous ici?

UN SYLPHE, avec crainte.

Ah! voyex, la lune se voile.
Plus un rayon, plus une étoile!

QUELQUES SYLPHES.

Voyez! de ces naissantes fleurs
Déjà se fanent les couleurs!

(Pause.)

UN SYLPHE.

Rose pâle
Dont le dernier soupir
S’exhale,
Tu vas mourir!
Soumise,
Tu penches tristement
Ton front dépouillé lentement.
Sens-tu la brise
Accourir?
Rose, tu vas mourir!

CHOEUR DES ONDINES, dans les roseaux.

Sylphes chéris, laissez les fées.
De sombres guirlandes coiffées,
Voyez-les pleurer et pâlir.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Des fleurs couvrent nos lits de mousse.
Notre haleine aux rives si douces,
C’est la fraîche vapeur des eaux:
Nos soupirs en sont le murmure,
Qui répond, dans la nuit obscure,
Aux frémissements des roseaux.

LES FÉES, tressaillant.

Silence, silence, silence!
Esprits des airs, esprits des eaux,
Fermez l’aile, endormez les flots
Sous une magique influence.
Silence, silence, silence,
Esprits des airs, esprits des eaux!

PREMIÈRE FÉE.

Silence!.... Sur la nue, où fermente l’orage,
La lune s’élevant du brouillard se dégage;
Le vent siffle plaintif et froisse le feuillage,
L’onde gonfle ses flots écumant de fureur;
La terre tremble; l’air et les cieux s’obscurcissent;
Des chênes et des pins les branchages frémissent;
Des esprits malfaisants les appels retentissent;
Les éléments émus tressaillent de terreur.

CHŒUR DES FÉES.

Silence, silence,
Doux enfants des airs,
Car l’heure s’avance;
L’esprit de vengeance
Surgit des enfers!

PREMIÈRE FÉE.

Là bas, là bas! voyez!—Les infâmes sorcières,
Sans horreur des chrétiens osant fouiller les bières,
Sous leurs doigts décharnés réduisent en poussières
Des ossements blanchis et d’horribles lambeaux.
Écoutez, écoutez! j’entends leur chant barbare,
Les reptiles impurs, dans la fangeuse mare,
Coassent effrayés; le charme se prépare:
La chaudière a reçu les débris des tombeaux.

CHŒUR DES FÉES.

Silence, silence,
Doux enfants des airs,
Car l’heure s’avance;
L’esprit de vengeance
Surgit des enfers.

SYLPHES ET ONDINES.

Ah! fuyons, fuyons vite,
Fuyons loin de ce lieu!
Le vallon nous invite;
Ondines, sylphes, vite,
Vite, fuyons!—Adieu!

VOIX ÉPARSES ET DÉJÀ ÉLOIGNÉES.

Adieu!
Adieu!
Adieu!

PREMIÈRE FÉE, après un long silence.

Le ruisseau bouillonnant sous les bras des ondines,
Plus rapide s’enfuit,
Et l’écho faiblissant de leurs voix argentines,
A peine encore bruït;
Et dans l’air fraîchissant sous tant d’ailes errantes
Qui viennent l’agiter,
Pleines de sourds frissons, les feuilles susurrantes
Ont peur de palpiter....

(Une pause.)

Tout est calme, tout tombe en une paix profonde...
O silence des bois,
Craignant de te troubler et de réveiller l’onde,
Je veux taire ma voix.

(Longue pause.)

Mais, bien que comprimant ma sourde et longue plainte,
Je l’étouffe en mon sein;
Toujours glace mes sens l’épouvantable crainte
Qui parle d’assassin!

(Une rafale s’élève; un soudain frémissement secoue tous les arbres de la forêt: le temps se trouble et change.)

DEUXIÈME FÉE.

L’heure! voici l’heure!
N’entendez-vous pas
La forêt qui pleure
A ce bruit de pas?
Effrayant mystère!
Sentez-vous la terre
Frémir et trembler,
Et du chêne austère
Le tronc s’ébranler?
Tout se tait; silence!
La lune a pâli;
Sur son front s’avance
Un funèbre pli,
Où l’astre s’engage
Sous le noir nuage
Presque enseveli.
Elle éclaire à peine
Mont, forêt et plaine
De ternes lueurs;
Dans sa marche lente
Son disque s’augmente
De vagues rougeurs....
La feuille jaunie
Vole en tourbillon;
Sur la fleur ternie
Meurt le papillon;
Soudain quel silence!
Voilà qu’il s’élance
De l’horizon noir
L’orage en furie,
Qui s’acharne et crie
Contre le manoir.
Le vent se déchaîne,
Courbe le grand chêne,
Tord, dépouille, abat
La débile plante
Qui, sous la tourmente,
En vain se débat,
Et traîne, brisée,
Sur le sol poudreux
Sa fleur irisée,
Pleine de rosée....
Tourbillon affreux!
Des oiseaux nocturnes,
Au jour taciturnes,
Entendez les cris;
Aux troncs ils s’attachent,
Se battent, s’arrachent
D’informes débris.
Le tourbillon roule:
Comme un mont qui croule,
La vaste forêt
Penche tout entière
Sa verdure altière,
Dont, sous la poussière,
L’éclat disparaît;
Elle se relève;
Mais le vent, sans trève,
Frappe à coups pressés
Les cimes géantes
D’effroi mugissantes;
Les pins fracassés,
Race chevelue,
Dressant dans la nue
Leurs vieux troncs blessés,
Luttent inflexibles,
Secouant, terribles,
Leurs bras hérissés.

(La flamme s’éteint.)

PREMIÈRE FÉE.

O mortelle atteinte,
La flamme est éteinte!

LES TROIS FÉES.

Malheur! malheur! malheur!
La mort glace mon cœur.
Un tel charme inutile!
Sois à jamais stérile,
O terre de douleur!
Malheur! malheur! malheur!

PREMIÈRE FÉE, écoutant à droite.

Silence et mystère!
Silence et mystère!
On vient! oui, j’entends
D’un pied solitaire
Effleurant la terre
Les pas hésitants.

DEUXIÈME FÉE, écoutant à gauche.

Loin, bien plus loin sous la ramée,
J’entends, j’entends aussi des pas.
O mes sœurs, ne sentez-vous pas
Monter de la terre alarmée,
Monter une odeur de trépas?

TROISIÈME FÉE, regardant du haut du chêne.

Moi, du haut de mon chêne,
Dans la plage lointaine,
Je suis un voyageur:
Sur son jeune front pâle
Je vois l’ombre fatale
De la main du Seigneur.

DEUXIÈME FÉE.

Tous trois viennent!—Là-bas la cloche se balance,
Troublant du vieux château la profonde torpeur,
Et, fantôme hagard, fuyant dans le silence,
Sur mon sein haletant vole l’horrible peur.

TROISIÈME FÉE, debout sous le chêne.

O toi, sourde, ce soir, aux paroles des fées,
Sois maudite à jamais, terre infâme! Etouffées
Tes plantes vont mourir tordant de désespoir
Leur tige dépouillée, et, désormais, le soir,
En flairant l’air qui passe, ô poussière sanglante,
Loin de toi s’enfuira le cerf plein d’épouvante!

PREMIÈRE FÉE.

Répandons-nous dans la nuit,
Comme une brume légère,
Et glissons sur la fougère,
Impalpables et sans bruit.
Qu’importe l’heure sonnée?
Pour l’avenir incertain
L’œuvre n’est pas terminée,
Et notre œuvre est le destin.
Que chaque fée assidue
Se mette à sa tâche ardue!
Mes sœurs, il nous faut veiller:
Temps viendra pour sommeiller.

CHŒUR DES FÉES.

Sans éveiller la fougère,
Invisibles et sans bruit,
Comme une brume légère,
Épandons-nous dans la nuit.

(Les fées disparaissent. L’orage continue. Le ciel est sombre, menaçant, croisé d’éclairs livides. Le vent siffle avec violence dans les profondeurs de la forêt.)

Il nous reste à montrer comme socialiste ce poète infortuné, méconnu de son vivant, qui, dans ses veilles et ses travaux surhumains, tua son âme mille fois, avant de mourir, et dont la mémoire, à part quelques éloges tronqués, n’a été rappelée que pour l’insulte et le mépris.

CONSEILS AUX PROLÉTAIRES.

Hommes du peuple, gardez-vous de ceux qui viennent vous trouver avec de belles paroles sur les lèvres en nourrissant le mensonge au fond de leur cœur; gardez-vous de ceux qui prodiguent les promesses pour vous attirer dans un abîme. Surtout n’écoutez jamais les apologistes du pillage et du sang. Hommes, mes frères, je sais combien vos misères vous rendraient faciles à abuser; méfiez-vous des hâbleurs politiques et du clinquant misérable de leurs paroles; méfiez-vous des théoriciens sans portée, dont les plans heureusement irréalisables ne s’appuient sur aucune base scientifique, sur aucune connaissance de la nature humaine.

Cependant gardez-vous aussi de condamner tout à fait avant d’avoir entendu. Il n’y a point de parti où il ne se trouve des idées justes à recueillir, point de théorie sociale où tout soit absolument méprisable ou illusoire. Mais gardez votre indépendance intellectuelle, jusqu’à ce que les doutes d’une grande partie d’entre vous venant à s’éclaircir, vous puissiez réunir vos convictions éparses en une religion commune. Alors, seulement alors, vous pourrez juger ce qu’il conviendra de faire, et l’esprit de Dieu descendra parmi vous.

Entretenez avec soin dans votre âme la défiance de vous-même; songez à travailler pour vos enfants et non pour vous. Car, nous ne le dissimulons pas, la lutte sera longue et rude à soutenir. Et, lorsque je me sers de ce mot de lutte, ne pensez pas que je veuille parler de la lutte avec le feu et le fer, de la lutte à main armée. Non, pour celle-ci vous seriez prêts à l’entreprendre, et l’on sait que vous ne reculeriez pas devant la mort; on ne vous a pas fait la vie assez belle pour cela.

Mais il est une autre guerre que celle où l’on vole avec le mousquet et le sabre pour donner le trépas ou le recevoir; il est une autre lutte bien plus lassante, bien plus terrible à affronter. C’est un combat de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes; où l’on ne verse pas son sang, mais où l’âme s’épuise goutte à goutte; où ceux qui meurent sont oubliés; où ceux qui vivent sont honnis et bafoués; lutte de la patience contre le dédain, de la foi contre la raillerie, de l’esprit d’amour contre l’esprit d’égoïsme, de l’avenir contre le présent; lutte qui est à peine commencée et qui comptera de nombreux martyrs; lutte dont l’heure sonne au cadran du siècle: frères, vous sentirez-vous le courage de l’entreprendre? Écoutez-moi:

Quand vous serez fixés sur votre choix, soit que, parmi les bannières de toutes couleurs qui flottent dans l’arène, vous en adoptiez une, soit que vous en formiez une nouvelle, et que, vous ralliant à l’entour, vous aurez dit: C’est celle-là que nous voulons élever et défendre, alors les temps de la longue épreuve commenceront; alors vous verrez se dresser en foule pour barrer votre marche et les terreurs des gouvernants et les appréhensions des riches, et les précautions des hommes de parti, et les tenaces préjugés de la routine. Alors il vous faudra redoubler d’énergie et de persévérance; alors il faudra vous préparer à patienter longtemps, avant d’atteindre le but de vos efforts.....

 

 

 

 

HIPPOLYTE TAMPUCCI,

Ex-garçon de classe au collége Charlemagne, à Paris.

Hippolyte Tampucci naquit à Paris, au collége Charlemagne, où son père était préparateur du cours de physique et de chimie. Dans ce séjour des sciences et des lettres, il devait sentir se développer rapidement le vague instinct de poésie, qui le poussait à faire des vers, quand il ne savait encore ni le rhythme ni les lois de la versification. Ses dispositions précoces n’échappèrent point à l’œil exercé des chefs de cet établissement et lui concilièrent la bienveillance du proviseur, qui n’eût pas mieux demandé que d’admettre parmi les élèves de son collége un jeune homme dont la vive émulation eût été un si noble exemple. Mais le père d’Hippolyte, soit pressentiment, soit prévision, se refusa constamment à le faire profiter de cette précieuse faveur. Ainsi, les fruits de la science étaient tous les jours à sa portée, et, nouveau Tantale, il ne pouvait les toucher.

Cependant Tampucci arrivait à l’âge où il est nécessaire de faire choix d’un état pour s’assurer une existence. Son père, qui semblait être en guerre ouverte avec la poésie, ou plutôt dont la sollicitude inquiète voulait retenir son fils dans sa sphère, lui ménageait une dure épreuve: il lui présenta un jour tous les outils qui constituent l’état de cordonnier, lui déclarant, comme jadis on l’avait fait de l’autre côté de la Manche, au poète de la nature, Richard Savage, que c’était là la profession manuelle qu’il devait exercer. Le jeune Tampucci brisa ses outils, déclarant à son père qu’il avait une insurmontable aversion pour l’alène et le tranchet; bref, celui-ci fut convaincu et annonça au rebelle qu’il serait garçon de classe dans le collége. Plus tard, quand le jeune homme fut suffisamment initié à la hiérarchie sociale, il ne vit dans cette nouvelle profession qu’un nouveau sujet de dépit et de lamentation; mais, dans ce moment où il venait d’échapper à une existence maussade, qui l’aurait tenu, à poste fixe, quinze heures et plus, cloué sur une chaise, la place de garçon de classe au collége se présenta à son esprit comme une occupation des plus gracieuses. D’ailleurs, il avait été élevé dans la maison; il s’était mêlé aux jeux des élèves; et puis il aurait des loisirs: il pourrait donc se livrer à son goût pour l’étude. Ce fut, en effet, dans cette humble condition que le jeune Tampucci lut les meilleurs écrivains de la langue française, médita les principes de la grammaire et parvint à acquérir les éléments des belles-lettres. Mais la mort de son père vint interrompre ses études préliminaires: il fut appelé à le remplacer dans la préparation du cours de physique. Peu de temps après, il lui fallut reprendre le balai et le torchon. Ce fut pour lui un véritable crève-cœur, car il comprit alors qu’il se trouvait placé à l’un des derniers échelons de l’échelle sociale. Il exhala imphilosophiquement sa douleur en plaintes amères. J’aime mieux, dans l’antiquité, Homère mendiant en chantant; Ésope brodant ses misères d’immortels apologues; et, de nos jours, Magu, enfoui dans une cave, adressant ses charmantes stances à une abeille; Lebreton, impassible, couvant des vers stoïques au milieu des tumultes de l’atelier. Juillet 1850 arriva, et la France, dont il brisa, comme chacun sait, les chaînes, les vieilles chaînes; la France, régénérée par la liberté, par l’égalité; cette France, dont Tampucci avait entrevu et chanté à l’avance l’affranchissement; pour laquelle même il avait combattu; cette France nouvelle, enfin, refusa au poète et au combattant une modeste place dans l’un des bureaux des nouveaux ministères. Sous le despotique pouvoir du tyran Charles X il eût peut-être mieux réussi; mais ce jeune homme s’était épris, comme beaucoup, des grands mots, sans les définir rigoureusement. Qu’aurait pu demander à un tyran un ami quand même de la liberté?

C’est vers cette époque mémorable que Tampucci publia un recueil de poésies écrites sous des influences diverses. Il en fit paraître une seconde édition, augmentée de plusieurs pièces inédites. L’auteur avoue lui-même qu’elles n’ont pas été assez travaillées et ne les livre que comme des ébauches imparfaites. C’est peut-être trop de modestie. Bien qu’on puisse leur reprocher des négligences, des incorrections, et quelques autres défauts d’un ordre très secondaire, leur ton général est vrai et décèle le poète. On peut se former une idée de la manière de M. Tampucci en lisant les fragments suivants:

Oh! qui ne l’a jamais fait ce sublime rêve
Qui commence ici-bas et dans les cieux s’achève:
Etre républicain! ne voir autour de soi
Que des frères! jamais, en coudoyant un roi,
Ne salir en passant sa robe plébéienne!
Nourrissant des vertus son âme citoyenne,
Marcher, le front levé, l’abaissant nulle part
Que devant la loi sainte ou celui d’un vieillard,
Qui, de cheveux blanchis couronné, vous rappelle
Votre père endormi dans la nuit éternelle!
Repoussant loin de soi tout éclat faux et vain,
N’estimer que l’honneur et les talents; enfin,
N’adorer dans son cœur qu’une idole chérie,
La liberté! n’avoir qu’un amour, la patrie!
Folles illusions! cherchez! fouillez encor
Dans les âmes; hélas! vous y verrez que l’or,
Un titre, des honneurs, en maîtres tyranniques
Veut changer ces tribuns de vaines républiques.
Eh! qu’importe le nom: roi, consul, empereur,
Si les peuples trompés doivent avec horreur
Lisant leurs noms inscrits aux fastes de l’histoire
De ces traîtres un jour exécrer la mémoire!
Ah! déchirez, enfin, ce lugubre bandeau,
Qui cache à vos regards l’horizon pur et beau,
Peuples! Eh quoi! rongés de guerres intestines,
Ne voulez-vous toujours qu’adorer des ruines?
Voulez-vous renverser l’arbre de liberté,
Que sur vos frères morts vous avez replanté?
Déplorables débats! la terre est encor molle,
Qui couvre les débris des campagnes d’Arcole;
Le sol mal affermi tremble encor sous vos pas;
Et vous, qui n’écoutez, du milieu des combats,
Que l’instinct du courage, alors que la tempête
A cessé de gronder autour de votre tête,
Perdant le souvenir de ceux qui ne sont plus,
Dans vos choix inquiets, flottants, irrésolus,
Implorant la licence ou subissant l’outrage,
Jouets infortunés d’un honteux batelage,
Il vous faut une idole où ployer les genoux,
Vous, hommes, vous courbez la tête? Levez-vous!
Écoutez cette voix puissante qui vous crie:
«S’appuyant sur les fils des arts, de l’industrie,
»Le front calme et serein, la sainte humanité
»Vers un mâle avenir marche avec majesté.
»Courage! aplanissez la route triomphale
»Qu’elle doit parcourir! que partout l’air exhale
»Des parfums sur ses pas! Pour qu’elle règne un jour,
»Peuples, vous possédez tout ce qu’il faut: l’amour!
»Viennent de si beaux jours! que l’égoïsme infâme
»A leur pure clarté vomisse enfin son âme!
»Vous que son souffle infect n’a pas encore flétri
»Ouvrez vos cœurs! versez sur le pauvre meurtri
»De blessures les dons que le hasard prospère
»Répand sur vos destins! Dieu de tous est le père:
»Glorifiez-le donc, en tendant votre main
»A ces masses sans nom que consume la faim.
»Du travail, des trésors pour elles! votre vie
»Leur appartient. Allons! que votre voix convie
»Au banquet fraternel et saint des Travailleurs
»Les peuples, par vos soins rendus forts et meilleurs!»

Nous nous associons à cet avenir social, qui nous apparaît à nous, éclairé déjà par une étoile lointaine.

 

 

 

 

THÉODORE LEBRETON,

Ouvrier imprimeur en indiennes, à Rouen.

Fils d’un journalier et d’une blanchisseuse, qui gagnaient difficilement leur vie, à la sueur de leur front, Lebreton fut élevé à l’école de la misère: sa constitution grêle et maladive le rendait peu propre au travail du corps. Mais la nécessité, cette irrésistible puissance, ne le jeta pas moins, à sept ans, dans une fabrique d’indiennes de la rue Duguay-Trouin, à Rouen, en qualité de tireur, c’est à dire qu’il était occupé quatorze heures par jour à étendre de la couleur sur les chassis, dans cette fabrique invariablement chauffée à vingt-cinq degrés, quelle que fût la température extérieure.

Théodore Lebreton était, sans doute, un des plus ignorants des jeunes ouvriers de la fabrique; il épelait médiocrement, grâce à la sollicitude de son père, qui, s’étant contenté de ce pauvre savoir, croyait fermement que son fils s’en contenterait aussi.

Mais, comme la plupart des êtres souffrants, le petit Théodore demanda des consolations à Dieu. A force d’étude assidue, s’étant appris tout seul à lire couramment, il obtint la faveur d’entrer enfant de chœur à Saint-Vincent. Il remporta le prix de catéchisme, et ce prix était la Bible. La joie de Théodore fut extrême: il lut et relut ce livre admirable: ce fut pour lui comme un soleil intellectuel, qui donnait à son âme, à son cœur, à son esprit, une efflorescence spontanée. C’est là qu’il puisa sa haute raison, sa résignation touchante, sa sensibilité profonde. C’est ce livre divin qui lui fit cette touche à la fois noble et simple, tendre et fière, qui engendre une sympathie universelle en s’attaquant aux côtés les plus vulnérables de l’humanité.

Cependant cette jeune et délicate intelligence souffrait de l’atmosphère lourde et délétère des ateliers; il lui fallait plus d’air, plus d’espace, et, surtout, une correspondance d’idées et de sentiments plus en conformité avec les siens pour se rasséréner, pour se vivifier, pour se retremper. Le cynisme a sa rouille comme la barbarie.

C’était au théâtre que le jeune ouvrier allait se détendre de la contrainte de ses travaux matériels. Là, les mâles accents de Corneille le transportaient jusqu’au délire, tandis que les mélodies passionnées de Racine lui faisaient verser des larmes. Aussi, lorsque son génie poétique, éveillé par la voix de ces grands maîtres de la scène, voulut se débarrasser, en les jetant sur le papier, des pensées qui l’obsédaient, il ne pensa à les produire que sous la forme dramatique.

Mais le pauvre enfant est d’une ignorance rare; les tragédies qu’il a entendu réciter, il ne les a jamais lues; elles ne lui ont laissé que des impressions et non des sujets d’étude. Pour son coup d’essai, inexpérimenté comme il est, ira-t-il, sans guide, se fier aux élans de son imagination, aux mouvements de son cœur? Non, le timide, le modeste, l’humble ouvrier, réduit à ses forces personnelles, est incapable de rien entreprendre; il lui faut un auxiliaire puissant: il le cherche dans la Bible, le seul livre qu’il ait jamais lu, et, circonstance aussi étrange qu’authentique, les deux sujets qu’il choisit d’abord pour les mettre au théâtre sont Esther et Athalie.

Une fois ces deux sujets trouvés, il se mit à l’œuvre avec une ardeur incroyable, et, bientôt, il eut achevé les plans de deux tragédies. Il avait déjà versifié le premier acte d’Esther et quelques scènes d’Athalie quand, un jour, arrêté devant l’étalage d’un bouquiniste, il lut sur le dos d’un volume crasseux ce titre séduisant: Chefs-d’œuvre d’éloquence. Lebreton acheta ce volume moyennant quelques sous et rentra chez lui, impatient de goûter le plaisir que lui promettait sa précieuse acquisition. Mais quels furent son désappointement et sa surprise quand d’admirables fragments lui révélèrent l’existence de Racine, dont il se trouvait le compétiteur, sans le savoir!

Ainsi, les saintes inspirations de sa muse juvénile, à la veille de prendre leur essor, se trouvèrent, en un clin d’œil, annihilées. Ce coup imprévu fut terrible, sans être mortel; Lebreton renonça à la tragédie, mais non pas à la scène. En 1824, il avait achevé une pièce en un acte, intitulée Ma tante, et, deux ans après, une autre, ayant pour titre: Hardiesse et Timidité. En 1832, il fit jouer sur le théâtre du Grand Cours le vaudeville: Le Jardin des Artistes, qui obtint plusieurs représentations; enfin, pour courir toutes les chances du théâtre, il composa, dans le goût du jour, un drame en cinq actes et en neuf tableaux: L’Amour et l’échafaud. A ce petit répertoire dramatique si nous ajoutons quelques chansons étincelantes de verve, d’esprit et de gaîté, composées à une époque où Lebreton jouissait de la plénitude de ses facultés physiques et morales nous aurons dressé l’inventaire des œuvres de notre poète.

Quand la vocation n’éclate pas spontanément, c’est un secret mis par la Providence au cœur de l’homme pour se révéler au contact de certaines éventualités, ou pour mourir avec lui. Égaré, d’abord, sur les pas de Racine, Lebreton ne trouva pas non plus dans ces compositions médiocres l’issue propice au développement de son génie. Aux demandes inquiètes de son être intellectuel ces canevas dramatiques laborieusement brodés par l’esprit, la mémoire et la fantaisie sont-ils bien la réponse éloquente qui devait calmer ses inquiétudes? Doit-il, comme tant d’autres, se traîner péniblement dans des sentiers incessamment battus? Et la poésie, pour lui, pauvre prolétaire, voué à toutes les misères humaines, doit-elle, comme chez les écrivains plus fortunés, prendre des habits de fête, un masque riant, un langage de circonstance? Serait-ce donc pour l’imitation plus ou moins servile de ces œuvres frivoles que Dieu, dès son enfance, a serré son cœur dans un étau de fer? qu’il l’a rendu témoin de douleurs navrantes, de détresses poignantes, de désespoirs frénétiques? Non, non, évidemment non; s’il s’interroge, il n’est point satisfait; en vain tourne-t-il les yeux de tous côtés pour voir ce but où il doit tendre; aveugle à son insu, ce but il ne peut l’apercevoir. Enfin, une femme, douée des plus belles qualités, nouveau Tobie, devait dissiper cet aveuglement et lui montrer sa voie. Cette femme fut Mᵐᵉ Desbordes Valmore.

Ce fut, surtout, à l’exquise délicatesse de son organisation que Mᵐᵉ Valmore dut la révélation du secret de la vocation de Lebreton. Elle démêla instinctivement dans les compositions médiocres de l’ouvrier rouennais le germe fécond destiné à produire des fruits excellents. Elle avait chanté (on sait avec quelle aimable effusion) les joies pures et naïves de la famille, les sollicitudes maternelles, mais il restait pour une autre lyre, semblable à la sienne, montée à un ton plus grave, à étaler, sous l’inspiration d’une ineffable mélancolie, quelques scènes vivantes des misères humaines de nos jours. Elle pressentit quel charme triste et puissant la muse candide et énergique de Lebreton prêterait aux souffrances de l’infortuné prolétaire, se débattant sous le rocher sisyphéen d’une civilisation égoïste. De son côté, Lebreton étudia les poésies de Mᵐᵉ Valmore; elles l’inspirèrent, sans lui servir de modèle; elles lui enseignèrent un rhythme flexible, se prêtant aux diverses émotions de l’âme, et qu’il sut diversifier en le dotant d’accords plus vibrants et plus mâles.

Les premières pièces de vers de Lebreton ne lui conquirent pas tous les suffrages. On trouvait assez généralement que sa poésie correcte, élégante, harmonieuse, sentait un peu l’académie. On y entendait bien par intervalles la voix du poète, mais on eût voulu des productions frappées d’un cachet individuel: des chants émouvants, dramatiques surtout..... A ces exigences que nous ne discuterons pas et où se trouvait, du moins, une vérité spécieuse, Lebreton répondit par l’Oiseau captif, plainte touchante de la douleur résignée. Mais ce n’était là qu’un chant isolé, et pour donner à la critique pleine et entière satisfaction, il composa sous ce titre collectif: LES PLAINTES DU PAUVRE, une série de tableaux terribles, qui mettent à nu les plaies hideuses de notre ordre social. Il expose éloquemment, mais il ne récrimine pas. Il résulte pourtant de ces tableaux dessinés d’après nature, que le pauvre ouvrier n’est pas, pour l’ordinaire, vicieux par tempérament. La certitude de manquer d’un travail suffisant pour lui et sa famille est un épouvantail dont il ne peut supporter la vue; c’est une menace qui retentit sans cesse à ses oreilles, et pour ne voir ni n’entendre, pour anéantir son humanité, le malheureux va droit au cabaret.

Nous donnons les deux premiers morceaux qui ouvrent la série de ces scènes dramatiques et touchantes où Lebreton a montré qu’il ne lui fallait qu’un sujet vrai pour être original, vigoureux et puissant.

LES PLAINTES DU PAUVRE.

I.

Dans la riche vallée où règne l’industrie,
A peine si le jour lance un premier rayon
Que tout va s’éveiller et répandre la vie,
Car c’est un vaste champ où le travail convie
Le pauvre à creuser son sillon.
Dans chaque fournaise allumée,
Le feu pétille; et dans les airs
S’élève, en nuage formée,
Une épaisse et noire fumée
Dont les ateliers sont couverts.
Les eaux qu’on retenait captives,
Reprenant leurs courses actives,
Roulent dans leurs étroits canaux;
Mus par ces éléments qui baignent nos fabriques,
Ces puissants moteurs hydrauliques,
Comme un bruit d’ouragan, commencent leurs travaux.
Debout! peuple artisan, debout! la voix aiguë
De l’airain vibre dans la nue,
Et déjà suspend ton sommeil!
Soulève ta lourde paupière
Et recommence encor ta pénible carrière
Avec la course du soleil!
C’est assez de repos: il faut vaincre ton somme.
Debout! la cloche tinte, elle a dit: ouvrier,
Voici l’heure où pour toi va s’ouvrir l’atelier;
Viens traîner tout le jour, comme un cheval de somme,
La lourde chaîne et le collier.
Et, d’un sommeil profond secouant les entraves,
Pour demander du pain au travail de ses bras,
Tout ce peuple, soumis comme un troupeau d’esclaves,
Vers des sentiers connus précipite ses pas!
Et plus d’un ouvrier qui, depuis son jeune âge,
A subi du travail les rigoureuses lois,
Se dit, sans espérer d’en alléger le poids;
Je fus lié pour l’esclavage,
Il faut jusqu’à la tombe obéir à sa voix!...
Mais jusqu’au fond de l’âme ardente
Du travailleur, qui sent sa chaîne trop pesante,
De ce timbre d’airain le son répercuté
Vient en étouffer l’énergie,
Comme un écho de tyrannie
Étouffe un cri de liberté!...
Il approche, il lève la tête
Vers le ciel où finit son obscur horizon;
Et déjà son regard ne voit plus que le faîte
De son éternelle prison.
C’est là qu’il vient, soumis par la faim qui le traîne,
S’enfermer au milieu d’une vapeur malsaine,
Dont sa poitrine va s’emplir.
Ainsi que goutte à goutte une source est tarie,
C’est là que jour à jour il vient user sa vie,
Pour chercher l’aliment qui doit le soutenir.
Pour la cloche se tait! de ces tristes demeures
Chaque esclave a passé le seuil:
Les voilà tous brisés contre le même écueil;
Dans sa course, le temps doit mesurer quinze heures
Avant de voir sortir ces spectres du cercueil.
Pour ce peuple, dont l’existence,
Comme un moteur matériel,
S’épuise à bâtir l’opulence
Et l’orgueil de l’industriel;
Pour ce peuple englouti dans son étroite sphère,
Jamais d’autres tableaux que souffrance ou misère;
Mais, touché par la main de Dieu,
Dans son cœur résigné ne vibre point la haine;
Il dit, en se pliant sous le poids de sa chaîne:
Repos et liberté..... jusqu’à ce soir, adieu!
Le voilà l’atelier aux allures mouvantes;
L’atelier où l’on voit s’agiter tant de bras,
Des bras mus par la faim, des machines vivantes,
Que la douleur n’arrête pas;
Que le ciel soit brillant ou sombre,
Rien ne change cette prison:
Pour l’ouvrier souffrant le soleil n’a qu’une ombre.
De miasmes impurs avalant le poison,
Il voit se dévider ses actives journées;
Pour ces tristes lambeaux de ses longues années,
Les hivers, les printemps ont les mêmes couleurs
Jusqu’au moment heureux où la mort, pour salaire,
Ouvrira le sein de la terre
A son corps abattu sous le poids des douleurs!.....
Enfin la cloche est balancée:
Dans les airs sa voix élancée
Retentit!... tout s’arrête en ces chantiers mouvants;
Au bruit sourd et confus succède le silence:
L’atelier s’est ouvert, et ce cercueil immense
Rend à la liberté des squelettes vivants!
O bonheur!... bonheur d’être libre;
L’ouvrier joyeux, en sortant,
De sa franche gaîté fait résonner la fibre:
Voilà qu’il chemine en chantant.
Il fait nuit: la lueur de l’étoile qui brille
Suffit pour diriger ses pas
Vers l’humble toit où sa famille
Lui prépare un maigre repas;
Il a franchi l’espace, il est dans sa chaumière;
Là, son repas du soir est à peine englouti
Que, malgré lui, se clôt sa pesante paupière.
Vers sa poitrine, ainsi que le fruit vers la terre,
Il a laissé tomber son front appesanti;
Minuit sonne et lui dit: ta course est achevée,
Toi, pour qui tout le jour a passé sans soleil,
Repose de ton corps la machine énervée,
Car, pour recommencer ta pénible corvée,
Dans quatre heures tes yeux chasseront le sommeil.
Un jour qui fuit trop prompt clôt la longue semaine;
Du dimanche l’aurore a lui:
Bon dimanche! il dit: aujourd’hui,
En repos, l’ouvrier peut déposer sa chaîne;
Toutes mes heures sont à lui.
On voit le travailleur oublier sa détresse
Et la fatigue des travaux;
Son corps incliné se redresse;
Pour ses yeux le soleil a des rayons nouveaux.
Libre dans l’air sain qu’il respire,
La nature vient lui sourire,
Pour lui le jour est le bonheur;
Sa rude et large main où jamais l’or ne brille,
A reçu le denier qui donne à sa famille
Le pain gagné par son labeur.
Mais ce fruit du travail que l’on nomme salaire,
Ce métal de cuivre ou d’argent,
Qui jamais ne demeure aux mains du mercenaire,
Ne suffit pas au prolétaire
Pour acheter le pain promis à l’indigent.
De rendre heureux les siens tout espoir l’abandonne;
Par le malheur découragé,
Il se dit: à quoi bon le tourment que se donne
Mon corps, que, nuit et jour, la fatigue a rongé?
Eh quoi! pour arracher aux mains de l’industrie
Le pain de chaque jour que réclame sa vie
J’ai sué jusqu’au sang... et, robuste à souffrir,
J’ai mis comme un forçat mes bras à la torture,
Et je ne puis encore assurer la pâture
Aux enfants qu’ici-bas Dieu me donne à nourrir!
Mais il veut, oubliant sa triste destinée,
Terminer plus joyeux cette courte journée;
Il laisse aux siens un pain qu’à peine il a goûté,
Et, presque à jeun, il se hasarde
A chercher loin de sa mansarde,
Une consolante gaîté.
Où va-t-il la trouver? Son instinct le gouverne
Vers un antre fumeux que l’on nomme taverne.
Dégagé des chagrins qui lui navraient le cœur,
C’est là, dans ce taudis où la raison s’enterre
Qu’il vient étourdir sa misère
Dans le gaz empesté d’une ignoble liqueur.
De ses rudes travaux c’est là qu’il se repose,
Là qu’il vient savourer ce poison alcool,
Fléau du corps humain qu’il brûle et décompose,
Ainsi que ferait une dose
D’arsenic et de vitriol.
Puis, dans son ivresse, il oublie
Qu’à souffrir il est condamné;
D’espoir il est environné;
Son calice n’a plus de lie;
Il ne dit plus au ciel: Eh! pourquoi suis-je né?
Dans cette enivrante fumée
Son existence est ranimée:
Il voit son avenir moins sombre... et ses douleurs
Cachent sous la gaîté leurs atteintes subtiles;
Comme ces dangereux reptiles
Qui dorment cachés sous les fleurs.
Prolonge ton beau rêve, ô fils de l’indigence!
Car sous ton humble toit la misère t’attend;
Endors dans l’opium ton intime souffrance,
Et que la main de l’espérance
Te caresse encore un instant!
Mais songe qu’aux plaisirs succède la disgrâce,
Oui, c’est assez te consoler;
Songe que ta raison ne doit point s’exhaler.
Surtout dans le chemin où le grand du jour passe,
Garde-toi bien de chanceler,
Car, te trouvant sur son passage,
Ce rigoureux censeur, arrêté par tes pas,
Dans un injurieux langage,
Du haut de son dédain t’insulterait tout bas.
Puis pour ton repos songe encore
Que l’heure où se lève l’aurore
Doit t’éveiller le lendemain,
Et que de tes travaux la voix impérieuse
Te dira, réclamant ta main laborieuse:
Ouvrier, tes enfants ont demandé du pain.

II.

Depuis trois jours sans pain, entre quatre murailles,
Couché sur un grabat, du pauvre seul ami,
Epuisé par la faim qui rongeait mes entrailles,
Dans un transport fiévreux je m’étais endormi;
Pour me faire un instant oublier ma souffrance,
Le sommeil, en fermant mes yeux,
Sur les ailes d’un songe heureux
Soudain me transportait au sein de l’abondance,
Où pour moi tous les cœurs se montraient généreux.
Je me rêvais assis à la table opulente,
Où l’on voit chaque jour de splendides festins;
Ma dent y dévorait une chair succulente,
Qui trompait l’appétit de mes creux intestins;
Je buvais, et ma soif n’était point étanchée,
Sans me rassasier je broyais l’aliment,
Par un ardent foyer ma bouche desséchée
Semblait humer le frais du liquide élément.
Mais la réalité me rendait à mes peines;
Un douloureux frisson s’infiltrant dans mes veines
Réveilla tous mes sens... Oh! comme je souffrais!
Supplice de Tantale enfanté par la fièvre,
C’était, c’était ma langue et la chair de ma lèvre
Que dans mon sommeil je rongeais?

Nous ne reviendrons pas ici sur quelques légers défauts de détail, dont s’est déjà défait dans son second volume de poésies, l’illustre ouvrier imprimeur en indiennes. Oui, il est illustre, celui qui, né débile, souffreteux, pauvre, sans appui, sans amis, a fait surgir son nom des limbes de l’obscurité la plus profonde pour le placer comme une étoile brillante dans la petite pléïade de nos poètes contemporains; il est illustre celui pour qui la misère du peuple a été une muse éloquente et miséricordieuse, et qui, dans les admirables élans de son génie tendre et passionné, a jeté de vivaces semences qui lèveront un jour, pour l’amélioration et le bien-être des masses;—il est illustre, aux yeux des hommes religieux de tous les pays, le pauvre ouvrier, qui, dans ses plus chaudes peintures des misères du peuple, n’a pas laissé échapper un mot, un cri, un murmure contre l’égoïsme, la cupidité et l’oppression systématique;—illustre suivant le monde et suivant l’Évangile, cet homme doux, simple, modeste, qui, nourri de bonne heure des préceptes de la Bible, mit en pratique les préceptes de ce divin livre pour l’édification et l’amélioration morale de ses frères malheureux, et dont le cœur sans fiel ne respire que paix, vertu et charité!

Les poésies de Lebreton ne seront pas admirées seulement comme poésies par les cœurs nobles et les grandes âmes, elles seront lues avec une sévère attention par des hommes, en général, peu sensibles à l’harmonie des vers: les publicistes, les hommes d’état, les philosophes; car elles révèlent des misères horribles; elles signalent des barbaries énormes. L’existence de la société est précaire, quand la condition de cette société est anormale. Que les misères des classes laborieuses, si pathétiquement décrites dans les Heures d’un ouvrier deviennent donc l’objet des méditations les plus sérieuses. Le poète, qui aurait rempli la première partie de son mandat en exhalant de tendres plaintes en faveur de l’humanité, éprouverait l’indicible satisfaction de s’être acquitté de la seconde en s’attribuant une consolation effective. Plaindre et consoler, ce sont là les plus beaux attributs de la poésie.

C’est pour avoir ignoré ces deux vérités élémentaires que tant de jeunes versificateurs, épris à tort de leurs propres mérites, ont cru pouvoir mettre leur individualité vulgaire à la place de l’humanité. Cette préoccupation égoïste nous a valu cette foule de recueils nuageux, publiés sous ces titres ou leurs analogues: Soupirs et regrets, Soucis et plaintes, Mélancolies, Désespoirs, etc., etc. C’est ainsi que nous sommes initiés, bon gré mal gré, aux pensées secrètes, aux rêveries vagues, aux déceptions cuisantes d’esprits inquiets ou ambitieux qui, trop faibles d’action pour repousser le courant envahisseur du trop plein de notre population, croient, en vertu, peut-être, de la sentence philosophique Nosce te ipsum, s’être lancés dans une voie sûre en nous dévoilant sans réserve le fond de leurs cœurs ulcérés; en nous conduisant jusqu’aux limites extrêmes de leur imagination en délire; en nous peignant leurs troubles, leurs anxiétés, leurs misères. Le jargon du jour a confondu toutes ces poésies dans une seule dénomination: Poésies intimes. Les révélations de l’homme à l’homme ont, en effet, un caractère de grandeur, comme si de cette communication secrète devaient surgir des lumières pour l’humanité. Mais, pour que ces révélations excitent puissamment l’intérêt, il faut, ou qu’elles viennent d’une grande renommée ou qu’elles se produisent, frappées du sceau du génie. Il y aurait toute une poétique à faire pour ce genre, le pire de tous pour les esprits médiocres, et dont nous n’aurions rien dit, s’il n’eût contribué, plus que tout autre, à discréditer notre poésie moderne.

Lebreton a publié deux recueils de poésies: Heures de repos d’un ouvrier et Nouvelles heures de repos d’un ouvrier. Le premier a déjà eu plusieurs éditions et le second obtiendra, sans doute, le même succès. Au moment de l’apparition des Nouvelles heures de repos (1842), un heureux changement s’opéra dans la position de l’auteur: sur la proposition du maire de Rouen[J], le conseil municipal appela Lebreton à un emploi rétribué dans la bibliothèque de sa ville natale. Il serait à désirer que l’autorité supérieure comprît qu’elle doit aussi quelque chose à ce pauvre père de famille, dont la résignation, pendant trente-deux ans, est aussi touchante que ses œuvres sont pures, morales, nobles et élevées. Nous ne saurions mieux terminer cette notice qu’en extrayant de son second volume: Nouvelles heures de repos d’un ouvrier, la belle pièce de vers adressée aux poètes artisans.

AUX POÈTES ARTISANS.

Quand le Christ apparut aux enfants de la terre,
Qu’il venait affranchir en leur prêchant sa loi,
Il choisit, pour remplir un sacré ministère,
Des hommes qu’il marqua du signe de la foi.
Pour qu’ils fussent un jour l’écho de sa parole,
Il les rendit témoins de sa divinité;
Il leur fit écouter sa sage parabole
Qui leur parlait d’amour et de fraternité.
Quels étaient ces élus dont toute l’existence
Allait se consacrer au grand apostolat?
Étaient-ils nés puissants ou gorgés d’opulence?
Avaient-ils des grandeurs le vaniteux éclat?
Non, ils étaient du peuple, et leur plus noble marque
Était la pauvreté, compagne du Sauveur;
Leurs seuls trésors étaient leurs filets et leur barque,
Et leur seul titre était le titre de pêcheur.
Et, pourtant, quand leur maître eut, par une victoire,
Racheté les mortels avec le sang d’un Dieu,
Quand il eut envoyé, du séjour de sa gloire,
L’esprit consolateur dont les langues de feu
D’un baptême nouveau sanctifiaient leur âme,
On les vit tous, armés d’une éloquente voix,
Voix qui laissait tomber des paroles de flamme
Sur le monde où planait l’étendard de la croix;
On les vit, pleins d’amour, de force et de courage,
Proclamer en tous lieux l’œuvre du Rédempteur:
On les vit, abreuvés de mépris et d’outrage,
Convertir l’incrédule et le persécuteur;
Ardents à l’éclairer, ils disaient à la foule:
«Écoutez! à la terre un Dieu s’est révélé;
»Devant lui, de vos dieux il faut que l’autel croule.»
Ils parlaient, et soudain l’autel avait croulé!
Vous que l’intelligence en ces temps illumine,
Vous, poètes éclos dans le plus humble rang,
Si votre mission n’est point aussi divine,
Pourtant, elle est sacrée et son pouvoir est grand;
Car le poète, un jour, peut devenir prophète,
Comme il devient apôtre en recevant des cieux
L’esprit inspirateur, qui sait dans la tempête
Faire entendre un accent sublime et généreux.
Si, pour rendre en ce jour votre voix triomphante,
Dieu qui vous la donna voulut y joindre encor
Un des célestes chants que le génie enfante;
Si dans la main du pauvre il mit la harpe d’or;
S’il voulut enfermer dans un vase d’argile
Une âme qu’il éprouve et qu’il veut consoler;
S’il fit luire à vos yeux un nouvel évangile,
C’est qu’il vous choisissait pour nous le révéler.
C’est qu’il vous a choisis pour prêcher sa justice,
Que de tous les humains il voulait faire aimer;
Il a dit:... «Que par vous mon arrêt retentisse
»Dans le cœur du puissant qui veut vous opprimer.»
Il voulut vous choisir, au sein de la tourmente,
Pour être le pilote et sauver de l’écueil
Vos frères engloutis dans l’abîme où fermente
Le flot des passions agité par l’orgueil.
A vous qui partagez la fatigue et les larmes
Du peuple qui s’épuise en longs gémissements,
A vous il appartient de calmer ses alarmes
Par un chant qui console au milieu des tourments;
A vous il appartient de ranimer sa vie,
D’éclairer son chemin, de diriger ses pas...
Et de laisser tomber sur sa lente agonie
L’espoir qui soutient l’âme à l’heure du trépas.
De votre apostolat tel est le but sublime;
Mais, dans vos saints transports gardez-vous d’éveiller
Le fanatisme affreux qui conseille le crime;
Notre siècle de sang ne doit point se souiller.
La parole suffit au peuple qui se lève,
Pour faire entendre un cri que l’on veut étouffer;
Contre ses oppresseurs sa parole est un glaive
Que, dans la main du temps, on verra triompher.
Si, pour vous arrêter au bord de la carrière,
Si, pour vous arrêter au seuil de l’avenir,
L’iniquité puissante élève une barrière;
Si d’oser l’attaquer l’orgueil veut vous punir,
Pour forts et généreux faites-vous reconnaître;
Toujours calmes, songez qu’en sapant les erreurs,
Les apôtres du Christ, comme ce divin maître,
Mouraient en pardonnant à leurs persécuteurs.

 

 

BEUZEVILLE.

A côté de Lebreton vient se placer Beuzeville, ouvrier rouennais, comme lui, et qui lui doit peut-être plus qu’à tout autre le développement de son génie poétique. Il a, en effet, besoin d’encouragements, l’ouvrier dévoué quotidiennement à des travaux manuels, quand son imagination fermente et crée, quand son âme s’exalte et qu’il se voit renfermé dans une étroite enceinte, environné d’hommes incapables de comprendre ses agitations secrètes, s’il venait à les prendre pour ses confidents. Tel était Beuzeville quand le nom de Lebreton, devenu populaire à Rouen, fit luire dans son cœur un rayon d’espérance. Il alla trouver ce confrère en misère et en poésie, et lui lut, non sans une vive émotion, les pièces de vers qu’il avait composées à huis-clos. La sentence de Lebreton à laquelle on se soumettait par avance, ne se fit pas longtemps attendre, et comme le juge et la partie étaient tous les deux poètes, Lebreton la formula en vers.

Beuzeville est né le premier février 1812. A deux ans, il perdit son père et, deux ans après, sa mère épousa un ancien militaire, qui rentrait dans ses foyers, avec une modique retraite et de nombreuses blessures. Son beau-père, qui possédait les premiers éléments de l’instruction, lui enseigna la lecture, l’écriture et un peu d’orthographe. A douze ans, il fallut qu’il renonçât à ses modestes études pour embrasser un état manuel: il ne fut plus dès lors occupé qu’à fondre et à polir les divers ouvrages qui constituent la poterie d’étain. Mais, avant cette époque, il avait été déjà visité par la muse, comme dit je ne sais quel poète, c’est-à-dire que, dès l’âge de huit ans, il avait composé plusieurs petites pièces de vers, intitulées: Compliments pour des fêtes de famille. A dix ans, il fit hommage d’une pièce de vers de ce genre à Mˡˡᵉ Fizelier, alors soubrette au théâtre de Rouen (aujourd’hui Mᵐᵉ Astruc) et sa douzième année le voyait rêver l’imitation de Lafontaine et de Boileau, seuls poètes qu’il ait connus jusqu’à sa vingtième année. A vingt-deux ans, un exemplaire des Méditations de M. de Lamartine lui tomba entre les mains. Après avoir lu ces admirables poésies, Beuzeville déchira les nombreuses pièces de vers qu’il n’avait cessé d’écrire; il éprouva alors le plus vif désir de trouver un poète ou un artiste assez bienveillant pour lui indiquer à lui, pauvre ouvrier, le but vers lequel il devait tendre de toutes ses forces. Telles étaient ses dispositions quand la société d’émulation de Rouen institua, le dimanche, trois cours gratuits de tenue de livres, de droit commercial et de géométrie; en même temps, l’autorité municipale faisait ouvrir des cours de physique et de chimie. Bien que la plupart de ces sciences ne lui fussent pas d’une utilité actuelle, il les étudia toutes avec assiduité, dans le double espoir de faire l’heureuse rencontre qu’il méditait et d’attirer sur lui l’attention des professeurs. Ce double espoir se réalisa. D’abord, grâce à deux nuits consacrées, chaque semaine, à l’étude; grâce, aussi, à des travaux constants, le dimanche, il remporta les premiers prix de droit commercial, de tenue de livres et de physique élémentaire; ensuite, il fit la connaissance de Théodore Lebreton, alors ouvrier imprimeur en indiennes. Celui-ci avait su apprécier l’immense service qu’il avait reçu de Mᵐᵉ Valmore; il crut ne pouvoir mieux le reconnaître qu’en n’épargnant ni les conseils ni les encouragements à la muse inexpérimentée du jeune poète. C’est ainsi, en définitive, que, dans ces nobles transactions, la principale intéressée c’est la société tout entière.

Ce fut en 1835 que Beuzeville publia ses premières poésies. Elles se ressentent de l’état de son esprit et de son âme, à cette époque: sa pensée triste et sombre ne se montrait qu’à demi; sa verve native était énervée par des plaintes amères, mais qui manquaient de nerf et d’intérêt, parce qu’elles étaient vagues et personnelles. Malgré leurs défauts, ses vers furent accueillis avec faveur et lui valurent de nombreuses sympathies. Il comprit bientôt que les premiers devoirs du poète étaient d’exalter les nobles sentiments et de glorifier les simples et les belles choses pour les empêcher de tomber dans l’oubli. Dès ce moment, tous les journaux de Rouen lui furent ouverts.

En 1839, Beuzeville publia un volume de poésies, intitulé: Les Petits enfants, qui lui attira les éloges unanimes de la presse parisienne. Quelque temps après, les enfants de l’hospice de Rouen célébraient la fête de leur supérieure, en jouant un drame en quatre actes, mêlé de chant, qu’il avait écrit pour eux. Un peu plus tard, une réunion d’amateurs inaugurait un théâtre de société par un prologue; enfin, on accueillit avec faveur, à Paris, La Grisette trompée, monologue dramatique, joué au Panthéon par Mˡˡᵉ Judith Viard; à Rouen, on applaudit Corneille chez le savetier, Un quart d’heure de veuvage, pièces en un acte et en vers; l’Empereur et le conscrit, vaudeville en collaboration avec M. Octave Féré, et un à-propos pour l’inauguration du chemin de fer de Paris à Rouen. Il composa encore plusieurs morceaux en vers en l’honneur de Molière et de Boïeldieu et plusieurs discours, aussi en vers, qui furent lus au théâtre des arts. Une œuvre plus importante, une tragédie, intitulée Spartacus, fut lue par son auteur à M. Eugène Monrose, qui avait joué dans presque toutes ses petites pièces. Le brillant acteur répondit à cette marque d’estime et de confiance en obtenant pour Beuzeville une lecture au théâtre Français. Le comité accueillit l’ouvrier poète avec la plus honorable bienveillance et reçut sa tragédie à correction. Trop impatient pour attendre, Beuzeville la fit jouer à Rouen et obtint un éclatant succès.

Le lendemain de la première représentation de Spartacus, tous les jeunes gens qui jouaient au théâtre de société de Rouen vinrent éveiller Beuzeville pour lui offrir une couronne d’immortelles et une fort jolie pièce de vers, composée par l’un d’eux. Pendant plusieurs jours, d’autres poésies lui furent adressées par des mains inconnues.

Cette œuvre méritait l’approbation que le théâtre Français s’était empressé de lui décerner: elle se distingue par une versification simple, ferme, concise; par des peintures de sentiment et de passion assez chaudes, assez vraies pour frapper l’imagination, le cœur et la raison, et par des combinaisons dramatiques d’une grande force et d’un vif intérêt. Dans cette tragédie on a dû reprocher à l’auteur l’invraisemblance de la jalousie de Léanès; Spartacus lui-même n’est point assez profondément taillé dans la vérité historique. Je donnerai une idée de la versification de cette pièce en citant une réplique de Spartacus à l’ambassadeur de Rome, venu dans son camp pour le sommer de lui rendre des prisonniers romains:

Esclaves! de quel droit nous donniez-vous ce titre?
Les Dieux de notre sort vous ont-ils faits l’arbitre?
Ces esclaves paîront les maux qu’ils ont soufferts.
Si vous voulez compter les anneaux de leurs fers,
(Montrant les soldats)
Comptez les javelots et les fers de ces lances,
Rouges de votre sang, versé dans nos vengeances.
Nous les avons forgés quand, trop faibles encor,
Nos chaînes composaient notre unique trésor;
Car, en vain, les tyrans inventent des entraves;
Elles tournent contre eux entre les mains des braves.
Romains, vous croyez-vous, dans votre vanité,
Seuls dignes, entre nous, d’avoir la liberté?
Connaissez donc alors les erreurs où vous êtes;
Quels peuples nous formons et quels peuples vous faites!
Vous voyez devant vous, soumis aux mêmes lois,
Trois peuples réunis: Thraces, Germains, Gaulois.
La Thrace est mon pays, et Rome, pour l’abattre,
Ignore tout le temps qu’il lui faudra combattre.
Quant aux Germains, leurs fils par le vol arrachés
A leur pays natal, ont peuplé vos marchés
D’esclaves; c’est pourquoi vous avez un asile
Aux pirates nombreux qui souillent la Sicile!
Mais jusqu’en leurs foyers, qui vous sont inconnus,
Les armes à la main vous n’êtes pas venus;
Vous ignorez encor que, loin des bords du Tibre,
Ils font un peuple grand, ils font un peuple libre.
De vos vices, afin d’être bien séparés,
Par de vastes déserts ils se sont entourés;
Là, point de soif de l’or les dévorant sans cesse;
Là, point d’ambition, partant point de bassesse;
Chez eux point de clients ni de patriciens
De haute et basse classe; ils sont tous citoyens.
Chez un peuple pareil, ni Sylla ni Pompée
N’eussent vu de leur sort la patrie occupée;
Elle n’eût pas fourni, par leurs cruels desseins,
Les proscrits, le salaire, avec les assassins,
Comme Rome l’a fait. Comment faut-il qu’on nomme
Ces Germains, s’il n’est plus de citoyens qu’à Rome?
Et comment faudra-t-il appeler les Gaulois
Qui, jusqu’au Capitole, ont porté leurs exploits?
Aussi, n’a-t-on pas vu, de la Gaule alarmée
Que jamais ait osé s’approcher votre armée.
Et Rome, méprisant tous ces peuples divers,
Aurait seule le droit de leur donner des fers!
Ne sait-elle donc plus quel honteux assemblage
D’hommes joignant le meurtre avec le brigandage,
Vint d’abord la peupler de criminels obscurs,
Alors qu’un fratricide inaugurait ses murs?
Repaire d’où sortaient l’épouvante et la crainte....
Et Rome, maintenant, se dit et se croit sainte!
Mais où sont donc ses droits? Elle qui doit piller
Jusqu’à la langue, enfin, qu’elle voulut parler.

Mais l’ouvrage qui, dès aujourd’hui, assure à Beuzeville une réputation durable, c’est son livre Les petits enfants. Dans des tableaux de la plus aimable fantaisie, colorés par les effusions d’une âme naïve et tendre, Beuzeville descend l’échelle de la vie, et, sans effort, comme sans apprêt, il se mêle aux jeux de ses petits amis, partage leurs joies et leurs peines, et, dans ses causeries avec eux, laisse échapper mille saillies folâtres, ingénues, qui rappellent l’âge heureux... il est redevenu enfant. Dans ces fraîches et charmantes récréations, où Beuzeville sent son cœur battre avec leurs cœurs, son imagination galoper avec la leur, Beuzeville, redevenu homme, glisse parfois avec une mesure et une grâce parfaite quelques mots précis, qui portent ou un petit enseignement ou une petite leçon. A ceux qui font sa joie c’est bien le moins qu’il donne un bon conseil ou un sage avertissement. Ces aimables et suaves poésies sont empreintes d’une sensibilité vraie; elles respirent une fleur de langage exquise; elles semblent si bien couler de source qu’on serait tenté de les croire échappées du cœur d’une jeune mère.

Sans doute, la nature est pour beaucoup dans le talent de ce poète varié, mais, cependant, que de travaux, que d’efforts pour former ce talent! «Les poètes artisans,» m’écrivait Beuzeville (20 février 1844) «ne sont pas seulement arrêtés par des obstacles matériels; ceux-ci, avec de la volonté ferme, peuvent se vaincre ou s’atténuer, mais ils le sont surtout par les obstacles moraux. Ils sont, au milieu des leurs, comme des étrangers, dont on ne comprend pas le langage; et dont, tout à l’heure, on froisse les sentiments, sans en avoir conscience. Jusqu’à un grand succès constaté, le poète ouvrier est pour les uns un orgueilleux; pour les autres un fou; pour tous un niais. Il est donc contraint de s’isoler; et, comme le talent n’est que le résultat de l’inspiration pliée aux règles de l’art et dirigée par une observation constante du cœur et de l’intelligence humaine qu’il faut satisfaire, son isolement forcé devient un des obstacles les plus difficiles à vaincre pour qu’il parvienne à se faire comprendre de quelques-uns.»

Plus loin il me disait en peu de mots comment sa vie était réglée: «Ma vie, en ce moment, Monsieur, se divise en deux parts bien distinctes: de huit heures du matin à huit heures du soir, le travail manuel et assidu; de huit heures du soir jusqu’au matin, le travail littéraire. Le premier donne la nourriture, le second... dirai-je le bonheur? Oui, le bonheur, quelquefois; surtout, Monsieur, lorsqu’on apprend qu’on a éveillé de généreuses et intelligentes sympathies.» On voit maintenant à quel prix l’homme du peuple gagne son titre de poète.

La pièce suivante, intitulée Le soleil, adressée à de toutes jeunes filles, justifiera notre opinion sur le talent du pauvre potier d’étain:

Mes beaux enfants, sur les pelouses
Courez-vous jouer au soleil;
Allez montrer aux fleurs jalouses
Votre œil vif, votre teint vermeil!
Qu’au lieu de vos mantes de soie
Un léger tissu se déploie,
Sous lequel vous puissiez courir;
Mai vous présente ses corbeilles;
A leurs fleurs, mes folles abeilles,
Allez butiner le plaisir.
Les ruisseaux sur l’herbe nouvelle
Jettent leurs rubans argentés;
Le papillon étend son aile;
Tous les gazons sont habités;
Il n’est plus de forêts désertes:
Les arbres de leurs têtes vertes
Ont dénoué les longs cheveux;
Et les oiseaux, sous leur ombrage,
Retrouvent leur gentil langage:
Volez, chantez, faites comme eux.
Les boutons d’or sur les prairies
Attachent le beau tapis vert;
De vos marguerites chéries
Le joli front s’est découvert.
Lorsqu’elles semblent vous attendre
A deux mains accourez les prendre,
Et puis, jetez-les à vos sœurs:
Fraîches espiègles que vous êtes,
Faites retomber sur vos têtes
Un brillant arc-en-ciel de fleurs.
Livrez de joyeuses batailles
Et laissez quelquefois vos jeux
De vos larges chapeaux de paille
Déprisonner vos beaux cheveux;
Alors, de vos folles mêlées,
Par le plaisir échevelées,
Heureux enfants, échappez-vous;
Accourez, vives et légères,
Vous jeter au cou de vos mères,
Vous reposer sur leurs genoux.
De l’air! comme c’est doux à l’âme!
A votre âge on sent, n’est-ce pas,
Je ne sais quelle chaste flamme
Qui fait que là, dans ses deux bras,
On voudrait tous ceux que l’on aime?
Oh! restez bien longtemps de même,
Vous qui, sous votre teint vermeil,
N’êtes coquettes ni jalouses:
Mes beaux enfants, sur les pelouses
Courez-vous jouer au soleil.

C’est le cas ou jamais de répéter avec le lecteur ces deux vers de Théodore Lebreton:

...... Comme les grands, le peuple a du génie,
Ainsi que l’opulent, le peuple sait chanter.

 

 

LOUIS-CHARLES PONCY,

Maçon à Toulon.

Les parents de Poncy sont pauvres; son père, ouvrier maçon, et sa mère travaillent presque toute l’année au dehors pour subvenir aux besoins communs de la famille; aussi, jusqu’à neuf ans, le petit Poncy passe son temps à courir les rues ou à jouer dans les champs, ou bien il est gardé, avec des enfants de son âge, au prix de un franc par mois. A neuf ans, il commence à gagner bravement sa vie; il devient manœuvre au service des maçons; puis, avant de faire sa première communion, ce grand acte religieux, qui refrène les joies impatientes de l’enfance, il fait une courte apparition à l’école mutuelle, d’où il sort pour entrer à l’école de la doctrine chrétienne. Là il étudie un an et demi, et, plus tard, il passe quelques mois à l’école communale supérieure.

Voilà en deux mots la part d’éducation et d’instruction que reçut le jeune Poncy. Après ces études élémentaires, il reprend le plâtre et la truelle.

Mais pourquoi, quand le soleil a fondu le voile de brume et de vapeurs qui s’étend au loin, et va transformer l’immense azur des mers en champ de feu et découvrir, à mesure qu’il monte, le vaste horizon bleu du ciel, pourquoi ce jeune homme, debout sur le bord du rivage, suit-il d’un œil avide la marche ascensionnelle du roi des astres qui, dans ses phases progressives illumine de nuances infinies et les montagnes et les rochers se perdant dans les nues? Pourquoi encore quand les ombres du soir se répandent sur les plaines tandis que le soleil dore d’un dernier éclat ces montagnes et ces rochers, le même jeune homme contemple-t-il avec ravissement les tableaux solennels de cette heure suprême? Pourquoi quand le port est encombré d’une foule d’étrangers venus des quatre parties du monde; foule bizarre aux mille contrastes, aux mille costumes divers, aux mille idiomes différents; pourquoi ce même jeune homme écoute-t-il si attentivement, regarde-t-il avec tant d’ardeur? Pour répondre à cette dernière question, c’est que, peut-être, par le regard et par l’ouïe il obtiendra de cette foule cosmopolite l’explication de ses agitations secrètes, de ses méditations solitaires. Mais non, ce n’est point là que doit éclater le premier jet de sa vocation poétique. C’est de la mer que lui viennent ces tressaillements nerveux qui donnent l’éveil aux facultés de l’intelligence; c’est cette mer qu’il visite, le soir, le matin, à toute heure de liberté; cette mer qui a fait battre si souvent son cœur, qui a enchanté son imagination par ses incomparables prestiges, et dont les mobiles transformations le poursuivent jusque dans ses rêves; cette mer, qui fait fermenter en lui cette flamme impatiente déposée par Dieu en son sein; c’est cette mer qui doit être sa muse visible, et l’affinité mystérieuse qui existe entre elle et lui se manifestera par un hymne qu’il lui adressera, et, dès lors, elle lui aura appris le secret de ses agitations, de ses émotions; elle lui aura révélé sa vocation, elle lui aura dit qu’il est poète... poète de la nature.

Cependant, quelle que soit la puissance de l’inspiration, encore faut-il qu’elle soit disciplinée par les règles de la forme et qu’elle soit corroborée par l’acquisition de connaissances variées, au moins élémentaires. La tragédie d’Athalie, achetée pour deux sous, sur un étalage du port, apprit à Poncy dans ses chœurs qu’il existait des vers de toute mesure, et un vieux bouquin, dégarni d’une partie de ses pages, lui enseigna les règles matérielles de notre versification. Plus tard, moyennant cinquante centimes par mois, il se procura un excellent auxiliaire dans le Magasin pittoresque, qui lui tint lieu de cours d’histoire, de sciences naturelles, de géographie, de beaux-arts, de morale, de tout enfin. Le Magasin pittoresque fut pour lui un véritable instituteur.

Les études du jeune Poncy étaient ignorées de tous, ou, du moins, ses parents en étaient seuls témoins, sans se douter du résultat où il tendait. Un jour vint, pourtant (c’était en 1840) où une circonstance imprévue devait donner confiance dans ses travaux littéraires au jeune ouvrier maçon et lui faire présager la gloire: un morceau de papier, bariolé d’un grand nombre de vers, que la bonne mère de Poncy appelait un barbouillage de son fils Charles, et sur lequel elle invitait le docteur, qui soignait son mari malade, à formuler une ordonnance, frappa l’homme de l’art, qui était aussi homme de goût. Ce fut alors que la Bible, que les ouvrages des plus illustres poètes classiques, anciens et modernes, furent mis dans les mains du jeune ouvrier. Éclairé sur les difficultés de l’art, Poncy ne travailla pas seulement pour produire, il revit, il corrigea, il retoucha toutes ses pièces avec beaucoup de soin; et, quand il eut épuisé vis-à-vis de lui-même toute sa sévérité d’Aristarque, il s’en remit à la sollicitude d’un homme de talent pour faire paraître ses poésies au grand jour de la publicité.

La Presse a reconnu unanimement dans l’ouvrier maçon les qualités les plus précieuses du poète. Pour nous, ce qui nous a frappé le plus dans ses Marines c’est une perception vive, une impressionnabilité délicate jointe à un vigoureux talent descriptif. Quand, rêveur, se promenant sur le rivage de la mer, il sent gronder dans son sein le feu poétique, il a disposé d’un coup d’œil toutes les parties de la scène qu’il va vivifier par sa puissante imagination; puis il les nuance, il les colore, il les diversifie suivant les accidents de la lumière, la mobilité des aspects produits par les flots, les nuages, les navires, les oiseaux; sa plume est un pinceau habile qui compose vite et bien un tableau saisissant. Mais une série de descriptions successives, même très belles, aura toujours pour écueil la monotonie. Soit art, soit calcul, le jeune ouvrier a mêlé avec beaucoup de bonheur à ses peintures brillantes des traits de sentiment ou de grandes pensées qui leur donnent un relief considérable. Ainsi, dans le fond de la mer qu’il cherche à sonder, il voit l’image du fond du cœur humain; une barque abandonnée sur le sable par le reflux de la mer lui paraît le soir de la vie humaine dépouillée de ses illusions, assombrie par les nuages ternes de la réalité, ou bien les flots de fumée qui s’élèvent vers le ciel et se confondent le font rêver aux rivalités et aux haines des hommes. Ce qui donne aux poésies de Poncy une valeur inappréciable, c’est qu’elles sont empreintes d’un profond sentiment religieux. C’est en inspirant l’amour du bien et du beau qu’il veut reconnaître la libéralité de la Providence envers lui.

La pièce suivante est une des plus remarquables de ce premier recueil.

LEVER DU SOLEIL.

Improvisé à Partégal.

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