Les réprouvés et les élus (t.1)
The Project Gutenberg eBook of Les réprouvés et les élus (t.1)
Title: Les réprouvés et les élus (t.1)
Author: Émile Souvestre
Release date: June 12, 2013 [eBook #42924]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COLLECTION MICHEL LÉVY
ŒUVRES COMPLÈTES
D’ÉMILE SOUVESTRE
| Format grand in-18 | |
| ——— | |
| AU BORD DU LAC | 1 vol. |
| AU COIN DU FEU | 1 — |
| CHRONIQUES DE LA MER | 1 — |
| CONFESSIONS D’UN OUVRIER | 1 — |
| DANS LA PRAIRIE | 1 — |
| EN QUARANTAINE | 1 — |
| HISTOIRES D’AUTREFOIS | 1 — |
| LE FOYER BRETON | 2 — |
| LES CLAIRIÈRES | 1 — |
| LES DERNIERS BRETONS | 2 — |
| LES DERNIERS PAYSANS | 1 — |
| DEUX MISÈRES | 1 — |
| CONTES ET NOUVELLES | 1 — |
| PENDANT LA MOISSON | 1 — |
| SCÈNES DE LA CHOUANNERIE | 1 — |
| SCÈNES DE LA VIE INTIME | 1 — |
| SOUS LES FILETS | 1 — |
| SOUS LA TONNELLE | 1 — |
| UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS | 1 — |
| EN FAMILLE | 1 — |
| RÉCITS ET SOUVENIRS | 1 — |
| SUR LA PELOUSE | 1 — |
| LES SOIRÉES DE MEUDON | 1 — |
| SOUVENIRS D’UN VIEILLARD | 1 — |
| SCÈNES ET RÉCITS DES ALPES | 1 — |
| LA GOUTTE D’EAU | 1 — |
| LES RÉPROUVÉS-ET LES ÉLUS | 2 — |
| LES PÉCHÉS DE JEUNESSE | 1 — |
| LES ANGES DU FOYER | 1 — |
| RICHE ET PAUVRE | 1 — |
| L’ÉCHELLE DE FEMMES | 1 — |
| PIERRE ET JEAN | 1 — |
| LES DRAMES PARISIENS | 1 — |
| DEUX MISÈRES | 1 — |
| POISSY.—Typographie ARBIEU. |
LES RÉPROUVÉS
ET
LES ÉLUS
PAR
ÉMILE SOUVESTRE
—PREMIÈRE SERIE—
PARIS
MICHEL LEVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
——
1859
Reproduction et traduction réservées.
AU LECTEUR
Il y a un pays, en France, où la raison humaine n’a pas encore revêtu la robe des docteurs, où les hommes sont restés des enfants que l’on adoucit avec des chansons et que l’on instruit avec des histoires. Là, l’enseignement du bien n’a point été réduit à une algèbre sociale que l’on apprend par article; il flotte dans l’air avec les guerz des laboureurs armoricains; il court de collines en collines, avec les sônes dialogués des jeunes pâtres; il s’asseoit aux foyers des cabanes avec les récits des discrévellerrs. Aux symboles de la vieille sagesse viennent, chaque jour, s’ajouter les symboles de la sagesse moderne; et, ces leçons vivantes, nées sur le même sol, de la même inspiration populaire, se maintiennent, l’une près de l’autre, sans contradictions, sans luttes, comme on voit le jeune enfant, l’homme fait et le vieillard former, au foyer commun, une seule famille.
Or, j’avais déjà recueilli un grand nombre de ces traditions, lorsqu’un soir, j’en entendis raconter une qui m’était complètement inconnue.
Le discrévellerr était un kloarek[A] à l’air pensif, qui avait habité les villes assez longtemps pour avoir entendu, de près, le nouvel orage qui gronde à tous les horizons. Il savait, sans doute, de quels maux se plaint notre époque, et attendait, comme tant d’autres, la bonne nouvelle. Mais cette préoccupation se cachait chez lui sous les formes transmises par les pères.
Après avoir fait le signe de la croix, selon la coutume des chrétiens, il raconta donc ce qui suit:
Un jour que le Christ était assis sur son trône de lumière, tout triste à la pensée des hommes, voilà que l’ange noir et blanc parut à la porte de son paradis, conduisant de nouveaux morts qui venaient pour se faire juger.
—Que m’amènes-tu là, esprit ailé? demanda le Christ.
—Maître, ce sont les épis que la mort a aujourd’hui moissonnés pour toi, répondit l’ange noir et blanc. J’en ai fait deux gerbes, d’après leur apparence et le jugement de la terre. De ce côté, sont ceux qui ont été déclarés les élus par la justice humaine; de l’autre, ceux qu’elle a appelés réprouvés. Vois maintenant toi-même, ô Christ, et décide selon la vérité.
Jésus descendit alors de son trône, et l’ange lui montra, l’un après l’autre, les morts de chaque bande.
Il y avait parmi les élus de sages pères de famille qui s’étaient fait estimer par les prêtres et par les juges; des seigneurs qui étaient morts grandement honorés; des dames nobles, belles et connues pour leurs aumônes; des marchands enrichis par l’économie et le travail.
De l’autre côté, au rang des réprouvés, se trouvaient des filles portant sur leurs bras des enfants dont elles n’osaient nommer les pères; des hommes condamnés, à bon droit, par la justice humaine; des gens qui avaient mangé leur patrimoine en projets insensés; des femmes coupables que l’on avait lapidées, non avec les pierres du chemin, comme les Juifs, mais avec les injures et les mépris.
Jésus regarda longtemps la bande des réprouvés et celle des élus; puis se tournant vers l’ange, il lui dit:
—Le monde n’aime pas le bien du fond du cœur; mais il s’aime lui-même sans mesure. Tout ce qui le dérange est le mal, et il ne veut point se demander s’il est lui-même, de son côté, ce qu’il devrait être. Pour lui, les coupables ne sont pas ceux qui sont méchants, mais ceux qui sont autrement qu’il ne l’a permis. Il ne cherche ni la cause des fautes ni les remèdes qui pourraient guérir les hommes; il ressemble enfin au mauvais père qui transmettrait à ses fils des infirmités et qui les punirait ensuite parce qu’ils sont faibles et malsains.
Après avoir ainsi parlé, le Christ fit sortir de leurs rangs un certain nombre de réprouvés et un certain nombre d’élus; il les toucha du doigt, et l’ange vit avec étonnement que dans le cœur de beaucoup d’élus se tordait un serpent, tandis que dans celui de beaucoup de réprouvés brillait une étoile.
Alors Jésus lui dit:
—Chacun de ces serpents est un vice secret qui a empoisonné toutes les actions de ceux-ci, et chacune de ces étoiles est un amour caché qui a racheté les fautes de ceux-là. Ne crois donc plus aux jugements du monde, car il ne s’arrête qu’aux apparences; mais, quand tu redescendras sur la terre, efforce-toi de faire connaître, par tous les moyens et à tous, que là sont les véritables élus et là les véritables réprouvés.
Telle fut la légende du kloarek, et elle me laissa un profond souvenir. Bien des fois, depuis, je pensai à ces deux bandes de morts jugées par le Christ, et bien des fois l’idée me vint de les faire revivre. Cette tâche longtemps différée, je la tente enfin aujourd’hui; seulement, je me suis rappelé les recommandations de Jésus, demandant que l’on réformât les jugements de la terre, et j’ai tâché de laisser voir le serpent au cœur de ses élus et l’étoile au cœur de ses réprouvés.
LES
RÉPROUVÉS
ET
LES ÉLUS
PROLOGUE
I.
Une maison isolée.
On a déjà remarqué bien des fois que chaque ville a, comme chaque homme, sa physionomie individuelle et facile à reconnaître. Ainsi, sans parler des apparences tranchées du port de mer, où tout sent le goudron, de la ville frontière cerclée de murailles et bardée de canons, de la cité manufacturière hérissée de cheminées gigantesques et toujours enveloppée d’un nuage de fumée, il y a des villes d’étude, comme Rennes et Montpellier, où l’herbe perce les pavés, et dont les vastes places ne sont traversées que par des magistrats en toge ou par des professeurs en simarre; il y a les villes historiques, comme Arles, Orléans, Fontainebleau, où l’on vous montre les arènes antiques, la maison de Jeanne d’Arc et la table sur laquelle Napoléon signa son abdication; il y a les villes à légendes, comme Strasbourg, dont la vie se confond avec celle de sa cathédrale; les villes poétiques, comme Toulouse, Dijon, Avignon; les villes royales, comme Versailles. Puis viennent celles dont le caractère extérieur ne doit rien au passé, mais à je ne sais quel hasard pittoresque du ciel ou du site; celle-ci agreste, celle-là mondaine, l’une coquette, l’autre négligée.
Or, parmi la variété infinie de ces dernières physionomies, nous en connaissons une qui mérite d’être spécialement mentionnée, c’est celle de Château-Lavallière.
Château-Lavallière, qui ne peut passer précisément pour un bourg, n’est point non plus tout à fait une ville. C’est ce que les provinciaux, qui ne se piquent point de beau langage, appellent un endroit. Placé sur les limites d’Indre-et-Loire, entre les départements de Loir-et-Cher, de la Sarthe et de Maine-et-Loire, éloigné de toutes les grandes voies de communication et caché, comme un nid, au milieu de sa forêt, Château-Lavallière a, dans son aspect, quelque chose de mystérieux et, pour ainsi dire, de romanesque. A voir ses rues désertes, sur lesquelles s’ouvrent des portes basses et dérobées, ses jardins enveloppés de murs qu’aucune claire-voie n’interrompt, ses maisons précédées d’une cour fermée, qui les voile, ses fenêtres aux rideaux élégants mais toujours rabattus, on dirait un de ces asiles où vont se cacher les douleurs sans remèdes, les joies solitaires et les amours menacées. Sur quelque toit que l’œil se repose, on reconnaît la retraite où l’on eût voulu se renfermer à vingt ans, avec quelque femme adorée, dont on a oublié le nom. Derrière chaque jardin s’étend la forêt, promenade ouverte aux longs tête-à-tête et aux longues rêveries; plus bas un étang bordé de glaïeuls baigne les pieds de la colline. Les bruits de la ville sont couverts par le murmure du vent dans les arbres et par les chants des oiseaux. De loin en loin seulement, un froissement de roues effleure le pavé; une calèche qui passe à demi-fermée laisse apercevoir un voile flottant, une main gantée, puis tout disparaît rapidement sous les immenses avenues!
Tel on voit aujourd’hui Château-Lavallière, tel on le voyait en 1819, époque à laquelle commence notre récit.
On se trouvait à la fin du mois de septembre; le jour touchait à son déclin, et le soleil couchant jetait des lueurs d’incendie à travers les feuillages de la futaie.
Sur la lisière même de celle-ci existait alors une habitation isolée, à laquelle ses portes et ses persiennes, peintes de la couleur qu’affectionnait tant Rousseau, avaient fait donner le nom de maison verte. Bâtie entre cour et jardin, comme la plupart des demeures bourgeoises de Château-Lavallière, elle avait, dans son extérieur, quelque chose de plus mystérieux encore et de plus fermé que les maisons voisines. Mais si du dehors ses murailles garnies de verre brisé, sa porte à guichet grillé et sa cloche à chaîne de fer lui donnaient l’apparence d’un couvent ou d’une prison, à l’intérieur cette physionomie disparaissait complétement, grâce à l’élégance du logis et à la gaieté de ses abords.
La cour sur laquelle donnait la façade, avait été transformée en parterre, garni de plantes rares, et les murs eux-mêmes, cachés sous les chèvrefeuilles, les jasmins et les vignes vierges, ressemblaient à des massifs de verdure. Vis-à-vis du perron, une coupe de marbre s’élevait au milieu d’une touffe de roseaux et laissait déborder ses eaux dans un bassin où nageaient quelques poissons dorés, tandis qu’un peu plus loin, un petit hamac d’aloès suspendu à deux lilas, se balançait doucement aux mouvements de la brise. Des jouets d’enfants étaient éparpillés, de tous côtés, sur le sable des allées, parmi l’herbe fine des pelouses et le long des degrés qui conduisaient à la maison.
Cet ensemble d’une prodigalité luxueuse et fleurie servait, pour ainsi dire, de cadre à un groupe placé au milieu même d’un parterre, et dont les personnages méritent un examen détaillé.
La première figure qui frappait était celle d’une femme encore jeune, assise sur un fauteuil de bambous, dans l’attitude affaissée d’une personne malade. Bien qu’on ne pût la dire belle, ses traits avaient une expression de douceur qu’illuminait par instants une certaine flamme du regard. Celui-ci s’animait surtout lorsqu’il s’abaissait vers une enfant assise plus bas sur les genoux d’une jeune paysanne.
C’était une petite fille d’environ trois ans, mais dont les traits chétifs et pâles annonçaient une de ces enfances étiolées qui ne peuvent éclore à la vie. A demi-renversée sur le sein de sa nourrice, elle agitait languissamment les grelots d’un hochet qu’elle laissait retomber à chaque instant avec un cri de souffrance ennuyée. Quoique l’air fût tiède et qu’aucun souffle n’agitât les feuilles les plus frêles, elle était enveloppée d’une pelisse de satin, doublée de peau de cygne, et portait un bonnet de velours grenat qui laissait paraître à peine quelques touffes de cheveux, d’un blond inanimé. Ses pieds, chaussés de brodequins fourrés, pendaient sur l’herbe, sans force et sans mouvement.
Quant au quatrième personnage, il avait quarante ans. Vêtu d’une redingote noire boutonnée jusqu’à la cravate, et les yeux cachés par une paire de lunettes à doubles verres, il tenait à la main une cravache de cuir, dont il effleurait des bottes poudreuses et garnies d’éperons. Malgré le sourire constant qui flottait sur son visage, un disciple de Lavater eût étudié avec quelque défiance ces lèvres serrées que le maître signale comme l’indication d’une avarice tenace, et les partisans de Gall se fussent presque effrayés de ce crâne triangulaire dont la forme rappelait celle des animaux les moins nobles et les plus amoureux du sang.
Mais, quelle que pût être l’impression scientifique produite par l’examen des traits et du crâne de M. Vorel, le plus rigide observateur l’eût difficilement conservée en l’entendant parler. Sa voix avait une simplicité calme, également éloignée de la brusquerie et de l’affectation doucereuse. Semblable à certains chanteurs, dont le timbre garde une expression émouvante sans qu’ils soient émus, le docteur avait, dans l’accent, une justesse et une franchise pour ainsi dire involontaires, et, même en trompant, il conservait cette voix loyale qui déroutait toutes les préventions; c’était chez lui plus que du calcul, plus que de l’adresse; il avait reçu, en naissant, le don du mensonge.
Du reste, la première partie de sa vie avait été cruellement traversée. Sans nom, sans fortune, sans protecteurs, il n’était parvenu à acquérir une profession qu’à force de travail et d’humilité. Nature dominatrice, il s’était plié à toutes les volontés de ceux qui pouvaient le servir; esprit hardi, il avait coupé les ailes de son audace pour l’obliger à ramper! Cette transformation forcée, en tuant tout ce qu’il pouvait garder d’instinct heureux, avait, pour ainsi dire, envenimé ses vices! Ce qu’il y avait en lui de dur était devenu méchant; son désir de posséder s’était tourné en avarice insatiable, son insensibilité en malveillance. Entravé et meurtri par les hommes dès ses premiers pas, il s’était mis à les haïr, non de cette haine ouverte qui suppose encore la liberté, mais d’une haine sourde, cauteleuse, enchaînée, qui se contient par calcul et consent à l’attente, dans l’intérêt de sa sûreté.
Établi d’abord à Trévières, en Normandie, il y avait fait la connaissance d’une riche propriétaire campagnarde connue dans le pays sous le nom de la mère Louis. La mère Louis, dont le mari, d’abord meunier, avait acquis une énorme fortune par l’achat des biens nationaux, était depuis longtemps veuve, et faisait valoir elle-même le grand domaine des Motteux: c’était une femme violente, égoïste, aux façons grossières, mais dont on citait quelques bonnes actions, qui servaient d’excuse aux mauvaises. Elle y avait bien reçu le jeune docteur, parce qu’il lui donnait des recettes pour ses rhumatismes, et qu’il soignait gratuitement ses bestiaux malades. Celui-ci en profita pour s’insinuer dans les bonnes grâces de la fille de la maison, et pour la demander en mariage. La propriétaire des Motteux, comme on devait s’y attendre, rejeta de bien loin une pareille prétention; mais Vorel détermina la fille à passer outre, au moyen d’un de ces actes que le législateur a si plaisamment appelés des soumissions respectueuses. Le mariage eut lieu malgré la mère Louis, qui fut, en outre, obligée de payer environ cent mille écus qui revenaient à la jeune mariée du chef de son père. Cette dernière circonstance souleva contre M. Vorel tous les parents qui avaient des comptes à rendre à leurs filles, et il s’ensuivit une espèce de réprobation qui décida le médecin à quitter Trévières pour se rendre en Touraine et s’établir à Bourgueil, où demeurait une partie de sa famille.
Devenu veuf au bout de quelques années, il avait continué à y vivre avec un fils unique, alors infirme et presque idiot.
Mais, outre la fille mariée au docteur Vorel, la mère Louis avait un fils enlevé par la conscription, et que le hasard de la guerre avait favorisé. Promu de grade en grade sur le champ de bataille, il avait eu, avec le mérite alors commun de se bien battre, celui plus rare de survivre; et Napoléon, qui commençait à sentir le besoin de renouveler son état-major de maréchaux gorgés et vieillis, l’avait successivement nommé général, puis baron. Enfin, en 1810, il épousa mademoiselle de Mazerais, dont la vieille noblesse devait servir à étayer son titre de nouvelle date.
La chute de l’empire vint malheureusement arrêter court toutes ses espérances. Le général Louis en reçut la nouvelle en Vendée, où il avait été envoyé pour étouffer l’insurrection, et, soit douleur, soit hasard, il n’y survécut que peu de jours. Sa veuve, après avoir habité Paris quelque temps, vint enfin visiter des propriétés qu’elle possédait en Touraine, et ce fut là qu’elle rencontra son beau-frère, sur les instances duquel elle s’établit à Château-Lavallière.
Tels étaient les rapports existants entre le docteur Vorel et la baronne Louis, que nous avons tout à l’heure montrés au lecteur, assis ensemble sous un berceau de la Maison verte.
Le médecin venait de se pencher vers l’enfant, dont les plaintes, d’abord faibles et entrecoupées, étaient insensiblement devenues plus bruyantes, lorsque la baronne s’écria:
—Mon Dieu! docteur, Honorine paraît encore plus souffrante ce soir.
M. Vorel hocha la tête avec un sourire immuable.
—Qui vous fait croire cela? demanda-t-il, de sa voix douce et vibrante.
—N’entendez-vous pas ses cris?
—L’enfant n’a point d’autre manière d’exprimer ses impressions et ses caprices; il crie, comme l’être raisonnable gronde, parle ou chante.
—Mais, Honorine pleure, docteur!
—La sécrétion des glandes lacrymales est toujours abondante à cet âge. On voit bien, ma sœur, que vous en êtes à votre premier enfant, tout vous inquiète.
—Mais songez qu’elle aura bientôt trois ans, reprit la mère, en montrant la petite fille malingre et abattue.
—Je le sais, répondit le médecin; elle est née huit mois après la mort du général.
La malade fit un signe affirmatif.
—Pauvre Louis! continua M. Vorel avec une bonhomie affectée, s’il eût vécu, quel bonheur pour lui de se trouver père!... et surtout quel bonheur inespéré! car il m’a répété bien des fois qu’il n’y comptait plus. Il croyait avoir des raisons de croire.... Enfin, il s’est trompé! Mais il faut avouer, ma sœur, que ce voyage en Vendée pour rejoindre le général, a été un heureux hasard!
La baronne ne répondit pas et se pencha vers l’enfant, dont elle agrafa la pelisse.
—Ne serait-il pas prudent de faire rentrer Honorine? demanda-t-elle après un court silence.
—Pourquoi cela? dit le médecin, il n’y a ni vent, ni humidité; vous exagérez les précautions.
—Hélas! je ne sais, répliqua la veuve d’un accent ému; ne pouvant découvrir la cause des souffrances de ma fille ni des miennes, je m’en prends à tout ce qui m’entoure. Lorsque je suis venue m’établir ici, j’espérais, d’après votre assurance, que le calme de cette habitation, l’exercice, l’air des bois nous rendraient la santé; et depuis trois mois que nous y sommes, nos forces s’affaiblissent de jour en jour. L’air libre, le soleil, le parfum des fleurs, tout ce qui fait vivre les autres, semble, pour nous, un poison. Vous affectez en vain de ne pas vous en apercevoir, les progrès du mal sont visibles. Quand je sors, maintenant, les paysannes que nous rencontrons n’arrêtent plus Honorine pour demander son âge et l’embrasser; elles s’éloignent avec leurs enfants, comme si elles craignaient quelque maligne influence, et nous suivent de ce regard demi-effrayé que le peuple jette aux mourants.
M. Vorel voulut l’interrompre.
—Oh! ne cherchez pas à nier, continua-t-elle plus vivement, des explications médicales ne pourraient rien changer à ce qui est; je sens que la vie nous échappe, et cependant il ne faut pas que ma fille meure, docteur! Moi-même, je veux vivre pour elle, et puisque notre séjour ici a si mal réussi, je désire tenter un nouvel essai.
Le médecin la regarda.
—Vous songez à partir? demanda-t-il brusquement.
—Oui, mon frère, répondit la baronne.
—Auriez-vous, par hasard, la pensée d’accepter l’invitation de la mère Louis et de vous rendre aux Motteux?
—Non, je craindrais de n’y trouver ni soins, ni repos; mais je veux tenter un voyage en Italie; c’est une dernière ressource pour les désespérés!
—Et vous vous exposerez avec votre fille aux fatigues de cette longue route? vous oserez transporter votre maladie dans un pays étranger, où, si elle s’aggrave, vous ne trouverez ni soins ni famille?
—Pardonnez-moi, docteur; je ne serai point seule, ma sœur m’accompagnera.
—Madame la comtesse de Luxeuil?
—J’ai su qu’elle allait visiter Naples; je lui ai écrit pour qu’elle me permît de la suivre avec Honorine, et elle a consenti. Tout cela a été décidé depuis votre dernière visite, et je vous en aurais instruit par une lettre si je ne vous avais attendu chaque jour; j’ignorais qu’une affaire vous eût appelé à Orléans.
M. Vorel ne put retenir un geste de dépit.
—J’admire votre miséricorde vraiment chrétienne, ma sœur, dit-il avec un accent d’amertume ironique; jeune fille, vous avez dû défendre votre fortune contre madame de Luxeuil; mariée, elle a essayé de calomnier votre intimité avec le duc de Saint-Alofe; veuve, elle a voulu jeter des doutes odieux sur la naissance de votre fille, et vous avez déjà tout pardonné!
—Ah! pourquoi toucher à ces souvenirs, interrompit la malade, dont les yeux se remplirent de larmes; je voudrais les oublier! A quoi bon me rappeler que ma sœur ne m’aime pas, que personne ne m’a jamais aimée! il est de certains êtres, hélas! comme des arbres que vous voyez là: nés dans une mauvaise terre et exposés aux vents du nord, ils ne servent à rien et ne plaisent à personne!... Mais je ne veux point m’arrêter sur ces pensées, je ne veux songer qu’à ma fille; il faut qu’elle recouvre la santé, qu’elle essaie d’un autre air, d’une autre vie!
—Et en partant avec madame de Luxeuil, fit observer le docteur, vous n’avez point réfléchi que vous vous mettiez à sa merci? Vous ne craignez point son égoïsme, sa tyrannie, ses duretés?
—Je ne crains que le mal d’Honorine, reprit vivement la baronne; ne me parlez point d’autre chose. Que pouvais-je faire d’ailleurs? Ne venez-vous point de me dire vous-même que c’eût été folie de partir seule? à qui donc m’adresser? Des étrangers voudraient-ils accepter pour compagnes de voyage une enfant malade et une femme mourante? Ma sœur, du moins, aura pitié de nous.
M. Vorel secoua la tête.
—J’en suis sûre, continua vivement la baronne; quand elle a connu l’état alarmant d’Honorine, elle s’est montrée inquiète, elle m’a écrit sur-le-champ qu’elle voulait la voir.
—Sans doute, dit le médecin du même ton amer, la maladie de votre fille l’occupe et l’intéresse! A défaut des enfants, les sœurs sont légitimes héritières....
—Ah! que dites-vous? interrompit la baronne avec un cri; vous pourriez supposer....
—Je ne suppose rien, mais je comprends.
—Non, non, c’est impossible! Vos préventions contre madame de Luxeuil vous rendent injuste; cela ne peut être, docteur, cela n’est pas!..... Ce serait trop horrible. Elle, grand Dieu! ma sœur, aurait pu penser que si ma fille.... Ah! pauvre enfant, pauvre enfant!
Elle s’était penchée vers Honorine, qu’elle prit vivement dans ses bras en la couvrant de baisers et de larmes. Il y eut une assez longue pause. M. Vorel gardait un silence contraint, qui semblait confirmer et aggraver ce qu’il venait de dire; enfin pourtant il reprit la parole et demanda à la malade quand elle comptait rejoindre madame de Luxeuil.
—Je ne la rejoins pas, répondit la baronne, elle vient me chercher.
—Ici! Quand cela?
—Au premier jour; demain peut-être. Son départ dépend du docteur Darcy.
—Comment?
—Vous savez qu’il devait faire ce voyage d’Italie en compagnie de ma sœur, dont il est l’ami dévoué.
—Je le sais.
—Eh bien! en apprenant ma demande, il a pensé que sa présence pourrait être utile à deux malades...
—Et il vient à Château-Lavallière?
—Avec madame de Luxeuil.
M. Vorel changea de visage et se leva brusquement.
—C’est-à-dire que mes soins ne vous suffisent plus, dit-il avec éclat; vous avez pris en défiance le savoir du médecin de campagne, et vous voulez en appeler au médecin de Paris.
—Moi! s’écria la baronne saisie, ah! ne le croyez pas, mon frère! Sur l’honneur! je n’ai ni désiré, ni appelé M. Darcy.
—Qui peut alors l’avoir décidé?
—Le départ de ma sœur d’abord, puis le désir de voir madame de Norsauf, qui se trouve à sa terre de Rillé. Ma volonté n’est pour rien dans ce voyage, et le hasard seul a tout fait.
—Hasard dont vous profiterez?
—Vous-même en déciderez, docteur. Défendez-moi de consulter M. Darcy, et je ne lui parlerai de rien. Que votre avis soit contraire au sien, et votre avis seul sera suivi.
—Est-ce bien vrai, ma sœur?
—Doutez-vous de ma parole, mon frère?
M. Vorel regarda la baronne et parut un instant indécis.
—Non, dit-il enfin d’une voix adoucie, je veux croire que tout ceci est fortuit, comme vous me l’assurez. Si je me suis montré blessé au premier abord, ne croyez pas que ce soit par vanité de médecin; mais le cœur a aussi ses susceptibilités.
—Oh! je connais votre dévouement, dit madame Louis en lui tendant la main.
Il la prit et la serra dans les siennes d’un air ému.
—Oui, reprit-il, j’ose dire que ce dévouement est sincère et désintéressé. Aussi n’abuserai-je point de la confiance que vous me témoignez. Vous consulterez le docteur Darcy, ma sœur! L’opinion d’un homme aussi justement célèbre ne peut être qu’utile pour vous, et instructive pour moi.
—A la bonne heure, mon frère.
Le médecin se tut un instant.
—Seulement, reprit-il avec une sorte d’hésitation, je vous donnerai un conseil. Il est important que M. Darcy connaisse exactement ce que vous éprouvez, et quel a été le traitement suivi.
—Sans doute, et je lui dirai...
—Non! interrompit vivement M. Vorel; les malades s’interrogent mal; ils donnent de fausses indications, ils rapportent inexactement les médications employées, et il peut en résulter, pour le médecin qui arrive, de fausses impressions.
—Vous pensez?
—J’en suis sûr; je parle dans votre intérêt, ma sœur, et si vous m’en croyez, vous ne donnerez pas de préjugés à M. Darcy; vous me laisserez lui répondre...
—En vérité, c’est me tirer d’un grand embarras, répondit la baronne en souriant, car le plus souvent je ne sais comment définir ce que j’éprouve, et vos formules sont toujours pour moi des énigmes.
—Alors, vous promettez de me renvoyer le docteur pour toutes les explications?
—C’est convenu.
Le visage de M. Vorel reprit son expression souriante, et il continua quelque temps l’entretien sur un ton amical; enfin, il se leva, prit congé de la malade, embrassa l’enfant, et, après avoir fait à la nourrice quelques recommandations pleines de sollicitude, il se dirigea vers l’auberge où il avait laissé son cheval.
Tant qu’il se trouva en vue de la baronne qui l’avait reconduit jusque sur le seuil de la petite porte du parterre, il marcha du pas égal et paisible qui lui était ordinaire; mais, lorsqu’il eut tourné la rue et qu’il se trouva loin de tous les regards, sur la route déserte, sa marche devint insensiblement plus rapide. Le sourire qui donnait à son visage une sorte d’épanouissement mécanique s’effaça, et ses traits détendus reprirent cette forme aiguë et cette apparence fauve dont nous avons déjà parlé. Levant la cravache qu’il tenait à la main, il se mit à abattre, en passant, les jeunes pousses de troënes qui bordaient le chemin, comme s’il eût senti le besoin de décharger sur quelque chose une secrète colère. Mais cette espèce d’emportement muet fut de courte durée; il ne tarda pas à laisser retomber sa cravache, à baisser la tête et à ralentir le pas. La réflexion était évidemment venue, et, après s’être indigné de quelque désappointement inattendu, il cherchait le moyen d’en tirer parti.
On eût pu seulement défier l’observateur le plus habile de deviner la nature ou l’objet de sa préoccupation. Tous ses mouvements avaient repris cette apparence terne et calme qui laissait, pour ainsi dire, glisser le regard; son visage n’offrait à l’étude qu’une espèce de masque en terre cuite, sec, anguleux, inerte, sur lequel ses yeux, masqués par des lunettes bleues, semblaient deux taches miroitantes et sombres qui ne reflétaient rien.
Il atteignit ainsi l’auberge de la Femme-sans-Tête, où il avait l’habitude de mettre son cheval lorsqu’il venait voir la baronne. Arrivé là, il sortit de sa rêverie, et ses traits, comme s’ils eussent été touchés par un ressort intérieur, retrouvèrent instantanément leur crispation souriante.
L’auberge de la Femme-sans-Tête était une de ces hôtelleries équivoques recommandées seulement par leur position à l’entrée de la ville, et presque exclusivement fréquentées par les porte-balles, les rouliers et les bateleurs, race voyageuse qui vit sur la grande route, s’arrête où elle peut, et s’embarrasse médiocrement de l’apparence du gîte ou du choix de la compagnie.
La présence de M. Vorel dans un pareil bouge pouvait étonner au premier abord; mais l’hôtellier, le père Blanchet, était un de ses anciens clients, parti de Bourgueil sans avoir soldé un long mémoire de maladie, et le docteur, qui aimait l’ordre par-dessus tout, avait pensé qu’en choisissant son auberge il pourrait obtenir, en son et en avoine, l’équivalent des consultations qu’il n’avait pu se faire payer autrement.
Cet avantage compensait largement pour lui les désagréments d’un gîte où il s’arrêtait d’ailleurs peu de temps.
Lorsqu’il arriva à la Femme-sans-Tête, il ordonna de préparer son cheval, et, voulant continuer à réfléchir en l’attendant, il évita la salle commune, où retentissaient les cris des buveurs, et gagna le jardin placé derrière l’auberge.
La nuit était venue, et, bien qu’il n’y eût point de brouillard visible, aucune étoile ne se montrait au ciel. M. Vorel suivit la grande allée du jardin, presque effacée par l’herbe, et arriva à une treille dont la charpente brisée laissait pendre des vignes maigres et échevelées. Immédiatement au-dessus, se trouvait une croisée appartenant à la pièce la plus écartée de l’auberge. Alors ouverte et éclairée, elle laissait voir trois hommes assis autour d’une table, et qui achevaient de souper.
Bien que le bruit de leurs voix animées arrivât, par instant, jusqu’à la tonnelle, le médecin, tout entier à sa méditation, ne parut point y prendre garde et s’assit sur un banc placé sous la fenêtre.
Nous le laisserons là, livré à ses réflexions, pour introduire le lecteur dans la chambre même où soupaient alors les trois voyageurs.
II.
Les trois compagnons.
A en juger par l’unique plat posé au milieu d’une table sans nappe, le repas que venaient de faire les trois convives avait été des plus modestes: une bouteille d’eau-de-vie presque achevée en formait le seul luxe. Un des côtés de la fenêtre était occupé par un homme encore jeune, petit, barbu, pâle et vêtu d’un bourgeron presque neuf. Il avait la bouteille à sa droite et versait seul à boire, privilége qui le signalait évidemment pour l’amphitryon. Son coude gauche était appuyé sur la table, et il tenait, de la main droite, un couteau à lame forte et longue, avec lequel il s’amusait à agrandir les fissures du bois vermoulu. Toute sa personne avait une expression chétive, vicieuse et farouche qui se retrouvait également dans le voyageur assis devant lui, mais sous des formes différentes et avec d’autres nuances.
Celui-ci, d’une taille démesurée, était d’une telle maigreur, que les saillies de ses os avaient laissé leurs traces sur la redingote râpée qui le serrait. Sa chevelure, d’un blond fade, encadrait un de ces visages sans largeur, et, pour ainsi dire, coupants, qui, de quelque côté qu’on les regarde, ne semblent présenter qu’un profil. Il avait, près de lui, un énorme havresac où se trouvaient confondus des peaux de lapin, des débris de porcelaine dorée, des faux bijoux brisés, des vêtements d’homme et de femme en lambeaux, témoignages parlants d’une monomanie trafiquante que pouvait seule justifier l’origine hébraïque. Le grand homme maigre était effectivement Juif, et, de plus, Alsacien, comme le prouvait clairement son accentuation tudesque.
Quant au troisième convive, placé au bout de la table, sa physionomie était moins tranchée. Un peu plus jeune que ses compagnons, il avait un air plutôt hardi que féroce. Son costume et son teint bruni par le soleil, pouvaient même le faire prendre, au premier aspect, pour un paysan; mais, en regardant de plus près, sa taille souple, ses mouvements prompts, ses mains étroites et sans callosités ne permettaient point de le croire habituellement livré aux travaux rustiques. Tout en lui annonçait plutôt l’aventurier. Ses traits avaient une expression ouverte et insouciante, qui, sans être de la pureté, n’étaient point non plus de la bassesse; ils respiraient une sorte de brutalité naïve qui pouvait mettre en garde contre les actes de l’homme, sans qu’il inspirât pour cela de la haine ni du dégoût. Évidemment le hasard et l’ignorance avaient une forte part dans cette corruption, qui ne semblait point irrévocable.
Au moment où commence notre récit, il venait de vider son verre qu’il tendit de nouveau à son voisin en frappant sur la table et en criant:
—A boire, Parisien!
Le petit homme barbu se retourna lentement.
—Ah! ah! Rageur, dit-il avec un ricanement cynique, dont il semblait avoir l’habitude, on voit qu’il y a longtemps que tu n’as goûté à l’eau-d’aff; tu la siffles comme de la tisane de marchand de coco.
—Quand on a eu faim, l’estomac a besoin de se refaire, répondit laconiquement le Rageur.
—Toi affoir donc été dans une crande teppine? demanda le Juif.
—Dans une débine à manger des glands, Alsacien.
—Et tu n’as bas trouffé à faire un beu de gommerce?
—Du commerce, avec quoi?
—Avec ce gon a, tonc! Il y a touchours moyen de gommercer.
—Oui, interrompit le Parisien, pour toi qui troquerais les pierres du chemin contre des cosses de pois; mais le Rageur n’est pas un marchand de bric-à-brac, lui; il a travaillé dans le grand genre avec moi, quand nous faisions la guerre aux patauds[B], en Maine-et-Loire. La diligence nous a passé deux fois par les mains.
—Y affait-il peaucoup de pacages, Jacques? demanda naïvement le Juif.
—Il y avait deux cent mille balles (200 mille francs), répondit le Parisien, avec un laconisme triomphant.
—Deux cent mille palles à vous teux! s’écria le Juif émerveillé.
—Non, au commandant de canton tout seul, dit le Rageur; il a tout pris pour le service du roi et tout gardé pour son propre service, ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir des croix, des places, des pensions, tandis que nous autres, on nous a dit de rentrer dans nos villages et de chercher du travail.
—Ce que tu as fait? dit le Parisien d’un ton ironique, car tu as voulu te ranger.
—Eh bien! après? répliqua le Rageur brusquement; si c’est mon idée?...
—Pourquoi y avoir renoncé, alors?
—Pourquoi?... tu le sais aussi bien que moi! J’y ai renoncé parce que, dans le pays, on me refusait de l’ouvrage en me disant que j’étais trop connu, et qu’ailleurs on ne voulait pas m’en donner, sous prétexte qu’on ne me connaissait pas.
—De sorte que tu t’es dégoûté d’en chercher?
—Je me suis dégoûté de mourir de faim.
—Preuve que tu n’étais pas né pour être honnête homme, mon petit. L’ouvrier né honnête doit manger quand il a du pain, et quand il n’en a pas, serrer d’un cran la boucle de son pantalon; c’est un article de morale que ton curé aura oublié de te faire connaître. Quant à moi, vois-tu, j’avais pas plus de douze ans quand j’ai compris la chose.
—Comment ça?
—J’avais pour parents légitimes la crême des couples vertueux, un père cousu de certificats de probité, et une mère dont on eût pu faire une rosière. Mon père, qui était employé à l’administration générale des déménagements, avait rendu je ne sais combien de fois, à leurs propriétaires, de l’argenterie, des bijoux et des billets de banque perdus, ce qui lui avait rapporté l’estime générale et un certain nombre de pièces de vingt sous. Par malheur, un jour qu’il était chargé d’une malle, le pied lui manqua dans un escalier, il se donna un effort, et il fallut le porter à l’hôpital, où il mourut un mois après. Par considération pour les bons services du défunt, l’administration accorda une gratification de 25 fr. à ma mère. Ce n’était pas cher pour la vie d’un homme, mais elle aurait pu ne rien donner; aussi, ma mère alla remercier le directeur.
—Et quel âge avais-tu alors, toi? demanda le Rageur, en paraissant prendre une sorte d’intérêt au récit de Jacques.
—Onze ans, répondit celui-ci, juste ce qu’il fallait pour bien sentir la misère!... et tu peux croire qu’on en eut à discrétion. Au bout de quelques mois, ma mère tomba en langueur; elle ne pouvait presque plus travailler... alors le pain manqua. Il fallut demander l’aumône; mais ils m’avaient rendu fier dans la famille: je demandais mal, et le plus souvent je revenais sans rien avoir: alors on se couchait à jeun. Aussi la mère alla de mal en pis. On voulut la faire entrer à l’hôpital, mais quand les médecins l’eurent vue, ils dirent qu’elle n’avait pas de maladie, qu’elle ne souffrait que de la faim, et que c’était une incommodité dont ils ne guérissaient pas. On la renvoya dans notre grenier, où elle traîna encore quelques mois, jusqu’à ce que la portière me dit un soir, comme je rentrais, qu’elle venait de mourir.
—Ta mère! répéta le Rageur, visiblement ému, elle est morte en ton absence?
—Oui, dit Jacques avec insouciance, et comme je n’étais encore qu’un enfant, ça me fit quelque chose; surtout quand je trouvai les voisines qui étaient autour du corps qui répétaient que Dieu avait fait une grande grâce à la défunte de la prendre. Aussi ne s’occupait-on que de l’ensevelir. On avait déjà demandé un drap au locataire du premier étage, qui avait cabriolet, mais la dame avait répondu qu’elle n’avait pas de vieux linge; enfin, ceux des mansardes se cotisèrent: on acheta ce qu’il fallait. Quant à moi, je regardais tout ça sans rien dire. Je tenais à la main le portefeuille que ma mère avait ordonné de me remettre, et qui renfermait nos papiers, extraits de mariage, de naissance, certificats de bonne conduite, et je pensais en moi-même:—Voilà donc comme ça se joue pour les pauvres? Tout ce qu’ils gagnent à être des saints, c’est de mourir à l’hôpital ou dans un grenier, et d’être ensevelis par la charité de voisins qui les trouvent bien heureux d’être morts! Et c’est là ce qui m’attend, dans le cas où je ferais comme mon père? Merci de la chance! S’il n’y a pas d’autre récompense pour les travailleurs honnêtes que de laisser à leurs enfants des quittances de leur probité, j’aime mieux vivre comme un voyou et ne rien faire.
—Et tu as gommencé tout de suite le métier, Barisien?
—J’ai commencé par descendre chez le portier pour jeter au feu tous les papiers laissés par le père et la mère; il me semblait que c’était une manière de renoncer à l’héritage.
—Eh bien! je n’aurais pas fait comme ça, moi, dit le Rageur avec une sensibilité grossière; non, si j’avais eu des parents... une mère... il me semble que je n’aurais pas voulu faire honte à leur nom. Mais un enfant trouvé n’a pas de nom: c’est comme un chien perdu; tout le monde a le droit de lui lancer une pierre... Ah! si j’avais eu une famille...
—Dans ce cas tu aurais rempli ton rôle d’honnête homme, pas vrai, ajouta Jacques en ricanant. Quand on croit au paradis, encore, à la bonne heure, on peut espérer que l’on touchera son arriéré chez le Père éternel; mais pour ceux qui veulent vivre de leur vivant, le métier me paraît peu récréatif? Qu’en penses-tu, Alsacien?
—Moi, reprit l’homme maigre, je bense que j’aurais jamais rien bris à bersonne, si j’avais eu seulement un betit gabital pour entrebrendre du gommerce.
Le Rageur éclata de rire.
—Ce diable de monsieur Jérusalem ne rêve qu’à son gommerce, dit-il; s’il était condamné à être pendu, il vendrait une corde au butteur (bourreau).
—Les gordes, c’est une maufaise marchandise, fit observer sérieusement l’Alsacien.
—Pas toujours, reprit Jacques plus bas; je me rappelle une certaine corde, à Bourbon-Vendée, qui nous a rapporté près de deux cents louis. Il faudrait trouver ici quelque chose dans le même goût.
—Avez-vous cherché? demanda le Rageur d’un air indifférent.
—Oui, répliqua le Parisien. Je me suis promené dans les environs pour prendre une leçon de géographie; il y a des maisons qui ont bonne apparence; mais il faudrait avoir quelques renseignements sur les bourgeois, vu qu’il s’en trouve, des fois, qui sont méchants et qui vous dérangent.
—J’aime bas qu’on me terrange, dit le Juif, avec un sérieux féroce; quand on terrange y a moyen de rien emborter. Aussi y faut mieux faire aux gens se taire.
—C’est mon opinion, reprit Jacques, surtout quand on travaille à l’aveuglette et qu’il faut chercher la place du magot, comme ce serait ici le cas. Une fois sûr que personne ne peut faire du bruit, on prend son temps.
—Possible, dit le Rageur, mais moi, ça ne me flatte pas!
—Fais donc la bégueule! reprit le Parisien avec son sourire pâle; quand nous étions en Maine-et-Loire tu t’es peut-être privé de descendre les bourgeois qui s’attardaient sur les routes.
—C’étaient des bleus! reprit vivement le Rageur, ils savaient que nous nous promenions dans le pays; ils n’avaient qu’à prendre garde. Dans ce cas-là, envoyer un coup de fusil au bourgeois, c’est de la guerre; mais entrer chez lui pour le trouver au lit, endormi, je n’ai pas le cœur à ces choses-là, vois-tu!.... d’autant qu’il peut y avoir des femmes, et qu’alors ce serait encore pis.
—C’est-à-dire, Rageur, que tu bois l’eau d’aff, mais que tu ne veux pas la gagner.
—Si fait, Jacques, je veux la gagner, mais il faut que l’affaire soit montée autrement. Adressons-nous, si tu veux, à une diligence, comme autrefois; il y a toujours là-dedans des gens qui peuvent se défendre.
—Comment, double niais! tu tiens donc à courir des risques?
—Eh bien! oui, ça m’encourage.
—Bas moi, bas moi! interrompit vivement le Juif.
Jacques haussa les épaules.
—Le Rageur a toujours eu un coup de marteau, dit-il, en touchant son front du doigt; mais, quand nous aurons trouvé une occasion, si la chose le taquine trop, il pourra faire galerie en nous laissant jouer la partie à deux.
—Et nos barts n’en seront que meilleures! ajouta philosophiquement l’Alsacien.
L’arrivée de l’aubergiste, qui venait réclamer le prix du souper, empêcha le Rageur de répondre. Jacques acquitta la note, offrit à maître Blanchet ce qui restait dans la bouteille, et, après avoir trinqué, tous quatre descendirent dans la salle commune où le Parisien et le Rageur se mirent à fumer. Le Juif tira également de la poche de son gilet une grosse pipe allemande dont il secoua ostensiblement les cendres sur son genou pendant un quart d’heure; mais aucun de ses compagnons n’ayant offert de la remplir, il la remit dans sa poche avec un soupir.
Quelques instants après, M. Vorel parut.
Si l’on se fût trouvé à Paris, l’entrée d’un habit fin dans un lieu exclusivement fréquenté par des porteurs de vestes et de bourgerons, n’eût point manqué d’exciter une surprise suivie de murmures et de provocations; là, en effet, l’intelligence populaire plus éveillée, a compris que le bourgeois ne venait jamais se mêler aux habitudes ou aux plaisirs de l’ouvrier que dans l’intérêt de ses vices, et elle maintient, comme une défense, cette séparation des classes qu’on lui a imposée comme un joug. Mais en province, la tradition antique n’est point encore tellement éteinte, que le serf affranchi ne tienne à honneur le contact de son ancien maître; là, le peuple n’en est encore qu’à la vanité; celui de Paris est déjà remonté jusqu’à l’orgueil.
La réception faite au médecin par les gens réunis à la Femme-sans-Tête, fit clairement apprécier cette différence; la plupart s’interrompirent dans leurs conversations, et portèrent la main à leurs bonnets ou à leurs chapeaux, tandis que l’homme au bourgeron se détournait avec un grognement.
—Tiens, il vient donc ici des Elbeuf, dit-il assez haut pour être entendu du docteur. Qu’est-ce qu’il demande, ce monsieur? ce doit être le commissaire de l’endroit ou un brigadier de gendarmerie déguisé en bourgeois.
—Eh non! interrompit maître Blanchet, qui cherchait une chaise pour M. Vorel; c’est le médecin de Bourgueil. Asseyez-vous donc, monsieur le docteur; comment va la baronne?
—Médiocrement, Blanchet, médiocrement, répondit M. Vorel, de sa voix honnête et posée; je ne suis point content de son état.
—Aussi elle est trop sédentaire, répondit l’aubergiste, on ne la voit jamais hors de son couvent.
—Elle donne tout son temps à sa fille.
—Oui, on dit qu’elle a fait de sa maison et de son jardin un vrai paradis; ça a même été cause qu’on a crié dans le pays.
—A quel propos?
—Parce qu’elle a tout acheté à Paris, les meubles, les tapisseries, les fleurs! Vous comprenez, monsieur Vorel, que lorsqu’on a de quoi, il est juste d’en faire profiter ceux de l’endroit: quand elle aurait dû payer un peu plus cher, on la dit riche à ne pas connaître elle-même sa fortune.
—Vous savez qu’on exagère toujours, maître Blanchet, la baronne a une trentaine de mille livres de rentes.
—Eh bien! et ce qui lui reviendra de votre belle-mère, la bonne femme Louis, car vous n’êtes que deux héritiers, la fille de la baronne et vous?
—C’est vrai.
—De sorte, ajouta l’aubergiste, en clignant les yeux, que si la petite ne grandissait pas, vous prendriez seul toute la succession! Eh bien! ça ne serait pas encore si sot. En définitive, nous sommes tous mortels, comme dit cet autre; ce ne serait pas votre faute, si l’enfant vous manquait dans la main, et vous toucheriez, comme consolation, une vingtaine de mille livres de rentes.
—Vingt mille livres de rentes, s’écria le Parisien, qui avait tout entendu, tonnerre! c’est tentant pour un médecin!
M. Vorel tressaillit comme un homme frappé d’un coup inattendu; il pâlit jusqu’aux lèvres et se retourna vers Jacques avec une exclamation indignée: mais l’impassibilité cynique de celui-ci parut le déconcerter; il balbutia quelques mots inintelligibles, détourna la tête et s’approcha du feu comme s’il se fût senti du froid.
L’aubergiste ne parut point avoir pris garde à cet incident rapide et continua:
—C’est égal, pour une femme qui a dix mille écus à dépenser tous les ans, la baronne ne fait guère de bruit; à quoi peut-elle employer son argent?
—A accroître la dot de sa fille par ses économies, répliqua Vorel.
—Eh bien! elle doit en avoir alors de ces pièces rondes; car le diable me brûle, si elle dépense le quart de son revenu! Elle vit là-bas sans autre train de maison qu’un jardinier à la journée, une chèvre et une servante.
—A mon grand regret, fit observer le docteur; je voudrais la savoir moins seule.
—Et à cause donc?
—Parce que la maison est isolée et que des voleurs y trouveraient de quoi faire fortune.
—Tiens! ma foi, je n’y avais pas pensé, dit Blanchet, c’est encore vrai ce que vous dites là, monsieur Vorel. De mauvais gars n’auraient qu’à être avertis!... Il serait facile d’entrer par le bout du jardin, qui donne sur le bois.
—Les fenêtres ne sont défendues que par des persiennes.
—Et une fois dans la maison on pourrait tout égorger à son aise; il n’y a pas de voisins.
—C’est effrayant, répéta M. Vorel en promenant un regard autour de lui, comme s’il eût voulu s’assurer qu’aucun des auditeurs de ce dialogue n’était homme à en abuser.
Mais le Parisien et le juif venaient de se retirer à l’écart et échangeaient, à voix basse, quelques paroles rapides. Quant au Rageur, demeuré à la même place, il semblait n’avoir rien écouté.
Le garçon d’écurie de la Femme-sans-Tête entra dans ce moment, et annonça au docteur que son cheval était prêt.
—Vous repartez donc pour Bourgueil? demanda Blanchet.
—Non, dit M. Vorel, je continue jusqu’au Vivier, où lord Murfey me prie d’aller depuis longtemps.
—Est-ce que l’Anglais est malade? demanda l’aubergiste.
—Pas précisément, dit M. Vorel en souriant: mais comme il n’a rien à faire, il se gorge de bœuf et de Madère pendant six jours, et il prend médecine le septième. Au revoir, père Blanchet.
Le docteur, après avoir boutonné jusqu’au haut sa redingote à la propriétaire, plongea les deux mains dans ses larges poches pour y chercher ses gants; mais il en retira une petite boîte cachetée, à la vue de laquelle il fit un geste de désappointement.
—Au diable, l’étourdi! s’écria-t-il, j’ai oublié de remettre les pastilles pour Honorine.
La vérité était que sa préoccupation, au moment de quitter la baronne, lui avait fait perdre le souvenir de la boîte.
—C’est-y quéque chose de pressé? demanda l’aubergiste.
—Sans doute, reprit le docteur; mais je suis déjà en retard, et je ne voudrais point retourner chez ma belle-sœur; ne pourriez-vous pas, père Blanchet, lui faire remettre ceci sur-le-champ?
—Je ferai mon possible, monsieur Vorel, répliqua l’hôtelier avec un peu d’hésitation; mais, pour le moment, je n’ai là que Joseph qui ne peut quitter l’écurie.
—Tâchez de trouver une autre personne, dit le médecin, en promenant autour de lui un regard par lequel il semblait solliciter la complaisance des auditeurs.
L’Alsacien, qui s’était rapproché, porta la main à son chapeau gris.
—Si le pourgeois a pesoin, je borderai la poète, dit-il avec un sourire aimable qui rappelait le rictus des têtes de mort.
—Eh bien! ça se trouve comme de cire, dit le père Blanchet.
—Mais, Monsieur... connaît-il la maison de madame la baronne? demanda le docteur en examinant le juif à travers ses lunettes.
—Je gonnaîtrai, je gonnaîtrai, reprit celui-ci, qui s’efforça de donner encore plus d’affabilité à son sourire, l’aupergiste y m’indiguera.
—Je crains que ce ne soit abuser de votre obligeance?
—Dy tout, dy tout, mein Herr, je broboserai en même temps mes zervices à la parone. J’achète les beaux de labin, mein Herr, et la borcelaine cazée, et les choses de verre en gristal; donnez la poète, a m’aitera à faire mon gommerce.
—Allons, voilà qui lève mes scrupules, dit le médecin, et puisque monsieur l’Allemand veut bien...
—Ah! mein Herr a teffiné que j’étais Hallemand? interrompit l’homme maigre d’un air émerveillé; gomment donc qu’il a teffiné? A cause que je suis plond dans mes geveux...
—Oui, et un peu aussi à l’accent.
—Tiens!... j’ai un accent, reprit le juif, qui regarda tout le monde avec une surprise souriante, et pien je mé aberçois bas, barole t’honneur! mais, n’imborte, je borderai la poète.
—Je vous engage alors à vous hâter, fit observer le docteur, car plus tard le jardinier serait parti, et on ne vous ouvrirait peut-être point.
—Je bars, je bars, s’écria l’Alsacien.
Et en trois enjambées il fut hors de l’auberge, tandis que de son côté M. Vorel montait à cheval et prenait le chemin du Vivier.
Quant au Parisien, il s’était approché du Rageur, qui, sur un signe, l’avait suivi, et tous deux disparurent du côté de l’étang.
Environ une heure après, deux hommes étaient accroupis derrière une des haies qui bordent le chemin conduisant des premières maisons du faubourg à la partie supérieure de la ville. L’un d’eux avait le cou tendu et l’œil fixé sur le milieu de la route, que la lune commençait à éclairer, tandis que l’autre, renversé en arrière dans une pose nonchalante, semblait à moitié endormi.
Tout à coup le premier se redressa, prêta l’oreille, pencha la tête à droite et à gauche pour mieux voir, et fit entendre cette espèce de bredouillement cadencé qui, chez les faubouriens de Paris, remplace le sifflement d’appel.
La réponse ne se fit point attendre, et, presque au même instant, une ombre se dessina sur l’espace lumineux du chemin et s’avança vers l’endroit où les deux compagnons se tenaient cachés.
—Est-ce bien toi, Moser? demanda le Parisien qui s’était levé.
—C’est pien moi! repondit l’Alsacien; tu es seul?
—Voici le Rageur.
—A la ponne heure, on ne beut bas nous entendre?
—Non; mais parle vite, y a-t-il gras?
—Il y a cras, il y a cras, reprit Moser, dont les yeux bleus et ronds brillaient d’une vivacité singulière.
—Tu es entré dans la case?
—Foui, c’est la serfante qui m’a ouffert.
—Et tu lui as donné la boîte?
—Bas si pête, j’ai dit que je foulais barler à la paronne. On m’a fait monter et on m’a laissé dans une betite salon où il y a une fenêtre qui tonne sur le parterre; alors, bour m’occuper, j’ai foulu dévisser le grochet de la bersienne.
—Tu n’as pas pu?
—Le foilà! dit l’Alsacien, en montrant triomphalement un morceau de fer qu’il tenait caché dans sa manche; un grochet ça peut se fendre...
—Mais as-tu eu le temps d’examiner un peu l’intérieur?
—Beaucoup, beaucoup. T’abord, quand on m’a gonduit à la paronne, j’ai traversé trois bièces, oh! mais des bièces si pien meuplées!... Quel dommage, Barisien, qu’on ne buisse pas emborter les meubles!
—Finis donc.
—Enfin, j’ai remis la poète à la paronne; elle a l’air pien malade, la pauvre tame!
—Et après?
—Après, je lui ai temanté si elle n’affait pas de beaux de labins à fendre.
—Ah! satané Juif, dit le Parisien, en riant malgré lui, le jour du jugement il proposera au père Éternel de lui acheter ses vieilles culottes!
—Y fallait pien, Jacques, reprit Moser sérieusement, ça me tonnait l’air de faire mon gommerce.
—Que t’a répondu la baronne?
—Elle m’a répontu: Non.
—Et tu es ressorti?
—Foui, mais j’ai fait attention à me dromber de borte pour foire encore d’autres champres.
—Alors tu pourras te reconnaître en dedans?
—Très-pien.
—Mais pour entrer dans le parterre?
—Pour entrer dans le barterre, c’est facile, je fas fous expliquer ça.
Moser commença une sorte de description topographique qui prouvait une intelligence singulièrement exercée dans ce genre d’observation. Il pensait que tous trois devaient d’abord franchir le mur de clôture, et qu’arrivés au parterre, le Rageur, qui était le plus leste, gagnerait la fenêtre du petit salon dont la persienne ne pouvait plus se fermer, pénètrerait dans la maison et leur en ouvrirait la porte.
Le Parisien se tourna vers son compagnon qui était jusqu’alors demeuré étendu sur l’herbe et avait tout écouté sans rien dire.
—Il me semble que Monsieur Jérusalem a bien compris l’affaire, fit-il observer, qu’en dis-tu, mon vieux, est-ce que ça te va?
—Non, répondit le Rageur sans se déranger.
—Pourquoi ça?
—Parce qu’une fois entrés dans la cassine, vous voudrez faire taire les femmes.
—Allons, vas-tu recommencer? dit Jacques, en haussant les épaules; ça fait pitié, ma parole d’honneur: un voyou qui ne possède que sa vermine et qui se mêle d’avoir des nerfs!
—Eh bien! si c’est mon idée, reprit le Rageur, en se mettant sur son séant, est-ce que je ne suis pas libre, par hasard?
—Non, tu n’es pas libre! s’écria le Parisien, car maintenant tu connais le coup que nous avons monté.
—Eh bien?
—Eh bien!... tu peux jaser.
Le Rageur se redressa si brusquement que Jacques recula.
—Répète-moi ça, dit-il en regardant le Parisien fixement; je n’ai pas bien entendu.
—C’est pourtant clair, reprit Jacques, qui balançait évidemment à exprimer une seconde fois sa défiance, une affaire ne doit être connue que de ceux qui en sont, et, si tu caponnes, le mieux sera de tout laisser.
—Non bas, non bas, interrompit vivement Moser, je ne feux bas laisser, moi! L’affaire il est trop ponne; j’irai plitôt tout seul. Rabellez-fous tonc les baroles du docteur: il a tit qu’y avait de quoi enrichir blusieurs... braves gens; je serais gontent d’être riche, moi.
—Tiens, il croit être le seul, murmura le Rageur, avec un mouvement d’épaules.
—Et pien, si toi aussi tu feux avoir de l’archent, y faut fenir, reprit Moser; c’est un fattout; abrès ça, tu bourras te retirer des affaires.
—A la bonne heure, dit brusquement le Rageur, j’en serai, mais à une condition.
—Laquelle?
—C’est que vous ne jouerez pas du couteau. La maison est assez isolée pour qu’on ne craigne pas d’être surpris.
—Mais si les femmes s’éveillent et veulent crier?
—Alors, je me charge de les bâillonner.
—Ça beut se faire, dit le juif; mais y faut blus de brégautions.
—Est-ce convenu alors? demanda le Rageur.
—C’est convenu.
Ainsi tombés d’accord, les trois compagnons se dirigèrent du côté de la Maison verte; mais il était encore trop tôt pour qu’ils pussent commencer à travailler; aussi gagnèrent-ils une butte qui s’élevait de l’autre côté de la route et d’où l’on apercevait distinctement, par-dessus le mur de clôture, la façade de la maison.
Tous les trois s’y assirent, cachés par les broussailles, et attendirent avec impatience, l’œil fixé sur leur proie.
Les rideaux des fenêtres étaient restés ouverts, de sorte que l’appartement éclairé leur apparaissait, à travers la route, comme un théâtre amoindri par l’éloignement, et sur lequel se jouait une sorte de pantomime de la vie privée. Ils suivaient les lestes mouvements de la jeune servante, et ceux plus languissants de la baronne. Ils les voyaient s’empresser toutes deux autour de l’enfant, la promener dans leurs bras, et s’efforcer de l’endormir. Mais l’arrivée de la nuit avait redoublé le malaise d’Honorine, dont les cris plaintifs arrivaient jusqu’aux trois compagnons. Le mal ne semblait céder de temps en temps que pour reprendre bientôt plus vif. Minuit sonna à l’horloge éloignée, et les deux femmes continuaient vainement à bercer la petite fille.
—Il ne finira donc pas, cet avorton du diable! murmura le Parisien, à bout de patience.
—Je foudrais avoir son cou tans ma main! ajouta le Juif en fermant ses longs doigts de squelette, avec une expression féroce.
—Il peut les tenir comme ça, debout jusqu’à demain!
—Et imbossible d’entrer bendant qu’elles sont effeillées; elles nous entendraient.
—Faites donc pas tant de mauvais sang, dit le Rageur; voilà que ça va finir.
Les cris avaient, en effet, cessé, et la nourrice ne tarda pas à quitter la chambre avec l’enfant endormi.
La baronne, restée seule, s’approcha de la fenêtre, et demeura quelque temps le front appuyé sur les vitres. A la distance où elle se trouvait, il était impossible de distinguer ses traits; mais son attitude révélait un tel affaiblissement, que le Rageur hocha la tête avec une vague expression de pitié.
—Elle a l’air d’une morte, dit-il à demi-voix.
—Ça ne suffit pas, l’air, murmura Jacques entre ses dents; est-ce qu’elle va rester là toute la nuit, maintenant?
—Non, fit observer Moser; elle gommence à brier le pon Tieu... c’est pon signe! Quand les femmes brient le pon Tieu, c’est qu’elles ont envie de tormir.
La baronne venait de se mettre à genoux. Après une prière assez longue, elle se releva avec effort, appela la nourrice pour fermer les persiennes, et toutes les deux disparurent en emportant les lampes.
La façade demeura dans une complète obscurité.
Le Parisien et ses deux amis attendirent encore, en silence, pendant assez longtemps, enfin, lorsqu’une heure et demie sonna, tous trois se levèrent lentement, et, après s’être assurés que la route était déserte, ils escaladèrent le portail, et arrivèrent au pied du perron.
Moser désigna alors au Rageur la fenêtre du petit salon, qu’il atteignit sans trop de peine, et dont la persienne, mal fermée, céda presque aussitôt; un carreau, brisé avec précaution, lui permit d’ouvrir la fenêtre.
—Y es-tu? demanda Jacques à voix basse.
—Oui, répliqua le Rageur.
—A brésent, la bremière borte à gauche pour drouver l’escalier, murmura Moser.
Le Rageur ne répondit rien, mais il disparut dans l’appartement.
Jacques se pencha à l’oreille du Juif.
—Prépare ton couteau, murmura-t-il.
—Bourquoi? demanda Moser.
—Pour servir les femmes si elles se réveillent.
—Mais le Rageur?
—Il faudra bien qu’il se taise quand ce sera fait.
—C’est vrai, dit l’Alsacien, en tirant de la poche de son pantalon un couteau-poignard qu’il ouvrit; comme ça tu moins, on n’aura bas à se bresser.
Tous deux se placèrent près de la porte et attendirent; mais un temps assez long s’écoula sans que leur compagnon reparût.
—Bourquoi tonc que l’autre n’arrive bas? demanda le juif étonné et inquiet.
—Il a peut-être de la peine à se reconnaître là-dedans, dit le Parisien, si tu avais pu monter à sa place, ça serait allé plus vite.
—Attends, je fois là quelque chose.
Moser s’avança vers l’objet qu’il avait aperçu dans l’ombre; c’était une échelle couchée le long du mur par le jardinier. Jacques l’aida à la transporter sous la fenêtre précédemment ouverte par leur compagnon, et, après l’y avoir appuyée, tous deux montèrent lentement.
Ils n’avaient pas franchi la moitié de l’échelle, lorsqu’un cri se fit entendre à l’intérieur.
—Nous sommes découverts, dit l’Alsacien qui s’arrêta court.
Un second cri, puis un troisième retentirent.
—Les couteaux! les couteaux! répéta le Parisien en forçant Moser à avancer.
Celui-ci comprit et sauta dans l’appartement. Une porte qu’il reconnut pour celle de la chambre où la baronne l’avait reçu, était ouverte et éclairée: c’était de là que venaient les cris; Jacques et lui y coururent; mais la pièce était vide, le lit défait et le berceau de l’enfant renversé. Ils s’étaient arrêtés stupéfaits et le couteau à la main sur le seuil, lorsque le Rageur, les traits bouleversés, parut à une seconde entrée; à leur vue, il recula brusquement et disparut avec un cri.
—Eh bien! qu’a-t-il donc? s’écria le Parisien.
—Nous lui affons fait beur, répliqua Moser.
—Il ne nous a pas reconnus, alors?
—C’est bossible.
Tous deux coururent à la porte par laquelle leur compagnon venait de s’échapper et essayèrent de l’ouvrir; mais elle était fermée.
—Il a tiré le ferrou, dit le juif.
—Écoute, interrompit Jacques.
On entendait un murmure de voix parmi lesquelles se distinguait celle du Rageur, suppliante et éperdue.
—Que tiable se passe-t-il là-tetans? demanda Moser.
—Il faut enfoncer la porte! dit le Parisien, à qui l’impatience et la peur ôtaient toute prudence.
Et il se mit à secouer la serrure avec une sorte de fureur.
Un cri d’effroi s’éleva dans la chambre voisine.
—Ne craignez rien, madame la baronne, répéta distinctement le Rageur: quiconque voudra arriver jusqu’à vous est mort!
Jacques et Moser firent un mouvement en arrière.
—Il est donc defenu fou? balbutia ce dernier stupéfait.
—C’est pourtant bien sa voix, reprit le Parisien qui cherchait vainement à comprendre.
Et secouant de nouveau la porte, il se mit à appeler le Rageur. On ne lui fit aucune réponse; mais le murmure de voix recommença de l’autre côté.
Les deux brigands déconcertés se regardèrent.
—Le gredin nous a vendus! s’écria Jacques avec un geste de désappointement plein de rage.
—Il gonnaissait donc la paronne? ajouta le juif, dont l’étonnement paralysait pour ainsi dire la colère. Mais pourquoi alors nous affoir laissé fenir?
—Est-ce que je sais, moi?... Pour nous livrer, peut-être...
Il n’avait point achevé que des coups répétés retentirent à la grande porte extérieure. Tous deux s’élancèrent dans le petit salon et coururent à la fenêtre; une chaise de poste venait de s’arrêter devant l’entrée.
Ils escaladèrent rapidement le balcon pour regagner le jardin; comme ils posaient le pied sur les premiers barreaux de l’échelle, le cri: Au voleur! se fit entendre dans la rue; ils avaient été aperçus par le domestique occupé à défaire la bâche de la voiture de voyage.
Effrayés, ils balancèrent un instant, puis finirent par se décider à descendre; mais leur retard avait permis au domestique de franchir le mur de clôture avec un des voyageurs de la chaise de poste. Le juif et le Parisien les trouvèrent tous deux au bas de la fenêtre, le pistolet à la main.
Comprenant que la lutte était inutile, ils se débarrassèrent des couteaux, dont ils étaient armés, et se laissèrent saisir sans résistance.
III.
Les parents.
La chaise de poste, arrivée si à propos à la Maison-Verte, y amenait madame de Luxeuil et le docteur Darcy.
Tous deux trouvèrent la baronne privée de sentiment. La nourrice, accourue près d’elle, à demie vêtue, essayait de lui faire reprendre ses sens.
Elle raconta à la comtesse que sa maîtresse désirant veiller elle-même sa fille, l’avait renvoyée pour prendre quelque repos. Réveillée peu de temps après par des cris, elle s’était précipitée, malgré son épouvante, vers la chambre de la baronne, qu’elle avait trouvée évanouie aux pieds d’un homme en blouse. Mais le bruit des pas de la comtesse et du docteur avait fait fuir ce dernier sans qu’elle pût dire ce qu’il était devenu.
Pendant que madame de Luxeuil écoutait ces explications, en les entrecoupant d’exclamations plaintives sur l’effroi qu’elle venait d’éprouver et sur le danger qu’elle avait failli courir, M. Darcy s’occupait de rappeler la malade à la vie.
Elle finit par rouvrir les yeux, et balbutia le nom de sa fille. Le docteur la lui fit présenter.
A la vue de l’enfant endormi sur le sein de sa nourrice, la baronne parut se ranimer; elle fit un effort, souleva la tête; et, dans ce mouvement, ses yeux rencontrèrent la comtesse. Elle tendit les mains avec un faible cri et en prononçant le nom de sa sœur.
—Elle me reconnaît, dit madame de Luxeuil, qui se pencha pour l’embrasser; pauvre chérie! dans quel état nous vous trouvons; sans nous vous étiez assassinée.
La baronne serra madame de Luxeuil dans ses bras sans répondre autrement que par des sanglots convulsifs.
—Allons, calmez-vous, dit la comtesse, en lui faisant quelques caresses qui semblaient moins dictées par la tendresse que par le désir de mettre fin à cette crise d’expansion; ne me serrez pas ainsi, vous allez vous faire mal. Il n’y a plus de danger; soyez tranquille, le docteur se charge de vous soigner et de vous guérir.
Elle accompagna ces mots d’un baiser dont elle effleura le front de la malade, puis se redressa, en défripant sa robe et passant les doigts dans les boucles de ses cheveux.
Malgré ses souffrances, la baronne fut, sans doute, frappée de cette légèreté indifférente, car elle regarda sa sœur, croisa les mains et tourna la tête avec une expression de désappointement douloureux.
Madame de Luxeuil n’y prit point garde: mobile et décousue, comme tous les esprits inoccupés, elle se mit à promener les yeux autour d’elle, et se leva pour se mirer dans une psyché placée en face de l’alcôve.
La comtesse était une de ces femmes du monde incapables d’affections, qui acceptent les sentiments de famille comme le reste de l’héritage, sous bénéfice d’inventaire. Tant qu’elle y trouvait son plaisir ou son profit, elle se montrait bienveillante, sinon affectueuse; mais dès que le lien lui devenait à charge, elle le brisait sans hésitation et sans remords. L’amitié qui l’unissait à la baronne ressemblait donc à ces sociétés léoniennes, où l’un des associés apporte tout et où l’autre seul en profite. Telle était, du reste, la naïveté de son égoïsme qu’on le lui pardonnait; car privées du sens moral la plupart des personnes du monde ne reconnaissent le vice, qu’aux efforts qu’il fait pour se cacher; celui qui se montre leur paraît, par cela seul, excusable. Aussi, madame de Luxeuil passait-elle surtout pour franche et naturelle. Cependant ceux qui la connaissaient mieux prétendaient que ce naturel et cette franchise n’étaient qu’une profondeur d’insensibilité, et que, pour servir ses intérêts, tout lui serait, non-seulement possible, mais facile.
Bien qu’on la trouvât, en général, spirituelle, sa personnalité sans honte lui donnait parfois l’apparence d’une sottise brutale. Pour voir loin et complétement, outre l’intelligence, il faut le cœur; mais le cœur de madame de Luxeuil n’avait point d’yeux, et comme les aveugles il ne connaissait rien en dehors de lui-même.
Des ressemblances apparentes avaient servi de lien entre la comtesse et M. Darcy. Ce dernier appartenait, comme elle, à l’école de ceux qui déclarent, «que l’on n’a pas trop de soi pour s’occuper de soi,» et qui proclament l’intérêt personnel la grande loi des sociétés humaines. Seulement l’égoïsme de M. Darcy rappelait ces contrées lointaines dont les anciens rois d’Espagne se prétendaient souverains, et qui n’existaient pas; il s’en glorifiait sans en profiter. Toujours prêt à s’oublier pour les autres, exploité par ses amis, dépouillé par les fripons, il masquait ses actes sous ses paroles, appelait sa générosité de l’insouciance, sa compassion du calcul, son dévoûment de l’activité, et rassurait ainsi sa conscience en se calomniant.
Ce prétendu égoïsme n’était pas, du reste, sa seule manie: il affectait, en outre, une haine implacable pour la religion catholique et pour ses prêtres. Au seul aspect de ceux-ci, on voyait son œil s’arrondir, ses lèvres se serrer, son menton s’enfoncer dans sa cravate et toute sa personne prendre une attitude farouche. Il avait fait de cette répugnance une sorte de sixième sens: il reconnaissait l’approche du prêtre comme on a dit que certains animaux reconnaissaient la présence du serpent. A l’en croire, le catholicisme avait seul produit tous les maux de l’humanité. C’était lui le véritable tentateur qui avait enlevé aux hommes le paradis terrestre; sans lui, les crimes eussent été ignorés, les instincts les plus féroces adoucis, et l’on eût vu, comme au temps de l’âge d’or, les tigres broutant le gazon à côté des génisses.
Il ne manquait jamais, comme on le pense, pour soutenir sa thèse, de rappeler la série de cruautés et de vices qui sont, dans la grande histoire de l’Église, comme ces décombres et ces immondices qui souillent les abords de nos plus sublimes monuments. Il savait au juste combien les papes avaient eu de bâtards, et combien l’inquisition avait brûlé d’innocents.
Cette monomanie anti-catholique ouvertement manifestée alors que le gouvernement de la Restauration tendait de toutes ses forces à la reconstitution du trône et de l’autel, avait bien moins nui qu’on eût pu le penser à la carrière scientifique du docteur Darcy. Elle avait même contribué à lui donner une physionomie, ce qui est, en toute chose, la première condition du succès. On l’appelait le docteur athée, et ce nom, loin d’être un épouvantail, était presque une recommandation. Les dévots les plus fervents voulaient le voir afin de le convertir; les plus curieux, seulement pour savoir quel air avait un athée. C’était un motif pour parler de lui dans les sociétés les mieux pensantes, pour déplorer qu’un si grand talent se fût laissé entraîner dans l’abîme ouvert par la philosophie, et pour chercher les moyens de l’en arracher. L’impiété du docteur devint ainsi une sorte de porte-voix pour sa réputation, et servit à l’agrandir.
Nous avons dit comment ses soins avaient réussi à ranimer la baronne. Dès qu’il la jugea en état de parler, il lui adressa quelques questions qui cachaient, sous leurs formes bienveillantes, la préoccupation du médecin; mais au moment même où la malade allait répondre, M. Vorel entra conduit par la nourrice.
Il arrivait du Vivier et venait d’apprendre les événements de la nuit dont il semblait tout ému. Sa belle-sœur fit un effort pour lui tendre la main et le présenter à M. Darcy, qui l’accueillit avec bienveillance; quant à la comtesse, elle répondit brièvement à son salut et à ses compliments, comme une personne qui souffre d’être forcée à la politesse, et demanda la permission de se retirer pendant que les deux médecins examineraient ensemble la malade.
Leur consultation dura longtemps. Lorsqu’ils rejoignirent madame de Luxeuil au salon, tous deux avaient l’air troublé.
—Ah! mon Dieu, qu’y a-t-il? s’écria la comtesse, en regardant M. Darcy.
—Une mauvaise nouvelle, répondit celui-ci, avec l’affectation de dureté des gens qui souffrent de vous affliger et qui ne veulent point en avoir l’air.
—Vous trouvez ma sœur bien mal?
—Mourante!
Madame de Luxeuil, qui prévoyait la réponse, poussa un cri préparé, se laissa tomber sur un fauteuil qu’elle avait remarqué d’avance, et renversa la tête en arrière, comme si elle eût été près de se trouver mal; mais le regard expérimenté de M. Darcy reconnut sur-le-champ qu’il n’y avait rien à craindre.
—Allons, belle dame, dit-il en prenant une de ses mains et la frappant avec distraction, comme s’il se fût agi de dissiper un évanouissement de théâtre, soyez raisonnable; vous-même aviez prévu ce malheur.
—Madame ne le supposait point sans doute si prochain, fit observer M. Vorel de sa voix la plus séduisante, et vous le lui avez annoncé si brusquement.
—Mourante! reprit madame de Luxeuil, enjoignant les mains, et avec l’incertitude d’une actrice qui répète la réplique pour se donner le temps de préparer son effet.
—Si vous faisiez respirer des sels à madame la comtesse, dit Vorel, en présentant à son confrère un flacon.
Celui-ci le prit d’un air insouciant et l’offrit à madame de Luxeuil qui l’accepta pour se donner une contenance.
—Et il n’y a plus d’espoir? demanda-t-elle; plus aucun espoir?
Le docteur parisien secoua la tête.
—Une phthisie, compliquée d’une affection au cœur, dit-il.
Madame de Luxeuil couvrit son visage de son mouchoir pour cacher les larmes qu’elle ne versait pas.
—Hier encore, lorsque je l’ai quittée, son état était loin d’être aussi alarmant, dit tristement M. Vorel; mais la terrible émotion de cette nuit a hâté les progrès du mal.
—Et maintenant il n’y a rien à faire, ajouta M. Darcy avec une brusquerie dont la rudesse cachait une sorte de sensibilité.
—Pauvre sœur, murmura le médecin de Bourgueil, succomber si jeune! quand sa fille avait tant besoin de ses soins!
M. Darcy qui s’était mis à parcourir le salon s’arrêta.
—Au fait, il y a une enfant, dit-il; la baronne peut avoir des mesures à prendre dans ses intérêts.
Personne ne répondit.
—Il faut que la malade soit avertie de sa position, reprit le docteur avec fermeté.
—Y songez-vous! s’écria madame de Luxeuil; ce serait la tuer.
—D’abord on ne tue pas une personne morte, reprit M. Darcy, avec sa logique implacable, et autant dire que la baronne ne vit plus, ses heures sont comptées; puis, c’est un devoir pour nous, Madame, un devoir rigoureux. Nous sommes là pour avertir le patient lorsque nous ne pouvons le guérir; ne point le faire est une trahison, une lâcheté, car ce n’est jamais lui que nous voulons ménager, mais nous-mêmes.
—Mais songez, docteur, à l’effet terrible d’une telle annonce!
—Pourquoi donc? qu’y a-t-il, après tout, de si redoutable dans cette transformation que l’on appelle la mort? Ce sont les prêtres qui l’ont entourée de fantômes hideux, de visions menaçantes. A force de mensonges, ils ont réussi à faire de ce passage entre deux états une espèce de pont à péage dont ils perçoivent tous les bénéfices. Mais, quoi qu’il en soit, la baronne doit être avertie; elle peut avoir des dispositions à prendre, et il ne faut pas que la mort l’enlève par surprise.
—Mais qui osera la prévenir?
—Moi, s’il le faut.
—Vous, docteur?
—Pourquoi pas? votre sœur a de l’esprit, je lui prouverai la sottise de toutes les superstitions dont on l’a épouvantée, et, quand elle saura qu’il n’y a rien après l’enterrement, et que nous sommes simplement une agrégation de molécules qui changent de forme, elle mourra aussi tranquillement que si elle s’endormait.
—Pardon, interrompit doucement M. Vorel, mais je doute que la baronne soit en état de suivre les raisonnements de mon savant confrère; ce serait, d’ailleurs, troubler inutilement ses derniers instants. S’il est nécessaire qu’elle soit avertie, je me résignerai à cette douloureuse mission.
—Soit, dit M. Darcy; il est plus convenable que l’avertissement vienne de votre part. Pendant que vous vous occuperez de cette affaire, je vais prendre quelques informations sur la route qui conduit à Norsauf. Vous permettez, comtesse?
Madame de Luxeuil fit un signe de consentement et le docteur sortit.
Son départ fut suivi d’un assez long silence. M. Vorel et la comtesse désiraient évidemment une explication; mais tous deux éprouvaient un égal embarras à l’entamer; la comtesse se décida enfin à parler.
—Je ne puis croire encore à la nécessité de l’affreuse révélation conseillés par le docteur, dit-elle, et, quel que soit le danger, je persiste à attacher plus d’importance au repos de la malade qu’à ses dernières dispositions.
—D’autant qu’elles sont déjà prises, ajouta M. Vorel; je n’ai point cru devoir m’expliquer à cet égard devant M. Darcy; mais avec madame la comtesse, c’est autre chose.
—Quoi! ma sœur a fait un testament? demanda madame de Luxeuil, visiblement inquiétée; et... vous savez sans doute.... ce qu’il contient?
—J’ai lieu de croire qu’il pourvoit à la tutelle de l’enfant de madame la comtesse.
—Mais... le choix des personnes chargées de cette tutelle... vous le connaissez?
—Je sais seulement qu’il a été fait en dehors de la famille.
—Que dites-vous? ma sœur confierait sa fille à des étrangers!
—Telle est sa volonté.
Madame de Luxeuil se leva.
—Est-ce bien vrai? s’écria-t-elle; on aurait osé!... Mais c’est une insulte pour tous les parents, Monsieur!
—En effet, dit M. Vorel, qui jeta un regard sourdement scrutateur sur son interlocutrice; il semble que M. le comte de Luxeuil aurait eu plus de droits qu’aucun autre...
—Je ne parle point pour nous, reprit madame de Luxeuil; ces tutelles sont toujours des charges pénibles... et difficiles... Mais il me semble qu’il est des convenances dont on ne peut s’affranchir. Introduire des étrangers dans les affaires de la famille; s’exposer à des procès... c’est de la part de ma sœur une conduite au moins singulière...
—Il faut songer, fit observer le médecin d’un ton conciliant, que la baronne est depuis longtemps souffrante, et que dans sa position on ne juge pas toujours aussi sainement les choses.
La comtesse leva la tête.
—C’est-à-dire que, selon vous, ma sœur ne jouit point de toute la liberté de son esprit, dit-elle vivement.
—Eh! eh! qui sait? répliqua M. Vorel, en pliant les épaules; toute maladie prolongée amène nécessairement un affaiblissement du cerveau.
—Mais, dans ce cas, ne doit-on pas venir au secours d’une intelligence défaillante, et la défendre contre ses propres erreurs?
Le médecin regarda madame de Luxeuil par-dessus ses lunettes bleues, et un éclair de joie traversa ses traits.
—Ce serait sans doute une chose heureuse, dit-il; et, dans l’intérêt de l’enfant, il serait désirable que ce testament fût regardé... comme inutile.
—C’est évident, reprit la comtesse; mais une fois connu, il sera maintenu, peut-être... la justice est si bizarre. En tout cas, il deviendrait l’occasion d’un débat fâcheux. Si ce testament est véritablement jugé préjudiciable à l’enfant... par ceux qui s’y intéressent sincèrement... comme vous et moi, Monsieur... pourquoi... le faire connaître?
—C’est juste, répliqua Vorel avec bonhomie; on pourrait le regarder comme non avenu... ou même... le supprimer.
—Dans l’intérêt d’Honorine! ajouta précipitamment la comtesse.
—C’est cela, reprit le médecin; parlez-en à la baronne, Madame, ou, si vous craignez de la fatiguer... procurez-vous la petite clef qu’elle porte suspendue au cou... elle ouvre le secrétaire d’ébène, et c’est là que se trouvent tous les papiers importants.
Madame de Luxeuil fit un pas vers la chambre de sa sœur.
—Je crains seulement une difficulté, continua Vorel, qui avait repris sa cravache et son chapeau.
—Une difficulté? dit la comtesse.
—M. le docteur Darcy va revenir persuadé que j’ai fait connaître à la malade sa situation: il lui répétera tout ce qu’il nous a répété tout à l’heure, et la baronne, ainsi ramenée à de tristes pensées, pourra prendre de nouvelles dispositions... appeler un notaire, peut-être!
—Ah! vous avez raison! s’écria madame de Luxeuil; j’avais oublié le docteur: il est homme à faire venir ici tous les gardes-notes de Château-Lavallière!... il a si peu de sensibilité!... Mon Dieu! mais comment faire, alors?
—Je ne vois aucun moyen... à moins que madame la comtesse ne puisse le renvoyer.
Madame de Luxeuil parut frappée.
—Attendez donc, dit-elle, il a quelqu’un à voir dans les environs... Mais il ne devait y aller que demain; comment le décider à partir sur-le-champ?
—N’est-ce que cela? demanda M. Vorel en souriant; si madame la comtesse le désire, je m’en charge.
—Vous, et de quelle manière, Monsieur?
—Madame la comtesse va en juger; voici justement le docteur.
Le docteur parut étonné de retrouver M. Vorel au salon.
—Je croyais mon confrère près de la baronne, dit-il, et occupé de lui faire connaître sa situation.
—Ce soin est désormais inutile, Monsieur, répliqua Vorel d’un ton grave; la baronne a compris elle-même que tout espoir était perdu.
—Vous l’avez donc vue?
—Elle vient de faire demander un prêtre.
M. Darcy tressaillit.
—Elle aussi? s’écria-t-il; quoi! madame la baronne Louis! Eh bien! j’avais meilleure opinion de sa raison. Pauvre femme! ils vont la préparer au ciel d’après la méthode recommandée par Pascal, en l’abrutissant.
—Ah! pas d’impiété dans un pareil moment, docteur, interrompit madame de Luxeuil.
—Vous avez raison, reprit Darcy en s’inclinant; la maladie est une royauté, et jamais royauté n’a été tenue d’avoir le sens commun. Aussi, ne ferai-je à la baronne aucune objection.
—Elle attend de vous davantage, Monsieur, reprit Vorel; elle espère que vous ne refuserez point de l’assister dans cette dernière épreuve.
—Comment?
—Elle désire que vous vous trouviez là... avec son confesseur.
Darcy fit un soubresaut.
—Moi! s’écria-t-il.
—C’est une idée de malade, continua Vorel; elle assure que votre présence lui donnera plus de calme... de résolution; qu’elle accomplira avec moins de tremblement ses derniers devoirs religieux.
—C’est-à-dire que je l’encouragerais à se livrer aux prêtres? interrompit le docteur avec une sorte d’indignation; mais elle ne me connaît donc pas, Monsieur? Elle ignore donc mon mépris pour les parades de la superstition?
—Vos opinions resteront libres, fit observer le médecin de Bourgueil, il s’agit seulement d’être présent. Pour les spectateurs, tout se borne à un signe de croix et à une génuflexion.
M. Darcy, qui se promenait dans la salle, s’arrêta court.
—Une génuflexion!... un signe de croix!... répéta-t-il, avec une surprise mêlée de colère; et vous croyez que je me soumettrai à de pareilles conditions, Monsieur? que je participerai à des momeries honteuses?...
—Docteur! interrompit la comtesse scandalisée.
—Honteuses, Madame! insista-t-il avec chaleur; moi, Jean-François Darcy, agenouillé devant une soutane!... mais rien que la proposition est une insulte!
—Pardon, dit M. Vorel, d’un air déconcerté; je puis vous affirmer que mon intention...
—Il ne s’agit pas de votre intention, Monsieur, mais du fond, reprit Darcy vivement. Avez-vous réfléchi à ce que mes amis diraient, à Paris, si je consentais? Je serais déshonoré, Monsieur!... et le clergé! quel triomphe pour lui! Un athée connu, avoué, patenté, qui aurait fait le signe de la croix!!! Il ne me resterait plus, après cela, qu’à obtenir l’absolution et à communier! Non, Monsieur, non, la baronne serait ma propre mère, ma sœur, ma fille, que je refuserais!
—Mon Dieu! que faire alors? dit M. Vorel d’un ton chagrin et désappointé; ma sœur avait tant compté sur la présence du docteur! je crains qu’elle ne voie, dans son refus, une sorte d’abandon...
—Il est certain, fit observer la comtesse, que les motifs de ce refus sont si étranges...
—Le mieux, reprit Vorel indécis, serait, peut-être, de supposer le départ de M. Darcy.
—Parbleu! qu’à cela ne tienne, interrompit le docteur, je puis faire demander des chevaux.
Le médecin de Bourgueil et la comtesse échangèrent un regard; M. Darcy était allé prendre, sur la console, sa canne et son chapeau.
—Vous ne parlez pas sérieusement, dit la comtesse qui voulait hâter le départ en ayant l’air de s’y opposer; il est impossible que vous nous quittiez dans un pareil moment.
—Le moment ne saurait être, au contraire, mieux choisi, belle dame, répliqua Darcy: quand les prêtres viennent, les médecins n’ont plus rien à faire.
—Mais vos soins?...
—Sont malheureusement inutiles. Monsieur Vorel, d’ailleurs, vous reste: de grâce ne me retenez pas; si je demeurais et que le hasard me fît rencontrer vos porteurs d’extrême-onction, je serais capable de commettre quelque énormité. Par amitié, par prudence, laissez-moi partir.
Madame de Luxeuil fit encore quelques objections, puis enfin parut céder; M. Darcy prit congé d’elle, en promettant de revenir le surlendemain et sortit accompagné du médecin de Bourgueil.
Restée seule, la comtesse se hâta de retourner près de la malade.
Elle la trouva livrée à une somnolence agitée qui la rendait étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle. Cependant au pied du lit jouait l’enfant riante et ranimée, tandis que la jeune nourrice se tenait assise près du chevet.
Madame de Luxeuil congédia cette dernière et prit sa place à côté de la malade.
Le soin qu’elle mettait à fuir toute sensation pénible l’avait jusqu’alors tenue éloignée de ces lugubres spectacles, et c’était la première fois qu’elle se trouvait en présence d’une mourante. Mais cette vue, qui pénètre habituellement les âmes d’un attendrissement involontaire, n’excita chez elle qu’une répulsion mêlée d’effroi. Au lieu d’y trouver une émotion qui réveillât plus vivement son amitié pour sa sœur, elle n’y trouva qu’un avertissement funèbre qui lui fit faire un retour sur elle-même. Ce cœur, froid pour tout le monde, avait toujours été, pour la baronne, insensible et ennemi. Cette hostilité datait de l’enfance. Restées orphelines presque au berceau, les deux sœurs avaient été élevées séparément par deux tantes mortellement brouillées qui s’étaient efforcées de leur laisser l’héritage de leur haine. La baronne plus tendre et plus généreuse s’était soustraite, en partie, à cette funeste influence; mais madame de Luxeuil avait accepté sans résistance tous les préjugés qui devaient l’éloigner de sa sœur. Les débats d’intérêt et la jalousie vinrent encore envenimer, plus tard, ces dispositions. Confinée dans les rangs de cette portion de noblesse qui était restée hostile à l’Empire, parce que l’Empire ne s’était point soucié d’elle, la comtesse avait vu l’élévation de sa sœur avec un dépit mal déguisé sous l’apparence du dédain. Son aversion s’était ainsi lentement accrue de toutes les souffrances de son orgueil et de son envie. La conversation de la baronne et du médecin de Bourgueil a déjà fait connaître au lecteur comment cette aversion s’était révélée à plusieurs reprises, par des torts toujours renouvelés d’une part, et toujours pardonnés de l’autre.
La confidence que venait de lui faire M. Vorel avait encore aigri la comtesse contre sa sœur. Le testament annoncé trompait trop d’espérances pour qu’elle n’y vît pas une insulte. Aussi, après la première sensation de saisissement dont nous avons parlé, jeta-t-elle sur la mourante un regard qui exprimait plus de ressentiment que de pitié. Cependant, ce regard s’arrêta tout à coup sur un ruban, à l’extrémité duquel une petite clef, d’un travail précieux, se trouvait suspendue. Madame de Luxeuil tourna les yeux vers le secrétaire d’ébène désigné par M. Vorel, afin de juger si c’était bien la clef qui devait l’ouvrir, puis, se levant avec précaution, elle avança doucement la main et saisit le ruban.
Dans ce moment, la malade fit un mouvement, entr’ouvrit les yeux, et, apercevant la comtesse dont le visage était près du sien, elle jeta un bras sur son épaule avec un cri plaintif. Il y eut pour madame de Luxeuil un moment plein d’angoisse. La tête à demi penchée, elle apercevait l’enfant, qui lui souriait, au pied du lit, et sentait la main de sa sœur qui effleurait sa joue. Malgré son insensibilité elle s’arrêta hésitante et troublée; mais bientôt les doigts de la malade redevinrent immobiles. La main glissa de son épaule sur le lit, et les yeux se fermèrent.
Elle attendit un instant, puis dénouant avec adresse le ruban, elle enleva la clef, laissa tomber le rideau de l’alcôve, courut au secrétaire et l’ouvrit.
La plupart des compartiments étaient remplis de lettres soigneusement rangées, ou de notes écrites par la baronne. Quelques-unes renfermaient des nœuds de ruban, des anneaux, des fleurs flétries, trésors mystérieux dont la mourante seule eût pu dire le prix. Au milieu, et dans la plus grande case, se trouvaient des papiers d’affaires. Ce fut là qu’après une assez longue recherche, Madame de Luxeuil découvrit un paquet cacheté sur lequel était écrit:
MES DERNIÈRES VOLONTÉS.
Elle s’en empara vivement, regarda autour d’elle, brisa l’enveloppe et déploya le papier qu’il renfermait.
C’était le testament annoncé par M. Vorel.
La comtesse le parcourut rapidement, et en trouva toutes les dispositions conformes à ce que lui avait dit ce dernier. Elle froissa le papier avec colère et regarda vers le foyer; mais, au moment de refermer le secrétaire, elle s’arrêta indécise. Son œil le parcourut encore une fois, comme si elle eût craint qu’il ne renfermât une seconde copie de l’acte qu’elle tenait. Penchée pour mieux voir, elle prenait successivement chaque papier, qu’elle examinait rapidement, lorsqu’un petit coffret de chagrin, caché au fond du dernier compartiment, frappa tout à coup son regard; elle l’attira à elle, fit jouer le ressort et tressaillit.
C’était le portrait du duc de Saint-Alofe!
Sous la miniature se trouvaient plusieurs lettres de lui et quelques réponses de la baronne.
Un éclair de triomphe illumina les traits de madame de Luxeuil. Ces preuves, si longtemps désirées et sans lesquelles ses accusations contre sa sœur avaient pu être repoussées comme des calomnies, elle les tenait enfin, écrites de la main même des accusés! La joie d’une pareille découverte lui fit oublier tout le reste; elle renversa brusquement le coffret, en éparpilla les lettres sur le secrétaire, ouvrit la première et commença à lire!
Une exclamation étouffée l’interrompit.
Elle se retourna; la mourante avait soulevé le rideau de l’alcôve et la regardait!
Par un mouvement rapide et instinctif, la comtesse s’éloigna du secrétaire, en s’efforçant de cacher les papiers qu’elle tenait; mais sa sœur s’était soulevée avec un effort violent.
—J’ai vu... j’ai vu! bégaya-t-elle.
—Quoi donc? demanda madame de Luxeuil troublée.
—Le testament!... c’est lui... je l’ai reconnu... vous l’avez pris là... A moi! Quelqu’un!... du secours!
La voix de la malade avait un accent de terreur et s’était élevée; sa main rencontra le cordon de la sonnette qu’elle tira avec violence.
—Que faites-vous? s’écria madame de Luxeuil en s’élançant vers l’alcôve.
—Ce papier, répéta la baronne, qui s’efforça de saisir le bras de sa sœur, rendez-le moi, je le veux!
La comtesse sembla hésiter un instant; mais tout à coup elle se dégagea, courut au foyer et jeta le testament dans les flammes.
La mourante poussa un cri et voulut se précipiter hors du lit; mais les forces lui manquèrent. Il y eut pendant quelques instants une lutte affreuse à voir entre sa volonté et sa faiblesse: la tête dressée, les bras tendus, et cherchant un point d’appui dans le vide, le corps tordu dans un effort suprême, elle se souleva trois fois à demi, mais enfin, épuisée, elle se laissa retomber sur son oreiller, la tête renversée en arrière, les deux mains sur ses yeux, et en poussant un gémissement désespéré.
Dans ce moment, madame de Luxeuil entendit un bruit de pas dans l’escalier, et reconnut la voix de la jeune nourrice. Craignant qu’elle n’eût entendu l’appel de sa maîtresse, elle courut à sa rencontre pour l’empêcher d’entrer, et la malade se trouva de nouveau seule avec sa fille.
Pendant quelques minutes tout resta immobile et silencieux autour d’elle. On n’entendait que le bruit du vent qui grondait dans les corridors de la maison isolée, et la respiration précipitée de la mourante, qu’entrecoupaient des sanglots; mais enfin un léger bruit retentit; la petite porte du cabinet, placée près de l’alcôve s’entr’ouvrit lentement et laissa passer la tête pâle du Rageur.
Il regarda d’abord autour de lui, traversa la pièce avec précaution, et, après avoir fermé au verrou les deux autres portes, il revint au lit de la malade et s’agenouilla près du chevet.
IV.
La tutelle.
Lorsqu’une heure après madame de Luxeuil revint avec M. Vorel, tous deux trouvèrent la malade plongée dans un abattement qui ne lui permettait plus ni le mouvement ni la parole. Son haleine était courte et sifflante, son regard vitreux, ses lèvres convulsivement agitées. Le médecin de Bourgueil connaissait trop bien ces symptômes pour s’y tromper; il examina quelques instants la malade, consulta son pouls et fit un signe à madame de Luxeuil.
Quelle que fut la dureté de la comtesse, cet avertissement sinistre la troubla; elle détourna la tête et s’éloigna brusquement de l’alcôve.
Un imperceptible sourire effleura alors les traits du médecin, et ses regards se reportèrent sur la mourante. La vue de son agonie semblait exciter en lui je ne sais quelle curiosité cruelle; il en suivait les crises avec une insensibilité attentive, comptait les convulsions, et regardait la vie s’échapper goutte à goutte comme une eau fuyante.
L’enfant, appuyée sur l’épaule de sa mère, jouait avec ses cheveux épars, et mêlait au râle de l’agonie ses rires et ses gazouillements. Pendant longtemps on n’entendit dans la chambre que ce double murmure sinistre et joyeux. Enfin, tous deux s’affaiblirent peu à peu et s’éteignirent presque en même temps.
Madame de Luxeuil, qui était debout près de la fenêtre, se retourna saisie, et s’approcha vivement de l’alcôve.
L’enfant venait de s’endormir sur les lèvres de sa mère morte en lui donnant un dernier baiser!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La comtesse se laissa conduire par M. Vorel hors de la chambre funéraire; mais après les premiers moments d’affliction obligée, elle se rappela sa nièce et demanda à la voir.
La nourrice avertie apporta Honorine.
Madame de Luxeuil prit l’enfant dans ses bras et déclara qu’elle ne la quitterait plus.
—Je n’avais qu’un fils, dit-elle en se tournant vers le médecin avec une sensibilité jouée, maintenant j’aurai aussi une fille.
M. Vorel s’inclina.
—Je suis sincèrement touché, pour ma part, des généreuses intentions de madame la comtesse, dit-il; malheureusement elles pourront rencontrer quelques obstacles.
—Des obstacles! répéta madame de Luxeuil étonnée, et lesquels, Monsieur?
—D’après ce que madame la comtesse m’a fait l’honneur de me confier, reprit le médecin, les dispositions testamentaires de notre pauvre et chère baronne peuvent être considérées comme non avenues.
—Eh bien?
—Eh bien! madame la comtesse, dans ce cas l’orpheline rentre sous la loi commune.
—Mais cette loi me permet, je suppose, de remplacer la mère d’Honorine.
—Pour l’affection, sans aucun doute, madame la comtesse; mais pour l’administration des biens elle appartient au tuteur.
—M. le comte de Luxeuil en prendra le titre, Monsieur.
—Pardon, dit Vorel avec déférence; mais je ferai observer à madame la comtesse que ce titre ne se prend pas; on le reçoit du conseil de famille.
—Soit. Pensez-vous qu’il puisse le refuser au comte?
—Je ne présume rien; je rappelle seulement que c’est à ce conseil de faire un choix.
—Et qui pourrait-il choisir, Monsieur? Honorine n’est-elle point la nièce de M. de Luxeuil?
—Incontestablement, madame la comtesse, elle est sa nièce... comme elle est la mienne.
Madame de Luxeuil fit un mouvement et regarda le médecin en face.
—Que voulez-vous dire? demanda-t-elle.
—Je veux dire, répondit M. Vorel tranquillement, que si la famille l’exige, je suis prêt à prouver quel fut mon attachement pour la mère en servant de protecteur à la fille.
La comtesse ne put retenir un cri de surprise. La prétention du médecin était quelque chose de si audacieux, que, dans le premier moment, elle hésita à la prendre au sérieux. Mais l’air et l’accent de M. Vorel ne permettaient aucun doute.
—Ainsi, s’écria-t-elle, vous comptez nous disputer la tutelle?
—C’est sans doute se montrer bien hardi, répliqua Vorel avec humilité; mais je tiens à prouver que mon dévouement ne le cède en rien à celui de madame la comtesse.
Celle-ci rougit de colère et fit un geste violent.
—Ah! je comprends, dit-elle d’un accent indigné; vos confidences de ce matin étaient un piége; vous ne désiriez la suppression du testament que dans l’intérêt de vos propres espérances, et, après vous être servi de moi pour enlever l’obstacle, vous comptez arriver seul au but.
—Je compte seulement témoigner de mon zèle, fit observer tranquillement Vorel, en offrant d’épargner à madame la comtesse la charge de la tutelle.
—Et qu’en voulez-vous faire, enfin, de cette tutelle, Monsieur? demanda madame de Luxeuil poussée à bout.
—C’est une question que l’on pourrait également adresser à madame la comtesse, fit observer doucement le docteur.
—Ah! je vous devine, s’écria celle-ci exaspérée; l’administration des biens de cette enfant vous permettra d’accroître votre fortune.
—Et madame la comtesse, répliqua Vorel, préférerait qu’elle servît à réparer la sienne?
Madame de Luxeuil se leva l’œil menaçant et les lèvres pâles.
—Prenez garde, dit-elle, la voix tremblante de colère, prenez garde à ce que vous dites, Monsieur! Je ne suis point de celles qu’on peut insulter impunément...
—Aussi n’ai-je point songé à insulter madame la comtesse, dit Vorel, respectueusement railleur; elle parle, et je réponds...
—Brisons là, interrompit madame de Luxeuil d’un ton hautain; de plus longues explications sont inutiles. Puisque l’on prétend nous disputer la fille de ma sœur, nous saurons faire valoir nos droits.
—Madame la comtesse en trouvera bientôt l’occasion, ajouta le médecin, car le conseil de famille doit se réunir dans quelques jours.
—Quel conseil de famille, Monsieur?
—Celui que le juge de paix de Château-Lavallière doit convoquer d’office pour la constitution de la tutelle.
La comtesse parut stupéfaite.
—Est-ce possible! s’écria-t-elle, c’est ici que vous ferez décider?... et par un conseil composé de gens que vous connaissez?... dont la complaisance vous est assurée?... Ah! n’espérez pas, Monsieur, que j’accepte ces délibérations.
—Madame la comtesse ne peut songer à arrêter le cours de la loi, objecta Vorel; le conseil sera formé, comme le veut l’article 407, de six parents ou alliés pris dans le voisinage, et son choix, quel qu’il puisse être, restera inattaquable.
—Je prouverai le contraire, dit la comtesse impétueusement, car je l’attaquerai sans relâche et par tous les moyens. Vous avez voulu la guerre, vous l’aurez! Rappelez-vous, Monsieur, qu’à partir d’aujourd’hui je suis votre ennemie!
—Je me le rappellerai, dit le médecin avec une douceur souriante.
Et saluant humblement madame de Luxeuil, il se retira.
Mais cette modération affectée augmenta l’irritation de la comtesse, en même temps que ses inquiétudes. Quelle que fût son inexpérience en affaires, elle avait compris que M. Vorel était appuyé par le Code, et un homme de loi, qu’elle fit demander, confirma toutes ses craintes. Au juge de paix seul appartenait la composition du conseil de famille, et la décision de ce dernier devait être souveraine.
Ce fut donc de ce côté que la comtesse dut diriger toutes ses tentatives. Son titre, ses relations, son crédit, lui donnaient une autorité dont elle s’efforça de tirer parti. Elle visita successivement tous les membres du conseil, employant la flatterie et les promesses pour gagner des voix au comte de Luxeuil.
Mais M. Vorel la suivait partout, et n’épargnait aucun effort pour les lui enlever. A l’influence que son adversaire tenait de la naissance, il opposait celle que lui donnait sa profession. Car, à notre époque, l’autorité du médecin est devenue aussi étendue que redoutable. Confident obligé de secrets honteux, ridicules ou terribles, conseiller des actes les plus intimes de la vie domestique, tenant presque toujours dans ses mains l’honneur des familles, il s’est constitué le véritable prêtre de cette société matérialisée qui ne s’est affranchie de l’âme que pour devenir esclave du corps. La plupart des juges futurs de Vorel étaient ses clients, et il les tenait tous par les liens du souvenir, de la prudence ou de la peur. Il profita habilement de cette position pour combattre madame de Luxeuil et s’assurer l’appui dont il avait besoin.
Cependant, lorsque le jour de la réunion arriva, il lui restait encore quelques doutes sur le résultat de la délibération qui allait avoir lieu.
Les membres du conseil de famille étaient tous rassemblés dans le grand salon de la Maison Verte. Près de l’une des fenêtres se tenait le médecin dont les regards inquiets parcouraient la réunion, comme s’il eût voulu deviner les dispositions secrètes de chacun; un peu plus loin était assise la nourrice avec l’orpheline sur ses genoux; enfin, à ses côtés se tenait madame de Luxeuil en grand deuil, et affichant pour l’enfant les soins les plus tendres.
Le juge de paix avait ouvert la délibération et donné successivement la parole à la comtesse et à M. Vorel qui avaient fait valoir leurs droits. On venait enfin de passer au vote, et le résultat de la délibération allait être connu, lorsque la porte s’ouvrit avec violence, et laissa voir un homme en blouse, debout sur le seuil: c’était le Rageur.
Il promena d’abord un regard rapide sur l’assemblée, puis s’avançant hardiment, il s’écria:
—Qui de vous est le juge?
—Que lui voulez-vous? demanda ce dernier en se levant.
Le Rageur se découvrit.
—Que ce qui vient d’être fait soit détruit, dit-il; car j’apporte un acte qui annule tout.
Et tirant de son sein un papier qu’il posa sur la table placée devant le conseil:
—Lisez, ajouta-t-il; ceci est le testament de la baronne Louis, écrit de sa main et signé par elle!
Les cris poussés par la comtesse et par M. Vorel furent si spontanés, qu’ils se confondirent en un seul cri. Tous deux se levèrent en même temps, coururent au juge et se penchèrent sur le papier qu’il venait d’ouvrir.
C’était bien l’écriture de la morte!
Ils se regardèrent avec une stupéfaction muette.
Les membres du conseil avaient également quitté leurs places et entouraient le juge qu’ils questionnaient tous à la fois; celui-ci les interrompit d’un geste; tous firent silence et il lut ce qui suit:
«J’écris à la hâte, déjà glacée par la mort; mais avec ma raison entière et tout mon souvenir.
»Ceci est ma volonté suprême; j’en recommande l’exécution à tous ceux qui m’ont aimée, à la loi et à Dieu.
»Je donne pour tuteur à Honorine, ma fille, le duc Charles-Henri de Saint-Alofe, et, à son défaut, M. le conseiller de Vercy. Je recommande à tous deux la conservation de ce qui lui appartient et la défense de ses droits.
»Quant à son éducation, je désire qu’elle soit confiée à la mère Thérèse, prieure de Tours.
»Je laisse enfin à ma fille la moitié d’un anneau que j’ai longtemps porté, et je la recommande au souvenir de celui qui possède l’autre moitié.
»Fait au château La Vallière, ce 30 septembre 1818.
»Baronne Louis,
»Née de Mézerais»
Il y eut une assez longue pause après cette lecture. Le Rageur en profita pour s’approcher de l’enfant et lui passa au cou un ruban auquel pendait la moitié d’une bague à garniture d’émeraude. M. Vorel, qui était resté un instant étourdi, tressaillit à cette vue.
—D’où tiens-tu cet anneau? s’écria-t-il en s’avançant brusquement vers le Rageur. Qui es-tu? Comment cette pièce t’a-t-elle été remise?
—Cette pièce m’a été remise par celle qui l’a écrite, répliqua le Rageur avec fermeté. Mon nom est Marc Avril, et je tiens l’anneau de la baronne.
—Tu lui as donc parlé?
—Oui.
—Quand cela?
—Quelques instants avant sa mort.
Le médecin regarda madame de Luxeuil.
—Il ment! s’écria celle-ci, car j’étais là, je l’aurais vu. Que cet homme dise comment il a pu parvenir, à mon insu, jusqu’à la mourante.
Le Rageur parut embarrassé.
—Que vous importe? dit-il.
—Réponds! s’écria M. Vorel frappé de son trouble; je veux savoir par quel moyen tu es entré ici?
—Ah! je le sais, moi, interrompit la nourrice qui venait de s’approcher, et qui, depuis un instant, regardait le Rageur avec effroi.
—Vous avez déjà vu cet homme? demanda le médecin vivement.
—Oui, reprit-elle en reculant... c’est lui... j’en suis sûre...
—Qui donc?
—Un de ceux qui sont venus il y a huit jours... pour nous égorger!
Le Rageur recula en pâlissant et voulut s’élancer vers la porte; mais M. Vorel l’avait déjà refermée.
Au même instant, tous les bras s’avancèrent vers lui, et, après une courte lutte, il fut saisi et garrotté.
V.
Seize ans après.
Quiconque a essayé la vie de touriste, sait que les voyages n’offrent jamais une continuité d’aspects ni d’impressions, mais qu’ils se composent de stations rares, éparses, et souvent séparées l’une de l’autre par de longs espaces qui ne peuvent intéresser l’esprit ni attirer le regard. La création semble avoir, comme l’art, des musées où elle réunit toutes ses merveilles, et hors desquels on ne trouve que la monotonie ou le vide. Entre la mer aux grèves sauvages et la montagne aux vallons arcadiens, s’étend la plaine unie, paisible, verdoyante, où les bois continuent les bois, où les prairies suivent les prairies, et qu’il faut traverser au galop des chevaux.
Or, le romancier a, comme le touriste, de longs intervalles, qu’il doit faire franchir rapidement au lecteur. Pour lui n’existent ni la distance ni le temps. Semblable à l’ange révolté qui enleva le Christ sur la montagne, il montre à ceux qui l’écoutent, non l’humble campagne qui se déroule à ses pieds, mais tout ce qu’il a pu réunir de tentateur et de merveilleux aux quatre aires de vent. Dédaigneux des lenteurs de la réalité, il parle, et un autre horizon se lève, et l’homme jeune est devenu un vieillard, et l’enfant, transformé, apparaît couronné de force et de jeunesse.
Nous profiterons de ce dernier privilége pour franchir d’un bond seize années, et présenter à nos lecteurs l’orpheline de la Maison-Verte, non plus chétive et souffrante, mais grande et belle jeune fille devant laquelle le monde va s’ouvrir.
Les dernières volontés de la baronne avaient été accomplies; confiée à la supérieure de Tours, Honorine grandit au couvent, sans s’apercevoir qu’il lui manquait une famille.
Celle-ci, de son côté, l’oublia complétement. En perdant l’espérance de la tutelle, madame de Luxeuil et M. Vorel avaient semblé renoncer à tout lien de parenté. La première, devenue veuve, ne s’informa plus de sa nièce, et le médecin, qui avait réussi à se réconcilier avec la mère Louis, alla habiter le domaine des Motteux, d’où il parut demeurer également étranger à tout ce qui concernait l’orpheline.
Mais cette dernière avait trouvé au Sacré-Cœur de quoi la dédommager de cet abandon. La supérieure l’y avait d’abord reçue avec une tendresse passionnée qui se communiqua insensiblement aux autres religieuses. Habituellement consacrées à l’instruction de jeunes filles déjà grandes, celles-ci donnaient pour la première fois leurs soins à une enfant, et cette nouveauté réveilla en elles les instincts de la femme, endormis plutôt qu’étouffés: avec leurs autres élèves, elles n’étaient qu’institutrices, avec Honorine elles devinrent mères. Grâce à elle, chaque recluse connut quelque chose de ces inquiétudes, de ces attentes, de ces saisissements qui sont la vie de famille, et donnent seuls de la saveur à la joie. Il y eut un intérêt et une émotion dans leur solitude.
Aussi ce fut à qui aurait la meilleure part de cette maternité spirituelle; toutes ces âmes, pleines d’expansions retenues, assiégeaient l’âme naissante de l’enfant pour y éveiller une sympathie et prendre date dans sa tendresse.
Honorine, d’abord souffrante, se ranima insensiblement au milieu de cette atmosphère de caresses, et, fières de leur œuvre, les religieuses l’aimèrent davantage en la voyant revivre. Sa santé, sa joie, sa beauté, tout leur appartenait; elles en faisaient leur bonheur et leur gloire, en même temps que leur tourment. Toutes leurs existences tenaient, par le fil invisible du dévouement, à cette existence sauvée.
Tant d’abnégation pouvait amener la mollesse, ou encourager l’égoïsme; l’heureuse nature d’Honorine la sauva de ce danger. Elle accepta l’affection de celles qui lui servaient de mère, avec la simplicité d’un cœur capable de rendre ce qu’on lui donne. Gaie et charmante, elle devint le bonheur du couvent après avoir été sa sollicitude. A mesure qu’elle grandissait, celui-ci semblait s’animer de sa jeunesse; on eût dit un soleil levant dont les rayons, chaque jour plus vifs, réveillent partout la vie qui sommeille.
Et sa présence n’avait point été seulement pour ces pieuses filles une cause de joie, mais d’amélioration; car dans cette affection commune s’étaient fondues toutes ces petites aigreurs des cœurs inoccupés. Chaque religieuse, désormais, avait un intérêt humain, un but visible, et sa vie ne restait point uniquement renfermée dans les énervantes aspirations vers l’inconnu.
Elles se partagèrent l’instruction d’Honorine, qui reçut leurs leçons, pour ainsi dire à son insu, et sans distinguer la récréation de l’étude. Douée d’un de ces esprits heureux où toute graine semée germe d’elle-même, elle ne connut ni la fatigue du travail, ni l’angoisse des réprimandes, et atteignit douze ans presque sans connaître les larmes.
Vers cette époque arriva un événement de peu d’importance, mais qui, dans la vie paisible et uniforme de l’orpheline, ne pouvait manquer de laisser un souvenir. La supérieure prit un nouveau jardinier. C’était un vieillard à cheveux blancs, mais dont l’aspect robuste semblait démentir l’âge. Dès les premiers jours, il distingua Honorine parmi ses compagnes, et se prit pour elle d’une affection singulière. Chaque fois que l’enfant paraissait dans le jardin, il interrompait son travail pour la suivre d’un regard qui semblait s’attendrir; il reconnaissait sa voix et jusqu’à sa manière de courir derrière les charmilles; lors même qu’elle n’était plus là, il continuait à s’occuper d’elle, en soignant le petit parterre qui lui avait été donné.
Il ne lui parlait, du reste, que rarement et toujours pour répondre à quelque question; son dévouement était humble et muet comme celui du chien. Lorsqu’il voulait montrer à l’enfant quelque fleur rare, cultivée à son intention, ou quelque fruit cueilli pour elle, il faisait entendre un sifflement cadencé qu’elle connaissait et qui la faisait accourir. On s’était d’abord un peu étonné, au couvent, de cette préférence passionnée, mais telle était l’amitié de tout le monde pour l’enfant, qu’on avait fini par la trouver naturelle. Quant à Honorine, accoutumée aux soins empressés de ses institutrices, elle accepta ceux d’Étienne avec reconnaissance, mais sans surprise. Elle ne passait jamais près du vieillard sans lui adresser un sourire ou un salut amical, et Étienne, qui tressaillait à sa voix, ne répondait que par un geste, par un coup d’œil, tout au plus par un mot tremblant qui révélait je ne sais quel mélange d’angoisse et de joie.
Le jardin du couvent ne formait qu’une petite partie de son enclos. Celui-ci comprenait, en outre, des vergers, un bois et des prairies, à l’extrémité desquelles se trouvait un vivier assez profond pour porter une nacelle. Les religieuses aimaient à s’y embarquer avec quelques élèves choisies et à faire le tour du petit étang pour couper les joncs et cueillir les fleurs de nénuphar.
Un jour qu’Étienne se trouvait au bout du verger, où il recevait les ordres de la prieure, des cris de détresse se firent entendre vers le vivier. Tous deux accoururent effrayés et aperçurent la barque chavirée. La religieuse et une pensionnaire flottaient, près de s’engloutir au milieu des roseaux!
Étienne laissa tomber sa veste, ses sabots, son tablier, et s’élança à leur secours.
Au bout de quelques instants, toutes deux furent à terre; mais à peine la religieuse eut-elle repris ses sens qu’elle regarda autour d’elle et s’écria avec épouvante:
—Honorine?
—Vous l’aviez avec vous? demanda Étienne qui devint pâle.
—Ah! sauvez-la! sauvez-la!...
Il n’en entendit pas davantage, courut vers l’étang, les bras étendus, il s’élança d’un bond jusqu’à la barque et disparut sous les eaux.
Les religieuses accourues se pressaient sur le bord avec des sanglots. Trois fois Étienne remonta seul en poussant des cris de désespoir; trois fois il replongea au plus profond de l’étang, avec une sorte de rage, enfin il reparut soulevant dans ses bras Honorine, regagna le bord et la déposa à l’ombre des saules.
Les religieuses éperdues s’empressèrent autour de l’enfant inanimée; et, après des efforts longtemps infructueux, un cri de joie partit, elle avait fait un mouvement... elle vivait!
A ce cri, Étienne qui se tenait près d’elle à genoux, le corps penché, tous les membres tremblants et l’œil égaré, joignit les mains avec un sourd gémissement de joie, et s’évanouit.
Le médecin que l’on avait envoyé chercher survint heureusement. Après avoir rassuré les religieuses, il les engagea à reconduire au couvent Honorine, complétement ranimée, tandis qu’il aidait lui-même à transporter le jardinier dans la maisonnette qu’il occupait au bout des prairies.
Il en revint bientôt annonçant qu’il avait repris connaissance et ne courait aucun danger; mais il demanda la supérieure, lui parla à l’écart, et l’on apprit le soir même, avec étonnement, qu’Étienne appelé et longtemps entretenu par elle avait quitté le couvent pour n’y plus revenir.
Honorine se montra sérieusement affligée de ce départ et fit de vaines tentatives pour en connaître la cause; tout ce qu’elle put apprendre, c’est qu’en le jugeant nécessaire, la supérieure l’avait vu avec regret, et conservait pour l’ancien jardinier un profond sentiment de reconnaissance.
Cette aventure fut la seule qui traversa l’enfance d’Honorine; les années suivantes s’écoulèrent sans lui laisser d’autre trace de leur passage que le vague souvenir d’un bonheur toujours renouvelé. Appuyée sur des mains amies, elle passa, par une pente insensible, des gaietés du premier âge aux enchantements de la jeunesse.
On croit en général l’éducation de couvent triste, austère et pleine de pruderie; mais, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, on s’abuse. Nulle part ailleurs, au contraire, la vie n’est plus égayée de ces petits plaisirs qui sont le pain quotidien de la joie, nulle part vous n’avez à craindre moins de contrainte, moins de sévérité. Rassurées par l’isolement, les maîtresses peuvent laisser à leurs élèves une liberté d’expansion qu’on ne pourrait accorder ailleurs sans danger. Aussi, loin de pécher par soumission ou timidité, celles-ci tendent-elles presque toujours à l’excès contraire. Au sortir de ces saintes volières, où ne leur ont jamais manqué le grain, la sûreté, l’espace ni le soleil, elles s’élancent dans la vie comme le pigeon voyageur, curieuses de voir, avides de sentir, mais ne soupçonnant ni la faim ni l’orage, ni les chasseurs.
Le caractère d’Honorine devait lui donner, plus qu’à aucune autre, cette périlleuse confiance. Ame ouverte et tendre, elle participait à la vie de tout ce qui vivait; elle avait besoin d’aimer tout ce qui pouvait être aimé. Rattachée par la sympathie à chaque œuvre de la création, elle ne pouvait voir languir la plante, elle ne pouvait entendre l’animal se plaindre; elle pleurait en regardant pleurer. La bienveillance des autres lui était indispensable comme l’air. Son sourire affectueux cherchait le sourire sur toutes les lèvres; un regard froid la rendait inquiète, un geste mécontent la glaçait. On eût pu la représenter comme ces saintes que l’art naïf du moyen-âge nous a peintes les bras tendus et tenant à la main leur cœur enflammé, symbole d’ardente charité, mais que complète, hélas! toujours la couronne du martyre!
La première douleur qui atteignit Honorine, fut le départ d’une partie des religieuses qui l’avaient élevée. Soit que l’on eût besoin ailleurs de leur zèle, soit qu’obéissant à la règle, on voulût les défendre des attachements que crée l’habitude, elles reçurent l’ordre de quitter le couvent de Tours pour se rendre à Paris.
La séparation fut déchirante: le devoir religieux imposait en vain la résignation à celles qui partaient; l’affliction impétueuse d’Honorine déconcerta toutes leurs résolutions. Les adieux, vingt fois achevés et repris, se continuèrent dans les larmes jusqu’au moment où il fallut s’arracher des bras de l’orpheline. Les religieuses partirent sans espérance de la revoir, et ne pouvant lui donner de rendez-vous que de l’autre côté de la tombe! C’était, pour chacune d’elles, comme une fille qui meurt, et pour Honorine comme une famille qui se disperse.
Cependant, son premier amour, la plus tendre et la plus chérie de ses mères ne lui avait point été enlevée; la supérieure restait. Mais le bonheur ressemble aux plus belles fleurs: qu’une première feuille tombe et bientôt chaque brise en emporte une nouvelle. Peu de temps après, la prieure tomba dans une langueur que ni les soins ni les remèdes ne purent dissiper, et à laquelle elle succomba au bout de quelques mois.
Le désespoir d’Honorine inspira un instant des craintes sérieuses. C’était le premier coup qui frappait ce cœur désarmé, et sa douleur fut horrible; mais si la nouveauté de la blessure la fit plus cuisante, elle rendit aussi plus certaine la guérison. Honorine n’était point épuisée par ces longues luttes qui enlèvent à la volonté son ressort et retiennent l’âme dans l’abattement, faute de vitalité pour revenir à la santé. Armée de toutes ses forces, elle se releva de ce premier choc.
Un grand changement, survenu dans sa destinée, fit d’ailleurs diversion à sa douleur et reporta ailleurs ses préoccupations.
Madame de Luxeuil avait été avertie de ce qui venait d’arriver, et cet événement imprévu réveilla chez elle des projets oubliés. La partie du testament de la baronne qui confiait l’éducation d’Honorine à la prieure de Tours se trouvait naturellement annulée par la mort de celle-ci, et le sort de l’orpheline était désormais remis à la décision du conseiller de Vercy qui, à défaut du duc de Saint-Alofe, avait accepté la tutelle. Ce fut donc à lui que la comtesse s’adressa, en lui dépêchant un de ses amis dévoués, le marquis de Chanteaux.
Bien que fort jeune au moment de la Révolution, M. de Chanteaux avait quitté la France avec la plus grande partie de la noblesse, et s’était mêlé à toutes les intrigues royalistes de l’époque. C’était un des agents les plus actifs de ce comité qui combattait la République au moyen de proclamations supposées et de faux assignats fabriqués par une réunion de prêtres émigrés, sous la direction d’un évêque. Le marquis avait même pris part à cette dernière opération, et y avait acquis une remarquable adresse pour imiter les empreintes et contrefaire les écritures. Rentré en France sous le Consulat, il y avait mené une vie oisive et peu régulière jusqu’à la première rentrée des Bourbons. Les événements des Cent-Jours l’amenèrent dans la Vendée, où il prit le commandement de plusieurs bandes d’insurgés qui se signalèrent par la prise de quelques bourgs et le pillage des diligences; enfin, la seconde restauration reconnut ses services passés et présents en lui accordant une place de gentilhomme à la chambre. L’accident de juillet lui enleva cette position, et depuis, il s’était tenu à l’écart parmi les boudeurs du faubourg Saint-Germain.
M. de Chanteaux, qui joignait aux grandes manières de la vieille noblesse les formes surannées de la galanterie impériale, pouvait passer pour un exemple remarquable de cette génération fossile dont la chambre haute présente de nos jours la plus curieuse et la plus complète exhibition.
Heureusement que la mission dont il avait été chargé par la comtesse offrait peu de difficultés. Il n’eut point de peine à faire comprendre à M. de Vercy, que la mort de la prieure plaçait Honorine dans une situation nouvelle, et que, destinée à vivre hors du couvent, le moment était venu pour elle d’en sortir. Or, nul ne pouvait mieux que madame de Luxeuil, vu son titre de tante et ses habitudes, faciliter à la jeune fille son entrée dans le monde; aussi M. de Vercy accepta-t-il avec reconnaissance la proposition que lui fit faire la comtesse de se charger de sa pupille, et il fut convenu qu’elle viendrait la prendre à Tours, où le conseiller devait se rendre lui-même pour la lui remettre officiellement.
Tout se passa comme on en était convenu. Madame de Luxeuil arriva au jour indiqué, vit M. de Vercy qu’elle enchanta par ses prévenances, et alla avec lui au couvent pour chercher sa nièce.
Cette dernière, qui avait été prévenue, se tenait prête. L’absence et la mort avaient dépeuplé pour elle la maison où elle avait grandi; tout ce qui avait fait là sa joie n’était plus maintenant que source de regrets. Celles qui l’avaient élevée et chérie avaient emporté avec elles les doux échanges d’émotions, les tendres encouragements, les affectueuses réprimandes; désormais le couvent était vide, la famille avait disparu! Elle se résigna donc à suivre la comtesse sans trop de peine, chassée d’un côté par le vide qui s’était fait autour d’elle, attirée de l’autre par cet attrait du changement et de l’inconnu, illusion des premières années.
Ce fut seulement au moment de partir, que tout son passé se redressa sous ses yeux, comme un doux fantôme qui se plaçait devant le monde pour la retenir dans la solitude; mais elle l’écarta de la main, et après avoir jeté, en tremblant, un dernier regard éploré à ce toit sous lequel elle avait épuisé toutes les joies pures du commencement de la vie, elle monta dans la chaise de poste de sa tante et prit avec elle la route de Paris.
VI.
La Forge des Buttes.
Entre Longjumeau et Arcueil se trouve un plateau inculte que la grande route traverse pendant assez longtemps, et qui forme, avec tout le pays environnant, un contraste aussi triste qu’étrange. Vous quittez une campagne arrosée, féconde, ombreuse, que vous allez retrouver, de nouveau, un peu au delà, et, entre ces deux oasis, s’étend une sorte de Sahara où tout manque à la fois. Aussi loin que vos regards peuvent atteindre, vous n’apercevez qu’une terre desséchée sur laquelle rampent quelques bruyères jaunâtres et que déchirent des rocs blanchis par la mousse. Aucun arbre, aucune habitation! Pas même un de ces troupeaux de moutons maigres et fauves qui broutent les landes de la Bretagne ou de la Sologne. Tout est abandonné et désert.
C’est seulement après avoir franchi la moitié de cette solitude désolée que vous rencontrez une masure servant, en même temps, de cabaret et d’atelier pour un maréchal-ferrant. Elle est connue sous le nom de la Forge-aux-Buttes et assez mal famée, même parmi les voituriers et les paysans qui la fréquentent, à cause de sa position.
Trois de ces derniers venaient de s’y arrêter, au déclin du jour, et causaient à quelques pas de la porte, tandis que le maréchal achevait de ferrer le cheval de l’un d’eux.
Tous trois parlaient à demi-voix, comme des gens qui ont des précautions à prendre.
—C’étaient eux, je vous dis, répétait, avec insistance, le plus petit, à qui sa blouse brodée au collet et son fouet passé en bandoulière donnaient l’air d’un charretier momentanément sans attelage; ils sont arrivés tous trois dans la petite auberge de Linas, comme j’allais partir.
—Et ils t’ont vu? demanda le second paysan, qui tenait sous le bras une de ces longues canardières d’affût en usage parmi les braconniers.
—Ah! bien oui, reprit le charretier, il faudrait donc pour ça que j’aurais volé mon surnom de Furet, je me suis couché sur un banc comme si j’avais mon plein, mais à distance convenable pour savoir ce qu’ils disaient.
—Alors, tu les a entendus?
—Oui; il était question d’une voiture bourgeoise que l’Alsacien avait vue arrêtée à Longjumeau et à laquelle il avait préparé un accident.
—Quel accident?
—Ils n’ont pas donné d’explications; tout ce que je sais, c’est qu’ils devaient l’attendre au passage.
—Où allait-elle?
—Il m’a semblé, d’après quelques mots du Parisien, que ça devait être du côté de Souci ou de Bel-Air.
—Alors c’est la route de Fontenay qu’ils ont dû prendre?
—Oui.
—Faut y aller.
—C’est mon opinion.
—Allons-y, dit le braconnier, aussi bien je voudrais en finir avec ces trois gredins. Ils nous empêchent de gagner notre vie en douceur; ils ont été les charlots (assassins) du grand Baptiste: il faut le revenger!
—A propos, reprit le troisième paysan, qui semblait exercer une autorité sur les deux autres, il me semble, Petit-Jean, que tu as parlé tout à l’heure au maréchal comme à une connaissance.
—Tiens, c’est juste, je vous ai pas dit, reprit l’homme à la canardière; c’est un ancien confrère; un cheval de retour (forçat libéré).
—Et il est établi maintenant?
—C’est-à-dire qu’il a essayé; mais l’état ne va pas, et comme voilà un an qu’il oublie de payer son loyer...
—Le propriétaire de la forge lui a donné congé?
—Ce qui le vexe tant, qu’il me disait tout à l’heure qu’avant de partir, il voudrait démolir la baraque.
—Eh bien mais, maintenant qu’il va être sans état, est-ce qu’on ne pourrait rien faire de lui?
—Oh! faudrait pas s’y fier, monsieur Marc, il nous jouerait quelque tour de gueusard; c’est un ami du Parisien, et avec vous faut des lapins qui travaillent en conscience.
—Au fait, c’est à Jacques qu’il faut songer, reprit le paysan. Nous allons partir séparément, mais sans nous perdre de vue, car il est possible que nous ne nous entendions pas avec ces messieurs, et qu’il y ait du grabuge.
—A leur idée, dit le charretier, en passant les mains par les poches de sa blouse, sous laquelle se dessinèrent des crosses de pistolets, j’ai là deux aboyeurs qui ne demandent pas mieux que de faire la conversation. Vous n’avez qu’à monter à cheval, monsieur Marc.
—Oui, le Furet ira devant.
—Et moi, je vous suivrai.
—C’est convenu.
Tous trois se rapprochèrent de la forge, et Marc allait détacher sa monture pour se remettre en route, lorsqu’un nom prononcé par un valet en livrée qui venait de paraître sur le seuil de la forge, attira tout à coup son attention.
—C’est la chaise de poste de madame la comtesse de Luxeuil, disait-il, vous ne perdrez pas votre peine.
—C’est sûr qu’il n’y a rien de brisé? demanda le maréchal.
—Rien, une des petites roues s’est seulement détachée.
—Et vous avez laissé la voiture près d’ici?
—A deux cents pas. Tenez, voici M. le marquis de Chanteaux avec madame la comtesse et sa nièce, qui se sont décidées à descendre.
Marc regarda dans la direction indiquée par le valet, et laissa échapper une exclamation subite.
—Qu’est-ce que c’est? demanda le braconnier qui rebouclait une des gourmettes du cheval.
—C’est elle! balbutia Marc palpitant.
Le braconnier regarda sur la route.
—Tiens! vous connaissez ces dames? dit-il.
Le paysan ne répondit rien, mais il recula, comme s’il eût voulu se cacher derrière son cheval. Dans ce moment, madame de Luxeuil et le marquis passèrent pour entrer à la forge. Honorine, qui les suivait à quelques pas, s’arrêta près de la porte. Marc abandonna aussitôt la bride qu’il tenait à la main, et fit un brusque mouvement vers elle.
—Eh bien, où allez-vous donc, monsieur Marc? demanda le braconnier.
—Tais-toi! murmura le paysan, je ne pars plus!
—Ah! bah! mais les autres alors!
—Tu iras à leur rencontre.
—Seul?
—Avec le Furet. Prends mon cheval; on se retrouvera à la roche.
—A l’entrée du bois?
—Oui, près de la grande barrière.
—Bon.
Toutes ces phrases s’étaient échangées rapidement et à voix basse. Le braconnier se mit en selle sans en demander davantage, et partit suivi du Furet.
Marc se retourna alors vers Honorine.
Celle-ci était debout à la même place, regardant avec un étonnement curieux la campagne qui se déroulait devant elle.
Les dernières lueurs du soleil à son déclin éclairaient le plateau légèrement incliné vers le couchant, et faisait ressembler son sol jaunâtre veiné de bruyères rouges, à une mer de soufre traversée par des sillons de flammes. Les rocs décharnés qui s’élevaient de loin en loin prenaient une sorte de mouvement confus sous le jeu de la lumière et de l’ombre, et un brouillard lumineux ceignait l’horizon entrecoupé de quelques percées plus pâles. Le galop du cheval monté par le braconnier s’était déjà perdu au loin, et l’on n’entendait plus que le murmure de la brise de nuit rasant les rochers et les bruyères.
La jeune fille se mit à contempler cet ensemble sauvage. Les douloureuses émotions dont elle avait été récemment agitée l’avaient, pour ainsi dire, initiée à la rêverie. Elle comprenait maintenant quelle joie pouvait trouver une âme fatiguée de la réalité à se jeter dans ces sommeils éveillés où nous nous créons, à nous-mêmes, nos songes. Puis, tant d’événements s’étaient succédé dans ces derniers temps, tant d’autres se préparaient, que la jeune fille se sentait comme prise de vertige. Sa vie entière, depuis quelques jours, lui semblait un rêve; elle avait peine à distinguer le fait de la pensée, la supposition de la réalité: tout était pour elle incertain, flottant, et elle vivait, depuis quelques heures, comme ces personnes à demi-éveillées qui n’ont point retrouvé la conscience d’elles-mêmes.
Cependant, le bruit que fit Marc en s’approchant, l’arracha à sa contemplation. Ses yeux se portèrent sur lui, indifférents d’abord, puis plus attentifs; ses traits exprimèrent une surprise mêlée de doute. Elle fit un pas vers le paysan, ouvrit la bouche pour parler et s’arrêta troublée.
Celui-ci la salua.
—J’espère que l’accident arrivé à la chaise de poste de madame la comtesse pourra facilement se réparer, dit-il avec un sourire bienveillant.
—Je l’espère, répliqua Honorine, dont les yeux ne pouvaient se détacher du paysan.
—Mademoiselle a dû être bien effrayée...
—C’est sa voix, s’écria la jeune fille avec une sorte d’explosion.
Marc parut déconcerté.
—Pardon, reprit-elle en rougissant un peu, mais vos traits, votre accent me rappellent une personne que j’ai connue... et cependant Étienne était plus vieux, car il avait des cheveux blancs... Mais, dites-moi, n’auriez-vous pas eu un frère aîné, jardinier au couvent du Sacré-Cœur, à Tours?
—Faites excuse, mam’selle, je n’ai jamais eu de frère, répondit Marc.
—Alors la ressemblance m’a trompée, dit Honorine, avec une sorte de regret.
—Il n’y a pas d’affront, observa le paysan d’un ton de bonhomie, pourvu que mademoiselle n’ait pas de reproches à faire à cet Étienne...
—Des reproches, répéta la jeune fille, c’est à lui que je dois de vivre!.... Et il est parti sans que j’aie pu le remercier! Aussi, lorsque j’ai cru le reconnaître en vous, j’ai été saisie d’un mouvement de joie!...
—C’est bien de l’honneur pour moi, dit le paysan, en portant la main à son chapeau; comme ça mam’selle était au Sacré-Cœur de Tours.
—Oui, Monsieur.
—Ah! je connais bien Tours, reprit Marc d’un air ouvert, et le Sacré-Cœur aussi!... Il y a là une sainte femme pour supérieure.
—Hélas! elle n’est plus! interrompit Honorine, dont les yeux se remplirent de larmes.
Le paysan fit un brusque mouvement.
—Est-ce bien possible, s’écria-t-il; la mère Thérèse est morte?
—Depuis un mois.
Marc changea de visage.
—Ah! je comprends alors, dit-il comme s’il se parlait à lui-même, c’est pour ça que vous avez quitté le couvent... que vous allez demeurer avec la comtesse?
Honorine répondit affirmativement, et il se fit un silence. La jeune fille venait d’être ramenée à des souvenirs qu’elle pouvait oublier par intervalles, mais qui, au moindre rappel, lui revenaient aussi cuisants. Quant à Marc, il était tombé dans une préoccupation subite. Il en sortit pourtant au bout de quelques minutes.
—De manière que mam’selle va à Paris, dit-il, en reprenant son ton de liberté bienveillante; ça va être pour elle un fier changement! car je présuppose que mam’selle demeurera chez madame la comtesse?
—En effet, dit Honorine, un peu étonnée de la familiarité causeuse du paysan.
—Oh! c’est une grande maison, reprit celui-ci, et où l’on s’amuse à mort.
—Vous connaissez donc madame de Luxeuil?
—C’est-à-dire que j’en ai entendu parler par un pays, qui avait sa nièce au service de la comtesse; mais il n’a pas voulu la laisser, parce qu’il trouvait que c’était pas assez sûr.
—Comment?
—Madame la comtesse reçoit toute sorte de monde, à ce qu’il paraît, et, à Paris, il y a plus de diables que de saints, sans compter que le fils de madame de Luxeuil est le roi des bons vivants. Vous ne le connaissez pas, M. Arthur?
—Non, répliqua la jeune fille, que les confidences du paysan commençaient à embarrasser, et qui regarda derrière elle, comme si elle eût voulu rejoindre sa tante.
—Eh bien, vous ferez sa connaissance, continua Marc du même ton, c’est un mauvais sujet fini, à ce que l’on dit...
Honorine ne voulut point en écouter davantage, elle avait gagné le seuil de la forge et y entra.
Marc allait la suivre, lorsque la chaise de poste, remise en état, parut précédée du postillon qui conduisait les chevaux au petit pas. Derrière, venait le maréchal avec trois nouveaux compagnons, par lesquels il avait été rejoint sur la route.
Malgré la nuit qui commençait, Marc crut les reconnaître. Il pencha l’oreille pour écouter les voix qui se faisaient entendre dans l’ombre, sembla douter encore, et se glissa derrière le mur ruiné qui servait de clôture à la cour du maréchal.
Presque au même instant les nouveaux venus atteignirent celle-ci, et, à la clarté de la forge, Marc reconnut le Parisien, Moser et le Bruc.
La présence de ces trois hommes fut pour le paysan un trait de lumière. Le Furet s’était évidemment trompé sur la direction qu’ils devaient prendre, et la voiture à laquelle ils avaient préparé un accident était celle de madame de Luxeuil. Quelque circonstance fortuite les avait, sans doute, empêchés de mettre à profit cet accident, mais ils pouvaient retrouver l’occasion manquée, en attendant la chaise de poste vers l’entrée du pont d’Antony. La nuit serait alors complète, la route déserte et l’endroit favorable. Le danger auquel la comtesse et sa nièce venaient d’échapper n’était donc, pour ainsi dire, qu’ajourné. D’un autre côté, le départ des deux compagnons de Marc rendait son intervention impuissante, et, après les avertissements du braconnier, il ne pouvait espérer aucun secours du maréchal-ferrant.
Toutes ces réflexions se présentèrent à lui coup sur coup, et il cherchait encore ce qu’il devait faire, lorsque le Parisien et Moser reparurent sur le seuil de la forge.
Tous deux se consultaient à voix basse et montraient la direction d’Arcueil. Il était clair que Marc avait deviné leurs intentions et qu’ils voulaient prendre les devants, pendant que les voyageuses, qui avaient rejoint la chaise de poste avec le marquis, achevaient quelques arrangements. Le paysan comprit que le moindre retard pouvait tout perdre et son parti fut pris à l’instant même. Sortant de derrière le mur qui le cachait, il s’avança d’un pas ferme vers la forge, passa lentement, sans paraître y prendre garde, devant le groupe qui causait en dehors du seuil et entra chez le maréchal.
A sa vue, le Parisien et le Juif s’étaient rejetés de côté, avec un mouvement de surprise, et ils regardèrent autour d’eux.
—C’est lui! murmura le premier.
—C’est pien lui! répéta l’Alsacien.
—Il est seul!
—Tout zeul!
—Et il ne nous a pas reconnus?
—Non.
—Alors, c’est un quine à la loterie, reprit rapidement Jacques; au diable la chaise de poste! je reste ici.
—Gomment! tu renonces à notre broget?
—Veux-tu laisser échapper ce brigand?
—Non, non, dit Moser, dont l’accent exprimait le combat que se livraient en lui l’avarice et la haine; mais manquer une affaire, c’est pien tur.
—On peut en retrouver une autre, fit observer le Parisien, tandis que nous ne retrouverons jamais une occasion pareille de nous venger. Veille à la porte pour que j’avertisse le Bruc.
Il alla retrouver celui-ci, qui causait avec le maréchal, leur parla quelque temps à voix basse; puis tous trois rejoignirent l’Alsacien.
Dans ce moment le fouet du postillon se fit entendre et la chaise de poste partit au galop.
Marc fit un geste de joie, les voyageurs étaient sauvés.
Mais lui-même se trouvait au pouvoir d’ennemis dont il ne pouvait attendre aucune pitié. Il promena autour de lui un regard rapide, passa dans la seconde pièce, courut à la fenêtre et l’ouvrit; mais au moment où il posait le pied sur le rebord de l’embrasure, les deux volets se fermèrent brusquement, et il entendit qu’on les barrait au dehors.
Il s’élança vers la porte; elle était gardée!
Marc recula en plongeant les deux mains dans les poches de sa longue veste, et alla s’appuyer le dos à la muraille.
Il entendit un chuchotement, comme si les assaillants se fussent consultés, puis il se fit un silence, et le Parisien entra suivi de Moser.
L’homme au gourdin et le maréchal-ferrant restèrent sur le seuil.
Jacques fut, comme d’habitude, le premier à prendre la parole.
—Ah! tu ne nous attendais pas, mon petit, dit-il avec une haine évidemment combattue par la crainte, et en s’arrêtant à quelques pas du paysan.
—Au contraire, répondit Marc tranquillement, car je vous cherchais.
—Tu l’avoues! s’écria Jacques, qui devint bleu de colère. Avez-vous entendu, vous autres? Il avoue qu’il nous cherchait.
—Faut le refroidir! cria le Bruc de la porte.
Le Parisien et Moser firent un mouvement pour se précipiter sur Marc; mais il retira aussitôt les mains de ses larges poches et présenta, à chacun d’eux, le canon d’un pistolet.
L’Alsacien et Jacques regagnèrent précipitamment l’entrée.
—Vous voyez que j’ai de quoi vous servir, reprit-il sans s’émouvoir; ne faites donc pas les méchants, et restons-en à la conversation.
—Y croit nous faire beur, le prigand! dit Moser, qui se tenait en dehors de la baie de la porte et complétement effacé derrière la cloison.
—Pas moi, répondit Marc, mais ces deux joujoux.
—Tire donc si tu as du cœur! cria Jacques.
—J’aime mieux tirer à bout portant.
—Ainsi, tu resteras là?
—Jusqu’à ce que vous me laissiez la route libre.
Le Parisien parut embarrassé: il se tourna vers ses compagnons, et tous quatre se consultèrent assez longtemps à voix basse; enfin, la porte fut repoussée, fermée à double tour, et Marc se trouva prisonnier.
Il prêta l’oreille, cherchant à deviner ce qui se préparait contre lui; mais il n’entendait qu’un murmure confus, à travers lequel retentissait de loin en loin quelques mots isolés prononcés plus haut. Il distingua ceux de loyer... chassé... gueux de bourgeois... Vengeance pour deux. Puis les voix se turent, comme si tout le monde était tombé d’accord; le soufflet de la forge commença à se faire entendre, et une lueur brilla à travers la porte mal jointe.
Marc, inquiet, appuya l’œil contre une des fentes.
Le Parisien et ses compagnons étaient occupés à briser les bancs et les tables, dont ils jetaient les débris dans la forge. Le maréchal-ferrant regardait tranquillement cette destruction de son mobilier et activait lui-même le feu.
Tout ne tarda pas à s’embraser. Alors chacun saisit un des fragments enflammés, qui furent dispersés le long des charpentes, contre la cloison et jusque sous le toit de chaume. L’incendie se déclara en même temps sur dix points séparés.
Marc qui comprit leur intention, se précipita contre la porte et la secoua avec violence; mais la serrure résista à tous ses efforts.
—Ah! le monsieur du cabinet particulier se réveille, dit le Parisien, en éclatant de rire; entendez-vous comme il sonne le garçon?
—Ouvrez, ouvrez, s’écria Marc, qui continuait à agiter inutilement la porte.
—Voilà! bourgeois! reprit Jacques avec la même ironie féroce; vous allez être servi... un plat à l’étuvée avec sauce à la vapeur... Eh! toi le Bruc, mets donc quelques tisons contre la cloison pour que le bourgeois se chauffe de plus près.
—Cartez-fous, interrompit Moser, qui avait gagné le seuil, foilà que ça vlampe partout.
—Vivat! cria le maréchal-ferrant, en faisant voltiger son bonnet, le vieux grippe-sous d’Etrechy en sera pour sa cassine! ça lui apprendra à chasser ses locataires.
—Filons, reprit le Parisien, et veillons surtout à ce que notre gibier ne sorte pas du gîte.
—Nous resterons nous chauffer les mains en dehors.
—C’est ça; au revoir, Rageur.
—Cuis dans ton jus, mon fieux, et que ça te brofite.
Marc ne répondit rien; car depuis un instant, il essayait de forcer le volet de la fenêtre donnant sur le courtil, mais toutes ses tentatives furent, inutiles.
Il revenait vers l’entrée pour parlementer de nouveau, lorsqu’il entendit la porte de la forge se refermer bruyamment, et les voix des quatre compagnons se perdre au dehors.
La flamme commençait à pétiller autour de lui; une fumée épaisse l’entourait, un air brûlant l’empêchait de respirer. Muré dans l’incendie, il était condamné à y périr!
Cette conviction le jeta dans un désespoir furieux. Il se mit à parcourir la pièce, où il était enfermé, avec des cris de rage et en cherchant à tâtons une issue. Les flammes ne tardèrent pas à lui en ouvrir une. La cloison qui le séparait de la forge s’abattit à ses pieds. Il voulut en franchir les débris; mais, de l’autre côté, tout était en feu! Il fut obligé de reculer jusqu’à la fenêtre.
L’incendie, activé par le vent, achevait de tout envahir. Les charpentes, embrasées les premières, croulaient avec le chaume, qui s’éparpillait en pluie de feu; les murs mêmes, calcinés par la flamme, fléchissaient en mugissant, et semaient, dans le brasier, leurs pierres noircies.
Cependant Marc, haletant et aveuglé, continuait à courir au milieu de ces débris fumants en appelant du secours et en cherchant une issue. Enfin, il croit distinguer, au milieu de la fumée, un endroit où les poutres abattues ont entraîné une partie du mur; il y court, il franchit les ruines fumantes, il atteint le sommet de la brèche! Déjà l’air frais du dehors le frappe au visage; encore un effort et il est sauvé!...
Mais, tout à coup, la pierre qui le soutenait se détache; ses mains glissent sur le mur brûlant, il pousse un cri et retombe enseveli sous les décombres!
VII.
Trois amis du grand monde.
Environ une heure avant les événements racontés dans le chapitre précédent, trois cavaliers venant de Maillecour, se dirigeaient vers la grande route d’Orléans, en suivant un de ces chemins de traverse, larges et ombragés, qui forment autour de Paris comme un réseau d’avenues dont on aurait supprimé les châteaux.
Il suffisait d’un coup d’œil pour reconnaître que tous trois appartenaient à cette aristocratie que l’on est convenu d’appeler le monde élégant, mélange d’oisifs et d’enrichis qui donnent le ton à la nation, à peu près comme ces chefs d’orchestre de province dont le la est toujours faux.
Les trois cavaliers dont nous parlons occupaient, du reste, des places différentes dans cette société fashionable. Arthur de Luxeuil représentait la classe extravagante dont l’existence entière se perd en folies de convention et en futilités bruyantes; Marcel de Gausson, la portion d’élite qui ne livre à la mode que les surfaces de la vie; Aristide Marquier, enfin, cette fraction des lions imitateurs, qui, à tous les vices décalqués sur les autres, ajoutent le ridicule de leur propre fonds.
Le costume de chasseurs qu’ils portaient tous trois révélait, pour ainsi dire, ces natures différentes. Celui d’Arthur de Luxeuil, composé d’après les dernières prescriptions de la mode, comprenait tous ces perfectionnements compliqués et bizarres empruntés au sport anglais; chaque pièce de son équipement avait une forme inusitée qui annonçait, au premier aspect, le brevet d’invention.
Celui de Marcel de Gausson, au contraire, était si simple, que l’œil s’y arrêtait sans être frappé d’aucun détail. Il saisissait seulement l’élégance de l’ensemble qui présentait une sorte de compromis tellement adroit, que l’on pouvait y voir également, selon ce qu’on était soi-même, le sans-façon du penseur, ou le distingué de la fashion. Marcel paraissait toujours mis comme celui qui le regardait.
Quant à Marquier, c’était un petit homme empâté et myope, que l’on reconnaissait sur-le-champ pour la contrefaçon d’Arthur de Luxeuil. Son costume était surchargé d’une prodigieuse quantité de ganses, de houppes, de plaques, de ciselures, chatoyant ou tintant à chaque geste, qui lui donnaient un air vulgaire et triomphant impossible à décrire. Mais on devinait l’avarice sous cette prodigalité de mouvais goût. A travers ses embellissements inutiles, l’équipement révélait la fabrication fardée des bazars. Il suffisait de regarder avec quelque attention pour reconnaître que l’argent n’était que du cuivre plaqué, l’ivoire que de l’os tourné, la peau de daim que du chien passé à la teinture, l’écaille que de la corne fondue, et la soie que du coton. Marquier ressemblait à la devanture d’une boutique à pris fixe; il n’était revêtu que de mensonges!
Sa monture répondait au reste. C’était un de ces coursiers de manége, habitués à danser sur leurs jarrets pour se donner l’air fougueux, et qui rappellent les chevaux de race comme nos acteurs de tragédie rappellent Achille et Mithridate.
Lucifer était pourtant une des gloires de Marquier; il le prétendait de pur sang arabe, et en parlait toujours comme s’il se fût agi du cheval merveilleux que le fils de Philippe put seul maîtriser. A l’en croire, nul autre que lui n’était capable d’apprécier le superbe animal, ni de s’en faire comprendre.
Or, cette thèse favorite que les adeptes de la fashion se plaisaient à lui faire soutenir, par moquerie, était devenue, depuis quelques instants, le sujet d’un nouveau débat entre de Luxeuil et lui.
—Je vous maintiens, mon cher, disait le premier, que Lucifer est une rosse.
—Une rosse! répéta Marquier scandalisé; un cheval de mille écus!
Arthur le regarda.
—Allons, ne me dites pas de ces choses-là, à moi, mon bon, reprit-il; Lucifer vous aura coûté... ce qu’il vaut.
—Et que vaut-il donc, à votre avis?
—Mais quelque chose comme cinq cents francs.
—Plaît-il?
—C’est trop peut-être; mettons cent écus.
—Il est fou, dit Marquier, en se tournant vers Marcel de Gausson, avec une gaieté forcée. Ah! ah! ah! cent écus!... Ainsi, vous croyez, mon cher, que j’exagère le prix d’achat?
—Oui.
—Et dans quel intérêt?
—D’abord, pour vous donner l’air de monter un cheval de trois mille francs, ce qui est toujours honorable; ensuite pour avoir chance de le revendre avec bénéfice, ce qui ne déshonore jamais.
—Allons, je vois qu’il n’y a moyen de vous rien cacher, dit Marquier, en continuant à rire de mauvaise grâce; vous nous connaissez, mon cheval et moi, mieux que nous-mêmes.
—Cela vous étonne?
—Du tout, mon bon, du tout... je passe condamnation: Lucifer est une rosse qui n’a pas plus de sang arabe que moi.
—Ah! quant à vous, banquier, vous en avez dans toutes les veines; je vous reconnais pour un pur sang.
—Fort bien, fort bien, Arthur, interrompit le petit homme, qui se fût fâché s’il eût osé; mais toutes vos plaisanteries n’empêcheront pas Lucifer d’avoir de la race; demandez plutôt l’avis de M. de Gausson.
—Je me connais fort peu en chevaux, répondit celui-ci, qui désirait évidemment ne point se mêler au débat.
—Mais enfin que pensez-vous?
—Je pense qu’il eût été prudent d’avoir des preuves de la filiation de Lucifer; des titres répondent à tout.
—Bah! des titres! s’écria Marquier, à quoi bon? les titres ne sont rien; c’est le mérite qu’il faut consulter; sans le mérite...
—Ah! grâce, banquier, interrompit de Luxeuil; vous allez nous réciter un discours du centre gauche. J’aime encore mieux vous accepter pour arabes, vous et votre cheval, d’autant plus que voici la nuit, et que nous ferons bien de presser le pas.
—En effet, dit Marcel, M. Arthur doit avoir hâte de revoir la comtesse, qui est sans doute maintenant à Bagatelle.
—Tiens, je l’avais oublié, s’écria le banquier; c’est aujourd’hui que madame de Luxeuil arrive de Tours... avec votre cousine, mon bon!
Arthur fit une réponse affirmative, en effleurant son cheval de l’éperon.
—Eh bien! cette idée-là vous fait aller au trot? continua Marquier en riant; prenez garde, prenez garde! il n’y a rien de dangereux comme ces pensionnaires qui sortent du couvent.
—Pourquoi dangereuses?
—Pourquoi? Ah! ah! ah! la question est excellente!... mais parce qu’on en tombe amoureux, mon cher!
Arthur regarda Marcel.
—Ce garçon devient stupide! dit-il d’un accent de véritable compassion.
—Je maintiens mon dire, s’écria Marquier avec feu; je soutiens que les cousines sont des séductrices à domicile. A force de les voir, de les trouver près de soi à toute heure et en toute occasion, on finit par avoir des idées... Ça m’est arrivé à moi!
—D’avoir des idées? répéta Arthur, vous vous vantez, Marquier.
—Parole d’honneur! j’ai failli devenir amoureux d’une parente, dans mon dernier voyage en Bourgogne; aussi, je vous le répète, mon cher, défiez-vous!
—Je me défierai, Marquier.
—Non, vous plaisantez; mais j’ai de l’observation, moi, voyez-vous! Quand on fait pour plusieurs millions d’affaires, on doit connaître le cœur humain. Aussi, l’arrivée de votre cousine est un événement qui m’inquièterait si j’étais à la place de Clotilde.
Arthur se contenta de lever les épaules; mais Marcel ne put se défendre d’un mouvement d’impatience; il se tourna vers le banquier.
—Je ne comprends pas ce qu’il peut y avoir de commun entre mademoiselle Clotilde et la nièce de madame de Luxeuil, fit-il observer froidement.
—Ce qu’il y a de commun? répéta Marquier, d’un air mauvais sujet, eh pardieu! c’est Arthur. L’une est sa cousine, l’autre sa maîtresse...
—Et il ne vous semble pas, Monsieur, qu’il y ait de différence entre ces deux titres? interrompit Marcel plus sèchement.
—Certainement, balbutia le banquier un peu déconcerté, il y a une différence...
—Capitale, mon cher, dit Arthur, qui avait jusqu’alors écouté tranquillement, car une maîtresse vous amuse en passant, tandis qu’une cousine vous ennuie à perpétuité... Mais voyez donc, ajouta-t-il, en retenant tout à coup son cheval, n’apercevez-vous point une lueur là-bas, au bout du chemin?
—C’est un incendie! s’écria Marquier, dont le regard venait également de s’arrêter sur le point désigné.
—Oui, reprit Marcel, qui se tenait penché sur l’arçon pour mieux voir; vite, Messieurs, nous pourrons peut-être porter quelque secours.
Les trois cavaliers mirent leurs chevaux au galop et arrivèrent, en quelques instants, devant la Forge-des-Buttes.
—Ah! c’est la masure du maréchal, dit Arthur qui s’y était précédemment arrêté.
—Une baraque qui ne vaut pas trente louis, ajouta Marquier avec dédain; c’était bien la peine d’échauffer nos chevaux.
—Il est étrange que tout soit fermé, fit observer de Gausson en s’approchant. La forge serait-elle abandonnée?
—Non, car hier encore je l’ai vue ouverte. Ce feu n’a pu, d’ailleurs, s’allumer seul; regardez donc à cette fenêtre grillée.
Marcel voulut avancer la tête vers l’ouverture qu’on lui désignait: mais un tourbillon de fumée et d’étincelles le força à reculer.
Presque au même instant une plainte sourde arriva jusqu’à lui.
—Avez-vous entendu? s’écria-t-il.
—Cela ressemble à un gémissement, fit observer Arthur.
—Écoutez!
Ils penchèrent l’oreille, et une nouvelle plainte retentit.
—Il y a quelqu’un dans la forge, dit de Gausson, en descendant précipitamment de cheval et courant à la porte qu’il essaya d’ouvrir.
Mais la porte était solidement fermée. Il appela ses compagnons à son aide; le banquier s’excusa en affirmant que Lucifer était trop ombrageux pour qu’il pût ainsi le quitter.
—Sans compter qu’il faudrait vous remettre en selle, objecta Arthur, ce qui est toujours pour vous une opération périlleuse et incertaine.
—Par exemple, s’écria Marquier, moi qui ai deux ans de manége! savez-vous que Ducrou m’a donné des leçons?
—Il eût mieux fait de vous donner des jambes, mon bon; ce sont les jambes qui vous manquent; on ne peut pas monter à cheval avec des nageoires; mais tenez donc Atala, je vois là-bas de Gausson qui s’éreinte.
Il jeta la bride de sa jument à Marquier et rejoignit Marcel qu’il trouva occupé à forcer l’entrée de la forge.
—Dieu me damne, mon cher, vous me faites là l’effet d’un Samson enlevant les portes de Gaza, s’écria-t-il en riant.
—J’entends toujours gémir, interrompit de Gausson, au nom de Dieu aidez-moi.
—Bien volontiers, mais il faudrait quelque chose pour soulever la porte.
—Un fusil.
Arthur courut à Marquier et détacha l’arme suspendue à la selle de son cheval.
—Que voulez-vous? qu’y a-t-il? demanda le banquier effrayé.
De Luxeuil ne prit point le temps de lui répondre; courant à la forge, il passa le canon du fusil entre le seuil et la porte, et s’en servit comme d’un levier.
Marquier poussa une exclamation de désespoir.
—Que faites-vous, Arthur? s’écria-t-il, s’efforçant en vain de faire avancer ses deux chevaux; vous allez briser mon fusil! une arme de mille francs!... Arthur, je ne veux pas... Arthur, vous me répondrez de ce qui arrivera...
Arthur n’écoutait point et continuait son opération. Enfin, la porte, enlevée de ses gonds, s’abattit à l’intérieur. Marcel pénétra dans la forge, arriva jusqu’à l’amas de décombres, sous lequel Marc gisait à demi enseveli, le dégagea avec peine et le porta sur la route.
Le grand air ne tarda pas à dissiper l’espèce de suffocation que la chaleur avait causée au paysan; il rouvrit les yeux et regarda autour de lui, comme s’il eût voulu se reconnaître.
—Allons, il en sera quitte pour quelques brûlures, dit de Luxeuil; le voilà qui reprend connaissance.
—N’êtes-vous point blessé? demanda de Gausson, qui se tenait un genou en terre et penché sur Marc avec sollicitude.
—Blessé? répéta celui-ci, en essayant machinalement à mouvoir ses membres; je ne sais... je souffre un peu... mais il me semble... non, je ne suis pas blessé!
Il avait fait un effort et s’était redressé à moitié.
—Pardieu! nous sommes arrivés à temps, reprit Arthur; mais comment diable vous trouviez-vous dans cette baraque, l’ami?
—On m’y avait enfermé, Monsieur, avant d’y mettre le feu.
—Ah bah! mais alors c’était un guet-apens?
—Qui eût réussi sans votre arrivée; car j’étais déjà évanoui... et, maintenant encore, tout semble tournoyer devant moi...
Il parlait d’une voix entrecoupée et sa tête vacillait. Marcel demanda à Luxeuil s’il n’avait point sa gourde de chasse.
—Elle est vide, répondit Arthur, mais celle du banquier doit être pleine, car il ne la porte qu’en guise d’ornement... Eh! ici, Marquier, arrivez vite, mon bon, on a besoin de vous.
Mais le banquier, qui venait de descendre de cheval, était occupé à regarder son fusil, dont le canon ployé, en soulevant la porte, formait une espèce d’arc irrégulier.
—J’en étais sûr, répétait-il d’un air de consternation tragique; une arme de luxe qui ne m’avait point encore servi; voyez, mon cher, voyez ce que vous avez fait.
—Eh bien! quoi? demanda de Luxeuil en s’approchant, votre mousquet est un peu tordu? c’est preuve qu’il ne valait rien. Vous n’en tuerez pas moins de gibier, allez. Avez-vous quelque chose dans votre gourde?
—C’est une arme perdue! continua Marquier dont les yeux ne pouvaient se détacher du malencontreux fusil; qu’en faire maintenant?
—Vous pourrez l’arranger en arquebuse, répliqua philosophiquement de Luxeuil.
Le banquier fit un geste d’impatience.
—Je ne plaisante pas, moi, s’écria-t-il aigrement, chacun tient à ce qui lui appartient, un fusil est un capital et sa jouissance peut être considérée comme l’intérêt; mais quand on perd à la fois les intérêts et le capital...
—Au diable! interrompit Arthur, ne va-t-il pas nous parler finance maintenant! prenez mon fusil, mon cher, et qu’il n’en soit plus question.
La figure de Marquier s’épanouit subitement.
—Quoi! en vérité, s’écria-t-il, vous consentez à un échange?...
—Je consens à tout ce qu’il vous plaira, pourvu que j’aie votre gourde pour ce pauvre diable dont on a voulu faire un auto-da-fé.
—Voilà, mon cher, voilà! dit Marquier en ramenant le petit flacon enveloppé de cuir tressé qu’il portait en bandoulière, je vais lui donner moi-même...
Il s’avança vers Marc, dont la défaillance continuait, et se pencha pour approcher la gourde de ses lèvres; mais tout à coup, il changea de couleur et resta immobile, la main étendue.
—Eh bien! qu’avez-vous donc? demanda Arthur étonné.
—Rien, balbutia Marquier, dont les gros yeux grands ouverts continuaient à contempler Marc avec effarement, c’est que j’ai cru... c’est qu’il me semble...
—Quoi donc? Vous connaissez cet homme?
—Du tout, du tout!... Mais pardon, voici la gourde, mon cher... J’ai peur que Lucifer ne s’échappe.
Et tournant brusquement les talons, il alla reprendre les brides des chevaux, qui s’étaient éloignés de quelques pas, en flairant l’herbe rare qui garnissait les fossés.
Marcel fit avaler à Marc une gorgée de Madère qui parut le ranimer; il déclara au jeune homme qu’il se trouvait mieux, et le remercia avec effusion. De Gausson l’interrompit pour savoir où il se rendait.
—A Corbeil, répondit le paysan.
—C’est une longue route, reprit Marcel; vous ne pourrez la faire seul et à pied, surtout à cette heure.
—J’en ai peur, dit Marc, qui étendit ses membres brûlés et endoloris.
—Il faudrait qu’il tâchât de gagner le prochain village, fit observer Arthur.
—Je vous proposerai plutôt de le conduire à Bagatelle, où il pourra être secouru et passer la nuit, dit Marcel.
—Bien volontiers, s’il est en état de nous suivre.
—Je le prendrai en croupe.
—Vous?
—Pourquoi pas!
—A cheval avec ce paysan! Ah! ah! ah! ce sera un groupe digne de Charlet.
—Je ne comprends pas ce qu’il aura de ridicule...
—Comment! mais songez donc, mon cher, que vous aurez l’air de la civilisation galopant avec la barbarie! Puis, vous savez parfaitement qu’on ne prend personne en croupe; ça ne se fait pas. Si nos amis du boulevard de Gand l’apprenaient, vous seriez déshonoré!
—Il faut me laisser, Monsieur, dit Marc à de Gausson; j’espère pouvoir arriver seul aux maisons les plus voisines...
—Vous croyez-vous capable de monter à cheval? demanda le jeune homme, sans prendre garde aux rires d’Arthur.
—Je le crois, monsieur, répondit Marc, mais je puis aussi marcher...
—Voyons, appuyez-vous sur moi... nos chevaux sont là, à quelques pas.
—Non, Monsieur, non, je ne veux pas accepter...
—Venez, vous dis-je, nous trouverons justement à Bagatelle le médecin de madame de Luxeuil.
Marc leva brusquement la tête.
—Quoi! s’écria-t-il, c’est chez madame de Luxeuil?...
—La connaissez-vous, l’ami? demanda Arthur.
—Pour avoir entendu son nom seulement, répondit le paysan dont la résistance parut céder tout à coup. Mais puisque monsieur veut bien me prendre... je ne ferai pas l’impolitesse de refuser, et je suis à ses ordres.
De Gausson monta à cheval, aida le paysan à se mettre en croupe, au grand amusement d’Arthur, et tous trois continuèrent leur route vers Bagatelle.