Les réprouvés et les élus (t.1)
VIII.
La villa de madame de Luxeuil.
La villa de la comtesse se trouvait située sur l’un des petits versants qui côtoient la Bièvre. C’était moins une maison de campagne qu’un de ces pied-à-terre champêtres où la noblesse de nos jours va étudier la nature, comme celle du dix-huitième siècle allait, dans ses petites maisons, étudier l’amour. Tout y avait été disposé pour la jouissance immédiate et passagère. Rien de naturel ni de durable. On n’y voyait qu’arbres à sèves hâtées et que plantes de serre transportées là pour y briller quelques jours et mourir. Le parterre fleurissait tous les ans sur un ordre écrit de la comtesse, et le jardinier déployait sa verdure quand il voyait tendre les rideaux.
Il en résultait je ne sais quelle abondance artificielle et quelle fraîcheur exagérée qui donnait au parc de madame de Luxeuil l’apparence d’une décoration d’opéra. A force d’être entassées, les fleurs cessaient d’être vraisemblables et faisaient croire à des imitations de gaze peinte, tandis que leurs senteurs trop multipliées vous rappelaient, malgré vous, la boutique du parfumeur. Les pelouses veloutées, unies et tondues aux ciseaux, semblaient autant de tapis d’Aubusson. On eût en vain cherché dans ces quatre arpents une fleurette des champs, une ronce déchirant le feuillage, une touffe d’oseille sauvage couronnée de ses graines roses, une églantine mêlée au chèvrefeuille des bois. A Bagatelle, l’homme avait eu honte des œuvres de Dieu et les avait remplacées par les siennes. Là chaque arbre était une conquête de l’art, chaque fleur portait un nom célèbre; le moindre brin d’herbe venait d’Amérique ou d’Asie, avec de notables perfectionnements: c’était une création revue et corrigée qui l’emportait autant sur l’autre qu’une de nos charmantes pensionnaires corsetées, gantées, coiffées, chaussées, l’emporte sur la jeune Indienne sortant des eaux du Gange, sans autre ornement que sa beauté.
Du reste, Bagatelle était précisément l’habitation qu’il fallait à la comtesse; elle y passait au plus six semaines, employées à recevoir des visites ou à en rendre; puis elle regagnait Paris, dont elle ne s’était absentée que pour faire comme tout le monde. L’Eden arrangé autour de la maison séchait alors sur pied, et tout restait dépouillé jusqu’à la saison suivante, où le parc était remeublé de verdure et de fleurs.
Outre cette villa, madame de Luxeuil avait eu autrefois une terre en Bourgogne; mais ses dépenses excessives et le peu d’ordre apporté à l’administration de ses biens l’avaient obligée de s’en défaire après la mort du comte. Cette vente n’avait cependant pu rétablir ses affaires qui se trouvaient alors plus embarrassées que jamais; mais, grâce à la position qu’elle occupait dans le monde, elle pouvait persister dans ses habitudes, en empiétant chaque année sur les années suivantes, et en creusant un abîme qu’elle ne mesurait plus, parce qu’elle avait cessé d’en voir le fond. Arthur, de son côté, aggravait cette situation par des désordres ruineux qui devenaient, entre lui et sa mère, le motif d’incessantes querelles. Prodigue pour sa satisfaction privée, mais avare pour celle de l’autre, chacun d’eux était toujours armé de reproches, de menaces, de récriminations, suivis de longues froideurs, que l’intérêt seul pouvait dissiper ou suspendre.
Cependant, pour le moment, la comtesse et Arthur se supportaient et paraissaient à peu près d’accord.
Tous deux montrèrent un égal empressement à l’égard d’Honorine. Madame de Luxeuil avait été pleine de prévenances pendant toute la route; Arthur, qui arriva à Bagatelle une heure après sa mère, ne témoigna pas moins d’affection à sa cousine. Il s’excusa de n’avoir pu aller à sa rencontre, s’informa de la manière dont elle avait supporté le voyage, et finit par lui présenter M. Marcel de Gausson. Quant au banquier, il les avait quittés peu après la rencontre de Marc, en prétextant une affaire indispensable.
De Luxeuil raconta ensuite leur aventure à la forge des Buttes, et Honorine n’eut point de peine à reconnaître dans le paysan qu’ils venaient de sauver l’homme précédemment rencontré par elle-même. Elle s’informa avec anxiété de son état, et, malgré les assurances de son cousin, elle allait demander à le voir, lorsque le docteur Darcy entra en affirmant que le blessé n’avait besoin que de repos.
Le reste de la soirée se passa à faire connaissance. La comtesse et Honorine éprouvaient cette espèce de surexcitation que donne le voyage et qui dispose à la causerie. La jeune fille surtout sentait comme un besoin d’expansion qui l’emportait malgré elle. L’espèce d’enivrement que causent les premiers changements de lieux, la nouveauté de ce qui l’entourait, la tendresse de l’accueil qu’elle recevait, tout lui avait ouvert le cœur. Après deux heures passées dans cette nouvelle famille qu’elle adoptait déjà avec tout l’élan d’une âme veuve d’affections, elle se laissa conduire par sa tante dans l’appartement qui lui était destiné.
—Voici votre domaine, chère belle, dit madame de Luxeuil, en lui montrant trois pièces et un cabinet de toilette du meilleur goût; si vous trouvez cela trop petit, on pourra ajouter la bibliothèque.
Honorine se récria en déclarant qu’elle trouvait l’appartement beaucoup trop grand et trop beau.
—D’abord sachez que rien n’est trop beau, ni trop grand pour vous, chère enfant, reprit la comtesse, puis vous vous apercevrez bientôt que je ne vous donne rien qui ne soit indispensable. Une chambre à coucher, un boudoir, un petit salon de musique, on ne saurait se passer de moins. Justine, qui couche là, derrière, sera à votre disposition et n’obéira désormais qu’à vous. Quant à vos habitudes, vous les règlerez à votre fantaisie; l’équipage sera toujours à votre disposition; tous les gens de la maison ont ordre de vous obéir comme à moi-même; je veux enfin que vous soyez complétement libre et maîtresse.
Honorine, attendrie de tant de bontés, ne put répondre que par quelques mots balbutiés, en portant à ses lèvres la main de la comtesse: celle-ci la baisa au front.
—Ne me remerciez pas, reprit-elle amicalement, et surtout, usez largement du droit que je vous donne; mon seul désir est de vous voir heureuse et de pouvoir remplacer, en partie, votre mère!...
Elle s’arrêta comme si ce souvenir l’eût émue, détourna la tête et parut dérober à sa nièce une larme, puis faisant un effort:
—Allons, continua-t-elle, voilà que ces idées me reviennent encore... Malgré moi, tout m’y ramène!... je l’ai tant aimée, cette chère sœur... Vous verrez chez moi mille objets qui lui ont servi et que je conserve comme des reliques saintes!... Mais j’ai tort de vous dire cela maintenant, je vous afflige! pardonnez-moi, Honorine, et soyez plus raisonnable que je ne le suis.
Elle essuya les larmes qui coulaient sur les joues de la jeune fille, lui recommanda de bien dormir et la laissa avec Justine.
Tout en aidant sa nouvelle maîtresse à se déshabiller, celle-ci s’efforça de la distraire de son émotion par des prévenances adroites, des éloges contenus, et Honorine, que son séjour au couvent avait mal préparée à la défiance, se laissa aller insensiblement à lui exprimer sa reconnaissance pour l’accueil reçu à Bagatelle. Justine confirma ses dispositions favorables par une apologie passionnée de la comtesse et de M. Arthur. Celui-ci n’était pas seulement le plus brillant cavalier du faubourg Saint-Germain, nul cœur n’était plus franc, plus dévoué, plus ouvert. Tout cela était dit avec une volubilité qui eût pu faire croire à une leçon apprise; mais inexpérimentée et prévenue, l’orpheline n’y trouva que la preuve d’un dévouement excessif peut-être, mais qui n’en honorait pas moins les maîtres capables de l’inspirer.
Quand la femme de chambre eut épuisé toutes les formes de louanges, elle finit cependant par s’arrêter et se laissa congédier.
Honorine, restée seule, ne songea point à se coucher. Le trouble qu’excitait en elle un changement de position si complet, avait éloigné le sommeil; elle sentait le besoin de regarder de plus près sa nouvelle vie, de mieux comprendre le rôle qui lui était assigné; d’étudier enfin, à l’entrée, ce monde inconnu qui venait de s’ouvrir devant ses pas.
Elle alla s’accouder à la fenêtre, qui était demeurée ouverte, et tomba dans une sérieuse méditation.
La nuit était calme et étoilée; une lumineuse vapeur, glissant sur les arbres, formait de loin en loin, sous leurs ombrages, de vagues clairières. Le vent qui frissonnait dans les feuilles imitait le bruit d’une source, et les mille fleurs du parterre envoyaient au balcon leurs arômes enivrants.
Insensiblement arrachée à ses réflexions par ces parfums, ces murmures et ces lueurs, Honorine regarda à ses pieds et ne tarda pas à éprouver l’influence fascinante de ce qui l’entourait. Une sorte de langueur heureuse coula dans ses veines, et le bien-être de ses sens vint s’ajouter au bien-être de son âme.
Le bonheur dont elle avait joui jusqu’alors était revêtu d’une uniformité qui le rendait pour ainsi dire insensible; on le respirait comme l’air, sans s’en apercevoir. Celui qu’elle éprouvait maintenant contenait, au contraire, je ne sais quelle saveur de nouveauté qui lui donnait quelque chose d’enivrant. Jamais, auparavant, sa joie n’avait eu cette vivacité turbulente et imprévue. Elle était alternativement prise d’élans d’allégresse qu’elle eût voulu exprimer par des chants ou des cris, et d’attendrissements qui remplissaient ses yeux de larmes. Elle remerciait Dieu tout bas de lui avoir réservé pour son abandon de nouveaux protecteurs; elle bénissait dans son cœur la famille qui la recevait si tendrement, et inventait mille moyens impossibles de lui prouver sa reconnaissance.
Dans sa première préoccupation, elle avait à peine pris garde à l’appartement qui lui était destiné; mais, une fois sortie de sa rêverie, elle regarda autour d’elle avec curiosité.
La chambre où elle se trouvait alors, différait tellement de sa riante mais modeste cellule du Sacré-Cœur qu’elle en fut éblouie. Le lit de palissandre incrusté, était recouvert d’une courte-pointe en vieille guipure de Flandres doublée de satin d’un bleu tendre. Les rideaux, de même étoffe et de même couleur, se réunissaient dans un anneau d’ivoire ouvré, et retombaient à larges plis jusqu’au parquet caché par une natte indienne. Le reste du meuble, en palissandre et en drap de soie, n’avait pour ornement qu’une passementerie plus pâle, mais d’un travail charmant.
Après avoir admiré d’un coup d’œil cet ensemble à la fois simple et splendide, Honorine passa dans la pièce voisine, disposée pour salon de travail. Un magnifique piano de Petzold occupait un des côtés; il était encadré par deux bibliothèques de citronnier garnies de livres ou de partitions. De l’autre côté avaient été dressés un chevalet de cèdre et une table à peindre de laque rouge. Enfin, près de la fenêtre, une chiffonnière entr’ouverte laissait voir, dans ses compartiments, une collection de soies et de laines variées. Une causeuse et quelques siéges de bambous complétaient l’ameublement.
Mais ce fut surtout en entrant dans le boudoir que la jeune fille demeura frappée d’admiration. Là, toutes les recherches du luxe et tous les caprices de la coquetterie avaient été épuisés. Les murs étaient garnis d’une étoffe de soie à fond rose retenue par des griffes dorées et interrompue, de loin en loin, par d’immenses glaces qui prenaient toute la hauteur de la pièce. Celle-ci était meublée de divans à franges, de dressoirs en ébène sculpté, et de guéridons de vieux Sèvres. A chaque coin s’élevaient des jardinières de marbre garnies de camellias, encore nouveaux à cette époque, et, un peu plus loin, des consoles de bronze ciselé étaient surchargées de tous ces riens précieux que l’art du monde entier fournit à la curiosité oisive de nos privilégiés. Un store chinois, à moitié soulevé, laissait pénétrer dans la pièce une molle lueur qui glissait à travers ces soies, cet or, ces bronzes, ces fleurs, et leur donnait une fantastique splendeur.
Honorine resta un instant sur le seuil comme éblouie; puis, s’enhardissant peu à peu, elle entra dans le boudoir et se mit à le parcourir lentement en examinant chaque détail. A la surprise succéda bientôt l’admiration, à l’admiration la joie. Tout cela était à elle et pour elle!... Outre le plaisir de la possession, elle trouvait là une nouvelle preuve de la sollicitude de la comtesse. C’était pour lui plaire que celle-ci avait réuni dans son appartement toutes les merveilles du luxe, et l’excès même de ce luxe prouvait l’excès de la bienveillance. Aussi, ce qui frappait les yeux de la jeune fille avait-il moins de prix par sa beauté que par l’intention qui avait présidé à cet arrangement. C’était là ce qui devait lui rendre cette opulence expressive et précieuse.
Elle le comprit vivement et profondément. Chaque admiration nouvelle se traduisait immédiatement, dans son cœur, par une sorte de contre-coup, en élan de reconnaissance pour madame de Luxeuil. Enfin, après avoir parcouru ce que cette dernière avait appelé son domaine, après avoir éprouvé tous les enchantements d’enfant, et tous les orgueils de jeune fille que pouvait faire naître un pareil examen, elle se décida à se coucher et s’endormit ivre de sa joyeuse confiance.
IX.
Le vieux portrait.
Lorsque Honorine rouvrit les yeux le lendemain, le jour brillait dans tout son éclat, et les oiseaux qui chantaient sur son balcon, semblaient célébrer sa bienvenue à Bagatelle; ce gai réveil lui rendit tout son bonheur de la veille.
Justine, qui entra presque au même instant, lui apprit que sa tante et son cousin s’étaient déjà informés de ses nouvelles. Elle se hâta de s’habiller pour répondre à leur empressement, et envoya demander à les voir; mais, après une assez longue absence, la femme de chambre revint lui dire, avec embarras, que M. Arthur était sorti, et que madame de Luxeuil n’était point encore levée.
Un peu surprise et désappointée, Honorine se préparait à descendre au jardin, lorsqu’elle se rappela le blessé ramené la veille par M. de Gausson, elle s’informa de lui à Justine et apprit qu’il était levé et aurait déjà quitté Bagatelle, s’il n’eût voulu remercier la comtesse de son hospitalité.
La rencontre de cet homme à la Forge-des-Buttes, avait laissé à la jeune fille un souvenir assez vif pour qu’elle désirât le revoir avant son départ. Il pouvait, d’ailleurs, avoir besoin de secours ou de protection, et elle se sentait trop heureuse pour ne pas être disposée à protéger et secourir. Elle se fit donc désigner la chambre occupée par le paysan et s’y rendit.
Cette chambre était située au second étage, dans une partie de la maison uniquement consacrée aux gens de service; pour y arriver il fallait traverser une grande pièce délaissée qui servait de garde-meuble. Là se trouvaient entassés des canapés réformés, des couchettes sans emploi, d’anciens tapis et des piles de vaisselle écornée. A l’extrémité, dans l’endroit le plus apparent, avaient été accrochés plusieurs vieux portraits à encadrements démodés, parmi lesquels se remarquait une toile plus moderne et plus grande.
Au moment où Honorine entra, le paysan était arrêté devant cette dernière peinture, et la contemplait avec une attention si profonde, qu’il n’entendit point la porte s’ouvrir. Il se tenait devant le tableau, debout, les deux mains jointes et la tête légèrement rejetée en arrière, dans une attitude qui exprimait à la fois la douleur et le respect. La jeune fille, surprise, s’avança vers lui; mais, au bruit de ses pas, Marc détourna la tête et laissa voir son visage couvert de larmes.
—Que faites-vous là! qu’avez-vous? s’écria Honorine saisie.
Le paysan continuait à la regarder avec une expression indéfinissable et sans pouvoir répondre; enfin, courant à elle, il la saisit par la main et la conduisit devant le tableau.
Il représentait une femme peinte en pied, dans le costume de la fin de l’Empire. Sa robe de velours à courte taille et lamée d’or était retenue aux épaules par des agrafes de brillants; une ceinture de perles fines entourait sa taille, et un peigne à galerie de diamants réunissait sur le sommet de la tête des flots de cheveux noirs.
Honorine reconnut au premier coup d’œil les traits et le costume d’une miniature qui lui avait été léguée par la supérieure de Tours; c’était le portrait de la baronne, peinte immédiatement après son mariage, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la santé.
La jeune fille poussa un cri et recula.
—Ah! vous la reconnaissez? bégaya Marc.
—Ma mère! interrompit Honorine, en étendant involontairement les mains vers le tableau.
—Oui, reprit le paysan. Oh! c’est elle, c’est bien elle.
—Vous l’avez donc connue? s’écria la jeune fille.
—Non pas si jeune... ni si riante, reprit Marc; car ceci est un portrait du temps où elle était heureuse! mais c’est comme cela qu’elle regardait... Tout à l’heure, en sortant, quand mes yeux ont rencontré les siens, j’ai cru la voir elle-même, et, cependant, je ne m’attendais pas à trouver ici ce portrait...
Honorine tressaillit.
—En effet, dit-elle, il ne peut avoir été placé là qu’à l’insu de ma tante; sans quoi, elle n’eût point souffert... Hier encore, elle me parlait de ma mère avec tant d’émotion...
Marc releva la tête.
—Ah! elle vous en a parlé, dit-il en souriant amèrement... et... avec émotion!... Oui, je comprends, c’est un moyen de gagner votre amitié, et la comtesse en a besoin.
—Que voulez-vous dire?
—Rien, rien; sinon que, du temps de la prieure, madame de Luxeuil n’a jamais eu l’idée de s’informer si vous étiez morte ou vivante, et que, pour lui faire penser à vous, il a fallu l’espérance de vous avoir à sa discrétion.
Honorine fut frappée de cette observation, qui avait déjà traversé son esprit; mais la surprise de l’entendre exprimer par le paysan l’empêcha de s’y arrêter. Elle regarda celui-ci avec une défiance inquiète et s’écria:
—D’où savez-vous tout cela, Monsieur, et quel intérêt avez-vous à me le faire remarquer?
Marc parut troublé.
—Que vous importe, répliqua-t-il brusquement, si vous pouvez trouver dans ce que je dis un avertissement utile.
—Pour croire à un avertissement, il faut connaître celui qui le donne, fit observer Honorine avec une certaine fermeté.
Marc se tut un instant.
—Elle a raison, murmura-t-il, comme s’il se fût parlé à lui-même; et cependant... il faut qu’elle ne doute pas... qu’elle ait confiance!
Il s’arrêta et parut encore hésiter; la jeune fille, qui le regardait, attendait anxieuse; enfin, il lui dit lentement:
—Si je vous donne une preuve que j’ai connu votre mère, qu’elle se fiait à mes paroles... que je vous suis dévoué!... promettez-vous de me croire?
—Pourvu que la preuve soit certaine, répondit Honorine agitée.
Marc fit encore une pause.
—Lorsque la baronne mourut, il y a seize ans, reprit-il avec émotion, elle écrivit elle-même ses dernières volontés.
—Je le sais, dit la jeune fille, dont les yeux devinrent humides; la prieure me les a fait relire bien des fois.
—Alors, vous n’avez point oublié la recommandation qui termine ce testament?
—Non, il y est dit: «Je laisse à ma fille la moitié d’un anneau que j’ai longtemps porté.»
—Puis la testatrice ajoute: «Et je la recommande au souvenir de celui qui possède l’autre moitié.»
—Quoi! vous savez?
—Ce dernier don de votre mère..... vous l’avez toujours?
—Le voici! mais l’autre moitié?
Marc tendit à Honorine un fragment de bague orné d’émeraudes; elle le rapprocha, en tremblant, de celui qu’elle conservait, et reconnut la moitié d’anneau léguée par sa mère à un protecteur inconnu!
Il y eut un moment d’indicible saisissement: la jeune fille, éperdue, regardait Marc qui, les deux bras pressés sur sa poitrine, semblait faire un effort pour comprimer quelque élan secret.
—Ah! parle, balbutia-t-elle les mains jointes et tendues, qui êtes-vous? comment avez-vous connu ma mère?...
—Ne me demandez rien, interrompit le paysan, rappelez-vous seulement la dernière recommandation de la baronne, et ne vous étonnez point trop si elle a cru un homme comme moi capable de vous servir. Le dévouement du chien peut être utile au plus riche et au plus puissant.
—Et en quoi ai-je mérité ce dévouement? comment ma mère a-t-elle pu l’espérer...
—Je n’ai rien à répondre; mais souvenez-vous de votre promesse! vous avez dit que si j’apportais une preuve certaine de la confiance de la baronne, vous partageriez cette confiance.
—Ah! je la partage, s’écria la jeune fille, et, quoi que vous disiez, j’y croirai.
Le paysan fit un geste de joie.
—Alors tout est bien, dit-il, et Dieu, j’espère, nous aidera! Soyez prudente avec votre tante et avec votre cousin; défiez-vous des témoignages d’affection..... Je veillerai sur eux et sur vous!
—Ainsi je vous reverrai, dit vivement Honorine.
—Toutes les fois que vous aurez besoin de moi. Tâchez seulement de vous rappeler le signal d’Étienne, au couvent.
—Ah! je ne l’ai point oublié.
—Eh bien! quand vous l’entendrez, je serai là. Voici quelqu’un, adieu!
Il prit la main de la jeune fille, la porta à son cœur, et à ses lèvres, puis, faisant un effort, il s’échappa précipitamment.
Honorine n’avait point encore eu le temps de se remettre, lorsque la femme de chambre vint la prévenir que la comtesse l’attendait.
Elle s’efforça de reprendre une apparence calme, et alla rejoindre cette dernière qui se trouvait au jardin avec M. le marquis de Chanteaux, le docteur Darcy et Marcel de Gausson.
La comtesse quitta vivement la compagnie en apercevant sa nièce, et s’avança vers elle les deux mains tendues.
—Eh! venez donc, chère petite, s’écria-t-elle de cette voix chantante et mignarde, adoptée par les femmes du monde lorsqu’elles veulent se montrer caressantes; nous étions tout tristes de ne pas vous voir. Je craignais que vous ne fussiez souffrante...
—Et madame la comtesse avait droit de s’inquiéter, ajouta le duc, d’un ton de galanterie surannée, car l’aurore montre habituellement plus matin son frais visage!...
—Celui de mademoiselle est fatigué, fit observer le docteur, dont l’œil était habitué à étudier la moindre altération des traits.
—Ah! mon Dieu! c’est sans doute le voyage! reprit madame de Luxeuil; j’ai eu tort de vous faire appeler, chère belle; vous avez besoin de repos; nous allons rentrer, si vous le désirez...
Honorine assura sa tante qu’elle se trouvait bien, et la supplia de ne rien déranger pour elle; mais celle-ci insista en l’interrogeant minutieusement sur la manière dont elle avait passé la nuit, et sur ce qui pouvait lui être agréable ou salutaire.
Dans la disposition d’esprit où se trouvait la jeune fille, cette exagération de sollicitude lui causa une impatience qui l’engagea à y couper court, en demandant la permission de cueillir un bouquet.
—La permission! répéta la comtesse qui se récria; mais ne savez-vous pas que tout ce qui est ici vous appartient? Fauchez le parterre, ma charmante, si cela peut vous distraire.
—Oui, reprit le duc, avec le même sourire madrigalesque, mademoiselle nous restera et cela nous tiendra lieu de toutes les fleurs!...
Honorine courut aux massifs les plus voisins, afin de ne pas en entendre davantage. La comtesse se tourna vers de Gausson, qui avait jusqu’alors tout écouté en silence.
—Vous qui êtes connaisseur, montrez donc ce que nous avons de plus beau à cette chère enfant, dit-elle.
Marcel s’inclina et rejoignit Honorine.
—Savez-vous que votre nièce est adorable! dit avec chaleur M. Darcy, qui s’était arrêté pour regarder la jeune fille s’éloigner.
—J’espère en faire une femme agréable, répondit madame de Luxeuil, dont l’accent admiratif et caressant avait tout à coup fait place à un ton indifférent.
—Agréable! répéta le docteur; mais regardez-la donc; elle est belle... comme le péché!...
—Vous trouvez?
—Et avec cela un esprit cultivé! Je l’ai entretenue hier soir près d’une heure, et elle m’a ravi.
—Laissez donc, docteur, vous êtes en extase devant toutes les petites filles.
—Du tout, madame la comtesse, du tout; je soutiens que votre nièce est un de ces êtres privilégiés, également favorisés par la nature et par une excellente éducation.
—Mon Dieu! elle a reçu l’éducation de tous les couvents.
—Comment! de tous les couvents, s’écria-t-il; elle a été élevée au couvent?
—Sans doute, au Sacré-Cœur de Tours.
—Vous êtes sûre?
—Quelle question! j’en arrive.
—Mais oui, au fait, je me rappelle maintenant; elle avait été confiée à la Générale des béguines. Les malheureuses! encore une créature qu’elles auront abrutie!
—Par exemple! s’écria madame de Luxeuil, en éclatant de rire, vous vantiez tout à l’heure l’excellence de son éducation.
—Parce que je ne savais pas qui l’avait faite, répliqua M. Darcy, un peu déconcerté, vous concevez que quand on n’est pas averti, on peut confondre les dons naturels avec les dons acquis!
La comtesse sourit sans répondre. La monomanie du docteur était tellement connue qu’on n’y prenait plus garde, et ses déclamations contre le catholicisme produisaient l’effet de ces tics nerveux qui font grimacer certains visages, mais que l’habitude empêche de remarquer. Le marquis vint d’ailleurs s’entremettre; il réussit à passer adroitement, par une transition mythologique, du couvent à l’Opéra, et la discussion se transforma aussitôt en une de ces divagations sans suite, et brodées de scandale, que les gens du monde appellent une conversation.
Mais un entretien plus intime et plus important venait de s’engager, à quelques pas de là, entre Honorine et M. de Gausson.
X.
L’agneau blanc.
Obéissant à l’invitation de madame de Luxeuil, Marcel avait d’abord indiqué à Honorine les fleurs les plus rares, en joignant quelques explications; mais il s’aperçut bientôt, que, tout en lui prêtant une attention polie, la jeune fille cueillait de préférence les fleurs les moins précieuses et les mieux connues. Il lui en fit la remarque avec un sourire.
—C’est que celles-ci sont de vieilles amies, répondit Honorine en souriant à son tour; je les connais depuis mon enfance, et elles ont pour elles le souvenir, tandis que les autres n’ont que leur beauté.
—Alors je me tais, reprit de Gausson; je me reprocherais de porter la plus légère atteinte à cette fidélité d’affection; mais puisque vous cherchez des souvenirs, en passant de l’autre côté de cette charmille, vous trouverez une tonnelle de clématite et de rosiers du Bengale pareille à celle du Sacré-Cœur.
—Comment savez-vous cela? demanda Honorine étonnée.
—Autant qu’il m’en souvient, reprit Marcel, on la trouvait à droite du grand préau à quelques pas d’une corbeille d’hortensias...
La jeune fille parut stupéfaite.
—Mais vous avez donc visité le jardin du couvent? s’écria-t-elle.
—J’étais bien enfant, reprit de Gausson; cependant tout m’est encore présent. Il y avait alors, au bout du jardin, une petite serre couverte de chaume.
—Elle y est encore! s’écria Honorine, heureuse de trouver quelqu’un qui connût les lieux où elle avait été élevée.
—Plus bas on voyait des couches pour semis...
—Justement. Ah! vous n’avez rien oublié.
—C’est que moi aussi j’ai laissé là un souvenir, dit Marcel doucement. Cette visite au Sacré-Cœur se rattache à une des sensations les plus charmantes de mon enfance.
Honorine le regarda avec une expression de curiosité timide.
—Vous aviez peut-être au couvent... quelque parente? demanda-t-elle.
—Personne, répondit de Gausson; mais ma mère connaissait la supérieure, et ne manquait jamais de lui rendre visite lorsqu’elle passait à Tours. A l’un de ces voyages je l’accompagnais, et elle me conduisit avec elle.
—Il y a longtemps alors?
—J’avais environ neuf ans. La prieure, après m’avoir fait beaucoup de caresses, appela une petite fille de cinq ans au plus, et nous envoya jouer tous deux dans l’enclos. La première enfance a, encore plus que la jeunesse, ces élans de sympathie instinctive qui font nouer une amitié au premier coup d’œil. Au bout de quelques minutes la petite fille et moi nous nous aimions sans avoir encore eu le temps de nous connaître. Elle me fit visiter tout le parc en me montrant le chariot dans lequel on la traînait, la balançoire faite pour elle, le petit jardin qu’on lui cultivait, et chaque fois elle me répétait:—Tout cela sera maintenant pour nous deux! Je tâchais de répondre à cette générosité enfantine par mes jeux et mes caresses. Je l’enlevais dans mes bras et je courais en l’emportant à travers les pelouses; je cueillais les fleurs trop hautes pour ses mains; j’écartais de ses pas les pierres et les ronces; je l’appelais ma petite sœur et elle me répondait en m’appelant son frère! Notre ivresse de joie ne fut interrompue que par l’apparition de la supérieure et de ma mère.
—On venait vous chercher, peut-être? demanda Honorine visiblement intéressée par le récit de Marcel.
—Précisément, reprit-il, mais au premier mot de séparation, la petite fille me saisit dans ses deux bras, en s’écriant qu’elle voulait me garder, que j’étais son frère et que j’avais promis de ne plus la quitter. Tous les raisonnements et toutes les caresses de la prieure restèrent d’abord inutiles. Ce fut seulement sur la promesse de mon prochain retour qu’elle consentit à s’apaiser. Mais au moment où nous allions la quitter, elle nous échappa tout à coup et disparut dans le jardin.
—Et elle ne revint pas? interrompit Honorine, dont la curiosité semblait s’accroître à chaque instant.
—Elle revint au contraire, continua de Gausson, mais portant en faisceau, dans ses petits bras, les plus belles plantes de son jardin arrachées dans leur fleur et elle s’écria, en me les présentant:—Tiens, mon frère, tu planteras tout cela chez toi pour te rappeler que tu as promis de revenir.
Honorine poussa un léger cri.
—Je ne pourrais dire ce que ces paroles et cette action me firent éprouver, ajouta Marcel, mais tout mon cœur se fondit. Je courus à la petite fille et je me mis à l’embrasser en sanglotant. Dans ce moment j’aurais tout sacrifié, tout quitté pour demeurer près d’elle. Il fallut nous séparer de force, et le soir même je quittai Tours avec ma mère.
—Et vous n’avez jamais revu cette enfant? dit vivement Honorine, chez qui la fin du récit de Marcel semblait avoir éveillé une émotion confuse.
—Jamais, dit le jeune homme avec tristesse. Ma mère mourut quelques mois après; je fus envoyé au collége, et je n’entendis plus parler du couvent de Tours. Aussi, cette rencontre a-t-elle conservé tous les caractères d’un souvenir d’enfance. Précis et entier pour ce qui devait me frapper alors, il est resté incomplet sur tout le reste. Je me rappelle les lieux, les paroles de la petite fille, son costume; mais je ne pourrais dire quels étaient ses traits, et j’ignore son nom; tout ce dont je me souviens, c’est que la supérieure l’appelait l’agneau blanc.
Honorine laissa tomber les fleurs qu’elle avait cueillies.
—L’agneau blanc! s’écria-t-elle, mais c’était moi!
Marcel fit un pas en arrière.
—Quoi! dit-il, cette enfant à cheveux blonds et en robe bleue que la prieure appelait sa fille?...
—C’était moi! reprit Honorine; seulement le temps a bruni la chevelure et mis un terme au vœu qui m’imposait le vêtement couleur de ciel; mais le surnom que m’avait fait donner ma prédilection pour l’agneau représenté dans le tableau de saint Jean, m’a été conservé jusqu’à mon départ du couvent; vous pouvez le demander à ma tante.
—Oh! je vous crois! interrompit de Gausson, qui continuait à la regarder avec un mélange d’étonnement et de joie, oui, ce doit être vous... quoique grandie, changée, je n’ose dire embellie, vous pourriez croire à une flatterie vulgaire. Ah! cette rencontre doit être mise au nombre des bonheurs inespérés et je devrais en remercier Dieu!
Il y avait tant de saisissement dans l’accent du jeune homme qu’Honorine elle-même en fut troublée: elle ne trouva à répondre que quelques mots entrecoupés, et, pour se donner une contenance, elle se mit à relever les fleurs qui lui étaient échappées. Marcel la regarda faire sans songer à l’aider. Il était tout entier à l’émotion de cette reconnaissance inattendue.
—Ainsi, ce que nous nous étions promis, le hasard l’a fait, dit-il après un instant de silence, nous nous revoyons! mais seuls tous deux, et privés des protectrices que nous avions à notre première entrevue.
—Ah! c’est là le triste nuage placé entre le présent et tous les souvenirs, dit Honorine dont les yeux devinrent humides.
—Oui, continua de Gausson, et ce n’est point le seul changement apporté par le temps. Alors nous étions des enfants dont le cœur s’ouvrait sans contrainte, maintenant nous avons grandi et nous devons le tenir fermé. Il y a quinze ans j’étais le frère de l’agneau blanc, aujourd’hui je ne suis plus qu’un étranger pour mademoiselle Honorine Louis.
—Je ne puis regarder comme étrangers les amis de ma tante, fit observer la jeune fille avec embarras.
—Ah! je ne veux pas m’appuyer de ce titre, reprit vivement de Gausson; je suis une connaissance trop nouvelle pour oser me mettre au nombre des amis de madame de Luxeuil, et ce n’est point à elle que je puis devoir la bienveillance de sa nièce!... Non, je ne veux faire appel qu’aux souvenirs échangés tout à l’heure, à ces quelques heures passées dans les jardins du couvent, à ces fleurs arrachées que vous veniez m’offrir et dont je ne vous ai point encore payé le sacrifice! c’est au nom de ce passé que je vous prie de retrouver un peu de votre sympathie d’autrefois, de ne pas me confondre avec la foule des admirateurs que le monde va vous envoyer, de me recevoir enfin comme un candidat à votre amitié. Je ne demande rien de plus, et si ma prière vous semble étrange, ne vous arrêtez ni à sa forme, ni au lieu où je vous l’adresse, ni à l’heure choisie! il est des instants où l’on ne peut retenir ce que l’on sent; croyez seulement à sa sincérité!
—J’y crois, Monsieur, dit Honorine, dont le regard s’était arrêté avec une confiance pour ainsi dire involontaire sur les nobles traits du jeune homme.
—Alors c’est assez, reprit-il d’un ton d’émotion contenue; quant à l’amitié que je sollicite, c’est à moi de la mériter.
Il s’inclina respectueusement et rejoignit madame de Luxeuil qui rentrait avec le marquis et le docteur.
Marcel de Gausson fut fidèle à l’espèce de programme qu’il s’était imposé à lui-même. Bien qu’il cherchât toutes les occasions de voir Honorine et qu’il montrât ouvertement son attachement pour la jeune fille, ses manières ne sortirent jamais des limites de la plus scrupuleuse convenance; ses assiduités avaient quelque chose de calme et de respectueux qui ne pouvait faire naître d’autre idée que celle d’une amitié désintéressée. Il ne flattait point Honorine, il ne lui parlait jamais de lui-même; il se montrait dévoué sans bruit et tendre sans mollesse. A le voir près de l’orpheline, avec la gravité un peu exagérée des hommes jeunes qui ont pris la vie au sérieux, on eût dit un de ces frères aînés dont l’affection réunit le double caractère du père et de l’ami. Telle était, du reste, la simplicité et la loyauté visible de sa manière d’être vis-à-vis de la jeune fille, que l’on parut à peine y prendre garde; ceux qui s’en aperçurent n’y virent qu’une originalité à laquelle la conduite précédente de Marcel les avait préparés.
Ce n’était point, en effet, la première fois qu’il sortait des habitudes reçues pour suivre naïvement ses inclinations. Il y avait déjà longtemps que de Gausson s’était fait, à force de naturel, une réputation d’excentricité: mais cette excentricité demeurait si modeste, si inoffensive que nul ne songeait à l’attaquer, et il y avait tant de grâce dans sa droiture qu’on la pardonnait. Son courage et son adresse étaient d’ailleurs connus dans le monde d’oisifs qui l’entouraient: on savait qu’au besoin il pouvait défendre sa loyauté contre le sarcasme ou la calomnie, et cette assurance donnait aux malveillants une prudente indulgence: au total, Marcel de Gausson avait su se faire une position véritablement exceptionnelle; il avait pu rester impunément sincère, pur et dévoué au milieu d’une société de mensonge, de vice et d’égoïsme.
Honorine qui avait accepté d’abord son amitié avec un peu de réserve, finit par s’y abandonner en toute confiance et par y trouver une inexprimable douceur. Elle était arrivée à ce moment de la vie où le cœur des jeunes filles, à peine sorti des limbes de l’adolescence, se prépare, pour ainsi dire, à l’amour par les exaltations de l’amitié. Celle de M. de Gausson était suffisante pour occuper l’âme d’Honorine sans éveiller en elle de troubles ni de remords; elle y trouva tout ce qu’elle désirait alors. Marcel devint son conseiller dans toutes les incertitudes; elle l’interrogeait comme elle eût interrogé autrefois sa mère adoptive; elle avait besoin de son approbation pour s’approuver elle-même.
Cependant il existait un confident encore plus vénéré, auquel elle adressait ses confessions plus intimes, c’était le portrait de sa mère!
Elle l’avait fait descendre du garde-meuble où il était relégué et l’avait placé dans sa chambre, vis-à-vis de son lit. Mais ne voulant point que l’habitude détruisît la puissance de cette douce image, elle la recouvrit d’un rideau qui la cachait tout entière. C’était seulement le soir, lorsqu’elle se trouvait seule et prête à se livrer au sommeil, que la jeune fille venait demi-nue, comme une enfant qui réclame le baiser de sa mère, s’agenouiller devant le portrait découvert. Alors, l’œil fixé sur ce jeune et tendre visage, elle repassait tout bas ses actions, ses pensées du jour en demandant après chacune d’elles:
—Ma mère, es-tu contente?
Et sa conscience donnait à la chère image, selon le souvenir qu’elle venait d’invoquer, une expression d’encouragement ou de blâme!
Ainsi soutenue par une double protection, Honorine se laissa aller sans inquiétude au courant de sa nouvelle vie.
Les rapports journaliers avaient fini par amortir les exagérations de tendresse de madame de Luxeuil, qui s’étaient insensiblement transformées en une bienveillance assez indifférente; mais la liberté complète laissée à Honorine lui suffisait. Heureuse, elle ne chercha pas rigoureusement la part que sa tante pouvait avoir dans ce bonheur, et elle lui en tint compte comme si elle y eût contribué autrement qu’en le permettant.
Celui qui avait éveillé ses soupçons contre la comtesse ne lui avait d’ailleurs fait parvenir aucun avertissement. Une première fois Honorine avait cru le reconnaître, à la promenade, sous un costume de bourgeois, et une seconde fois, à la porte même de la villa, déguisé en marchand colporteur; mais dans l’une et l’autre occasion il s’était si rapidement éclipsé que la jeune fille doutait elle-même de la réalité de ces apparitions.
Quant à la scène du portrait, elle ne se la rappelait qu’avec angoisse, comme un souvenir confus et pénible. Plus elle s’éloignait du moment où cette scène avait eu lieu, plus l’émotion qu’elle lui avait causée s’effaçait, et plus les circonstances lui en semblaient inexplicables. Il y avait même des moments où elle revenait sur ce qu’elle avait cru alors et mettait en doute les droits de Marc à sa confiance.
XI.
Esquisses du grand monde.
La modification survenue dans les manières de madame de Luxeuil et la conduite d’Arthur contribuèrent encore à ôter à la jeune fille toute défiance. Son cousin surtout lui témoignait une amitié familière dont la franchise excluait évidemment toute idée de piége tendu. Il avait pris, dès le premier instant avec elle, le ton libre d’un compagnon d’enfance, et Honorine, d’abord étonnée, avait fini par l’accepter comme un privilége que le monde accordait, sans doute, à la parenté. Madame de Luxeuil, si scrupuleuse sur tout ce qui concernait l’usage, justifiait cette familiarité en l’autorisant. Elle permettait à Arthur de la suivre partout et de prendre, en toute occasion, près de sa cousine, le rôle de cavalier servant. Le jeune homme remplissait ces fonctions avec une humeur inégale, se montrant parfois empressé, parfois distrait. C’était, du reste, une de ces natures qui cachent leur vulgarité sous des formes d’une élégance convenue; manants enveloppés d’aristocratie dont la distinction est au dehors et la grossièreté dans le cœur. Uniquement dominé par sa sensualité égoïste, vain sans orgueil, railleur pour tout ce qui était généreux, n’ayant ni la noble répugnance qui fait fuir le mal, au moment de le commettre, ni la honte qui fait qu’on le cache lorsqu’on l’a commis, il personnifiait cette jeunesse riche, titrée, inutile, dont les facultés se corrompent dans l’inaction; espèce de cloaque humain qui attire à lui tout ce qu’il y a de faible ou de misérable, parce qu’en remuant sa fange on y trouve de l’or!
Quant à l’esprit, Arthur en avait, mais du plus facile. Il tirait toute sa gaieté de la malveillance; toute sa profondeur du mépris des hommes. Ne croyant qu’aux vices, c’était toujours en eux qu’il cherchait le moyen et la cause, et ce procédé était chaque jour justifié par l’expérience du milieu dans lequel il vivait. Cependant cette intelligence si bien en garde, était facile à surprendre par un côté. Prévoyante pour le mal, elle était prise au dépourvu par le bien. Elle ne voyait plus, elle ne comprenait plus: pour elle un cœur désintéressé était comme un vase privé d’anses; elle ne savait de quel côté le prendre, elle doutait et restait étourdie.
Malheureusement Honorine n’avait ni l’occasion ni la volonté d’étudier le caractère de son cousin, et, de tout ce que nous venons de dire, elle n’aperçut que quelques dehors. La plupart des vices touchent de si près à des qualités que pour les reconnaître, il faut avoir la volonté de les voir. Le cynisme d’Arthur, contenu devant sa cousine, put paraître à celle-ci du sans-façon; son égoïsme trop souvent justifié, ressemblait à de l’expérience, son ironie perpétuelle frappait tant de sottises et de méchancetés qu’on pouvait la prendre pour de la justice; Honorine n’avait d’ailleurs aucun intérêt à regarder de près dans cette âme; l’occupation de sa vie était d’un autre côté.
Tout se borna donc à une indifférence instinctive pour son cousin.
Celui-ci avait entrepris, peu de temps après l’arrivée de la jeune fille, de lui apprendre à monter à cheval, et ces leçons étaient devenues l’occasion de rapprochements plus fréquents. Honorine mettait une grande ardeur dans ces exercices, qui la retiraient momentanément de l’inaction imposée aux femmes, et lui permettaient d’essayer son audace: elle y était d’ailleurs engagée par l’exemple de plusieurs jeunes femmes, amies de la comtesse, qui venaient à Bagatelle; car madame de Luxeuil, toujours avide des plaisirs du monde, et voulant continuer à y participer, au moins comme spectatrice, avait renoncé à la compagnie de ses contemporaines pour s’entourer de femmes à la mode qui conservaient à son salon l’éclat, la gaieté et l’entrain que communiquent à tout la beauté et la jeunesse.
Parmi ces habituées, deux surtout méritent une mention spéciale; c’étaient madame la marquise de Biezi et madame des Brotteaux.
La première, parente éloignée de la comtesse, avait épousé un Italien fort riche, fanatique touriste que l’on trouvait partout excepté chez lui. Il avait parcouru successivement les cinq parties du monde, non pour les étudier, ni même pour les voir, mais afin de visiter les montagnes les moins accessibles; c’était là sa spécialité. En 1816, il avait gravi le Mont-Blanc; en 1818, il était parvenu au-dessus du plateau des Cèdres, dans le Liban; en 1821, il avait exploré le Kamberg au cap de Bonne-Espérance; en 1823, il était parvenu à traverser les Andes. Mais il lui restait à franchir le Dawalagiri, élevé de huit mille cinq cent vingt-neuf mètres au-dessus de la mer. Sans le Dawalagiri, toutes les autres ascensions étaient vaines; le Dawalagiri seul pouvait faire de lui le premier grimpeur de montagnes du monde civilisé; il balança longtemps, retenu par la difficulté d’une pareille entreprise, et excité par la gloire de l’accomplir! Enfin, la gloire l’emporta; il partit pour le Thibet, emportant les souhaits de la marquise et une note pour l’achat de six cachemires.
On n’avait point encore reçu de ses nouvelles depuis son départ, mais madame Lea de Biezi s’en consolait en se plongeant, avec une ardeur furieuse, dans le tourbillon du monde. C’était une femme de vingt-quatre ans, grande, élancée, et de cette beauté souveraine dont l’art se plairait à parer Aspasie, Cléopâtre ou Diane de Poitiers. Tout son être révélait la résolution et la vigueur, enveloppées de grâces. Son œil était fier, sa voix timbrée, sa démarche ferme, son langage net et hardi. Obéissant à sa seule fantaisie, elle ne reculait ni devant la barrière du devoir, ni devant celle de l’usage. Aussi, le docteur Darcy la comparait-il à ces magnifiques cavales du désert que n’arrêtent ni les sables, ni les rochers, ni les montagnes, et qui, la crinière flottante et les naseaux ouverts, s’élancent partout où les appelle la brise rafraîchie par les sources ou embaumée par les pâturages.
Elle avait alors pour cavalier servant le prince Dovrinski, réfugié polonais, que son brillant courage avait rendu célèbre dans la dernière insurrection contre la Russie. On le trouvait partout où paraissait Léa, jaloux et sombre, mais obéissant au moindre geste. Évidemment malheureux du lien qui le retenait, il était sans force pour le briser. La marquise, qui le savait, se plaisait à essayer sur lui son pouvoir. Fantasque et curieuse, elle jouait avec ce lion apprivoisé pour connaître jusqu’où pouvait aller sa patience; elle l’aiguillonnait de soupçons, secouait sa chaîne, excitait sa colère; puis, au premier rugissement, elle faisait signe, et le lion se couchait à ses pieds.
Ce jeu terrible faisait trembler madame Hortense des Brotteaux, amie de la marquise, mais d’un caractère complétement opposé. Autant celle-ci avait d’activité et de commandement, autant Hortense montrait de langueur et de soumission. A voir ses riches formes, son grand œil noir et son beau visage au teint uni, que sa chevelure brune encadrait de cheveux épais, on eût pu croire à un caractère fort et volontaire; mais, en y regardant mieux, on apercevait je ne sais quel nuage de mollesse qui entourait toute sa personne. Ses cheveux, si abondants, n’avaient point d’attitude qui leur fût propre; les lignes de ce visage charmant flottaient incertaines, et le regard de ses grands yeux noirs était noyé dans une expression de timidité voluptueuse. En réalité, Hortense appartenait à ces natures soumises, douées d’une sorte d’aptitude innée pour la servitude, et qui acceptent les jougs comme des points d’appui.
Rien n’eût été plus facile à M. des Brotteaux que de façonner à son gré cette volonté inconsistante et que de se faire le roi absolu de cette vie sans direction; mais M. des Brotteaux était membre de la cour des comptes et n’avait point le loisir de veiller à une éducation pareille. En épousant Hortense, il avait entendu prendre une femme tout élevée et dont il n’aurait plus à s’occuper. Le maintien de son influence et les soins qu’exigeait son avancement politique ne lui laissaient point un seul instant pour de semblables détails.
Il abandonna donc madame des Brotteaux à ses propres inspirations, c’est-à-dire à celles du premier venu, et ce premier venu se trouva précisément l’homme qu’il fallait pour dominer le caractère vacillant d’Hortense.
M. de Cillart était ancien brigadier garde du corps, et Breton, double raison pour avoir la volonté ferme et le goût du commandement: aussi, devint-il bientôt le maître absolu des actions, des pensées et des sentiments de madame des Brotteaux. Celle-ci obéissait à son impulsion, avec hésitation quelquefois, mais toujours sans révolte. Les tyrannies de M. de Cillart avaient même, pour elle, une sorte de charme; c’était une secousse qui l’arrachait, de loin en loin, à son apathie. Grâce à lui, elle avait, par instant, le plaisir de pleurer ou de se mettre en demi-colère; sans M. de Cillart, elle eût à peine pu distinguer si elle était morte ou vivante.
Parmi beaucoup d’autres fantaisies, l’ancien brigadier des gardes du corps eut celle de transformer madame des Brotteaux en amazone. Depuis quelque temps il l’obligeait à monter à cheval et à faire, avec madame de Biezi, des espèces de courses au clocher, à travers les bois et les bruyères. Honorine avait été de quelques-unes de ces courses dans lesquelles elle avait essayé, tour à tour, de rivaliser d’audace avec la marquise et de rassurer madame des Brotteaux. A son retour à Paris, elle continua à leur tenir compagnie, lorsque le soleil brillait sur Boulogne et permettait à la fashion de se donner rendez-vous dans les longues allées bordées de fagots et de restaurants, que l’on a décorées du nom de bois.
Elle revenait d’une de ces promenades par une belle journée d’octobre, et les chevaux, qui avaient repris le pas, marchaient à peu de distance l’un de l’autre, suivant la chaussée de l’avenue de la Muette. En tête s’avançait madame de Biezi, le teint animé par l’air encore âpre, malgré le soleil, le regard brillant, les narines dilatées, magnifiquement belle et hardie, sur son cheval arabe, qui frémissait d’impatience. A ses côtés marchait le prince Dovrinski, dont la grande tournure formait un singulier contraste avec l’expression inquiète et presque craintive de ses traits.
Un peu en arrière, et parallèlement à la calèche de madame de Luxeuil se tenaient Honorine et de Gausson, de Cillart et madame des Brotteaux. Celle-ci, à peine remise du temps de galop auquel le brigadier des gardes du corps avait forcé son cheval, semblait encore se raffermir en selle et regarder avec effroi l’espace qu’elle venait de franchir, tandis que son tyran la raillait brusquement de sa lâcheté.
Arthur, Marquier et le docteur Darcy suivaient à quelque distance. Enfin, un peu plus loin, venaient plusieurs coureurs à cheval et l’équipage de la marquise de Biezi.
La conversation était fort variée sur les différents points de la caravane élégante. Brève et rare à la tête, plus animée autour de la calèche de madame de Luxeuil, elle devenait bruyante dans le dernier groupe de cavaliers qui se trouvaient assez loin de celle-ci pour ne point être entendus.
—Avez-vous vu comme de Cillart conduit cette pauvre madame des Brotteaux, demandait Arthur au docteur; on dirait un capitaine instructeur avec sa recrue.
—Pardieu! je suis fâché qu’il n’ait point affaire à la marquise, répliqua M. Darcy; elle est superbe d’énergie, cette femme. C’est le plus bel exemple de tempérament bilio-sanguin que j’aie jamais rencontré.
—La marquise est le Martin de la galanterie, reprit Arthur; elle dompte les bêtes fauves.
—Il est certain que ce pauvre prince a l’air d’un tigre apprivoisé malgré lui.
—Le dépit et la jalousie le rongent.
—Il a tellement changé depuis quelque temps que je lui soupçonne une affection au foie.
Arthur hocha la tête d’un air profond.
—Eh bien! voilà ce que rapporte l’amour des grandes dames, mon cher docteur, dit-il; il faut toujours jouer près d’elles le rôle de Dovrinski ou celui du brigadier. Être tyran ou tyrannisé, et, en tous cas, complétement pris. Une pareille liaison est une véritable profession; vous n’avez plus à vous ni temps ni liberté. J’en ai essayé, et le jour où je suis sorti de ce bagne, j’ai bien juré de n’y plus rentrer.
—Et c’est alors que vous vous êtes tourné vers le théâtre? demanda M. Darcy en riant.
—Précisément, docteur. Là, du moins, on n’a besoin ni de soins, ni de précautions; on fait l’amour hors la loi! De chaque côté on conserve son indépendance; il n’y a ni réputation à ménager, ni faux scrupules à combattre, ni convenances à respecter. On peut être sans crainte, de bonne humeur et de mauvais ton. Aussi, voyez-vous, docteur, je ne donnerais pas Clotilde pour toutes nos marquises.
—Parce qu’elle vous coûte plus cher! s’écria en riant Aristide Marquier, qui venait enfin de décider Lucifer à rejoindre nos deux interlocuteurs.
Arthur lui jeta un regard de côté.
—C’est là seulement ce qui frappe le banquier, dit-il, avec une hauteur dédaigneuse; pour lui, une femme est comme tout le reste, une question d’argent, et il va au meilleur marché.
—Du tout, du tout, reprit Marquier sérieusement; vous savez, mon cher, que j’ai à cet égard des principes!... Je ne comprends pas une liaison qui entraîne dans des dépenses! La femme la plus séduisante qui accepterait un cadeau me deviendrait insupportable. C’est peut-être une délicatesse outrée; mais on ne se refait pas...
—Malheureusement! fit observer de Luxeuil, en enveloppant le gros petit capitaliste d’un regard ironique.
—Enfin, continua Marquier, avec chaleur, il me faut un choix désintéressé et je veux être aimé pour moi-même.
—Voilà pourquoi personne ne l’aime! ajouta Arthur en s’adressant au docteur.
Le banquier balança la tête d’un air discret.
—Vous savez que sur ce sujet, je m’abstiens toujours de répondre, dit-il sérieusement: vous mettez votre gloire à publier vos amours, moi je la mets à les cacher. Soyez seulement certain, mon bon, que les affaires de cœur d’Aristide Marquier ne sont pas en plus mauvais état que ses affaires de banque.
—A propos de banque, interrompit Arthur, chez qui un souvenir parut se réveiller tout à coup; connaissez-vous un drôle nommé Clément Raimbaut et s’intitulant banquier.
—Raimbaut!... certainement; c’est un ancien commissionnaire en rouenneries, qui s’est associé à un ancien boucher, pour faire l’usure. Auriez-vous quelque chose à démêler avec lui?
—J’en ai peur. Il m’a avancé autrefois une somme pour laquelle je lui ai souscrit des billets.
—Ah! diable! et leur échéance est arrivée.
—On les a, je crois, présentés hier: du reste, je dois avoir des notes sur toute cette affaire, et je serais bien aise de prendre votre avis.
—Comment donc! je suis à vos ordres, mon bon; nous soupons demain ensemble chez Clotilde; si vous voulez, j’irai vous chercher, et nous examinerons...
—Demain, non, j’ai promis de me trouver à la course de lord Durfort, mais si vous pouviez, aujourd’hui, me conduire à l’hôtel...
—Volontiers. Jusqu’à l’heure de la Bourse je suis libre...—Mais, voyez donc, voilà de Cillart qui a remis cette pauvre madame des Brotteaux au galop. Pardieu! je serais curieux de voir la figure de la victime.
—C’est facile; rejoignons-la.
Les deux cavaliers partirent suivis du docteur, et gagnèrent la tête de la cavalcade, de sorte que de Gausson et Honorine se trouvèrent, à leur tour, seuls en arrière.
Sans que le jeune homme et la jeune fille y eussent pris garde, la calèche les avait un peu devancés, et ils marchaient de front, au petit pas de leurs chevaux, continuant une de ces conversations charmantes qui sont, à la fois, des rêveries et des épanchements. C’était avec Marcel seulement qu’Honorine trouvait l’occasion de ces échanges de sentiments et de pensées qui laissent après eux un souvenir; car lui seul avait la sérénité tendre qui intéresse l’âme en l’élevant. Aussi, quelque brillant que fût l’esprit de la plupart des habitués de la comtesse, la jeune fille leur préférait la gravité de Marcel; les autres ne savaient que causer, tandis que lui, il parlait!
Cependant, depuis quelque temps, sa parole semblait moins calme et moins libre. Souvent, au milieu même de ses élans les plus expansifs, un nuage passait sur son front, et il tombait dans une tristesse silencieuse et embarrassée. Honorine, inquiète, avait alors recours à tous les moyens pour l’y arracher. Faisant appel à cette espèce de fraternité proposée par de Gausson, elle le pressait de questions, elle se montrait tour à tour mécontente, affligée; elle lui reprochait de manquer de confiance! Le jeune homme se débattait avec effort contre les témoignages de cette amitié, mais sa résistance même l’exaltait chaque jour davantage.
Ainsi tous deux se trouvaient, avec des dispositions différentes, sur cette pente glissante qui conduit à l’amour, et, tandis que de Gausson résistait, malgré lui et avec peine, Honorine, ignorante du danger, l’entraînait à sa suite sans s’en apercevoir.
La promenade qu’ils venaient de faire les avait tenus séparés jusqu’au moment où ils demeurèrent tous deux isolés, derrière la calèche de madame de Luxeuil. Cependant, la conversation engagée parut d’abord étrangère à ce qui faisait le sujet ordinaire de leurs querelles. Animée par la course et heureuse de la présence de Marcel, la jeune fille admirait naïvement tout ce qui frappait son oreille ou ses yeux.
—Oui, disait-elle avec un joyeux abandon, j’aime le bruit et le mouvement qui annoncent l’approche de Paris. Ces chariots qui se pressent, ces passants qui courent, ces ouvriers qui s’appellent, tout m’intéresse et m’occupe; il me semble qu’ici les hommes vivent plus qu’ailleurs.
—Je suis comme vous, dit Marcel, mais cette vue, au lien de me réjouir, m’attriste toujours.
—Parce qu’elle me fait faire un retour involontaire sur moi-même. Je ne puis regarder l’activité de la foule sans penser que chacun de ces hommes accomplit sa tâche et remue son grain de poussière dans le monde, tandis que moi je passe oisif et inutile au milieu du travail universel. Alors je me sens pris d’une sorte de mépris pour l’existence inoccupée dans laquelle le hasard m’a jeté!
—N’en pouvez-vous donc sortir? toutes les carrières vous sont ouvertes.
—Sauf celles que m’interdit ma naissance! car chacun porte ici-bas son fardeau originel. Si le peuple reçoit pour héritage la misère et l’ignorance, la noblesse reçoit la folie et l’orgueil. N’ai-je pas ce qu’on appelle un nom à porter, c’est-à-dire l’obligation de ne suivre que certaines routes tracées? encore pour les parcourir faudrait-il une éducation, des habitudes qui ne m’ont point été données. Ceux qui ont fait de moi un homme ne m’ont appris que l’oisiveté; ils y ont mis leur sagesse et mon honneur. Inhabile à tout, grâce à leurs soins, je ne puis jamais prétendre à la joie d’élever pierre à pierre, comme tant d’autres, mon édifice de fortune.
Honorine regarda de Gausson avec une sorte d’étonnement inquiet.
—Mon Dieu! seriez-vous ambitieux? demanda-t-elle.
—Ambitieux de bonheur, répondit Marcel, en souriant.
—Et pour être heureux, il vous faut cet édifice de fortune que vous regrettez?
—Oui.
—Qu’en voulez-vous donc faire?
De Gausson parut hésiter.
—Je voudrais, dit-il, après un moment de silence, je voudrais pouvoir l’offrir à la femme que j’aurais préférée.
—Ainsi ce serait pour l’enrichir?...
—Non, mais pour avoir le droit de choisir librement, de parler sans crainte; ce serait pour qu’une affection loyale ne fût pas exposée à paraître un odieux calcul; pour ne pas être obligé enfin d’échapper à la honte du soupçon en renonçant au bonheur.
—Et pourquoi y renoncer?
—Parce que je n’y ai point droit. L’homme né pour être le bienfaiteur et le soutien de la femme ne peut, sans mentir à son devoir, devenir le soutenu et l’obligé; c’est à lui de se faire place dans la vie, d’en offrir une part à celle qu’il a choisie et de lui donner en travail, en dévouement, en courage, ce qu’elle lui rend en charme et en amour.
Et comme il s’aperçut du mouvement qu’avait fait Honorine:
—Mais, pardon! ajouta-t-il en souriant; je me laisse aller à une véritable confession, et vous devez me trouver bien hardi.
—Hardi? non, dit la jeune fille émue.
—Bien fou, du moins?
—Non, non.
—Quoi donc alors?
—Bien orgueilleux!
Marcel garda un instant le silence.
—Peut-être, dit-il, mais ne soyez pas trop sévère à l’orgueil, car, au milieu de toutes nos faiblesses et de tous nos abaissements, c’est le seul vice qui nous soutienne à l’égal de la vertu. L’âme humaine est une place perpétuellement assiégée, pour le salut il faut accepter tous les défenseurs, sans s’informer de leurs noms ni de leur origine.
—Ainsi, reprit Honorine, qui semblait suivre sa propre idée plus que celle du jeune homme, votre fierté ferait taire vos préférences mêmes?... Parce que d’autres font à la femme un mérite de sa richesse, vous lui en feriez, vous, un titre d’exclusion; vous refuseriez jusqu’à son affection?
—Pourquoi m’interroger sur ce que je ferais? reprit vivement de Gausson; qui peut répondre de mettre toujours d’accord ses sentiments et ses principes? A quoi bon d’ailleurs supposer une tentation impossible? Suis-je donc de ceux qui savent réveiller ces irrésistibles sympathies?...
—Vous ne répondez pas! fit observer Honorine avec une sorte d’impatience.
—Parce que je ne puis admettre votre supposition.
—Admettez-la, je le veux, et répondez.
—Répondre! dit Marcel qui, depuis quelques instants, luttait, avec un effort évident, contre son propre entraînement; répondre!... répéta-t-il en regardant Honorine, dont les yeux continuaient à l’interroger; eh bien!...
Il s’interrompit de nouveau.
—Eh bien? J’attends! insista Honorine.
—Eh bien! dit Marcel d’une voix plus basse, mais d’un accent profond, mes résolutions, mes craintes, mon orgueil... j’oublierais tout... pour la femme... qui vous ressemblerait!
La jeune fille tressaillit de surprise et de saisissement. Dans sa naïve inquiétude, elle avait voulu arracher à de Gausson une rétractation sans prévoir que cette rétractation pouvait entraîner un aveu. Une rougeur subite couvrit ses traits; elle regarda autour d’elle avec trouble; mais l’intervalle qui la séparait de la calèche ne permettait point de craindre que Marcel eût été entendu. Elle tourna les yeux vers lui, voulut murmurer quelques mots, et, semblant céder tout à coup à je ne sais quelle confusion effrayée, elle releva la bride de son cheval et rejoignit rapidement la comtesse.
On était arrivé au rond-point des Champs-Élysées, où celle-ci prenait congé de ses compagnes de promenade. La marquise et madame des Brotteaux se dirigèrent vers le faubourg Saint-Germain, et MM. Darcy et de Gausson continuèrent le quartier du Louvre. Quant à madame de Luxeuil, elle tourna par l’avenue de Marigny pour gagner le faubourg Saint-Honoré avec sa nièce, Arthur et Marquier.
L’habitation de la comtesse, comprise dans le massif d’édifices qui sépare la rue Duras de la rue d’Anjou, avait une double façade comme la plupart des hôtels bâtis sous Louis XV. L’une donnait sur un parterre, récemment disposé en jardin anglais, l’autre sur une cour d’entrée, fermée à droite et à gauche par les bâtiments de service.
Ce fut dans cette cour que la comtesse descendit de calèche, tandis qu’Arthur aidait Honorine à mettre pied à terre. Celle-ci s’élança dans l’escalier, sur les pas de sa tante, et de Luxeuil revenait vers Marquier, lorsqu’un homme en lunettes et vêtu de noir, qui semblait attendre à la porte de la loge, s’avança à sa rencontre.
—C’est bien à monsieur Arthur de Luxeuil que j’ai l’honneur de m’adresser? demanda-t-il le chapeau à la main, et d’un air respectueusement riant.
—Que me voulez-vous? dit Arthur sans s’arrêter.
—Pardon, reprit l’homme noir, en fouillant dans une de ses poches, si monsieur pouvait m’accorder un instant...
—Vite, je suis pressé.
—Il s’agit d’une affaire...
—Après?
—......D’une affaire de billets... souscrit à monsieur Raimbaut.
—Raimbaut! s’écria Arthur, en s’arrêtant court, vous venez alors pour ce paiement?...
—De douze mille sept cent quarante-trois francs, continua l’homme aux lunettes, qui avait tiré de son portefeuille plusieurs papiers; on a déjà eu l’honneur de se présenter hier, mais comme monsieur était absent, j’ai reçu l’ordre de passer ce matin...
—C’est-à-dire que vous êtes huissier, et que vous venez pour le protêt!
—Dans le cas où monsieur ne jugerait pas à propos de faire honneur à sa signature...
De Luxeuil mesura l’huissier d’un regard presque menaçant.
—Attendez, lui dit-il brusquement.
Et s’avançant vers Marquier, qui venait de remettre Lucifer à un domestique, il passa un bras sous le sien, et le conduisit à l’écart, près d’un appenti servant de bûcher.
Leur conversation se prolongea assez longtemps à voix basse. Aux premiers mots prononcés par Arthur, le banquier avait paru se récrier et se défendre; mais une nouvelle confidence sembla l’apaiser subitement; il y eut entre lui et de Luxeuil un échange d’explications rapides, à la suite desquelles Marquier, convaincu, ordonna à l’huissier de le suivre, pour recevoir le paiement de ses billets, tandis qu’Arthur rentrait à l’hôtel.
A peine tous deux eurent-il disparu, qu’un homme en pantalon de velours olive, les bras nus et la scie à la main, se montra à la porte du bûcher: c’était Marc, le paysan de la Forge des-Trois-Buttes, et le dépositaire du fragment d’anneau remis par la baronne! il avait vu tout ce qui venait de se passer, et, parmi les paroles échangées entre de Luxeuil et le banquier, il avait distingué le nom d’Honorine!
Il s’arrêta d’abord près du seuil, paraissant hésiter sur ce qu’il devait faire, réfléchit quelques instants, puis, comme frappé d’un trait de lumière, il déposa précipitamment la scie qu’il tenait, reprit sa casquette de cuir, sa veste de commissionnaire, traversa la cour de l’hôtel, et se dirigea rapidement vers la rue des Morts.
XII.
Une maison de la rue des Morts.
Quiconque a étudié les quartiers populaires de Paris, a nécessairement remarqué le rapport frappant qui existe entre l’aspect extérieur de chacun d’eux et la nature de ses habitants. Il y a un proverbe arabe qui dit que si l’on donnait une enveloppe de colimaçon à la tortue, elle y trouverait place pour ses quatre pattes. Or, ce qui n’est qu’une supposition pour l’animal amphibie est la réalité même pour l’homme. Telle est en effet sa puissance d’appropriation qu’il finit par modifier tout ce qui l’environne, selon ses habitudes et ses goûts. Aussi y a-t-il pour qui regarde bien, dans la situation d’un quartier, dans la physionomie de ses constructions, dans la nature de ses boutiques, dans le choix des marchandises, mille révélations qui ne peuvent tromper. On devine les instincts de la population en voyant quels sont ses besoins.
La communauté même de misères ne peut effacer ces marques distinctives: il y a souvent, entre deux quartiers également pauvres, des contrastes visibles pour l’œil le moins attentif. Comparez, par exemple, la Cité à Saint-Martin-des-Champs. Des deux côtés vous trouverez même indigence, même abandon, et, cependant, quelle différence! les maisons de la Cité à entrées obscures, à fenêtres toujours fermées, entassées l’une sur l’autre, semblent n’avoir d’autre but que de dérober leurs habitants à la clarté du jour; ce sont moins des demeures que des repaires. Là, les rues étroites ne sont bordées que de rogomistes à demi-cachés, de tabagies aux vitres dépolies, de gargotiers sans enseignes, de débits de tabac tenus par des hommes et de cabinets de lecture dont les volets garnis d’affiches illustrées ne présentent que scènes de meurtre et images de mort. Aucun bruit de métier annonçant le travail; nul roulement de charrette prouvant l’activité des transactions commerciales; point d’enfants sur les seuils! Mais, partout des hommes inoccupés qui se croisent ou s’accostent, des femmes en haillons élégants groupés devant les comptoirs des marchands de consolation, et, de temps en temps, un fiacre soigneusement fermé qui rase une des portes obscures, s’arrête un instant, puis repart, sans que l’on puisse dire s’il a pris ou laissé quelqu’un.
Mais c’est surtout la nuit que la Cité prend un aspect sinistre. La plupart des boutiques fermées dès huit heures laissent les rues sans autre clarté que celle des réverbères, que le vent balance et fait crier. De loin en loin seulement, quelques lanternes de marchands de vin ou de tabac brillent sourdement au milieu du brouillard nocturne, tandis que dans chaque enfoncement obscur se montre, comme un fantôme, quelque femme parée de haillons, qui vous appelle d’une voix rauque, ou quelque homme à l’affût, qui semble attendre une proie, le dos appuyé au mur et les deux mains sous son bourgeron.
A Saint-Martin-des-Champs, rien de tout cela! les rues sont larges, les maisons inondées de lumière, les seuils couverts d’enfants qui jouent et s’appellent. Aux fenêtres ouvertes sèche la lessive de chaque ménage, témoignage d’ordre et d’économie autant que de pauvreté. Sous chaque haillon blanchi grimpe la capucine veloutée, le volubilis aux teintes irisées, et le pois de senteur. Des chants se mêlent au bruit des marteaux; les femmes entourent les laitières, entrent chez le fruitier, ou reviennent des fontaines. C’est toujours la pauvreté, sans doute, mais courageuse et sans honte; c’est la pauvreté qui se montre, parce qu’elle n’a rien à se reprocher, et qu’elle n’a perdu aucun des instincts humains; la pauvreté aimant le soleil, les fleurs et les enfants! A la Cité vous trouviez les vices créés ou mal combattus par une société égoïste; à Saint-Martin-des-Champs ce ne sont que les besoins qu’elle néglige de satisfaire, et les souffrances qu’elle oublie de soulager. Là on a un égout que l’on pourrait tarir, ici un champ de blé que l’on ne veut pas bien cultiver; mais, tels qu’ils sont, l’égout répand ses influences malfaisantes et communique la mort, tandis que le champ de blé produit sa moisson!
Or, dans ce quartier de Saint-Martin-des-Champs, dont nous avons essayé de donner une idée, se trouve une rue peu connue, quoiqu’elle relie à leur extrémité les faubourgs Saint-Martin et du Temple; c’est la rue des Morts. Malgré son nom lugubre, la rue des Morts n’a rien de triste, et ses maisons d’ouvriers peuvent même être citées parmi les moins mal entretenues et les mieux aérées. Une d’elles surtout se faisait remarquer à l’époque où se passent les événements rapportés dans notre récit. Elle ne se composait que de deux étages, et avait pour entrée une porte cochère dont l’élégance eût fait croire à une habitation bourgeoise plutôt qu’à une demeure d’ouvriers. Telle n’avait point été non plus sa destination primitive; mais le maître-maçon qui l’avait construite ne trouvant pas des locataires comme il faut, s’était décidé à en faire, selon son expression, un couvent de gueux. Se réservant le rez-de-chaussée, à côté duquel s’étendait un assez vaste chantier, il avait loué le reste, par pièces séparées, à de pauvres diables qui devaient lui payer leur loyer par semaines, et auxquels il n’accordait jamais le moindre répit; car maître Laurent, comme beaucoup d’ouvriers parvenus, se montrait impitoyable pour ceux qui avaient été moins heureux que lui. Favorisé par une santé de fer et par cette activité persistante qui réussit plus sûrement qu’une large intelligence, il était devenu successivement tâcheron, puis maître, puis entrepreneur, et avait fini par s’enrichir. Aussi, fort de sa réussite, s’en armait-il sans cesse contre ses anciens compagnons. A toutes les plaintes, il ne répondait qu’une seule chose:
—Fais comme moi!
C’était le raisonnement de la grenouille échappant à l’épervier en plongeant dans les eaux et criant au roitelet de l’imiter; mais maître Laurent n’en était point encore à savoir que dans ce partage des professions dont notre société laisse le soin au hasard, l’aptitude et la réussite ne peuvent être un fait volontaire, mais une rare exception.
Quoi qu’il en soit, l’exigence du maître-maçon avait eu pour résultat de le débarrasser de tous les mauvais payeurs qui avaient été successivement remplacés par des gens tranquilles et rangés dont le loyer ne se faisait jamais attendre. Ce corps de locataires d’élite, comme les appelait maître Laurent qui, en sa qualité de sergent dans la garde nationale, affectionnait les images militaires, avait pour vaguemestre et pour fourrier le sieur Brousmiche, dit la Montagne, petit bossu qui remplissait dans la maison les fonctions de portier.
Condamné au ridicule par son infirmité, Brousmiche avait pris la vie du côté de la résignation: il eût été difficile de trouver un caractère plus inoffensif et plus conciliant. Comme, d’après son propre dire, aucune femme n’avait jamais pu le regarder sans rire, il s’était résigné au célibat, et avait concentré toutes ses affections sur un chat et un chardonneret, Lolo et Fanfan, qui lui tenaient lieu de famille.
Malheureusement, tous ses efforts pour établir une amitié fraternelle entre ses deux protégés avaient été jusqu’alors inutiles, et il voyait avec douleur se renouveler sous ses yeux l’histoire d’Abel et de Caïn. Plusieurs fois déjà, l’Abel emplumé avait failli tomber sous les griffes du fratricide, et Brousmiche venait de prévenir un nouvel acte de ce genre, lorsqu’une jeune femme en bonnet et enveloppée d’un tartan, entra dans la loge, un carton à la main.
Elle trouva le bossu debout devant son chat auquel il adressait les reproches les plus pathétiques sur son nouvel attentat.
—Comment, s’écria la jeune femme, qui s’était arrêtée à la porte, ce monstre de Lolo a encore voulu plumer le chardonneret?
—Ne m’en parlez pas, madame Charles, dit le bossu, en portant la main à sa calotte grecque, par une habitude machinale de politesse; le malheureux me fera mourir de chagrin.
—Mais il faut le battre, dit la grisette en s’approchant du matou, comme si elle eût voulu joindre l’exemple au conseil.
Le bossu se plaça devant son chat.
—Faites excuse, madame Charles, dit-il en avançant la main d’un air doctoral: mais vous savez que les coups n’entrent point dans mes idées d’éducation.
—Bah! reprit la jeune femme en riant: l’éducation d’un chat! vous respectez trop les bêtes, monsieur Brousmiche.
—En tout cas, je ne suis pas le premier, reprit le bossu, qui se piquait de lecture, et qui avait, au-dessus de son poêle, une étagère couverte de volumes dépareillés; les Égyptiens des pyramides adoraient toutes espèces d’animaux.
—Vrai! interrompit madame Charles.
—Mon Dieu, il ne faut s’étonner de rien, continua Brousmiche d’un air indulgent; on voit encore des choses aussi drôles. Vous savez bien? par exemple, les Anglais, c’est un peuple qui peut passer pour civilisé.
—Je crois bien, ce sont eux qui font les meilleures aiguilles.
—Et les couteaux donc! et les fruits!.... Nous leur devons les poires d’Angleterre.
—Eh bien! quoi, est-ce qu’ils adorent aussi les bêtes?
—Pas précisément; mais je lisais encore l’autre jour dans un journal, qu’il y avait chez eux une loi qui défendait aux cochers de fouetter leurs chevaux.
—C’est-il possible! et comment alors les fiacres peuvent-ils marcher?
—Les chevaux y mettent de la délicatesse, voyez-vous, madame Charles, il suffit de leur parler. Vous ne vous doutez pas combien les animaux sont susceptibles. C’est comme les femmes... sans comparaison... Mais pardon, je vous laisse là, moi, sans vous offrir une chaise et sans prendre même votre carton.
—Oh! de la gaze, ce n’est pas lourd, dit la jeune femme, en posant le carton sur le poêle, je suis allée chercher l’ouvrage de la semaine.
—Pour vos fausses fleurs? et ça va-t-il toujours bien?
—Mais, pas mal.
—Allons, tant mieux, il est juste que les braves gens prospèrent, surtout quand ils ont des charges comme vous, madame Charles.
—Vous dites ça à cause de mon fils... pauvre chérubin! c’est vrai qu’il a une nourrice à quinze francs, mais je veux qu’il ne manque de rien, monsieur Brousmiche, c’est bien assez de n’avoir pu le nourrir moi-même. Cher amour! j’aurais voulu lui donner mon sang, voyez-vous.
En parlant ainsi, la grisette avait la voix émue et les yeux humides. Le portier remua la tête d’un air d’approbation.
—Oui, oui, vous êtes un cœur d’or, madame Charles, dit-il; si tout le monde vous ressemblait, on ne verrait pas des choses si tristes... comme, par exemple, des femmes qui ont toujours le martinet à la main.
—A preuve, madame Lecoq, ma voisine? C’est vrai qu’elle est bien méchante... et ce n’est pas seulement avec ses enfants. Avant-hier encore elle m’a entreprise, parce qu’elle disait qu’en venant chez moi on avait sali le palier. Elle m’a reproché de ne pas être mariée avec Charles.
Brousmiche leva les yeux et les mains au ciel.
—Si on peut faire du chagrin à une véritable brebis du bon Dieu! murmura-t-il.
—Oh! elle ne m’a pas fait de chagrin, reprit la jeune femme, dont la voix tremblante démentait les paroles; comme je lui ai dit, si je ne suis point mariée avec Charles, je ne m’en conduis pas moins comme une honnête femme...
—Ah! Seigneur! à propos de monsieur Charles, reprit le bossu, je ne sais pas, en vérité, où est ma tête ce soir; j’ai là une lettre de lui...
—Une lettre de Charles! s’écria la grisette, ah! donnez, monsieur Brousmiche, donnez donc!...
Elle prit vivement la lettre et regarda l’adresse.
—Oui, oui, c’est bien de lui, dit-elle palpitante de joie; voyez comme il a une jolie écriture, oh! pauvre cher...
Elle effleura le papier de ses lèvres, puis regardant le bossu moitié honteuse, moitié riante:
—Vous devez me trouver folle, monsieur Brousmiche, dit-elle, mais que voulez-vous, je l’aime tant, et puis... c’est le père de mon petit Jules!
—Ça se comprend, madame Charles, croyez bien que ça se comprend, dit le portier, en portant la main à sa poitrine, avec une expression de sensibilité qui eût été touchante si la disgrâce de tous ses mouvements ne l’eût rendue grotesque.
La jeune femme avait ouvert la lettre et s’était mise à la lire: Brousmiche, avec un tact de délicatesse que l’on n’eût attendu ni de son éducation ni de sa classe, détourna la tête pour la laisser plus libre et affecta de rattacher les épis de millet dont la cage de son chardonneret était garnie. Mais la grisette s’écria tout à coup:
—Ah! que bonheur! il viendra aujourd’hui!
—Qui cela? demanda le bossu, monsieur Charles?
—Oui, mon bon monsieur Brousmiche, continua Françoise en se hâtant de replier sa lettre et de reprendre son carton; vite, vite, il faut que je remonte... ma chambre doit être tout en désordre.
—Et puis, dit Brousmiche, d’un ton de moquerie amicale, il faut faire sa toilette?
—Certainement, s’écria la grisette, pour qui donc est-ce qu’on se ferait belle, si ce n’était pas pour l’homme qu’on aime? D’ailleurs, ça fait plaisir à Charles de me voir bien mise, ça me relève à ses yeux, et pour ça, voyez-vous, monsieur Brousmiche, je consentirais à ne manger qu’une fois tous les deux jours. Mais vous me faites jaser et je perds mon temps! Adieu monsieur Brousmiche, adieu mon petit Fanfan; quant à vous, monsieur Lolo, je ne vous dis rien. Au revoir, à demain.
Elle avait allumé son bougeoir à la lampe du bossu et monta lestement l’escalier pour ne s’arrêter qu’au troisième étage.
Comme elle allait ouvrir la porte, elle parut frappée d’un souvenir.
—Ah! mon Dieu! murmura-t-elle à demi-voix, j’allais oublier ce pauvre M. Michel; pourvu que Charles n’arrive pas tout de suite!
Elle entra vivement, déposa son carton, ouvrit une armoire sous tenture qui renfermait toute sa batterie de cuisine, en tira un réchaud qu’elle alluma et sur lequel elle posa un poëlon de terre brune rempli de lait.
Pendant que celui-ci chauffait, elle se débarrassa de son tartan, ôta son bonnet et commença sa toilette.
Madame Charles, que l’on appelait aussi mademoiselle Françoise, de son nom personnel, était une belle fille d’environ vingt-trois ans, dont toute l’apparence annonçait la santé, la force et la bonté. Bien que sa taille fût souple et fine, ses traits délicats et son teint d’une blancheur veloutée, il y avait, dans l’ensemble de sa personne, je ne sais quoi de calme, de simple et de gauchement gracieux qui lui donnait une sorte de beauté paysanne. Rien qu’à la regarder, on la sentait incapable de la plus innocente coquetterie. Ne voyant en toute chose que ce qui était droit devant ses yeux, elle se présentait avec les défauts et avec les dons que Dieu lui avait donnés, sans y rien ajouter et sans en rien cacher. Avec elle on ne pouvait ni espérer le plaisir de la découverte, ni craindre les désappointements de l’examen; du premier coup d’œil on avait tout vu.
Cette droiture native lui donnait un charme pour ainsi dire reposant. On éprouvait à la regarder la même sensation douce et sereine que donne l’aspect d’un lac dont les eaux paisibles reflètent les bois, les fleurs et le ciel.
Après s’être coiffée à la hâte, Françoise passa une robe de mousseline à fleurs roses et mit une guimpe blanche, dont l’élégance champêtre et endimanchée s’harmonisait merveilleusement avec sa physionomie naïve. Elle suspendit à son cou une petite croix d’or retenue par un velours étroit, ajouta à ses boucles d’oreille deux pendoloques en nacre de perles et agrafa à ses poignets des bracelets de corail.
Ainsi parée de ce qu’elle avait de plus riche, elle tourna en tout sens pour se voir tout entière dans son petit miroir d’un pied carré, passa plusieurs fois la main sur ses cheveux, et, satisfaite enfin, se hâta de tout mettre en ordre autour d’elle.
Courant ensuite à son réchaud, elle versa le lait bouillant dans une tasse de porcelaine blanche qu’elle posa sur une assiette, y joignit un petit pain, la seule cuiller d’argent qu’elle possédât, et quitta sa chambre pour monter aux mansardes.
XIII.
Un vieil ami du genre humain.
Maître Laurent s’était réservé toutes les mansardes, sauf une seule. Ce fut vers elle que se dirigea Françoise. Elle arriva à une petite porte de sapin qui n’était point peinte, y frappa doucement, et sur la réponse:—Entrez, elle souleva le loquet et se glissa dans la mansarde.
Celle-ci, placée à l’extrémité de la maison, sous la partie la plus basse du toit, méritait à peine ce nom, et celui de grenier lui eût, à tous égards, mieux convenu. Carrelée de briques dépareillées que le maître maçon avait voulu utiliser, et lambrissée seulement à hauteur d’appui, elle laissait voir à nu, partout ailleurs, la charpente et les tuiles entre lesquelles glissait le vent du soir, comme le prouvaient les oscillations du quinquet accroché au-dessous.
Ce dernier éclairait une large table couverte d’états chiffrés, dont la copie faisait vivre le maître de la mansarde, et de plans et de papiers dont il s’occupait à ses instants de loisirs.
Quand Françoise entra, M. Michel (c’était son nom) était courbé sur une grande carte qu’il semblait étudier.
Sa tête chauve au sommet, mais qui avait encore gardé, plus bas, une couronne de cheveux blancs, présentait un développement vaste et harmonieux. Ses traits fortement accentués, avaient une noblesse austère et une sorte de grandeur dont on demeurait frappé malgré soi. Il était de taille moyenne, maigre et courbé, mais la vigueur de son organisation se révélait encore sous sa verte vieillesse. Vêtu d’une pelisse de forme ancienne, et garnie de fourrures maintenant râpées, mais qui avaient été précieuses, il se tenait les pieds et les jambes enveloppés dans un sac de peau de mouton, moyen de chauffage aussi économique que nécessaire, car la mansarde n’avait ni poêle ni foyer. Tout son ameublement consistait en un lit de sangle, à moitié caché par une vieille tapisserie fixée au toit, en une chaise de paille, une petite armoire peinte et quelques rayons de sapin chargés de liasses de papiers.
La table et le fauteuil qui servaient au travail du vieillard formaient seuls contraste avec ce mobilier indigent. Tous deux étaient en ébène massif, précieusement travaillé, et appartenant par la forme au siècle de Louis XIII. Le dos du fauteuil, droit et élevé, se terminait par un chiffre découpé à jour, et surmonté d’une rosace, tandis que le bureau, incrusté de filets d’ivoire souvent brisés ou interrompus, était orné, sur le devant, d’un petit écusson émaillé, qui avait résisté à toutes les injures du temps.
Au bruit que fit la jeune femme en entrant, le vieillard se détourna, et un sourire éclaira son visage austère.
—Ah! c’est ma jolie ménagère, dit-il.
—Je suis peut-être en retard, fit observer Françoise, en posant ce qu’elle apportait sur un petit guéridon qu’elle approcha du bureau; mais, j’étais sortie... puis il a fallu m’habiller...
M. Michel la regarda.
—Eh! je n’y prenais pas garde, dit-il, voilà en effet une toilette dont M. Charles devra être satisfait.
—Il m’a écrit qu’il allait venir, reprit joyeusement Françoise, en regardant vers la porte et en prêtant l’oreille.
—Alors, je ne veux pas vous retenir, chère enfant, dit M. Michel, qui tourna son fauteuil vers le guéridon, il faut descendre tout de suite.
—Non, non, reprit la jeune fille, chez qui la bonté combattait l’impatience, d’ici je puis écouter si l’on frappe à ma porte, et, en attendant, je vous tiendrai compagnie comme d’habitude... Vous m’avez répété bien des fois que vous mangiez de meilleur appétit quand vous n’étiez pas seul...
—Bonne fille! murmura M. Michel, comme s’il se parlait à lui-même; ah! quel malheur qu’elle n’est pas née un siècle plus tard!
—Pourquoi cela, monsieur Michel? demanda Françoise en souriant.
—Pour bien des choses, mon enfant, reprit le vieillard; avant un siècle, il se sera accompli dans le monde, s’il plaît à Dieu et au bon sens des hommes, de grands changements!
—Qu’est-ce que cela pourrait me faire à moi, pauvre fille? demanda la fleuriste.
—D’abord il n’y aura plus alors de pauvres filles, reprit M. Michel, si ce n’est celles à qui la nature aura refusé la santé, la bonne humeur et la beauté... Encore tâchera-t-on de les dédommager par tout ce qui peut se donner; mais les créatures douées comme vous de ce qui fait la richesse et la joie des hommes seront les reines du monde!
—Ah! grand Dieu! je ne voudrais pas être reine, interrompit Françoise, il y a trop de chagrins et d’ennuis...
—La royauté dont je parle n’aura rien de commun avec celle que nous connaissons, chère enfant, reprit le vieillard; ce sera une supériorité spontanée, librement reconnue, et à laquelle pourra prétendre quiconque servira le genre humain. Elle ressemble à la royauté du cheval parmi les animaux domestiques, ou de la rose parmi les fleurs; loin de la contester comme un privilége oppressif, on en jouira comme d’un don concédé au profit de tous.
—A la bonne heure, dit Françoise, qui, dans cette explication, n’avait compris qu’une seule chose, l’espérance en un avenir où tout le monde serait heureux; à la bonne heure, monsieur Michel, mais ce n’est point pour moi qu’il faudrait souhaiter une vie moins triste; je suis jeune, j’ai du travail, et tant que Charles m’aimera, je n’ai rien à demander; mais il y en a d’autres qui sont vieux, dans la peine, et tout seuls! C’est envers ceux-là que le monde n’est pas juste. Ah! vous parliez tout à l’heure de royauté; eh bien! oui, je voudrais être reine, seulement un jour, pour faire du bien aux honnêtes gens qui souffrent sans le mériter.
Le vieillard, qui avait commencé à manger, s’arrêta et regarda la grisette.
—C’est à moi que vous pensez, Françoise? demanda-t-il doucement.
—Faites excuse, Monsieur, répondit celle-ci un peu confuse, je n’ai point voulu vous offenser.
—M’offenser, pauvre enfant! en êtes-vous capable? La pitié ne blesse que les orgueilleux; pour les autres, c’est la meilleure consolation. Si vous désirez être reine, ce serait surtout, je parie, pour enrichir votre vieux voisin!
—Eh bien! oui, s’écria la grisette, puisque je puis le dire sans vous fâcher; oui, je voudrais pouvoir vous donner tout ce qui vous manque... parce que ça me fend le cœur de penser que vous demeurez ici... dans une mansarde où le vent entre de tous côtés... Ah! si seulement vous m’aviez laissé acheter ce poêle que les gens du second proposaient d’échanger.
—Et pour lequel vous vouliez donner votre commode?
—Je n’en ai pas besoin; vrai, mon bon monsieur Michel, le secrétaire me suffit... Mais vous avez refusé si sérieusement... que je n’ai pas osé vous en reparler... et maintenant l’occasion est manquée! peut-être cependant qu’en cherchant...
—Non, Françoise, je ne veux pas. Je vous ai, d’ailleurs, prouvé, ma chère enfant, qu’il n’y avait point ici de place pour le mettre.
—C’est bien là ce qui me tourmente, de vous voir si mal logé, dit la grisette, en regardant autour d’elle. Oh! quelquefois quand je travaille seule, le soir, je me mets à rêver tout éveillée. Je me figure que je deviens riche, tout d’un coup, comme dans les histoires, et alors je règle, en idée, ce que je ferai de ma fortune... mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte ces folies!...
—Continuez, je vous en prie, continuez. Vous réglez donc l’emploi de votre fortune?
—Oui, Monsieur, je fais des parts pour chacun....
—Et je suis sûr que vous ne m’oubliez pas?
—C’est ce qui vous trompe: je ne mets rien pour vous.
—En vérité?
—Non, parce que je me figure que vous êtes habitué à me voir, et que vous aimeriez mieux ne pas me quitter. Aussi, je vous établis chez moi, dans mon hôtel!... car j’ai un hôtel. J’ai déjà choisi votre appartement; une chambre à coucher et un cabinet de travail, garnis de tapis, bien meublés, et en plein midi pour que vous ayez du soleil. Il y aurait un domestique rien que pour vous, une bonne voiture qui vous conduirait tous les jours au jardin des Tuileries; au retour, on dînerait ensemble, rien ne vous manquerait, car je connais vos goûts, et ce serait moi qui ordonnerais les repas!... N’est-ce pas que c’est un beau rêve, et que je serais bien heureuse si j’avais pour marraine une fée!... Mais qu’avez-vous donc? vous ne mangez plus, vous avez l’air de ne plus m’écouter, vous ne répondez pas...
Le vieillard avait en effet cessé de manger, et il gardait le silence, mais il avait tout écouté, et quand il releva son visage, jusqu’alors baissé, Françoise aperçut une petite larme qui glissait le long de ses joues ridées.
—Ah! mon Dieu! est-ce que je vous ai fait du chagrin? s’écria-t-elle.
M. Michel lui prit les deux mains et les serra dans les siennes.
—Je voudrais que vous fussiez ma fille, Françoise, dit-il d’un accent profond.
—Eh bien! regardez que je la suis, cher monsieur Michel, répondit la grisette avec une gaieté tendre, et alors laissez-moi tout arranger ici à ma fantaisie... en attendant que j’aie un hôtel. Je suis sûre que si le poêle...
Le vieillard lui imposa silence.
—Assez, mon enfant, assez, interrompit-il d’un ton de douce autorité, les filles doivent obéissance à leur père, et moi je vous ordonne de me laisser, de peur que monsieur Charles n’arrive sans que vous l’entendiez.
—Mais vous allez demeurer seul?
Il secoua la tête en souriant.
—Je ne suis jamais seul, chère enfant; car j’ai comme vous, mes rêves qui me tiennent compagnie.
—Vos rêves, monsieur Michel?
—Oui, je fais aussi des projets pour un vieillard bien abandonné et bien misérable.
—Quel vieillard?
—Le genre humain, mon enfant. Mais, allons, vous voyez que j’ai fini, Françoise; emportez tout, et descendez, je vous en prie pour l’amour de moi.
La grisette ne se fit pas presser plus longtemps. Elle s’assura que tout était en ordre dans la mansarde, reprit la tasse, la cuiller d’argent, le plateau, souhaita le bonsoir à son voisin et se retira.
Il y avait déjà deux ans qu’elle s’était fait la ménagère de ce dernier, par pure bienveillance, et qu’elle l’entourait de tous les soins qu’eut pu attendre d’elle un vieux parent ou un vieil ami.
M. Michel n’était pourtant ni l’un ni l’autre. Il y avait même sur son passé une sorte de mystère que la grisette n’avait pu pénétrer. A en croire certaines habitudes et certains mots qui lui échappaient parfois, son protégé de la mansarde avait dû connaître des jours meilleurs; mais quelle avait été, au juste, son ancienne position, comment s’était-elle transformée, d’où venait sa réserve affectée sur tout ce qui le concernait? Nul n’avait pu le deviner.
Françoise venait d’ouvrir la porte de son logement et allait y entrer, lorsqu’elle entendit au bas de l’escalier une voix à laquelle répondait celle du portier; elle s’arrêta en penchant la tête par-dessus la rampe; un pas qu’elle reconnut faisait déjà crier les marches, elle rentra avec une exclamation de joie, déposa ce qu’elle portait, et revint en courant sur le palier au moment où un petit homme y arrivait.
—Charles! s’écria-t-elle en s’élançant à sa rencontre.
—Me voilà, ma biche, dit le visiteur, en déposant un baiser retentissant sur la joue que la grisette lui tendait. Tu as reçu ma lettre, n’est-ce-pas?
—Oh! oui, je vous attendais; mais entrez vite, il fait du vent dans cet escalier, et vous avez l’air de souffrir du froid.
—C’est le brouillard, dit le petit homme en suivant Françoise dans sa chambre; il fait un temps à ne pas distinguer un chiffonnier d’un omnibus. Heureusement que j’avais pris mon paletot en caoutchouc et mon cache-nez... Prrr... Attends, ma biche; attends que je me dépouille.
Il enleva la cravate de laine qui l’enveloppait jusqu’aux oreilles, se débarrassa de son surtout, ôta son chapeau, et montra aux yeux de Françoise la petite figure ronde et joufflue d’Aristide Marquier!
XIV.
Une fille mère.
C’était en effet le banquier, mais dépouillé de tous les embellissements fashionables dont nous avons précédemment parlé. Son costume, composé d’une redingote bleue trop courte et d’un pantalon trop long, convenait, du reste, si bien à ses traits et à sa tournure, que l’observateur le plus expérimenté n’eût pu soupçonner un déguisement. C’était, de la tête aux pieds, tout ce qui peut personnifier un quatrième clerc d’avoué ou le sixième commis d’une maison de commerce.
Aussi, Marquier s’était-il présenté à Françoise sous ce dernier titre, et le nom de Charles, qu’il avait adopté, était une précaution destinée à maintenir plus sûrement son incognito.
Un pareil déguisement eût sans doute mal réussi près d’une fille avide ou coquette, mais Françoise n’y avait vu qu’une ressemblance de situation qui, dès le premier abord, l’avait disposée à la confiance. Pour la fleuriste, étrangère à tout calcul, l’obscurité du commis était une première cause d’attachement. Son empressement amoureux et ses sollicitations achevèrent de gagner la jeune fille. Durement élevée par une tante qui, pour seule marque de tendresse, l’avait nourrie, habituée à un travail incessant et solitaire, ne connaissant de la vie que ses obligations pénibles, elle n’avait pu concevoir aucune des espérances qui rendent les jeunes filles si difficiles ou si ambitieuses dans un premier attachement. Il avait suffi de lui dire qu’on l’aimait pour qu’elle se sentît saisie de reconnaissance et de joie. C’était quelque chose de si nouveau! Elle y avait si peu compté! Elle entrevoyait dans cet échange d’affection tant de bonheurs charmants!
Marquier profita de cette première ouverture de cœur et se fit aimer, pour ainsi dire, par surprise. Françoise se donna à lui parce qu’il s’était présenté le premier, et apporta, dans cet amour, le dévouement d’une sensibilité qui trouvait pour la première fois à s’épancher. Elle sut gré à Marquier de tout le bonheur qu’elle crut recevoir de lui, et dont la source n’était qu’en elle.
La naissance d’un fils vint encore resserrer cette liaison qui durait déjà depuis deux années. Le banquier continuait à l’entretenir un peu par habitude et beaucoup par raison, certain qu’il était de ne pouvoir trouver ailleurs une maîtresse aussi belle, moins exigeante et surtout plus désintéressée.
Après l’avoir aidé à se débarrasser de son paletot, Françoise s’était empressée de lui avancer le seul fauteuil qu’elle possédât et dans lequel il se laissa tomber tandis qu’elle se plaçait devant lui, à genoux sur un tabouret.
—Cette rue des Morts est au bout du monde, dit Marquier en reprenant haleine avec effort.
—Pourquoi aussi ne pas monter dans notre omnibus, fit observer Françoise, qui lui essuya le front avec son mouchoir.
—Bah! on me recommande l’exercice, dit le banquier en se secouant; puis, j’avais ma soirée libre et je voulais te voir.
—Il y a si longtemps que vous n’êtes venu, Charles!
—Que veux-tu, nous sommes écrasés d’ouvrage; tu n’avais rien à me dire, d’ailleurs, n’est-ce pas?
—Rien! vous croyez cela, reprit la grisette en rapprochant sa figure brillante de joie; eh bien! c’est ce qui vous trompe, Monsieur: j’ai reçu des nouvelles de Normandie.
—Ah!... et le petit... est bien? demanda Marquier d’un ton un peu embarrassé.
—Oui; mais ce n’est pas tout.
—Qu’y a-t-il donc?
—Vous ne devinez pas?
—Non.
—Eh bien... il commence à parler!
A voir l’éclair de bonheur qui brillait dans les yeux de Françoise en prononçant ces mots, il était évident qu’elle s’attendait à un cri de surprise joyeuse de la part de Marquier; mais celui-ci conserva toute sa tranquillité et se contenta de répéter:
—Ah! il commence à parler.
Un nuage passa sur les traits de la jeune femme.
—Cela ne vous rend donc pas content, Charles? demanda-t-elle avec un léger accent de reproche.
—Au contraire, reprit Marquier; mais tu t’y attendais bien, je suppose: il était clair que ce garçon ne pouvait rester muet.
La grisette parut surprise et affligée. Dans son naïf ravissement de mère, elle ne pouvait comprendre que chacun des progrès de l’enfant ne fût point l’occasion d’une fête dans le cœur de son amant.
—Moi qui croyais vous annoncer une si bonne nouvelle, dit-elle tristement.
—Mais elle est excellente, la nouvelle, reprit Marquier en jouant avec ses cheveux; seulement, à la manière dont tu me l’as annoncée, j’ai cru qu’il s’agissait d’une dépêche télégraphique qui allait faire remonter les fonds.
Françoise fit un mouvement.
—Allons, je plaisante, ne te fâche pas, continua-t-il en l’embrassant, mais il est certain que tu es folle de cet enfant.
—C’est votre fils, Charles, répondit-elle en s’appuyant sur l’épaule de Marquier. Ah! si vous saviez, allez, toutes les idées qui me viennent, quand je pense à lui!
—Voyons tes idées...
—D’abord je ne veux pas que Jules gagne sa vie en travaillant de ses mains; je veux qu’il reçoive de l’éducation, qu’il devienne capable d’avoir une place, d’être un Monsieur enfin.
—Pourquoi cela?
—Parce qu’il ne faut pas qu’il soit comme moi... qu’il vous fasse honte...
—C’est un reproche, Françoise?
—Non, Charles, non; je sais bien que si vous sortiez avec moi, que si j’allais chez vous, cela pourrait vous faire tort; aussi je ne me plains pas: ce n’est pas votre faute; mais je voudrais éviter ce chagrin à Jules.
—Et comment feras-tu, pauvre fille? L’instruction d’un garçon coûte cher.
—Oh! je le sais, dit la grisette d’un ton capable; j’ai pris des informations; mais d’abord, notre vieux voisin m’a proposé de donner à l’enfant les premières leçons.
—Et plus tard?
—Plus tard, je paierai des maîtres.
—Mais où trouveras-tu de l’argent?
—Il est trouvé, s’écria Françoise d’un air triomphant.
Marquier la regarda.
—Oui, trouvé, répéta-t-elle; ah! vous ne vous doutiez pas de cela! Vous avez cru que je m’occupais seulement de fabriquer mes roses et mes camélias; mais c’est ce qui vous trompe, Monsieur! moi aussi, j’étudie les affaires, et j’ai préparé une opération... C’est comme cela que vous dites, je crois?
—Pardieu! je serais curieux de connaître cette opération, dit le banquier en riant.
—Eh bien! dit Françoise, vous avez peut-être entendu parler de la tontine des familles?
—C’est une banque de prévoyance?
—Où les enfants qui survivent héritent de ceux qui sont morts.
—C’est cela.
—En y déposant cent francs le 1er janvier, pendant dix ans, je puis assurer à Jules ses frais d’instruction.
—Peut-être; mais ces cent francs, il faut les avoir...
—Je les ai, dit Françoise en courant à sa commode, d’où elle tira une bourse; voyez, Monsieur, cinq pièces d’or toutes neuves.
—Cinq pièces d’or! c’est ma foi vrai.
—Ça fera le paiement de la première année.
—Mais comment as-tu pu te procurer?...
—Voilà mon secret, j’ai trouvé un moyen! mais je n’ai voulu rien vous dire avant d’avoir la somme entière, et il a fallu onze mois d’économie.
—Et sur quoi, diable, as-tu pu économiser cinq louis?
—Ah! cela vous étonne, parce que vous autres hommes vous ne pouvez calculer que pour de grosses sommes; il n’y a que les femmes à savoir faire des petites épargnes. Aussi, moi, depuis longtemps je pensais à mettre un peu plus d’ordre dans mes affaires, à retrancher le superflu.
—Le superflu! répéta Marquier en promenant involontairement un regard sur le modeste logement de la grisette.
—Certainement, reprit Françoise, je me suis dit qu’il y avait des ouvrières qui gagnaient un tiers moins que moi et qui cependant réussissaient à vivre: il était donc bien clair que je pouvais économiser un tiers sur mes dépenses.
—Mais comment?
—Par bien des moyens. D’abord je déjeunais toujours autrefois avec du café, ce qui est très-malsain, à ce que l’on dit; je l’ai supprimé. Ensuite j’ai trouvé qu’il suffisait de s’habiller chaudement pour se passer de feu presque tout l’hiver; enfin j’ai calculé que si je me levais plus tôt chaque matin, j’aurais le temps de savonner et de repasser ce que je donnais autrefois à la blanchisseuse. Tout cela a l’air de peu de chose, n’est-ce pas? Eh bien! savez-vous ce que j’ai économisé par ce moyen, Monsieur? au moins six sous par jour! oui, six sous, ce qui me fait plus de cent francs par an et me permet de payer la rente à la tontine des familles.
—Embrasse-moi, Françoise, s’écria Marquier, évidemment plus émerveillé de l’habileté de la grisette à se créer des ressources qu’attendri de son dévouement; tu es une brave fille... qui mérite qu’on t’encourage: aussi je veux t’aider... j’irai moi-même à la tontine des familles pour savoir si le placement est sûr.
—Ah! merci, Charles.
—Et de plus, ajouta le banquier, chez qui, à défaut de la voix du sang, parlait une honte secrète, de plus, je ferai aussi quelque chose pour Jules... je donnerai cent francs comme toi!
—Oh! non, interrompit vivement Françoise, je ne veux pas; vous êtes obligé à des dépenses, vous. Un homme ne peut pas se réduire comme une femme; il faut qu’il suive les usages, qu’il fasse ce que font ses amis; vous ne pouvez rien économiser, Charles.
—Qu’en sais-tu?
—Vous m’avez souvent répété vous-même que vous aviez peine à vous suffire!... puis, mon ami, ajouta-t-elle avec une expression de tendresse naïve, ça serait m’ôter ma joie! vrai! j’ai besoin de penser que c’est moi qui élève Jules sans qu’il ait rien à te demander... que de l’aimer... c’est peut-être de l’orgueil; mais il faut me le pardonner, car cet orgueil-là donne du courage et rend heureuse. Laissez-moi élever l’enfant, et, quand il sera grand, quand il pourra vous faire honneur, alors vous le prendrez pour l’aider... ne me refusez pas ça, Charles!
—Est-ce que je puis rien te refuser, dit le banquier en l’attirant sur ses genoux; tu sais bien que je ferai tout ce que tu voudras.
Françoise lui passa un bras autour du cou et le remercia par un baiser.
Dans ce moment, trois coups secs et à intervalles inégaux furent frappés à la porte de la chambre. Marquier tressaillit et Françoise se leva; elle avait reconnu la manière de frapper.
—C’est M. Marc qui vient allumer son bougeoir, dit-elle.
Le banquier se rappela subitement la rencontre de la Forge-des-Buttes. Il avait, alors, bien cru reconnaître, dans le paysan sauvé par ses deux compagnons, le garçon de bureau qui logeait sur le même palier que Françoise, et de là était venue sa persistance à lui cacher ses traits; persuadé qu’il avait réussi, il voulut vérifier ses soupçons et dit à Françoise de le faire entrer.
Marc portait le pantalon et l’habit bleu barbeau, exclusivement réservés, par l’usage, aux fonctions qu’il remplissait. A la vue de Marquier, son visage s’éclaircit. Il possédait depuis longtemps le secret du déguisement du banquier, et l’avait parfaitement reconnu à la Forge-des-Buttes: c’était précisément lui qu’il cherchait. Aussi salua-t-il avec le sourire le plus aimable et en s’excusant de son indiscrétion.
—Pardieu! voilà bien longtemps, voisin, que je n’avais eu le plaisir de vous voir, fit observer Marquier qui désirait lier conversation.
—Bien longtemps, en effet, répondit Marc en s’inclinant; il me semble que je n’ai pas eu l’honneur de saluer Monsieur depuis le mois passé; Monsieur n’a pas été indisposé?
—Non, dit le banquier d’un air de négligence et en observant le garçon de bureau du coin de l’œil; mais je me suis absenté de Paris pendant quelques jours.
—Ah! Monsieur a voyagé?
—Dans la banlieue seulement, du côté de Maillecourt... Vous devez connaître ce pays-là?
—Faites excuse, Monsieur: je ne suis jamais allé plus loin que Chantenay pour voir ma famille.
—Vous avez des parents de ce côté?
—Un cousin, ou plutôt un autre moi-même, car on nous a toujours pris pour des jumeaux, et si ce n’était l’habit, tout le monde nous confondrait.
Marquier le regarda. Le ton de Marc était tellement naturel qu’il se demanda s’il n’avait pas été réellement abusé par la ressemblance.
—Et vous avez vu votre cousin depuis peu? demanda-t-il.
—Il y a déjà du temps, répliqua Marc, mais j’ai rencontré l’autre jour sa femme qui m’a appris qu’il avait manqué être brûlé par des vauriens.
—Juste. Comment Monsieur sait-il?...
—Mon Dieu! dit Marquier embarrassé, l’affaire a été racontée dans tous les journaux. Ne l’avait-on pas enfermé dans la forge.
—Oui; et il a été délivré par des voyageurs qui passaient... des fils de famille, à ce qu’il paraît! Seulement, la femme de mon cousin n’a pas pu me dire les noms.
—On les a donnés dans le journal, fit observer le banquier. Il me semble... autant que je puis me rappeler... qu’on citait un monsieur de Gausson et un monsieur... Marquier...
Il avait prononcé ce nom en guettant de l’œil l’effet qu’il allait produire sur le garçon de bureau; mais celui-ci se contenta de le répéter.
—Marquier? dit-il; est-ce que ce serait un parent du banquier?
—C’est le banquier lui-même.
—Ah! bon! bon!
—Vous le connaissez, sans doute?
—Pas lui, mais son garçon de caisse, Jérôme... un grand, maigre, qui prend toujours du tabac dans la tabatière des autres. Ah! M. Marquier était un de ceux qui ont sauvé le cousin? Eh bien! c’est une raison pour que je m’intéresse à sa position...
—Quelle position? demanda le banquier surpris.
—Mon Dieu! ça n’est peut-être pas vrai, reprit le garçon de bureau avec bonhomie, car vous savez comment dans le commerce on se décrie les uns les autres. Il suffit souvent d’un mot pour qu’une maison perde son crédit.
—Est-ce que vous auriez entendu quelque chose qui pût nuire à celui de la maison Marquier? s’écria le banquier, à qui l’intérêt de sa réputation financière fit oublier tout le reste; je veux le savoir, monsieur Marc; cela a pour moi la plus grande importance...
—La maison où vous travaillez a donc des fonds chez M. Marquier?
—Précisément; ne me cachez rien, je vous en prie. Vous avez donc entendu dire qu’il était embarrassé?
—Pas précisément, répliqua Marc; mais on craint qu’il ne se compromette. On prétend qu’il s’est mis à fréquenter les jeunes gens à la mode; qu’il leur prête sans garantie. On cite même le fils d’une comtesse. Je ne me rappelle pas bien le nom...
—De Luxeuil, peut-être?
—Oui, je crois... de Luxeuil... c’est cela!... Eh bien! on assure que M. Marquier lui a prêté plus de cent mille francs, que le fils de la comtesse ne pourra jamais lui rendre, parce que sa mère est ruinée.
—Et ils s’imaginent peut-être qu’on ne le sait pas! s’écria le banquier en se levant avec feu. Je parie que c’est ce polisson de Lannaut qui a répandu de pareils bruits. Mais il n’a qu’à se bien tenir! Et, quant à ceux qui les répètent, monsieur Marc, vous pourrez leur répondre une chose de ma part, c’est que la maison Marquier a en portefeuille de quoi faire face trois fois à tous ses engagements.
—Diable! fit observer le garçon de bureau, il y a bien peu de gens qui pourraient en dire autant.
—Et je vous permets d’ajouter encore, pour l’édification de ces messieurs, que si Arthur de Luxeuil est insolvable, sa cousine ne l’est pas.
—Sa cousine est donc une vieille dont il doit hériter?
—Non, voisin; mais c’est une jeune... qu’il doit épouser!
Marc recula.
—Vous êtes sûr? s’écria-t-il.
—Comme je suis sûr de vous parler, monsieur Marc, reprit le banquier; tout est convenu, et le mariage aura lieu dans trois mois. Voilà ce que Lannaut et consorts auraient dû deviner, et ce que je vous engage à leur dire pour les rassurer sur la maison Marquier.
En prononçant ces mots d’un ton d’importance railleuse et pourtant encore courroucé, le banquier se rassit majestueusement; Françoise, qui pendant toute la conversation avait achevé de ranger la chambre, se rapprocha.
Quant au garçon de bureau, atterré un instant, il se remit aussitôt, saisit vivement le rat de cave qu’il avait posé sur la table, prit congé de Marquier et de Françoise, et sortit.
XV.
Le ménage de mademoiselle Clotilde.
Le lendemain, vers la brune, Marc se promenait seul et à petits pas dans la partie de la rue Vivienne comprise entre la place de la Bourse et les boulevards. Son œil se fixait souvent sur une élégante calèche arrêtée devant une des maisons. Enfin, la porte s’ouvrit, une grande femme enveloppée dans un burnous de satin s’élança sur le marche-pied de l’équipage, et celui-ci partit rapidement.
Marc demeura encore quelques minutes à la même place: puis, rasant les maisons, il frappa à la porte qui venait de se refermer, monta au premier étage et sonna.
Une femme en robe de soie vint ouvrir.
—Madame Beauclerc? demanda Marc.
La femme de chambre le regarda, et lui répondit sèchement:
—Au bout du corridor.
Marc, qui connaissait le logement, se dirigea sans hésitation vers l’endroit indiqué. En passant devant la première pièce, il aperçut les préparatifs d’un souper, pressa le pas et arriva à la chambre de madame Beauclerc, dont la porte était ouverte.
L’aspect de cette chambre avait quelque chose de caractéristique. Elle était tendue de damas de laine et meublée avec luxe, dans le goût le plus moderne; mais les habitudes de la locataire avaient singulièrement nui à cette élégance. Des bouteilles, des verres, des peignes, des chandeliers étaient dispersés sur tous les meubles, et l’on voyait un reste de jambon, enveloppé de son papier gras, posé sur le velours qui garnissait la cheminée. Dans tous les coins traînaient de vieilles chaussures ou des cafetières de terre brune. La toilette de palissandre avait été transformée en table de cuisine, et une casserole s’enfonçait dans l’ouverture destinée à la cuvette; enfin, une grosse chienne noire avait pris possession, avec toute sa portée, de l’édredon placé sur le pied du lit.
Mais le plus curieux de cet intérieur était madame Beauclerc elle-même. Madame Beauclerc, qui, à l’en croire, avait eu autrefois la légèreté d’une biche, s’était tellement développée avec le temps, qu’on ne pouvait la comparer désormais qu’au mammouth reconstruit par la science de nos naturalistes. Lorsqu’elle parcourait sa chambre en soufflant, tout remuait autour d’elle; sa personne entière ne présentait qu’une masse accidentée par des espèces de cascades de chairs tremblantes sous lesquelles on eût en vain cherché une forme.
Elle était vêtue d’une robe de mérinos noir déchirée aux coudes, d’un foulard déteint qui lui tenait lieu de châle, d’une coiffe de nuit recouverte d’un mouchoir de coton, et de gros souliers dont elle avait coupé les quartiers pour en faire des pantoufles.
Au moment où Marc parut à la porte, elle se trouvait assise devant une petite table sur laquelle étaient posés deux verres, une bouteille et un jeu de cartes. Elle se détourna en entendant le bruit de ses pas, et le reconnut:
—Tiens c’est toi, Monsieur Marc, dit-elle, avec un geste de bienvenue, entre donc, mon petit, entre.
—Je ne vous dérange pas, mère Beauclerc? demanda-t-il.
—Au contraire, mon chéri, je m’ennuyais d’être seule; Clotilde vient de partir pour le théâtre et elle a emmené le cocher qui faisait ma partie; tu vas le remplacer.
—Pardon, mère Beauclerc, c’est que je sais à peine tenir les cartes.
—Bah! bah! il suffit de vouloir; tu connais bien la brisque ou le piquet.
—Je puis jouer un peu le piquet.
—Eh bien! mets-toi là, mon fils, il y a justement le verre du cocher, tu peux boire après lui, c’est un homme très-sain; il a même été vacciné.
Marc prit place et la grosse femme se mit à battre les cartes.
—Sais-tu qu’il y a longtemps que tu n’étais venu? dit-elle, en lui faisant couper.
—J’ai eu à travailler, fit observer Marc.
—Et ça va-t-il un peu?
—Tout doucement.
—Il me semble pourtant que le gibier ne manque pas?
—Peut-être, mais il faut le prendre.
—C’est juste, tout le monde n’a pas le tour de main, comme on dit; faut avoir le génie de la chose.
Et se penchant sur la table en baissant la voix:
—Tu n’as pas encore trouvé quelqu’un qui me remplace, je parie.
—C’est vrai, mère Beauclerc, répliqua Marc en arrangeant son jeu.
La grosse femme se rengorgea.
—Non, non, continua-t-elle d’un air capable, tu peux dire que ça été une perte pour toi, petit, quand j’ai quitté la partie... la mère Beauclerc avait le truc, vois-tu, et c’est quelque chose qui ne se donne pas. Aussi il y a des moments où je regrette de n’avoir plus rien à faire.
—Vous êtes pourtant mieux ici que dans votre loge du Marais, objecta Marc.
—Je ne dis, mon fils, je ne dis pas, reprit la mère Beauclerc, en remplissant les deux verres; mais il n’y a pas de petit chez soi. Là-bas, j’étais reine et maîtresse de mon cordon, tandis qu’ici je suis chez ma fille.
—Il me semble que vous ne manquez de rien.
—Pour ça, je n’ai pas de reproches à lui faire, dit la grosse femme qui vidait son verre à petits coups; Clotilde me laisse tout à discrétion, même la cave; mais, plus elle est bonne fille, plus je dois me tourmenter de son avenir.
—Que craignez-vous donc pour elle, mère Beauclerc?
—Je crains son bon cœur, mon chéri; dans sa position, vois-tu, faut être raisonnable; c’est un malheur qu’elle connaisse ce M. de Luxeuil.
—Pourquoi cela? je le croyais généreux.
—Oui, oui, mais ça éloigne les autres; une femme de théâtre doit avoir des principes: il faut qu’elle ne s’attache à personne.
—Alors, dit Marc en la regardant, selon votre idée il vaudrait mieux, pour mademoiselle Clotilde, se débarrasser de M. de Luxeuil?
—D’autant mieux qu’on le dit ruiné, répliqua la mère Beauclerc; du reste, j’ai averti Clotilde. Prends garde, mon enfant, que je lui ai dit; quand une maison menace de tomber, les rats s’en vont; faut pas montrer moins d’esprit que les bêtes quand on a été éduquée convenablement.
—Et que vous a-t-elle répondu?
—Ah! bah! toutes sortes de mauvaises raisons: que M. de Luxeuil était un bon enfant, et qu’elle ne trouverait pas mieux... est-ce que je sais, moi.
—Mais elle l’aime donc!
—Il ne manquerait plus que ça! Non, non, Dieu merci, elle a trop de bon sens pour s’attacher. Mais c’est cette petite peste de Clara qui est cause de tout... Tu sais bien, Clara de l’Ambigu? Eh bien! elle a parié que ma fille ne saurait pas garder un amant; alors Clotilde y met de l’amour-propre. Ces jeunesses, c’est si glorieux!
—Et elle est décidée à retenir M. de Luxeuil.
—A tout prix! Tu comprends, maintenant, pourquoi je m’inquiète? Je connais ma fille, vois-tu, rien ne la fera renoncer à son idée, et quoi qu’il lui en coûte, elle voudra donner un démenti à sa camarade.
Marc réfléchit un instant: sa première pensée en apprenant le projet de mariage d’Arthur avait été d’y mettre obstacle par le moyen de Clotilde: l’hostilité de la grosse femme à cette liaison l’avait d’abord effrayé; mais ces dernières confidences le rassurèrent.
—Diable! c’est fâcheux que votre fille tienne tant à son Monsieur, dit-il après une pause... d’autant plus fâcheux qu’elle perd son temps et ses peines.
—Qui est-ce qui t’a dit ça! s’écria madame Beauclerc.
Marc cligna des yeux.
—Vous savez bien que ça ne se demande pas, maman, fit-il observer à demi-voix; tout ce que je puis vous dire, c’est que M. de Luxeuil joue de son reste comme garçon.
—Comment! il se marie?
—Avec sa cousine... dont il est fou!
Madame Beauclerc laissa tomber ses cartes.
—C’est-il bien bien possible! s’écria-t-elle; il se marie!... et Clotilde ne sait rien!
—Comptez-vous qu’il l’avertisse, par hasard? Ce sera bien assez tôt quand le moment de rompre sera venu.
—C’est-à-dire qu’il plantera là ma fille! interrompit la grosse femme avec éclat; ah! le gueux! il me passera auparavant par les mains.
Marc la regarda avec surprise.
—Mais que disiez-vous donc tout à l’heure, mère Beauclerc? demanda-t-il.
—Tout à l’heure je disais que Clotilde aurait bien fait de le quitter, s’écria l’ancienne portière au lieur que c’est lui, maintenant, qui la quitte.
—Eh bien?
—Eh bien! c’est un déshonneur pour nous! Il aura l’air de s’être dégoûté de ma fille; c’est de quoi la perdre de réputation.
—Je ne vois alors qu’un moyen, reprit Marc; en avertissant mademoiselle Clotilde, elle réussira peut-être à empêcher ce mariage...
—Oui, dit madame Beauclerc, qui s’appuya des deux mains sur la table pour se lever; il faut qu’elle fasse tout rompre, et, quand tout sera rompu, elle chassera le Luxeuil. Comme ça tout sera profit. Ah! il épouse des cousines sans dire gare! eh bien! on va lui montrer ce qu’on sait faire. Justement... il soupe ici avec des amis.
—Il me semble qu’ils sont déjà arrivés, fit observer Marc qui depuis un instant prêtait l’oreille.
Madame Beauclerc s’approcha de la porte.
—J’entends des voix dans le salon, dit-elle, reste à savoir si Clotilde est revenue.
Elle allait traverser le corridor pour s’en informer, lorsque l’on sonna à la porte d’entrée. Un domestique ouvrit et la jeune actrice parut avec Arthur qui lui tenait la taille enveloppée d’un de ses bras.
Elle avait conservé le costume dans lequel elle venait de jouer, et son burnous de satin blanc, à demi détaché, laissait voir ses belles épaules nues. Au moment où ils entraient, de Luxeuil se pencha pour les baiser.
—Finissez donc, polisson! dit Clotilde sans se déranger et de cet accent traînard adopté, à Paris, par les femmes d’une certaine classe.
De Luxeuil redoubla.
—Eh bien! il me mord, à présent! s’écria l’actrice, avec un mouvement qui fit sortir de sa robe de velours son épaule presque entière et trahit subitement la beauté de ses formes; assez de bêtise, voyons.
—Je ne t’ai jamais vue si jolie! dit Arthur qui continuait à tenir sa taille.
—Laisse-moi, interrompit Clotilde, il y a déjà du monde au salon, il faut que tu entres.
—Et toi!
—Tout à l’heure.
De Luxeuil lui donna encore un baiser et rejoignit les autres convives.
Quant à Clotilde, elle trouva au fond du corridor la mère Beauclerc qui l’attendait et qui, sans lui donner le temps de faire aucune question, l’entraîna dans sa chambre dont elle referma la porte en dedans.
Nous la laissons là occupée à recevoir la confidence de sa mère, pour suivre Arthur dans la pièce où il venait d’entrer.
Les invités, au nombre de huit à dix, étaient la fleur des pois du café de Paris. Chacun d’eux avait son genre de gloire. On y voyait d’abord le duc d’Alpoda, dernier rejeton d’un des plus célèbres généraux de l’Empire, qui excellait dans l’escrime du bâton et dans l’exercice plus vulgaire, connu sous le nom de savate; le marquis de Rovoy, renommé par son talent à entraîner un cheval et à faire maigrir ses jockeys; le vicomte de Rossac, qui n’avait point encore pris possession de son siége à la chambre des pairs, et qui se préparait aux fonctions législatives par des tours d’escamotage à désespérer les Comte et les Philippe; le prince de Kishoff, Russe francisé, dont on citait la collection de pipes; enfin, plusieurs autres moins illustres, mais livrés à quelques spécialités aussi respectables.
Marquier était le seul qui ne fût recommandé par aucun mérite particulier.
De Luxeuil trouva cette élite de la jeunesse française occupée à discuter si la dernière débutante de l’Opéra avait ou non la cheville bien placée. Chacun invoquait, à l’appui de son opinion, celle de quelque célébrité de la fashion, et ce n’étaient que noms princiers et historiques.
L’entrée d’Arthur coupa court au débat. Il avait assisté à la course de lord Durford, et on l’entoura pour en savoir le résultat; mais les dissentiments soulevés à propos de la danseuse ne tardèrent pas à se renouveler au sujet des chevaux appelés à concourir. Le marquis de Rovoy, qui avait dernièrement perdu un pari contre lord Durford, prétendit qu’il ne devait ses succès qu’aux jockeys de ses adversaires, accusation qui fut vivement repoussée par le prince de Kishoff et soutenue par quelques autres. La discussion commençait même à s’envenimer et à dégénérer en querelle, lorsque Marquier l’interrompit par un cri d’admiration; il venait de s’arrêter devant un cabaret en porcelaine, que supportait un petit guéridon de citronnier posé devant une fenêtre.
—Voyez, voyez, Messieurs, s’écria-t-il, une nouvelle acquisition de Clotilde! Du vieux Saxe, et tout ce qu’il y a de plus beau. C’est un plateau de mille francs.
—Il m’en coûte trois mille, mon bon, fit observer de Luxeuil avec négligence.
—Ah! c’est donc un de vos cadeaux, Arthur?
—Oui, comme nous dînions ensemble aujourd’hui, j’ai voulu faire une surprise à notre hôtesse.
—C’est magnifique, reprit Marquier, dont l’admiration avait redoublé depuis qu’il savait le prix du cabaret; mille écus! cent cinquante francs de rentes. Savez-vous, mon cher, que vous avez des manières royales.
—Vous verrez également un surtout en vieille orfèvrerie dont on fait l’essai ce soir, continua de Luxeuil, qui avait, par-dessus tout, la vanité de paraître généreux; mais je ne comprends pas ce qui peut nous empêcher de souper. Clotilde ne devait être qu’un instant... il faut que j’aille m’informer.
—C’est inutile, interrompit M. de Rovoy, la voici.
On entendait, en effet, la voix éclatante de la jeune actrice, mêlée à la voix plus sourde de sa mère, toutes deux se rapprochaient et semblaient animées par la colère.
Tout à coup la porte du salon fut violemment poussée et Clotilde y parut les cheveux déroulés, le corsage à demi défait, pâle et les yeux étincelants.
A sa vue, les jeunes gens s’étaient tous retournés, mais elle ne parut point prendre garde à leur présence et chercha Arthur du regard.
—Ah! le voilà, s’écria-t-elle en le montrant, il faudra bien qu’il réponde!
Et s’élançant vers de Luxeuil qu’elle saisit par les deux bras.
—Est-ce vrai que tu vas te marier? demanda-t-elle en regardant dans ses yeux.
Arthur, pris à l’improviste, fit un mouvement en arrière.
—Quelle question me fais-tu là? balbutia-t-il, et à quel propos...
—Est-ce vrai? est-ce vrai? cria Clotilde, qui secouait les mains qu’elle tenait. Voyons, réponds, si tu as un peu de cœur!
—Mais, que signifie?... qui a pu te dire?...
—Quelqu’un qui en sait long! interrompit de loin la mère Beauclerc, qui n’avait pu franchir la porte du salon dont un seul battant se trouvait ouvert; oh! on veut nous montrer des couleurs; mais faut pas croire qu’on mécanisera ma fille comme la première venue.... Force-le à te répondre, Lolo.
—Et que puis-je répondre, dit vivement Arthur, honteux de la situation ridicule dans laquelle il se trouvait placé, et dont l’avertissaient les ricanements de ses amis; vous êtes folle, Clotilde.
—Folle? répéta l’actrice, en laissant aller la main du jeune homme; c’est-à-dire alors que ça n’est pas?
Arthur fit un geste équivoque.
—Il nie, reprit-elle, en se détournant vers les invités, vous l’avez vu, n’est-ce pas? Eh bien! il a menti.
De Luxeuil voulut l’interrompre.
—Il a menti, il a menti, répéta-t-elle avec une insistance emportée, et, la preuve, c’est que je sais toute l’affaire. Il épouse sa cousine; il l’a dit à ce gros petit qui est là et qui lui a prêté de l’argent!... Qu’il parle plutôt: n’est-ce pas la vérité?
Cette dernière question était adressée à Marquier qui regarda de Luxeuil, en bégayant une réponse évasive; mais celui-ci avait pris son parti.
—Eh bien? quand cela serait? dit-il avec hauteur.
—Alors tu avoues! interrompit Clotilde; vous entendez? le voilà qui avoue maintenant. Il se marie!... et je n’en savais rien! il ne m’avait prévenue de rien! il faisait le sournois et l’hypocrite.
—Clotilde!...
—Oui, l’hypocrite! répéta l’actrice exaspérée; si tu avais été franc avec moi, tu m’aurais dit:—voilà! il faut que je fasse une fin, séparons-nous. On se serait quitté bons amis: mais non, tu m’as tout caché, comme on ferait à une femme légitime! tu as voulu me garder jusqu’au jour des noces pour te faire alors un mérite de me sacrifier! c’était avantageux... et commode! on gardait la maîtresse en attendant la femme; il n’y avait que moi qui pouvais y perdre.
—Je ne vois pas bien ce que vous y avez perdu, ma chère, dit de Luxeuil, en effleurant de l’œil les derniers cadeaux offerts par lui à Clotilde.
Celle-ci comprit sans doute son regard, car, s’élançant d’un bond vers l’une des étagères qu’il avait désignées, elle y saisit les objets précieux qui s’y trouvaient étalés et les brisa à terre.
Les convives poussèrent une exclamation de surprise.
—Que faites-vous? s’écria Marquier, qui voulut l’arrêter.
—Je lui rends ce qu’il m’a donné, dit-elle, en faisant rouler aux pieds d’Arthur un nécessaire en cristal taillé... Ah! je n’ai rien perdu!... attendez, attendez!... ce n’est pas tout! il y a encore ces vases de la console... paff... et ces statuettes... paff! paff! et ce cabaret! ah! un nouveau cabaret!...
—Arrêtez! cria Marquier, les deux bras en avant, il a coûté trois mille francs...
—Paff! paff! paff! interrompit Clotilde, en lançant la cafetière, puis le sucrier, puis le pot à crème, puis le plateau avec toutes les tasses.
De Luxeuil qui avait d’abord voulu s’opposer à cet excès d’emportement finit par perdre patience.
—C’est une furie, dit-il en cherchant son chapeau pour sortir.
Dans ce moment les cris poussés par la mère Beauclerc devinrent plus perçants. Toujours debout à la porte, qu’elle essayait en vain de franchir, elle tendait les bras aux jeunes gens en répétant:
—Retenez-la, elle va tout briser. Seigneur Dieu! il y a de quoi nous ruiner..... Lolo..... Lolo..... Mais tu veux donc nous mettre à la mendicité, malheureuse! faut-il qu’elle soit folle de ce vaurien!...
Ces derniers mots frappèrent Arthur comme il allait ouvrir la seconde porte; il s’arrêta involontairement et retourna la tête vers l’actrice.
Celle-ci ne trouvant plus rien à briser, venait de s’arrêter, mais les mouvements violents auxquels elle s’était abandonnée avaient fait glisser sa robe à demi délacée. Debout dans l’angle le plus obscur du salon, les épaules inondées de ses longs cheveux bruns, la tête haute, un pied en avant, la poitrine nue et haletante, elle était d’une beauté si originale et si souveraine, que de Luxeuil en fut comme ébloui. Il fit un pas vers elle, regarda ces débris qui jonchaient le parquet et dans lesquels un mot de la mère Beauclerc venait de lui montrer des témoignages d’amour, reporta les yeux sur la jeune femme dont les formes hardies se détachaient des draperies rouges de la fenêtre, et, fasciné pour ainsi dire par cette contemplation, il rejeta son chapeau sur un fauteuil.
—Après tout, je suis aussi déraisonnable qu’elle de m’emporter, murmura-t-il, quand d’un mot je puis tout expliquer.
Et se tournant vers les invités:
—Pardon, Messieurs, de cette scène d’intérieur, continua-t-il avec une gaieté forcée, c’est un divertissement splendide et non prévu, mais dont la continuation pourrait devenir ruineuse. Veuillez passer au petit salon, et nous aurons tout à l’heure le plaisir de vous rejoindre.
Les jeunes gens se retirèrent.
De Luxeuil s’approcha alors de Clotilde, dont la première colère était apaisée et qui venait de se jeter sur un divan.
—Tu es bien heureuse d’être si jolie, dit-il en effleurant d’un baiser son cou nu. L’actrice se retira de côté et lui ordonna de la laisser, mais d’un accent plus adouci. La spontanéité de l’exclamation d’Arthur l’avait évidemment flattée; malheureusement la mère Beauclerc, qui venait de réussir à entrer en ouvrant les deux battants, voulut s’entremettre.
—Oui, qu’elle est jolie, reprit-elle aigrement, plus jolie que votre future épouse et que n’importe quelle autre! On n’a qu’à ramasser toutes les belles femmes de Paris et qu’à les amener pour voir, Lolo ne les craint pas.
—Il paraît que ce n’est pas l’avis de Monsieur, fit observer Clotilde sans regarder de Luxeuil.
—Pardonnez-moi, ma chère, reprit celui-ci, en voulant l’entourer d’un de ses bras.
—Et c’est pour cela qu’il veut me quitter, continua la jeune femme ironiquement et en se dégageant.
—Qu’est-ce qui parle de te quitter! reprit Arthur tranquillement.
—Parbleur! pour le deviner, on n’a pas besoin d’avoir inventé la vapeur, s’écria la mère Beauclerc, puisque Monsieur se marie.
—Et si je me mariais précisément dans son intérêt? dit de Luxeuil.
L’actrice qui avait jusqu’alors détourné la tête, le regarda.
—Dans mon intérêt, reprit-elle; ah! par exemple! il est un peu fort de café, celui-là; se marier dans l’intérêt de sa maîtresse! il faut que Monsieur me croie plus bête qu’une danseuse!
—Je crois seulement que tu ne connais rien à mes affaires, reprit Arthur; tu aimes le luxe, n’est-ce pas, tu tiens à ton équipage, à ton mobilier... quand tu ne les brises pas?
—Cette bêtise! dit Clotilde en haussant les épaules, certainement que j’y tiens.
—Eh bien! ma chère, moi je tiens, de mon côté, à ce que tu aies tout à souhait. Jusqu’à présent, j’y ai réussi; mais aujourd’hui mes ressources sont épuisées.
—Est-ce vrai! dit vivement l’actrice en le regardant.
—Quand je te le disais! s’écria la mère; j’en étais sûre. On m’avait averti qu’il allait tomber dans la débine.
—Eh bien! on s’est trompé, ma chère madame Beauclerc, reprit Arthur d’un ton ironiquement hautain; il n’y a à tomber dans la débine, selon votre élégante expression, que les gens d’une certaine classe. Nous autres, nous avons toujours quelque moyen de relever nos affaires.
—Et le mariage en question est un de ces moyens! demanda Clotilde qui commençait à écouter avec intérêt.
—Précisément, ma belle: le ciel m’a donné une cousine embellie d’environ cinquante mille livres de rente.
—Cinquante mille livres! interrompit madame Beauclerc émerveillée...
—Avec une fortune au moins égale en perspective. Vous comprenez qu’il eût fallu être plus maladroit qu’un ministre constitutionnel pour laisser un autre profiter de l’occasion. J’ai donc pris date, et, dans peu de temps, j’espère, nous entrerons en possession de notre modeste million.
—Sapristi! il fallait donc parler, dit la mère avec enthousiasme; si c’est comme ça, je n’ai rien à dire, et je déclare, jeune homme, que je vous rends mon estime.
—Bien bonne! répondit Arthur en s’inclinant; mais si j’ai gardé le silence, c’est qu’il s’agissait seulement d’une négociation d’argent, et que je n’ai pas l’habitude d’ennuyer Clotilde de mes affaires. Maintenant j’espère qu’elle comprend ma position et qu’elle ne m’en veut plus.
—Non, répliqua la grosse femme, elle ne peut pas vous en vouloir puisqu’elle doit profiter de la dot. Tu comprends bien la chose, Lolo? En définitive, il avait raison lorsqu’il disait qu’il se mariait dans ton intérêt.
—Alors, moi, j’en serai pour ma porcelaine, dit l’actrice, à qui le temps de cette explication avait suffi pour passer de la colère à la gaieté. En voilà-t-il un sacage; oh! regardez donc, maman, il y aurait de quoi remplir la hotte d’un chiffonnier.
Madame Beauclerc regarda Arthur.
—Une vraie brebis du bon Dieu, dit-elle en désignant sa fille de l’œil; ça n’a pas plus de fiel qu’un poulet. Elle mettrait le feu à Paris pour un oui ou pour un non, et à peine le verrait-elle flamber qu’elle apporterait de l’eau pour l’éteindre. Je me flatte que vous êtes bien tombé, mon gendre, et que vous devez un fameux cierge à votre patron.
—Ainsi, c’est fini! dit de Luxeuil, qui avait enveloppé Clotilde dans ses bras et la couvrait de baisers.
—Eh bien! oui, reprit-elle en répondant assez faiblement à ses caresses; mais laisse-moi, il faut que je m’habille.
—Tu es si belle ainsi.
—Et les autres qui attendent là-bas! ils doivent mourir de faim.
—C’est vrai, il faut les rejoindre et faire servir.
—Dans un instant je serai prête.
A ces mots elle se pencha, appuya un baiser sur les lèvres d’Arthur, puis s’échappa, suivie de sa mère.
Celle-ci retrouva chez elle Marc, à qui elle raconta en détail tout ce qui s’était passé et qui se retira désespéré.
Ce qu’il venait d’apprendre confirmait toutes ses préventions contre Arthur de Luxeuil, mais lui enlevait la seule chance de prévenir son mariage avec Honorine. Il ignorait d’ailleurs les sentiments de la jeune fille à l’égard de son cousin, et les moyens employés par ce dernier pour faire agréer sa recherche. Après avoir longtemps réfléchi à ce qu’il devait faire, il se décida à écrire deux lettres qu’il s’occupa de faire parvenir sur-le-champ.
XVI.
Un complot de famille.
En descendant, le lendemain, à l’heure des visites, Honorine trouva au salon la marquise de Biezi, madame des Brotteaux, Arthur, Marquier et le docteur.
La conversation, sans suite comme d’habitude, passa de la politique aux bruits de ville. On parla de grands mariages, des débuts de l’Opéra et du nouveau prédicateur; mais, au nom de ce dernier, M. Darcy, qui causait avec la marquise, se retourna.
—Ah! vous avez donc aussi entendu parler de cet homme-là? demanda-t-il.
—On en raconte des merveilles, fit observer madame des Brotteaux.
—C’est, dit-on, le genre de Bossuet, ajouta madame de Luxeuil.
—La Gazette de France le compare à monsieur de Frayssinous, acheva Marquier.
—Eh bien! ce sont autant de mensonges! reprit le docteur. Votre prédicateur n’est qu’un mauvais avocat de première instance plaidant pour la Trinité.
—Vous l’avez donc entendu?
—Je l’ai entendu.
Tout le monde fit un ah! de surprise.
—Est-ce bien possible! dit madame de Biezi en riant; vous êtes allé au sermon, docteur!
—Grâce à ce misérable Durosoir, reprit M. Darcy avec une indignation plaisante. Vous connaissez bien Durosoir?...
—Le naturaliste?
—Oui, le meilleur athée de Paris, après moi; eh bien! c’est lui qui m’a conduit dans ce guêpier.
—Afin de voir si le prédicateur pourrait vous convertir?
—Au contraire, dans l’espoir que nous le verrions partager notre incrédulité!
—Comment cela?
—Durosoir le prétendait décidé à abjurer le catholicisme. Vous comprenez que ç’eût été une chose curieuse à voir qu’un prêtre quittant sa boutique d’eau bénite, et signifiant son terme au pape. Aussi je me suis laissé entraîner.
—Et le prédicateur a abjuré?
—Il a prêché trois heures sur la nécessité de la foi.
Il s’éleva un éclat de rire général.
—Cela vous paraît plaisant, reprit M. Darcy avec une mauvaise humeur qui redoubla la gaieté de son auditoire; mais j’étais là, moi, écoutant forcément ce fileur de saintes phrases qui me promettait le paradis si je pouvais avoir de la foi gros seulement comme un grain de sénevé.
—Et vous l’avez refusé pour si peu! dit la marquise en riant.
—Parbleu! c’est de l’intolérance, docteur, ajouta Arthur; entre gens qui vivent de nos faiblesses, on devrait mieux s’entendre. Le prédicateur vous passe la rhubarbe, passez-lui le sénevé.
—Non, reprit madame de Biezi avec une hardiesse incisive, la haine du docteur est moins aveugle que vous ne le croyez, c’est un instinct de rivalité; les médecins voudraient tuer l’âme, parce qu’ils sont les maîtres du corps. En supprimant l’Église, on donnerait le monde à la Faculté.
—Et j’ose dire que le monde n’aurait qu’à y gagner, reprit M. Darcy avec une vivacité qui fit sourire Honorine elle-même. Oui, à y gagner, répéta-t-il plus énergiquement, car nous serions une nécessité naturelle, au lieu du prêtre qui est une convention arbitraire. En donnant aux hommes les infirmités, la nature a fondé la légitimité des médecins.
—C’est cela! interrompit Arthur, ils veulent être rois par la grâce de Dieu...
—Auquel ils ne croient pas, ajouta madame de Biezi.
—Mais, savez-vous bien que vous êtes un monstre d’impiété, docteur, dit madame de Luxeuil à demi-fâchée.
—En 93, il nous aurait toutes envoyées à la Conciergerie, ajouta la marquise.
—Est-ce vrai? s’écria madame des Brotteaux presque effrayée.
—C’est sûr, ma chère; ne voyez-vous pas que le docteur est un bâtard de Robespierre.
Le sourire de M. Darcy s’effaça subitement à ce nom.
—Ah! ne me parlez pas de ce misérable, madame la marquise, s’écria-t-il; c’est le seul homme de la Convention que j’abandonne à ses ennemis. On peut le justifier d’avoir voté la mort du roi, permis le massacre des prisons, égorgé les Girondins; mais il restera toujours une accusation dont rien ne pourra l’absoudre: C’est lui qui nous a rendu l’Être suprême!!!
La conclusion était si inattendue, qu’elle n’excita même pas le rire; tous les auditeurs se regardèrent.
—Parle-t-il sérieusement? demanda madame de Biezi, qui fixa les yeux sur le docteur avec curiosité.
—Très-sérieusement, Madame, répondit Darcy en prenant une attitude grave.
—Alors, il est fou, s’écria madame des Brotteaux, qui se recula par un mouvement instinctif.
—C’est-à-dire que c’est à ne plus le voir! ajouta la comtesse scandalisée.
—Et moi, reprit la marquise en riant, qui l’ai invité à venir demain dîner avec l’internonce.
—Quoi! cet Italien que j’ai rencontré hier chez vous? dit le médecin.
—N’est rien de moins qu’un cardinal.
Darcy frappa le bras de la causeuse sur laquelle il était assis.
—Eh bien! n’importe! reprit-il résolûment, j’ai accepté et j’irai.
—Vous?
—Oui. Je suis bien aise de pouvoir dire, une fois dans ma vie, ma façon de penser devant un des familiers de sa sainteté... dût-il me faire brûler plus tard.
—Fanfaron! interrompit la comtesse, vous savez bien que l’Église ne brûle personne.
—C’est vrai, fit observer Darcy, elle se contente de corrompre, en distribuant des recommandations, des places, de l’argent! Quand on n’a pu devenir ni ingénieur, ni avocat, ni commis à cheval dans les droits-réunis, on se fait catholique, et les prêtres se chargent de vous avoir une dot.
—Eh bien! que trouvez-vous de répréhensible?...
—Moi, rien, madame la marquise; autrefois, pour convertir les incrédules on les brûlait; aujourd’hui, on les marie! C’est évidemment un adoucissement.
—Quant au mariage, le docteur a raison, dit madame des Brotteaux; le curé de Saint-Sulpice, que je connais, a toujours à sa disposition une douzaine d’héritières.
—Ah! vous me rappelez qu’il est venu me voir hier, reprit la marquise; savez-vous qui il m’a proposé de marier?
—Qui donc?
—Moi! s’écria Arthur.
—Vous-même! il s’agissait d’une jeune et riche provinciale qui habite la Vendée, où elle se résigne à être une sainte en attendant mieux. Vous deviez aller faire sa connaissance, avec une recommandation de l’archevêché.
—Et qu’avez-vous répondu? demanda madame de Luxeuil.
—Mon Dieu! dit la marquise en laissant son regard glisser sur Honorine, qui se tenait à quelques pas occupée d’une tapisserie, j’ai répondu que monsieur Arthur n’aimait point les déplacements, et que, selon toute apparence, il attendrait le bonheur à domicile.
L’allusion était si claire qu’il y eut un mouvement parmi les auditeurs. Marquier rit d’un air approbatif, la comtesse parut inquiète et le docteur tourna les yeux vers Honorine.
Celle-ci ne comprit point d’abord, mais l’espèce d’attention curieuse dont elle était l’objet l’éclaira enfin; elle rougit, puis devint pâle.
La marquise, qui prenait plaisir à son trouble, se pencha vers elle.
—Eh bien! que faites-vous donc, ma petite, dit-elle avec intention, vous brouillez vos laines.
Honorine voulut répondre; les paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres.
—Allons, soyez tranquille, je ne trahirai point votre secret, reprit madame de Biezi plus bas.
—Je n’ai point de secret, reprit la jeune fille.
—Alors, pourquoi rougir et trembler?
—Madame.., je vous jure...
—Bien, bien, nous n’avons rien vu, nous ne savons rien! Mais ne vous défendez pas, ou nous serions obligés de deviner. Quant à monsieur Arthur, j’espère qu’il me pardonnera... Et vous, messieurs, je vous recommande le silence. Vous ne m’en voulez pas au moins, comtesse? Je serais désolée d’avoir commis une inconvenance.
Tout en parlant et en riant, elle s’était levée pour prendre congé; le docteur demanda la permission de la reconduire jusqu’à sa voiture, tandis que Marquier offrait le bras à madame des Brotteaux; de sorte qu’Honorine se trouva bientôt seule avec sa tante et son cousin.
Ces deux derniers échangèrent d’abord des regards qui semblaient s’interroger et se répondre; il y eut comme un moment de délibération, puis ils parurent se décider. Arthur, qui se trouvait près de la porte, la referma sans affectation, pendant que madame de Luxeuil allait s’asseoir sur le divan placé vis-à-vis d’Honorine.
—J’avais toujours prévu ce qui vient d’arriver, dit-elle d’un ton chagrin, et j’aurais juré que la première indiscrétion viendrait de la marquise.
—Je suis véritablement désolé que ces allusions aient pu embarrasser à ce point ma cousine, ajouta Arthur avec contrainte.
—Cela prouve que les positions incertaines sont toujours fausses, reprit fermement la comtesse. Après ce qui vient de se passer, il est clair que vos soins pour votre cousine ont été remarqués par tout le monde, et que vous ne pouvez les continuer plus longtemps sans les justifier.
—Vous savez que c’est mon plus cher désir, dit Arthur en s’approchant d’Honorine; si j’ai gardé le silence jusqu’à ce moment, c’est que je voulais être connu de ma cousine et la mériter; mais à défaut de paroles, mes actions lui ont assez fait connaître ce que je sens. Je suis sûr qu’elle a compris mon amour; il me reste seulement à savoir si elle l’a accepté!
En prononçant ces derniers mots, Arthur s’était approché de la jeune fille, et, posant un genou sur le tabouret placé devant elle, il voulut prendre une de ses mains. Honorine se recula par un mouvement involontaire.
—Allons, parlez sans crainte, chère enfant, reprit madame de Luxeuil, qui s’était penchée vers elle, ne désespérez pas ce pauvre garçon qui vous aime et que vous aimez.
—Moi! bégaya Honorine stupéfaite.
—Vous, ma belle. Ne l’avez-vous point, depuis six mois, pour cavalier servant? Vous êtes faits l’un pour l’autre, chère petite; tout le monde l’a remarqué: rappelez-vous les regards et les sourires qui se sont tournés vers vous quand madame de Biezi nous a déconcertés par son allusion. Voyons, si cela vous coûte trop de répondre, donnez-lui au moins votre main.
En parlant ainsi d’une voix insinuante, madame de Luxeuil poussait doucement vers Arthur la jeune fille troublée.
Ce qui venait de se passer avait été si rapide, si inattendu, qu’Honorine s’était trouvée d’abord comme foudroyée: l’aveu de son cousin amené, et, pour ainsi dire, justifié par les suppositions de madame de Biezi, l’assurance de sa tante qui semblait ne pouvoir soupçonner une hésitation, le manque de présence d’esprit qui est la suite d’un premier saisissement, tout la réduisit au silence; elle avait entendu les déclarations d’Arthur et de madame de Luxeuil se succéder, sans trouver le moyen d’y répondre, et chaque retard lui rendait plus difficile de parler.
Cependant, arrivée à ce moment suprême où l’insistance de la comtesse allait lui arracher une sorte de consentement tacite, elle fit un effort désespéré, laissa tomber la tapisserie qu’elle tenait à la main, et se leva confuse.
—Eh bien! qu’avez-vous donc, enfant, dit madame de Luxeuil, en cherchant à la retenir.
—Pardon, balbutia Honorine avec honte et prière, je ne savais pas... je n’ai point voulu... vous faire croire... oh! pardonnez-moi, Madame... mais vous vous êtes trompée!
La comtesse fit un mouvement, et Arthur se redressa.
—Ma cousine refuse! s’écria-t-il avec une surprise irritée.
—C’est impossible! interrompit vivement madame de Luxeuil: sa réputation même ne lui permet plus de balancer. Pensez-vous donc, ma chère, que l’on puisse accepter impunément, pendant près d’une année, les soins d’un jeune homme, vivre avec lui dans une intimité familière, donner enfin à tout le monde la persuasion que vous venez d’entendre exprimer par la marquise? Votre conduite a été un engagement pris devant le public, et, à moins que mon fils n’ait mérité de déchoir dans votre estime...
—Oh! je ne dis pas cela, interrompit la jeune fille, qui sentait redoubler son embarras; mais j’avais cru... que le titre de parent... justifiait... ces soins... et qu’il suffisait de les payer de mon amitié!
—Eh! qui vous demande autre chose, ma chère? s’écria la comtesse, vous voyez bien que vous l’avouez vous-même? Vous avez de l’amitié pour Arthur.
—Sans doute... Madame.
—Que voulez-vous de plus, alors? Une passion? Songez donc, ma belle, qu’il ne s’agit pas de roman, il s’agit de mariage.
—Mais... Madame, essaya Honorine.
La comtesse l’attira à ses côtés.
—Écoutez-moi, petite, dit-elle en reprenant le ton riant, j’ai plus d’expérience que vous, n’est-ce pas? Je sais ce qu’il vous faut, laissez-vous conduire... en fille soumise... et acceptez le bonheur de confiance. Allons, c’est entendu, n’est-il pas vrai, demain je m’occuperai avec Arthur de la corbeille!...
—Madame, s’écria Honorine, qui sentait sa confusion et sa douleur tourner aux larmes. Oh! j’aurais voulu que mon silence pût être compris sans offenser personne... de grâce, ne me pressez point davantage..., et surtout, pardonnez-moi, car... je ne puis...
Ce dernier mot avait été murmuré presque à l’oreille de la comtesse, sur l’épaule de laquelle Honorine venait de cacher son visage, mais la mère d’Arthur se redressa brusquement. Tous ses traits avaient pris une expression de désappointement.
—Vous ne pouvez! s’écria-t-elle, et quel est l’obstacle? Qui vous retient? Pourquoi ce changement injurieux? voyons, Mademoiselle, donnez au moins une raison. Vous ne répondez pas, vous n’en avez donc aucune et à une résolution arrêtée, nécessaire, vous ne pouvez opposer qu’un caprice! N’espérez pas m’y faire céder, je n’aurai point la responsabilité de vos actes sans en avoir la direction, et ce mariage aura lieu parce qu’il le faut... et que je le veux!
Honorine releva la tête vivement. Jusqu’alors elle s’était sentie enveloppée dans les caresses et les prières de madame de Luxeuil; énervée, pour ainsi dire, par son insidieuse tendresse, elle n’avait point trouvé la force de la repousser et de rendre un coup pour une caresse; mais la menace brisa subitement ces liens de timidité. Elle tressaillit sous l’aiguillon; ses larmes s’arrêtèrent, et elle osa soutenir le regard de sa tante.
—Je sais ce que je dois de respect aux volontés de madame la comtesse, dit-elle avec fermeté; mais elle ne peut désirer que je m’engage sans prudence, et mon choix volontaire met à couvert sa responsabilité: quelles que soient les conséquences de ce choix, je les subirai sans plainte.
—Et moi, je ne les permettrai pas, s’écria madame de Luxeuil, à qui cette résistance avait enlevé tout sang-froid et toute présence d’esprit. Ah! mon indulgence vous a enhardie, vous espérez que je souffrirai patiemment votre révolte et votre ingratitude?
—Madame!
—Vous vous trompez, Mademoiselle, je saurai vous forcer à obéir ou à m’avouer la véritable cause de ce refus...
—Ne la demandez pas à ma cousine, interrompit Arthur, qui avait écouté jusqu’alors ce débat avec un mélange d’impatience et de dépit; un pareil aveu lui coûterait trop sans doute!
—Vous avez donc compris le motif? demanda la comtesse.
—J’ai compris, continua Arthur dont le regard restait appuyé sur la jeune fille, que j’avais à combattre, dans l’esprit de ma cousine, quelque comparaison défavorable...
—Quoi! s’écria madame de Luxeuil, elle en aimerait un autre?
Honorine voulut faire un geste de protestation, mais elle ne l’acheva pas. L’image de Marcel venait de traverser sa pensée, et elle sentit tout à coup pourquoi le projet de madame de Luxeuil l’avait, si douloureusement saisie. Les paroles de son cousin l’éclairaient sur ce qu’elle ne s’était point encore avoué à elle-même.
Cette espèce de révélation la troubla. Elle ne put soutenir le regard d’Arthur, rougit et baissa la tête sans répondre.
—Vous voyez que j’ai deviné juste! reprit celui-ci, avec un emportement amer et en se tournant vers la comtesse: si l’on me repousse, c’est parce qu’un autre est mieux accueilli; c’est pour lui que nous avons dû subir un refus aussi inattendu qu’injurieux! Mais qu’on ne pense pas que je m’y résigne. Non; on a laissé grandir mes espérances, on les a encouragées par tout ce qui peut donner confiance, on les a rendues publiques, et maintenant on voudrait les tromper au profit d’un autre! Je n’accepterai point cette humiliation. Si on peut me désespérer, on ne pourra du moins me faire ni méprisable, ni ridicule; je jure sur l’honneur que celui que l’on me préfère aura à me rendre compte de mes projets détruits, et que la place restera entière à un seul.
A ces mots, Arthur ouvrit brusquement la porte du salon et disparut.
Soit qu’elle voulût l’apaiser ou se concerter avec lui, madame de Luxeuil allait courir sur ses pas, lorsqu’on annonça M. le marquis de Chanteaux. Elle laissa échapper d’abord un geste de contrariété, puis, se ravisant, elle ordonna de le faire entrer dans son boudoir, et sortit pour le rejoindre.
XVII.
La révélation.
A la menace d’Arthur, la pensée d’Honorine s’était reportée d’un bond vers Marcel. Bien qu’aucune des paroles de son cousin n’eût témoigné qu’il soupçonnât celui-ci, les craintes de la jeune fille devancèrent le danger. Elle comprit qu’en définitive la lutte ne pouvait s’ouvrir que là où était la rivalité, et que, tôt ou tard, de Luxeuil et de Gausson se trouveraient en présence.
Son esprit n’osa aller plus loin! la seule idée de cette rencontre lui donnait le vertige. Elle courut s’enfermer dans sa chambre où la solitude et le silence excitèrent encore ses inquiétudes. Elle se reprochait de n’avoir pas retenu Arthur, de n’avoir rien fait pour le dissuader. Elle se représentait déjà, avec la vivacité d’une imagination effrayée, toutes les conséquences du débat qui allait s’engager; elle se maudissait elle-même d’y donner lieu; elle se demandait, avec d’indicibles angoisses, ce qu’elle devait faire. Enfin, comme il lui arrivait toujours dans ses agitations extrêmes, elle courut au portrait de la baronne pour lui demander conseil et protection.
Ainsi que nous l’avons déjà dit, la tendresse de la jeune fille pour sa mère s’était traduite par une sorte d’adoration superstitieuse envers l’image qui la lui rappelait. Elle s’était habituée à lui adresser ses confidences et ses prières, comme autrefois à l’image de Marie qui ornait sa cellule de pensionnaire. Debout, devant le portrait, le cœur gonflé, les yeux humides, les mains jointes, elle regardait ces traits souriants avec une angoisse suppliante.
—Que faire, murmurait-elle, inspirez-moi, ma mère... aidez-moi!... Comment prévenir une lutte?... Mon Dieu! pourvu qu’il ne soit pas déjà trop tard... Si mon cousin avait soupçonné... S’il était parti..... Si Marcel et lui...
Un coup de pistolet l’interrompit.
Elle se détourna en poussant un cri. Au même instant Justine entra.
—Mademoiselle a eu peur, dit-elle en souriant.
—Qu’y a-t-il, que se passe-t-il? demanda Honorine palpitante.
—Rien, Mademoiselle; c’est M. de Luxeuil qui tire dans le jardin.
La jeune fille courut à la fenêtre et aperçut, en effet, une légère fumée qui s’élevait à travers les arbres dépouillés. Presque au même instant un second coup se fit entendre. Elle recula en frissonnant.
—Mon Dieu! il n’y a aucun danger, fit observer Justine; Mademoiselle sait bien que M. Arthur a fait disposer la grande allée pour le tir et qu’il s’y exerce souvent.
—Il est seul? demanda Honorine.
—Oui, Mademoiselle; j’ai su qu’il allait tirer parce que je l’ai entendu tout à l’heure demander ses pistolets au valet de chambre, en disant qu’il voulait se refaire la main.
Honorine pâlit.
—C’est dommage que Mademoiselle ne puisse pas voir d’ici, continua Justine, qui s’était approchée de la fenêtre, elle prendrait plaisir à admirer l’adresse de Monsieur. Il atteint le but à chaque coup.
—Vous l’avez donc vu? demanda la jeune fille anxieuse.
—Oh! bien des fois, Mademoiselle. Surtout quand il amenait ses amis, MM. Rovoy, d’Alpode, Marquier, de Gausson; mais aucun d’eux ne pouvait lutter avec lui. M. de Rovoy tirait trop bas, M. de Gausson trop haut, et quanta M. Marquier, il lui arrivait toujours quelque accident... Mais le bruit de ces coups de pistolet a l’air de faire mal à Mademoiselle...
—Il est vrai, dit Honorine qui tressaillait à chaque explosion et que les confidences de la femme de chambre achevaient d’épouvanter.
—Je vais prier Monsieur de cesser, reprit celle-ci en faisant un mouvement pour sortir.
—Non, interrompit la jeune fille, je craindrais qu’il ne trouvât étrange...
—De faire une chose agréable à Mademoiselle?... Ah! M. Arthur sera trop heureux. Mademoiselle ne se doute pas combien il lui est dévoué. Je vais l’avertir tout de suite...
—C’est inutile, il ne tire plus.
La femme de chambre se pencha au balcon.
—C’est vrai, dit-elle, voilà Pierre qui rapporte les armes. Je me doutais bien, du reste, que Monsieur ne continuerait pas longtemps; car il avait ordonné d’atteler le tilbury.
—Il va donc sortir?
Le roulement d’une voiture sur le pavé de la cour venait d’ébranler légèrement les vitrages. Honorine courut à la fenêtre opposée et aperçut le tilbury, conduit par son cousin, qui franchissait la porte cochère et disparaissait dans le faubourg.
L’idée qu’il se rendait chez de Gausson la frappa comme un trait. Surexcitée par la série d’émotions qui venaient de l’assaillir, elle en était arrivée à ce moment où un dernier choc jette l’âme hors de toute réserve et rend une plus longue incertitude impossible. Elle se tourna brusquement vers Justine et s’écria qu’elle voulait parler à madame de Luxeuil. La femme de chambre sortit et revint au bout de quelques minutes, avec la comtesse elle-même. Celle-ci fit signe à Justine de se retirer et se trouva seule avec sa nièce.
En demandant à voir madame de Luxeuil, Honorine avait obéi à un élan irréfléchi de douleur et d’épouvante. Elle avait voulu conjurer, à tout prix, le danger qui semblait menacer Marcel; mais à l’aspect de la comtesse, elle se sentit subitement glacée et demeura à la même place, sans voix et sans mouvement.
Madame de Luxeuil l’observa un instant, puis s’assit.
Il y avait dans ses manières quelque chose de solennel, de dur et de résolu. Elle attendit d’abord qu’Honorine prit la parole, mais voyant qu’elle continuait à garder le silence, elle dit enfin d’un accent bref:
—Quand vous m’avez fait demander, j’allais venir, Mademoiselle, car les derniers mots de mon fils, en vous quittant, annonçaient un projet qui m’a effrayée...
—Ah! c’est de ce projet que je voulais vous parler, Madame, interrompit Honorine précipitamment; il ne faut point qu’il s’accomplisse; vous vous opposerez...
—Vous ne pouvez ignorer, Mademoiselle, répliqua froidement la comtesse, que l’autorité d’une femme, et surtout d’une mère, s’arrête toujours aux questions où les hommes ont placé leur honneur. Mes prières seraient inutiles et vous seule pouvez tout empêcher.
—Moi, Madame, et par quel moyen?
—En épargnant à Arthur l’outrage qui l’irrite et l’afflige. Je suppose que vous le pouvez encore, et que vous n’êtes point tellement engagée ailleurs qu’un autre ait désormais le droit de régler votre conduite.
—Je n’ai donné à personne un pareil droit, répliqua Honorine les yeux baissés.
—Alors, reprit vivement la comtesse, il s’agit seulement d’une de ces préférences de jeune fille qui sont notre roman à toutes, au sortir du couvent. Réfléchissez-y, Honorine, vous avez entre vos mains votre réputation, votre bonheur, deux existences peut-être!... Les sacrifierez-vous à une frivole fantaisie?
Madame de Luxeuil prononça ces derniers mots d’un accent plus doux, et, voyant que la jeune fille se taisait, elle crut devoir rappeler toutes les raisons qui rendaient son mariage avec Arthur indispensable pour tous deux.
Elle parla longtemps avec adresse et autorité; Honorine écoutait, appuyée à la fenêtre ouverte, les bras pendants, la tête baissée et dans une attitude d’abattement.
Tout à coup, un sifflement cadencé se fit entendre au-dessous du balcon.
La jeune fille redressa la tête: c’était l’appel autrefois employé au couvent par le vieux jardinier, et dont Marc était convenu pour avertissement.
Au même instant, une flèche de papier traversa l’air et vint tomber à ses pieds.
Elle se pencha précipitamment au balcon, un commissionnaire en veste de velours et la scie sur l’épaule franchissait le seuil de la grande porte.
La comtesse surprise s’était levée.
—Que signifient ce signal et ce papier? demanda-t-elle, en jetant un regard dans la cour déserte.
Au lieu de répondre, Honorine voulut relever la flèche; mais sa tante la prévint.
—Vous savez sans doute ce que renferme cette missive? dit-elle en regardant sa nièce d’un air soupçonneux.
—Nullement... Madame... répliqua Honorine troublée.
La comtesse déroula la flèche et en retira un billet, artistement caché dans la spirale de papier.
—Une lettre! s’écria-t-elle.
—Une lettre! répéta la jeune fille.
—Elle explique, sans doute, la cause de vos refus plus clairement que vous n’avez voulu le faire, ajouta madame de Luxeuil.
—Madame, je proteste que j’ignore ce que peut contenir ce billet.
—Alors vous me permettrez de vous en faire la lecture.
Et dépliant la lettre elle lut tout haut.
«Un grand danger vous menace!
»La première fois que je me suis fait connaître a vous, je n’ai pu que vous dire:—Prenez garde! je ne savais pas encore l’intérêt qu’on pouvait avoir à vous faire des amitiés; maintenant, je le connais; on veut vous marier à votre cousin!
»Ce mariage est promis à ses...»
Ici madame de Luxeuil s’arrêta brusquement, elle parcourut rapidement des yeux le reste de la lettre, poussa deux ou trois exclamations d’étonnement d’abord, puis de colère et arriva enfin à la signature.
—Marc! s’écria-t-elle. Quel est cet homme! vous le connaissez donc?
—Je le connais, dit Honorine, frappée de ce qu’elle venait d’entendre.
—Et quel droit a-t-il de vous écrire? reprit impétueusement la comtesse; qu’est-il enfin? répondez sur-le-champ, répondez, Mademoiselle.
En parlant ainsi, elle s’était avancée vers sa nièce, l’œil étincelant, et froissant le billet de Marc; mais la jeune fille soutint son regard avec une hardiesse presque calme. Étrange mystère de l’âme humaine qu’un seul encouragement retire de ses plus profonds abattements! ce signal et cette lettre avaient suffi pour la relever. Elle n’était plus seule au monde; elle se sentait soutenue! Les quelques lignes qui avaient été lues venaient de lui faire entrevoir dans le mariage proposé une sorte de complot, et elle avait compris que cette révélation changerait sa position vis-à-vis de la comtesse et de son cousin; de suppliante elle pouvait devenir accusatrice! aussi, le courage lui revint-il subitement avec l’espoir.
—Madame la comtesse me permettra de taire un secret qui n’est pas seulement le mien, dit-elle d’un ton ferme.
—Ainsi, vous avouez, dit madame de Luxeuil surprise et irritée d’un changement aussi inattendu: il y a au dehors des gens que vous n’osez faire connaître et dont les conseils vous dirigent, en nous accusant! car cette lettre est une dénonciation infâme!
—Madame la comtesse ne m’a point permis d’en juger, fit observer Honorine.
—Ah! ne feignez point l’ignorance, s’écria la mère d’Arthur, ces mensonges ne sont point les premiers qui vous aient été écrits contre nous; avant la demande de mon fils, vous étiez déjà prévenue! Ne cherchez point à le cacher, Mademoiselle. On vous avait avertie d’être en garde contre nos projets, on les avait noircis, on vous avait présenté ce mariage comme une spéculation qui devait nous enrichir. Pourquoi vous taire? avouez, avouez tout!
Emportée par la colère, la comtesse révélait ainsi à la jeune fille, sans s’en apercevoir, le contenu de la lettre de Marc; Honorine leva les yeux avec une certaine surprise.
—Jusqu’à ce moment j’avais ignoré ces accusations, dit-elle, en regardant madame de Luxeuil, et vous êtes, Madame, la première à m’éclairer.
—Vous éclairer, répéta la comtesse exaspérée de la fermeté de la jeune fille et de sa propre maladresse, c’est-à-dire que vous acceptez pour vraies ces calomnies? votre titre de riche héritière vous paraît un droit suffisant à tous les orgueils!
—C’est la seconde fois que madame la comtesse parle de cette richesse à laquelle je n’avais jamais pensé, interrompit vivement Honorine; mais puisque je l’ai obtenue du hasard, elle reconnaîtra, sans doute, qu’une telle faveur ne peut rien diminuer à ma liberté, et que je reste maîtresse d’en jouir seule ou de choisir celui qui doit la partager.
Madame de Luxeuil recula d’un pas.
—Ah! vous le prenez ainsi, dit-elle, la voix tremblante; vous déclarez enfin votre volonté! A la bonne heure! J’aime mieux la révolte que la dissimulation, vous demandez la guerre, vous l’aurez!...
—Je ne l’ai point cherchée, Madame, fit observer Honorine avec douceur; il n’y a eu, dans mes paroles, ni provocation, ni menace; j’ai seulement réclamé mes droits...
—Tes droits! interrompit la comtesse avec explosion; malheureuse! mais tu n’en as aucun!
—Comment! s’écria Honorine stupéfaite.
—J’ai gardé le silence aussi longtemps que je l’ai pu, continua madame de Luxeuil; ma pitié et ma folle affection m’ont retenue; mais tant d’ingratitude mérite enfin un châtiment. Tu veux nous résister, tu parles de droits! Eh bien! écoute et ne t’en prends qu’à toi-même de ce que tu vas savoir, car tu l’auras voulu!... La position dont tu jouis, la fortune qui te rend fière, le nom que tu portes... tout cela est un vol!
—Grand Dieu! que voulez-vous dire!
—Tu n’es pas la fille du général Louis!
Honorine recula jusqu’au portrait de la baronne.
—Non, continua madame de Luxeuil avec un acharnement haineux; et si le général eût vécu, tu croupirais maintenant au fond d’un hospice de mendiants, car il savait la vérité!
—La vérité! répéta Honorine éperdue; et de qui donc suis-je la fille, Madame?
—De l’amant de ta mère.
—Ah! vous mentez! cria l’orpheline, en se redressant pâle et les yeux indignés.
Un éclair traversa les traits de la comtesse: elle retira brusquement un papier caché dans son corsage et fit un pas vers sa nièce.
—Voilez ce portrait, dit-elle les dents serrées; voilez-le, qu’il ne puisse nous voir, ni nous entendre, et, puisqu’il vous faut des preuves, lisez!...
Elle avait tendu le papier à la jeune fille qui le prit en frissonnant, et l’ouvrit.
—Connaissez-vous cette écriture? demanda madame de Luxeuil.
—C’est celle de ma mère, répliqua Honorine saisie.
—Lisez.
La jeune fille reporta les yeux sur le billet qui ne contenait que quelques mots et lut machinalement ce qui suit: