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Les réprouvés et les élus (t.1)

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«Je ne verrai le général que demain; mais n’attendez aucune nouvelle de moi; quittez Paris, la France; partez pour les États-Unis comme vous en aviez autrefois le projet, tout est fini entre nous!

»Ne me demandez pas pourquoi, ne cherchez jamais à le savoir; aimez-moi assez pour obéir aveuglément.

»Adieu!»

Cette lettre me foudroya. Qu’était-il arrivé et d’où venait cette résolution nouvelle? Pourquoi cette rupture? Pourquoi mon départ? Pourquoi le désespoir visible de cette lettre? Que devais-je faire enfin? Rester ou obéir?

Après une nuit passée dans de déchirantes hésitations, je me décidai à écrire à Nancy en l’avertissant que j’attendais un nouvel ordre. Elle me répondit:

«Partez et oubliez celle qui mourra en vous bénissant.»

Le papier était taché par la trace de ses larmes; je le baisai avec un brisement de cœur indicible, et je partis le soir même pour le Havre.

Huit jours après j’étais en route pour l’Amérique.

Ici le vieillard s’arrêta. La dernière partie de son récit semblait avoir réveillé chez lui des souvenirs ensevelis dans sa mémoire, mais auxquels il revenait avec une joie douloureuse. Il garda quelque temps le silence, comme s’il eût voulu contempler ces fantômes de jeunesse apparus une seule fois dans sa vie, et maintenant si loin de lui.

Les auditeurs respectèrent cette espèce de rêverie. Sans pénétrer le sens de tout ce qu’il venait de leur dire, le portier, Marc et Françoise avaient compris qu’ils entendaient l’histoire d’un grand esprit et d’un grand cœur, et leur amitié pour le vieux voisin s’était insensiblement transformée en une admiration respectueuse. Quant au Furet, il écoutait avec cette patience indifférente des gens qui pensent à autre chose.

Après une assez longue pause, M. Michel releva la tête, et, voyant tous les yeux fixés sur lui:

—Pardon, reprit-il, j’oublie que vous attendez la suite de mon récit; je puis maintenant le terminer rapidement et vous faire franchir, sans nouvelles haltes, un long espace d’années.

Quelques mois après mon arrivée en Amérique, la rencontre d’un voyageur qui arrivait de France me fit apprendre, par hasard, la mort de Nancy.

Cette horrible nouvelle m’ôta tout désir de revenir en Europe: je partis pour les États les plus reculés de l’Union, cherchant à détruire ma douleur par des sensations nouvelles et tâchant de revenir à mes études d’autrefois. Mes efforts réussirent enfin; et, lorsque je repartis pour Paris, six ans plus tard, j’avais complété mes recherches et formulé le système de réorganisation sociale dont je réunissais les éléments depuis tant d’années.

J’avais résolu d’en faire l’essai dans une colonie fondée aux portes mêmes de Paris, afin que son succès ouvrît les yeux aux plus aveuglés. Je consacrai toute ma fortune à cette tentative; mais elle ne suffisait pas, il fallait d’autres ressources. Je m’adressai d’abord au gouvernement, en exposant, dans un mémoire, les misères et l’ignorance du peuple; mais il me fut répondu par l’entremise de mon cousin, qui avait hérité d’un nouveau titre et qui occupait alors d’importantes fonctions, que les gens bien pensants ne désiraient point l’instruction du peuple et ne devaient point parler de sa misère!

J’étais encore tout étourdi de cette réponse, lorsque je reçus la visite d’un homme vêtu de noir, à la mine modeste et au parler caressant, qui avait eu connaissance de mon projet et qui venait me proposer l’appui du clergé. Il demandait seulement quelques petites modifications dans mon plan. J’aurais substitué l’église au théâtre, les processions aux réjouissances publiques, les litanies des saints aux conversations du soir, et le pouvoir absolu du confesseur au pouvoir limité de l’Élu. Ma colonie devenait ainsi un calque des réductions établies par les Jésuites dans le Paraguay. Je remerciai l’homme noir en lui faisant observer que je n’avais point pour but de changer un peuple d’hommes en une troupe d’enfants, et que loin de vouloir organiser la mort, je désirais donner plus d’expansion à la vie.

Après le gouvernement et le clergé restait la bourgeoisie. Je m’adressai à l’un des chefs de cette opposition qui se glorifiait alors de représenter toutes les idées populaires et progressives. Après m’avoir entendu, il me fit observer que la réalisation de mon projet n’aurait aucun résultat sur les élections et serait par conséquent inutile au pays.

Ainsi repoussé par ceux qui avaient en main la richesse ou la puissance, j’en appelai à tous et je fis paraître une exposition de mon système.

Cette publicité, loin de le servir, acheva de le compromettre: je me vis subitement entouré de cette nuée de frelons accoutumés à se nourrir du miel des autres et vivant de piqûres au lieu d’en mourir. Grâce à eux, mes idées furent dénaturées; on m’en prêta que je n’avais jamais eues; on substitua à mon nom un sobriquet grotesque; je devins enfin un de ces jouets qui remplissent, dans la vie, le rôle du niais de mélodrame chargé d’amuser toutes les fois que l’imagination manque à l’auteur, et contre lequel tout est permis.

Voyant que je ne pouvais espérer des autres aucun secours pour mon entreprise, je voulus la tenter seul. Tous mes biens furent engagés et je fis commencer les premiers travaux. Là fut ma faute! J’aurais dû comprendre qu’un système ne pouvait se traduire dans la pratique sans une longue éducation de ceux qui doivent y prendre leur place. Pour que la régénération soit possible, il faut que chacun ait appris son rôle d’homme nouveau, et vouloir lui changer, sans préparation, son atmosphère sociale, c’est transporter subitement dans les zones torrides un habitant né sous le pôle.

Mes ressources étaient insuffisantes d’ailleurs, et, avant que les travaux préparatoires fussent achevés, l’argent manqua.

Ce contre-temps m’affligea, sans me décourager. Désintéressé de ce qui occupe les autres, j’avais reporté tout ce qu’il y avait en moi de force et de patience sur cette idée que je voyais raillée, mais que je sentais féconde. Que m’importait l’injustice des hommes? Christophe Colomb aussi avait été traité de visionnaire, jusqu’au jour où il avait pu montrer à tous son Nouveau-Monde. Or, le mien était là, au milieu même de ceux qui le niaient; il n’y avait qu’à le rendre visible, et une somme médiocre suffisait pour cela.

Mais il fallait l’obtenir à tout prix! Je sollicitai d’abord ceux que j’avais fréquentés dans ma prospérité, puis ceux dont les noms seuls m’étaient connus, puis tout le monde. Enveloppé de mes espérances comme d’un magique nuage qui m’empêchait de voir les regards ironiques et les sourires dédaigneux, j’affrontai tout sans honte. J’avais commencé par m’adresser aux gens qui pouvaient me comprendre et auxquels j’essayai d’expliquer mon projet: mais enfin, repoussé partout, je résolus de m’adresser à la foule.

On voyait alors souvent des mendiants placés debout aux portes des édifices publics, et qui là, une main tendue et la tête voilée, répétaient à chaque passant:

—Pour une pauvre famille!

Ce que leur faisait faire la faim, je voulus le faire pour une idée. Je m’arrêtai un soir près du Louvre, et je présentai la main à ceux qui passaient en disant:

—Pour le bonheur du genre humain!

La singularité de la demande me valut ce soir-là d’abondantes aumônes; elles augmentèrent encore les jours suivants. J’étais devenu un objet de curiosité, et la foule se portait vers le Louvre pour me voir; mais le but même de la quête trahit bientôt celui qui la faisait; mon cousin, informé de quelle manière je déshonorais un nom allié au sien, m’en fit interdire la continuation.

Je me trouvais donc à bout de ressources, lorsque fut votée la loi qui accordait aux émigrés une indemnité pour les biens vendus au profit de la nation.

Outre la Brisaie et ses dépendances, que le dévouement des fermiers m’avait conservées, ma famille possédait, en Bretagne, des domaines considérables dont la Révolution m’avait dépouillé, et qui me donnaient droit à des dédommagements. Je regardai donc la loi nouvelle comme un coup de la Providence. J’étais loin de prévoir ce que celle-ci me préparait.

Un matin je reçus l’invitation de paraître devant un conseil de famille, assemblé d’après l’ordre du tribunal de première instance de la Seine, et j’appris que mon cousin poursuivait mon interdiction.

Je ne m’arrêterai point sur l’interrogatoire que j’eus alors à subir, ni sur celui auquel je fus de nouveau soumis à la chambre du conseil; il suffira de vous dire qu’on s’arma, devant le tribunal, de réponses mal comprises, des passages les plus hardis de mes livres, de l’opinion publique enfin et de mes derniers actes pour me faire déclarer en état de démence.

Mon cousin me fut donné pour tuteur et se trouva ainsi en possession de la nouvelle fortune que je devais à l’indemnité.

Le reste vous est connu. Enfermé dans la maison de santé où cet homme était gardien, j’y suis resté jusqu’à ce que le hasard m’ait permis de fuir. Par un bonheur inespéré, mon ancien propriétaire avait conservé, sans y rien déranger, le petit logement occupé par moi avant ma captivité; je vendis l’ameublement pour satisfaire aux loyers arriérés et je ne gardai que mes papiers, avec ce fauteuil et ce bureau qui avaient appartenu à ma mère.

—Ah! je comprends maintenant pourquoi ils sont si différents de tout le reste, dit Françoise, qui regarda les deux meubles avec attendrissement.

—Oui, reprit doucement le vieillard, ils me parlent de temps meilleurs, mais sans que leur vue ait, pour moi, rien de décourageant: loin de là, il semble qu’elle me réjouisse et me relève, car elle me rappelle ce que j’ai sacrifié à la vérité. En regardant les écussons de ce bureau et la couronne sculptée au haut de ce fauteuil, le pauvre M. Michel se sent fier de n’être plus seigneur de la Brisaie ni duc de Saint-Alofe.

Marc qui écoutait les bras croisés et la tête penchée se redressa à ce mot.

—De Saint-Alofe, répéta-t-il, vous avez dit duc de Saint-Alofe?

—C’est mon nom, reprit M. Michel.

—Et vous êtes seul à le porter?

—Seul.

—Mais alors, s’écria Marc palpitant, la femme que vous avez aimée... c’était la baronne Louis?

Le vieillard tressaillit.

—D’où le savez-vous? demanda-t-il d’une voix altérée.

—C’était elle! reprit Marc avec agitation, ah! je m’explique maintenant son départ pour rejoindre le général en Vendée... puis... plus tard, cette lettre!

Il s’arrêta et passa la main sur son front qui était devenu pâle.

—Achevez, dit le duc.

—Je comprends tout, continua-t-il, sans répondre au vieillard et en se parlant à lui-même; aussi, en mourant, c’était le duc de Saint-Alofe qu’elle appelait..... c’était à lui qu’elle recommandait sa fille.

—Sa fille! interrompit le vieillard saisi, elle a laissé une fille?

—Que son testament confiait à votre tutelle.

—Grand Dieu! et cette fille est vivante?

—Elle est ici, livrée aux mains de la comtesse, sa tante, et bientôt sacrifiée!

—Que voulez-vous dire?

—Que dans quelques jours, elle sera la femme d’un débauché sans cœur, Arthur de Luxeuil.

Le duc fit un mouvement.

—Et elle n’a pour la défendre, ni conseil, ni appui? s’écria-t-il.

—J’en attends un, répliqua Marc, celui-là même qui, en votre absence, a accepté la tutelle, M. de Vercy.

Françoise qui avait jusqu’alors écouté avec un intérêt curieux, interrompit le garçon de bureau.

—Attendez, dit Françoise, de Vercy... il me semble que j’ai déjà entendu ce nom... n’est-ce pas un monsieur qui demeure en province?

—En effet, répliqua Marc.

—Ce doit être lui que j’ai rencontré ce matin à l’hôtel, reprit la grisette; vous savez bien, l’étranger qui demandait l’adresse de M. Dufloc le banquier?... Du reste, je dois avoir la carte qu’il m’a remise; voyez plutôt!

Marc la prit vivement et lut:

DE VERCY,

Conseiller à la Cour Royale d’Angers.

—Ainsi il est arrivé, s’écria-t-il; vous l’avez vu, Madame Charles?

—Hier soir, à l’hôtel des Étrangers. Il faut même que j’y retourne pour l’avertir de ne pas compter sur Charles aujourd’hui; il devait l’attendre vers une heure.

Marc tira sa montre.

—Midi et demi, dit-il; mais avec un cabriolet nous arriverons; vite, mademoiselle Françoise, votre châle, votre bonnet; je vous emmène.

La grisette courut se préparer tandis qu’il cherchait son chapeau.

—Qu’allez-vous faire et qu’espérez-vous? demanda le vieillard anxieux.

—Vous le saurez à mon retour, monsieur le duc, dit Marc en gagnant la porte. Si M. de Vercy fait son devoir, tout peut être encore sauvé. Je ne lui parlerai pas seulement de sa pupille, mais de vous. Il faut que l’interdiction soit annulée, qu’on vous remette en possession de votre nom, de vos biens... Avant la fin du jour, monsieur le duc saura ce que nous pouvons espérer.

XXV.

Le voyageur de l’hôtel des Étrangers.

Françoise l’attendait aux pieds de l’escalier avec un carton de fleurs qu’elle portait à madame Ouvrard. Tous deux coururent au premier porche, sous lequel stationnait un cabriolet de remise et y montèrent.

En arrivant à l’hôtel la grisette entra au salon pour remettre ses bouquets, tandis que Marc montait au numéro 47.

Les hôtels meublés de Paris ont une physionomie spéciale qui mérite d’être étudiée. Ce ne sont point, comme les auberges de province, des lieux de repos où l’on arrive et d’où l’on part à toute heure, mais des gîtes de nuit que l’on quitte le matin, et où l’on ne rentre qu’après l’heure du spectacle. A voir, pendant le jour, leurs chambres fermées, leurs escaliers déserts, leurs longs corridors silencieux, on dirait une de ces villas royales dont les seuls locataires sont le gardien et le portier.

Le garçon de bureau monta trois étages sans rencontrer personne et arriva à l’appartement indiqué.

Il se composait de deux pièces dont la première servait d’antichambre. Marc y trouva, par hasard, un des garçons de l’hôtel qui sortait avec le plateau du déjeuner et auquel il demanda M. le conseiller de Vercy. Une voix, partant de la pièce voisine, prévint la réponse en criant d’entrer. Le garçon montra la porte au visiteur et se retira.

Mais Marc, après avoir fait un pas en avant, s’arrêta tout à coup sur le seuil qui séparait les deux chambres. Au moment de parler à l’homme qui allait décider du sort d’Honorine, une angoisse douloureuse l’avait saisi; il sembla hésiter.

Or, bien que cette hésitation n’eût duré qu’un instant, elle donna le temps au conseiller, qui se tenait près du foyer, de se retourner et d’apercevoir le garçon de bureau. Il tressaillit, se leva à demi avec une exclamation étouffée et regarda autour de lui, comme s’il eût cherché une issue; mais s’apercevant que Marc venait de se décider à entrer, il se rejeta dans son fauteuil en relevant brusquement le collet de velours qui garnissait son ample redingote verte.

Dominé par sa préoccupation inquiète, le garçon de bureau ne remarqua pas ce singulier mouvement. Il s’avança avec un peu de timidité et s’arrêta, la tête nue, à quelques pas du conseiller. Ce dernier demeura enfoui dans son collet et le mouchoir sur la bouche, de manière à ne laisser voir que ses yeux.

—Monsieur le conseiller m’excusera si je le dérange, dit Marc, en s’assurant par un regard rapide qu’ils étaient seuls; mais il s’agit d’une affaire importante... je viens lui parler de sa pupille, mademoiselle Honorine Louis.

M. de Vercy fit entendre une sorte de grognement et s’agita sur son fauteuil.

—Monsieur le conseiller doit avoir reçu une lettre signée Marc? reprit le garçon de bureau.

—Oui... je crois... me rappeler, murmura l’homme à la redingote verte.

—Ce Marc, c’est moi, Monsieur.

Le conseiller lança au visiteur, par-dessus son collet, un regard flamboyant.

—Après? dit-il brusquement.

—Pardon, reprit le garçon de bureau, un peu étonné des manières du magistrat, mais j’avais promis à Monsieur des explications... que je viens lui donner.

—Plus tard, plus tard! balbutia M. de Vercy, qui semblait éprouver un inexplicable malaise et dont les yeux se tournaient sans cesse vers la porte.

—Plus tard il ne sera plus temps, dit vivement Marc, le mariage de mademoiselle Louis doit avoir lieu demain.

—Eh bien! qu’est-ce que ça me fait? répliqua l’homme à la redingote.

Marc ne put retenir un geste de surprise.

—Monsieur le conseiller a-t-il oublié qu’il est tuteur de mademoiselle Honorine Louis, reprit-il vivement, et, qu’à ce titre, il doit veiller sur son avenir?

—Eh bien? demanda M. de Vercy.

—Eh bien! cet avenir est perdu si elle épouse son cousin, continua le garçon de bureau; car le mariage de M. de Luxeuil n’est qu’un moyen de réparer sa ruine, un arrangement promis à ses créanciers, à sa maîtresse.

En voyant l’agitation de M. de Vercy, qui s’était levé:

—Je puis le prouver, continua-t-il, en élevant la voix; que M. le conseiller s’informe, je fournirai tous les moyens de connaître la vérité. Je lui donnerai les adresses, les noms de ceux qu’il peut interroger.

—Soit, dit le conseiller, qui venait d’entendre la porte de la première chambre s’ouvrir; écrivez-les... sur cette table... je prendrai des renseignements.

Marc, un peu déconcerté du laconisme du tuteur d’Honorine, s’approcha en hésitant de la table qu’il lui avait désignée et s’assit pour écrire. Mais, tout en préparant lentement la plume et le papier, il réfléchissait à ce qu’il devait faire. M. de Vercy avait évidemment un motif pour éviter toute explication, et, d’après son accueil, Marc devait douter au moins de son zèle, sinon de sa loyauté. Il se demandait s’il fallait insister de nouveau ou chercher quelque autre moyen de salut pour la jeune fille, lorsque ses yeux, en se levant, rencontrèrent la glace placée vis-à-vis du bureau sur lequel il écrivait. Tout à coup sa plume s’arrêta, et lui-même demeura immobile de saisissement.

La scène qui se reflétait dans cette glace avait, en effet, quelque chose de trop étrange pour ne pas fixer l’attention.

Le conseiller lui tournait le dos, mais il échangeait des signes rapides avec la personne qui venait d’entrer dans l’antichambre et dont on distinguait de loin la livrée. Il se retournait par instants pour s’assurer que Marc ne pouvait le voir, puis recommençait des gestes qui semblaient devoir signifier:

—Prenez garde! ne vous montrez pas... il est là...

Celui auquel les signes s’adressaient ne les comprit point, sans doute, car il s’approcha à petits pas, et comme en hésitant, jusqu’à l’entrée de la seconde chambre.

Au moment où sa grande taille s’encadra dans la baie de la porte, l’homme à la redingote verte, furieux de ne pouvoir se faire comprendre, lui montra les deux poings fermés et se retourna vers Marc avec effroi.

Dans ce mouvement son collet se rabattit et laissa voir son visage tout entier.

Le garçon de bureau lâcha la plume qu’il tenait, en poussant un cri. Il venait de reconnaître Jacques le Parisien!

Ce qui suivit fut plus prompt que la parole ne peut le dire, aussi prompt que la pensée.

Au cri du garçon de bureau qui s’était levé d’un bond, l’homme en livrée, qui n’était autre que Moser, avait enfin deviné le danger et refermé la porte derrière lui, tandis que Jacques, fouillant dans la poche de côté de sa polonaise, s’était élancé vers Marc: celui-ci se sentit frappé sous l’épaule avant d’avoir pu songer à se mettre en défense. Il recula étourdi; un second coup, puis un troisième l’abattirent.

Le Parisien se précipita à deux genoux sur sa poitrine et lui enveloppa la tête dans le tapis pour étouffer ses gémissements.

—Est-y serfi? demanda Moser qui était resté appuyé contre la porte.

—Ferme, ferme vite! bégaya Jacques.

L’Alsacien fit faire un tour à la clef et accourut.

—Il pouge encore! dit-il en se penchant sur le garçon de bureau.

—Le tourniquet, dit Jacques, dont la voix était épaisse et entrecoupée comme dans l’ivresse.

Le Juif comprit; il releva le couteau que son compagnon avait laissé tomber, passa le manche dans la cravate de Marc, et fit plusieurs tours.

La faible plainte du blessé s’arrêta aussitôt; un frémissement convulsif parcourut ses membres, puis tout resta immobile.

—C’est fait! dit Jacques en rejetant le tapis dont il lui avait couvert le visage.

—Ça été engore blus fite que bour le gonseiller! fit observer Moser.

—Oui, reprit le Parisien; mais pour le conseiller on travaillait en plein air, et il y avait la Loire à côté... tandis qu’ici... qu’est-ce que nous allons faire maintenant de ce ballot?

Avant que l’Alsacien eût en le temps de répondre, un bruit de voix se fit entendre dans la pièce voisine.

Les deux assassins se redressèrent épouvantés.

—Il y a quelqu’un dans l’antichambre, dit Jacques, dont tous les muscles du visage se crispèrent.

—Faut bas oufrir! répliqua le Juif, pâle et les yeux grands ouverts.

—Ils savent que nous sommes ici!

—Ah! c’est frai, gomment sortir alors?

—Faudrait pouvoir cacher la chose, reprit le Parisien qui regardait le cadavre, puis autour de lui.

Tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur une de ces armoires sous tenture, destinées à suspendre les vêtements. Il la montra du doigt à l’Alsacien.

—Là, murmura-t-il; vite, aide-moi!

Moser l’aida à soulever le corps sans mouvement et à le porter jusqu’à la garde-robe. Comme ils le déposaient on frappa doucement à la porte.

—Ne réponds pas, et referme les battants, dit le Parisien en courant au tapis plein de sang qu’il roula dans un coin.

On frappa plus fort.

—Qui est là? demanda-t-il.

—C’est moi, monsieur le conseiller, dit la voix de Françoise; je viens pour cette adresse du banquier...

—Du panquier! répéta le Juif; faut lui barler.

—Tout à l’heure! cria Jacques, je m’habille.

Et se tournant vers Moser:

—Essuie le sang, ajouta-t-il à voix basse; là, près de la fenêtre.

—Et toi, relèfe le gouteau, dit celui-ci.

—Il n’y a plus rien?

—Je crois.

—Ouvre alors.

—Bas encore, bas encore!... Faut bien regarder bartout... Si la betite allait foir quéq’ chose...

—Tant pis pour elle, dit Jacques, dont la main serrait convulsivement le manche du couteau; le garçon qui la conduisait est redescendu... Quoi qu’il arrive, j’empêcherai bien la fille de nous vendre. Ouvre, je te dis.

—Foilà!

—Et surtout garde la porte; on ne sait pas ce qui peut arriver.

Tout cela s’était dit rapidement et à voix basse, tandis que le Juif faisait disparaître les traces du meurtre; il se dirigea enfin vers la porte qu’il ouvrit.

La grisette entra leste et riante.

—Tiens! où est donc monsieur Marc? demanda-t-elle en apercevant seulement les deux, compagnons qu’à leurs costumes elle prenait pour le maître et le valet.

—Quel monsieur Marc? répliqua Jacques d’une voix rauque.

—Eh bien! mais celui qui était tout à l’heure avec monsieur le conseiller, reprit Françoise en souriant; le garçon de l’hôtel m’a dit qu’il vous avait laissés ensemble.

—C’est-y pour le gercher que fous êtes fenue? demanda Moser brusquement.

—Non, dit la jeune fille étonnée; mais je ne comprends pas comment il a pu sortir.

En parlant ainsi, elle promenait autour d’elle un regard curieux, comme si elle eût encore espéré apercevoir le garçon de bureau. Jacques fit un geste d’impatience.

—Tonnerre! vous voyez bien que nous sommes seuls! dit-il d’un ton brutal; je suis pressé; finissons! Qu’est-ce que vous avez à me dire?

A cette violence inattendue, Françoise, qui n’avait point jusqu’alors pris garde à son interlocuteur, releva la tête et fut frappée de l’altération de ses traits.

—Pardonnez-moi, Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante; je voulais... j’étais venue...

—Pour l’adresse de M. Tufloc! interrompit Moser; fotre mari toit fous l’afoir tonnée?

—Pas encore, reprit Françoise timidement, et je venais justement pour vous avertir que Charles ne pourrait vous voir avant demain.

—Au diable! interrompit Jacques en frappant du pied, ce serait trop tard pour faire payer le billet.

—Trop tard! c’est bas bossible, s’écria le Juif, un pillet de garante mille francs!

—Veux-tu aller le présenter demain, toi, quand nous aurons quitté l’hôtel, dit le Parisien en jetant un regard significatif vers l’armoire...

Le Juif fit un geste de désespoir.

—Imbécile! d’avoir attendu les renseignements de cette fille, reprit Jacques avec une véritable rage.

—Elle tisait que son mari était tans la panque! fit observer Moser.

—Oui, et grâce à elle nous perdrons tout.

—C’est frai... c’est elle qui est gause...

Tous deux lancèrent à Françoise un regard qui la fit trembler. Le Parisien était appuyé au marbre de la cheminée, pâle et farouche, tandis que Moser barrait l’entrée. La grisette laissa tomber le carton qu’elle tenait, et recula de quelques pas en essayant de se justifier d’une voix entrecoupée; mais tout à coup elle s’interrompit.

Derrière elle, il lui avait semblé qu’un sourd gémissement sortait de la muraille.

Elle se retourna glacée de surprise et prêta l’oreille.

Les deux associés avaient également entendu la plainte et vu le mouvement de la jeune fille, ils se lancèrent un regard; Moser se rapprocha de l’entrée, tandis que le Parisien portait la main à la poche de sa polonaise.

Il se fit une pause, et il y eut une attente terrible; mais tout resta silencieux.

Persuadée qu’elle s’était trompée, Françoise balbutia de nouveau quelques excuses, releva le carton qui lui était échappé, et s’avança vers la porte. Après avoir interrogé Jacques du regard, l’Alsacien tira sans affectation le verrou qu’il avait précédemment poussé, et se rangea pour la laisser passer. La grisette franchit rapidement l’antichambre et disparut.

—Maintenant donnons-nous la (prenons la fuite), dit précipitamment le Parisien en boutonnant sa redingote et saisissant près de la cheminée un rotin plombé.

—Tu as l’archent, au moins? demanda Moser.

—Oui, et le portefeuille?

—Le foici.

—Allons, en route.

—Je fais, je fais, dit le Juif qui se mit à réunir à la hâte quelques effets.

Mais voyant que Jacques partait sans l’attendre et avait déjà gagné l’escalier, il se décida à tout abandonner et à le suivre.

Cependant Françoise, redescendue toute troublée, s’était arrêtée à la loge pour y demander Marc; on ne l’avait point vu sortir. Madame Ouvrard, qui arriva dans ce moment, remarqua la pâleur de la grisette et demanda ce qu’elle avait.

—Ce sont vos voyageurs d’en haut... qui m’ont fait peur... répliqua Françoise haletante.

—Quels voyageurs?

—Ce conseiller, vous savez bien... et son domestique.

—Vous auraient-ils manqué, par hasard?

—Non... oh! non; mais ils se sont mis en colère parce que Charles ne pouvait venir... et ils avaient un air... puis... il m’a semblé entendre...

—Quoi donc?

—Rien... rien, dit la grisette en cherchant à sourire; c’est drôle comme il y a des jours où l’on se saisit pour peu de chose... vrai, j’ai cru un moment qu’ils voulaient me faire du mal... mais voilà qui est fini... Seulement, je ne comprends pas comment M. Marc a pu repartir.

—Repartir, dit madame Ouvrard, c’est impossible; le cabriolet est toujours là.

Françoise regarda à travers le vasistas de la loge.

—C’est pourtant vrai! s’écria-t-elle; comment ça peut-il se faire?... il n’y avait pourtant personne avec ces messieurs.

—Ah! mon Dieu! dans quoi que vous avez marché, m’ame Charles? interrompit la portière; vos pas marquent partout.

Françoise baissa les yeux et aperçut, en effet, la trace de son brodequin imprimée sur le tapis de jonc.

—C’est une empreinte rouge et humide, reprit madame Ouvrard étonnée... on dirait du sang.

Françoise poussa un cri.

—Du sang... en haut... bégaya-t-elle; ah! mon Dieu!... et ce bruit que j’ai entendu.

—Quel bruit? demanda l’hôtesse.

—C’était comme un gémissement!...

Les trois femmes se regardèrent.

—Allons, elle est folle! reprit madame Ouvrard, la peur lui aura fait tinter les oreilles.

—Non, non, insista Françoise, je suis sûre... et puis je me rappelle maintenant... ils n’ont point ouvert tout de suite... et quand je suis entrée à la fin, ils avaient un air!... Oh! ce ne sont pas des voyageurs comme les autres, madame Ouvrard.

—Mon Dieu! reprit l’hôtesse, que le trouble de la jeune ouvrière commençait à gagner, sans qu’elle voulût l’avouer, s’il ne faut que cela pour vous rassurer, je puis envoyer Olivier au numéro 47 où ils logent...

—Les voilà qui sortent! interrompit vivement la portière.

Françoise et madame Ouvrard avancèrent la tête. Moser et Jacques franchissaient rapidement la porte cochère.

—Ils ont l’air de s’enfuir, dit celle-ci frappée de leur précipitation.

—Et ils n’ont point remis la clef, fit observer la portière.

Madame Ouvrard sonna vivement; deux garçons accoururent.

—La double clef du numéro 47? demanda-t-elle.

Un des garçons alla la prendre et tous montèrent ensemble à l’appartement indiqué.

Ils ouvrirent la première porte et traversèrent la pièce qui servait d’antichambre sans rien remarquer; mais arrivés à la seconde, madame Ouvrard fut frappée du désordre dans lequel Jacques et Moser l’avaient laissée. Elle approcha du bureau et aperçut sur le carreau quelques traces de sang mal essuyé; ce sang formait une traînée encore humide jusqu’à l’armoire dont la clef avait été emportée; mais un garçon souleva, avec effort un battant qui s’ouvrit et laissa voir le corps sanglant de Marc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le premier moment d’épouvante, le commissaire et le médecin furent appelés. Le premier dressa procès-verbal tandis que le second s’efforçait de ranimer le garçon de bureau qui donnait encore quelques signes de vie. Françoise, à qui la possibilité d’être utile avait rendu tout son courage, l’aida avec autant d’intelligence que de zèle, et, grâce à leurs soins, le blessé finit par reprendre ses sens.

Ses regards, après avoir flotté un instant, s’arrêtèrent sur la fleuriste et il lui tendit la main.

—Voyez, voyez, il me reconnaît, s’écria-t-elle avec ravissement; pas vrai, monsieur Marc, que vous me reconnaissez?

Celui-ci fit, de la tête, un signe affirmatif.

—Si le blessé a recouvré ses facultés, dit le commissaire en s’approchant, nous allons procéder à l’interrogatoire...

—Je m’y oppose! interrompit le médecin; dans l’état où il se trouve, la plus légère fatigue peut être funeste.

—Je ferai observer à monsieur le docteur que le moindre retard peut être irréparable, répliqua vivement le premier interlocuteur; si la victime a peu d’instants à vivre on aura perdu l’occasion d’obtenir d’elle de précieuses lumières.

—Pour le moment, reprit le médecin, il s’agit avant tout de secourir un être qui souffre.

—Il s’agit avant tout de punir des coupables, Monsieur, ajouta le commissaire.

—Je déclare que vous ne l’interrogerez pas! s’écria le docteur.

—Je déclare contradictoirement que je l’interrogerai! répliqua le commissaire.

—Mon Dieu! vous allez le tuer avec vos discussions, interrompit Françoise; à quoi sert de dire qu’il faut ou qu’il ne faut pas l’interroger, est-ce que vous ne voyez pas que le pauvre cher homme veut parler sans pouvoir; ses lèvres remuent et on n’entend rien.

Le commissaire et le docteur constatèrent la justesse de la remarque, en se penchant sur le blessé.

—Dans ce cas, dit le premier, je vais clore mon procès-verbal par la déclaration que ledit Marc, interpellé, s’est trouvé hors d’état de répondre. A-t-on fait demander un brancard?

—Il vient d’arriver, répliquèrent plusieurs voix.

Le commissaire réunit ses papiers.

—Alors c’est à M. le docteur d’indiquer les précautions à prendre pour le transport du blessé, dit-il enfermant son portefeuille de maroquin.

—Mon Dieu! qu’on le porte le plus doucement possible, répliqua le médecin, qui, du moment qu’on cessait de lui disputer le patient, n’avait plus de raison pour y tenir.

Il mit ses gants, le commissaire prit son chapeau, et tous deux sortirent sans se saluer.

Le lendemain, toute la presse parisienne racontait l’événement arrivé à l’Hôtel des Étrangers.

On lisait d’abord dans les journaux ministériels:

«Un meurtre dont les circonstances ne sont point encore connues, vient d’être commis dans un des hôtels de la rue Richelieu. Aussitôt que le commissaire du quartier, M. Levasseur, en a été averti, il s’est transporté sur les lieux et a procédé à l’information du crime avec son zèle et son intelligence accoutumés. Les améliorations apportées dans les services de sûreté publique par la présente administration, ne permettent point de douter que l’on n’arrive à la découverte des coupables.»

Puis, dans les journaux de l’opposition:

«Encore une nouvelle preuve de l’incurie du Pouvoir pour tout ce qui intéresse la fortune ou la vie des citoyens.. Un homme vient d’être assassiné et dépouillé en plein jour, dans un des hôtels de la rue Richelieu; M. le docteur Arnout, qui demeure vis-à-vis, au numéro 24, a été heureusement averti sur-le-champ, et grâce à son habileté le blessé a pu être rappelé à la vie.»

Cependant Françoise, restée seule près du garçon de bureau, avait aidé à le placer sur le brancard, et l’avait suivi jusqu’à l’hôpital. Arrivée là, elle voulut prendre congé de lui en promettant de revenir le lendemain.

Mais cette promesse sembla réveiller chez Marc toute une série de souvenirs; il fit un effort pour relever la tête, et ne put lui faire quitter le traversin qui la soutenait. Une expression de désespoir crispa ses traits.

—Ne craignez rien, répéta Françoise, persuadée qu’il ne l’avait pas comprise; je reviendrai demain, vous dis-je... et de bonne heure!

Le blessé étendit les mains avec angoisse et voulut parler, mais les paroles n’arrivèrent à l’oreille de Françoise que connue un murmure inintelligible. Elle se pencha sur le brancard.

—Allons, tranquillisez-vous, cher monsieur Marc, dit-elle d’un accent attendri; tout ira bien... Vous voudriez me dire quelque chose, n’est-ce pas... est-ce pour me demander d’avertir à votre bureau?... ou de veiller à votre chambre... Non, mon Dieu! quoi donc alors?...

L’expression du blessé était déchirante à voir; ses lèvres s’agitaient pour parler, ses paupières tremblaient et tout son visage était contracté par un effort suprême! enfin, la continuité de cet effort brisa le sceau glacé qui fermait ses lèvres; un faible son arriva jusqu’à la jeune ouvrière, qui se pencha davantage et sentit mourir à son oreille le nom du duc de Saint-Alofe!

C’était lui que le blessé voulait voir; elle courut à la rue des Morts pour le lui ramener.

XXVI.

La mère Louis.

Depuis le consentement arraché à Honorine et la résolution prise par celle-ci de persister dans son sacrifice, tout avait marché au gré d’Arthur et de sa mère. La veille du mariage était arrivée sans que l’on eût entendu parler de M. de Vercy, et de Luxeuil se réjouissait d’un retard qu’il ne pouvait comprendre, mais dont il espérait bien profiter.

Il venait de quitter le notaire chargé du contrat de mariage, après avoir longtemps discuté avec lui et la comtesse toutes les dispositions qui pouvaient être introduites dans l’acte, à son avantage, et il allait sortir lorsqu’un domestique annonça:

M. le docteur Vorel avec la mère Louis.

La foudre tombant aux pieds de la comtesse et de son fils eût causé, à tous deux, moins de saisissement. Ils se levèrent d’un même mouvement et voulurent faire répéter les noms; mais la porte fut tout à coup poussée avec fracas et laissa voir les deux personnages qu’on venait d’annoncer.

Les années avaient passé sur M. Vorel, sans laisser de traces trop sensibles; elles ne lui avaient donné ni la maigreur ni l’embonpoint qu’amène habituellement la vieillesse. C’était toujours le même homme, sauf un peu moins de souplesse dans les attitudes. La tête seule, devenue chauve au-dessus des tempes et garnie, au milieu, de cheveux grisonnants, avait pris je ne sais quel faux air vénérable qui rendait l’expression du visage plus trompeuse pour la foule et plus redoutable aux vrais observateurs. Quant à la mère Louis, c’était une grosse femme tannée par le soleil, forte en couleurs et portant le costume des paysannes normandes dans toute sa splendeur.

La comtesse et Arthur étaient restés pétrifiés à l’autre extrémité du salon, lorsque la paysanne les aperçut.

—Ah! ah! ça doit être ça le bourgeois et la bourgeoise, dit-elle, en quittant le bras de Vorel.

—Vous ne vous trompez pas, ma mère, répliqua celui-ci, qui salua profondément; c’est madame la comtesse et M. de Luxeuil.

—C’est ça le marieux, s’écria la mère Louis en riant; eh bien! y me va; il est gentil tout plein... Viens embrasser ta grand’mère, mon garçon.

Arthur se contenta d’incliner légèrement la tête.

—C’est là tout ce que tu me fais d’agriotes[G] (caresses), s’écria la mère Louis scandalisée.

—Pardon, ma mère, fit observer Vorel de sa voix pure et caressante; mais notre arrivée est si inattendue.

—Inattendue... répéta aigrement la vieille femme; quand ils m’ont invitée c’était donc pour me faire chaper (promener)? Alors ils n’ont qu’à le dire. Mais, en tous cas, je veux voir la fieule; je suis sa grand’mère. Après tout, on ne peut pas l’épouser contre mon gré; et, comme on dit au pays:

Fille fiancée
N’est pas mariée.

A cette espèce de menace, la comtesse fit un mouvement.

—Que madame Louis nous excuse, dit-elle avec un effort visible, mais comme sa lettre ne disait point qu’elle dût venir...

—Je crois bien, interrompit la grosse femme, je voulais vous sourguer (surprendre); mais si c’est comme ça que vous recevez les gens, on peut retrousser pignole. (s’en aller) avec son fait et sans signer au contrat.

Ces derniers mots, prononcés avec une irritation criarde, rappelèrent brusquement à la comtesse et à son fils ce que l’on pouvait attendre de la mère Louis. Ils se consultèrent de l’œil, échangèrent un signe, et leur froideur disparut à l’instant même, comme par enchantement.

—Que dites-vous là, s’écria madame de Luxeuil, qui courut à la vieille femme et la prit par les mains, vous en retourner!... Ah! nous sommes trop heureux que vous vous soyez décidée à venir... Mais, nous l’espérions si peu, qu’au premier moment j’ai été tout étourdie... j’ai cru que je me trompais... Asseyez-vous donc, chère madame Louis... et vous, docteur...

—Merci, merci, ce n’est pas la peine, dit la mère Louis qui se laissa conduire de mauvaise grâce jusqu’à la causeuse.

—Vous êtes arrivée aujourd’hui? interrompit madame de Luxeuil en s’adressant à Vorel.

—A l’instant, madame la comtesse, répondit le médecin..

—Mais madame Louis doit avoir besoin de repos, interrompit vivement Arthur; il faut faire préparer sa chambre.

Et il tira violemment le cordon de la sonnette.

—C’est inutile! répliqua la paysanne, dont le mécontentement n’était point apaisé.

—Madame Louis préfèrerait peut-être prendre quelque chose, dit la comtesse avec empressement; un bouillon, par exemple!

—Non, dit la vieille femme.

—Du café, alors?

—Non, non.

—Une côtelette et du Madère! proposa Arthur.

La figure de la mère Louis se dérida un peu.

—Du Madère! répéta-t-elle, en se tournant vers le docteur; j’ai jamais bu de ça; est-ce que c’est bon, mon mière (médecin)?

Vorel fit un signe affirmatif.

—Voyons donc la côtelette... et le... comme il a dit, le jeune gars... Puisqu’on est à Paris, faut faire un peu de riotte.

Madame de Luxeuil donna les ordres nécessaires au valet qui venait d’entrer. Honorine, avertie, arriva bientôt émue et se jeta dans les bras de sa grand’mère en sanglotant.

—Eh bien! qu’est-ce qu’elle a donc! s’écria la paysanne, en l’embrassant; ça la fait pleurer de me voir!... Allons, allons, veux-tu bien essuyer tes yeux, petiote; ne geins pas comme ça; je suis tout plein contente; sois contente itou (aussi).

Et elle l’embrassa de nouveau.

Mais dans la disposition où se trouvait Honorine, la brusque arrivée de sa grand’mère était comme un choc inattendu qui avait tout remué au fond de ce cœur bourrelé; ses larmes, loin de s’arrêter sous les caresses de la paysanne, semblèrent redoubler.

—Est-elle picheline (pleureuse) au moins, dit la mère Louis, en se laissant gagner, sans savoir pourquoi, à l’attendrissement de sa petite-fille; voyons, en voilà assez, ma nerchibotte (petite); est-ce qu’on n’est pas contente donc de se marier?

Honorine qui était à genoux sur un tabouret, aux pieds de la vieille femme, lui baisa les mains.

—Ça n’est pas une réponse, continua la mère Louis intéressée malgré elle; allons, Honorine, il ne faut pas tant de beurre pour faire un quarteron; réponds oui ou non.

—Voici les côtelettes et le Madère, interrompit Arthur, qui vit le domestique paraître avec un plateau.

Cette diversion inattendue changea le cours des idées de la mère Louis; elle tourna les yeux vers le déjeuner que l’on venait de poser sur un petit guéridon de laque, et cette expression de gourmandise comprimée, particulière aux paysans, illumina tous ses traits.

—Ah! c’est déjà prêt, dit-elle; eh bien! à la bonne heure! il n’y a pas moyen de muler (bouder) quand on voit un pareil festin.

Et comme Honorine se penchait sur son épaule, elle continua en la forçant à se relever:

—Allons, il y a temps pour tout; ma fieule, voilà assez d’oremus; tu vas manger une bouchée avec moi.

Honorine s’excusa.

—A ton idée, reprit la vieille, qui ne voulait point perdre en explications un temps qu’elle pouvait mieux employer; ton oncle, lui, acceptera. Pas vrai, mon mière, que vous profiterez de la bonne occasion? c’est son droit, voyez-vous; car, comme dit le proverbe:

«S’il pleut sur le curé, il dégoutte sur le vicaire.»

La manie des proverbes normands était une des infirmités de la vieille paysanne.

M. Vorel s’inclina en signe d’assentiment, et se mit à table avec sa belle-mère.

Celle-ci trouva tout excellent, surtout le Madère qu’Arthur lui versa, et auquel elle revint avec une persistance qui finit par alarmer madame de Luxeuil. La gaieté de l’ancienne meunière devenait à chaque instant plus bruyante et plus communicative; elle s’écria enfin, en frappant sur les genoux de la comtesse:

—Pardi! vous êtes une bonne chrétienne, mam’ Luxeuil, et qui avez pas de grecquerie (avarice); j’aime ça, moi; aussi, je vous le revaudrai. Vous verrez ce que je ferai pour la petiote et pour le gars; quéque chose qui les aidera! car tout le monde a besoin d’aide: on aide bien au bon Dieu à faire le bon blé.

La comtesse et Arthur voulurent la remercier, mais elle les interrompit en disant qu’il fallait attendre au lendemain, après la noce, que pour le quart d’heure c’était assez jacasser et qu’elle voulait se reposer.

Madame de Luxeuil proposa de la conduire à l’appartement qu’elle devait occuper.

—Non pas vous, dit la grosse femme que le vin de Madère avait rendue égrillarde, mais votre jeune gars: je veux qu’il soit mon valantin (galant); sans te faire tort, pourtant, fieule, ajouta-t-elle en se tournant du côté d’Honorine; je ne le garderai pas longtemps: «ce qui vient de flot s’en va de marée.»

Et se retournant vers le docteur:

—Eh bien! mon mière, est-ce que vous ne voulez pas vous mettre aussi un peu en galatine (vous coucher)? Vous devez avoir besoin de dormir, car vous êtes tout évêque d’Avranche (tout absorbé).

M. Vorel déclara qu’il préférait jouir de la compagnie de madame de Luxeuil, et la mère Louis sortit avec Arthur.

Mais celui-ci ne tarda point à revenir, en annonçant que la vieille paysanne avait trouvé une payse parmi les servantes de l’hôtel et qu’il les avait laissées ensemble parlant patois. La comtesse ne put retenir un geste de contrariété; le médecin sourit.

Bien qu’il eût jusqu’alors gardé le silence, rien ne lui avait échappé. Il avait seul décidé la mère Louis à faire le voyage de Paris, et ce voyage n’était point pour lui sans motifs; mais il voulait, avant tout, bien connaître le terrain et savoir par quel côté on pouvait s’avancer. Dès le premier coup d’œil, il crut comprendre que le mariage projeté souriait peu à la jeune fille. Quelques questions adroites achevèrent de le convaincre et il laissa voir qu’il l’avait deviné.

La comtesse et Arthur, qui connaissaient l’habileté du docteur, furent sérieusement effrayés. La première se hâta de saisir un prétexte pour faire sortir Honorine.

M. Vorel la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu.

—C’est singulier, dit-il, avec une sorte d’hésitation, mais je ne trouve point à notre chère nièce la joyeuse émotion que donne habituellement l’approche du mariage; elle paraît triste, tourmentée; on dirait qu’elle cache un secret toujours prêt de faire explosion.

—Honorine! s’écria madame de Luxeuil, qui cacha son inquiétude sous un air de gaieté; en vérité, docteur, vous la trouvez triste?... vous pensez qu’elle cache un secret!... ah! ah! ah! mais vous n’avez donc jamais vu de jeune fille qui se marie?

—Il se peut que je sois, à cet égard, mauvais observateur, dit Vorel avec humilité; mais, en tout cas, on pourrait interroger la jeune fille, et si sa grand’mère voit comme moi... de travers, vous pouvez compter qu’elle n’y manquera pas.

—Et quand elle le ferait, reprit Arthur avec impatience; le docteur pense-t-il donc que nous ayons fait violence à ma cousine?

Vorel le regarda à travers ses lunettes bleues.

—Je suis persuadé du contraire, dit-il avec une lenteur et une immobilité dont l’expression contredisait évidemment sa protestation; le choix de notre chère nièce n’a pu être déterminé par aucune menace, ni par aucune captation, il a été complétement libre; mais monsieur de Luxeuil sait comme moi que la volonté d’une jeune fille est variable.

—Que voulez-vous dire, Monsieur?

—Je veux dire que si la grand’mère Louis se mettait à interroger sa petite-fille sur son air triste, c’est une supposition... et que celle-ci exprimât, par hasard, le désir de voir ajourner le mariage... ou d’y renoncer... je fais encore une supposition... la grand’mère serait capable de tout rompre.

Arthur fit un mouvement.

—Oh! c’est une femme terrible, ajouta Vorel d’un air paterne, et elle n’écoute jamais que son inspiration...

—Vous oubliez qu’elle a donné son consentement, fit observer madame de Luxeuil.

—Sans doute, sans doute, répliqua le médecin avec déférence; mais madame la comtesse comprend bien que ce consentement deviendrait inutile si notre chère nièce changeait d’avis... Il est bien entendu que c’est toujours une supposition...

—Dont monsieur Vorel voudrait faire une réalité! acheva Arthur qui était à bout de patience.

Le médecin feignit l’étonnement.

—Moi, dit-il: monsieur de Luxeuil ne me rend pas justice; nul ne désire au contraire plus vivement que moi la conclusion de son mariage... d’autant qu’il me permettra de terminer une affaire qui m’occupe depuis longtemps.

La mère et le fils échangèrent un regard; ils venaient de comprendre le but du voyage de Vorel.

—Monsieur le docteur devait débuter par cet aveu, dit madame de Luxeuil d’un ton railleur.

—Je tâche de commencer par le commencement, madame la comtesse, répliqua le docteur avec le sourire équivoque dont il avait l’habitude.

—Et peut-on savoir de quoi il s’agit? demanda Arthur.

—Mon Dieu, rien de plus simple! La baronne possédait en Touraine une petite forêt enclavée dans un domaine appartenant à mon fils, du chef de sa mère, et que je voudrais acquérir à des conditions raisonnables. Jusqu’à présent la minorité d’Honorine a été un obstacle; mais désormais je puis traiter avec monsieur de Luxeuil.

—Soit, dit Arthur, après le mariage.

—Oh! non, reprit Vorel en souriant, après le mariage il serait trop tard; une rédaction de contrat troublerait les enchantements de la lune de miel; puis, je repars sur-le-champ. Je voulais proposer au contraire à monsieur de Luxeuil de tout régler aujourd’hui.

—Aujourd’hui, répéta Arthur; mais je n’ai encore aucun droit.

—Qu’importe? L’acte peut être post-daté de deux jours; le notaire de madame la comtesse connaît trop bien les affaires pour se refuser à un pareil arrangement.

—Cependant, Monsieur...

—Allons, ne me refusez pas, interrompit le médecin avec son sourire embarrassant, c’est un moyen de m’obliger à faire des souhaits pour que ce mariage ne rencontre aucun obstacle, et je suis généralement heureux dans ce que je souhaite.

Arthur parut hésiter.

—J’ai avec moi l’argent, ajouta Vorel, voudriez-vous m’obliger à le remporter?

L’idée d’un paiement immédiat décida de Luxeuil.

—Eh bien, soit, pardieu! dit-il; puisque vous voulez que je vende d’avance la peau de l’ours, allons chez le notaire et nous discuterons le prix.

Lorsqu’ils revinrent tous deux quelques heures après, la vente de la forêt était conclue, et leurs deux signatures données; quant à celle d’Honorine, M. Vorel se faisait fort de l’obtenir.

La jeune fille se trouvait, en effet, dans une situation d’esprit qui ne lui permettait guère de rien débattre ni de rien refuser. Arrivée au moment d’accomplir le sacrifice, son courage avait fait place à une sorte de stupeur résignée. Elle se laissa parer sans émotion, sans regret, sans effroi; elle avait cessé de sentir et de penser. La mère Louis avait beau lui répéter qu’elle allait avoir un fel gars (brave garçon) pour mari, et qu’une épouseuse devait avoir la mine plus acoquetée (fraîche), Honorine répondait affirmativement à tout, mais sans avoir compris ce qu’on lui disait, ni ce qu’elle répliquait elle-même. Enfin, l’heure venue, elle descendit au salon où attendaient le notaire et les témoins. C’étaient le marquis de Chanteaux, le prince Dovrinski, Marquier et de Cillart. Le contrat de mariage fut lu sans donner lieu à aucune observation; mais au moment de signer, la mère Louis prit la parole.

—Un instant, s’écria-t-elle: maintenant que le grand noir a fini, c’est à mon tour. Vous avez mis là tout ce que les épouseurs se donnaient l’un à l’autre... en fortune s’entend... eh bien! ajoutez un article pour la mère Louis.

Le notaire s’inclina et prit une plume.

—Mettez, reprit la paysanne en se rengorgeant, que le jour où la petite aura son premier, la grand’mère promet d’envoyer pour le trousseau deux cents écus!...

Ces mots avaient été prononcés d’un air de majesté si triomphante que le notaire crut avoir mal compris.

—Pardon, madame, reprit-il; vous avez dit?...

—Deux cents écus! répéta la mère Louis, en appuyant sur chaque syllabe.

Le notaire promena autour de lui un regard embarrassé.

—Écrivez, écrivez, Monsieur, dit Arthur, qui cachait son désappointement sous une gaieté forcée; les petits présents entretiennent l’amitié. Madame Louis m’a, en outre, promis ma provision de mascapié (confiture de pomme).

—Et je ne m’en dédis pas, mon gars, continua la paysanne, qui n’avait point saisi la raillerie; je vous l’enverrai toutes fois et quantes il y aura du cidre, comme on doit en avoir cette année, car vous connaissez la règle:

Année venteuse
Année pommeuse.

Seulement faut pas parler du mascapié dans l’acte; parce que je veux envoyer ça d’amitié!...

L’addition demandée par la mère Louis une fois faite, les signatures furent données, et l’on vint avertir que les voitures étaient attelées.

M. le marquis de Chanteaux s’avança vers Honorine le sourire sur les lèvres; mais, à ce moment suprême, la vie, pour ainsi dire suspendue chez la jeune fille, se réveilla brusquement: elle eut tout à coup conscience de ce qui venait d’avoir lieu, de ce qui se préparait, et elle se sentit glacée d’épouvante.

Le marquis resta quelques instants devant elle, le bras tendu, et répéta l’annonce qui venait d’être faite; mais Honorine, pâle, les yeux fixes, les deux mains crispées sur les bras du fauteuil, demeura immobile. Une crise terrible s’opérait en elle. Près d’accomplir le sacrifice accepté, une de ces répugnances, qui sont comme l’instinct de conservation de l’âme, venait d’anéantir subitement son courage. En vain la volonté luttait, en vain elle se répétait il le faut! il le faut! une force invincible la retenait enchaînée.

M. de Chanteaux, déconcerté de son silence et de son immobilité, se tourna vers madame de Luxeuil, qui s’approcha vivement et voulut lui prendre la main; elle était raide et glacée! La comtesse essaya de l’encourager par quelques paroles affectueuses; la jeune fille n’entendait plus: l’espèce de combat que se livraient en elle deux puissances contraires, était au-dessus de ses forces; après quelques instants d’une apparente insensibilité, ses lèvres pâlirent, sa tête flottante se renversa et elle s’évanouit.

Il y eut un moment d’effroi parmi les assistants; mais M. Vorel les rassura. Il fit transporter la jeune fille dans une pièce voisine et revint bientôt avec madame de Luxeuil, en annonçant qu’elle avait repris ses sens et qu’un repos de quelques instants suffirait pour la remettre. Arthur s’excusa près des témoins de ce retard imprévu et, pour rendre l’attente plus facile, leur proposa d’entrer chez lui, où ils pourraient parcourir les journaux, tandis que la mère Louis, à qui l’accident de sa petite fille avait tourné le cœur, passait à l’office pour prendre quelque chose.

Restés seuls, la comtesse et le docteur allaient retourner près d’Honorine, quand la porte du salon s’ouvrit tout à coup à deux battants: le domestique entra et annonça à haute voix: Monsieur le duc de Saint-Alofe.

XXVII.

L’idée fixe.

En renonçant au nom de M. Michel, le vieillard avait également quitté le costume sous lequel nous l’avons jusqu’à présent montré aux lecteurs, le pantalon à pied se trouvait remplacé par une culotte de casimir blanc, serrée sur les bas de soie au moyen d’une boucle de vermeil, et la douillette fourrée, par un habit bleu, à collet étroit, qui laissait voir un gilet de piqué, couleur paille. Sa cravate de batiste, jaunie par le temps, était brodée aux coins et retombait sur un jabot de Malines presque droit; enfin la chaussure découverte et arrondie avait pour ornement une petite cocarde de ruban noir satiné.

C’était un costume de l’Empire avec toute cette fraîcheur flétrie des vêtements longtemps conservés sans qu’on en ait fait usage, et il ne fallait pas moins que la physionomie austère du vieillard pour lui ôter ce qu’il pouvait avoir de ridicule et de suranné.

A ce nom de Saint-Alofe annoncé par le laquais, madame de Luxeuil s’était détournée stupéfaite; mais en apercevant le duc dans le même costume qu’il portait lors de leur dernière rencontre, elle le reconnut sur-le-champ, malgré les ravages des années, et poussa une exclamation d’épouvante.

L’arrivée de M. de Saint-Alofe dans un pareil moment avait, en effet, quelque chose de si redoutable que toute sa présence d’esprit l’abandonna; elle demeura debout à la même place et comme hallucinée par un fantôme.

Cependant le duc, s’étant avancé lentement vers elle, s’inclina; par un mouvement machinal la comtesse rendit le salut, lui montra un fauteuil et se laissa retomber elle-même sur la causeuse qu’elle occupait un instant auparavant.

Jusqu’alors aucune parole n’avait été échangée. Vorel, étonné, regardait alternativement madame de Luxeuil et le duc; enfin celui-ci, qui était resté debout comme s’il eût attendu la sortie du médecin, se tourna vers la mère d’Arthur.

—Je crains que ma visite ne paraisse importune, dit-il avec une froideur polie; je sais qu’elle interrompt une solennité de famille...

—Il est vrai, balbutia madame de Luxeuil en s’efforçant de se remettre; c’est aujourd’hui que mon fils se marie; le contrat vient d’être signé...

—Déjà! interrompit le duc; vous avez fait diligence, madame la comtesse.

—Loin de là, Monsieur, reprit madame de Luxeuil qui, en parlant, retrouvait peu à peu son sang-froid; nous sommes au contraire en retard, et depuis longtemps les témoins attendent...

—Ah! vous avez les témoins, répéta le duc en regardant fixement la comtesse; et... parmi eux, Madame, s’en trouve-t-il un qui puisse être pour mademoiselle Honorine Louis un défenseur éclairé et sérieux?

—Un défenseur... Qui vous fait supposer qu’elle en ait besoin, Monsieur?

—Sa position, madame la comtesse, et surtout son âge qui lui donne droit à l’appui d’un tuteur.

—Aussi avions-nous espéré M. de Vercy, fit observer madame de Luxeuil; mais, malgré ses promesses, il n’est point arrivé...

—Et il n’arrivera pas, ajouta le vieillard avec gravité; car M. le conseiller de Vercy est mort assassiné!

La comtesse jeta un cri.

—Assassiné! répéta-t-elle; où cela? grand Dieu!

—M. de Vercy a succombé en chemin, reprit le duc, sous les coups de deux misérables qui se sont ensuite présentés à Paris, à sa place, dans l’espoir de se faire payer des sommes qui lui étaient dues. Un homme les a reconnus, ils l’ont frappé, et c’est en écoutant tout à l’heure son interrogatoire que j’ai tout appris.

La mère d’Arthur joignit les mains avec une exclamation d’horreur.

—La mort a subitement privé mademoiselle Honorine Louis de son appui, continua M. de Saint-Alofe; voilà pourquoi je viens ici prendre sa place et réclamer près d’elle mes droits de premier tuteur.

Madame de Luxeuil parut plus saisie que surprise. Dès l’apparition du duc elle avait pressenti qu’il arrivait pour s’entremettre et faire obstacle au mariage d’Arthur: mais uniquement préoccupée d’une crainte que le lecteur connaîtra bientôt, elle n’avait point songé au titre qu’il venait d’invoquer, aussi se trouva-t-elle, pour ainsi dire, prise au dépourvu. Cependant, elle s’efforça d’échapper à son embarras par l’audace.

—Monsieur le duc n’espère point, sans doute, nous faire prendre au sérieux ses prétentions, dit-elle avec hauteur; dans quelques instants, mademoiselle Honorine Louis portera un nom qui lui rendra inutile toute protection étrangère.

—Mais elle ne le porte point encore, madame la comtesse, objecta M. de Saint-Alofe, et d’ici là, vous ne pouvez repousser la demande que je viens vous faire.

—Et quelle est-elle, Monsieur?

—Obligé, par mon devoir, de veiller sur la pupille que M. de Vercy ne peut plus protéger, je désire l’entretenir ici une fois, une seule, mais sans témoins, sans interruptions et librement.

Les traits de la comtesse s’assombrirent.

—Et dans quel but cet entretien? reprit-elle.

—Un autre refuserait peut-être de le dire, répliqua le vieillard, mais je crois devoir la vérité à madame la comtesse. Je veux voir la jeune fille dont l’avenir va s’engager, pour savoir si cet engagement est spontané, réfléchi; si elle connaît bien celui qu’elle épouse; si ce mariage, enfin, est une libre préférence ou une condition qu’elle subit.

—Et vous avez pensé que nous pourrions permettre cet injurieux examen? s’écria madame de Luxeuil.

—J’ai pensé que madame la comtesse comprendrait la nécessité de s’y soumettre, dit M. de Saint-Alofe toujours calme.

—Jamais! Monsieur, jamais! interrompit la mère d’Arthur. Toutes les conditions exigées par la loi ont été remplies; nul ne peut s’opposer désormais à ce mariage, et monsieur le duc moins que tout autre, car le titre de tuteur qu’il invoque, son absence le lui a fait perdre: ni mon fils ni moi ne reconnaissons son autorité, et nous n’avons rien à démêler avec lui.

—Vous pouvez, en effet, contester mes droits, dit le vieillard tranquillement, les annuler peut-être; je ne me suis fait à cet égard aucune illusion; mais, avant que les juges aient décidé entre nous, tout projet de mariage devra demeurer suspendu, et c’est là, pour le moment, ma seule prétention.

—Et si nous passons outre, Monsieur? demanda madame de Luxeuil avec une ironie emportée.

—Alors, répéta le duc d’un ton ferme, je vous suivrai devant l’officier de l’état civil, et, là, publiquement, toutes portes ouvertes et le testament de la baronne à la main, je déclarerai m’opposer à la célébration du mariage; j’interrogerai tout haut mademoiselle Honorine Louis, je lui dirai les vrais motifs de la recherche de son cousin; je l’avertirai du sort qui l’attend, et si elle doute, je lui offrirai des preuves.

—Des preuves!

—Les voici! des lettres écrites par votre fils à la maîtresse que son mariage doit enrichir! Vous voyez que rien ne me manque, et que je suis assez fort pour n’avoir pas besoin de vous surprendre.

Le vieillard parlait avec une fermeté nette et sûre d’elle-même qui épouvanta la comtesse. Rien ne pouvait l’empêcher de faire ce qu’il venait d’annoncer, et, s’il le faisait, tout était évidemment perdu. Aussi, madame de Luxeuil demeura-t-elle un instant étourdie; puis, passant, comme toutes les femmes, du saisissement au dépit, elle chercha à masquer ses craintes sous des paroles de menace.

Mais Vorel l’interrompit. Il s’était borné, jusqu’alors, au rôle d’auditeur silencieux, regardant alternativement les deux interlocuteurs; lorsqu’il comprit enfin, au trouble irrité de la mère d’Arthur, que le danger devenait sérieux, il prit à son tour la parole.

—Pardon, dit-il vivement, mais comme oncle de mademoiselle Honorine Louis, je crois avoir droit de prendre part à ce débat. La résolution que vient d’annoncer M. le duc ne pourrait s’accomplir sans un scandale également fâcheux pour tout le monde, et nous devons l’éviter à tout prix.

M. de Saint-Alofe fit un signe d’assentiment.

—J’ajouterai, reprit le docteur, que la demande adressée par lui à madame la comtesse me paraît trop juste pour pouvoir être repoussée.

Madame de Luxeuil le regarda avec surprise.

—Quoi! s’écria-t-elle, vous voulez que je consente à un interrogatoire...

—Que vous ne pouvez craindre, madame la comtesse, interrompit rapidement Vorel; les inquiétudes de M. le duc, bien que mal fondées, j’en ai la certitude, sont excusables; je les approuve, et s’il le faut, j’appuierai sa prière.

Madame de Luxeuil voulut protester.

—Oh! de grâce, ne persistez pas dans votre refus, reprit le docteur avec un accent marqué qui rendit la comtesse attentive; une plus longue résistance justifierait des soupçons qu’il faut dissiper. Je demanderai seulement à M. le duc, comme médecin, de retarder cette entrevue de quelques instants. L’émotion de cette journée a déjà éprouvé mademoiselle Honorine; elle vient de s’évanouir et se trouve encore dans un état nerveux qui rendrait toute agitation nouvelle dangereuse.

Le duc répondit qu’il avait appris, en arrivant à l’hôtel, l’évanouissement de la jeune fille, et qu’il attendrait tout le temps nécessaire.

—Dans ce cas, reprit Vorel, en tirant un portefeuille et écrivant quelques mots au crayon, que madame la comtesse veuille bien exécuter cette simple prescription; l’entrevue pourra ensuite avoir lieu sans aucun danger.

Il déchira la feuille sur laquelle il avait écrit et la présenta à madame de Luxeuil; celle-ci parut d’abord disposée à résister, mais à peine eut-elle jeté les yeux sur les mots tracés par le médecin, qu’elle changea de visage.

—Soit, dit-elle, avec un reste d’irritation mal maîtrisée; puisque c’est le seul moyen d’éviter un débat ridicule, je l’accepte. M. le duc peut attendre ici.

Elle salua légèrement et sortit.

Le médecin s’approcha alors du vieillard et le regarda fixement.

—Pardonnez-moi d’interrompre un instant les préoccupations qui vous amènent ici, monsieur le duc, dit-il avec gravité; mais vous m’excuserez quand vous saurez que depuis vingt ans je souhaite cette rencontre.

—Vous! dit le duc étonné.

—Depuis le jour où votre Adresse aux propriétaires français me tomba par hasard sous les yeux, reprit Vorel; comme vous, monsieur le duc, j’avais été frappé des vices de notre société; j’attendais sa réforme avec une douloureuse impatience; j’espérais que vos recherchés amèneraient enfin la découverte des lois de l’avenir...

—Et cette espérance n’a point été trompée, interrompit le duc, dont l’œil s’anima d’un subit enthousiasme; la réforme que vous attendiez est désormais facile; j’en ai trouvé le plan, les moyens, les détails; la salle de fête est bâtie, le banquet dressé, la robe blanche préparée; l’homme n’a plus qu’à se dépouiller, sur le seuil, des haillons du passé.

—Qui l’arrête alors?

—Hélas! l’ignorance et la crainte. Le malheureux se défie de sa force, et doute de la bonté de Dieu. Quand on lui montre le but, il reste immobile en criant comme ce fou qui se croyait de verre:—Si je marche je suis brisé! et pourtant, le bonheur est là, devant lui. Pour créer le monde nouveau, il suffit qu’il dise comme le Dieu de la Genèse: que le monde soit, et le monde sortira du néant!

Vorel secoua la tête.

—Monsieur le duc est-il sur d’avoir prévu tous les obstacles? dit-il d’un air pensif. Ce n’est point chose facile que de déménager ainsi l’humanité, et s’il m’était permis de hasarder quelques objections...

—Parlez, Monsieur, dit vivement M. de Saint-Alofe, je n’ai jamais évité la discussion, ni refusé les éclaircissements; quels que soient vos doutes, exposez-les sans crainte, je vous écoute.

Un étrange sourire traversa les traits du médecin; il jeta, de côté, un regard vers la pendule, puis montrant un fauteuil à son interlocuteur, il commença une série d’objections lentes et embarrassées. A chaque instant l’expression semblait lui faire défaut; mais le duc venait au secours de son impuissance: devinant ce qu’il avait voulu dire, ajoutant ce qu’il avait omis, il semblait recruter lui-même cette armée d’arguments ennemis pour les combattre et les vaincre. En le ramenant aux pensées qui avaient été l’intérêt de sa vie entière, M. Vorel était sûr de lui faire oublier tout le reste. Reporté au milieu de son rêve sublime, comme au milieu d’un océan sur lequel il ne voyait plus rien de la terre, le vieillard se mit à décrire avec une éloquence hardie le nouveau monde qu’il avait deviné; il célébrait d’avance cette Amérique sociale, encore invisible, mais perçue par son génie, et, enivré de sa propre parole, la foi s’exaltait en lui, la réalité s’effaçait à ses yeux, il sentait ses espérances se détacher de son esprit et revêtir une forme. Ce qu’il avait pensé, il le voyait, il l’entendait! il était au milieu de cette Jérusalem céleste, sortie tout achevée de son cerveau: il n’avait plus conscience du temps, de la matière, de l’espace! Merveilleuse folie, connue de Socrate, quand il entendait, au dehors de lui-même, son inspiration qui lui parlait comme un démon familier, de Moïse qui écoutait son génie sur la montagne et croyait entendre la voix de Dieu, de Swedenborg dont les idées devenaient des sensations.

A mesure que cette hallucination grandissait, la parole du vieillard devenait plus entrecoupée, plus ardente. Enlevé dans les hautes régions, il ne voyait plus que les sommets de son rêve: il ne racontait plus la nouvelle création, il ne l’expliquait plus, il la chantait.

«L’homme a vu s’accomplir la promesse de Dieu; il a conquis la royauté du monde. Désormais, la matière domptée s’est faite son esclave, les fléaux sont devenus ses agents soumis. Il demande au volcan ses feux, à la tempête ses ailes, à la foudre sa lumière: la foudre, la tempête, le volcan obéissent; et lui, roi couronné de son intelligence, il passe, doucement penseur, au milieu de ces esclaves qui l’ont affranchi du travail grossier.

»Et ce qu’il a fait au dehors, il l’a fait en lui-même. Dans son sein coulaient des sources fécondes qui, toujours comprimées, étaient devenues des torrents; il leur a donné un lit: les passions qui grondaient, tigres enchaînés, sont devenues des coursiers dociles attelés au char de l’humanité.

»L’humanité! elle forme désormais une grande famille où le fort est la confiance du faible, le faible la joie du fort. Les saints ne sont plus des martyrs; à la couronne d’épines qui déchirait leurs fronts a succédé la couronne de myosotis et de menthe que surmonte une étoile! Doux symbole de la divinisation, de l’intelligence, de la pureté et de l’amour.

»La brume se déchire, le soleil dore la montagne, l’homme joyeux se lève et chante son hymne de triomphe.

»—Au travail! au travail! non pour un maître qui boira dans l’or mes sueurs et mes larmes, mais pour mes frères, pour mes sœurs, pour moi-même! Au travail! au travail! non pour user mon corps et abrutir mon âme dans une fatigue monotone, mais pour les vivifier par le mouvement et la variété.

»Et la femme qui passe, en roulant les anneaux de sa chevelure, répond:

»—Au travail! au travail! non pour flétrir la beauté dont Dieu m’a couronnée, mais pour la mêler à toute œuvre humaine, comme les étoiles aux nues, comme les fleurs aux blés mûrs; au travail! au travail! non pour languir dans la solitude et l’indigence ou pour vendre au plus riche mon amour, mais pour choisir librement mon fiancé parmi les plus doux et les plus aimants.

»Et l’enfant qui la suit en bondissant, s’écrie à son tour:

»—Au travail! au travail! non dans l’air étouffant de la classe ou de l’atelier, non sous la menace du maître, non pour le pain noir du présent ou pour le pain douteux de l’avenir; mais dans l’air pur, sous l’œil de l’ami, pour l’honneur de l’avenir, et pour le bonheur du présent! Au travail! au travail! non pour l’œuvre qui nous répugne, et selon la famille que le hasard nous a donnée, mais là où les voix intérieures nous appellent!

»Et au milieu de ce chœur d’activités riantes, la voix des pères répète, plus grave et plus lente:

»—Au travail! au travail! non pour disputer à la faim les jours qui nous restent, car nos fils ont fait la part des pères et nous pouvons nous reposer au soleil de leur prospérité; mais nos conseils éclairent, nos voix encouragent! Au travail! au travail! et puissions-nous nous éteindre, sans nous en apercevoir, au milieu des mouvements et des murmures de la vie.»

Ici le vieillard s’arrêta; sa voix était tremblante, des larmes coulaient sur ses joues animées d’une légère rougeur. Attendri de joie devant sa vision, il croisa les mains et ferma les yeux comme s’il eût voulu la retenir.

Il y eut une longue pause. Pendant cette improvisation exaltée, les yeux de Vorel s’étaient plusieurs fois tournés vers la pendule; il semblait mesurer, avec anxiété, la marche de l’aiguille sur le cadran émaillé. Tout à coup l’heure sonna! son tintement strident et mesuré arracha le duc à son extase. Il tressaillit, passa sa main sur son front, regarda autour de lui et parut se reconnaître.

—Deux heures! s’écria-t-il en se levant brusquement... Ah! je me suis oublié... Votre nièce doit être depuis longtemps prête à me recevoir, Monsieur...

Le médecin interrompit par un geste qui réclamait le silence, et prêta l’oreille: le roulement de plusieurs voitures venait d’ébranler le pavé. Une expression de triomphe illumina le visage de Vorel: le duc parut saisi.

—Voudrait-on emmener mademoiselle Honorine Louis à mon insu et tandis que je l’attends ici, s’écria-t-il; songez, Monsieur, que je me suis fié à votre parole, à celle de la comtesse, et que ce serait une odieuse perfidie!

Au lieu de répondre, le docteur courut à la porte, l’ouvrit, et madame de Luxeuil parut.

XXVIII.

Explications.

M. Vorel interrogea la comtesse du regard; elle répondit par un signe qui parut le rassurer; mais le duc s’avança vivement à leur rencontre.

—Pourquoi mademoiselle Honorine Louis ne suit-elle point madame la comtesse? dit-il avec inquiétude; je veux la voir sur-le-champ!...

La comtesse le regarda de toute sa hauteur.

—Honorine Louis! répéta-t-elle, il n’y a plus ici personne de ce nom, monsieur le duc; celle à qui vous le donnez s’appelle maintenant madame Arthur de Luxeuil.

—Que dites-vous? s’écria le vieillard.

—Vos menaces nous ont forcé à faire diligence, continua la comtesse d’un ton railleur, et pendant que vous attendiez ici votre pupille, elle s’engageait ailleurs...

—C’est impossible! interrompit le duc frappé de stupeur; vous n’avez pu... vous n’auriez point osé... c’est impossible... je veux la preuve!

Madame de Luxeuil lui tendit silencieusement l’acte qui constatait le mariage. Le vieillard y jeta les yeux, puis pâlit et porta les mains à son front.

—C’est vrai, balbutia-t-il, bien vrai; mais alors la maladie de votre nièce était un mensonge, cette prétendue ordonnance de Monsieur un avertissement de vous hâter, l’entretien qui me faisait oublier ici les heures, un piège convenu d’avance!... Cet homme n’affectait de s’intéresser à mes croyances qu’afin de me distraire, de me retenir! Il vous avait promis d’éveiller ma folie pour me faire oublier mon devoir! Lâche qui a pris la porte de la confiance pour se glisser en ennemi, qui s’est armé contre un vieillard de ce qui fait son courage et sa consolation, qui a cherché à lui rendre sa religion moins chère, en y attachant un remords! Ainsi, ce n’était point assez d’avoir sacrifié à ma foi mes biens, mon repos, ma liberté, il fallait y sacrifier encore le bonheur de cette enfant... Ah! cette épreuve est de trop, mon Dieu! et vous deviez, détourner de moi ce calice.

Il y avait dans l’accent du vieillard une noblesse douloureuse dont madame de Luxeuil fut, non pas attendrie, mais embarrassée.

—Si les craintes de monsieur le duc n’étaient point une injure, dit-elle, on pourrait prendre la peine de les dissiper en lui apprenant que le choix de ma nièce a été libre.

—Et qui me prouvera la vérité de cette affirmation? répliqua M. de Saint-Alofe amèrement. Ah! maintenant, je ne veux plus croire que mademoiselle Louis elle-même.

—Que Monsieur le duc l’interroge donc, car la voici, interrompit Vorel, en montrant, avec une expression étrange, la seconde porte qui venait de s’ouvrir, et par laquelle entrait Honorine, donnant la main au marquis de Chanteaux.

A cette apparition inattendue, madame de Luxeuil recula en pâlissant, et le duc resta stupéfait. Quant au médecin, il raffermit ses lunettes pour mieux voir. Assuré désormais de la régularité de la vente faite à son profit, il était revenu à sa vieille haine contre la comtesse, et contemplait son embarras avec une malveillance joyeuse.

Ni le marquis ni Honorine ne remarquèrent d’abord l’impression produite par leur entrée: celle-ci, pâle et distraite, semblait se soutenir à peine, tandis que M. de Chanteaux, penché vers elle, achevait un compliment commencé dans l’autre salon. Mais lorsque tous deux s’arrêtèrent enfin, les yeux du marquis tombèrent sur le vieillard qui était demeuré immobile à la même place. Il tressaillit, s’approcha d’un pas, comme s’il eût voulu s’assurer qu’il ne se trompait pas, puis fit un mouvement en arrière en s’écriant:

—Le duc!

Celui-ci ne parut ni le voir, ni l’entendre. Debout devant Honorine, le regard fixe, les narines gonflées, les lèvres tremblantes, il était en proie à un de ces attendrissements silencieux qui ne laissent place à aucune sensation. Cependant il fit un effort, s’avança lentement vers la jeune fille les bras tendus, saisit une de ses mains, et l’attirant à lui la regarda de plus près.

—Oui... balbutia-t-il enfin; ce sont ses traits... ses cheveux... ses mouvements!... Oui,... c’est bien la fille de Nancy.

—De Nancy! répéta Honorine qui releva la tête... Vous avez connu ma mère, monsieur?

—Sa voix aussi... c’est sa voix, dit le vieillard en continuant à se parler à lui-même.

La jeune fille sentit comme un éclair traverser son esprit. Ce trouble, au souvenir de la baronne, le titre de duc donné par M. de Chanteaux, cette espèce d’ivresse avec laquelle le vieillard la contemplait..., tout la saisit! Elle joignit les mains, regarda le marquis, madame de Luxeuil, puis, réunissant tout ce qui lui restait de force, elle balbutia:

—Vous êtes le duc de Saint-Alofe?

—Qui vous a dit mon nom? demanda le vieillard étonné.

Honorine ne répondit pas. Le cri qu’elle essaya de pousser s’arrêta lui-même étouffé par l’émotion; elle ne put que tendre les bras et se laisser glisser aux genoux du duc.

Madame de Luxeuil, jusqu’alors enchaînée par la surprise, s’élança vers elle et voulut s’entremettre, mais la jeune fille, sanglotante, éperdue, ne put l’entendre. Toujours aux pieds du vieillard, elle continuait à bégayer des phrases sans suite, au milieu desquelles revenait à chaque instant le nom de sa mère.

Le duc, brisé par tant d’agitations, s’était laissé tomber sur un fauteuil et baisait les mains de la jeune fille en s’efforçant de la calmer.

—Au nom de Dieu! essuyez vos larmes, chère enfant, répétait-il attendri. D’où vient que ma vue vous trouble à ce point? Ne savez-vous pas que je veux être votre protecteur, votre ami?

—Oh! oui, balbutia Honorine. Vous ne me quitterez plus... Vous me conseillerez!... Ah! pourquoi... n’êtes-vous pas venu... plus tôt?

—Avez-vous donc eu besoin d’appui?... demanda le duc. Ce mariage...

Honorine poussa un gémissement et cacha sa tête sur la poitrine du vieillard.

—On vous l’a imposé, s’écria-t-il; vous avez cédé à la violence?

—Non, répliqua la jeune fille toujours pressée sur son cœur, non; il le fallait... j’ai consenti... pour ma mère.

—Que dites-vous?

—Ils savaient tout, murmura-t-elle; ils voulaient se servir de la lettre!...

—Une lettre, et que pouvait-elle contenir qui vous forçât?...

La jeune fille tira de son sein le billet remis par sa tante et le tendit, sans lever les yeux, à M. de Saint-Alofe. En apercevant son nom sur l’adresse, celui-ci l’ouvrit précipitamment et le parcourut, mais arrivé à la signature, il jeta un cri.

—Nancy, répéta-t-il, et ce billet m’est adressé! malheureuse! mais ce n’est pas ta mère qui l’a écrit, c’est un faux!

Honorine se redressa égarée et madame de Luxeuil jeta au marquis un regard d’épouvante. Celui-ci hésita un instant, puis la rassurant d’un geste, il se glissa vers la porte, qui était restée ouverte, et disparut...

Quant au duc, après avoir de nouveau parcouru le billet il s’était levé et avait fait un pas vers la comtesse.

Les rides de son front chauve frémissaient d’indignation, et ses yeux lançaient des éclairs. La tête rejetée en arrière, froissant le billet dans une de ses mains crispées, et l’autre étendue avec un geste de commandement et de menace, il était à la fois si majestueux et si terrible que madame de Luxeuil demeura devant lui comme fascinée.

—C’est vous qui avez écrit cette lettre infâme, dit-il d’un accent bas et entrecoupé; c’est vous ou plutôt cet homme qui vient de fuir et qui s’est exercé de longue main à cette habileté de faussaire. Ainsi, rien ne vous a coûté pour vaincre la résistance de cette enfant... pour vous enrichir de ses dépouilles!... O mon Dieu, et vous avez permis que le complot de cette femme réussît! et le monde la compte au nombre de ses élus! et elle aura pu briser impunément le bonheur de la fille et l’honneur de la mère?... Non, qu’elle rétracte au moins ses mensonges!

Il s’était avancé vers madame de Luxeuil et lui avait saisi la main. La comtesse effrayée voulut se dégager; mais le vieillard, dressé de toute sa hauteur, ses cheveux blancs épars et l’œil implacable, la tint immobile.

—Demandez grâce, Madame, dit-il d’une voix fulminante, demandez grâce à celle que vous avez calomniée après l’avoir fait mourir!

Et forçant la comtesse à plier sur ses genoux, il la fit tomber à ses pieds.

Là, suffoquée de honte, de rage et d’épouvante, elle ne put que pousser un cri.

M. Vorel, jusqu’alors témoin impassible, pensa qu’il devait enfin s’interposer. Au premier mot qu’il prononça, M. de Saint-Alofe, rappelé à lui-même, laissa aller la main qu’il tenait.

—Monsieur le duc oublie que la violence envers une femme a toujours été regardée comme indigne d’un gentilhomme, dit le médecin avec son accent doucereusement ironique, et en aidant madame de Luxeuil à se relever; les reproches et les emportements sont d’ailleurs inutiles désormais, et ne peuvent rien changer à ce qui est accompli.

—Vous vous trompez, reprit M. de Saint-Alofe redevenu plus calme; un mariage surpris par la fraude peut être rompu, et je jure d’y employer tous mes efforts.

Honorine qui était restée à la même place atterrée et étrangère à tout ce qui venait de se passer, releva la tête à ces derniers mots.

—Rompre mon mariage! s’écria-t-elle, en courant au duc, est-ce bien possible? ah! s’il est vrai, ne m’abandonnez pas! ma mère m’a confiée à vous, monsieur le duc: c’est à vous de me sauver; emmenez-moi!

—Que dit-elle? interrompit la comtesse.

—Oui, reprit impétueusement Honorine, il est mon protecteur légitime, c’est lui que je dois suivre; je ne veux pas rester plus longtemps près de ceux qui m’ont lâchement trompée!...

—Elle a raison, dit M. de Saint-Alofe, jusqu’à ce que les juges aient prononcé, elle ne peut demeurer ici.

—Emmenez-moi, s’écria la jeune fille; mon cousin va venir; il voudra s’opposer!... par pitié emmenez-moi!

—Restez! dit une voix qui retentit tout à coup derrière elle.

Honorine se détourna et aperçut M. de Chanteaux qui venait d’entrer avec un inconnu en écharpe.

Elle recula effrayée.

—Que mademoiselle se rassure, dit poliment l’inconnu: nous cherchons M. le duc de Saint-Alofe.

—C’est moi, dit le vieillard, qui avait tressailli à la vue de l’écharpe.

Celui qui la portait s’inclina légèrement.

—Monsieur le duc n’a-t-il point habité la maison du docteur Monard, à Vanvres? demanda-t-il.

—En effet, répondit M. de Saint-Alofe.

—Et il s’en est échappé il y a cinq années?

—Il est vrai.

L’étranger fit un pas en avant.

—Alors, reprit-il, au nom du roi, Monsieur, je vous arrête!

Le duc courba la tête avec un gémissement; Honorine regarda le commissaire.

—L’arrêter! s’écria-t-elle, et par quel ordre?

Il lui présenta un papier.

—En vertu d’un jugement du tribunal de la Seine, dit-il froidement, lequel jugement place M. le duc sous la tutelle du marquis de Chanteaux.

—Que dites-vous?

—Donnant, en outre, audit marquis l’autorisation de faire enfermer son pupille.

—Se peut-il!... et la cause d’un pareil arrêt, Monsieur?

—La cause! répéta le commissaire, avec un peu d’embarras en tournant les yeux vers le vieillard.

—Eh bien?...

—Eh bien, Mademoiselle, la cause... c’est que M. le duc de Saint-Alofe est fou!

Le coup était si terrible, et il avait été précédé de tant d’émotions affreuses, qu’Honorine eut à peine la force de pousser un cri; elle regarda le duc, chancela, étendit les mains pour chercher un appui, et tomba dans les bras de Vorel, qui s’était avancé pour la soutenir.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

TABLE

Pages.
Au lecteur.1
I. Une maison isolée.5
II. Les trois compagnons.19
III. Les parents.40
IV. La tutelle.57
V. Seize ans après.65
VI. La Forge des Buttes.74
VII. Trois amis du grand monde.87
VIII. La villa de madame de Luxeuil.98
IX. Le vieux portrait.106
X. L’agneau blanc.114
XI. Esquisses du grand monde.122
XII. Une maison de la rue des Morts.137
XIII. Un vieil ami du genre humain.146
XIV. Une fille mère.153
XV. Le ménage de mademoiselle Clotilde.163
XVI. Un complot de famille.178
XVII. La révélation.188
XVIII. . . . . .198
XIX. Une fête dans un grenier.213
XX. M. Michel.221
XXI. Les deux cousins.232
XXII. Esquisses du peuple.240
XXIII. Une rencontre.255
XXIV. Denoûment.265
XXV. Le voyageur de l’hôtel des Étrangers.278
XXVI. La mère Louis.292
XXVII. L’idée fixe.303
XXVIII. Explications.314

FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.

NOTES:

[A] Ecolier qui se rend à la ville pour étudier et se préparer à recevoir les ordres sacrés. Les kloareks bretons forment une classe à part dans la race armoricaine; c’est l’anneau vivant qui lie la vieille tradition aux idées plus nouvelles. (Voir les derniers Bretons.)

[B] Nom donné par les chouans aux patriotes.

[C] Tous ces faits sont réels et se sont passés vers la fin de l’Empire, non à Tours, mais dans une grande ville de l’ouest, où les souvenirs de ces étranges divertissements sont encore vivants dans toutes les mémoires. Des faits analogues se reproduisirent, du reste, sur plusieurs points de la France.

[D] Nom que les maçons se donnent entre eux.

[E] Tout ceci n’est point inventé; voyez le curieux ouvrage du docteur Villermé: Tableau de l’état physique et normal des ouvriers, où il analyse, d’après des conversations avec des travailleurs, les causes les plus ordinaires de l’ivrognerie parmi les ouvriers.

[F] Expression employée par les ouvriers des fabriques pour désigner les ouvrières qui quittent le travail à la brune pour chercher aventure.

[G] Cette expression et les suivantes sont empruntées au patois normand.

On a effectué les corrections suivantes:
Rentré en France sous le Consultat=> Rentré en France sous le Consulat {pg 73}
dévouememt=> dévouement {pg 133}
reprit-il résolument=> reprit-il résolûment {pg 181}
le le baisai avec un brisement=> je le baisai avec un brisement {pg 271}

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