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Les réprouvés et les élus (t.1)

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«Mon ami,

»Le général a tout découvert; il sait qu’Honorine n’est point sa fille! Venez, si vous voulez nous sauver toutes deux!»

Ces trois lignes étaient adressées à M. le duc de Saint-Alofe.

Honorine les lut une seconde fois sans pouvoir en croire ses yeux, puis regarda la comtesse d’un air égaré. La force de la surprise et de l’émotion lui avait ôté la parole.

—Ainsi ce n’est pas moi qui ai menti, reprit madame de Luxeuil en désignant la lettre par un geste d’ironie poignante; non, ce n’est pas moi, mais celle qui a usurpé un nom qu’elle n’a point le droit de porter, une fortune qui est à nous!... Car comprends-tu enfin, malheureuse abandonnée, que tout ce qui fait ton orgueil est un prêt dû à ma pitié; que toi qui parles de liberté de choix, tu serais repoussée de tous si je le voulais; que pour te rejeter dans la honte et la misère, je n’aurais qu’à dire un mot?

—Ah! vous ne le direz pas! s’écria Honorine, arrachée à sa torpeur par cette menace.

—Je le dirai puisqu’on m’y a forcée, continua madame de Luxeuil; ce mariage, je l’ai sollicité avec prière: je vous ai avertie qu’il y allait du bonheur de mon fils, de son repos, de sa vie peut-être; vous n’avez rien écouté, eh bien! moi aussi, je serai implacable. Puisque vous avez parlé de droits, je ferai valoir les miens, et j’irai redemander l’héritage qu’on nous a dérobé, cette lettre à la main...

—Non! cria Honorine, en courant éperdue à la comtesse, dont elle s’efforça de saisir les mains; oh! non, vous ne vous vengerez pas si cruellement, Madame... Pour moi, je ne demande rien; mais pour ma mère, Madame, grâce pour la mémoire de ma mère.

—Et pourquoi montrerais-je plus de dévouement à cette mémoire que sa fille n’en montre elle-même, fit observer madame de Luxeuil; n’est-ce point sa fille qui m’a forcée à cette révélation honteuse? Pour l’éviter, j’avais formé un projet qui confondait ses intérêts avec ceux de mon fils; je voulais justifier par l’alliance une position usurpée, faire que celle qui n’a point droit de se dire ma nièce devînt légitimement ma fille... Elle a repoussé ma demande... Elle a douté de mes intentions... elle m’a insultée!

La comtesse s’interrompit: soit qu’elle eût jugé nécessaire de feindre la sensibilité, soit que la longueur de ce débat eût ébranlé ses nerfs et qu’elle cédât à une émotion physique involontaire, sa voix, d’abord entrecoupée, s’éteignit, et quelques larmes mouillèrent ses paupières.

Cet attendrissement inattendu brisa ce qui restait de force à Honorine. Atteinte par cette contagion des larmes dont il est si difficile de se défendre, et succombant à tant d’épreuves successives, elle se laissa glisser aux pieds de madame de Luxeuil, pencha le front sur ses deux mains qu’elle avait saisies, et lui dit en sanglotant:

—Que l’honneur de ma mère soit sauvé, Madame, et puis... faites de moi ce que vous voudrez!

XVIII.

Dès le lendemain, madame de Luxeuil écrivit à la mère Louis et à M. le conseiller de Vercy, tuteur d’Honorine, pour demander leur autorisation; mais sûre que celle-ci ne pouvait être refusée, elle annonça d’avance le mariage à tous les amis de la famille.

De Gausson en demeura foudroyé; les autres avaient pu, en se méprenant sur l’intimité établie entre Arthur et sa cousine, présager depuis longtemps ce mariage; mais lui, il connaissait trop bien Honorine pour qu’il lui fût possible de le craindre. Depuis une année qu’il étudiait cette nature délicate et tendre, il avait pu comprendre quel abîme la séparait de son cousin.

Son dernier entretien lui avait d’ailleurs persuadé que son amour était compris et accepté. Aussi hésita-t-il à croire, jusqu’au moment où la nouvelle lui fut confirmée par de Luxeuil.

Ce dernier, dont les soupçons s’étaient portés naturellement sur Marcel, lors du premier refus d’Honorine, voulut éclaircir ses doutes en lui parlant longuement de ce mariage; mais de Gausson écouta tout sans exprimer ni surprise, ni trouble apparent. L’expérience du monde l’avait accoutumé à ces épreuves, qui font de nos salons un champ de bataille où le courage est dans l’impassibilité. Comprimant donc la violence de sa douleur, il ne songea plus qu’à voir Honorine afin de s’expliquer avec elle.

L’union annoncée était trop inattendue pour qu’il n’y soupçonnât pas quelque surprise ou quelque piége; mais la difficulté était d’arriver jusqu’à la jeune fille. Dans nos mœurs, pleines de contraintes et de fausses apparences, l’usage a établi une séparation presque absolue entre ceux qui auraient le plus besoin de se voir, de s’étudier, de se connaître. C’est seulement à la dérobée, et par rencontre, que le jeune homme et la jeune fille peuvent échanger librement leurs pensées. Hors ces hasards inespérés, tous deux ne doivent se voir qu’à travers la famille, espèce de voile placé entre leurs âmes, comme on en place ailleurs entre leurs yeux.

De Gausson essaya vainement de parvenir jusqu’à Honorine: il la trouva toujours surveillée, entourée. Madame de Luxeuil avait redoublé de précautions et la quittait à peine. Vingt fois Marcel fut sur le point de s’adresser ouvertement à la jeune fille pour demander à l’entretenir seule un instant, et toujours le joug de l’usage le retint.

Aucune promesse ne lui avait été faite d’ailleurs; il ne pouvait même se recommander d’un aveu reçu! Son amour et celui d’Honorine, visibles pour tous deux, n’étaient point sortis de ce premier crépuscule qui donne tant de charme à la passion naissante; ses droits pouvaient être sentis mais non formulés. Une lettre eût été impuissante à les traduire; pour les faire valoir, il fallait toute l’indépendance d’un long épanchement.

Marcel continua à en chercher l’occasion, mais les jours se succédèrent sans la lui offrir. Le moment du mariage approchait; il comprit enfin que l’heure d’une explication était passée; dans tous les cas, inutile peut-être, elle devenait inopportune et impossible après un si long retard.

La jeune fille, du reste, semblait elle-même la fuir. Tremblante à l’aspect de Marcel, elle évitait de le regarder, de lui parler. Celui-ci finit par croire qu’il s’était trompé. Il se dit que tout ce qui avait eu lieu était un de ces jeux de cœur dont la plupart des jeunes filles s’amusent quelques jours, essais de romans sans portée et sans suite, auxquels elles renoncent en même temps qu’aux longues correspondances et aux amies du couvent.

Cette pensée fut un trait aigu qui s’enfonça au plus profond de son âme; ne pouvant en supporter la douleur, il résolut d’y échapper par la fuite. Avant de partir, il voulut seulement voir Honorine une dernière fois.

Il la trouva en compagnie de sa tante et de madame des Brotteaux; Arthur, Marquier et de Cillart causaient à l’autre bout du salon.

Au moment où on l’annonça, madame des Brotteaux s’écria avec plus de vivacité que d’habitude.

—Ah! tant mieux; nous allons prendre M. de Gausson pour juge!

Honorine, qui avait tressailli au nom de Marcel, voulut la retenir; mais elle continua:

—Non, non, je veux qu’il donne son avis, lui qui vous connaît bien et qui est de vos amis; venez, monsieur Marcel, venez.

Le jeune homme s’approcha en demandant de quoi il s’agissait.

—C’est une grave question, dit la comtesse en riant, et pour la décider, nous avons besoin de toutes vos lumières.

—Ne l’influencez pas! reprit Hortense, il faut qu’il donne son opinion franchement. Il s’agit de la corbeille de noces.

Les lèvres de Marcel se serrèrent, et sa main pressa convulsivement les bords du chapeau qu’il tenait; mais sa voix resta ferme pour demander quelle était la difficulté à juger.

—Faites-moi d’abord le plaisir de regarder cette chère petite, dit madame des Brotteaux, qui se retourna vers Honorine.

Le regard de Marcel suivit la direction indiquée, et rencontra celui de la jeune fille, qui rougit, s’efforça de sourire, puis baissa les yeux avec une affreuse palpitation de cœur.

—Vous la voyez, reprit madame des Brotteaux, eh bien! maintenant, dites-nous quelle est la couleur qui lui sied davantage, le rose ou le bleu?

—En vérité, Madame, dit de Gausson avec effort, vous présumez trop de mon observation ou de mon goût; je craindrais que mon avis ne détruisît la bonne opinion que vous voulez bien en avoir.

—C’est une défaite, répondit Hortense avec insistance, je veux savoir quelle est la couleur que vous préférez voir à Honorine.

—La couleur que je préfère, répéta lentement de Gausson, en jetant vers la jeune fille un regard ému.

—Précisément; est-ce le rose?

—Non, Madame.

—Alors c’est le bleu! s’écria-l-elle en se tournant triomphante vers madame de Luxeuil; vous le voyez, chère comtesse, il est de mon avis.

—Oui, reprit de Gausson, dont les yeux s’étaient pour ainsi dire oubliés sur Honorine; c’était la couleur que Mademoiselle portait la première fois que je la vis... chez la prieure...

Bien que ces mots eussent été prononcés sans intention apparente, il y avait, dans le timbre de la voix, une nuance qui n’échappa point à la jeune fille. C’était à la fois de la tristesse, de l’amour et du reproche. Elle sentit son cœur défaillir.

Madame de Luxeuil avait également paru frappée, non de l’accent de Marcel, mais de ses paroles.

—Vous aviez vu ma nièce avant son arrivée à Paris? demanda-t-elle.

—En passant eu Touraine, Madame, il y a douze ans.

—Douze ans!... Ah! vous étiez des enfants alors, reprit la comtesse soulagée; je m’étonne seulement qu’Honorine ne m’ait jamais parlé de cette rencontre.

—C’était une circonstance peu importante dans la vie de Mademoiselle, fit observer de Gausson, avec une légère nuance d’amertume.

—Mon Dieu! qui se souvient de douze ans? dit madame des Brotteaux, qui avait repris sa nonchalance; mais M. de Gausson a une mémoire miraculeuse. Croiriez-vous qu’il reconnaissait tous les villages, lorsque, pour nous rendre aux bains de mer, nous avons traversé la Normandie?

—J’y ai été élevé, répondit de Gausson; je l’ai vingt fois parcourue en tous sens...

—Et vous avez voulu nous la faire également parcourir, interrompit madame des Brotteaux. Oh! si vous saviez quelles promenades, comtesse! Figurez-vous des dunes exposées au soleil et au vent, des chemins horribles... où l’on est obligé d’aller à pied! J’ai cru en mourir.

—M. de Gausson vante pourtant la beauté de son pays, objecta madame de Luxeuil.

—Laissez donc, je voudrais le voir forcé d’y habiter.

—Votre souhait va s’accomplir, Madame, dit Marcel, car je pars dans quelques jours pour la Normandie.

—Vous! répétèrent à la fuis la comtesse et madame des Brotteaux.

—Je venais vous faire ma visite d’adieux.

Honorine eut peine à retenir un cri. Le souvenir précédemment réveillé par de Gausson l’avait déjà ébranlée, mais cette brusque annonce de départ acheva de briser son courage. L’idée qu’elle ne verrait plus Marcel et qu’il allait partir malheureux, irrité, imposa silence à tout le reste. L’exaltation de dévouement qui l’avait jusqu’alors étourdie, fit place au désespoir, puis à la résolution de se justifier en avouant tout à de Gausson.

Un nouvel incident vint traverser cette tentation.

Pendant l’entretien que nous venons de rapporter, Arthur et les visiteurs réunis à l’autre extrémité du salon, avaient continué, de leur côté, une conversation qui était devenue de plus en plus animée. Marquier en semblait le héros, et, à la multiplicité de ses gestes et de ses affirmations, il était facile de deviner qu’il avait à vaincre l’incrédulité d’une partie de ses auditeurs.

—Quand je vous répète que je le tiens du caissier! s’écria-t-il enfin; qu’il a reçu les deux cent mille francs; qu’il les a comptés!

—Qu’y a-t-il donc? demanda madame de Luxeuil, étonnée de la chaleur du banquier.

—Ah! pardieu il faut raconter la chose à ces dames, s’écria de Cillart en riant; voyons, Marquier, recommencez pour elles votre roman.

—Je soutiens que c’est une histoire, répliqua celui-ci, et j’offre au capitaine de parier cent louis.

—N’acceptez pas! interrompit Arthur; s’il veut parier, c’est qu’il est sûr de gagner.

—Mais de quoi s’agit-il enfin? reprit la comtesse.

—Mon Dieu! d’une folie de philanthrope, reprit Marquier, madame la comtesse doit avoir entendu parler de l’auteur de l’Avenir dévoilé?

Madame de Luxeuil jeta un regard rapide du côté d’Honorine.

—Oui est-ce qui ne connaît pas ce vieux rêveur? reprit de Cillart, en haussant les épaules; il envoyait autrefois ses livres gratuitement à tout le monde, moi-même j’en ai reçu.

—Avec l’épigraphe latine invariable: Omnis omnibus.

—Oui; on lui en avait fait un sobriquet, et les petits journaux ne l’appelaient que le duc omnis omnibus.

—Adoptons le nom, dit vivement madame de Luxeuil, je n’en veux pas d’autre.

—Va pour omnis omnibus, reprit Marquier en riant; voici ce que je racontais de lui à ces Messieurs.

A l’époque où le duc était encore riche, il avait pour ami M. de Lannaut, le père des banquiers actuels, qui était aussi dans les affaires. Il paraît même que le bonhomme goûtait les idées du duc, et qu’il rêvait, comme lui, le bonheur du genre humain!... Ils ont toujours eu quelque chose de détraqué dans cette famille....

—Enfin, demanda madame Luxeuil, qui semblait mal à l’aise et impatientée du récit de Marquier.

—Enfin, continua celui-ci, à force de s’occuper des affaires de la société, le père Lannaut laissa les siennes se déranger, de sorte qu’un beau jour il se trouva avec un passif qui dépassait son actif de près de cent mille écus! Le bonhomme eut beau se retourner, faire argent de tout, la faillite était inévitable. Alors, ne sachant plus où trouver du secours, ruiné, déshonoré, il perdit la tête et prit la fuite. Il avait déjà rejoint le Havre où il allait s’embarquer, quand il reçut une lettre de son caissier, qui lui apprenait que tous les billets présentés avaient été payés.

—Payés! s’écria Honorine, qui, distraite d’abord, avait fini par écouter malgré elle et par s’intéresser.

—Intégralement! ajouta Marquier, et cela par un inconnu.

Toutes les femmes poussèrent une exclamation.

—Voilà où nous tournons au conte de fée, dit de Cillart.

—Pas du tout, reprit Marquier, car le soi-disant inconnu n’était autre que le duc omnis omnibus, qui, de retour d’un petit voyage, avait appris, du caissier lui-même, la fuite de Lannaut, et s’était immédiatement dépouillé de tout ce qu’il avait de fonds disponibles chez son notaire.

—Mais vous passez le plus merveilleux! s’écria Cillart; c’est que votre duc avait exigé le secret de la part du caissier, et que ledit Lannaut est mort sans savoir à qui il devait ces deux cent mille francs.

—Mais il ne les devait pas! s’écria Marquier; je vous ai déjà dit qu’il n’y avait eu ni acte ni reçu.

—Eh bien! je déclare, moi, reprit le garde-du-corps, que je ne puis croire à une pareille folie.

—Vous avez tort, reprit sérieusement de Gausson; j’ai connu le notaire entre les mains duquel les fonds furent remis, et je savais, depuis longtemps, tous les détails de cette affaire.

—Me croirez-vous, maintenant? demanda Marquier en se retournant vers de Cillart.

Celui-ci plia les épaules.

—Alors, je n’ai qu’un mot à répondre, dit-il, c’est qu’omnis omnibus était un échappé de Charenton.

—Le malheureux! fit observer madame des Brotteaux, perdre deux cent mille francs!

—Encore s’il eût demandé un reçu, ajouta Marquier.

—Mon Dieu! sa vie est pleine de traits semblables, reprit madame de Luxeuil avec le désir évident de mettre fin à cette conversation; il serait plus généreux de ne point les rappeler et d’imiter le charitable silence de M. de Gausson.

—Je voudrais pouvoir accepter l’approbation de madame la comtesse, dit celui-ci, en s’inclinant avec gravité; mais je ne l’ai point méritée, et si je garde le silence, c’est que loin de pouvoir m’associer aux anathèmes dont le duc est l’objet, je ne pourrais exprimer pour lui que de l’admiration.

L’étonnement parut général.

—Quoi! s’écria de Cillart, même pour le cadeau des deux cent mille francs?

—Pour lui surtout, reprit Marcel en s’animant, car ce que M. Marquier ne vous a point dit, c’est que l’homme sauvé par le duc était un de nos industriels les plus ingénieux et les plus hardis; que sa ruine arrêtait vingt tentatives dont la réussite pouvait enrichir le pays; qu’elle réduisait à la misère plusieurs centaines de familles; que la prévenir enfin, n’était pas seulement un acte d’ami, mais de bon citoyen. Il fallait aussi ajouter que le duc ne fit un mystère de sa généreuse assistance que parce qu’il savait M. Lannaut capable de la refuser et de préférer, dans son découragement, une ruine immédiate à des obligations qu’il eût craint de ne pouvoir remplir.

—C’est avec des raisonnements pareils que ce pauvre duc a mangé un million! dit Marquier en ricanant.

—Et qu’il a fini par l’hôpital, ajouta de Cillart.

—Tandis que les fils Lannaut ont équipage et qu’ils se moquent, comme tout le monde, d’omnis omnibus, acheva Arthur.

—Voyez-vous, mon cher de Gausson, reprit le garde-du-corps, tant que le monde restera ce qu’il est, le dévouement sera l’orgueil des niais.

—Non, dit Marcel avec une fermeté calme, ce sera la vertu des courageux! Un jour viendra, je l’espère, où les sociétés plus intelligentes n’auront pas besoin du sacrifice de quelques-uns pour le salut du plus grand nombre et où le bonheur de chacun aidera au bonheur de tous; mais d’ici-là, c’est aux généreux à accepter l’abnégation, à s’oublier pour les autres, à nourrir le monde de leur âme et de leur sang.

—Et le monde, une fois nourri se moquera d’eux, objecta Marquier.

—Peut-être, continua Marcel; mais pour celui qui s’est imposé une tâche, qu’importe l’approbation? Le dévouement est un martyre; il se fortifie de ses souffrances, il s’encourage de son abandon, il tire ses joies et ses récompenses de lui-même. Tout perd son charme à la longue; les passions s’attiédissent, les ambitions trompent, les espérances fatiguent; mais rien ne peut enlever cette douce saveur que laisse le souvenir du bien accompli. Quiconque se dévoue doit accepter la douleur, l’injustice, le dédain, car c’est de ces fleurs amères que se compose le miel qui adoucit les souffrances de la vieillesse!...

De Gausson s’était laissé emporter, sans y prendre garde, à l’expression de ses pensées les plus intimes; les sourires de Marquier, d’Arthur et du garde-du-corps le rappelèrent tout à coup au souvenir du lieu et de l’auditoire; il rougit un peu, s’interrompit brusquement et se leva.

Mais ses paroles avaient frappé Honorine. Prête à regretter le sacrifice qu’elle faisait à la mémoire de sa mère, elle y avait trouvé une sorte d’à-propos qui la saisit. Il lui sembla que cet encouragement au dévouement dans la bouche de Marcel avait quelque chose de plus éloquent que dans aucune autre; que c’était enfin un avertissement providentiel auquel il ne lui était point permis de résister!

Cette sensation fut si complète et si vive que son projet de tout confier au jeune homme fut à l’instant abandonné, et qu’elle revint, avec une sorte d’enthousiasme passionné à l’idée du sacrifice silencieux.

Aussi, lorsque de Gausson s’approcha d’elle, afin de prendre congé, réunit-elle tout ce qui lui restait de forces pour le recevoir d’un air tranquille.

Marcel prit sa main, la porta à ses lèvres et prononça le mot d’adieu avec une expression de désespoir étouffé! Elle sentit un frisson glacé parcourir ses veines; mais ses lèvres répétèrent adieu avec une sorte de froideur machinale.

Ce fut seulement lorsque le jeune homme s’éloigna que ses forces l’abandonnèrent. Elle porta les deux mains à son cœur qui se brisait, se laissa retomber sur son fauteuil, sans pensée et sans mouvement.

Ce trouble, qui n’avait échappé ni à la comtesse ni à son fils, confirma leurs soupçons. Aussi, bien que le départ de M. Marcel de Gausson semblât devoir les rassurer, résolurent-ils de redoubler de surveillance.

La lettre jetée par la fenêtre d’Honorine, et interceptée par la comtesse, était toujours restée pour eux un inexplicable mystère. Quel était ce protecteur caché qui, sous le nom de Marc, veillait sur la jeune fille. Cette dernière eût pu le leur dire, mais madame de Luxeuil craignait, avec raison, qu’une nouvelle explication n’amenât de nouveaux débats, et, par suite, quelque changement dans les résolutions d’Honorine.

L’autorisation demandée à la grand’mère Louis était arrivée, il ne restait plus à recevoir que celle du tuteur, M. de Vercy, dont le silence commençait à étonner de Luxeuil et sa mère; mais ils apprirent enfin la cause de ce retard.

Partageant la répugnance de tous les provinciaux à se servir de la poste, le conseiller avait confié sa lettre à un substitut de la cour d’Angers qui se rendait à Paris et qui avait voulu l’apporter lui-même. Cette réponse renfermait une autorisation régulière pour la publication du mariage avec un modèle de contrat; elle annonçait, en outre, l’arrivée de M. de Vercy, appelé à Paris pour une affaire personnelle.

Cette nouvelle inquiéta Arthur et madame de Luxeuil. Ils interrogèrent adroitement le substitut sur les intentions que pouvait avoir exprimées M. de Vercy, et sur l’affaire qui l’obligeait à quitter Angers, mais celui-ci ne put leur donner aucun éclaircissement. Il leur parla seulement d’une seconde lettre confiée par le conseiller, et qu’il chercha dans son portefeuille. Elle était adressée:

A Monsieur Marc,

Garçon de Bureau.

Rue des Morts, nº 16.

A ce nom de Marc, la mère et le fils échangèrent un coup d’œil.

—J’espère au moins que vous ne porterez pas cette lettre à domicile? fit observer madame de Luxeuil.

—Pardonnez-moi, madame la comtesse, dit le substitut: M. de Vercy m’a bien prié de la remettre en mains propres.

La comtesse se récria.

—Mais il n’y a point songé, dit-elle, c’est hors ville.

—J’ai été, en effet, un peu effrayé en cherchant hier la rue des Morts sur un plan de Paris, avoua le substitut.

—Sans compter que vous pourrez y aller dix fois avant de rencontrer cet homme.

—Ne suffirait-il pas de jeter la lettre à la poste? demanda Arthur.

Le substitut objecta la crainte d’une erreur d’adresse ou d’un changement de domicile.

—Eh bien! donnez-la moi, reprit madame de Luxeuil, je la ferai porter.

—Mille grâces, madame la comtesse; mais je n’oserais abuser à ce point...

—Donnez, vous dis-je, j’enverrai mon chasseur, et il retournera plusieurs fois au besoin. Que Monsieur vienne dîner avec nous après-demain, je pourrai lui apprendre le résultat de ses recherches.

Le substitut se confondit en remerciements, et se retira enfin ravi de l’amabilité de la comtesse.

A peine fut-il parti, qu’Arthur courut fermer la porte, tandis que sa mère ouvrait la lettre de M. de Vercy.

C’était une réponse à celle qui avait été écrite par Marc, au sortir de chez madame Beauclerc, et dans laquelle il dénonçait les véritables motifs d’Arthur, en recherchant la main de sa cousine. Le conseiller, sans rien croire ni rien contester, déclarait qu’il serait à Paris vers la fin du mois pour un placement de fonds et des remboursements, et qu’il demanderait alors des éclaircissements plus détaillés.

La mère et le fils comprirent en même temps que, s’ils ne prévenaient les révélations de Marc, tout était perdu. A quelque prix que ce fût, ils devaient donc le gagner, l’effrayer ou le tromper. Mais pour savoir lequel de ces moyens tenter, il fallait avant tout connaître l’homme auquel on avait affaire.

Comme ils cherchaient les moyens d’y parvenir sans se compromettre, on annonça à de Luxeuil que M. Hartmann, le maquignon, demandait à lui parler.

Ce fut un trait de lumière! Il ordonna de le faire monter à son appartement, demanda la lettre à sa mère, et lui déclara qu’ils auraient tous les renseignements dès le lendemain.

Il trouva l’Allemand qui l’attendait dans son cabinet, debout et le chapeau à la main. Malgré sa grosse cravate de laine rouge, remontant jusqu’au-dessus des oreilles, sa barbe épaisse qui lui cachait les deux tiers du visage, et la capote de castorine blanchâtre sous laquelle sa maigreur se trouvait déguisée, nos lecteurs eussent facilement reconnu, dans le prétendu Hartmann, le juif alsacien dont nous avons donné au commencement de notre récit, le signalement détaillé. C’était bien lui, en effet, mais dans une meilleure position que nous ne l’avons vu d’abord.

Le hasard s’était plu à le favoriser: rencontré par un compatriote qui cherchait précisément un second pour son industrie, il était d’abord entré à son service, et, quelques mois après, la mort de son patron lui avait permis de continuer les affaires pour son propre compte. Quant à la nature de ces affaires, elle était singulièrement obscure. Bien qu’il s’instituât maquignon, M. Hartmann ne vendait point de chevaux, mais il connaissait tous les cochers de grande maison, tous les jockeys, tous les valets d’écurie. Nul ne savait mieux que lui procurer le placement d’une bête tarée, créer une généalogie à un coureur vulgaire, assurer le gain d’un pari en corrompant les jockeys, ou en énervant, par quelque drogue, le cheval redouté. Ses relations étendues lui permettaient de joindre à cette spécialité quelques industries accessoires qui ne laissaient pas que d’avoir aussi leurs profits. Il pouvait, au besoin, faire parvenir une lettre jusqu’au fond de l’hôtel le mieux fermé, donner des renseignements sur les habitudes des maîtres, procurer un logement de passade, loué sous son nom dans quelque maison à double issue où l’on pouvait venir sans éveiller les soupçons, grâce à une affiche de dentiste ou de couturière. Il se chargeait enfin des emprunts sur gage ou de la fabrication des lettres anonymes destinées à servir les haines et les rivalités.

Cette université avait fait de Moser l’agent préféré de ce que la fashion avait de plus méprisable. C’était lui qui mettait en contact toutes les mauvaises passions, associait les vices et mariait les lâchetés.

Arthur l’avait employé plus d’une fois et avec profit; aussi ne balança-t-il pas à s’adresser à lui pour prendre des renseignements sur Marc.

Le juif comprit sur-le-champ de quoi il s’agissait; il demanda la lettre adressée au garçon de bureau, afin qu’elle lui servît d’introduction, et partit en promettant de faire diligence.

Mais au moment où il atteignait l’extrémité du faubourg Saint-Honoré, et où il allait tourner vers la Madeleine, il se trouva en face d’un homme en costume militaire qui à sa vue s’arrêta tout court: c’était Jacques le Parisien.

Tous deux s’étaient séparés peu après l’aventure de la forge des Buttes, et ils ne s’étaient point revus depuis.

Jacques entraîna l’Alsacien chez un marchand de vin du faubourg et monta avec lui à l’entresol, dans un cabinet séparé, afin de pouvoir causer plus librement.

XIX.

Une Fête dans un grenier.

Cinq jours après la rencontre du Parisien et de Moser, ce dernier ne s’était point encore présenté chez Marc, qui attendait avec une inexprimable impatience, la réponse de M. de Vercy. Craignant qu’elle n’arrivât en son absence, il avait même prétexté une indisposition pour ne point quitter la maison, en recommandant à M. Brousmiche de lui apporter sur-le-champ les lettres qui pourraient arriver à son adresse.

Cependant, ce jour-là, une autre préoccupation semblait avoir momentanément remplacé ses inquiétudes. Sorti plusieurs fois le matin, il venait de rentrer suivi d’un commissionnaire chargé, et il avait trouvé à la porte de la loge, Françoise, avec laquelle il échangea un signe d’intelligence, et qui remonta rapidement sur ses pas. M. Brousmiche lui-même ne tarda pas à les suivre, portant une vieille théière bleue à bec ébréché et trois tasses dépareillées avec lesquelles il gagna les mansardes.

Il était évident que quelque chose d’extraordinaire se passait dans le grenier du vieux Michel. On y entendait des pas qui se pressaient, des voix parlant vivement et des rires tantôt éclatants, tantôt étouffés.

L’absence du vieillard pouvait seule expliquer ces bruits inaccoutumés. Françoise, qui avait été forcée de sortir dès le matin, l’avait en effet prié de veiller à son logement, où l’on devait se présenter pour quelques réparations; et, trop heureux de pouvoir rendre à sa voisine ce léger service, M. Michel avait apporté chez elle ses papiers et s’était établi devant la grande table de la jeune fleuriste.

Il y était depuis plusieurs heures quand celle-ci rentra rouge, haletante, et les yeux brillants de gaieté.

—Ah! mon pauvre monsieur Michel, vous aurez cru que je vous avais oublié? s’écria-t-elle; comme vous avez dû vous ennuyer ici, tout seul!

—La solitude m’est familière, dit le vieillard, qui, à la vue de la jeune fille, avait déposé sa plume; j’étais d’ailleurs occupé.

—Encore à vos vilains chiffres, fit observer la jeune fille en jetant les yeux sur les états à colonnes rouges et noires que son vieux voisin achevait; mon Dieu! comment avez-vous pu vous accoutumer à un pareil travail, vous qui détestez les calculs?

—Ne savez-vous pas qu’il faut accepter ici-bas, non la tâche que l’on aime et que l’on sait remplir, mais celle que le hasard vous impose? dit le vieux voisin, avec une triste douceur; ces chiffres me font vivre: c’est un impôt que la faim prélève sur mes goûts et sur ma liberté. Quand je l’ai payé, je puis redevenir moi-même. En consacrant le jour entier à ce travail machinal et stérile, il me reste le soir pour la pensée. Je donne dix heures aux besoins de mon estomac et deux heures à ceux de mon âme. Combien d’autres sont moins heureux!

—C’est vrai, reprit la grisette; mais pour aujourd’hui, monsieur Michel, en voilà assez. Vous n’avez pas déjeuné, d’ailleurs.

—En effet, il doit être plus tard que d’habitude, si j’en juge par mon appétit.

—Vous avez appétit! Ah! tant mieux; donnez ces papiers, mon bon monsieur Michel, et remontons bien vite; j’ai tout préparé chez vous.

Elle avait pris les états et monta rapidement, suivie de M. Michel. Arrivée au logement de ce dernier, elle frappa en disant:

—C’est nous!

Et elle s’effaça de côté, pour laisser entrer le vieillard.

Celui-ci, étonné, franchit le seuil; mais à peine eut-il fait un pas en avant, qu’il s’arrêta stupéfait.

Il ne reconnaissait plus son grenier.

Les fentes du toit, qui laissaient autrefois paraître les tuiles, avaient été garnies de nattes proprement clouées; des rideaux de mousseline, à franges bariolées, ornaient l’étroite fenêtre, et un poêle de faïence tout allumé, derrière lequel apparaissait une petite provision de houille et de bois flotté, occupait un des angles. Enfin, sur une table dressée au milieu de la mansarde et garnie d’une nappe bien blanche, étaient servis plusieurs plats recouverts d’assiettes, au milieu desquels se dressait la cafetière ébréchée de M. Brousmiche. Ce dernier se tenait lui-même debout à quelques pas, le sourire sur les lèvres et son bonnet de soie à la main, tandis qu’un peu plus loin, Marc, appuyé au vieux fauteuil d’ébène, regardait alternativement M. Michel et Françoise.

En voyant la surprise de son vieux voisin, la grisette n’avait pu retenir une exclamation de joie.

—Il ne se doutait de rien! s’écria-t-elle, en battant des mains comme une enfant; il ne se doutait de rien. Oh! la bonne plaisanterie; mais vous ne devinez donc pas, monsieur Michel?... Ce sont vos étrennes!

—Mes étrennes! répéta le vieillard en la regardant; quoi! c’est aujourd’hui...

—Le premier de l’an! Vous ne le saviez pas! Oh! tant mieux. Mais ne trouvez-vous pas que nous avons bien employé notre temps? Voyez donc, il ne vous viendra plus de vent par le toit; il y a des nattes partout; c’est M. Marc qui les a posées; car M. Marc est pour sa part dans tout ceci; et M. Brousmiche aussi. Mais parlez donc, mon bon monsieur Michel, vous avez l’air tout drôle! Dites au moins que vous êtes content.

Le vieillard tendit la main à la jeune fille, puis à Marc, puis à Brousmiche, et une larme vint se suspendre à ses cils blanchis.

La jeune fille et le petit bossu ne purent voir cette émotion sans la partager.

—Allons, allons, ce que nous avons fait... ne vaut pas... tant de remerciements, dit Françoise d’une voix que l’attendrissement faisait trembler: M. Marc avait des économies... et moi aussi... en faisant bourse commune nous avons pu acheter les nattes d’abord et ensuite le poêle... car il n’est pas neuf le poêle, monsieur Michel, c’est une occasion, nous l’avons eu pour rien... et quant au bois, c’est M. Brousmiche qui a donné une partie de sa provision...

—J’en avais trop, interrompit vivement le bossu: foi d’homme, c’est un service que me rend M. Michel. Ça m’empêchera de chauffer la loge comme je faisais toujours, à la température du Sénégal. Madame Berton, la femme de ménage du pharmacien, m’a dit qu’il n’y avait rien de plus malsain pour Lolo et pour Fanfan.

—Ne cherchez donc pas à vous justifier, père Brousmiche, dit Marc, qui voyait que les explications augmentaient l’émotion du vieillard, nous avons fait à M. Michel une politesse de voisin, comme on en a le droit le premier janvier; voilà! Seulement, je le préviens que nous nous sommes invités à déjeuner avec lui, et s’il le permet, nous ne laisserons pas les plats refroidir davantage.

—Vous avez raison, mon ami, dit M. Michel avec un sourire au milieu duquel tremblaient encore des larmes. L’expression manque toujours à la reconnaissance sincère; pour les dons faits avec le cœur, le meilleur remerciement est d’en jouir. Aussi, ne craignez pas que j’affecte des regrets ou de l’humiliation. Vous avez voulu donner quelque aisance à un pauvre vieillard qui ne peut vous récompenser qu’avec sa joie, eh bien! soyez satisfaits, mes amis: il est heureux.

M. Michel se mit alors à parcourir son grenier transformé, à tout regarder en détail, à tout essayer avec l’empressement et les cris d’un enfant. Il ouvrit et ferma les rideaux, s’assura que la brise ne pouvait traverser les nattes qui tapissaient le toit, s’arrêta devant le poêle dont le ronflement annonçait l’activité, vint à la table, où les plats découverts par Françoise commençaient à répandre leur fumet appétissant; puis, son examen achevé, il le recommença avec le même plaisir.

La jeune fille riait, sautait et chantait de joie.

—Allons, c’est assez, monsieur Michel, dit-elle cependant au bout de quelque temps; vous reprendrez votre inventaire plus tard. Vite à table, car j’ai mille choses à faire après le déjeuner... D’abord il faut que j’écrive à Charles.

—Comment, ne viendra-t-il pas vous souhaiter une heureuse année? demanda le vieux voisin en s’asseyant dans le fauteuil que Marc lui avait avancé.

—Il est venu il y a trois jours, dit la jeune fille, qui prit également place à table avec le garçon de bureau et Brousmiche; il m’a même apporté mes étrennes... Une livre de dragées fines! vous en goûterez au dessert... Mais j’ai fait hier une rencontre qui pourra peut-être bien le servir.

—Quelle rencontre?

—Ah! c’est à l’Hôtel des Étrangers, vous savez, rue Richelieu. Madame Ouvrard m’avait commandé des fleurs pour les jardinières du salon, et en les lui apportant, j’ai rencontré, au parloir, un voyageur qui demandait l’adresse d’un monsieur Dufloc, qui s’occupe de banque à ce qu’il paraît; mais il n’a pu le trouver dans l’Almanach du commerce. Vous le connaissez peut-être, vous, monsieur Marc?

—Non, répondit le garçon de bureau.

—Ni moi, mais madame Ouvrard qui, en venant un soir, pour me faire une commande, a vu Charles chez moi, et à qui j’ai été obligée de dire qui il était, ce qu’il faisait... et que nous étions mariés... Madame Ouvrard s’est tout rappelé sur l’instant; elle a répondu que mon mari était commis chez un banquier, et qu’il pourrait peut-être donner l’adresse de M. Dufloc.

—Et l’étranger vous a prié de la lui demander?

—Oh! pas seulement cela! il m’a beaucoup interrogé sur Charles, il a voulu savoir où il travaillait, ce qu’il gagnait, et il a fini par me dire qu’il désirait le voir, qu’il pourrait peut-être le charger d’une affaire qui lui rapporterait beaucoup d’argent. Vous comprenez que j’ai écrit tout de suite à Charles, mais il ne m’a pas répondu, et c’est pourquoi je vais lui adresser une seconde lettre...

—Mille excuses, mademoiselle Françoise, interrompit Brousmiche en dressant la tête; mais il me semble entendre quelqu’un dans l’escalier... J’ai confié le cordon à madame Breton, et j’ai peur que par manque d’habitude elle laisse monter du public peu délicat... Vous m’excuserez si je vérifie par mes yeux...

Tout en parlant le bossu avait gagné la porte qu’il ouvrit.

—Que demande Monsieur? dit-il de l’entrée, en apercevant un homme en veste sur le palier inférieur.

—Monsieur Marc est donc sorti? dit l’inconnu qui montrait la chambre du garçon de bureau.

—Faites excuse, reprit le bossu, il a le plaisir d’être ici en société; et je vais avoir celui de l’avertir...

Mais le visiteur ne lui en donna pas le temps; il franchit l’escalier, repoussa hardiment la porte entrebâillée et se trouva en face des convives.

—Il paraît que ça va mieux, dit-il gaiement, en portant la main à sa casquette.

—Tiens, le Furet! s’écria le garçon de bureau.

—A votre service, monsieur Marc, dit le nouveau venu qui, comme par habitude, promena autour de lui un regard rapide afin de prendre connaissance des lieux, je venais pour vous voir et vous la souhaiter bonne et heureuse.

—Merci, mon garçon, dit Marc en se levant et allant au Furet; je te retourne le souhait.

—Trop honnête, monsieur Marc, j’étais aussi chargé par le patron de savoir si vous étiez moins souffrant...

—Tu avais quelque chose à me dire de sa part? demanda le garçon de bureau plus bas.

—Non, dit le Furet qui échangea avec lui un regard significatif; il n’y a rien de neuf, si ce n’est qu’on aurait besoin de vous au bureau pour trouver l’adresse... d’un mauvais payeur.

—J’irai demain.

—Ça suffit, monsieur Marc, je vous souhaite bon appétit alors, ainsi qu’à la compagnie, bien du plaisir et à l’avantage...

Il allait regagner la porte où M. Brousmiche continuait à se tenir, lorsque Françoise s’entremit.

—Monsieur ne partira pas sans boire à notre santé, dit-elle en se levant pour chercher un verre, priez-le donc de rester un instant, monsieur Marc.

—C’est juste, reprit le garçon de bureau, avance ici, Furet; c’est du bordeaux... et du bouché!

—Pardon, excuse, dit le Furet, c’est que j’ai déjà déjeuné avec le gros Georges.

—N’importe, n’importe, insinua M. Brousmiche, qui, à l’invitation de Françoise avait refermé la porte; le bordeaux est comme le lézard, c’est un ami de l’homme. Aussi les anciens l’avaient appelé le lait des vieillards. Approchez, Monsieur, je vous en prie.

Le Furet céda, on s’excusant, prit le verre que Françoise lui offrait et s’approcha de la table.

M. Michel, qui était resté jusqu’alors étranger à la conversation, se leva la bouteille à la main pour lui verser à boire; mais à sa vue, le Furet demeura le bras tendu, les yeux grands ouverts, et comme pétrifié par la surprise.

—Qu’as-tu donc? demanda Marc.

—Ce que j’ai, répéta l’homme à la veste, dont les regards restaient attachés sur le vieillard, c’est que... il me semble... oui... je ne me trompe pas... j’ai déjà vu monsieur.

—Moi, dit M. Michel en souriant, et quand cela?

—Dans le temps que j’étais gardien à Vanvres.

M. Michel reposa la bouteille sur la table.

—Vous avez été gardien?... s’écria-t-il.

—A Vanvres, répéta Marc; il n’y a là qu’une maison de fous...

—Monsieur avait le numéro 121, répliqua le Furet.

Le vieillard se laissa retomber sur son fauteuil. Françoise, Marc et le bossu demeurèrent stupéfaits.

—Vous ne vous étiez donc aperçu de rien? reprit le Furet plus bas, en regardant M. Michel; au fait, il a de bons moments; c’est ce qui fait qu’on le surveillait moins et qu’il en a profité pour s’échapper.

—Quoi! s’écria Françoise en joignant les mains, il serait possible! M. Michel pourrait... M. Michel aurait été... Non, il faut que vous le preniez pour un autre.

—Il ne me prend point pour un autre, dit le vieillard avec amertume. Oui, mes amis, cette raison dont vous avez cru que je jouissais, la justice l’a déclarée absente! Celui que vous regardiez comme votre égal n’est qu’un fou échappé de sa loge et qu’un mot peut y ramener.

—Mais comment cela a-t-il pu se faire? demanda Françoise anxieuse.

—Ah! ce serait un long récit, chère enfant, dit M. Michel, il faudrait vous raconter l’histoire de toute ma vie.

—Si on la connaissait, on trouverait peut-être moyen de faire réparer l’erreur commise à l’égard de M. Michel, fit observer Marc.

Le vieillard secoua la tête.

—Il n’y a point eu d’erreur commise, dit-il tristement; aux yeux du monde dans lequel nous vivons, ce qui a été fait est bien fait. Mais votre bonté pour moi vous a donné droit de savoir qui je suis. La confiance est la seule générosité que puissent faire les malheureux. Écoutez-moi donc et vous me jugerez ensuite.

Tous les convives reprirent leurs places; le Furet alla chercher une chaise dépaillée, sur laquelle il s’assit, et le vieillard commença.

XX.

M. Michel.

L’histoire que j’ai à vous raconter, dit-il, pourrait se résumer en quelques phrases, car elle ne renferme guère que des observations. La vie d’un philosophe n’est point celle d’un aventurier, et le drame pour lui est dans les idées bien plus que dans les incidents; mais j’ai promis de me faire connaître à vous, et, pour cela, j’ai besoin de dire par quelle série de faits et d’inductions j’ai pu être conduit à devenir ce que je suis. Peut-être ces détails, qui ont tant d’intérêt à mes yeux, n’en auront-ils que médiocrement aux vôtres. Si je vous fatigue, songez qu’un vieillard ne peut repasser par les chemins qu’il a parcourus depuis trente années sans s’arrêter à certaines places. Cette revue du passé, que je commence à votre intention, je la prolongerai peut-être pour moi-même. Le flot des souvenirs m’emportera, et je pourrai oublier les auditeurs; mais les auditeurs sont des amis, ils se montreront indulgents.

—Dites qu’ils seront trop heureux de vous écouter, reprit Françoise, en remplissant le verre de son voisin et le plaçant à portée de sa main. Racontez à votre manière, allez, mon bon monsieur Michel. On sait bien que des ignorants comme nous ne peuvent pas tout comprendre; mais ça fait toujours du bien de se décharger le cœur. Il y a des instants, moi, où je dirais mes projets et mes chagrins à mes fausses fleurs; faites de même et ne vous inquiétez de rien. Dès que ça vous intéresse, ça ne pourra pas manquer de nous faire plaisir.

Le vieillard adressa à la grisette un sourire attendri et commença:

—Il est des destinées qui s’annoncent de loin, et que l’homme peut deviner dès son enfance; dans la mienne, au contraire, tout a été imprévu. Né, en 1774, d’une des familles les plus riches et les plus titrées de la Touraine, je fus élevé par ma mère qui était veuve, dans le château dont nous portions le nom, sans rien savoir des troubles qui commençaient à agiter la France, et préparaient la grande Révolution de 89. Uniquement appliquée aux œuvres de charité, ma mère vivait étrangère à tous les événements publics, et moi-même mes occupations les plus sérieuses étaient la chasse ou les travaux de mon atelier de tourneur, établi dans une des salles du château. Pour récréations, j’avais les promenades à cheval et les visites aux fermiers; car la noblesse campagnarde de nos provinces ne vivait point à l’exemple de celle des villes, éloignée du peuple qui rendait en haine ce qu’on lui donnait en mépris; loin de là, mêlés à nos paysans, nous les regardions comme une part de notre existence. C’étaient de vieux serviteurs dont les pères avaient connu nos pères, dont les fils avaient grandi avec nos fils; nous les connaissions tous par leurs noms, nous savions l’histoire de chacun d’eux; nous étions leur recours dans toute disgrâce, comme ils étaient notre appui dans tout besoin, et cet échange de services avait établi entre le noble et le vassal une solidarité qui les liait toujours d’habitude et souvent d’affection.

Cependant, lorsque la Révolution éclata, ma mère, entraînée par l’exemple de la noblesse du voisinage qui passait à l’étranger, se décida à me faire partir pour l’Allemagne. En arrivant à Coblentz, j’y trouvai un de mes parents: c’était un cousin du même âge que moi, et qui, n’étant point encore chef de nom et d’armes, se faisait appeler alors le chevalier de Rieul. Il s’était lancé dans ces intrigues de cour par lesquelles l’émigration espérait arrêter l’expansion victorieuse de la république. Il me présenta aux chefs du parti royaliste, mais leurs projets et leurs prétentions me causèrent, dès le premier entretien, une surprise mêlée de répulsion. Élevé dans la pratique d’une égalité presque fraternelle, rien n’avait altéré la droiture de ma raison, et les hommes étaient restés pour moi des créatures diversement douées mais pétries du même limon. Les principes révolutionnaires contre lesquels mes compagnons s’indignaient, étaient précisément dans mon esprit, sans y avoir jamais pensé; je croyais ce qu’ils repoussaient, et je repoussais ce qu’ils voulaient défendre; évidemment le hasard m’avait mal guidé: je m’étais trompé de camp!

Je ne songeai donc qu’à regagner au plus tôt la France, et les événements ne tardèrent pas à m’y aider.

La Prusse et la Hollande s’étaient résignées à la paix après la bataille de Fleurus; le règne de la Terreur venait de cesser, le Directoire favorisait ouvertement la rentrée des proscrits; je me préparais à profiter, avec une partie de la noblesse, de cette clémence inespérée, lorsque j’appris la mort de ma mère. Cette affreuse nouvelle hâta mon départ. Je quittai précipitamment Vienne, suivi de mon cousin, et nous arrivâmes ensemble à Paris.

Le premier soin du chevalier fut de faire effacer nos noms des listes d’émigrés, et de réclamer les biens de sa famille, qui, par un heureux hasard, n’avaient point été vendus. Quant aux miens, ils étaient perdus sans retour. Les bois que nous possédions dans le Poitou avaient été abattus; les fermes de Bretagne morcelées et acquises par différents propriétaires; enfin, le domaine de la Brisaie acheté par un citoyen Michel sur lequel on ne put me donner aucuns renseignements.

Mais en livrant à un autre le château de mes pères, la nation n’avait pu lui vendre mes souvenirs; ce sol qui ne m’appartenait plus n’en restait pas moins le théâtre de mon passé, et j’étais toujours sûr d’y trouver le coin de terre où ma mère reposait. Je ne pris donc aucune autre information, et je partis pour la Touraine.

Quand j’atteignis le bourg de Preuilly, auquel touchait la terre de la Brisaie, le jour commençait déjà à tomber. Je traversai le village rapidement; mais, arrivé aux dernières maisons, je m’arrêtai, le cœur oppressé d’une inexprimable angoisse. Je venais de parcourir un pays ravagé où je n’avais vu que futaies détruites, champs en friche et maisons incendiées! Dans quel état allais-je trouver notre ancien domaine? Le château existait-il encore, et, s’il existait, le nouveau propriétaire me permettrait-il d’y entrer? Voulant m’éclairer à cet égard, je m’approchai d’une vieille femme qui filait près de sa porte, et je lui demandai la route du château.

—Tout droit devant vous, répondit-elle sans lever les yeux.

A cette réponse, mon cœur battit de joie.

—Et peut-on le visiter? ajoutai-je.

—Pourquoi non? répliqua la vieille.

—Alors M. Michel ne l’habite pas?

—M. Michel! répéta-t-elle, en me regardant, que veut le citoyen à M. Michel?

—Je désirerais le voir et lui parler.

—Alors que le citoyen passe son chemin; ce n’est pas ici la porte du château.

Je m’éloignai surpris de la brusquerie de la vieille femme, et m’adressai, un peu plus loin, à un jeune garçon d’une quinzaine d’années, qui répondit avec un empressement jovial à mes premières questions: mais à peine eus-je prononcé le nom de M. Michel, que sa figure changea d’expression; il me regarda d’un air défiant, tourna les talons et disparut derrière la dernière maison du village.

Je demeurai encore plus étonné que la première fois, et ne sachant que penser de cette visible répugnance des vieillards et des enfants à parler du nouveau propriétaire de la Brisaie.

Cependant, je continuai ma route et j’arrivai devant la grande avenue.

Rien n’avait été changé. C’était la même barrière verte ombragée par deux tilleuls; les mêmes poteaux ornés de lions de pierre; la même allée de frênes au bout de laquelle s’élevait le château. Celui-ci m’apparut bientôt de plus près, éclairé par le soleil couchant. Tout y était dans le même état qu’au moment où je l’avais quitté. Le même pied de biche, incrusté d’acier, pendait à la chaîne de la cloche d’entrée; le même banc sur lequel s’asseyaient les vieillards, se dressait au-dessous. Je revoyais la petite porte par laquelle ma mère s’échappait, le matin, pour visiter les malades du voisinage, et je reconnaissais son seuil usé, sa serrure dépeinte par l’usage. J’appuyai le doigt sur le ressort secret qui la faisait agir; la porte s’ouvrit et je me trouvai dans la cour.

Là tout était également à sa place: les vignes, soigneusement taillées, encadraient les fenêtres du rez-de-chaussée; les rosiers du Bengale, mêlés aux jasmins blancs, ombrageaient, comme autrefois, le grand puits; les mêmes caisses d’orangers étaient disposées le long du perron. Pas un brin d’herbe dans les allées sablées, pas une mousse sur les seuils! tout sentait l’habitation sans que rien annonçât le propriétaire nouveau.

Comme j’arrivais près du portail, un chien sortit de la niche de pierre: c’était Fingal, notre ancien gardien; il ne me reconnut pas, sans doute, car ses aboiements attirèrent à la porte du pavillon d’entrée une jeune paysanne qui me demanda ce que je voulais.

Je fis quelques pas pour lui répondre; mais en m’apercevant de plus près, elle joignit les mains.

—Que Dieu nous aide! c’est le jeune maître! s’écria-t-elle épouvantée.

—Comment le savez-vous? demandai-je tout surpris.

—Oh! c’est lui! répéta la jeune fille sans me répondre et en regardant autour d’elle; Jésus! par où est-il venu?

Je lui appris que j’avais ouvert la petite porte.

—Et personne ne vous a vu? ajouta-t-elle.

—Personne.

—Entrez, alors, entrez vite. Quel malheur, mon Dieu! que le vieux père soit sorti.

Je l’avais suivie dans une pièce basse que je reconnus pour le logement du gardien Antoine. Je me rappelai alors tout à coup que ce dernier avait chez lui une petite fille, encore enfant lors de mon départ, et je me retournai vivement vers mon interlocutrice.

—Est-ce possible que vous soyez Mariette! m’écriai-je.

—Ah! vous n’avez donc pas oublié mon nom? monsieur Henri, dit-elle en souriant et rougissant à la fois.

Je courus à elle, je lui pris les deux mains et je la regardai en répétant:

—C’est Mariette! Mariette qui m’apportait tous les dimanches du pain béni... que j’asseyais sur mon cheval pour remonter l’avenue... à qui ma mère apprenait à lire!...

Et tout ému à ces souvenirs, je l’embrassai avec autant de joie et de tendresse que si j’eusse trouvé une jeune sœur.

La pauvre fille se mit à pleurer.

—Ah! monsieur Henri est bien bon de se rappeler tout cela, dit-elle, quel bonheur que monsieur Henri soit revenu en bonne santé!

—Ainsi, vous n’avez point quitté le château, repris-je: le père Antoine est toujours gardien?

—Toujours, monsieur Henri.

—Et vous êtes contents de votre nouveau maître, M. Michel?

Mariette tressaillit.

—Ne prononcez pas ce mot-là, dit-elle tout bas, vous surtout... On pourrait soupçonner...

—Quoi donc? demandai-je, subitement ramené au souvenir de ce qui m’était arrivé en traversant le village.

—Rien, rien, dit précipitamment la jeune fille; le mieux est de se taire... D’autant que voici quelqu’un, écoutez!

Fingal venait en effet d’aboyer; et, en regardant par la fenêtre, nous aperçûmes le père Antoine qui traversait la cour avec un homme vêtu d’un large pantalon et d’une carmagnole bleue.

—Seigneur! dit Mariette effrayée, c’est le municipal; il va vous arrêter s’il apprend qui vous êtes!

Mais il en était déjà instruit. Je m’étais heureusement muni, en quittant Paris, de toutes les pièces qui prouvaient ma radiation de la liste des émigrés. Je les présentai à l’agent de la commune, qui les trouva en règle et me complimenta sur mon heureux retour, en ajoutant que le château était justement vide pour le moment, et que je pourrais encore me regarder comme chez moi.

—M. Michel n’est donc point ici? demandai-je.

—Il doit arriver... dans quelques jours, répliqua Antoine avec embarras.

—Mais, en attendant, le citoyen Henri pourra reprendre possession de son ancienne chambre, fit observer le municipal; il la trouvera absolument telle qu’il l’a laissée.

—Est-ce vrai? m’écriai-je; je veux la voir alors; et si Antoine pense, qu’en effet, je puisse attendre ici le retour de son nouveau maître?...

—Certainement, il n’y a pas d’empêchement, dit timidement le vieux gardien.

—Alors, je reste! m’écriai-je.

Et, sans rien écouter davantage, je m’élançai vers l’escalier, je franchis le corridor et j’arrivai à l’appartement de ma mère qui précédait le mien.

Je craindrais d’allonger ce récit outre mesure, mes amis, si je voulais vous dire tout ce que j’éprouvai dans cet instant et pendant les heures qui le suivirent. Pour comprendre de pareilles émotions, il faut avoir traversé l’exil et trouver, au retour, une de ces maisons vides où les souvenirs sont des regrets.

Antoine était retourné au village pour reprendre les papiers que j’avais dû confier au municipal; je m’étais enfermé, et je passai une partie de la nuit à parcourir ces chambres désertes, où chaque place, chaque objet me parlait de ma mère! enfin, la fatigue l’emporta; je m’endormis.

Il faisait jour depuis longtemps lorsque je fus réveillé par la voix de Mariette, qui me demandait à travers la porte, si je voulais recevoir les fermiers. Je compris qu’Antoine les avait avertis et qu’ils venaient pour féliciter leur ancien maître.

Je les trouvai, en effet, réunis dans la salle d’attente avec le vieux notaire, M. Leroux. A ma vue, celui-ci tendit les deux bras..

—Le voilà, s’écria-t-il; c’est bien lui, mes amis, Dieu nous a écoutés!

Tous les paysans poussèrent une exclamation joyeuse, en prononçant mon nom. Je courus à M. Leroux que j’embrassai, puis à tous les fermiers, auxquels je serrai la main, l’un après l’autre. Il y eut un moment de confusion et d’attendrissement général. Ils m’adressaient, tous à la fois, les mêmes questions. Enfin pourtant le notaire parvint à leur imposer silence.

—Par la sangoi! nous sommes dans la tour de Babel, dit-il, en mettant sa canne entre les paysans et moi; on vous prendrait pour un club de vieilles femmes; voyons, citoyens cultivateurs, c’est assez fraterniser! il ne faut pas fatiguer le jeune gars.

Je l’interrompis en assurant que l’empressement de ces braves gens ne pouvait me fatiguer et que j’étais touché jusqu’au fond de l’âme de leurs témoignages d’affection.

—Oh! pour de l’affection, ce n’est pas ce qui leur manque, reprit le notaire gaiement, et ils en ont donné des preuves. Quand on a voulu vendre le domaine, tous sont venus me trouver en m’apportant leurs économies, pour qu’on le rachetât en votre nom.

—Se peut-il? m’écriai-je attendri.

—Malheureusement la chose était impossible, continua maître Leroux. N’ayant plus, comme émigré, le droit de posséder, vous aviez perdu, à plus forte raison, celui d’acquérir. Ils voulurent alors acheter, sous leurs propres noms, les fermes et le château; mais je leur fis observer que l’on soupçonnerait infailliblement leur intention, et qu’ils s’exposeraient à mille persécutions, aussi renoncèrent-ils à leur projet.

—Et ce fut alors que le citoyen Michel se présenta comme acquéreur! demandai-je.

—C’est-à-dire que je me présentai pour lui, répliqua le notaire.

—Vous, maître Leroux!

—Moi, cher monsieur Henri, et aussitôt l’acquisition faite, j’eus soin de publier partout que ledit citoyen Michel était un des plus chauds sans-culottes de Paris, ami intime de ce qu’il y avait de mieux dans le gouvernement, et en position de faire regarder comme un partisan de Pitt et de Cobourg quiconque prétendrait vexer ses fermiers.

—Et le moyen vous a réussi?

—Assez bien pour que tous les gens du domaine aient été à l’abri des visites domiciliaires, des impôts forcés et des réquisitions.

Les paysans confirmèrent le fait d’une voix unanime.

—Aussi j’espère, reprit le tabellion d’un air riant, que M. Henri sera satisfait de l’état dans lequel il retrouvera la Brisaie.

—Satisfait pour vous, mes amis, répondis-je un peu étonné du manque de tact de maître Leroux; mais il faut surtout en féliciter le citoyen Michel...

—Au diable le citoyen Michel! s’écria le notaire avec un geste de folle gaieté; il n’y en a plus! le terrible sans-culotte était un homme de paille que nous pouvons brûler maintenant; le vrai Michel c’est nous tous, ou plutôt c’est vous seul, monsieur Henri, vous à qui nous avons eu le bonheur de rendre sans retard et sans dommage ce qui lui appartient.

Maître Leroux m’apprit alors comment il avait eu l’idée de racheter la Brisaie avec l’argent des fermiers, pour un patriote supposé dont il avait fait un épouvantail, et cette explication me fit comprendre l’impression produite par le nom de M. Michel sur les gens du pays. Ceux qui croyaient à son existence n’osaient en parler de peur de se compromettre, et ceux qui étaient dans le secret gardaient le silence de peur de se trahir.

Je n’ai pas besoin de vous dire quel avait été mon étonnement, puis quelles furent ma reconnaissance et ma joie: Je ne pus que serrer encore une fois la main à ces braves gens en les remerciant, moins avec des paroles qu’avec des larmes. Mais, à ce moment même, je sentis naître en moi le ferme désir de reconnaître ce bienfait par le dévouement de ma vie entière; c’était comme un défi de générosité jeté à mon âme. Je résolus de me montrer aussi généreux, aussi bon pour tous les hommes que quelques hommes venaient de se montrer pour moi.

Ce ne fut d’abord qu’une sensation, un élan, mais qui se transforma bientôt en une résolution réfléchie. On ne tient pas assez compte, dans l’éducation, de l’influence des premiers événements qui nous révèlent sérieusement les hommes. A notre apparition dans le monde, nous ressemblons tous à ces curieux qui se précipitent instinctivement vers l’entrée que prend la foule. La vie se présentait à moi par le côté du dévouement, je dirigeai mon activité vers cette porte, sans trop savoir d’abord jusqu’où elle me conduirait.

XXI.

Les deux cousins.

Ma première idée fut de regarder autour de moi et de chercher quel bien je pouvais faire à ceux qui m’entouraient.

Je fus frappé, dès le premier coup d’œil, de tout ce qui leur manquait. Beaucoup de terres restaient en friche; les routes étaient mal entretenues; les édifices d’exploitation insuffisants, mal placés; il y avait des prairies arides, d’autres noyées sous les eaux; partout les richesses du sol se trouvaient inutiles ou mal exploitées. Je fis part de mes observations à maître Leroux qui plia les épaules.

—Cela doit être, dit-il; tout travail d’amélioration exécuté par les fermiers n’aurait pour résultat que d’élever le prix du prochain bail. Nos paysans le savent et se contentent de vivre sur la terre louée, sans se soucier d’une augmentation de valeur qui amènerait une augmentation de redevance. Telle est chez nous la constitution de la propriété, que les dépenses et l’industrie ne tournent qu’au profit du propriétaire. La part est ainsi faite à chacun: celui qui exécute tout, n’a rien; celui qui n’exécute rien, a tout! et l’on s’étonne, après cela, que nos paysans se montrent indifférents à tout perfectionnement; qu’ils persévèrent dans leur routine; qu’ils cultivent au jour le jour; comme si ce n’était pas pour eux prudence et nécessité.

Je demandai au vieux notaire quels remèdes il voyait au mal, et il me parla d’avances faites aux cultivateurs par des caisses agricoles, de baux à longs termes, enfin de ces domaines congéables, en usage dans certaines provinces, et au moyen desquels le fermier, devenu propriétaire de superficies, ne pouvait être renvoyé qu’après paiement de toutes les améliorations accomplies par lui.

Je réfléchis longtemps à ces moyens, et des idées toutes nouvelles s’éveillèrent en moi.

Je fis d’abord, avec les fermiers de la Brisaie, de nouvelles conditions qui, en leur assurant les bénéfices de toute amélioration, donnaient une prime d’encouragement à l’intelligence et au zèle. Je leur procurai les avances de fonds nécessaires; je rétablis les routes; je bâtis des greniers pour les récoltes.

Mais, après avoir songé aux instruments matériels de l’exploitation, restait à s’occuper des instruments humains. Il fallait distribuer les emplois, régulariser les activités, car, à la Brisaie comme ailleurs, tout était laissé au hasard. Je m’efforçai de mettre chacun à sa place. L’un des fermiers avait un fils qui avait combattu deux ans dans les bandes du Maine commandées par Jambe-d’Argent. Ennemi de tout travail, il passait sa vie dans les fourrés, adonné au braconnage et souvent assailli de mauvaises pensées; je le fis venir; je lui proposai une des places de forestier, et le vagabond dangereux devint le gardien le plus vigilant du domaine. La fille d’Antoine, Mariette, était causeuse, alerte, avenante, mais peu disposée aux travaux sédentaires de la maison; j’engageai les fermiers à lui confier les denrées qu’ils envoyaient chaque jour au marché voisin, et la médiocre ménagère devint marchande habile. Une pauvre veuve, affaiblie par la maladie, languissait misérable et inutile; j’en fis une surveillante pleine de sollicitude pour les petits enfants qui ne pouvaient suivre leurs mères aux travaux des champs; enfin, il y avait au village un jeune orphelin auquel l’ancien curé avait autrefois donné des leçons à fin d’en faire un prêtre, et qui, pris de passion pour l’étude se refusait à toute autre occupation; je le chargeai de présider aux veillées des paysans, de leur raconter, de vive voix, ce que les livres lui avaient appris, de tenir leurs sentiments et leur intelligence en éveil, d’être enfin, pour eux, une sorte de bibliothèque vivante et de professeur journalier qui pût les intéresser et les instruire.

Une foule d’autres aptitudes sans emploi furent ainsi utilisées successivement. Je trouvai un commis pour la comptabilité des exploitations agricoles, un mécanicien pour le perfectionnement des outils, un maître d’école pour les enfants.

Ceux-ci se réunissaient en hiver, dans une salle bien chauffée, que je leur avais fait préparer, et qu’ornaient des modèles d’instruments, des gravures, des échantillons de produits formant une sorte de musée agricole. En été, ils s’établissaient sous une tente, au haut d’un tertre, entouré de haies vives, et au pied duquel coulait une fontaine: là, les leçons étaient données sous le ciel, parmi les chants des pinsons et les senteurs de menthes et d’églantines. Les charrettes, en revenant le soir des prairies, passaient près de l’école en plein air, et prenaient les plus petits enfants qui arrivaient aux fermes éloignées, couchés sur l’herbe fleurie.

Ainsi, la prospérité de chacun aidait à la prospérité de tous, et les cœurs devenaient plus confiants et plus tendres dans cette atmosphère de joie; car il n’y a que le bonheur injuste qui déprave; celui que l’on a mérité par ses œuvres améliore et encourage; il est comme une manifestation visible de l’équité de Dieu.

Ces succès joints à des études longtemps poursuivies, me faisaient entrevoir le système d’association humaine que je devais compléter plus lard. La mauvaise organisation de l’ordre social établi commençait à me frapper; je crus qu’il était de mon devoir d’appeler l’attention des hommes de bonne volonté sur les transformations déjà accomplies à la Brisaie, et sur celles que le temps devait amener; je fis imprimer une Adresse aux propriétaires français, dont je répandis les exemplaires à profusion.

J’attendais le résultat de cet appel avec une certaine impatience, lorsque l’arrivée de mon cousin vint m’arracher à cette préoccupation.

Depuis son retour de l’émigration, le chevalier s’était fixé à Tours, où sa fortune, son nom et ses habitudes lui avaient bientôt acquis une des premières places dans la jeunesse dorée du pays. Or, ceux qui n’ont point habité la province à cette époque, ne peuvent même soupçonner ce qu’était la jeunesse oisive de l’Empire. Recrutée dans cette portion de la noblesse qui avait refusé de se rallier au mouvement national, dans la bourgeoisie assez riche pour acheter coup sur coup plusieurs remplaçants, et dans quelques familles privilégiées, que la complaisance d’un préfet ou la corruption d’un chirurgien militaire affranchissait de la conscription, elle se trouvait presque uniquement composée des égoïstes, des corrompus et des lâches que la grande contagion de la gloire n’avait pu entraîner, et qui, au milieu de cette tempête de fortes ambitions et de généreux courages, avaient, maintenu à tout prix leur inutilité malfaisante. Régnant despotiquement dans les villes dépeuplées d’hommes, ces élus se livraient sans réserve aux plus monstrueux excès, et, tandis que le reste de la nation dépensait sa force à combattre l’Europe coalisée, on les vit employer la leur à essayer des vices et à inventer des orgies.

Celles-ci, du reste, étaient presque des batailles. On les avait vus chancelants et aveuglés par l’ivresse, tirer le pistolet en prenant un de leurs compagnons pour but, ou s’élancer par une fenêtre et broyer leurs membres sur le pavé. A Tours, une société formée sous le nom de tribu de Caraïbes, avait entrepris de vivre à la sauvage dans une des îles de la Loire. Hommes et femmes y passaient les journées sans autres vêtements que l’air du ciel, courant parmi les herbes, se poursuivant dans le fleuve, buvant et dansant sous les saulaies. Quelques-uns imaginèrent enfin, à la suite d’une orgie et pour porter plus loin l’imitation, de lier au poteau un des Caraïbes et de l’entourer de feu, en l’engageant à répéter son chant de guerre. Les cris du patient attirèrent heureusement des pêcheurs, qui le délivrèrent et le reconduisirent chez ses parents à demi-mort[C].

Mais, cette fois, les plaintes de la famille réveillèrent l’autorité; on commença une enquête, on parla d’arrestations, et le chevalier, qui avait été un des acteurs les plus compromis dans cette folle saturnale, s’effraya et prit la fuite.

Il arriva à la Brisaie, où il me demanda de le cacher. Quelle que fût ma répugnance, je dus l’accueillir; mais le lendemain de son arrivée, une escouade de gendarmerie se présenta accompagnée du procureur impérial.

A leur entrée, le chevalier avait pâli et s’était levé. Un des magistrats s’avança vers nous, en demandant le maître de la maison. Je me nommai, il fit signe à tout le monde de se retirer, ordonna de garder les issues, et nous restâmes seuls.

Le juge d’instruction s’était assis devant une table, des papiers à la main; mon cousin, saisi, se tenait en arrière et caché dans l’ombre: je me trouvais seul debout devant le procureur impérial.

C’était un homme grand, sévère, magistral, dont tous les mouvements révélaient la haute opinion qu’il avait de ses fonctions et de lui-même. Il me regarda avec gravité et dit d’une voix solennelle:

—Je viens remplir un devoir pénible, Monsieur, d’autant plus pénible que je dois l’exercer contre un homme qui, par son rang et son éducation, semblait destiné à soutenir le bon ordre au lieu de le troubler.

Je m’inclinai sans rien trouver à répondre en faveur du chevalier.

—J’ai lieu de croire, du reste, ajouta le procureur impérial, en remarquant mon silence, que notre visite à la Brisaie était prévue.

—Je dois avouer que je la craignais, répliquai-je.

—Ainsi, vous aviez conscience de la culpabilité de l’acte commis? reprit-il.

Je répondis avec embarras, mais affirmativement.

Les deux magistrats se regardèrent.

—C’est une franchise digne de celui qui a écrit l’Adresse aux propriétaires français, dit le juge d’instruction d’un accent railleur. Elle ne sort pas moins des habitudes que son livre.

—Vous l’avez lu? demandai-je avec l’empressement d’un auteur convaincu, qui désire connaître l’effet produit par son œuvre.

—Oui, Monsieur, dit le procureur impérial en s’avançant vers moi, et la preuve, c’est que nous venons au nom de la loi pour en arrêter l’auteur.

Le chevalier ne put retenir un cri d’étonnement. Je regardai les deux magistrats, persuadé que j’avais mal entendu.

—Vous venez m’arrêter? répétai-je.

—Comme prévenu d’avoir imprimé un écrit pouvant nuire à la sûreté de l’État, continua le juge d’instruction; crime prévu par l’article 102 du Code pénal.

Le coup était si inattendu que je restai d’abord muet. Enfin, revenu de ma première surprise, je me fis répéter l’accusation, et je voulus savoir ce que l’Adresse aux propriétaires français pouvait avoir de dangereux pour la sûreté de l’État.

—Vous le demandez? s’écria le procureur impérial, avec une sorte d’indignation; quand vous y proclamez hautement votre horreur pour la guerre et pour les conquérants... ce qui est une attaque évidente contre Sa Majesté l’Empereur et un plaidoyer indirect contre la conscription; quand vous déclarez que la propriété n’est pas constituée au profit du plus grand nombre... ce qui est une invitation à changer les lois qui la régissent; quand vous proclamez enfin la nécessité d’institutions qui n’ont été ni votées par le corps législatif, ni promulguées par le sénat conservateur, ni recommandées par les décrets impériaux. On ne saurait réprimer trop sévèrement, Monsieur, des déclamations qui tendent à faire croire au peuple français qu’il lui manque quelque chose, et le devoir de tous les magistrats est de combattre ceux que Sa Majesté l’Empereur a si justement flétris du nom d’idéologues.

Je voulus répondre; mais comme tous les accusateurs publics qui trouvent qu’il n’y a plus rien à dire quand ils ont fini de parler, il m’interrompit en déclarant que le moment de plaider la cause n’était point venu. Le juge d’instruction ajouta que j’avais reconnu moi-même l’existence du délit en avouant que je craignais leur visite. Je dus alors expliquer comment je l’avais cru provoquée par la présence du chevalier. Les regards des deux magistrats se dirigèrent vers ce dernier.

—Ah! je comprends, dit le procureur impérial; le mandat d’amener allait, en effet, être signé, lorsque Monsieur a quitté Tours, heureusement pour lui que le jeune Destouches se trouve hors de danger, et que ses parents ont retiré leur plainte.

Le chevalier fit un geste de joie.

—Le ministère public pouvait néanmoins poursuivre, continua le magistrat; mais il eût fallu compromettre des noms estimés, affliger des familles honorablement placées, nous avons cru qu’il était plus sage d’étouffer tout débat et d’éloigner la personne compromise.

—M’éloigner, répéta le chevalier inquiet, comment cela, Monsieur?

—En quittant le pays sans retard, reprit le procureur impérial; notre indulgence est à ce prix.

Le chevalier déclara qu’il partirait le jour même, et sortit précipitamment.

Après de longues perquisitions faites dans le château et la saisie de mes papiers, on me fit monter, avec deux brigadiers, dans une voiture fermée autour de laquelle se rangèrent les gendarmes.

En quittant l’avenue du château, j’aperçus le chevalier qui, penché à la portière de sa calèche de voyage, me fit un signe d’adieu.

Il prenait libre et joyeux la route de Paris, tandis qu’on m’emmenait prisonnier à Tours.

Ici Françoise qui avait déjà poussé plusieurs exclamations ne put se contenir.

—Est-ce bien possible, cria-t-elle, et ce sont des juges qui ont fait cela?

—Pourquoi pas? dit Marc; les juges ne sont pas chargés d’être justes, ils sont chargés d’appliquer les lois. Tu es dans la rue parce que tu ne peux payer un loyer; cela inquiète les bourgeois: en prison! Tu demandes de quoi acheter du pain parce que tu en manques, cela ennuie ceux qui ont dîné: en prison! le juge ne dit pas que la loi est bonne; mais il dit que c’est la loi.

—Alors il faut la changer! reprit vivement la grisette. Quel mal y aurait-il donc à ce que tout le monde fût heureux, comme à la Brisaie?..... Oh! si j’avais pu vivre là! vous m’auriez donné les enfants à soigner, pas vrai, monsieur Michel? pauvres chéris! comme je les aurais aimés, caressés, pomponnés; rien que de voir un enfant, tenez, ça me fait venir des larmes de joie!... Et dire même que le mien... je ne puis pas...

Elle s’arrêta pour essuyer ses yeux.

—Il est certain que si on choisissait, reprit le Furet, ça ne serait pas de courir comme un barbet dans les rues de Paris et de dormir par nichées dans un garni. Pour ma part, je préférerais coucher dans les foins et conduire une bonne paire de bœufs. Deux fortes bêtes, comme ça, qui vous obéissent et font de bon ouvrage sous votre main, ça doit donner du plaisir.

—Moi, j’aime mieux les moutons, reprit Brousmiche; j’aurais été si heureux d’en avoir à garder. On est en plein air et on vit tout seul avec son chien... ce qui fait que personne ne rit de vous.

—Eh bien! voilà ce que M. Michel voulait, reprit Françoise; mettre chacun à sa place: et dire qu’on lui en a fait un crime! J’espère au moins que vous n’êtes pas resté longtemps en prison?

—Six mois seulement.

—Six mois!

—Qui me profitèrent plus que toutes les années passées à la Brisaie.

—Comment cela?

—Parce que ce fut pour moi l’occasion de révélations inconnues et le point de départ d’une nouvelle vie.

XXII.

Esquisses du peuple.

Une fois la première surprise et la première indignation passées, ma captivité me parut facile à supporter. Les ordres d’abord sévères, furent bientôt adoucis; l’argent fit le reste et m’acheta tout ce qu’une prison peut renfermer d’aisance et de liberté.

Je ne tardai pas d’ailleurs à reconnaître que le hasard m’avait offert une nouvelle occasion d’études. Après avoir vécu parmi les hommes soumis au joug de la société, j’allais connaître ceux qui l’avaient brisé. Je passais d’un milieu encore sain dans celui des désespérés. Ici j’allais voir toutes les maladies de l’intelligence mal employée, tous les ulcères creusés dans le cœur par des passions sans emploi, toutes les infirmités morales créées par l’ignorance ou la misère. Lugubre examen qui me fut à la fois une affliction et un encouragement! Car, si chaque instant me révélait une nouvelle plaie, chaque réflexion m’en montrait l’origine, et, comme le médecin attentif, je retrouvais jusque sous cette pourriture humaine, les grands principes d’une organisation non pas vicieuse, mais déviée.

Descendant au préau pendant les heures de promenade, j’interrogeais ces malheureux sur leur passé; je cherchais à retrouver, dans leurs récits, le point de départ de chacun des vices qui les avaient perdus plus tard; je m’efforçais enfin de dresser, pour chacun d’eux, cet arbre généalogique des péchés capitaux qui, selon un poëte espagnol, devient, aux enfers, le titre de noblesse de chaque damné.

Cette étude m’ouvrit mille perspectives nouvelles. Les lueurs qui avaient déjà traversé mon esprit se multiplièrent et s’étendirent; je commençai à comprendre que Dieu ne m’avait pas destiné à l’exécution d’un perfectionnement partiel, accompli au profit de quelques-uns, mais à une mission générale au profit de tous. Dès ce moment je résolus du poursuivre, sous toutes les formes et par tous les moyens, cette enquête de l’humanité qui devait me révéler sa véritable loi.

Ce fut une décision lentement prise, mais souveraine. Une fois les doutes écartés, cette idée de régénération devint, pour ainsi dire, la reine absolue de ma vie entière; je lui fis une phalange de tout ce qu’il y avait en moi de forces, de sentiments, de désirs, et quand la phalange eut formé ses rangs, je criai: Allons! et je partis, comme Alexandre, pour la conquête du monde.

Ma mise en liberté vint heureusement seconder ma résolution. Après beaucoup d’interrogatoires, de délais, d’hésitations, on trouva qu’une détention préventive de six mois suffisait à ma punition et l’on m’ouvrit la porte de la prison. L’Adresse aux propriétaires français resta seulement supprimée.

Mais j’y attachais maintenant peu de prix. Depuis un an, mes idées s’étaient agrandies, j’entrevoyais déjà les grandes lignes d’un plan complet et nouveau; il ne me restait plus qu’à achever les études commencées.

Seulement, pour cela, il fallait connaître le peuple des villes, comme je connaissais celui des campagnes, vivre au milieu de lui sur un pied de confiance et d’égalité. Mon parti fut aussitôt pris. J’abandonnai l’administration de la Brisaie à maître Leroux; je pris des mesures pour que les revenus pussent être accumulés pendant cinq années, sans qu’il me fût possible d’en rien enlever et je partis à pied pour Paris, avec quelques centaines de francs et un passe-port accordé à Joseph Michel, tourneur.

Le voyage de l’ouvrier lorsqu’il est jeune et fort, qu’il ne laisse point après lui de famille, et qu’il possède de quoi subvenir aux besoins de la route, offre une continuité d’impressions charmantes. Tandis que le riche passe, emporté dans sa dormeuse et ne connaissant le monde qu’il traverse que par ses plaintes aux maîtres de poste ou ses débats avec les postillons, l’ouvrier, lui, jouit de tout ce qu’il voit, se mêle à tout ce qu’il rencontre. Il boit aux fontaines du chemin, cueille la mûre le long des haies, se repose avec les moissonneurs sous les gerbes en faisceaux. Tout lui est frère et ami: il jette un bon jour à la paysanne qui passe; il parle au jeune pâtre qui ramène les troupeaux de la friche éloignée; il accepte une place près du voiturier qui regagne son village et apprend ce qui fait la tristesse ou la joie de la paroisse. Ainsi, tout devient pour lui plaisir et enseignement. Partout, il laisse quelque chose de sa vie et prend quelque chose de la vie des autres; c’est un continuel échange d’émotions, de regards, de paroles. Quand le riche voyageur passe, ce n’est qu’un attelage qui use le pavé; mais quand l’ouvrier chemine, c’est un homme qui traverse le monde des hommes.

J’éprouvai si vivement cette sensation que le voyage fut pour moi une source de perpétuels enchantements. Profitant du droit que me donnaient ma veste et mes guêtres poudreuses, j’avais quitté la réserve égoïste du monde cultivé pour la joyeuse familiarité du peuple. Je m’arrêtais près du seuil afin de demander ma route et je liais conversation avec tous les passants, libre de la prolonger ou de l’interrompre selon ma fantaisie.

Un matin, en quittant Nemours, je fis la rencontre d’un ouvrier qui fumait à la porte d’un cabaret, et qui me cria du seuil:

—Eh bien! coterie[D], est-ce qu’on ne boit pas le coup du matin pour tuer le ver?

Je m’excusai en répondant que je ne voulais point m’arrêter, de peur de ne pouvoir gagner Fontainebleau avant la chaleur.

—Tu vas donc à Paris? me demanda-t-il; alors nous ferons la route à deux, mon fils, ce qui n’en fera que la moitié pour chacun... Seulement, il faut prouver qu’on est Français en buvant ensemble un coup de schnick.

L’air jovial de mon compagnon me plut, j’entrai avec lui au cabaret; mais, après le premier verre offert par moi, il fallut en accepter un second, puis il proposa de recommencer. Je déclarai que je voulais partir sans plus long retard; et lorsqu’il me vit sortir, il se décida enfin à me suivre.

—Tu me fais l’effet d’un bon enfant, mais un peu bégueule sur la chose du petit verre, me dit-il, quand il m’eut rejoint, ce n’est pas là le tempérament de Robert Brigoire, dit Pompe-à-mort. Il a tant battu de fer qu’il est resté affligé d’une soif d’Anglais..... A propos d’Anglais, comment qu’on t’appelle?

Je lui dis mon nom et ma profession.

—Tiens! je t’ai pris pour un compagnon de la truelle, reprit-il; mais n’importe, je veux t’apprendre à ne pas bouder devant le coup de croc, et, pour commencer, tu accepteras une politesse au premier bouchon. J’ai encore douze livres dix-sept sous qu’il faut fricoter.

Je tâchai de lui faire comprendre qu’il serait plus sage de les réserver pour le cas où il ne trouverait point d’ouvrage, en arrivant à Paris.

—Ah! bien oui, interrompit Robert, si on pensait au lendemain, il n’y aurait jamais de plaisir. Pour nous autres compagnons, vois-tu, le lendemain c’est la misère, les maladies et tout le tremblement; aujourd’hui, c’est le petit verre et la chanson grivoise. Va donc pour aujourd’hui, et au diable le lendemain! Justement voici un cabaret; j’offre le coup de consolation, mon vieux, en avant, marche.

Je déclarai à Pompe-à-mort que ses habitudes n’étaient point les miennes, et que je refusais positivement; il entra donc seul, tandis que je continuais ma route, mais il me rejoignit bientôt et recommença à causer.

Robert ne manquait ni d’intelligence, ni de bons sentiments; par malheur, des habitudes d’ivrognerie menaçaient de tout éteindre. Je tâchai de l’avertir doucement, mais il avait lui-même la conscience du sort qu’il se préparait sans avoir la force de s’arrêter.

—Il est trop tard, vois-tu, Michel, me dit-il avec une certaine tristesse: un ivrogne déclaré ne peut pas plus s’empêcher de boire qu’une éponge de prendre l’eau. Dans le principe, j’avais peu de goût à la chose; l’eau-de-vie me brûlait le gosier, et je n’en buvais que par respect humain, pour ne pas m’entendre traiter de fille; mais petit à petit, je m’y suis accoutumé. Après la journée, on ne sait que faire: nous n’avons pas, comme le bourgeois, des salons où l’on peut causer en se chauffant; chez nous, c’est triste et froid; les femmes ont à raccommoder les nippes, à savonner; il faut parler bas à cause des enfants qui dorment; alors, pour avoir un peu de liberté et d’aisance, on descend chez le marchand de vin. Le dimanche, c’est encore pis: les gens éduqués peuvent lire la gazette, faire des visites en fiacre, chanter des morceaux avec accompagnement de guitare; nous autres, nous n’avons toujours que le cabaret.

—Mais le lundi au moins vous pourriez retourner au travail.

—C’est selon; quand beaucoup d’ouvriers manquent, les maîtres vous renvoient souvent, sous prétexte qu’il n’y a pas de profit à allumer les forges, de sorte que votre bonne volonté ne vous sert à rien, et qu’on se dit: Puisqu’on ne veut pas nous faire travailler quand les autres s’amusent, allons nous amuser avec eux, et voilà comme on devient un noceur fini[E].

En arrivant à Paris, Robert me proposa de me conduire au logement qu’il habitait avant son voyage.

—Ce n’est pas un garni, me dit-il; mais j’y vais de préférence, parce que le bourgeois me connaît et me fait crédit; il y a au-dessous une gargote où l’on trempe la soupe à deux sous, et où l’on vend du vin de vigneron à sept; à moins que tu n’aies l’habitude de te nourrir de Madère et de petits pieds, ça doit t’aller comme un gant de tricot.

J’acceptai l’offre du forgeron, qui me conduisit rue des Arcis, à une maison bâtie en colombage et qui n’avait que deux étages. Le rez-de-chaussée était occupé par le gargotier, principal locataire, qui sous-louait ensuite en détail. Le père la Gloriette était un petit homme ventru, rougeaud, riant, qui tutoyait tout le monde. Dès le premier coup d’œil, je le reconnus pour un de ces égoïstes qui ont adopté la bonhomie comme une enseigne. Il nous accueillit avec force exclamations de joie, nous adressa vingt questions dont il n’attendit pas les réponses et remplit deux petits verres qu’il nous offrit. Robert lui annonça, en me montrant, qu’il lui amenait un nouveau locataire.

—Comme ça se trouve, s’écria le gros homme; justement, j’ai deux lits de sangle disponibles dans le petit cabinet du second; vous serez là avec le père Barrier.

—L’horloger?

—Oui, un assez mauvais locataire, car il ne consomme rien, mais le roi des camarades de chambrée, vu qu’on l’entend à peine respirer.

—Il est toujours occupé d’inventions?

—Il en cherche une qui, à l’entendre, doit tout révolutionner, mais tu sais, il a toujours peur qu’on ne lui vole ses idées, et il fait le cachotier; du reste, vous n’avez qu’à monter pour lui parler de la chose.

Je décidai Robert à me faire voir le chemin, et nous arrivâmes à une chambre basse et obscure, dont tout l’ameublement consistait en trois lits de sangle et en trois tabourets. Près de la fenêtre un homme maigre, chauve et déjà vieux, limait sur un petit établi couvert de fragments de cuivre, de morceaux de fer et d’outils. A notre vue, il s’interrompit brusquement, jeta la pièce qu’il travaillait dans le tiroir de l’établi et le referma avec vivacité.

—Eh bien! est-ce que vous nous prenez pour des cambrioleurs (dévaliseurs de chambre), bonhomme Barrier? demanda Robert.

—Tiens, c’est toi, Pompe-à-mort, dit l’horloger, te voilà donc de retour?

—Avec un camarade de chambrée que je vous amène.

—Ah! vous allez loger ici, reprit Barrier, dont le regard se fixa sur moi avec inquiétude: vous êtes alors compagnon d’état?

—Fi donc! papa Barrier, reprit Robert; regardez-moi les mains de ce garçon et dites si c’est là le cuir d’un batteur de fer?

—Monsieur serait-il mécanicien? demanda l’horloger avec anxiété.

—Juste, dit Pompe-à-mort en riant: mécanicien en bâtons de chaise, constructeur de chabots et ingénieur de rouleaux de serviettes. Si vous êtes gentils, il vous tournera un étui pour mieux cacher vos inventions.

Le front du vieil ouvrier se plissa.

—Les mieux cacher, répéta-t-il; ah! oui, si je l’avais fait, d’autres ne seraient pas devenus riches, en me dépouillant de ce qui était mon bien. Seul, j’ai tout cherché, tout découvert, et le maître qui me faisait travailler en a profité; c’est lui que l’on connaît, c’est lui que l’on vante; c’est lui qui porte la croix que j’ai gagnée.

—Et n’avez-vous pu réclamer votre droit? demandai-je.

—Quel droit? reprit l’horloger amèrement, n’étais-je point aux gages du fabricant; n’avait-il point fourni la matière? La découverte était à lui puisqu’elle venait de ses ateliers, car le cerveau de l’ouvrier fait partie des outils; c’est un creuset loué; tout ce qui en sort appartient au maître. Notre métier, à nous autres, est d’inventer, et à lui d’acheter le brevet de notre invention. Ce n’est pas le capital qui est un instrument pour l’intelligence, mais l’intelligence qui est un instrument pour le capital. Le jour où j’ai voulu réclamer une part dans les bénéfices que le maître me devait, il m’a chassé et les avocats m’ont dit que c’était la loi.

—Eh bien, une autre fois vous ferez vos conditions, dit Robert; vous n’êtes pas à ça près d’une invention et vous pouvez en trouver une autre.

—Pour inventer il faut du temps, de l’espace, des outils, de l’argent, dit l’horloger, et tu vois où j’en suis?

—Il est certain que ça ne peut pas se comparer aux Tuileries, reprit Pompe-à-mort, en promenant autour de lui un regard insouciant; mais pourquoi donc que vous avez quitté la grande chambre de devant?

Barrier n’eut point le temps de répondre; la porte venait de s’ouvrir bruyamment, et une grisette entra en chantant:

—Eh! c’est la voisine Farandole, dit Robert.

—Tiens! Pompe-à-mort, s’écria la jeune fille, comment donc que tu te trouves ici, mauvais sujet?

—Je m’y trouve parce que j’y suis, ma vieille, reprit gaiement Robert, en l’entourant d’un de ses bras et lui donnant un gros baiser sur chaque joue.

—Eh bien comme ça se trouve, dit Farandole qui l’avait laissé faire, moi qui donne justement une soirée aujourd’hui.

—Une soirée?

—Avec de la galette et du punch! rien que ça.

—Tonnerre! voilà qui est un peu bon genre pour le quartier! c’est donc le brigadier qui régale?

—Ah! bien oui, le brigadier: je ne le-connais plus!

—Avec qui que tu es maintenant?

—Avec moi toute seule! ça me fait un changement. Mais, dis donc, c’est-il un de tes amis, ce garçon?

C’était moi qu’elle désignait. Robert répondit que j’étais son nouveau camarade de chambrée.

—Alors, faut qu’il vienne avec toi, reprit Farandole, nous verrons s’il est farceur; et vous aussi, père Barrier, je vous attends; il y aura toute la maison d’abord; même le papa Jérôme, qui a promis de venir quand la marmaille serait couchée. Ainsi, c’est convenu, les enfants; à sept heures la fête commence, une mise décente est de rigueur, on sera reçu en sabots...

A ces mots la grisette prit les deux mains de Robert, fit deux ou trois fois le tour de la chambre en dansant, et sortit sur l’air de la Farandole, ronde favorite à laquelle elle devait son nom.

Robert et moi, nous arrivâmes chez la grisette à l’heure convenue. Quelques-uns des invités s’y trouvaient déjà: c’étaient des ouvrières appartenant aux fabriques du faubourg Saint-Marceau, mais dont la tenue prouvait évidemment l’habitude de faire, dans la rue, leur cinquième quart de journée[F], et deux jeunes gens en casquette, vivant de ces industries équivoques qui préparent au vice par l’oisiveté. Le père Barrier ne tarda pas également à arriver avec la Gloriette, qui apportait le punch dans un saladier.

On s’assit autour de la table; Farandole remplit les verres, et la conversation commença à s’animer.

Robert surtout, qui revenait sans cesse aux rafraîchissements, ne tarda pas à s’égayer outre mesure.

—Allons, Pompe-à-mort, un peu de tenue, dit la grisette en voulant arrêter ses libations; il faut garder la part du papa Jérôme.

—Tant pire pour les absents! cria Robert en remplissant son verre; pourquoi qu’il ne vient pas, cette vieille rosière de Salency. Je parie qu’il donne le sein à un de ses moutards.

—Taisez-vous, vaurien, le voici!

Un petit homme, à figure douce et à manières timides, venait, en effet, d’entr’ouvrir la porte, son bonnet de laine à la main.

—Faites excuse, la compagnie, dit-il en entrant avec précaution; messieurs et mesdemoiselles, j’ai bien l’honneur... Il ne vous est rien arrivé depuis ce matin, mam’zelle Farandole? Bonjour, monsieur Robert, comment va la vôtre?

—Asseyez-vous, vieux papa, dit celui-ci, en avançant une chaise au nouveau venu. Pourquoi donc arrivez-vous si tard?

—C’est pas de ma faute, répondit Jérôme, en s’asseyant à quelque distance de la table; foi d’homme, j’ai fait mon possible; mais j’avais à finir une grosse de boutons que je dois livrer demain.

—Les affaires vont donc à cette heure, papa?

—Vous êtes bien bon, monsieur Robert, ça va pas mal, grâce à Dieu! mais il était temps, car la morte-saison avait consommé tout ce qu’on avait pu mettre dans la tirelire.

—Oui, fit observer Barrier, dans le bon temps on la remplit, en se retranchant tout agrément, et dans les mauvais on la vide, en ne se donnant qu’une partie du nécessaire!... On continue comme ça une quarantaine d’années, et alors, si on est bien avec son commissaire, on obtient une place à l’hôpital.

—On fait comme on peut, mon cher monsieur Barrier; on fait comme on peut, répliqua Jérôme avec douceur. Certainement, c’est triste d’aller à l’hôpital, mais alors les enfants sont élevés!

—Brave père, va! dit Farandole touchée, malgré elle, dans son cœur de femme.

Et elle remplit un verre qu’elle présenta à l’ouvrier boutonnier. Celui-ci parut hésiter à l’accepter.

—Est-ce que vous n’aimez pas le punch? demanda Robert.

—C’est-à-dire, je l’aime peut-être, dit Jérôme, embarrassé et souriant; mais, vous concevez... qu’un père de famille... doit éviter la dépense...; aussi je crois que je n’en ai jamais bu.

—C’est juste! reprit un des jeunes gens en casquette: l’eau filtrée et les pommes de terre, voilà le régime de la vertu! C’est pourtant drôle, dites donc, qu’il y ait comme ça les trois quarts du monde condamnés à vivre en pénitence sur cette gueuse de terre, sans jamais goûter à ce qu’elle donne de bon.

—Voilà ce qui ne me va pas à moi, ajouta son compagnon. Travailler douze heures pour n’avoir qu’une botte de foin, ça peut convenir à un cheval de cabriolet, mais pas à un homme.

—Et c’est pourquoi tu l’es logé dans la rue de Saint-Lâche? demanda Robert: faut prendre garde, mon petit; ce quartier-là est bien près du Palais-de-Justice.

Le jeune homme fut un mouvement d’épaules.

—Connu! dit-il; mais quand il arriverait un malheur!... quelques mois passés à l’ombre n’ont jamais fait de mal à la santé: le gouvernement nous donnera pour rien la pension et le logement, pendant que vous crèverez de faim... et de plus, nous sortirons de là avec une masse!...

—C’est pourtant vrai! dit Barrier pensif.

—Ah bah! faut pas dire ces choses-là! s’écria une de ouvrières; ça fait venir des idées... qui vous ennuient.

—Et ça vexe Jérôme, ajouta Robert.

—Oui, oui, interrompit Farandole, qui venait de vider le saladier dans les verres; ne mécanisez pas les honnêtes gens devant le papa Jérôme.....; il pourrait prendre la chose pour lui, et il a déjà assez de croix.

Jérôme releva la tête. Le punch avait fait monter une légère rougeur à ses joues ternes, et son œil avait pris un peu plus d’assurance.

—Faites excuse, mam’zelle Farandole, dit-il avec une certaine vivacité: j’apprécie l’intention de ce que vous dites; mais je ne voudrais pas laisser croire à la compagnie que j’aie à me plaindre de personne, ni que je ne sois pas bien dans mon ménage...

—Oh! ça, on sait que la mère Jérôme est la reine des braves femmes, interrompit la grisette.

—Oui, je pense pouvoir me permettre de dire qu’on n’a rien à lui reprocher, reprit le boutonnier, dont l’accent trahissait un attendrissement intérieur; depuis douze ans que nous habitons le quartier, elle est connue..... Toujours au travail, et jamais d’humeur, avec ça!..... Les enfants sont encore à savoir ce que c’est que d’être battus.

—Aussi, sont-ils gentils, dit Farandole; ils ne me rencontreraient pas sans me dire bonjour.

—Et jamais de bruit dans les escaliers, ajouta la Gloriette.

—Et ça va tous les jours à l’école, continua l’horloger.

—Tous les jours, monsieur Barrier, reprit l’ouvrier, à qui ces éloges firent venir les larmes aux yeux; l’aîné sait déjà lire, écrire et chiffrer, et les deux petites aident la mère à coudre. Ce sont de vrais anges du bon Dieu!... Aussi quand ils sont autour de moi, voyez-vous, et que j’entends la bonne femme qui tripote dans le ménage en chantonnant, je ne demande rien que de continuer à vivre aussi heureux.

—Eh bien! je comprends ça! s’écria Farandole; oui, voir des mioches qui prospèrent, qui rient, qui vous caressent; ça doit joliment vous assaisonner les épinards. Si le beurre est trop cher, eh bien, on a leur bonheur... et on mange son pain avec.

—Et puis, reprit Jérôme, enhardi par cette approbation, il peut venir une bonne chance. Il y a deux ans, un bourgeois a été sur le point de me faire l’avance qu’il me faut pour fabriquer à mon compte: il m’avait promis cinq cents francs, malheureusement il a fait des pertes...

—Et vous n’avez rien eu? acheva ironiquement Barrier.

—Non, mais une autre occasion peut se présenter; il faut toujours espérer, monsieur Barrier; ça ne fait de mal à personne, et ça vous fait du bien; tandis qu’on se mine à envier ceux qui sont mieux placés et que souvent ça donne de mauvaises tentations. Je sais bien qu’il y en a qui reçoivent une pauvre part dans le monde, mais c’est une raison pour ne pas la rendre plus mauvaise par son manque de raison: quand on vous a mis dans l’eau jusqu’au cou, faut pas y enfoncer encore la tête par mauvaise humeur, ou l’on croira que c’est de votre faute si vous vous noyez... Je ne dis point ça, au moins, pour offenser la compagnie.

—On le sait bien, père Jérôme, allez, dit Farandole, qui était devenue sérieuse.

—Alors, elle m’excusera d’avoir hasardé aussi mon petit mot, reprit le boutonnier qui s’était levé en souriant, et elle me permettra de la saluer, vu que les enfants n’auront pas voulu s’endormir sans me dire bonsoir... c’est une habitude... en vous remerciant mademoiselle Farandole, et la compagnie, à l’avantage!

Il salua plusieurs fois avec son bonnet et sortit.

Ce qu’il venait de dire avait évidemment impressionné les auditeurs. A mesure qu’il parlait, leur cynisme révolté avait fait place à je ne sais quel vague respect pour cette probité si simple et pour cette résignation si heureuse. Robert, qui avait fait demander de l’eau-de-vie, buvait coup sur coup, comme s’il eût voulu s’étourdir plus vite et ne pas entendre; les deux jeunes gens en casquette affectaient une ironie embarrassée, Barrier et les femmes avaient pris un air sérieux. Il y eut un moment de silence après la sortie de l’ouvrier.

—Est-il drôle ce père Jérôme, s’écria enfin tout à coup Farandole, échappant à l’impression reçue par un éclat de rire; ce qu’il nous a dit là, c’était comme un sermon, excepté qu’un sermon ennuie.

—Bah! ajouta une des ouvrières, il a raison et nous aussi... chacun fait comme il peut.

—Bien dit, ma petite mauviette, reprit la grisette en l’embrassant; chacun fait comme il peut... en ayant l’air de faire comme il veut. Laissons-nous donc aller, mes petits... et pour bien finir la soirée, je vous propose un rigodon.

—Ici?

—Non, au bal Mouffetard; c’est ce soir l’ouverture, qui est-ce qui veut être mon cavalier?

—Présent! dit Robert, qui se leva en chancelant.

—Pompe-à-mort!... merci! objecta Farandole; pour danser il faut se tenir debout.

—Sois donc calme, bégaya le forgeron, c’est d’être assis qui m’a étourdi comme ça: quand j’aurai pris l’air, tu me verras plus ferme que le Pont-Neuf. Ton bras que je te dis; je ne te ferai pas d’affront.

La grisette se décida après quelques hésitations et tous partirent ensemble, sauf Barrier et moi qui regagnâmes notre chambre.

Le lendemain, je pris la moitié des mille francs que j’avais emportés et je l’adressai à Jérôme, avec un billet anonyme, déclarant que cet argent lui était donné pour qu’il pût fabriquer à son compte!

Le brave homme faillit devenir fou de joie. Il s’occupa aussitôt d’acheter tout ce qui lui était nécessaire et loua un autre logement dans la rue du Renard. Je pris sa chambre où je m’établis avec ce qui était nécessaire pour ma profession de tourneur. J’eus d’abord quelque peine à obtenir du travail. Il fallut affronter bien des refus, accepter de dures conditions, subir des retards de paiements et même des retenues, m’initier enfui aux difficultés pratiques de la vie du peuple, dont je ne connaissais encore que les grandes misères.

XXIII.

Une rencontre.

Vous n’attendez pas de moi, sans doute, le récit détaillé de ces années d’épreuves; je vous en ai dit assez pour pouvoir les franchir d’un bond et arriver à l’aventure qui me força de hâter mon changement de position.

Je revenais un matin d’Auteuil, où j’avais rapporté quelques commandes, lorsque, en arrivant à l’extrémité d’une des avenues, j’aperçus une calèche découverte rapidement emportée par des chevaux sans conducteur, et dans laquelle une femme seule poussait des cris perçants. L’attelage venait vers moi, en suivant le milieu de la route. Par un mouvement instinctif, je laissai tomber la règle à mesurer que je tenais à la main, et, au moment où la calèche arriva près de moi, je m’élançai à la tête des chevaux.

Ils me traînèrent quelque temps, puis se ralentirent. Je pus saisir une des rênes, et, la tirant brusquement, je forçai l’attelage à reculer. Les roues allèrent heurter le mur d’un parc qui bordait le chemin, et la calèche s’arrêta.

Comme je m’efforçais de calmer les chevaux en les flattant de la main et de la voix, je fus rejoint par le cocher, qui avait été précipité de son siége sans recevoir aucune blessure. Il se rendit bientôt maître de l’attelage, se retourna vers sa maîtresse, dont les cris avaient cessé, et nous nous aperçûmes alors seulement qu’elle était évanouie.

Je l’aidai à la dégager de son chapeau et de la douillette fourrée qui l’enveloppait. L’air frais la ranima; elle rouvrit les yeux, mais pour tomber dans une crise nerveuse qui nous effraya. Il n’y avait autour de nous aucune habitation ni aucun moyen de secours.

—Remontez vite sur le siége, dis-je au cocher, et gagnez Passy, on vous indiquera un médecin.

Il approuva l’expédient, reprit les rênes et partit.

Je restai debout à la même place, jusqu’à ce qu’il eût tourné l’allée: alors je me baissai pour prendre ma règle à mesurer, et mon regard s’arrêta sur quelque chose de brillant; j’avançai la main, c’était un bracelet à fermoirs de diamants!

Je courus aussitôt dans la direction prise par la voiture, mais elle avait disparu. Je continuai jusqu’à Passy, où toutes mes informations furent inutiles. On avait bien vu passer une calèche peu auparavant, mais elle ne s’était point arrêtée.

Je me trouvais dans un grand embarras. Le bracelet devait avoir une valeur considérable, et, à tout prix, je voulais le rendre. Mais comment retrouver la personne qui l’avait perdu?

En le regardant avec plus d’attention, j’aperçus, par bonheur, un petit écusson émaillé qui occupait le centre du fermoir: je pensai qu’en consultant les principaux joailliers, ils pourraient reconnaître les armoiries et me tirer d’embarras.

Je me rendis, en conséquence, au Palais-Royal; j’entrai dans un des plus riches magasins et je présentai le bracelet, en demandant le renseignement désiré.

Le commis parut émerveillé de la beauté de la monture. Il appela le joaillier, qui déclara, au premier coup d’œil, que c’était un bracelet de mille écus. Je ne pus retenir une exclamation d’étonnement.

—Et connaissez-vous les armes gravées sur le fermoir? demandai-je.

Le joaillier répondit négativement.

—Alors je vais ailleurs, repris-je, en tendant la main pour redemander le bracelet.

Le marchand me regarda et voulut savoir comment j’étais détenteur d’un pareil bijou. Pressé de continuer mes recherches, je répliquai rapidement que je l’avais trouvé, et comme, à bout de patience, je refusais de répondre davantage, il glissa le bracelet dans une de ses montres, la referma à clef et déclara qu’il ne le rendrait qu’à son légitime propriétaire.

Exaspéré, je voulus le reprendre de force; il en résulta un débat à la suite duquel je fus arrêté et conduit chez le commissaire du quartier.

Il fallut nécessairement raconter à celui-ci tout ce qui s’était passé dans l’avenue d’Auteuil. Pendant ce temps un nouveau joaillier avait reconnu l’écusson; c’était celui d’un général devenu dignitaire de l’Empire. On voulut vérifier l’exactitude de mon récit, et je fus obligé de me laisser conduire à l’hôtel qu’il habitait.

Au moment où nous arrivions à l’hôtel, le cocher qui se trouvait dans la cour me reconnut et s’approcha. Quelques paroles suffirent pour me justifier; le commissaire s’excusa en alléguant la nécessité de la défiance et j’allais me retirer, après l’avoir prié de remettre lui-même le bracelet, lorsque la femme du général, avertie que j’étais là, me fit demander.

Malgré ma répugnance, il fallut céder, et, après avoir traversé plusieurs salons richement décorés, j’arrivai à un boudoir où elle m’attendait.

Je l’avais entrevue si rapidement le matin qu’il m’eût été impossible de la reconnaître. Sans être belle, elle avait, dans toute sa personne, quelque chose de doux et de caressant, qui vous attirait dès le premier coup d’œil. Elle se leva vivement à mon entrée, courut à moi et me prit les mains avec une reconnaissance expansive dont je fus surpris.

—Ah! venez, dit-elle, j’ai besoin de vous voir et de vous remercier.

Je voulus protester contre l’importance qu’elle donnait à un service que tout autre eût pu lui rendre, mais elle m’interrompit, me fit asseoir près d’elle et commença à m’adresser des questions sur mon nom, mon état, ma position.

Je répondis avec une contrariété évidente. Elle crut sans doute que je redoutais des offres d’argent qui eussent blessé ma fierté, car elle se hâta de dire:

—Pardon, monsieur Michel, si je vous interroge ainsi; mais la seule récompense que je puisse vous proposer est mon amitié.... et il faut bien connaître ses amis!

Je répondis qu’elle me faisait trop d’honneur.

—Ne dites pas cela, reprit-elle, avec une sensibilité sincère; si le général se fût trouvé à Paris, il eût mieux réussi à vous remercier: un homme fait des offres de service à un autre homme sans l’humilier: mais je suis seule et je ne puis... Je n’ose vous proposer que ma reconnaissance... ne la refusez pas, Monsieur.

Elle me tendait la main, je la pris et la baisai avec émotion.

—Madame me récompense au delà de ce que je mérite, répliquai-je; et désormais c’est moi qui serai son obligé.

Elle me regarda, jeta un rapide coup d’œil sur mon costume, et fit un geste d’étonnement.

Je compris que j’avais oublié mon rôle d’ouvrier, et me levant brusquement:

—J’espère bien, du reste, que si Madame a besoin d’employer un tourneur, elle se souviendra de moi, ajoutai-je en saluant du pied.

—Votre adresse? continua la jeune femme, dont le regard continuait à m’observer.

Je lui remis une des cartes imprimées que j’avais toujours sur moi.

—Vous reviendrez me voir, dit-elle, d’un ton qui exprimait bien moins l’ordre que la prière.

Je le promis en demandant à quelle heure on pouvait parler à madame la baronne.

—Vous, à toute heure, répondit-elle; seulement ne m’appelez point par mon titre, on pourrait vous confondre avec tout le monde, mais par mon nom de baptême. Quand vous viendrez, demandez madame Nancy; c’est le mot de passe pour mes amis.

Je la remerciai et pris congé d’elle; mais au moment où j’allais partir, une femme de chambre annonça plusieurs noms parmi lesquels fut prononcé celui du chevalier de Rieul.

Ce dernier se montra en effet à l’entrée du boudoir donnant le bras à une dame en grande parure et suivi de deux autres groupes.

Il ne parut d’abord frappé que de trouver un homme portant mon costume dans un pareil lieu; mais à cette première surprise en succéda une seconde plus marquée.

Il s’arrêta court, me regarda fixement et jeta un cri: il m’avait reconnu!

Je fis un mouvement vers la porte pour m’échapper; il quitta vivement le bras de la dame qu’il conduisait, me saisit par la main et me ramena vers la fenêtre du boudoir, comme s’il eût voulu s’assurer qu’il ne se trompait pas.

—Dieu me damne! c’est bien lui, s’écria-t-il.

—Quoi! vous connaissez monsieur Michel? demanda vivement la femme du général.

—Michel, répéta le chevalier; il a donc aussi changé de nom en changeant de costume?

Madame Nancy parut stupéfaite.

—Que parlez-vous de changement de costume, reprit-elle; monsieur serait-il donc déguisé?

—Et si habilement, continua de Rieul, que j’ai eu peine à le reconnaître. Je ne soupçonnais point un pareil talent à ce cher duc...

—Comment, s’écria la dame en grande toilette, monsieur serait...

—Mon cousin, madame la comtesse.

Tout le monde se récria de surprise; quant à moi, je regardais toujours la porte, que j’essayais de gagner; mais le chevalier me retint.

—Oh! vous ne vous échapperez pas ainsi, mon bon, dit-il en riant; fermez la porte, colonel; et vous, mesdames, permettez-moi de vous présenter un parent, excellent gentilhomme, sur ma parole, philanthrope de premier ordre et un des plus riches propriétaires de la Touraine.

On s’inclina et je fus obligé de rendre le salut, tandis que la femme du général, qui était d’abord restée muette de surprise, racontait ce qui s’était passé le matin et comment je me trouvais là.

—Mais pourquoi ce costume? demanda la dame conduite par de Rieul.

—Comment vous ne devinez pas, ma chère, s’écria le petit homme à culottes courtes que l’on avait appelé colonel et que je reconnus alors pour un de nos émigrés de l’armée de Condé; c’est un habit de guerre: avec un costume d’ouvrier on entre partout sans inquiéter les jaloux.

—Les jaloux, reprit la dame; ainsi vous pensez que quand monsieur a rencontré Nancy ce matin...

—Il venait, comme Jupiter, de doubler quelque malheureux Amphitryon!...

Les femmes sourirent, et je m’aperçus que les regards se fixaient sur moi avec une curiosité qui n’avait rien de malveillant; l’explication supposée par le colonel émigré avait évidemment donné à mon déguisement quelque chose de galant qui en relevait la vulgarité.

Je ne crus cependant pas devoir accepter les bénéfices d’une pareille erreur. Je déclarai que mon costume était celui de la profession que j’avais adoptée, et, comme le vieux gentilhomme paraissait douter, j’expliquai brièvement les motifs de ce changement, apportant pour preuve la carte remise à la femme du général et qu’elle tenait encore.

A cette révélation, la bienveillance fit subitement place à un étonnement moqueur: des exclamations partirent de tous côtés. La dame, qui avait déjà parlé, et que madame Nancy nommait sa sœur, s’écria que c’était impossible; le colonel répétait que, même en Angleterre, il n’avait jamais entendu parler d’une pareille excentricité; le chevalier seul se déclara convaincu et raconta mes essais à la Brisaie, pour prouver que j’étais capable de tout. Aux regards qui se fixèrent alors sur moi, je compris qu’on me croyait fou. Tout essai de justification eût été inutile: je me hâtai de saluer pour prendre congé; mais madame Nancy s’avança vivement.

—Je n’avais pu offrir que ma reconnaissance à monsieur Michel, dit-elle avec une émotion pleine de grâce; monsieur Henri de la Brisaie me permettra-t-il d’y joindre mes témoignages de sympathie et d’admiration?

—Ah! le ciel vous sert à souhait, Nancy, s’écria sa sœur ironiquement; vous qui avez appris à lire dans le Contrat social et que l’on a dressée au respect pour les amis du genre humain, vous avez trouvé votre héros.

—Il est vrai, dit la jeune femme, d’un accent pénétrant; ce que Monsieur vient de dire, ce qu’il a fait surtout, excite en moi un respect, un attendrissement que je voudrais en vain cacher: maintenant que je connais le noble emploi de ses journées, je crains d’en détourner à mon profit quelques instants... et j’ose à peine renouveler ma prière de tout à l’heure...

—Et moi, je demande à Madame la baronne la permission de me la rappeler, répliquai-je, en baisant la main qu’elle me présentait.

Puis, saluant tout le monde, je sortis bien décidé à revenir.

Ainsi que je vous l’ai dit, je touchais au terme fixé par moi-même à mon espèce d’enquête pratique; la rencontre que je venais de faire me décida à hâter ma transformation. J’avais porté assez longtemps la livrée du peuple, et je m’étais assez mêlé à ses plaisirs, à ses misères, à ses vices pour apprendre ce que j’avais voulu savoir; je déposai la veste de travail et rentrai dans les rangs des privilégiés que je devais aussi étudier.

Mais avant de renoncer à la condition que je venais de traverser, je voulus veiller au sort de ceux que j’avais connus.

Le père Jérôme prospérait, grâce à sa bonne conduite et à son activité; j’accrus cette prospérité par des avances qui lui permirent d’agrandir sa fabrication: Barrier, vieux, malade et sans ressources, continuait à poursuivre ses inventions au milieu des tortures de l’impuissance et de la misère; je lui assurai une place à l’établissement des Petits-Ménages, en lui fournissant tout ce qui pouvait aider à ses recherches; quant à Farandole et à Robert, tombés aux dernières limites de la dégradation, je ne pus que leur constituer un petit revenu inaliénable qui défendît leurs derniers jours contre la faim. Quitte ainsi envers mes amis du peuple, j’abordai le monde des riches et des puissants.

Je rencontrai chez madame Nancy, outre sa sœur et le colonel émigré, son beau-frère, une grande partie de l’ancienne noblesse et de la nouvelle. Ou touchait à la fin de l’Empire, dont les hommes prévoyants pouvaient déjà soupçonner la chute prochaine; les intrigues, des royalistes avaient recommencé, et, afin de les mieux dissimuler, ils avaient soin de se montrer dans les salons fréquentés par les officiers et les fonctionnaires les plus dévoués à l’empereur.

Je passais presque toutes mes soirées chez madame Nancy, dont l’amitié expansive avait fini par me devenir nécessaire: c’était près d’elle que je retrouvais du courage dans mes jours d’abattement, et de la sympathie dans mes jours d’espérance. Toujours prête à s’associer à vos enthousiasmes, devinant vos tristesses sans vous en parler, et sachant rétablir l’équilibre dans vos sentiments troublés, elle devenait, au bout de quelque temps, la ménagère de votre âme, et y maintenait tout en ordre, sans mouvements et sans bruit.

Cette merveilleuse faculté qui en faisait pour moi l’idéal de la femme, n’avait malheureusement trouvé d’emploi ni avec sa sœur, qui l’avait toujours enviée et haïe, ni avec le général, accoutumé à la rude existence des camps. Je fus le premier à la remarquer et à en jouir. Ce fut pour madame Nancy une sensation toute nouvelle que de se voir utile au bonheur de quelqu’un; elle en éprouva une joie qui participait de la reconnaissance.

Plusieurs mois s’écoulèrent pour tous deux dans un enchantement qui est resté le plus doux souvenir de ma vie. La différence d’âge ne se faisait point sentir entre nous, car l’âge est presque autant dans les goûts que dans la somme des années. Etranger jusqu’alors à toute affection individuelle, j’entrais dans ces nouveaux sentiments avec la jeunesse du cœur, tandis que madame Nancy, vieillie par de précoces souffrances, y apportait toute l’énergie que la maturité donne aux passions chez les femmes. Nous nous aimions pourtant sans nous l’être dit, presque sans le savoir, et cette ignorance volontaire éloignait de notre esprit toute angoisse.

La chute de l’Empire et le retour du général vinrent troubler cette innocente intimité; mais ce fut pour peu de temps. Le débarquement de l’empereur à Cannes rappela ce dernier sous les drapeaux, et madame Nancy alla habiter sa villa d’Auteuil où je continuai à la voir tous les jours.

Le colonel avait suivi les Bourbons à Gand, tandis que la comtesse sa femme était demeurée à Paris avec le chevalier de Rieul. Les relations de parti en couvraient d’autres plus intimes, mais l’habileté des deux amants les sauvait du scandale; car dans ce monde frivole, où tout s’arrête à l’apparence, la corruption expérimentée est plus sûre que l’honneur. La comtesse masquait d’ailleurs son indulgence pour elle-même sous sa sévérité pour les autres. Mes assiduités auprès de sa sœur excitèrent ses critiques, et, par suite, les malignes suppositions de ses amis. J’en fus instruit sans pouvoir me décider à interrompre des rapports qui étaient devenus la sérieuse occupation de ma vie.

Cependant, ces rapports avaient insensiblement perdu leur charme paisible. A l’affection indulgente des premiers mois avait succédé une ardeur jalouse, inquiète, querelleuse. Bien que devenus plus indispensables l’un à l’autre, nous nous séparions souvent malheureux et brouillés. Une de ces querelles fut assez vive pour me laisser, le lendemain, un ressentiment qui me décida à ne point retourner ce jour-là à la villa du général. Je maintins assez bien ma résolution pendant les premières heures; mais, peu à peu, mon courage faiblit, les hésitations commencèrent; je pensai aux torts que je pouvais avoir, à l’inquiétude de madame Nancy lorsqu’elle ne me verrait pas, et, tout en discutant sur ce que je devais faire, je pris la route d’Auteuil.

XXIV.

Dénoûment.

J’arrivai à la villa plus tard que de coutume, et je rencontrai à la porte du parc la comtesse avec le chevalier.

Celui-ci m’apprit qu’il venait prendre congé de la femme du général.

—Il part pour l’ouest, ajouta la comtesse, en donnant à ces mots une intention qui me fit comprendre sur-le-champ de quoi il s’agissait.

—Voulez-vous venir avec moi? reprit de Rieul légèrement; nous nous trouverons là-bas en pays de connaissance.

—En effet, répliquai-je, les journaux m’ont appris que MM. de Lescot et d’Arvière venaient de se mettre à la tête des bandes insurgées.

—Eh bien! nous les verrons à l’œuvre, continua de Rieul, qui ne tenait point évidemment à cacher le but de son voyage; pour un philosophe comme vous, ce doit être une étude à faire.

—Et vous pouvez ajouter que c’est un devoir pour tout gentilhomme, dit la comtesse avec intention.

Je fis observer, en souriant, que j’avais trop dérogé pour oser encore prétendre à ce titre.

—Avouez plutôt que vous ne voulez pas quitter Paris, répliqua le chevalier.

—On ne le permettrait point à Monsieur, ajouta la comtesse avec une sorte d’aigreur.

—Qui donc s’y opposerait? demandai-je.

Elle s’arrêta pour me regarder, puis s’écria avec un rire forcé.

—Il le demande! Mais vous nous croyez donc aveugles et sourds? Que deviendrait ma sœur si vous n’étiez plus là?

Je rougis involontairement.

—Je pense, en effet, repris-je, que madame Nancy ne verrait point avec indifférence le départ d’un de ses amis les plus dévoués... mais je sais aussi que je ne lui suis pas assez nécessaire pour qu’elle essayât de me retenir, si mon devoir m’appelait ailleurs.

—Vous croyez?

—J’en suis sûr, Madame.

—Alors vous me permettrez d’acquérir la même conviction.

—Si vous en trouvez le moyen...

—Je l’ai trouvé, dit vivement la comtesse qui venait d’apercevoir sur le perron sa sœur avec quelques visiteurs qu’elle reconduisait.

—Comment cela? demandai-je étonné.

—Laissez-moi faire et veuillez seulement ne pas me contredire.

Je n’eus point le temps de faire de questions; madame Nancy venait de nous voir et elle accourait à notre rencontre. Après avoir embrassé sa sœur, elle me tendit la main en me reprochant doucement d’arriver si tard.

—Ah! ne le grondez pas! car il a failli ne pas venir, dit la comtesse.

—Pourquoi donc? demanda sa sœur.

—Il avait à vous faire une confidence qu’il redoutait.

—Quelle confidence?

—Vous saurez d’abord que le chevalier part demain pour la Vendée.

—Mais... M. Henri?...

—Eh bien! M. Henri s’est décidé à partir avec lui.

Je voulus protester; la comtesse m’interrompit.

—Oh! il ne faut point nier, reprit-elle vivement; il voulait d’abord partir sans vous revoir, mais je lui ai fait comprendre que vous n’étiez point femme à le retenir quand son devoir l’appelait ailleurs. Aussi l’ai-je décidé à vous faire ses adieux.

Madame Nancy devint pâle. Notre brouillerie de la veille l’avait laissée dans un trouble que l’isolement de la nuit et l’attente de la journée avaient encore exalté. L’ébranlement nerveux, qui en était la suite, l’avait préparée aux douloureuses émotions; aussi, ce départ brusquement annoncé lui parut-il une rupture. Frappée au cœur, elle me regarda, poussa un faible cri et chercha de la main un appui.

Je me précipitai pour la soutenir; mais, en sentant mon bras l’effleurer, le reste de domination qu’elle avait sur elle-même sembla l’abandonner, et, oubliant tout ce qui l’entourait, elle laissa aller sa tête sur mon épaule en fondant en larmes et en criant à travers ses sanglots:

—Ne partez pas!... ne partez pas!...

Tous les assistants demeurèrent embarrassés, et la comtesse recula stupéfaite. Elle avait bien espéré que son épreuve causerait à sa sœur quelque embarras; mais, ignorant ce qui s’était passé la veille, elle n’avait pu prévoir l’espèce d’explosion qui venait d’avoir lieu.

Quant à moi, partagé entre la confusion, la joie, l’attendrissement, je ne pouvais que répéter des protestations entrecoupées, en suppliant madame Nancy de se remettre; mais, livrée à une de ces crises où le cœur s’ouvre malgré nous, sous un choc subit, elle ne songeait plus au lieu, à l’heure, à rien de ce qui l’entourait. Pressée sur ma poitrine, elle continuait de supplier, en ajoutant l’aveu de ses torts passés et mille promesses pour l’avenir.

J’avais d’abord résisté à l’entraînement de cette expansion inattendue, bientôt subjugué moi-même, je répondis tout ce que m’inspirait mon émotion.

La voix de la comtesse m’arracha à ce court égarement. Muette de surprise d’abord, elle venait de saisir la main de sa sœur en s’écriant:

—Que faites-vous, Monsieur? Avez-vous oublié qu’on vous entend, qu’on vous regarde?

Nancy releva la tête, et la conscience de ce qui l’entourait lui revint avec la rapidité de l’éclair. Elle rougit et se dégagea. Je retins sa main qui glissait de mon épaule, et, me tournant vers les visiteurs retirés à quelques pas avec une discrétion ironique:

—On peut nous regarder et nous entendre, Madame la comtesse, répondis-je, car notre affection n’a rien à cacher. La cruelle épreuve que vous venez d’essayer était seulement inutile...

—Pouvais-je prévoir un tel éclat? murmura-t-elle.

—En effet, repris-je amèrement, de plus habiles auraient mieux su maîtriser leur trouble; l’habitude des secrets honteux apprend la dissimulation.

—Monsieur...

—Mais nous, Madame, nous pouvons laisser voir sans crainte notre attachement, car la liberté même de son expression est un témoignage de sa pureté.

—Ainsi, vous osez l’avouer! s’écria la comtesse.

—Et je voudrais que tous ceux qui en doutent pussent m’entendre, répliquai-je exalté par les émotions que je venais d’éprouver; je voudrais pouvoir répéter partout que cet amour est toute ma consolation, toute ma force, toute ma gloire; que je lui dois ce que j’ai goûté de plus douce joie sur la terre! Ah! ne tremblez pas, Nancy, ne baissez point les yeux; cet aveu, je pourrais le faire devant Dieu lui-même sans rougir... et si quelqu’un en doute encore maintenant, qu’il le dise.

En parlant ainsi, je tenais les mains de la jeune femme serrées sur mon cœur qui battait à se briser, et je promenais un regard interrogateur sur le chevalier et sur ses compagnons. J’aurais voulu, dans l’espèce d’ivresse irritée qui me transportait, saisir le plus léger signe d’incertitude ou de raillerie: mais tous restèrent immobiles. La comtesse seule nous jeta un regard dont le dédain affecté déguisait mal la colère.

—A la bonne heure! dit-elle; dès que la menace devient un moyen de justification, je dois garder le silence. Le général saura défendre lui-même son honneur!...

Elle reprit le bras du chevalier et partit.

Je rentrai au salon avec Nancy, qui se laissa tomber sur un canapé et se couvrit le visage de ses mains. Je m’agenouillai devant elle. En me retrouvant seul, toute mon exaltation était tombée, et j’avais peur de ce que je venais de faire.

—Pardonnez-moi, Nancy, murmurai-je tristement. Oh! j’ai eu tort, je le sens; mais je n’ai pu accepter que ces gens-là nous fissent un déshonneur de notre amour. Il eût mieux valu nier, car le monde peut croire à un mensonge, et il ne croit jamais à la pureté d’un attachement. Ah! pourquoi suis-je venu? pourquoi n’ai-je point démenti plus tôt votre sœur quand elle vous a annoncé mon départ? Vous pleurez, Nancy! Mon Dieu! vous pleurez, et c’est moi qui suis cause... c’est moi qui vous ai compromise!

—Je ne pleure point pour cela, dit-elle doucement, mais parce que maintenant il faudra vous quitter.

—Me quitter!...

—Voulez-vous donc que la comtesse me dénonce au général?

—Hélas! quoi que vous fassiez désormais, elle lui révèlera ce qui s’est passé.

—Non, car je la préviendrai, dit Nancy avec résolution. Dès demain, je pars pour le rejoindre, et je lui confesserai tout.

Je fis un mouvement.

—Oh! ne cherchez point à me dissuader, Henri, ajouta-t-elle; bien des fois, déjà, j’ai pensé à tout lui dire. Si dans nos unions formées par le calcul ou le hasard la femme ne peut promettre l’amour, elle doit, au moins, la sincérité: le général saura tout, et puis... lui-même décidera de mon sort.

—Mais s’il vous repousse? m’écriai-je.

—Alors, dit-elle, en se levant et en me tendant la main, je me rappellerai qu’il me reste un ami.

Je couvris cette main de baisers, de larmes, puis Nancy me fit ses adieux en me promettant de m’écrire le résultat de son entrevue avec le général.

Elle partit le lendemain comme elle l’avait décidé, et j’attendis huit jours avec un serrement de cœur inexprimable.

Enfin, je reçus d’elle un billet; il ne renfermait que quelques lignes écrites d’une main tremblante; je les ai toujours retenues; les voici:

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