Les Romans de la Table Ronde (1 / 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions
The Project Gutenberg eBook of Les Romans de la Table Ronde (1 / 5)
Title: Les Romans de la Table Ronde (1 / 5)
Editor: Paulin Paris
Release date: May 20, 2013 [eBook #42743]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LES ROMANS
  DE
  LA TABLE RONDE.
CE VOLUME CONTIENT:
JOSEPH D'ARIMATHIE.
LE SAINT-GRAAL.
Paris.—Typ. de Ad. Lainé et J. Havard, rue des Saints-Pères, 19.
LES ROMANS
  DE
  LA TABLE RONDE
MIS EN NOUVEAU LANGAGE
ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE
  ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS
PAR
PAULIN PARIS
Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature du Moyen âge au Collége de France.
TOME PREMIER.
PARIS,
  LÉON TECHENER, LIBRAIRE,
  RUE DE L'ARBRE-SEC, 52.
MDCCCLXVIII
LES ROMANS
  DE
  LA TABLE RONDE.
INTRODUCTION.
Le nom de Romans de la Table ronde appartient à une série de livres écrits en langue française, les uns en vers, les autres en prose, et consacrés, soit à l'histoire fabuleuse d'Uter-Pendragon et de son fils Artus, soit aux aventures d'autres princes et vaillants chevaliers, contemporains présumés de ces rois. Ces livres ont offert, durant les quatre siècles littéraires du Moyen âge, la théorie de la perfection chevaleresque: on se plut, dans un grand nombre de familles baronnales, à donner aux enfants, même sur les fonts de baptême, le nom de ces héros imaginaires, auxquels on attribua des armoiries, pour avoir le plaisir de les leur emprunter. On alla plus loin encore, en plaçant sous leur patronage les joutes, les tournois, parfois même les combats judiciaires. Dans cet ordre de compositions, un certain nombre de traditions religieuses, particulières à l'église gallo-bretonne, devinrent le tronc d'où parurent s'échapper les récits primitifs, comme autant de branches et de rameaux. Disposition réellement fort habile, quoique peut-être elle se soit présentée d'elle-même, pour donner une apparence de sincérité aux inventions les plus incroyables et les plus éloignées de toute espèce de vraisemblance.
On est aujourd'hui d'accord sur l'origine de ces fameuses compositions. Elles sont comme le reflet des traditions répandues au douzième siècle parmi les Bretons d'Angleterre et de France. Le courant de ces traditions provenait lui-même de trois sources distinctes:—les souvenirs de la longue résistance des Bretons insulaires à la domination saxonne;—les lais ou chants poétiques échappés à l'oubli des anciennes annales, et dont l'imagination populaire était journellement bercée;—les légendes relatives soit à l'établissement de la foi chrétienne dans la Bretagne insulaire, soit à la possession et à la perte de certaines reliques. Encore faut-il ajouter à ces trois sources patriotiques un certain nombre d'émanations orientales, répandues en France et surtout en Bretagne, dès le commencement du douzième siècle, par les pèlerins de la Terre sainte, les Maures d'Espagne et les Juifs de tous les pays.
Nos romans représentent donc assez bien l'ensemble des traditions historiques, poétiques et religieuses des anciens Bretons, toutefois modifiées plus ou moins, à leur entrée dans les littératures étrangères. Étudier les Romans de la Table ronde, c'est, d'un côté, suivre le cours des anciennes légendes bretonnes; et, de l'autre, observer les transformations auxquelles ces légendes ont été soumises en pénétrant, pour ainsi dire, la littérature des autres pays. Le même fond s'est coloré de nuances distinctes, en passant de l'idiome original dans chacun des autres idiomes. Mais je n'ai pas l'intention de suivre les Récits de la Table Ronde dans toutes les modifications qu'ils ont pu subir: je laisse à d'autres écrivains, plus versés dans la connaissance des langues germaniques, le soin d'en étudier la forme allemande, flamande et même anglaise. La France les a pris dans le fond breton et les a révélés aux autres nations, en offrant par son exemple les moyens d'en tirer parti: j'ai borné le champ de mes recherches aux différentes formes que les traditions bretonnes ont revêtues dans la littérature française. La carrière est encore assez longue, et si j'arrive heureusement au but, la voie se trouvera frayée pour ceux qui voudront se rendre compte des compositions du même ordre, dans les autres langues de l'Europe.
I.
LES LAIS BRETONS.
C'est dans la première partie du douzième siècle que Geoffroy, moine bénédictin d'une abbaye située sur les limites du pays de Galles, fit passer dans la langue latine un certain nombre de récits fabuleux, décorés par lui du nom d'Historia Britonum. Je dirai tout à l'heure si, comme il le prétendait, il n'avait fait que traduire un livre anciennement écrit en breton;—s'il n'avait eu d'autre guide qu'un livre purement latin;—s'il avait plus ou moins ajouté à ce texte primitif. Mais, en admettant que Geoffroy de Monmouth n'eût consulté qu'un seul livre écrit, il ne faudra pas conclure que tous les récits ajoutés à ce premier document aient été l'œuvre de son imagination. Bien avant le premier tiers du douzième siècle, les harpeurs bretons répétaient les récits dont les romanciers français devaient s'emparer plus tard. Disons quels étaient ces harpeurs bretons.
Pour constater leur existence et leur antique popularité, il n'est pas besoin de citer les fameux passages si souvent allégués d'Athénée, de César, de Strabon, de Lucain, de Tacite: il suffit de rappeler qu'au quatrième siècle, en plein christianisme, il y avait encore en France un collége de Druides; Ausone en offre un témoignage irrécusable. Fortunat, au septième siècle, faisait, à deux reprises, un appel à la harpe et à la rhote des Bretons. Au commencement du onzième siècle, Dudon de Saint-Quentin, historien normand, pour que la gloire du duc Richard Ier se répandît dans le monde, conjurait les harpeurs armoricains de venir en aide aux clercs de Normandie. Il est donc bien établi que les Bretons de France
  Jadis suloient, par proesse,
  Par curteisie et par noblesse,
  Des aventures qu'il ooient
  Et qui à plusurs avenoient,
  Fere les lais, por remenbrance;
  Qu'on ne les mist en obliance[1].
On donnait donc le nom de lais aux récits chantés des harpeurs bretons. Or ces lais affectaient une forme de versification déterminée, et se soumettaient à des mélodies distinctes qui demandaient le concours de la voix et d'un instrument de musique. L'accord de la voix aux instruments avait assurément un charme particulier pour nos ancêtres; car, lorsqu'on parle des jongleurs bretons dans nos plus anciens poëmes français, c'est pour y rendre hommage à la douceur de leurs chants comme à l'intérêt de leurs récits. Mon savant ami, M. Ferdinand Wolf, dont l'Europe entière regrette la perte récente, a trop bien étudié tout ce qui se rapportait aux lais bretons, pour que j'aie besoin aujourd'hui de démontrer leur importance et leur ancienne célébrité: je me contenterai de rassembler un certain nombre de passages qui pourront servir à mieux justifier ou à compléter ses excellentes recherches. Et d'abord, nous avons d'assez bonnes raisons de conjecturer que la forme des lais réclamait, même fort anciennement, douze doubles couplets de mesures distinctes. Le trouvère français Renaut, traducteur du très-ancien lai d'Ignaurès, suppose qu'en mémoire des douze dames qui refusèrent toute nourriture, après avoir été servies du cœur de leur ami[2], le récit de leurs aventures fut ainsi divisé:
  D'eles douze fu li deuls fais,
  Et douze vers plains a li lais.
Telle dut être la forme assez ordinaire des autres lais; au moins au quatorzième siècle l'exigeait-on pour ceux que les poëtes français composaient à leur imitation. «Le lai,» dit Eustache Deschamps, «est une chose longue et malaisée à trouver; car il faut douze couples, chascune partie en deux.» Mais la forme ne s'en était pas conservée dans les traductions faites aux douzième et treizième siècles. Marie de France et ses émules n'ont reproduit que le fond des lais bretons, sans se plier au rhythme particulier ni à la mélodie qui les accompagnaient. On reconnaissait pourtant l'agrément que cette mélodie avait répandue sur les lais originaux, et Marie disait en finissant celui de Gugemer:
  De ce conte qu'oï avés
  Fu li lais Gugemer trovés,
  Qu'on dit en harpe et en rote,
  Bone en est à oïr la note.
Et au début de celui de Graelent:
  L'aventure de Graelent
  Vous dirai, si com je l'entent,
  Bon en sont li ver à oïr,
  Et les notes à retenir.
La partie musicale des lais était aussi variée que le fond des récits; tantôt douce et tendre, tantôt vive et bruyante. L'auteur français d'un poëme allégorique sur le Château d'amour nous dit que les solives de cet édifice étaient formées de doux lais bretons:
  De rotruenges estoit tos fais li pons,
  Toutes les planches de dis et de chansons;
  De sons de harpe les ataches des fons,
  Et les solijes de dous lais des Bretons.
Et, d'un autre côté, l'auteur du roman de Troie, contemporain de Geoffroy de Monmouth, voulant donner une idée du vacarme produit dans une mêlée sanglante par le choc des lances et les clameurs des blessés, dit qu'auprès de ces cris, les lais bretons n'auraient été que des pleurs:
  Li bruis des lances i fu grans,
  Et haus li cris, à l'ens venir;
  Sous ciel ne fust riens à oïr,
  Envers eus, li lais des Bretons.
  Harpe, viele, et autres sons
  N'ert se plors non, enviers lor cris...
Tel n'était pas assurément celui que blonde Yseult se plaisait à composer et chanter:
  En sa chambre se siet un jour
  Et fait un lai piteus d'amour;
   Coment dans Guirons fu sospris
  Por s'amour et la dame ocis
  Que il sor totes riens ama;
  Et coment li cuens puis dona
  Le cuer Guiron à sa mollier
  Par engien, un jour, à mangier.
  La reine chante doucement,
  La vois acorde à l'instrument;
  Les mains sont beles, li lais bons,
  Douce la vois et bas li tons.
Remarquons ici que ces lais de Gorion ou Goron et de Graelent n'étaient pas chantés seulement en Bretagne, mais sur tous les points de la France. La geste d'Anséis de Cartage nous en fournit la preuve. On lit dans un des manuscrits qui la contiennent:
  Rois Anséis dut maintenant souper:
  Devant lui fist un Breton vieler
  Le lai Goron, coment il dut finer.
Un autre manuscrit du même poëme présente cette variante:
  Li rois séist sor un lit à argent,
  Por oblier son desconfortement
  Faisoit chanter le lai de Graelent.
Dans la geste de Guillaume d'Orange, quand la fée Morgan a transporté Rainouart dans l'île d'Avalon:
  Sa masse fait muer en un faucon,
   Et son vert elme muer en un Breton
  Qui doucement harpe le lai Gorhon.
Enfin Roland lui-même comptait au nombre de ses meilleurs amis le jeune Graelent, dont l'auteur de la geste d'Aspremont fait un jongleur breton:
  Rolans appelle ses quatre compaignons,
  Estout de Lengres, Berengier et Hatton,
  Et un dansel qui Graelent ot non,
  Nés de Bretaigne, parens fu Salemon.
  Rois Karlemaine l'avoit en sa maison
  Nourri d'enfance, mout petit valeton.
  Ne gisoit mès se en sa chambre non.
  Sous ciel n'a home mieux viellast un son,
  Ne mieux déist les vers d'une leçon.
Ces passages attestent assurément la haute renommée des lais bretons. Nos poëtes français les connaissaient au moins de nom; mais ils aimaient le chant sans en comprendre toujours les paroles. Alors ils confondaient comme dans le précédent exemple, le nom du héros avec celui de l'auteur ou du compositeur.
De tous ces anciens récits chantés, les plus fameux étaient ceux que la tradition attribuait à Tristan, tels que le lai Mortel, les lais de Pleurs, des Amans et du Chevrefeuil. Tristan lui-même, dans un des anciens poëmes consacrés à ses aventures et dont il ne reste malheureusement que de rares fragments, rappelle à sa maîtresse ces compositions:
  Onques n'oïstes-vous parler
  Que moult savoie bien harper?
  Bons lais de harpe vous apris,
  Lais bretons de nostre païs.
Et Marie de France a raconté avec un charme particulier à quelle occasion Tristan avait trouvé le lai du Chevrefeuil: il en était, dit-elle, d'Iseut et de Tristan,
  Come del chevrefeuil estoit
  Qui à la codre se prenoit.
  Ensemble pooient bien durer,
  Mais qui les vousist desevrer,
  Li codres fust mors ensement
  Com li chievres, hastivement.
  «Bele amie, si est de nus:
  Ne vus sans mei, ne jo sans vus.»
  Pour les paroles remembrer,
  Tristans qui bien savoit harper
  En avoit fet un novel lai;
  Assez briefment le numerai:
  Gottlief, l'apelent en engleis,
  Chievre le noment en franceis.
Or ce lai du Chevrefeuil était déjà regardé au douzième siècle comme un des plus anciens. L'auteur de la geste des Loherains le fait chanter dans un banquet nuptial:
  Grans fu la feste, mès pleniers i ot tant;
   Bondissent timbre, et font feste moult grant
  Harpes et gigues et jugléor chantant.
  En lor chansons vont les lais vielant
  Que en Bretaigne firent jà li amant.
  Del Chevrefoil vont le sonet disant
  Que Tristans fist que Iseut ama tant.
Au reste, il ne faut pas croire que tous les sujets traités dans les lais bretons se rapportassent à des aventures bretonnes. Marie de France, dans sa version du lai de l'Espine, parle d'un Irlandais qui chantait l'histoire d'Orphée:
  Le lai escoutent d'Aelis
  Que un Irois doucement note[3].
  Mout bien le sonne ens sa rote.
  Après ce lai autre comence.
  Nus d'eux ne noise ne ne tense.
  Le lai lor sone d'Orféi;
  Et quant icel lai est feni,
  Li chevalier après parlerent,
  Les aventures raconterent
  Qui soventes fois sont venues,
  Et par Bretagne sont séues.
Ainsi les harpeurs bretons, gallois, écossais et irlandais admettaient dans leur répertoire des récits venus, plus ou moins directement, de la Grèce ou de l'Italie: précieux débris échappés au naufrage des souvenirs antiques. Seulement les lais, étant dits de mémoire et non écrits, offraient le mélange des traditions de tous les temps, et devenaient l'occasion naturelle des confusions les plus multipliées. Dans nos romans de la Table ronde nous n'aurons pas de peine à reconnaître de fréquents emprunts faits aux légendes d'Hercule, d'Œdipe et de Thésée; aux métamorphoses d'Ovide et d'Apulée: et nous n'en ferons pas honneur à l'érudition personnelle des romanciers, pour avoir droit de contester l'ancienneté des lais: car plusieurs de ces récits mythologiques devaient être depuis longtemps la propriété de la menestraudie bretonne.
De tous les peuples de l'Europe, cette race bretonne avait été dans la position la plus favorable pour conserver et son idiome primitif, et les traditions les moins brisées. Les Bretons insulaires, devenus la proie des Anglo-Saxons, s'étaient renfermés dans une morne soumission, mais n'avaient jamais pu ni voulu se plier aux habitudes des conquérants. Ils furent, dans le pays de Galles, comme les Juifs dans le monde entier; ils gardèrent leur foi, leurs espérances, leurs rancunes. Ceux qui vinrent en France donner à la presqu'île armoricaine le nom que les Anglais ravissaient à leur patrie, ne se confondirent jamais non plus avec la nation française. Aussi put-on mieux retrouver chez eux le dépôt des traditions gauloises que chez les Gallo-Romains devenus Français. Ils avaient été réunis autrefois de culte et de mœurs avec les Gaulois: le culte avait changé, non le fond des mœurs, non les anciens objets de la superstition populaire. Jamais les évêques, appuyés des conciles, ne parvinrent à détruire chez eux la crainte de certains arbres, de certaines forêts, de certaines fontaines. Que l'étrange disposition des pierres de Carnac, de Mariaker et de Stone-Henge ait été leur œuvre ou celle d'autres populations antérieures dont l'histoire ne garde aucun souvenir, ils portaient à ces amas gigantesques un respect mêlé de terreur qui ne laissait au raisonnement aucune prise. Rien ne put jamais les soustraire à la préoccupation d'hommes changés en loups, en cerfs, en lévriers; de femmes douées d'une science qui mettait à leur disposition toutes les forces de la nature. Et comme ils regardaient les anciens lais comme une expression fidèle des temps passés, ils en concluaient, et leurs voisins de France et d'Angleterre n'étaient pas loin d'en conclure après eux, que les deux Bretagnes avaient été longtemps et pouvaient être encore le pays des enchantements et des merveilles.
Voilà donc un fait littéraire bien établi. Les lais, récits et chants poétiques des Bretons, furent répandus en France, tantôt dans leur forme originale par les harpeurs et jongleurs bretons, tantôt dans une traduction exclusivement narrative par les trouvères et jongleurs français; et cela longtemps avant le douzième siècle. Les lais embrassaient une vaste série de traditions plus ou moins reculées, et ne souffraient de partage, dans les domaines de la poésie vulgaire, qu'avec les chansons de geste et les enseignements moraux dont le Roman des Sept Sages fut un des premiers modèles. Il est fait allusion aux trois grandes sources de compositions dans ces vers de la Chanson des Saisnes:
  Ne sont que trois materes à nul home entendant:
  De France, de Bretagne et de Rome la grant.
  Et de ces trois materes n'i a nule semblant.
  Li conte de Bretagne sont et vain et plaisant,
  Cil de Rome sont sage et de sens apparent,
  Cil de France sont voir chascun jour aprenant.
D'ailleurs, on conçoit que les lais bretons, en passant par la traduction des trouvères français, aient dû perdre l'élément mélodieux qui recommandait les originaux. C'est le sort de toutes les compositions musicales de vieillir vite; on se lasse des plus beaux airs longuement répétés: mais il n'en est pas de même des histoires et des aventures bien racontées. Ainsi l'on garda les récits originaux, on oublia la musique qui en avait été le premier attrait, et d'autant plus rapidement qu'on l'avait d'abord plus souvent entendue.
Cependant ces anciennes mélodies avaient offert à nos aïeux du dixième siècle, du onzième et du douzième, autant de charmes que peuvent en avoir aujourd'hui pour nous les chansons napolitaines ou vénitiennes, les plus beaux airs de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer. Partagés en plusieurs couplets redoublés, offrant une variété de rhythme et de ton, réunissant la musique vocale et instrumentale, les lais bretons ont été nos premières cantates. On l'a dit: si le monde est l'image de la famille, les siècles passés doivent avoir avec les temps présents d'assez nombreux points de ressemblance. Pourquoi des générations si passionnées pour les grands récits de guerre, d'amour et d'aventures, qui permettaient à ceux qui les chantaient de former une corporation nombreuse et active, n'auraient-ils rien compris aux mélodieux accords, aux grands effets de la musique? Pourquoi n'auraient-ils pas eu leur Mario, leur Patti, leur Malibran, leur Chopin, leur Paganini? Le sentiment musical n'attend pas, pour se révéler, la réunion de plusieurs centaines d'instruments et de chanteurs: il agit sur l'âme humaine en tous temps, en tous pays, comme une sorte d'aspiration involontaire vers des voluptés plus grandes que celles de la terre. Ce sentiment, il est malaisé de le définir; plus malaisé de s'y soustraire. Je ne tiens pas compte ici des exceptions; je parle pour la généralité des hommes. Il en est parmi nous quelques-uns qui ne voient dans le système du monde qu'un jeu de machines, organisé de toute éternité par je ne sais qui, pour je ne sais quoi. D'autres ne reconnaissent dans les plus suaves mélodies qu'un bruit d'autant plus tolérable qu'il est moins prolongé. Ces natures exceptionnelles, et pour ainsi dire en dehors de l'humanité, ne détruiront pas plus l'instinct de la musique que l'idée non moins innée, non moins instinctive de la Providence[4].
Oui, nos ancêtres, et j'entends ici parler de toutes les classes de la nation sans préférence des plus élevées aux plus humbles, étaient sensibles au charme de la musique et de la poésie, autant, pour le moins, que nous nous flattons de l'être aujourd'hui. Quel cercle verrions-nous se former maintenant sur les places publiques de Paris, cette capitale des arts et des lettres, autour d'un pauvre acteur qui viendrait réciter ou chanter un poëme de plusieurs milliers de vers, le poëme fût-il de Lamartine ou de Victor Hugo? Eh bien, ce qui ne serait plus possible aujourd'hui, l'était dans toutes les parties de la France aux temps si décriés (peut-être parce qu'ils sont très-mal connus), de Hugues Capet, de Louis le Gros. Et pour des générations si avides de chants et de vers, il fallait assurément des artistes, jongleurs, musiciens, trouvères et compositeurs, d'une certaine habileté, d'une certaine éducation littéraire. Qu'ils aient ignoré le grec, qu'ils n'aient pas été de grands latinistes, qu'ils se soient dispensés fréquemment de savoir écrire et même lire, je l'accorde. Mais leur mémoire ne chômait pas pour si peu: elle n'en était que mieux et plus solidement fournie de traditions remontant aux plus lointaines origines et rassemblées de toutes parts: traditions d'autant plus attrayantes qu'elles avaient traversé de longs espaces de temps et de lieux, en s'y colorant de reflets qui les douaient d'une originalité distincte. Les jongleurs avaient à leur disposition des chants de toutes les mesures, des récits de tous les caractères. Pour être assurés de plaire, ils devaient savoir beaucoup, bien chanter et bien dire, respecter l'accent dominant des masses auxquelles ils s'adressaient, posséder l'art d'alimenter l'attention sans la fatiguer. La profession offrait d'assez grands avantages pour entretenir entre ceux qui l'avaient embrassée une émulation salutaire, et pour les obliger à chercher constamment des sources nouvelles de récits et de chants. Aussi n'avaient-ils pas tardé à s'approprier les principaux lais de Bretagne comme les plus agréables contes de l'Orient, en imprimant à ces glanes plus ou moins exotiques la forme française d'un dit, d'un fabliau, d'un roman d'aventures.
L'ancienneté incontestable et la priorité des lais bretons sur les romans de la Table ronde résout une des difficultés qui m'avaient longtemps préoccupé. Comment expliquer, me disais-je, le caractère et la composition du deuxième Saint-Graal, du Lancelot et du Tristan, au milieu d'une société qui, jusque-là, n'avait écouté, retenu que les chansons de geste, expression de mœurs si rudes, si violentes et si primitives? Comment Garin le Loherain, Guillaume d'Orange, Charlemagne, Roland, ont-ils pu si soudainement être remplacés par le courtois Artus, le langoureux Lancelot, le fatal Tristan, le voluptueux Gauvain? Comment, à la sauvage Ludie, à la violente Blanchefleur, à la fière Orable, a-t-on pu substituer si vite des héroïnes tendres et délicates, comme Iseult, Genièvre, Énide et Viviane? Comment enfin des œuvres si différentes, expression de deux états de société si contraires, ont-elles pu se coudoyer dans le douzième siècle?
C'est qu'au douzième siècle, et même avant le douzième siècle, il y avait en France deux courants de poésie, et deux expressions de la même société. Les trouvères français puisaient à l'une de ces sources, les harpeurs bretons à l'autre. Les premiers représentaient les mœurs, le caractère et les aspirations de la nation franque; les seconds, séparés par leur langue et par leurs habitudes du reste de la population française, se berçaient à l'écart des souvenirs de leur ancienne indépendance, conservaient le culte des traditions patriotiques, et préféraient au tableau des combats et des luttes de la baronnie française le récit des anciennes aventures dont l'amour avait été l'occasion, ou qui justifiaient les superstitions inutilement combattues par le christianisme. Les formes mélodieuses de la poésie bretonne retentirent dans le lointain, et ne tardèrent pas à charmer les Français de nos autres provinces: les harpeurs furent accueillis en-dehors de la Bretagne; puis on voulut savoir le sujet des chants qu'on aimait à écouter; peu à peu, les jongleurs français en firent leur profit et comprirent l'intérêt qui pouvait s'attacher à ces lais de Tristan, d'Orphée, de Pirame et Tisbé, de Gorion, de Graelent, d'Ignaurès, de Lanval, etc. On traitait bien, en France, tout cela de fables et de contes inventés à plaisir; longtemps on se garda de les mettre en parallèle avec les Chansons de geste, cette grande et vigoureuse expression de l'ancienne société franque; mais cependant on écoutait les fables bretonnes, et les gestes perdaient chaque jour le terrain que les lais et récits bretons gagnaient, en s'insinuant dans la société du moyen âge. Grâce à cette influence, les mœurs devenaient plus douces, les sentiments plus tendres, les caractères plus humains. On donnait une préférence chaque jour plus marquée sur le récit des querelles féodales, des guerres soutenues contre les Maures qui ne menaçaient plus la France, au tableau des luttes courtoises, des épreuves amoureuses et des aventures surnaturelles qui faisaient le fond de la poésie bretonne.
Mais cette mémorable révolution ne fut pas accomplie en un jour: la France ne faisait encore que s'y préparer, quand Geoffroy de Monmouth écrivit le livre qui devait être le précurseur et conduire à la composition des Romans de la Table ronde.
II.
NENNIUS ET GEOFFROY DE MONMOUTH.
Il faut d'abord remarquer que la première partie du douzième siècle avait vu renaître la curiosité et le goût des études historiques, négligées ou plutôt oubliées depuis le règne de Charlemagne. Le faussaire effronté qui venait de rédiger, sous le nom de l'archevêque Turpin, la relation mensongère du voyage de Charlemagne en Espagne, avait même eu sur cette espèce de renaissance une assez grande influence. En discréditant les chansons de geste populaires, qui seules tenaient lieu de toutes traditions historiques, en remplaçant les fables des jongleurs par d'autres récits non moins fabuleux, mais qu'il appuyait sur l'autorité d'un archevêque déjà rendu fameux par les chanteurs populaires, le moine espagnol, auteur de cette fraude pieuse, avait accoutumé ses contemporains à n'ajouter de foi qu'aux récits justifiés par les livres de clercs autorisés. Bientôt après, le célèbre abbé de Saint-Denis, Suger, non content de donner l'exemple, en rédigeant lui-même l'histoire de son temps, chargeait ses moines du soin de réunir les anciens textes de nos annales, depuis Aimoin, compilateur de Grégoire de Tours, jusqu'aux historiens contemporains de la première croisade, sans en excepter cette fausse Chronique de Turpin. En même temps, Orderic Vital érigeait, pour l'histoire de la Normandie, une sorte de phare dont la lumière devait se refléter sur la France entière; et, dans la Grande-Bretagne, Henry Ier et son fils naturel, Robert, comte de Glocester, se déclaraient les patrons généreux de plusieurs grands clercs qui, tels que Guillaume de Malmesbury, Henry de Huntingdon et Karadoc de Lancarven, travaillaient à rassembler les éléments de l'histoire de l'île d'Albion et des peuples qui l'avaient tour à tour habitée et conquise.
Ordinairement, ces historiens, si dignes de la reconnaissance de la postérité, n'ont pas daté leurs ouvrages: et quand même, ainsi qu'Orderic Vital, ils indiquent le temps où ils les terminent, ils nous laissent encore à deviner quand ils les commencèrent, et le temps qu'ils mirent à les exécuter. En général, ils n'en avaient pas plutôt laissé courir une première rédaction, qu'ils faisaient subir au manuscrit original des changements plus ou moins nombreux et des remaniements qui, dans les années suivantes, formaient autant d'éditions considérablement revues et augmentées. Tout ce qu'on peut donc affirmer, c'est que les livres de Guillaume de Malmesbury, de Henri de Huntingdon, d'Orderic Vital et de Suger furent mis en circulation dans l'intervalle des années 1135 à 1150.
La même date approximative appartient à l'Historia Britonum de Geoffroy de Monmouth. Mais nous avons de fortes raisons de croire que le livre subit plusieurs remaniements assez éloignés l'un de l'autre[5]. Henri de Huntingdon dit positivement, dans une lettre destinée à compléter son Historia Anglica, qu'en 1139 l'abbé du Bec lui avait montré, dans la bibliothèque de son couvent, un exemplaire de l'Historia Britonum, qu'il regrettait de n'avoir pas plus tôt connue. D'un autre côté, Geoffroy de Monmouth lui-même avertit au début de son septième livre qu'il y insère les prophéties de Merlin, pour répondre au vœu d'Alexandre, évêque de Lincoln, en son temps le plus généreux et le plus vanté des prélats. Or ces dernières paroles ne se concilient pas avec la date donnée par Henri de Huntingdon: car l'évêque de Lincoln Alexandre, qui ne devait plus exister quand Geoffroy parlait ainsi de lui, ne mourut qu'au mois d'août 1147[6]. Ainsi le préambule du septième livre ne se trouvait pas dans l'exemplaire de l'Historia Britonum qu'avait pu consulter Henri de Huntingdon en 1139; et, ce qui complique encore le recensement des dates, l'œuvre entière est dédiée à Robert, comte de Glocester, et, comme je vais le justifier, longtemps avant sa mort, arrivée au mois d'octobre de cette même année 1147. On se voit donc obligé d'admettre, pour tout concilier, que Geoffroy de Monmouth aura plusieurs fois remanié son ouvrage.
Voici comment la pensée lui vint de le composer. Vers l'année 1130, Gautier, archidiacre d'Oxford[7], auquel on attribuait de grandes connaissances historiques, avait rapporté de France un livre qui aurait été écrit en langue bretonne, et qui, breton ou latin, contenait l'histoire des anciens rois de l'île de Bretagne. Gautier avait montré son volume à Geoffroy de Monmouth, en l'engageant, si l'on s'en rapporte au témoignage de celui-ci, à le traduire en latin. «Précisément alors,» ajoute Geoffroy, «j'avais été conduit, dans l'intérêt d'autres études, à jeter les yeux sur l'histoire des rois de Bretagne[8]; et j'avais été surpris de ne trouver, ni dans Bède ni dans Gildas, la mention des princes dont le règne avait précédé la naissance de Jésus-Christ; ni même celle d'Arthur et des princes qui avaient régné en Bretagne depuis l'incarnation. Cependant les glorieuses gestes de ces rois étaient demeurées célèbres dans maintes contrées où l'on en faisait d'agréables récits, comme aurait pu les fournir une relation écrite. Je me rendis aux vœux de Gautier, bien que je ne fusse pas exercé dans le beau langage et que je n'eusse pas fait amas d'élégantes tournures empruntées aux auteurs. J'usai de l'humble style qui m'appartenait, et je fis la traduction exacte du livre breton. Si je l'avais embelli des fleurs de rhétorique, j'aurais contrarié mes lecteurs en arrêtant leur attention sur mes paroles et non sur le fond de l'histoire. Tel qu'il est aujourd'hui, ce livre, noble comte de Glocester, se présente humblement à vous. C'est par vos conseils que j'entends le corriger, et y faire assez distinguer votre heureuse influence pour qu'il cesse d'être la méchante production de Geoffroy, et devienne l'œuvre du fils d'un roi, de celui que nous reconnaissons pour un éminent philosophe, un savant accompli, un vaillant guerrier, un grand chef d'armée; en un mot, pour le prince dans lequel l'Angleterre aime à retrouver un second Henry.»
Ces lignes de Geoffroy de Monmouth nous donnent les moyens de conjecturer la première date de son livre. Le caractère des éloges prodigués au comte de Glocester convient au temps où ce fils naturel de Henry Ier, méconnaissant l'autorité du roi son frère, prenait en main la défense des droits et des intérêts de sa sœur l'impératrice Mathilde, comtesse d'Anjou, sans doute avec le secret espoir d'obtenir lui-même une grande part dans l'héritage du feu roi leur père. Cette guerre civile, dont les premiers succès furent suivis de revers prolongés, durait encore en 1147, quand la mort surprit le comte de Glocester. C'est donc avant cette époque, et probablement vers 1137, au début de la guerre, que Geoffroy lui présentait son livre. Alors les Gallois, sous la conduite de ce Walter Espec dont il est parlé dans la chronique de Geoffroy Gaymar, venaient de remporter une victoire signalée qui semblait faire présager le triomphe définitif de Mathilde et la déchéance de son frère Étienne Ier. Mais après les longs revers qui suivirent les succès passagers de l'année 1137, Geoffroy n'aurait plus apparemment parlé dans les mêmes termes à son patron le comte de Glocester. Au moins est-il certain qu'il n'attendit pas même la mort de ce prince pour présenter au roi Étienne un autre exemplaire de son livre, aujourd'hui conservé dans la bibliothèque de Berne.
Le préambule qu'on vient de lire semble renfermer plusieurs contradictions. Si Geoffroy n'a traduit le livre breton que pour céder aux instances de l'archidiacre d'Oxford, pour quoi le dédie-t-il au comte de Glocester?
S'il s'est contenté de rendre fidèlement et sans ornement étranger ce vieux livre breton, pourquoi remercie-t-il à l'avance le comte Robert de ses bons avis et des changements qu'il fera subir à son livre? comment enfin y retrouvons-nous les prophéties de Merlin, déjà publiées par lui longtemps auparavant?
J'ajouterai que, de son propre aveu, à partir du onzième livre, il a complété le prétendu texte breton à l'aide des souvenirs personnels de Gautier d'Oxford, cet homme si profondément versé dans la connaissance des histoires. Ut in britannico præfato sermone inveni, et a Gualtero Oxinefordensi in multis historiis peritissimo viro audivi.
Ainsi, que le livre breton ait ou non existé, il est évident que Geoffroy de Monmouth ne s'est pas contenté de le traduire ou de le reproduire: il a été embelli, développé, complété. Nous en avons la preuve dans son propre témoignage.
Maintenant, je n'élève aucun doute, je ne soulève aucune objection contre l'existence d'un livre, premier type, première inspiration de celui de Geoffroy de Monmouth. J'accorde même très-volontiers avec M. Le Roux de Lincy, auteur de précieuses recherches sur les origines du roman de Brut, que le livre modèle fut rapporté de basse Bretagne par Gautier d'Oxford, et que ce fut à ce Gautier que Geoffroy de Monmouth en dut la communication.
Mais j'oserai soutenir que le livre rapporté de la petite Bretagne, ou ne fut jamais écrit en breton, ou fut, aussitôt son arrivée en Angleterre, traduit en latin par Geoffroy de Monmouth. Et ce livre est précisément celui qu'on désigne sous le nom de chronique de Nennius.
Geoffroy de Monmouth, comme on vient de voir, exprime sa surprise de n'avoir rien lu dans le Vénérable Bède ni dans S. Gildas qui se rapportât aux anciens rois bretons, et même au fameux et populaire Artus. Bède en effet ni Gildas ne disent mot de tout cela, et si Geoffroy de Monmouth avait pu lire l'Histoire ecclésiastique d'Orderic Vital, publiée dans le temps où lui-même se mettait à l'œuvre, il n'y aurait encore rien trouvé sur ces rois ni sur ce héros. Cependant il existait un récit bien antérieur à l'histoire ecclésiastique d'Orderic, un récit dans lequel lui, Geoffroy de Monmouth, avait reconnu assurément la plupart de ces mêmes noms, et qu'il avait entre les mains, puisqu'il en pouvait transporter des phrases entières dans son propre ouvrage. C'était cette chronique de Nennius, anonyme dans les plus anciennes leçons, et dans quelques autres attribuée à Gildas le Sage. Malgré la date postérieure des manuscrits (les plus anciens sont du milieu du douzième siècle), il est impossible de contester l'époque reculée de la composition. Elle remonte au neuvième siècle, et, dans son texte le plus sincère, à l'année 857, ou, suivant MM. Parrie et J. Sharp, à 858, la quatrième du règne de S. Edmund, roi d'Estangle. Mais il faut qu'elle n'ait pas été répandue en Angleterre avant le douzième siècle; car les deux premiers historiens qui l'ont consultée sont Guillaume de Malmesbury et Henri de Huntingdon. Malmesbury lui dut le récit de l'amour de Wortigern pour la belle Rowena, fille d'Hengist, et tout ce qu'il a cru devoir rappeler de l'ancien chef des Bretons Artus. «Cet Artus,» dit-il, «source de tant de folles imaginations bretonnes; bien digne cependant d'inspirer, au lieu de fables mensongères, des relations véridiques, comme ayant été le soutien généreux de la patrie chancelante, et le vaillant promoteur de la résistance à l'oppression étrangère[9].»
Guillaume de Malmesbury nous paraît dans ce passage témoigner un double regret, et de la concision de Nennius, et des fabuleuses amplifications de Geoffroy de Monmouth, déjà devenues l'objet d'une vogue extraordinaire. Que l'Historia Britonum eût paru avant l'Historia Regum Anglorum de Malmesbury, les dernières lignes de Monmouth ne permettent pas d'en douter. «Je laisse,» dit-il, «le soin de parler des rois saxons qui régnèrent en Galles à Karadoc de Lancarven, à Guillaume de Malmesbury et à Henry de Huntingdon. Seulement, je les engage à garder le silence sur les rois bretons, attendu qu'ils n'ont pu voir le livre breton rapporté par Gautier d'Oxford, lequel j'ai traduit en latin.» Or ce livre prétendu breton était précisément, je le répète, la courte chronique latine de Nennius, et Geoffroy se faisait illusion en croyant s'en réserver seul la connaissance; car Malmesbury, avant de mettre la dernière main à sa précieuse histoire des rois anglais, put la consulter et distinguer ce que le vieux chroniqueur avait sincèrement raconté de ce que Geoffroy de Monmouth y avait gratuitement ajouté.
Mais pendant que Malmesbury faisait ainsi preuve d'un judicieux sentiment historique, les deux autres annalistes contemporains, Henri de Huntingdon et Alfred de Bewerley, admettaient sans contrôle les récits de ce même Geoffroy. Le premier, pour se consoler de les avoir connus trop tard, les résumait dans une épître jointe aux plus récentes transcriptions de son ouvrage; le second reproduisait en entier l'Historia Britonum, phrase par phrase, sinon mot par mot[10].
Je reviens à Nennius. Warton et les meilleurs critiques s'accordent à regarder la chronique qui porte ce nom comme l'œuvre d'un Breton armoricain, et M. Thomas Wright est persuadé que le texte n'en parvint en Angleterre que dans la première partie du douzième siècle[11]. Bien plus, avec une sagacité qui, suivant nous, aurait pu le conduire à d'autres inductions, mon savant ami a constaté que Geoffroy de Monmouth avait eu cette chronique du douzième siècle devant les yeux, et qu'il en avait même copié textuellement des phrases et des pages entières. Ainsi, par exemple, Geoffroy applique à la route suivie par le Troyen Brutus le récit que fait Nennius de la traversée d'un chef égyptien qui aurait peuplé l'Irlande. Voici d'abord Nennius: At ille per quadraginta et duos annos ambulavit par Africam, et venerunt ad aras Philistinorum per lacum Salinarum, et venerunt inter Ruscicadam et montes Azariæ, et venerunt per flumen Malvum, et transierunt per Mauritaniam ad Columnas Herculis, et navigaverunt Tyrrhenum mare, etc. (§ 15).
Voici maintenant Geoffroy de Monmouth (liv. I, § II):
Et sulcantes æquora cursu triginta dierum venerunt ad Africam. Deinde venerunt ad aras Philenorum et ad locum Salinarum, et navigaverunt intra Ruscicadam et montes Azaræ... Porro flumen Malvæ transeuntes, applicuerunt in Mauritaniam; deinde... refertis navibus, petierunt Columnas Herculis... utrumque tamen elapsi venerunt ad Tyrrhenum æquor.
Ces indications géographiques dont Geoffroy peut-être aurait difficilement essayé de justifier l'exactitude, et qu'il se contente de rapporter au fabuleux voyage de Brutus, pour enfler la légende bretonne aux dépens de celle des Irlandais, sont évidemment l'œuvre d'un seul des deux auteurs, c'est-à-dire de Nennius, le plus ancien des deux. Un grand nombre d'autres phrases ne permettent pas de contester l'influence de la première histoire sur la seconde: comme le récit de la présentation d'Ambrosius (le Merlin de Geoffroy) à la cour de Wortigern; la description du festin dans lequel la belle Rowena, fille d'Hengist, porte la santé du roi breton. Or, si l'on considère que Geoffroy de Monmouth avait pu dire, la chronique de Nennius sous les yeux, que le livre breton était le seul qui fît mémoire d'Artus et de ses prédécesseurs, on devra se trouver assez naturellement conduit à douter de sa parfaite sincérité, et l'on cherchera les motifs d'une pareille dissimulation. Ainsi l'on en viendra, sans trop d'effort, à présumer que cette chronique latine de Nennius était le texte original ou la traduction du livre breton, rapporté du Continent par l'archidiacre d'Oxford. Cette conjecture n'a rien à craindre de l'examen du livre breton conservé sous le titre de Brut y Brennined; car il est aujourd'hui généralement reconnu, même par les antiquaires bretons que leurs préventions ont entraînés le plus loin des réalités, que cet autre livre n'est que la traduction de l'Historia Britonum de Geoffroy de Monmouth, traduction d'une date relativement récente, au sentiment des meilleurs juges, MM. de Courson et de la Borderie, que j'ai pris soin de consulter. Si pourtant on s'en rapportait au témoignage de William Owen, le principal éditeur de la Myvyrian Archæology of Wales, on aurait conservé jusqu'à la fin du dernier siècle un manuscrit autographe de l'archidiacre d'Oxford, à la fin duquel on lisait: Moi, Gautier, j'ai traduit ce livre du gallois en latin, et, dans ma vieillesse, je l'ai traduit de latin en gallois. Mais n'est-il pas probable qu'il faudrait supprimer le premier membre de cette phrase et se contenter du second: dans ma vieillesse j'ai traduit ce livre du latin en gallois? On ne devinerait pas autrement pourquoi Gautier, possesseur et révélateur de l'original breton, aurait eu besoin de le traduire en latin, et de le remettre en gallo-breton sur sa propre traduction latine. Dans tous les cas, cette traduction latine ou bretonne de Gautier d'Oxford ne se rapporterait qu'au livre même de Geoffroy de Monmouth, et non pas à celui qui en aurait été l'occasion.
Nous avons d'autres moyens de démontrer que Geoffroy a toujours eu sous les yeux la chronique de Nennius, et qu'il ne s'est aidé d'aucun autre texte écrit. Il commence, comme Nennius, par donner le même nombre de milles à l'île de Bretagne, en longueur et en largeur; comme Nennius, il décrit la fertilité, l'aspect, les monts, les rivières, les promontoires de la contrée; il ne change rien à la chronologie du premier auteur, depuis le fabuleux Brut jusqu'au fantastique Artus. Seulement, au lieu d'un mot ou d'une ligne accordée à chaque roi, Geoffroy écrit une ligne pour un mot, un paragraphe, un chapitre pour une phrase. Tout devient pour lui matière à développement. Si vous rapprochez sa fluidité de la source originelle, vous le verrez enfler celle-ci tantôt de souvenirs d'école, tantôt de traditions nationales consacrées par les chanteurs et jongleurs de la Bretagne insulaire ou continentale; non par d'autres livres bretons ou gallois qui probablement n'existaient pas encore. Mais c'est aux légendes latines que Geoffroy va surtout demander les couleurs qu'il étend sur la première trame. Le voyage de Brutus et l'apparition des Sirènes sont empruntés à l'Énéide. La prêtresse de Diane arrêtant Brutus pour lui révéler ses destinées est imitée d'un chapitre de Solin. L'histoire d'Uter-Pendragon et d'Ygierne est le plagiat de la fable d'Amphitryon. Le roi Bladus avec ses ailes de cire est le Dédale des Métamorphoses. Le combat d'Artus contre le géant du mont Saint-Michel est la contrefaçon de la lutte d'Hercule et de Cacus. On ne pensera pas assurément que toutes ces belles choses, ignorées de Nennius, aient pu se rencontrer dans un livre écrit en bas breton longtemps avant le douzième siècle. Mais on admettra volontiers qu'un habile homme, tel qu'était réellement Geoffroy de Monmouth, ait eu recours à Virgile, à Ovide, pour broder la très-simple trame de Nennius, et il sera toujours aisé de faire la part de chacun d'eux. C'est ainsi que les brillantes couleurs d'une verrière n'empêchent pas de suivre les tiges de plomb qui l'enchâssent et la retiennent. Je ne veux pourtant pas dire que Geoffroy de Monmouth n'ait dû qu'aux poëtes latins tout ce qu'il a ajouté à Nennius: il a pris aux traditions locales ce qu'il a écrit des pierres druidiques de Stonehenge, transportées des montagnes d'Irlande dans la plaine de Salisbury; aux lais de la Bretagne appartiennent encore la touchante histoire du roi Lear, la dernière bataille d'Artus, sa blessure mortelle et sa retraite dans l'île d'Avalon.
Voici une dernière preuve du lien étroit qui unit la chronique de Nennius à celle de Geoffroy. La première s'arrêtait à la mention des douze combats d'Artus[12]. À compter de là, Geoffroy, sentant le besoin d'un autre guide, nous avertit qu'il va compléter ce qu'il avait trouvé dans le livre breton par ce qu'il a recueilli de la bouche même de l'archidiacre d'Oxford, cet homme si versé dans la connaissance de toutes les histoires. Pouvait-il avouer plus clairement la perte du bâton qui l'avait jusqu'alors soutenu? Après avoir donc suivi les légendes populaires pour ce qui regardait Artus, il se borne à mentionner les événements liés à l'histoire de la conquête anglo-saxonne. Il accepte les récits connus, sans faire pour les dénaturer un nouvel appel à ses souvenirs scolastiques. C'était le seul moyen de donner une sorte de consistance aux fables précédemment accumulées. On pouvait en effet être tenté d'accorder à ces fables une certaine confiance, en voyant celui qui les avait rassemblées se rapprocher, pour les temps mieux connus, du récit de tous les autres historiens.
Mais ici je m'attends à une objection, même de la part des mieux disposés à retrouver avec moi dans Nennius l'original de l'Historia Britonum. Pourquoi hésiterions-nous à reconnaître que cette chronique de Nennius ait été écrite en breton, et, dans cette forme, rapportée du continent en Angleterre?
Je réponds que le latin de Nennius semble accuser, non pas une traduction du douzième siècle, mais un original du neuvième, qu'on ne saurait attribuer sans scrupule à des clercs tels que Gautier d'Oxford ou Geoffroy de Monmouth. Ce latin conserve toute la rouille, toute la physionomie de la seconde partie du neuvième siècle: il semble donc l'œuvre d'un écrivain qui n'avait pas l'habitude d'écrire en latin, et qui, vivant dans un temps où les seuls lecteurs étaient des clercs, où personne encore ne s'était avisé de composer un livre breton, avait, tant bien que mal, rendu en latin ce qu'il aurait sans doute exprimé plus clairement dans l'idiome qu'il avait l'habitude de parler. Le latin de Grégoire de Tours, de Frédégaire et du moine de Saint-Gall, ce contemporain de Nennius, n'est pas celui de Suger, de Malmesbury ou de Geoffroy de Monmouth. D'ailleurs, si le livre eût été breton, comment Geoffroy de Monmouth en eût-il reproduit plusieurs passages, retrouvés textuellement dans la rédaction latine? On dira peut-être encore que Gautier l'archidiacre aura pu traduire le livre breton, et Geoffroy suivre cette traduction; mais, je le répète, l'archidiacre l'aurait traduit dans un latin moins grossier. Et puis, une fois décidé à feindre l'existence d'un texte breton, afin de pouvoir en amplifier le contenu, Geoffroy devait désirer la suppression, plutôt que la reproduction du livre qui aurait mis à découvert ses propres inventions. Aussi pouvons-nous conjecturer que s'il lui a fait tant d'emprunts plagiaires, c'est dans la conviction que l'exemplaire qu'il avait entre les mains ne serait jamais connu de personne.
Et puis les autres objections qu'on peut faire à l'existence d'une chronique bretonne du neuvième siècle, conservent toute leur force. Pourquoi aurait on écrit ce livre? Pour ceux qui n'entendaient que le breton? Mais ceux-là étaient aussi incapables de lire le breton que le latin. On n'apprenait à lire qu'en se mettant au latin, et c'est par la science de la lecture que les clercs étaient distingués de tous les autres Français, Anglais ou Bretons[13]. Admettez au contraire qu'au neuvième siècle un clerc ait eu la bonne pensée de marcher sur les traces du vénérable Bède, en inscrivant dans la seule langue alors littéraire les traditions vraies ou fabuleuses de ses compatriotes, les difficultés qui nous arrêtaient disparaissent. Cette chronique, rarement transcrite en basse Bretagne où elle était née, n'aura passé qu'au douzième siècle dans la Bretagne insulaire, par les mains de l'archidiacre d'Oxford: Geoffroy de Monmouth en aura reçu la communication, et, la supposant entièrement inconnue, il en aura fait la base d'une plus large composition; mais comme, en avouant la source à laquelle il avait puisé, il s'exposait à ce qu'on lui demandât compte de tout ce qu'il avait ajouté, il aura prévenu les objections en supposant l'existence d'un autre livre tout différent de celui qu'il avait entre les mains.
Maintenant, si le premier Gildas, si le vénérable Bède n'avaient rien dit des rois bretons cités dans la chronique de Nennius, leur silence est facile à justifier. Tous ces princes, fabuleux descendants du Troyen Brutus, n'étaient encore connus que dans la petite Bretagne où l'on en avait fait les naturels émules des Francus et des Bavo des légendes françaises et belges. Si Bède n'a même pas écrit une seule fois le nom d'Artus, c'est peut-être parce que le souvenir du héros breton ne s'était perpétué que parmi les habitants de l'Armorique et du pays de Galles. Bède, Anglo-Saxon d'origine, écrivant l'histoire des Anglais, n'avait pas à se préoccuper des fables bretonnes[14]. Pour saint Gildas, il n'avait rien à dire des généreux efforts d'Artus pour résister à l'oppression des Anglais, dans le petit nombre de pages où sont énumérés les malheurs et les péchés de ses compatriotes. Artus avait cependant existé: il avait réellement lutté contre l'établissement des Saxons, et le souvenir de ses glorieux combats s'était conservé dans le cœur des Bretons réfugiés, les uns dans les montagnes du pays de Galles, les autres dans la province de France habitée par leurs anciens compatriotes. Il était devenu le héros de plusieurs lais fondés sur des exploits réels. Mais l'imagination populaire n'avait pas tardé à le transformer; chaque jour les lais qui le célébraient avaient pris un développement plus chimérique. De défenseur plus ou moins heureux de la patrie insulaire, il devint ainsi le vainqueur des Saxons; le souverain des trois royaumes; le conquérant de la France, de l'Islande, du Danemark; la terreur de l'empereur de Rome. Bien plus, affranchi de la loi commune, les Fées l'avaient transporté dans l'île d'Avalon; elles l'y retenaient pour le faire un jour reparaître dans le monde et rendre aux Bretons leur ancienne indépendance. Tel était déjà l'Artus des chants bretons, longtemps avant la rédaction de Geoffroy de Monmouth. Ces chants, surtout répandus en Armorique, étaient écoutés dans toute la France avec une grande curiosité, au moment où la récente conquête des Normands leur assurait en Angleterre un accueil également favorable. C'est alors que Geoffroy de Monmouth s'appuya de la chronique informe de Nennius pour faire entrer ces traditions fabuleuses dans la littérature latine, d'où bientôt elles devaient passer dans nos Romans de la Table ronde.
Mais Nennius tient dans les domaines de la véritable histoire une place que Geoffroy s'est interdit le droit de réclamer. S'il a recueilli beaucoup de traditions fabuleuses, il l'a fait de bonne foi. On reconnaît dans son livre plus d'un souvenir précieux et sincère. La passion de Wortigern pour la fille d'Hengist, la perfidie des Saxons, les vains efforts des Bretons pour éloigner ces terribles auxiliaires, tout cela est du domaine des faits réels. L'auteur, étranger aux procédés de la composition littéraire, rapporte avec une parfaite candeur les deux opinions répandues de son temps sur l'origine des Bretons. «Les uns,» dit-il, «nous font descendre de Brutus, petit-fils du Troyen Énée; les autres soutiennent que Brutus était petit-fils d'Alain, celui des descendants de Noé qui alla peupler l'Europe.» Ainsi, tout en se rendant l'écho des traditions populaires, Nennius ne se prononce pas entre elles et garde la mesure qu'on peut attendre d'un historien sincère. Il ne parle pas même de Merlin, mais d'un certain Ambrosius dont on a fait le premier nom du fabuleux prophète des Bretons. Pour Nennius, Ambrosius n'est pas encore un être surnaturel, c'est le fils d'un comte ou consul romain. Il ne raconte pas les amours d'Uter-Pendragon et d'Ygierne, renouvelées d'Ovide. Il se contente de nous dire d'Artus qu'il conduisait les armées bretonnes, et qu'il avait livré douze glorieux combats aux ennemis de son pays. «Au temps d'Octa, fils d'Hengist,» lisons-nous à la fin de son livre, «Artus résistait aux Saxons, ou plutôt les Saxons attaquaient les rois bretons qui avaient Artus pour conducteur de leurs guerres[15]. Bien qu'il y eût des Bretons de plus noble race, il fut élu douze fois pour les commander et fut autant de fois victorieux. Le premier de ses combats fut livré à l'embouchure de la rivière Glem (à l'extrémité du Northumberland); les quatre suivants, sur une autre rivière nommée par les Bretons le Douglas (à l'extrémité méridionale du Lothian); le sixième, sur la rivière Bassas (près de Nort-Berwick); le septième, dans la forêt de Célidon (peut-être Calidon ou Calédonienne); le huitième, près de Gurmois-Castle (près de Yarmouth). Ce jour-là, Artus porta sur son bouclier l'image de la sainte Vierge, mère de Dieu, et, par la grâce de Notre-Seigneur et de sainte Marie, il mit en fuite les Saxons et les poursuivit longtemps en faisant d'eux un grand carnage. Le neuvième fut dans la ville de Légion appelée Cairlion (Exeter); le dixième, sur le sable de la rivière Ribroit (dans le Somersetshire); le onzième, sur le mont nommé Agned Cabregonium (Catbury); le douzième, enfin, longtemps et vivement disputé, devant le mont Badon (Bath), où il parvint à s'établir. Dans ce dernier combat, il tua de sa main neuf cent quarante ennemis. Les Bretons avaient obtenu l'avantage dans tous ces engagements; mais nulle force ne pouvait prévaloir contre les desseins de Dieu. Plus les Saxons éprouvaient de revers, plus ils demandaient de renforts à leurs frères de la Germanie, qui ne cessèrent d'arriver jusqu'au temps d'Ida, le fils de Eoppa, et le premier prince de race saxonne qui ait régné en Bernicie et à York.»
Il y a loin de ce témoignage, peut-être entièrement historique, à ce qu'on devait trouver sur le héros breton dans le livre de Geoffroy de Monmouth.
M. Thomas Wright a déjà parfaitement reconnu que la plupart des additions faites à Nennius par le bénédictin anglais ne pouvaient être traduites d'un livre breton. Passons rapidement en revue ces additions. L'histoire de Brut ou Brutus y est exposée avec autant de confiance et de netteté que s'il s'était agi d'un prince contemporain. On nous donne ses lettres missives, les délibérations de son conseil, ses discours et ceux qu'on lui adresse, les fêtes de son mariage. Avant d'arriver au terme de ses voyages de long cours, voyages renouvelés de l'Énéide, il aborde sur le rivage gaulois, où Turnus, un de ses capitaines, bâtit la ville de Tours, comme Homère, ajoute Geoffroy, l'avait déjà raconté. Assurément personne, au temps de Geoffroy, n'était en mesure de rechercher dans Homère la mention d'un pareil fait. Mais le conteur savait bien qu'on l'en croirait sur parole[16]. Il arrive enfin dans l'île d'Albion, marquée par l'oracle de Diane pour le terme et la récompense de ses travaux. Il impose son nom à la contrée et construit avant de mourir une grande ville qu'il appelle Troie-Neuve, ou Trinovant, en souvenir de Troie: nom plus tard remplacé par celui de London. «De London,» ajoute Geoffroy, «les étrangers» (c'est-à-dire apparemment les Normands) «ont fait Londres.»
L'histoire fabuleuse des successeurs de Brutus doit moins à Virgile, et plus aux traditions orales de la Bretagne. À l'occasion du roi Hudibras, Geoffroy exprime un scrupule assez inattendu: «Comme ce prince,» dit-il, «élevait les murs de Shaftesbury, on entendit parler une aigle; et je rapporterais son discours, si le fait ne me semblait moins croyable que le reste des histoires.» (Livre II, § 9.) Les prophéties de l'aigle de Shaftesbury étaient célèbres parmi les anciens Bretons: dans son douzième et dernier livre, Geoffroy, malgré l'incrédulité qu'il avait d'abord affectée, assurera qu'en l'année 688, le roi de la Petite-Bretagne Alain les avait consultées en même temps que les livres des Sibylles et de Merlin, pour savoir s'il devait ou non mettre ses vaisseaux à la disposition de Cadwallader.
Après Hudibras viennent Bladus, fondateur de Bath;—Leir ou Lear, si fameux par les ballades et par Shakespeare;—Brennus, le conquérant de l'Italie;—Elidure, Peredure, dont les poëtes allemands s'emparèrent plus tard;—Cassibelaun, le rival de César. Enfin, sous le règne de Lucius, vers 170 de l'ère nouvelle, la foi chrétienne est pour la première fois introduite en Grande-Bretagne par les missionnaires du pape Éleuthère. Geoffroy traduit ici Nennius, et ne laisse pas soupçonner l'autre courant des traditions bretonnes qui rapportaient l'origine de la prédication évangélique à Joseph d'Arimathie, comme elle est exposée dans le roman du Saint-Graal. Je donne ailleurs l'explication du silence qu'il a gardé.
Plus loin Geoffroy rappellera, peut-être avec plus d'exactitude qu'on ne l'admet aujourd'hui, la grande émigration bretonne en Armorique, à l'époque du tyran Maxime: il racontera l'histoire des Onze mille vierges, enfin l'arrivée de Constantin, frère d'Audren, roi de la Petite-Bretagne. Constantin fut proclamé roi de l'île d'Albion, et c'est à partir de l'histoire de ce prince que Geoffroy de Monmouth est mis à contribution par l'auteur ou les auteurs des romans de Merlin et d'Artus. Je ne vais plus m'attacher qu'aux passages de l'Historia Britonum reproduits ou imités par les romanciers.
Constantin avait laissé trois fils: Constant, Aurélius Ambroise et Uter-Pendragon.
Constant, l'aîné, fut d'abord relégué dans un monastère; mais Wortigern, un des principaux conseillers de Constantin, l'en avait tiré pour le faire proclamer roi. Sous ce prince faible et timide, Wortigern gouverna sans contrôle; si bien qu'aspirant lui-même à la couronne, il entoura le Roi-moine de serviteurs choisis parmi les Pictes, et, sur un prétexte d'irritation envenimé par le ministre ambitieux, ces étrangers massacrèrent le pauvre roi qu'ils devaient défendre. Ils se confiaient dans la reconnaissance du premier instigateur du crime: ils se trompèrent. Wortigern recueillit le fruit du meurtre, mais, à peine couronné, il fit pendre les meurtriers de celui dont il recueillait la couronne.
Cependant personne ne doutait de la part qu'il avait prise à la mort de Constant. Ceux qui gardaient les deux autres fils de Constantin se hâtèrent de mettre en sûreté leur vie, en les faisant passer dans la Petite-Bretagne, où le roi Bude les accueillit et pourvut à leur éducation.
Wortigern, l'usurpateur, se vit bientôt menacé d'un côté par les Pictes, qui voulaient venger les meurtriers de Constant, de l'autre par les deux frères dont il occupait le trône. Pour conjurer ce double danger, il appela les Saxons à son aide. Ici, Geoffroy raconte au long, d'après Nennius, l'arrivée d'Hengist, l'amour de Wortigern pour la belle Rowena, ses démêlés avec les Saxons. Mais l'auteur du roman de Merlin a passé sous silence tous ces détails et s'est contenté de dire d'après Geoffroy: «Tant fist Anguis et pourchaça que Vortiger prist une soe fille à feme, et saichent tuit cil qui cest conte orront que ce fu celle qui premierement dist en cest roiaume: Garsoil.»
Dans Geoffroy de Monmouth, le roi Wortigern est invité à un somptueux banquet, et, quand il est assis, la fille de Hengist entre dans la salle, tenant à la main une coupe d'or remplie de vin; elle approche du Roi, s'incline courtoisement et lui dit: Lawerd King, Wevs heil! Le Roi, subitement enflammé à la vue de sa grande beauté, demande à son latinier ce que la jeune dame avait dit et ce qu'il lui fallait répondre: «Elle vous appelle Seigneur roi, et elle offre de boire à votre santé. Vous devez lui répondre: Drinck heil! Ainsi fit Wortigern, et, depuis ce temps, la coutume s'est établie en Bretagne, quand on boit à quelqu'un, de lui dire Wevs heil et de l'entendre répondre Drinck heil.»—De cette tradition paraît venir notre mot français trinquer et l'ancienne expression si fameuse de vin de Garsoi ou Guersoi, c'est-à-dire versé pour porter des santés, à la fin des repas. Au reste, c'est aux Anglais à nous dire aujourd'hui quelle est la meilleure forme de ce mot: Garsoil ou Wevs heil, et quel respect on garde encore pour cet ancien et patriotique usage.
Wortigern, victime de la confiance qu'il accordait aux Saxons, s'était retiré dans la Cambrie ou pays de Galles. Ses magiciens ou astrologues lui conseillèrent alors d'élever une tour assez forte pour ne lui laisser rien craindre de ses ennemis. Il choisit pour le lieu de cette construction le mont Friri; mais, chaque fois que le bâtiment commençait à monter, les pierres se séparaient et croulaient l'une sur l'autre. Le Roi demande à ses magiciens de conjurer ce prodige: ils répondent, après avoir consulté les astres, qu'il fallait trouver un enfant né sans père, et humecter de son sang les pierres et le ciment dont on se servait. Messagers sont envoyés à la recherche de l'enfant: un jour, en traversant la ville nommée depuis Kaermerdin[17], ils remarquent plusieurs jeunes gens jouant sur la place; et bientôt une dispute s'élève: «Oses-tu bien,» disait l'un d'eux, «te quereller avec moi! Sommes-nous de naissance pareille? Moi, je suis de race royale par mon père et par ma mère. Toi, personne ne sait qui tu es; tu n'as jamais eu de père.» En entendant ces mots, les messagers approchent de Merlin; ils apprennent qu'en effet l'enfant n'a jamais connu son père, et que sa mère, fille du roi de Demetie (le Southwall), vivait retirée dans l'église de Saint-Pierre, parmi les nonnes. La mère et le fils sont aussitôt conduits devant Wortigern, et la dame interrogée répond: «Mon souverain seigneur, sur votre âme et sur la mienne, j'ignore complétement ce qui m'est arrivé. Tout ce que je sais, c'est que, me trouvant une fois avec mes compagnes dans nos chambres, je vis paraître devant moi un très-beau jouvenceau, qui me prit dans ses bras, me donna un baiser, puis s'évanouit. Maintes fois, il revint comme j'étais seule, mais sans se découvrir. Enfin, je le vis à plusieurs reprises sous la forme d'un homme, et il me laissa avec cet enfant. Je jure devant vous que jamais je n'eus de rapport avec un autre que lui.» Le Roi, étonné, fit venir le sage Maugantius: «J'ai trouvé,» dit celui-ci, dans les livres des philosophes et les anciennes histoires, que plusieurs hommes sont nés de la même façon. Apuléius nous apprend dans le livre du Démon de Socrate qu'entre la lune et la terre habitent des esprits que nous appelons Incubes. Ils tiennent de la nature des hommes et de celle des anges; ils peuvent à leur gré prendre la forme humaine et converser avec les femmes. Peut-être l'un d'eux a-t-il visité cette dame et déposa-t-il un enfant dans ses flancs[18].»
L'histoire des deux dragons découverts dans les fondements de la tour, leur combat acharné, les explications données par Merlin, et la construction de la haute tour, tout cela se trouvait dans Nennius avant d'être amplifié par Geoffroy de Monmouth, et a été fidèlement suivi par Robert de Boron. Au milieu de son récit, Geoffroy intercale les prophéties de Merlin que, dit-il, il a traduites du breton, à la prière d'Alexandre, évêque de Lincoln. Ces prophéties ont été admises dans un assez grand nombre de manuscrits du roman de Merlin; mais on ne peut nier qu'elles ne soient, au moins dans leur forme latine, l'œuvre de Geoffroy de Monmouth. Comme les lais bretons, elles s'étaient conservées dans la mémoire des harpeurs et chanteurs populaires: et c'est de ces traditions ondoyantes et mobiles, comme il convient à des prophéties, que Geoffroy dut tirer la rédaction que nous en avons conservée, et qui eut aussitôt dans l'Europe entière un si grand retentissement.
Voici les autres récits de l'Historia Britonum que s'est appropriés l'auteur du roman de Merlin et que Geoffroy n'avait pas trouvés dans Nennius.
Wortigern, après la première épreuve du savoir de Merlin, désire apprendre ce qui peut encore le menacer, et la façon doit il doit mourir. Merlin l'avertit d'éviter le feu des fils de Constantin. «Ces princes voguent déjà vers l'île de Bretagne; ils chasseront les Saxons, ils te contraindront à chercher un refuge dans une tour à laquelle ils mettront le feu. Hengist sera tué, Aurélius Ambroise couronné. Il aura pour successeur son frère Uter-Pendragon.»
Les événements répondent à la prédiction; mais, chez le romancier, l'intervention de Merlin est permanente et plus décisive. Le transport des pierres d'Irlande dans la plaine de Salisbury, ces pierres si fameuses sous le nom de Stonehenge et de Danse des géants, est mieux et plus longuement raconté par Geoffroy; l'événement est placé sous le règne d'Ambrosius-Uter, qui aurait ainsi voulu consacrer la sépulture des Bretons immolés par les Saxons, et dont les corps reposaient dans la plaine; tandis que le romancier fait arriver les pierres un peu plus tard, pour entourer la tombe de ce roi Ambrosius, frère aîné d'Uter-Pendragon.
C'est encore à Geoffroy que les romanciers ont emprunté l'histoire des amours d'Ygierne et d'Uter et la naissance d'Artus. Mais, chez le latiniste, Artus succède à son père, sans passer par l'épreuve de l'épée fichée dans l'enclume du perron.
Plusieurs des héros secondaires de nos romans sont nommés par Geoffroy, mais avec une rapidité qui permet de croire que leur célébrité populaire n'était pas encore très-bien établie. Tels sont les trois frères Loth, Urien et Aguisel d'Écosse. Loth, ici comme dans les romans, époux de la sœur d'Artus, a deux fils, le fameux Walgan ou Gauvain, et Mordred, qui devait trahir son oncle Artus. Artus a épousé Gwanhamara (la belle Genièvre), issue d'une noble famille romaine. Il a pour premier adversaire le Norwégien Riculf, le même que le roi Rion qui, dans le roman d'Artus, voudra réunir aux vingt-huit barbes royales de son manteau celle du roi Léodagan de Carmélide, père de Genièvre. Frollo, roi des Gaules, est également vaincu par Artus, et bientôt après l'empereur Lucius de Rome vient dans les plaines de Langres payer de sa vie l'audace qu'il avait eue de déclarer la guerre aux Bretons.
La belle description des fêtes du couronnement d'Artus, due à l'imagination et aux souvenirs classiques de Geoffroy, n'est pas reproduite dans le roman, où elle eût été peut-être mieux à sa place. Mais les conteurs français ont emprunté à Geoffroy le récit du combat d'Artus contre le géant du mont Saint-Michel. Quelques jours après la grande victoire remportée sur les Romains et les Gaulois, Artus reçoit la nouvelle de la révolte de Mordred et de l'infidélité de Gwanhamara. Après avoir tué son neveu, il est lui-même mortellement blessé, et de là transporté dans l'île d'Avalon, où Geoffroy nous permet de supposer, sans le dire expressément, que les fées l'ont guéri de ses plaies et le tiennent en réserve pour la future délivrance des Bretons.
Nous ne suivrons pas l'Historia Britonum au-delà de la mort d'Artus. Les deux derniers livres se rapportent aux successeurs du héros breton et n'ont plus d'intérêt pour l'étude particulière des Romans de la Table ronde. Il nous suffit d'avoir rappelé les passages du livre latin dont les romanciers ont évidemment profité. Ce que Geoffroy de Monmouth dit de Gwanhamara qui, au mépris de son premier mariage, avait accepté pour époux Mordred, prouve que cet historien ou plutôt ce conteur n'avait aucune idée du roman de Lancelot. D'ailleurs ses omissions dans la longue liste de tous les personnages illustres qui assistèrent aux fêtes du couronnement d'Artus permet également de penser que la plupart des héros de la Table ronde, Yvain, Agravain, Lionel, Galehaut, Hector des Mares, Sagremor, Baudemagus, Bliombéris, Perceval, Tristan, Palamède, le roi Marc, la belle Yseult et Viviane n'existaient pas, ou du moins n'avaient pas encore figuré dans une composition littéraire. Il faut en dire autant de la Table ronde elle-même, dont Geoffroy n'a pas dit un seul mot. Uter-Pendragon, Artus et Merlin, voilà les trois portraits dont il a fourni la première esquisse aux romanciers, et c'est en partant de là qu'ils sont arrivés à tous les beaux récits qui durant plusieurs siècles devaient charmer le monde.
L'Historia Britonum produisit en France et en Angleterre un effet immense. Les manuscrits s'en multiplièrent; tous les clercs voulurent aussitôt l'avoir entre les mains. Geoffroy de Monmouth, bientôt après nommé évêque de Saint-Azaph, reçut le surnom d'Artus, le héros dont il venait de consacrer la renommée. Son livre fut une sorte de révélation inattendue pour Henry de Huntingdon, pour Alfred de Bewerley, pour Robert du Mont-Saint-Michel, qui n'exprimèrent aucun doute sur l'existence de l'original breton et l'exactitude de la traduction. Mais on n'accueillit pas en tous lieux ces fabuleux récits avec la même confiance. Dans le pays de Galles même, source adoptive, sinon primitive, des fictions bretonnes, il y eut des protestations dont un auteur contemporain, d'ailleurs assez crédule de sa nature, Giraud de Galles ou Giraldus Cambrensis, s'est rendu l'organe d'une assez plaisante façon. C'est en parlant d'un certain Gallois doué de la faculté d'évoquer les malins esprits et de les conjurer. Cet homme, ayant su qu'un de ses voisins était tourmenté par ces esprits de ténèbres, s'avisa de placer l'Évangile de saint Jean sur la poitrine du malade; aussitôt les démons s'évanouirent comme une volée d'oiseaux. Il tenta sans désemparer une seconde expérience: à la place de l'Évangile, il posa le livre de Geoffroy Arthur; aussitôt les démons revinrent en foule, couvrirent et le livre et tout le corps de celui qui le tenait, de façon à le tourmenter beaucoup plus qu'ils n'avaient jamais fait[19]. Il faut avouer que l'épreuve était on ne peut plus décisive.
Mais un autre témoignage bien autrement honorable pour le sentiment critique des contemporains de Geoffroy de Monmouth est celui de Guillaume de Newburg, De rebus anglicis sui temporis libri quinque, dont la chronique fut publiée vers la fin du douzième siècle. On dit qu'il avait voué une haine particulière aux Bretons, et que c'était pour satisfaire une vengeance personnelle qu'il avait attaqué le livre de Geoffroy. Peu importe: il nous suffit d'être obligés de reconnaître dans son invective une argumentation solide et la preuve que tout ou presque tout semblait déjà fabuleux dans le livre dont il ne conteste d'ailleurs ni l'ancienneté ni l'origine bretonne.
«La race bretonne,» dit Guillaume de Newburg, «qui peupla d'abord notre île, eut dans Gildas un premier historien que l'on rencontre rarement et dont on a fait de rares transcriptions, en raison de la rudesse et de la fadeur de son style[20]. C'est pourtant un monument précieux de sincérité. Bien que Breton, il n'hésite pas à gourmander ses compatriotes, aimant mieux en dire peu de bien et beaucoup de mal que de dissimuler la vérité. On voit par lui combien ils étaient peu redoutables comme guerriers, et peu fidèles comme citoyens.
«À l'encontre de Gildas, nous avons vu de notre temps un écrivain qui, pour effacer les souillures du nom breton[21], a ourdi une trame ridiculement fabuleuse, et, par l'effet d'une sotte vanité, nous les a présentés comme supérieurs en vertu guerrière aux Macédoniens et aux Romains. Cet homme, nommé Geoffroy, a reçu le surnom d'Artus, pour avoir décoré du titre d'histoire et présenté dans la forme latine les fables imaginées par les anciens Bretons à propos d'Artus, et par lui fort exagérées. Il a fait plus encore, en écrivant en latin, comme une œuvre sérieuse et authentique, les prophéties très-mensongères d'un certain Merlin auxquelles il a de lui-même beaucoup ajouté. C'est là qu'il nous présente Merlin comme né d'une femme et d'un démon incube, et comme étant doué d'une vaste prescience, sans doute en raison de la sainteté de son père; tandis que le bon sens, d'accord avec les livres sacrés, nous apprend que les démons, étant privés de la clarté divine, ne voient rien des choses qui ne sont pas encore et ne peuvent que conjecturer la suite de quelques événements d'après les signes qui sont à leur portée aussi bien qu'à la nôtre. Il est aisé de reconnaître la fausseté de ces prédictions de Merlin, pour tout ce qui touche aux événements arrivés en Angleterre depuis la mort de ce Geoffroy. Il avait traduit, dit-il, du breton ces impertinences; en tout cas il les a fortifiées de ses propres inventions, comme il convient d'en avertir ceux qui seraient tentés d'y ajouter la moindre confiance. Pour les événements arrivés avant le temps où il écrivait, il a pu donner à ces prophéties toutes les additions nécessaires, afin de les mettre en rapport avec les événements mêmes; mais, quant au livre qu'il appelle Histoire des Bretons, il faut être tout à fait étranger aux anciennes annales, pour ne pas voir les insolents et audacieux mensonges qu'il ne cesse d'y accumuler. Je passe tout ce qu'il nous raconte des gestes des Bretons avant Jules César, gestes peut-être inventés à plaisir par d'autres, mais présentés par lui comme authentiques. Je passe ce qu'il ajoute à la gloire des Bretons, depuis Jules César qui les avait subjugués jusqu'au temps d'Honorius, quand les Romains abandonnèrent l'île, pour pourvoir à leur propre défense sur le continent. On sait que les Bretons ainsi laissés à la merci de leurs ennemis eurent alors pour roi Wortigern, le premier qui réclama le secours d'Hengist, chef des Saxons ou Anglais. Ceux-ci, après avoir repoussé les Pictes et les Écossais, cédèrent à l'appât que leur présentait d'un côté la fertilité de l'île, de l'autre la lâcheté de ceux qui les avaient appelés à leur défense. Ils s'établirent en Bretagne, accablèrent ceux qui essayèrent de leur résister, et contraignirent les misérables restes de leurs adversaires, ceux qu'on nomme aujourd'hui les Gallois, à chercher un refuge sur des hauteurs ou dans des forêts également inaccessibles. Les Anglais victorieux eurent une suite de rois très-puissants, entre autres le petit-neveu d'Hengist, Éthelbert, qui, réunissant sous son sceptre toute l'île d'Albion jusqu'à l'Humber, reçut la loi de l'Évangile annoncée par Augustin. Alfred ajouta le Northumberland aux précédentes conquêtes, après une grande victoire sur les Bretons et les Écossais. Edwin fut son successeur; Oswald vint après Edwin, et ne trouva pas dans l'île entière la moindre résistance. Tout cela, le Vénérable Bède, dont personne ne récuse le témoignage, l'a parfaitement établi. Il faut donc reconnaître le caractère fabuleux de tout ce que ce Geoffroy a écrit d'Artus et de ses successeurs d'après quelques autres et d'après lui-même. Il a rassemblé ces mensonges, soit par un éloignement coupable de la vérité, soit dans l'intention de plaire aux Bretons, dont la plupart sont, dit-on, assez stupides, pour attendre encore Artus et soutenir qu'il n'est pas mort. À Wortigern il fait succéder Aurélius Ambroise, qui aurait vaincu les Saxons et reconquis l'île entière. Après Ambroise aurait régné son frère Uter-Pendragon avec la même autorité. C'est alors qu'il insère tant de rêveries mensongères à l'occasion de Merlin. Artus, prétendu fils de ce prétendu Uter, aurait été le quatrième roi des Bretons à partir de Wortigern; de même que, dans la véritable histoire de Bède, Éthelbert, converti par Augustin, est le quatrième roi des Saxons à partir d'Hengist. Ainsi le règne d'Artus et celui d'Éthelbert devaient être contemporains. Mais on voit aisément ici de quel côté se trouve la vérité. C'est précisément l'époque du règne d'Éthelbert qu'il choisit pour élever la gloire et les exploits de son Artus; qu'il le fait triompher des Anglais, des Écossais, des Pictes; réduire au joug de ses armes l'Irlande, la Suède, les Orcades, le Danemark, l'Islande: peu de jours lui suffisent pour lui faire conquérir les Gaules elles-mêmes, que Jules César avait eu bien de la peine à réduire en dix ans; de façon que le petit doigt de ce Breton aurait été plus fort que les reins du plus grand des Césars. Enfin, après tant de triomphes, il fait revenir Artus en Bretagne et présider une grande fête avec les princes et les rois subjugués, en présence des trois archevêques de Londres, de Carléon et d'York, bien que les Bretons n'eussent pas alors un seul archevêque. Pour couronner tant de fables, notre conteur fait engager une grande guerre contre les Romains: Artus est d'abord vainqueur d'un géant de merveilleuse grandeur, bien que, depuis le temps de David, personne de nous n'ait entendu parler d'aucun géant. À cette guerre des Romains il fait concourir tous les peuples de la terre, les Grecs, les Africains, les Espagnols, les Parthes, les Mèdes, les Libyens, les Égyptiens, les Babyloniens, les Phrygiens, qui tous périssent dans le même combat, tandis qu'Alexandre, le plus fameux des conquérants, mit à conquérir tant de nations diverses plus de douze années. Comment tous les historiographes qui ont pris si grand soin de raconter les événements des siècles passés, qui nous en ont même transmis d'une importance fort contestable, auraient-ils pu passer sous silence les actions d'un héros si incomparable? Comment n'auraient-ils rien dit non plus de ce Merlin aussi grand prophète qu'Isaïe? Car la seule différence entre eux, c'est que Geoffroy n'a pas osé faire précéder les prédictions qu'il prête à Merlin de ces mots: Voici ce que dit le Seigneur, et qu'il a rougi de les remplacer par ceux-ci: Voici ce que dit le diable. Notez enfin qu'après nous avoir représenté Artus mortellement frappé dans un combat, il le fait sortir de son royaume pour aller guérir ses plaies dans une île que les fables bretonnes nomment l'île d'Avalon; et qu'il n'ose pas dire qu'il soit mort, par la crainte de déplaire aux Bretons, ou plutôt aux Brutes qui attendent encore son retour.»
Je ne vois pas bien ce que la critique moderne pourrait dire de plus contre ce fameux livre de Geoffroy de Monmouth. Les bons esprits ne l'avaient donc accepté que comme un recueil d'histoires controuvées à plaisir, auxquelles les Bretons seuls pouvaient ajouter une foi sérieuse.
Mais ce jugement lui-même permettait à l'imagination et aux fantaisies poétiques de prendre l'essor. Geoffroy avait donné l'exemple dont nos romanciers avaient besoin et qu'ils ne tardèrent pas à suivre. La courte, informe et cependant précieuse chronique de Nennius avait éveillé la verve de Geoffroy de Monmouth; et ce que Nennius avait été pour lui, Geoffroy le fut pour Robert de Boron, et pour les auteurs des autres romans en prose et en vers, dont la France nous semble avoir le droit de réclamer la composition, et qui devaient produire une si grande révolution dans la littérature et même dans les mœurs de toutes les nations chrétiennes.
 § III.
LE POÈME LATIN: Vita Merlini.
Avant d'aborder les romans de la Table ronde, il faut épuiser l'œuvre de celui qui paraît en avoir fait naître la pensée.
Les Prophéties de Merlin forment maintenant le septième livre de l'Historia Britonum. Elles avaient été rédigées avant la publication de cette histoire, et l'auteur les avait envoyées séparément à l'évêque de Lincoln. Orderic Vital, dont la chronique finit en 1128, Henri de Huntingdon et Suger, qui n'avaient pas connu l'Historia Britonum, avaient fait usage des Prophéties. D'ailleurs, Geoffroy de Monmouth a constaté cette antériorité: «Je travaillais à mon histoire,» dit-il au début du septième livre, «quand, l'attention publique étant récemment attirée sur Merlin[22], je publiai ses prophéties, à la prière de mes amis, et particulièrement d'Alexandre, évêque de Lincoln, prélat d'une sagesse et d'une piété éminentes, et qui se distinguait entre tous, clercs ou laïques, par le nombre et la qualité des gentilshommes que retenait auprès de lui sa réputation de vertu et de générosité. Dans l'intention de lui être agréable, j'accompagnai l'envoi de ces prophéties d'une lettre que je vais transcrire...»
Dans cette lettre, Geoffroy se flatte d'avoir répondu aux vœux du prélat en interrompant l'Historia Britonum pour traduire du breton en latin les Prophéties de Merlin. «Mais,» ajoute-t-il «je m'étonne que vous n'ayez pas demandé ce travail à quelque autre plus savant et plus habile. Sans vouloir rabaisser aucun des philosophes anglais, j'ai le droit de dire que vous-même, si les devoirs de votre haute position vous en eussent laissé le temps, auriez mieux que personne composé de pareils ouvrages.»
Soit que l'évêque Alexandre eût regretté d'avoir demandé un livre dont l'Église contestait l'autorité, soit que ce livre n'eût pas répondu à ce qu'il en attendait, soit enfin qu'il eût oublié, comme cela n'arrive que trop souvent, les promesses faites à l'auteur, il mourut sans avoir donné à Geoffroy le moindre témoignage de gratitude; et nous l'apprenons dès le début du poëme de la Vita Merlini.
«Prêt à chanter la folie furieuse et les agréables jeux[23] de Merlin, c'est à vous, Robert, de diriger ma plume; vous, honneur de l'épiscopat et que la philosophie a parfumé de son nectar; vous qui brillez entre tous par votre science; vous le guide et l'exemple du monde. Soyez favorable à mon entreprise; accordez au poëte une bienveillance qu'il n'avait pas trouvée dans le prélat auquel vous avez mérité de succéder.
«Je voudrais entreprendre vos louanges, rappeler vos mœurs, vos antécédents, votre noble naissance, l'intérêt public qui faisait désirer votre élection au peuple et au clergé de l'heureuse et glorieuse ville de Lincoln; mais il ne suffirait pas, pour parler dignement de vous, de la lyre d'Orphée, de la science de Maurus, de l'éloquence de Rabirius.....»
  Fatidici vatis rabiem musamque jocosam
  Merlini cantare paro: tu corrige carmen,
  Gloria Pontificum, calamos moderando, Roberte.
  Scimus enim quia te perfudit nectare sacro
   Philosophia suo, fecitque per omnia doctum,
  Ut documenta dares, dux et præceptor in orbe.
  Ergo meis cœptis faveas, vatemque tueri
  Auspicio meliore velis quam fecerit alter
  Cui modo succedis, merito promotus honore.
  Sic etenim mores, sic vita probata genusque
  Utilitasque loci clerus populusque petebant,
  Unde modo felix Lincolnia fertur ad astra.
Le poëme contient 1530 vers, et doit être un des derniers ouvrages de l'auteur. «Bretons,» s'écrie-t-il en l'achevant, «tressez une couronne à votre Geoffroy de Monmouth. Il est bien vôtre en effet, car autrefois il a chanté vos exploits et ceux de vos chefs dans le livre que le monde entier célèbre sous le nom de Gestes des Bretons.»
  Duximus ad metam carmen. Vos ergo, Britanni,
  Laurea serta date Gaufrido de Monumeta:
  Est enim vester, nam quondam prœlia vestra
  Vestrorumque ducum cecinit scripsitque libellum
  Quem nunc Gesta vocant Britonum celebrata per orbem.
Il semble donc qu'on ne pouvait élever des doutes sur l'auteur de ce poëme. Le style rappelle l'Historia Britonum, autant que la prose peut rappeler la versification: et Geoffroy avait déjà prouvé qu'il aimait à faire des vers, par ceux dont il a parsemé, sans la moindre nécessité, son histoire. Il loue ses patrons dans les deux ouvrages, avec la même emphase; et si, dans le premier, il fait appel à la générosité du prélat dont il accuse, dans le second, le défaut de reconnaissance, c'est qu'il n'aura pas ressenti les effets attendus de cette générosité. Il avait loué en pure perte, comme notre rimeur français Wace, lequel, après avoir vanté la libéralité du roi Henry II d'Angleterre, finit tristement son poëme de Rou en regrettant l'oubli de ce prince:
  Li Reis jadis maint bien me fist,
  Mult me dona, plus me pramist.
  Et se il tot doné m'éust
  Ce qu'il me pramist, miels me fust.
  Nel pois avoir, nel plut al Rei...
Ses plaintes auraient eu sans doute un accent de reproche plus prononcé, si le Roi eût alors, comme l'évêque Alexandre, cessé de vivre. Alexandre, mort en 1147, avait eu pour successeur Robert de Quesnet; et c'est à cet évêque Robert que Geoffroy adressa la Vita Merlini, comme pour le mettre en mesure de tenir les engagements de son prédécesseur.
Tout, dans ce poëme de Merlin, marche en parfait accord avec ce que Geoffroy avait mis dans son histoire. On y retrouve le fond des prophéties de Merlin, auxquelles est ajoutée celle de sa sœur Ganiede, pour devenir un prétexte d'allusions aux événements contemporains. Dans l'histoire, et non dans les romans, Merlin est fils d'une princesse de Demetie; et dans le poëme, non ailleurs, Merlin, devenu vieux, règne sur cette partie de la principauté de Galles:
  Ergo peragratis sub multis regibus annis,
  Clarus habebatur Merlinus in orbe Britannus;
  Rex erat et vates: Demætarumque superbis
  Jura dabat populis...
Dans les deux ouvrages, Wortigern est duc des Gewisseans ou West-Saxons (aujourd'hui, Hatt, Dorset et Île de Wight); Biduc est roi de la Petite Bretagne où se réfugient les deux fils de Constant; Artus succède sans opposition à son père Uter-Pendragon, et la reine Gwanhamara n'est mentionnée qu'en raison de ses relations criminelles avec Mordred.
Illicitam venerem cum conjuge Regis habebat.
Enfin, dans les deux ouvrages, on appuie du témoignage d'Apulée l'existence d'esprits dispersés entre le ciel et la terre, qui peuvent entretenir un commerce amoureux avec les femmes. Il est vrai que, dans le poëme seul, Merlin est marié à Guendolene et a pour sœur Ganiede, femme de Rodarcus, roi de Galles: l'auteur, en cela, suivait apparemment une tradition répandue dans le pays de Galles, tradition qui, pour se transformer, attendait encore la plume des romanciers de la Table ronde. Mais, puisqu'on ne retrouve dans le poëme de Merlin aucun trait qui soit inspiré par ces romans de la Table ronde; puisque la Genièvre, l'Artus, la fée Morgan ne sont pas encore ce qu'ils sont devenus dans ces romans, il faut absolument en conclure que le poëme a été composé avant les romans, c'est-à-dire de 1140 à 1150. Il n'était plus permis, après la composition de l'Artus et du Lancelot, de ne voir qu'une fée dans Morgan, que l'épouse d'Artus enlevée par Mordred dans Genièvre, et que le mari d'une femme délaissée dans Merlin. Ainsi tout se réunit pour conserver à Geoffroy de Monmouth l'honneur d'avoir écrit, vers le milieu du douzième siècle, le poëme De Vita Merlini, après l'Historia Britonum que semble continuer le poëme, pour ce qui touche à Merlin, et avant le roman français de Merlin, qui devait faire au poëme d'assez nombreux emprunts.
Je regrette donc infiniment de me trouver ici d'une opinion opposée à celle de mes honorables amis, M. Thomas Wright et M. Fr. Michel, auxquels on doit d'ailleurs une excellente édition de la Vita Merlini[24]. Oui, le poëme fut assurément composé avant les romans de la Table ronde. Les allusions qu'on croit y découvrir aux guerres d'Irlande, extrêmement vagues en elles-mêmes, sont empruntées aux textes des prophéties en prose, dont la date est bien connue. Je dois ajouter que toute mon attention n'a pas suffi pour y découvrir le moindre trait qui pût se rapporter au règne de Henry II. Il est vrai que le poëte donne au savoir de l'évêque Robert de Quesnet des éloges que la postérité n'a démentis ni confirmés; mais, dans la bouche de l'auteur de l'Historia Britonum, ces éloges ne sortent pas de la banalité des compliments obligés. J'en excepte pourtant le vers où l'on rappelle l'intérêt que les habitants de Lincoln avaient pris à l'élection du prélat:
  Sic etenim mores, sic vita probata genusque,
  Utilitasque loci, clerus populusque petebant.
  Unde modo felix Lincolnia fertur ad astra.
On peut, en effet, rapprocher ces vers de l'empressement que montra Robert de Quesnet, suivant Giraud de Galles, pour multiplier dans la ville de Lincoln les foires et les marchés.
J'ajouterai qu'il ne peut y avoir aucune raison sérieuse de croire que la Vita Merlini ait été adressée à Robert Grossetest, évêque de Lincoln dans la première moitié du treizième siècle. Ce Robert fut sans doute un prélat très-savant, très-recommandable; il a laissé plusieurs ouvrages longtemps célèbres; mais il était de la plus basse extraction, et notre poëte, au nombre des éloges qu'il accorde à son patron, vante son illustre origine; ce qui convient parfaitement à Robert de Quesnet, dont la famille était au rang des plus considérables de l'Angleterre.
C'est encore, à mon avis, bien gratuitement qu'on a voulu séparer du poëme les quatre derniers vers dans lesquels l'auteur recommande son œuvre à l'intérêt de la nation bretonne. Geoffroy, en rappelant la renommée de l'Historia Britonum, n'a rien exagéré, et, en se plaçant aussi haut dans l'estime publique, il n'a fait que suivre un usage assez ordinaire alors, et même dans tous les siècles. C'est ainsi que Gautier de Chastillon terminait son poëme d'Alexandre en promettant à l'archevêque de Reims, Guillaume, un partage égal d'immortalité:
  Vivemus pariter, vivet cum vate superstes
  Gloria Guillelmi, nullum moritura per ævum.
Les derniers vers de la Vita Merlini sont, dans le plus ancien manuscrit, de la même main que le reste de l'ouvrage; ce serait donc accorder à la critique une trop grande licence que lui permettre de supposer apocryphes tous les passages qui dans un ouvrage justifieraient l'opinion qu'elle voudrait contredire.
Alexandre était mort en 1147, et Geoffroy de Monmouth fut lui-même élevé au siége de Saint-Azaph, dans le pays de Galles, en 1151. Il est naturel de penser que ce fut dans l'intervalle de ces quatre années qu'il adressa la Vita Merlini à l'évêque Robert de Quesnet, successeur d'Alexandre.
Mais (dira-t-on, pour expliquer la différence des légendes) il y eut deux prophètes du nom de Merlin: l'un fils d'un consul romain, l'autre fils d'un démon incube; le premier, ami et conseiller d'Artus, le second, habitant des forêts; celui-ci surnommé Ambrosius, celui-là Sylvester ou le Sauvage. L'Historia Britonum a parlé du premier, et la Vita Merlini du second.
Je donnerai bientôt l'explication de tous ces doubles personnages de la tradition bretonne: mais il sera surtout facile de prouver à ceux qui suivront le progrès de la légende de Merlin que l'Ambrosius, le Sylvester et le Caledonius (car les Écossais ont aussi réclamé leur Merlin topique) ne sont qu'une seule et même personne.
Après avoir été, dans Nennius, fils d'un consul romain, et dans l'Historia Britonum fils d'un démon incube, Merlin deviendra dans le poëme français de Robert de Boron l'objet des faveurs égales du ciel et de l'enfer. Il aimera les forêts, tantôt celles de Calidon en Écosse, tantôt celles d'Arnante ou de Brequehen dans le Northumberland, tantôt celles de Brocéliande dans la Cornouaille armoricaine. Cet amour de la solitude ne l'empêchera pas de paraître souvent à la Cour, d'être le bon génie d'Uter et de son fils Artus. Ainsi, Geoffroy de Monmouth a pu suivre une tradition qui faisait de la mère du prophète une princesse de Demetie, et du prophète devenu vieux un roi de ce petit pays; tandis que les continuateurs de Robert de Boron auront suivi la tradition continentale en le faisant retenir par Viviane dans la forêt de Brocéliande. Mais ce double récit ne fait pas qu'il y ait eu réellement deux ou trois prophètes du nom de Merlin.
Réunissons maintenant les traits légendaires ajoutés dans le poëme latin à ceux que renfermait déjà l'Historia Britonum.
Merlin perd la raison à la suite d'un combat dans lequel il a vu périr plusieurs vaillants chefs de ses amis. Il prend en horreur le séjour des villes, et, pour se dérober à tous les regards, il s'enfonce dans les profondeurs de la forêt de Calidon.
Fit silvester homo, quasi silvis editus esset.
Sa sœur la reine Ganiede envoie des serviteurs à sa recherche. Un d'eux l'aperçoit assis sur les bords d'une fontaine et parvient à le faire rentrer en lui-même en prononçant le nom de Guendolene, et en formant sur la harpe de douloureux accords:
Cum modulis citharæ quam secum gesserat ultro.
Merlin consent à quitter les bois, à reparaître dans les villes. Mais bientôt le tumulte et le mouvement de la foule le replongent dans sa première mélancolie; il veut retourner à la forêt. Ni les pleurs de sa femme, ni les prières de sa sœur, ne peuvent le fléchir. On l'enchaîne; il pleure, il se lamente. Puis tout à coup, voyant le roi Rodarcus détacher du milieu des cheveux de Ganiede une feuille verte qui s'y trouvait mêlée, il jette un éclat de rire. Le roi s'étonne et demande la raison de cet éclair de gaieté. Merlin veut bien répondre, à la condition qu'on lui ôtera ses chaînes et qu'on lui permettra de retourner dans les bois. Dès que la liberté lui est rendue, il dévoile les secrets de sa sœur, la reine Ganiede. Le matin même, elle avait prodigué ses faveurs à un jeune varlet, sur un lit de verdure dont une des feuilles était demeurée dans ses cheveux. Ganiede proteste de son innocence: «Comment, dit-elle, ajouter la moindre foi aux paroles d'un insensé!» Et, pour justifier le mépris que méritaient de telles accusations, elle fait prendre successivement trois déguisements à l'un des habitués du palais. Merlin interrogé annonce à cet homme trois genres de mort. La prédiction s'accomplit, mais beaucoup plus tard[25], et la reine, en attendant, triomphe de la fausse science du devin. On retrouvera dans le roman de Merlin cet épisode devenu célèbre.
Merlin reprend le chemin de la forêt. En le voyant partir, sa femme et sa sœur semblent inconsolables: «Ô mon frère,» dit Ganiede, «que vais-je devenir, et que va devenir votre malheureuse Guendolene? si vous l'abandonnez, ne pourra-t-elle chercher un consolateur?—Comme il lui plaira,» répond Merlin; «seulement celui qu'elle choisira fera bien d'éviter mes regards. Je reviendrai le jour qui devra les unir, et j'apporterai mon présent de secondes noces.»
  «Ipsemet interero donis munitus honestis,
  Dotaboque datam profuse Guendoloenam.»
Un jour, les astres avertissent Merlin retiré dans la forêt que Guendolene va former de nouveaux liens. Il rassemble un troupeau de daims et de chèvres, et lui-même, monté sur un cerf, arrive aux portes du palais et appelle Guendolene. Pendant qu'elle accourt assez émue, le fiancé met la tête à la fenêtre et se prend à rire à la vue du grand cerf que monte l'étranger. Merlin le reconnaît, arrache les bois du cerf, les jette à la tête du beau rieur et le renverse mort au milieu des invités. Cela fait, il pique des deux et veut regagner les bois: mais on le poursuit; un cours d'eau lui ferme le passage; il est atteint et ramené à la ville:
Adducuntque domum, vinctumque dedere sorori[26].
On ne voit pas que la mort du fiancé de Guendolene ait été vengée, et Merlin demeure l'objet du respect des gens de la cour. Pour lui rendre supportable le séjour des villes, le roi lui offre des distractions et le conduit au milieu des foires et des marchés. Merlin jette alors deux nouveaux ris dont le roi veut encore pénétrer la cause. Il met à ses réponses la même condition: on le laissera regagner sa chère forêt. D'abord il n'a pu voir sans rire un mendiant bien plus riche que ceux dont il sollicitait la charité, car il foulait à ses pieds un immense trésor. Puis il a ri d'un pèlerin achetant des souliers neufs et du cuir pour les ressemeler plus tard, tandis que la mort l'attendait dans quelques heures. Ces deux jeux se retrouveront dans le roman de Merlin.
Libre de retourner une seconde fois dans la forêt, le prophète console sa sœur et l'engage à construire sur la lisière des bois une maison pourvue de soixante-dix portes et de soixante-dix fenêtres: lui-même y viendra consulter les astres et raconter ce qui doit avenir. Soixante-dix scribes tiendront note de tout ce qu'il annoncera.
La maison construite, Merlin se met à prophétiser, et les clercs écrivent ce qu'il lui plaît de chanter:
  O rabiem Britonum quos copia divitiarum
  Usque superveniens ultra quam debeat effert!...
Après un long accès fatidique, le poëte, sans trop prendre souci de nous y préparer, fait intervenir Telgesinus ou Talgesin, qui, nouvellement arrivé de la Petite-Bretagne, raconte là ce qu'il a appris à l'école du sage Gildas. Le système que le barde développe résume les opinions cosmogoniques de l'école armoricaine. Il admet les esprits supérieurs, inférieurs et intermédiaires. Puis le vieux devin passe en revue les îles de la mer. L'île des Pommes, autrement appelée Fortunée, est la résidence ordinaire des neuf Sœurs, dont la plus belle et la plus savante est Morgen; Morgen connaît le secret et le remède de toutes les maladies; elle revêt toutes les formes; elle peut voler comme autrefois Dédale, passer à son gré de Brest à Chartres, à Paris; elle apprend la «mathématique» à ses sœurs, Moronoe, Mazoe, Gliten, Glitonea, Gliton, Tyronoe, Thyten, et l'autre Thyten, grande harpiste. «C'est dans l'île Fortunée,» ajoute Talgesin, «que, sous la conduite du sage pilote Barinthe, j'ai fait aborder Artus, blessé après la bataille de Camblan; Morgen[27] nous a favorablement accueillis, et, faisant déposer le roi sur sa couche, elle a touché de sa main les blessures et promis de les cicatriser s'il voulait demeurer longtemps avec elle. Je revins, après lui avoir confié le roi.»
  Inque suis thalamis posuit super aurea regem
  Strata, manuque detexit vulnus honesta,
  Inspicitque diu, tandemque redire salutem
  Posse sibi dixit, si secum tempore longo
  Esset...
Monmouth, dans sa très-véridique histoire, s'était contenté de dire qu'Artus, mortellement blessé, avait été porté dans l'île d'Avalon pour y trouver sa guérison; ce qui présenterait une contradiction ridicule, si l'île d'Avalon et le pays des Fées n'étaient pas ordinairement, dans les chansons de geste et dans les traditions bretonnes, l'équivalent des Champs-Élysées chez les Anciens.
D'ailleurs, la description de cette île:
Insula pomorum quæ Fortunata vocatur,
avec son printemps perpétuel et sa merveilleuse abondance de toutes choses, convient assez mal à cette île d'Avalon, qu'on crut plus tard reconnaître dans Glastonbury.
Un dernier trait de la légende galloise de Merlin se retrouve dans notre poëme. Merlin et Talgesin exposaient à qui mieux mieux les propriétés de certaines fontaines et la nature de certains oiseaux, quand ils sont interrompus par un fou furieux qu'on entoure et sur lequel on interroge Merlin: «Je connais cet homme,» dit-il; «il eut une belle et joyeuse jeunesse. Un jour, sur le bord d'une fontaine, nous aperçûmes plusieurs pommes qui semblaient excellentes. Je les pris, les distribuai à mes compagnons et n'en réservai pas une seule pour moi. On sourit de ma libéralité, et chacun s'empressa de manger la pomme qu'il avait reçue; mais l'instant d'après, les voilà tous pris d'un accès de rage qui les fait courir dans les bois en poussant des cris et des hurlements effroyables. L'homme que vous voyez fut une des victimes. Les fruits cependant m'étaient destinés et non pas à eux. C'était une femme qui m'avait longtemps aimé et qui, pour se venger de mon indifférence, avait répandu ces fruits empoisonnés dans un lieu où je me plaisais à venir. Mais cet homme, en humectant ses lèvres de l'eau de la fontaine voisine, pourra retrouver sa raison.»
L'épreuve fut heureuse: l'insensé, revenu à lui-même, suivit Merlin dans la forêt de Calidon; Talgesin demanda la même faveur, et la reine Ganiede ne voulut pas non plus se séparer de son frère. Tous quatre s'enfoncèrent dans l'épaisseur des bois, et le poëme finit par une tirade prophétique chantée par Ganiede, devenue tout à coup presque aussi prévoyante que son frère.
Je l'ai déjà dit, ce poëme, expression de la tradition galloise du prophète Merlin, ne sera pas inutile au prosateur français, et nous permettra de mieux suivre les développements de la légende armoricaine, exprimée dans la seconde branche de nos Romans de la Table ronde.
IV.
SUR LE LIVRE LATIN DU GRAAL ET SUR LE POÈME DE JOSEPH D'ARIMATHIE.
Établissons d'abord comme un fait dont nous aurons plus tard à fournir les preuves, que les cinq branches romanesques qui forment le Cycle primitif de la Table ronde, bien que réunies assez ordinairement dans les anciens manuscrits, ont été séparément écrites, sans qu'on eût d'abord l'intention de les coordonner l'une à l'autre. Ces récits ont été disposés comme on les voit aujourd'hui par des assembleurs (il faut me permettre ce mot) qui, pour en effacer les disparates, en former les jointures, ont été conduits à des interpolations et additions assez nombreuses.
Le Saint-Graal et Merlin parurent les premiers. Un second auteur donna le livre d'Artus, que les assembleurs réunirent au Merlin. Un troisième fit le Lancelot du Lac; un quatrième, la Quête du Saint-Graal, qui compléta les récits précédents.
Ces livres, composés à des époques assez rapprochées, furent d'abord transcrits à petit nombre, en raison de leur longueur et du refus que faisaient les clercs de les admettre dans le trésor des maisons religieuses. On n'en trouvait çà et là un exemplaire que chez certains princes pour lesquels on les avait copiés et qui rarement les possédaient tous. Helinand, dont la chronique s'arrête à l'année 1209, n'en avait parlé que par ouï-dire, et Vincent de Beauvais, qui nous a conservé cette chronique en l'insérant dans le Speculum historiale, ne semble pas les avoir mieux connus. Voici les précieuses paroles d'Helinand:
«Anno 717. Hoc tempore, cuidam eremitæ monstrata est mirabilis quædam visio per Angelum, de sancto Josepho, decurione nobili, qui corpus Domini deposuit de cruce; et de catino illo vel paropside in quo Dominus cœnavit cum discipulis suis; de qua ab eodem eremita descripta est historia quæ dicitur Gradal. Gradalis autem vel Gradale dicitur gallicè scutella lata et aliquantulum profunda in qua pretiosæ dapes, cum suo jure» (dans leur jus), «divitibus solent apponi, et dicitur nomine Graal... Hanc historiam latinè scriptam invenire non potui; sed tantum gallicè scripta habetur à quibusdam proceribus; nec facilè, ut aiunt, tota inveniri potest. Hanc autem nondum potui ad legendum sedulò ab aliquo impetrare.»
La curiosité, vivement éveillée, conduisit bientôt à la pensée de former un recueil unique de ces romans, devenus l'entretien de toutes les cours seigneuriales[28]. En les étudiant aujourd'hui, on pourrait encore y distinguer la main des assembleurs. Ainsi, tandis que le romancier du Saint-Graal avait annoncé le livre comme apporté du ciel par Jésus-Christ, les assembleurs le donnent pour une histoire faite de toutes les histoires du monde; messire de Boron l'aurait composée, tantôt seul et par le commandement du roi Philippe de France, tantôt avec l'aide de Me Gautier Map, et par le commandement du roi Henry d'Angleterre. Ils privent le livre de Merlin de son dernier paragraphe, où se trouvait annoncée la suite de l'histoire d'Alain le Gros, et remplacent la branche promise par celle d'Artus. On lisait encore vers la fin du Merlin qu'Artus, à partir de son couronnement, «avait longuement tenu son royaume en paix.» La ligne a été biffée, parce qu'immédiatement après on insérait le livre d'Artus, œuvre d'un autre écrivain, où d'abord étaient racontées les longues guerres d'Artus avec les Sept rois, avec Rion d'Islande, avec les Saisnes ou Saxons. Il faut prendre garde à toutes ces retouches, à ces interpolations, si l'on veut se rendre compte de la composition successive de ces fameux ouvrages.
Voilà tout ce que j'avais besoin de dire ici de l'ensemble des cinq grands romans, qui, comme on le pense bien, ne sont pas venus d'une manière fortuite, prolem sine matre creatam, changer le mouvement des idées et le caractère des œuvres littéraires. L'écrivain français auquel revient l'honneur d'avoir mis sur la trace d'une source si féconde est, ainsi que tous les critiques l'ont déjà reconnu, Robert de Boron. Robert de Boron n'est cependant pas l'auteur du roman[29] du Saint-Graal, comme l'ont dit et répété les assembleurs; il n'a fait que le poëme de Joseph d'Arimathie.
Ce roman en vers est fondé sur une tradition que j'appellerais volontiers l'Évangile des Bretons, et qui remontait peut-être au troisième ou quatrième siècle de notre ère. Le pieux décurion qui avait mis le Christ au tombeau était devenu, sous la main des légendaires, l'apôtre de l'île de Bretagne. Il avait miraculeusement passé la mer, était venu fonder sur la Saverne, dans le Somersetshire, le célèbre monastère de Glastonbury, et son corps y avait été déposé. Telle était l'ancienne croyance bretonne, et l'on peut voir combien elle était devenue chère à ce peuple, en se reportant aux dernières années du sixième siècle, quand le pape saint Grégoire, à la demande du roi saxon Éthelbert, envoya des prêtres romains pour travailler à la conversion des nouveaux conquérants. Les vieux Bretons s'indignèrent de cette intervention de l'évêque de Rome, qui venait ouvrir les portes du paradis à la race détestée de leurs oppresseurs. Et ce fut bien pis, quand Augustin, le chef de la mission, s'avisa de blâmer les formes consacrées de leur liturgie. «De quel droit,» disaient-ils, «le Pape vient-il désapprouver nos cérémonies et contester nos traditions? Nous ne devons rien aux Romains; nous avons été jadis chrétiennés par les premiers disciples de Jésus-Christ, miraculeusement arrivés d'Asie. Ils ont été nos premiers évêques; ils ont transmis à ceux qui leur ont succédé le droit de sacrer et ordonner les autres.»
Il faut voir, dans le beau livre des Moines d'Occident, l'histoire de cette grande et curieuse querelle. L'animosité prit alors d'assez larges proportions pour que les envoyés de Rome fussent accusés par les clercs bretons d'avoir provoqué la ruine et l'incendie du célèbre monastère de Bangor, centre de la résistance à la nouvelle liturgie. Que l'accusation ait ou n'ait pas été fondée, que les motifs de séparation aient été plus ou moins plausibles, il n'en faut pas moins admettre que, pour justifier une si longue obstination, le clergé breton devait alléguer une ancienne tradition qui ne s'accordait pas avec les traditions des autres églises et les décisions de la cour de Rome.
M. le comte de Montalembert, après avoir reconnu l'ancienneté de la légende de l'apostolat de Joseph d'Arimathie[30], refuse cependant, avec M. Pierre Varin, d'admettre que l'Église bretonne ait jamais eu la moindre tendance schismatique. Suivant lui, les Bretons, avant les Anglo-Saxons, croyaient bien devoir les premières semences de la foi à Joseph, «qui n'aurait emporté de Judée pour tout trésor que quelques gouttes du sang de Jésus-Christ; et c'est ainsi que le midi de la France faisait remonter ses origines chrétiennes à Marthe, à Lazare, à Madeleine. Mais,» ajoute ailleurs le grand écrivain[31], «les usages bretons ne différaient des usages romains que sur quelques points qui n'avaient aucune importance; c'était sur la date à préférer pour la célébration de la fête de Pâques; c'était sur la forme de la tonsure monastique et sur les cérémonies du baptême[32].» Si M. de Montalembert et les autorités qu'il allègue avaient pu devancer l'opinion générale et attacher quelque importance à la lecture du Saint-Graal, ils auraient assurément changé d'opinion; ils auraient reconnu que les légendes vraies ou fabuleuses de l'arrivée en Espagne et en France de saint Jacques le Mineur, de Lazare, Marthe et Madeleine, pouvaient bien se concilier avec la tradition romaine, mais qu'il en avait été tout autrement de la légende de Joseph, qui, le faisant dépositaire du vrai sang de Jésus-Christ, le présentait comme le premier évêque investi par le Christ du droit de transmettre le sacrement de l'Ordre aux premiers clercs bretons, desquels seuls aurait procédé toute la hiérarchie sacerdotale, dans cette ancienne Église.
Bien que le Vénérable Bède n'ait pas déterminé quels étaient ces sentiments «contraires à l'église universelle,—ces traditions que les Bretons et les Scots mettaient au-dessus de celles qui sont admises par toutes les Églises du monde,» peut être dans la crainte de jeter un nouveau brandon dans le feu des résistances, il n'est pas malaisé de voir, dans son livre même, une sorte d'indication des points sur lesquels portait le désaccord. Au livre V, dans le chapitre XXI consacré à rappeler la vie de saint Wilfride, originaire d'Écosse et réformateur de plusieurs monastères, nous voyons le saint, avant même d'être tonsuré, apprendre les Psaumes et quelques autres livres[33]. Puis, entré dans le monastère de Lindisfarn[34], Wilfride vient à penser, après un séjour de quelques années, que la voie du salut telle que la traçaient les Scots, ses compatriotes, était loin d'être celle de la perfection[35]: il prend donc le parti de se rendre à Rome, pour y voir quels étaient les rites ecclésiastiques et monastiques qu'on y observait. Arrivé dans cette ville, il doit à Boniface, savant archidiacre et conseiller du Souverain Pontife, les moyens d'apprendre dans leur ordre les quatre Évangiles, le comput raisonnable de Pâques, «et beaucoup d'autres choses qu'il n'avait pu apprendre dans sa patrie[36].» Arrêtons-nous ici. N'est-il pas singulier de voir Wilfride obligé d'aller à Rome pour y entendre les quatre Évangélistes? et n'est-il pas permis d'en conclure que les Scots, et à plus forte raison les Gallois, mettaient quelque chose au-dessus de ces quatre livres consacrés? En tout cas, on sait qu'ils refusaient de reconnaître le droit réclamé par les papes de nommer ou désigner leurs évêques. C'était suivant eux du métropolitain d'York, que devait exclusivement procéder toute la hiérarchie de l'Église bretonne. Comment auraient-ils pu justifier cette prétention, sinon sur la foi d'un cinquième Évangile, ou du moins de seconds Actes des Apôtres? MM. Varin et de Montalembert triomphent en nous défiant de trouver, dans la liturgie bretonne, un autre rapport avec l'Église grecque que celui du comput pascal. Mais, d'abord, nous ne savons pas bien toutes les formes de cette liturgie bretonne; puis, nous comprenons sans peine que la tradition de l'apostolat de Joseph d'Arimathie, née peut-être de la possession de quelque relique attribuée à ce personnage, et déposée originairement dans le monastère de Glastonbury, que cette tradition, disons-nous, n'ait rien eu de commun avec les usages et les rites de l'Église byzantine. Les Bretons croyaient simplement avoir été faits chrétiens sans le secours de Rome, et ils ne tenaient qu'à rester indépendants de ce siége suprême.
Voilà donc quel fut le vrai sujet de la résistance du clergé breton aux missionnaires du pape Grégoire. Si les dissidences de ce genre ne constituent pas une tendance au schisme, je ne vois pas trop qu'on ait le droit d'appeler schismatiques les Arméniens, les Moscovites, et les Grecs. J'oserai donc appliquer à M. de Montalembert les paroles que notre romancier adresse au poëte Wace. Si le clergé breton ne lui semble pas avoir jamais décliné la suprématie du souverain pontife, c'est qu'il n'avait pas connaissance du livre du Saint-Graal, dans lequel il eut vu l'origine et les motifs de cette résistance incontestable.
Que les Bretons du sixième siècle aient reconnu pour leurs premiers apôtres les disciples du Sauveur, ou bien seulement le décurion Joseph d'Arimathie, cette tradition est, en tous cas, le fondement de l'édifice romanesque élevé dans le cours du douzième siècle. Passons de l'époque de la première conversion des Anglo-Saxons, à la fin du septième siècle, alors que l'antagonisme des deux Églises, exalté par le massacre des moines de Bangor et le triomphe des Saxons, n'a rien perdu de sa violence. Les deux derniers rois de race bretonne, Cadwallad et Cadwallader, ont été l'un après l'autre chercher un refuge en Armorique: le premier, auprès du roi Salomon[37], dont les vaisseaux le ramenèrent bientôt dans l'île; le second, auprès du roi Alain le Long, ou le Gros. Cadwallad, pour quelque temps rétabli, laissa dans les établissements saxons une trace sanglante et prolongée de son retour. Après sa mort, son fils Cadwallader, victime d'une lutte renouvelée, quitta et abandonna la Grande-Bretagne en promettant d'y revenir comme avait fait son père; mais, au lieu d'accepter les secours que semblait lui offrir Alain, il s'en va mourir à Rome, où le Pape le met au rang des saints et lui fait dresser un tombeau, objet de la vénération des pèlerins bretons. Ceux-ci, refoulés dans le pays de Galles, attendaient toujours de leurs princes la fin de la domination étrangère; car les bardes, dont l'influence se confondait avec celle des clercs, avaient annoncé que Cadwallad, d'abord, puis Cadwallader, étaient prédestinés à renouveler les beaux jours d'Artus, et que ce n'était pas en vain que Joseph d'Arimathie avait jadis apporté dans l'île le vase dépositaire du vrai sang de Jésus-Christ.
Je ne sais; mais tout me porte à croire que la tradition de ce vase miraculeux grandit au milieu des circonstances que je viens d'indiquer. Les noms de Cadwallad et d'Alain le roi de la Petite-Bretagne rappellent de trop près ceux de Galaad, chevalier destiné à retrouver le vase, et d'Alain le Gros, qui devait en être le gardien, pour nous permettre d'attribuer au hasard une telle coïncidence. Mais les rois Cadwallad, Cadwallader et Alain le Long, triple fondement de tant d'espérances, étant morts sans que le précieux sang eût été retrouvé, et que les Saxons eussent été chassés, la même confiance ne fut plus sans doute accordée aux bardes, aux devins, quand ils répétèrent que le triomphe des Bretons était seulement retardé, que l'heure de la délivrance sonnerait quand le corps de saint Cadwallader serait ramené en Bretagne, et quand on aurait retrouvé la relique tant regrettée et jusque-là si vainement cherchée.
Geoffroy de Monmouth, tout en se gardant de prononcer le nom de Joseph d'Arimathie et de son plat, s'est rendu l'interprète de ces espérances bretonnes.
«Cadwallader,» dit-il, «avait obtenu du roi Alain, son parent, la promesse d'une puissante assistance: la flotte destinée à la conquête de l'île de Bretagne était déjà prête, quand un ange avertit le prince fugitif de renoncer à son entreprise. Dieu ne voulait pas rendre aux Bretons leur indépendance avant les temps prédits par Merlin: Dieu commandait à Cadwallader de partir pour Rome, de s'y confesser au Pape, et d'y achever pieusement ses jours. À sa mort, il serait mis au rang des saints, et les Bretons verraient la fin de la domination saxonne quand sa dépouille mortelle serait ramenée en Bretagne et qu'on retrouverait certaines reliques saintes[38] qu'on avait enfouies pour les soustraire à la fureur des païens.»
Ce fut trente ans environ après la mort du roi Cadwallader, vers l'an 720, qu'un clerc du pays de Galles, prêtre ou ermite, s'avisa d'insérer dans un recueil de leçons ou de chants liturgiques l'ancienne tradition de l'apostolat de Joseph d'Arimathie et du précieux vase dont il avait été dépositaire. Pour donner à ce Graduel (voyez Du Cange, à Gradale) une incomparable autorité, il annonça que Jésus-Christ en avait écrit l'original, et lui avait ordonné de le copier mot à mot, sans y rien changer. Il avait, dit-il, obéi, et transcrit fidèlement l'histoire de l'amour particulier du Fils de Dieu pour Joseph, de la longue captivité de celui-ci, de sa délivrance miraculeuse, due au fils de l'empereur Vespasien, que la vue de l'image du Sauveur, empreinte sur le voile de la Véronique, avait guéri de la lèpre. Joseph, premier évêque sacré de la main de Jésus-Christ, avait reçu le privilége d'ordonner les autres évêques et de donner commencement à la hiérarchie ecclésiastique. Il était arrivé miraculeusement dans l'île de Bretagne, avait marié ses parents aux filles des rois de la contrée nouvellement convertis, et était mort après avoir remis le dépôt du vase précieux à Bron, son beau-frère, qui, plus tard, en avait confié la garde à son petit-fils, le Roi pécheur. Le Gradale finissait par la généalogie, ou, comme dit Geoffroy Gaimar, la transcendance des rois bretons, tous issus des compagnons de Joseph d'Arimathie.
Ce livre fut conservé dans la maison religieuse où sans doute il avait été composé; soit à Salisbury, comme prétend le pseudonyme auteur du livre de Tristan, soit plutôt à Glastonbury, que Joseph avait, dit-on, fondée, où l'on croyait posséder son tombeau, où l'on crut ensuite retrouver celui d'Artus. Mais l'influence que cette œuvre audacieuse devait exercer plus tard sur le mouvement littéraire ne fut pas celle que son auteur en avait attendue. Le clergé breton sentit de bonne heure le danger d'en faire usage, et recula devant les conséquences du schisme qu'elle n'eût pas manqué de provoquer. C'eût été rompre en effet avec l'Église romaine, et révoquer en doute les paroles de l'Évangile, qui font de saint Pierre la pierre angulaire de la nouvelle loi. Demeuré secret, le Graal breton fut, durant trois siècles, oublié; du moins n'éveilla-t-il une sorte de curiosité respectueuse que parmi les bardes du pays de Galles. Peut-être même n'en aurait-on jamais parlé, sans les luttes de la papauté et de Henri II, sans le désir qu'eut un instant ce prince de rompre entièrement avec l'Église romaine.
L'auteur du Liber Gradalis avait rapporté sa vision à l'année 717. J'aurai bien étonné ceux qui ont jusqu'à présent étudié le roman du Saint-Graal, en avouant que cette date ne me semble pas chimérique, et que je la trouve même en assez bon accord avec la disposition d'esprit où pouvaient et devaient être les Bretons du huitième siècle. Ils avaient cessé de voir dans les deux Cadwallad et dans Alain les libérateurs prédestinés de la Bretagne: mais, bien que la tradition religieuse ne fût plus, dans leur imagination, liée aux aspirations patriotiques, la légende de Joseph était demeurée chère à tous ceux qui tenaient encore à la liturgie nationale. D'ailleurs ils s'étaient résignés à souffrir pour voisins les Anglo-Saxons, qu'ils ne voulaient pas avoir pour maîtres. Les leçons du Gradale ne faisaient plus mention de ces vieux ennemis de la race bretonne; elles ne présentaient plus ces noms mystérieux de Galaad et du Roi pécheur comme le reflet, le dernier écho des espérances patriotiques longtemps fondées sur les rois Cadwallad et Cadwallader, sur le prince armoricain Alain le Long. Les traditions qui s'étaient liées un demi-siècle auparavant aux aspirations politiques avaient même perdu dans ce livre leur sens et leur portée. Galaad n'était déjà plus que l'heureux enquêteur, Alain que le gardien prédestiné du vase eucharistique, et le silence de l'auteur laissait croire que les Bretons n'avaient plus rien à attendre de cette relique, bien qu'on lui eût dû tout ce que les Bardes racontaient d'Artus. Mais, comme cet auteur affectait la prétention d'appartenir à la race des anciens rois bretons, il avait eu soin de rassembler les preuves de sa généalogie, depuis Bron, beau-frère de Joseph, jusqu'aux successeurs d'Artus. Or, je le répète, la date de 717, attribuée à la vision, répond à tout ce qu'il est permis de conjecturer des sentiments qui devaient animer les Gallo-Bretons de cette époque. Rien n'y fait disparate, et n'offre la moindre allusion aux tendances, aux événements du douzième siècle, époque de la forme romanesque imprimée aux leçons du Gradale. La seule intention qu'on puisse y reconnaître, c'est de constater la séparation de l'Église bretonne et de l'Église romaine, en glorifiant les princes que l'auteur déclarait ses ancêtres et dont un grand nombre de familles galloises prétendaient également descendre.
Occupons-nous maintenant du poëme de Joseph d'Arimathie, première expression française de toutes ces traditions gallo-bretonnes.
Robert de Boron n'eut pas sous les yeux le livre latin qui lui fournissait les éléments de son œuvre, ni le roman en prose, déjà, comme nous dirions, en voie d'exécution. Il en convient lui-même:
  Je n'ose parler ne retraire,
  Ne je ne le porroie faire,
  (Neis se je feire le voloie),
  Se je le grant livre n'aveie
  Où les estoires sont escrites,
  Par les grans clercs feites et dites.
  Là sont li grant secré escrit
  Qu'on nomme le Graal...
C'est-à-dire: «Je n'ose parler des secrets révélés à Joseph, et je voudrais les révéler que je ne le pourrais, sans avoir sous les yeux le grand livre où les grands clercs les ont rapportées et qu'on nomme le Graal.»
D'ailleurs, en sa qualité de chevalier, il ne devait pas entendre le texte latin, comme il l'a prouvé en transportant au vase de Joseph le nom du livre liturgique; mais je ne doute pas que le Gradale ne fût connu de Geoffroy de Monmouth, bien que dans sa fabuleuse histoire des Bretons il ait évité de dire un seul mot de Joseph d'Arimathie. La position de Geoffroy dut naturellement l'empêcher d'aborder un pareil sujet. Il était moine bénédictin; il aspirait aux honneurs ecclésiastiques, auxquels il ne tarda pas d'arriver: une grande réserve lui était donc commandée à l'égard d'un livre aussi contraire à la tradition catholique.
Pour Robert de Boron, il n'a voulu prendre parti ni pour ni contre les prétentions romaines ou galloises. On lui avait raconté une belle histoire de Joseph d Arimathie et de la Véronique, consignée dans «un livre qu'on nommait le Graal,» et d'une table faite à l'imitation de celle où Jésus-Christ avait célébré la Cène: il ne vit dans tout cela rien qui ne fût orthodoxe, et il ne crut pas un instant que l'amour de Jésus-Christ pour Joseph pût porter la moindre atteinte à l'autorité de saint Pierre et de ses successeurs. En un mot, il n'entendit pas malice à toutes ces histoires, et il ne les mit en français que parce qu'elles lui parurent faites pour plaire et pour édifier. Il n'en sera pas de même, comme nous verrons, de l'auteur du roman du Saint-Graal, qui, traducteur plus ou moins fidèle, ne craindra pas d'opposer aux droits de la souveraineté pontificale, les fabuleuses traditions de l'Église bretonne.
Maintenant il y a, j'en conviens, quelque raison d'être étonné qu'un Français du comté de Montbéliart ait, le premier, révélé au continent l'existence d'une légende gallo-bretonne. Mais que savons-nous si Robert de Boron n'avait pas séjourné en Angleterre, ou si, dans un temps où les villes et les châteaux étaient le rendez-vous des jongleurs de tous les pays, quelqu'un de ces pèlerins de la gaie science ne lui avait pas raconté le fond de cette tradition religieuse? En tout cas, nous ne pouvons récuser son propre témoignage; Robert s'est nommé, et il a nommé le chevalier auquel il soumettait son œuvre. Après avoir conté comment Joseph remit le vase qu'il nomme le Graal aux mains de Bron, comment étaient partis vers l'Occident Alain et Petrus: «Il me faudrait,» ajoute-t-il, «suivre Alain et Petrus dans les contrées où ils abordèrent, et joindre à leur histoire celle de Moïse précipité dans un abîme; mais
Je bien croi
  Que nus hons nes puet rassembler,
  S'il n'a avant oï conter
  Dou Graal la plus grant estoire[39],
  Sans doute qui est toute voire.
  A ce tens que je la retreis,
  Ô mon seigneur Gautier en peis,
   Qui de Montbelial esteit,
  Unques retreite esté n'aveit
  La grant estoire dou Graal,
  Par nul home qui fust mortal.
  Mais je fais bien à tous savoir
  Qui cest livre vourront avoir,
  Que se Diex me donne santé
  Et vie, bien ai volenté
  De ces parties assembler,
  Se en livre les puis trouver.
  Ausi, come d'une partie
  Lesse que je ne retrai mie,
  Ausi convenra-il conter
  La quinte et les quatre oblier.
C'est-à-dire: «Mais quand je fis, sous les yeux de messire Gautier de Montbéliart, le roman qu'on vient de lire, je n'avais pu consulter la grande histoire du Graal, que nul mortel n'avait encore reproduite. Maintenant qu'elle est publiée, j'avertis ceux qui tiendront à la suite de mes récits, que j'ai l'intention d'en réunir toutes les parties, pourvu que je puisse consulter les livres qui les renferment.»
Je ne crois pas qu'on puisse entendre et développer autrement cet important passage, et j'en conclus que si Robert de Boron écrivit le poëme de Joseph avant la publication du Saint-Graal, c'est dans une tardive révision, seule parvenue jusqu'à nous, qu'il a réclamé le mérite de l'antériorité, afin de se justifier, soit de n'avoir pas suivi et continué la légende, soit d'arriver sans autre transition à l'histoire de Merlin, en attendant la suite des récits commencés dans le Joseph d'Arimathie. Eut-il le temps ou la volonté d'acquitter cette promesse? Je ne sais et n'en ai pas grand souci, puisque nous possédons les romans qu'il n'eût plus alors fait que tourner en vers.
J'ai dit qu'il était originaire du comté de Montbéliart. On trouve en effet, à quatre lieues de la ville de ce nom, un village de Boron, et ce village nous fait en même temps reconnaître un des barons de Montbéliart dans le personnage auprès duquel Robert composa son livre. J'ai longtemps hésité sur le sens qu'il fallait donner à ces deux vers:
  Ô monseigneur Gautier en peis
  Qui de Montbelial esteit.
En changeant quelque chose au texte, en lisant Espec au lieu d'en peis, en ne tenant pas compte du second vers, je m'étais demandé s'il ne serait pas permis de retrouver dans le patron de Robert de Boron, Gautier ou Walter Espec, ce puissant baron du Yorkshire, constamment dévoué à la fortune du comte Robert de Glocester, le protecteur de Geoffroy de Monmouth et de Guillaume de Malmesbury[40]. Mais, après tout, nous n'avions pas le droit, même au profit de la plus séduisante hypothèse, de faire violence à notre texte pour donner à l'Angleterre l'œuvre française d'un auteur français. Walter Espec n'a réellement rien de commun avec la ville de Montbéliart, située à l'extrémité de l'ancien comté de Bourgogne; et le nom de Gautier, qui appartenait alors au plus célèbre des frères du comte de Montbéliart, ne permet pas de méconnaître, dans l'écrivain qui tirait son nom d'un lieu voisin de la ville de Montbéliart, un Français attaché au service de Gautier. Cette conjecture si plausible est d'ailleurs justifiée par le texte d'une rédaction en prose faite peu de temps après la composition originale. Voici comme les vers précédents y sont rendus: «Et au temps que messire Robers de Boron lou retrait à monseigneur Gautier, lou preu conte de Montbéliart, ele n'avoit onques esté escrite par nul homme.» Et un peu auparavant: «Et messire Robers de Boron qui cest conte mist en autorité, par le congié de sainte Église et par la proiere au preu conte de Montbéliart en cui service il esteit...» Comment, à une époque aussi rapprochée de l'exécution du poëme, le prosateur aurait-il pu commettre la méprise d'attribuer à un chevalier de Gautier de Montbéliart l'œuvre d'un chevalier attaché au baron anglais Walter Espec?
Reste une dernière incertitude sur le sens qu'on doit attacher à ces mots: en peis: Remarquons d'abord que l'imparfait esteit s'applique assez naturellement à un personnage défunt: d'où la conjecture, qu'au moment où Boron parlait ainsi, Gautier de Montbéliart avait cessé de vivre. Alors ne peut-on reconnaître dans en peis le synonyme du latin in pace, lu sur tant d'anciennes inscriptions funéraires?[41] Je traduirais donc ainsi: «Au temps où je travaillais à ce livre avec feu monseigneur Gautier, de la maison de Montbéliart.»
Quelques mots maintenant sur ce dernier personnage, qui ne figure pas dans nos biographies dites universelles.
C'était le frère puîné du comte Richard de Montbéliart: il avait pris la croix au fameux tournoi d'Ecry, en 1199. Mais, au lieu de suivre les croisés devant Zara et Constantinople, il les avait devancés pour accompagner son parent Gautier de Brienne en Sicile. Joffroy de Villehardoin, le grand historien de la quatrième croisade, revenant de Venise en France pour y rendre compte du traité conclu avec les Vénitiens, avait rencontré, en passant le mont Cénis, le comte Gautier de Brienne, qui «s'en aloit en Poulle conquerre la terre sa femme, qu'il avoit espousée puis qu'il ot prise la crois, et qui estoit fille au roi Tancré. Avec lui aloit Gautier de Montbéliart, Robert de Joinville et grans partie de la bonne gent de Champaigne. Et quant Joffrois leur conta coment il avoient exploitié, si en orent moult grant joie et disrent: Vous nous troverez tout près quant vous venrez. Mais les aventures avienent si com à Nostre Seignour plaist; car onques n'orent povoir qu'il assemblassent à leur ost; dont ce fut moult grant domage, quar moult estoient preudome et vaillant durement.»
De Pouille Gautier de Montbéliart passa dans l'île de Chypre, où il ne tarda pas à faire un grand établissement en épousant Bourgogne de Lusignan, sœur du roi Amaury. À la mort de ce prince arrivée en 1201, il obtint le bail ou régence du royaume de Chypre pendant la minorité de son neveu, le petit roi Hugon; enfin il mourut lui-même vers 1212, avec la réputation de prince opulent, habile et valeureux, mais sans avoir revu la France, dont il s'était éloigné quatorze ans auparavant.
Ce serait donc avant ce départ, avant l'année 1199, que Robert de Boron aurait composé le poëme de Joseph d'Arimathie, et après 1212 qu'il en aurait fait une sorte de révision. Or les romans en prose du Saint-Graal et de Lancelot, sont antérieurs aux poëmes du Chevalier au Lion, de la Charrette et de Perceval qu'ils ont inspirés, et Chrestien de Troyes, auteur de ces poëmes, était mort vers 1190. Les romans en prose ont donc été faits avant cette année 1190[42], et ont assurément suivi de très-près le Joseph d'Arimathie. Ainsi nous arrivons aux dates approximatives de 1160 à 1170 pour le Joseph et pour les romans en prose du Saint-Graal et de Merlin; à 1185 pour le Chevalier au Lion et la Charrette: enfin à 1214 ou 1215 pour notre remaniement du Joseph d'Arimathie.
Je ne prétends pas mettre ces supputations chronologiques à l'abri de toute incertitude; j'attendrai toutefois pour y renoncer qu'on en trouve de plus satisfaisantes. Et je le répète en finissant, si Robert de Boron avait écrit les vers du Joseph après la prose du Saint-Graal, il ne se serait pas avisé de dire qu'avant lui personne n'avait encore mis à la portée des laïques cette légende du Saint-Graal.
Avant qu'on soupçonnât l'existence du poëme de Joseph d'Arimathie, la critique était en droit de reconnaître l'œuvre de Robert de Boron dans le roman du Saint-Graal, qui lui est fréquemment attribué par les assembleurs du treizième siècle. La méprise n'est plus permise depuis que M. Francisque Michel a publié le Joseph[43]. Le savant philologue le fit imprimer en 1841 (Bordeaux, in-12), avec l'exactitude qu'on était en droit d'attendre de lui. Malheureusement le texte unique qu'il avait reproduit était assez défectueux. Un feuillet en avait été enlevé; un autre semblait y avait été placé par méprise et se rapporter à quelque éloge de la vierge Marie. Mais la rédaction en prose permet de combler ces lacunes et de retrouver le sens des cinquante vers qui appartenaient au feuillet perdu.
J'ai déjà dit un mot de cette rédaction en prose, qui avait dû suivre de bien près le poëme original: sous cette forme, le récit semble avoir été plus goûté. Au moins en conservons-nous un assez grand nombre d'exemplaires[44], tandis qu'un seul manuscrit nous a jusqu'à présent révélé l'existence du poëme.
On pourra demander ici quelles raisons de croire que le poëme ait été le modèle suivi par celui qui nous en représente toute la substance en prose. Ces raisons, les voici: malgré l'intention que le prosateur avait de suivre pas à pas le poëme, il en a souvent mal rendu le véritable sens, et quelquefois il y a fait des additions impertinentes. Citons quelques exemples, que j'aurais pu facilement multiplier.
Le poëte, au vers 165, expose comment Jésus-Christ avait donné charge à saint Pierre d'absoudre les pécheurs, et comment saint Pierre avait délégué son pouvoir aux ministres de l'Église:
  A sainte église a Dieu doné
  Tel vertu et tel poesté:
  Saint Pierre son commandement
  Redona tout comunalment
  As menistres de sainte eglise;
  Seur eus en a la cure mise.
Ces vers sont d'un sens plus clair pour nous qu'ils ne le furent pour notre prosateur; car il les rend ainsi:
«Cest pooirs dona nostre Sire sainte Église, et les comandemens des menistres dona messire sains Pierres.»
Voici qui est plus fort: au vers 473, Robert de Boron avait écrit:
  D'ileques Joseph se tourna,
  Errant à la crois s'en ala,
  Jhesu vit, s'en ot pitié grant...
Puis, s'adressant aux gardiens du corps, Joseph dit, au vers 479:
  Pilates m'a cest cors donné,
  Et si m'a dit et comandé
  Que je l'oste de cest despit...
Et plus loin encore, vers 503:
  Ostez Jhesu de la haschie
  Où li encrismé l'ont posé.
Notre prosateur ne va-t-il pas s'imaginer que le mot despit (honte, outrage) du vers 482 était le nom particulier de la croix? «Lors s'entorna Joseph et vint droit à la croix qu'il apeloient despit..... Si li comanda que il alast au Despit, et lou cors Jhesu en ostast.»
Au vers 171, le poëte dit que la mort de Jésus-Christ avait racheté le péché de luxure dont Adam s'était rendu coupable:
  Ainsi fu luxure lavée
  D'ome, de femme, et espurée.
Peut-être le prosateur avait-il lu espousée au lieu d'espurée, ce qui l'a conduit à une énorme bévue: «Ainsi lava nostre sire luxure d'homme et de femme, de pere et de mere par mariage.» Mais le mariage, ayant été institué avant la chute d'Adam, ne devait rien à Jésus-Christ fait homme, et Boron n'avait rien dit de pareil.
C'est encore par suite d'une autre méprise que le prosateur qualifie du titre de comte de Montbéliart messire Gautier, qui ne fut jamais investi de ce fief, régulièrement recueilli par son frère aîné. Il serait superflu de donner d'autres moyens de distinguer le texte original de la mise en prose. D'ailleurs je craindrais de retenir trop longtemps mon lecteur sur une matière aride, en accumulant les arguments en faveur des allégations précédentes. Je dirai seulement qu'une étude opiniâtre m'a fait pénétrer dans les nombreux détours du terrain que j'avais à parcourir; que je crois avoir reconnu l'ordre chronologique des récits, la forme et l'étendue de chaque rédaction, la part qui revient à chacun des auteurs désignés ou anonymes. Je crois marcher sur un fond solide, et l'on peut me suivre avec confiance; sauf à me confondre plus tard, si l'on parvient à détruire la force des raisons auxquelles je me suis rendu.
 LIVRE PREMIER.
LE ROMAN EN VERS
DE
JOSEPH D'ARIMATHIE
PAR ROBERT DE BORON.
 LE ROMAN EN VERS
DE JOSEPH D'ARIMATHIE.
Les pécheurs doivent savoir qu'avant de descendre en terre, Jésus-Christ avait fait annoncer par les prophètes sa venue et sa passion douloureuse. Tous jusque-là, rois, barons et pauvres gens, justes et coupables, passaient en enfer à la suite d'Adam et Ève, d'Abraham, Ysaïe, Jérémie. Le démon réclamait leur possession, et croyait avoir sur eux un droit absolu; car la justice éternelle devait être satisfaite. Il fallut que la rançon de notre premier père fût apportée par les trois personnes divines qui sont une seule et même chose. À peine Adam et Ève avaient-ils approché de leurs lèvres le fruit défendu, que, s'apercevant de leur nudité, ils étaient tombés dans le péché d'impureté[45]. Dès ce moment s'évanouit le bonheur dont ils jouissaient. Ève conçut dans la douleur, leur postérité fut comme eux soumise à la mort, et le démon réclama de droit la possession de leurs âmes. Pour nous racheter de l'enfer, Notre-Seigneur prit naissance dans les flancs de la vierge Marie. Et quand il voulut être baptisé par saint Jean, il dit: «Tous ceux qui croiront en moi et recevront l'eau du baptême, seront arrachés au joug du démon, jusqu'au moment où de nouveaux péchés les rejetteront dans la première servitude.» Notre-Seigneur fit plus encore pour nous: il institua, comme un second baptême, la confession, par laquelle tout pécheur qui témoignait de son repentir obtenait le pardon de ses nouvelles fautes.
Or, au temps où Notre-Seigneur allait prêchant par les terres, le pays de Judée était en partie soumis aux Romains, dont Pilate était le bailli. Un prudhomme, nommé Joseph d'Arimathie, rendait à Pilate un service de cinq chevaliers. Dès que Joseph avait vu Jésus-Christ, il l'avait aimé de grand amour, bien qu'il n'osât pas le témoigner par la crainte des mauvais Juifs. Pour Jésus, il avait un petit nombre de disciples; encore un d'entre eux, Judas, était-il des plus méchants. Judas avait dans la maison de Jésus la charge de sénéchal et touchait, à ce titre, une rente appelée dîme, sur tout ce qu'on donnait au maître. Or il arriva, le jour de la Cène, que Marie la Madeleine entra chez Simon, où Jésus était à table avec ses disciples; elle s'agenouilla aux pieds de Jésus et les mouilla de ses larmes; puis elle les essuya de ses beaux cheveux, et répandit sur son corps un pur et précieux onguent. La maison fut aussitôt inondée des plus suaves odeurs; mais Judas, loin d'en être touché: «Ces parfums,» dit-il, «valaient bien trois cents deniers; c'est donc une rente de trente deniers dont on me fait tort.» Dès l'heure, il chercha les moyens de réparer ce dommage[46].
Il sut que dans la maison de l'évêque Chaiphas se tenait une assemblée de Juifs pour y délibérer sur les moyens de perdre Jésus. Il s'y rendit et offrit de livrer son maître, s'ils voulaient lui donner trente deniers. Un Juif aussitôt les tira de sa ceinture et les lui compta. Judas assigna le jour et le lieu où ils pourraient saisir Jésus: «N'allez pas,» dit-il, «prendre à sa place Jacques, son cousin germain, qui lui ressemble beaucoup: pour plus de sûreté, vous saisirez celui que je baiserai.»
Le jeudi suivant, Jésus, dans la maison de Simon, fit apporter une grande piscine, dans laquelle il ordonna à ses disciples de mettre les pieds, qu'il lava et qu'il essuya tous ensemble. Saint Jean lui demanda pourquoi il s'était servi de la même eau pour tous. «Cette eau,» répondit Jésus, «devient sale comme est l'âme de tous ceux dont je l'approche: les derniers sont pourtant lavés comme les premiers. Je laisse cet exemple à Pierre et aux ministres de l'Église. L'ordure de leurs propres péchés ne les empêchera pas d'enlever celle des pécheurs qui se confesseront à eux[47].»
Ce fut dans cette maison de Simon que les Juifs vinrent prendre Notre-Seigneur. Judas en le baisant leur dit: «Tenez-le bien, car il est merveilleusement fort.» Jésus fut emmené; les disciples se dispersèrent. Sur la table était un vase où le Christ avait fait son sacrement[48]. Un Juif l'aperçut, le prit et l'emporta dans l'hôtel de Pilate, où l'on avait conduit Jésus; et quand le bailli, persuadé de l'innocence de l'accusé, demanda de l'eau pour protester contre le jugement, le Juif qui avait pris le vase le lui présenta, et Pilate, après s'en être servi, le fit mettre en lieu sûr.
Et quand Jésus fut crucifié, Joseph d'Arimathie vint trouver Pilate et lui dit: «Sire, je vous ai longtemps servi de cinq chevaliers, sans en recevoir de loyer; je viens demander pour mes soudées le corps de Jésus crucifié.—Je l'accorde de grand cœur,» répondit Pilate. Aussitôt Joseph courut à la Croix; mais les gardes lui en défendirent l'approche. «Car,» disaient-ils, «Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième jour; s'il a dit vrai, tant de fois ressuscitera-t-il, tant de fois le referons-nous mourir.» Joseph revint à Pilate, qui, pour vaincre la résistance des gardes, chargea Nicodème de prêter main-forte. «Vous aimiez donc bien cet homme!» dit Pilate; «tenez, voici le vase dans lequel il a lavé ses mains en dernier; gardez-le en mémoire du juste que je n'ai pu sauver.» Pilate, d'ailleurs, ne voulait pas qu'on pût l'accuser de rien retenir de ce qui avait appartenu à celui qu'il avait condamné.