Les Romans de la Table Ronde (1 / 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions
Nous les laisserons retourner en Orient, chasser les Égyptiens, tuer le roi Oclefaus-Seraste et ses deux fils, recevoir enfin l'hommage des habitants de Sarras, d'Orbérique et de Madian. Si nous entendons encore parler d'eux, ce sera dans les autres branches du cycle[100].
VII.
MOÏSE, SIMÉON ET CANAAN.—LES TOMBES DE FEU.—LES ÉPÉES DRESSÉES.
Josephe, en quittant le roi Méhaignié, poursuivit le cours de ses prédications. Le père, le fils et les Juifs convertis qui les avaient suivis en Occident s'arrêtèrent d'abord dans une ville nommée Kamaloth[101], et tel fut l'effet de leurs exhortations, que tout le peuple de la province demanda et reçut le baptême. Le roi Avred le Roux (Alfred), n'osant résister au mouvement général, feignit d'être lui-même converti, et, pour mieux tromper Josephe, reçut le baptême de sa propre main. Mais à peine les chrétiens avaient-ils quitté la ville pour continuer leurs prédications, en laissant dans Kamaloth douze prêtres chargés d'entretenir la bonne semence, que le méchant Avred jeta le masque, renia son baptême et contraignit ses sujets à suivre son coupable exemple. Les douze prêtres voulurent résister: on les saisit, on les attacha à la grande croix que Josephe avait fait élever près de la ville; ils furent battus de verges, puis lapidés par les mêmes gens qui, peu de temps auparavant, avaient confessé la religion nouvelle. Ce crime ne pouvait rester impuni. Comme il revenait de couvrir de boue la croix nouvelle, Avred rencontra sur son chemin sa femme, son fils et son frère: aussitôt, saisi d'une fureur infernale, il se jeta sur eux et les étrangla tous trois, en dépit des efforts du peuple pour les arracher de ses mains. Puis, courant comme un forcené parmi les rues, il arriva devant un four nouvellement allumé et s'élança dans le brasier ardent, qui réduisit en cendres son corps maudit. Effrayés de ce qu'ils venaient de voir, les gens de Kamaloth ne doutèrent plus du pouvoir du Dieu des chrétiens, et s'empressèrent d'envoyer des messagers à Josephe pour le prier de leur pardonner et de les relever de leur apostasie. Josephe revint donc sur ses pas, les arrosa tous d'eau bénite, reçut de nouveau leur promesse de vivre et mourir chrétiens, et, jetant les yeux sur la croix encore souillée du sang des douze martyrs et de la boue qu'on leur avait jetée: «Cette croix,» dit-il, «sera désormais appelée la Croix Noire, en souvenir de la noire trahison d'Avred le Roux.» Le nom est jusqu'à présent demeuré. Avant de s'éloigner une seconde fois de Kamaloth, Josephe institua un évêque et fit construire une belle église sous l'invocation de saint Étienne martyr.
Ici notre romancier se reprend au poëme de Robert de Boron[102]. Durant les courses de Josephe à travers les provinces de la Grande-Bretagne, il arriva que les provisions vinrent à faire défaut, et que ses compagnons sentirent les angoisses de la faim. Josephe fit arrêter l'arche et disposer la table carrée au milieu d'une plaine. Après avoir dit ses oraisons, il posa le saint vaisseau au milieu de la table, et s'assit le premier en invitant les chrétiens à suivre son exemple, pour savourer la divine nourriture réservée à tous ceux dont les pensées demeuraient pures et chastes.
Josephe avait eu soin de laisser entre son père et lui l'espace d'un siége vide. Bron se plaça près de Joseph et tous les autres à la suite, d'après leur rang de parenté, la table s'étendant d'elle-même en proportion de ceux qui méritaient d'en approcher. Un seul des parents de Joseph ne put trouver où s'asseoir; il se nommait Moïse. Il eut beau aller d'un côté à l'autre, il n'y avait puisqu'un seul siége à occuper, celui qu'avaient laissé entre eux les deux Joseph. «Pourquoi ne m'assoirais-je pas là?» se dit-il; «j'en suis aussi digne que personne.» Cependant Josephe avait posé devant lui le Graal, qu'une toile recouvrait des trois côtés opposés à son visage; il sentit l'arrivée de la grâce, et tous les chrétiens assis ne tardèrent pas à la partager et à la savourer dans un respectueux silence.
Moïse avança d'un pas: comme il se disposait à prendre le siége vide, Josephe le regarda avec une surprise partagée par les autres chrétiens que leurs péchés privaient de la grâce. Ceux qui étaient assis virent alors trois mains sortir d'un blanc nuage, ondoyant comme un drap mouillé; l'une de ces mains prit Moïse par les cheveux, les deux autres par les bras; ainsi fut-il soulevé en haut: alors, tout à coup, entouré de flammes dévorantes, il fut transporté loin de la vue des convives. L'histoire dit qu'il fut conduit dans la forêt d'Arnantes (ou Darnantes), et que son corps y demeura au milieu des flammes, sans en être consumé.
Le châtiment de Moïse ne troubla pas le bonheur dont jouissaient les convives, au nombre de soixante-dix. À l'heure de tierce, dès qu'ils revinrent à eux-mêmes, ils ne manquèrent pas, en se levant, de demander à Josephe ce que Moïse était devenu. «Ne m'interrogez pas; vous le saurez plus tard.—Au moins,» dit Pierre, «expliquez-nous comment cette table, qui semble faite pour treize convives, s'étend en proportion du nombre de ceux qui se présentent.—Elle s'étend,» répond Josephe, «en faveur de quiconque est digne de s'y asseoir. Celui qui doit siéger près de moi sera vierge et sans impureté; les autres doivent rester libres de tout péché mortel. La place vide représente celle que Judas occupait à la Cène. Après son crime, personne ne l'a remplie avant que Matthias n'en fût jugé digne. Notre-Seigneur, en me choisissant pour porter sa parole dans certaines contrées, à l'exemple des apôtres, m'a donné en garde le saint vaisseau dans lequel son divin corps est journellement sacré et sanctifié. Plus tard, au temps du roi Artus, sera établie une troisième table pour représenter la Trinité.»
Ils continuèrent leur route vers l'Écosse, traversèrent de belles forêts et atteignirent une grande plaine arrosée d'un vivier limpide. Alors ils eurent faim, et Josephe les avertit de se mettre tous en état de recevoir la grâce, petits et grands, justes et pécheurs. Puis, s'adressant à Alain le Gros, le plus jeune des fils de Bron, il lui ordonna d'aller tendre un filet sur le vivier. Alain obéit et prit un grand poisson qui fut aussitôt mis sur la braise et préparé comme il convenait. Josephe fit mettre les tables et étendre les nappes; ils s'assirent sur l'herbe fraîche, dans l'ordre accoutumé. «Pierre,» dit Josephe, «prenez le saint vaisseau, faites avec lui le tour des tables, pendant que je ferai les parts du poisson.» Dès que Pierre eut fait ce qui lui était demandé, tous se sentirent remplis de la grâce, et se crurent nourris des plus douces épices, des plus savoureux mets. Ils restèrent dans cet état jusqu'à l'heure de tierce.
Bron alors demanda à son neveu ce qu'il entendait faire de ses douze fils. «Nous saurons d'eux,» répondit Josephe, «quelles sont leurs dispositions». Les onze premiers souhaitèrent de prendre femmes pour continuer leur lignée; Alain le Gros seul déclara ne pas vouloir se marier. C'est lui que le conte appellera désormais le Riche Pêcheur, ainsi que tous ceux qui furent après lui saisis du saint Graal, et portèrent couronne. Mais cet Alain ne fut pas roi comme eux, et ne doit pas être confondu avec le roi Alain ou Hélain, issu de Célidoine. Ajoutons que le vivier dans lequel fut pêché le gros poisson reçut, à partir de ce jour, le nom de l'étang Alain.
Nos chrétiens passent de cette contrée vers les abords de Brocéliande, que nous devons craindre de confondre avec la célèbre forêt de la Petite-Bretagne qui portait le même nom, et dont il sera parlé si souvent dans les autres branches. Près de l'endroit où ils s'arrêtèrent s'élevait le château de La Roche, autrement nommé Rochefort. Un païen tout armé se présenta devant Josephe et lui demanda ce qu'il venait faire, lui et ses compagnons, dans ces parages. «Nous sommes chrétiens, et notre intention est d'annoncer par le pays la vérité.—Qu'est-ce que votre vérité?» Josephe alors exposa les principes de la doctrine chrétienne; le païen, dont l'esprit était subtil, lui tint tête en cherchant à contester ce qui lui était conté de Jésus-Christ et de sa douce mère. «Mais enfin,» ajouta-t-il, «si tu ne mens pas dans ce que tu nous as dit de ton Dieu, je t'offre une belle occasion de le mettre en évidence. Je vais de ce pas chez mon frère, atteint d'une plaie jugée incurable par tous les médecins; si tu parviens à la guérir, je promets de devenir chrétien et de décider mon frère à suivre mon exemple.—Et moi,» répondit Josephe, «si vous parlez sincèrement, je promets de rendre à votre frère la meilleure santé qu'il ait jamais eue.»
Il fit signe à ses compagnons de l'attendre et suivit le cavalier païen. Arrivés à l'entrée du château, voilà qu'un lion sort de la forêt voisine, fond sur Agron (c'était le nom du païen) et l'étrangle comme il eût fait d'un poussin. Josephe continua son chemin sans paraître ému; mais les gens du pays, qui avaient vu le lion s'élancer sur Agron, accusèrent Josephe de l'avoir évoqué par ses enchantements; ils le saisissent, le lient et le conduisent à la forteresse. Comme ils voulaient le pousser dans une noire prison: «Eh quoi!» leur dit-il, «je suis venu pour rendre la santé à votre duc Matagran, et vous me traitez ainsi!» Il avait à peine prononcé ces mots que le sénéchal du pays s'avance furieux et le frappe de son épée, précisément à l'endroit où il avait été jadis frappé par l'ange. La lame se brisa en deux, et le premier tronçon demeura dans la plaie. «Je suis venu,» dit Josephe, «pour guérir les malades, et c'est vous qui me blessez! Conduisez-moi soit à votre maître, soit dans le temple de vos dieux, et vous verrez si vous ne vous êtes pas mépris sur mon compte.»
On le conduisit au temple, et tout aussitôt il se mit à prêcher la sainte loi. Le peuple l'écoutait avec attention: «Si,» lui dit-on, «vous rendez la santé à tous nos infirmes, nous croirons en votre Dieu.» Josephe se mit alors à genoux et fit une prière fervente; avant qu'il fût relevé, le tonnerre éclata, une lueur de feu descendit sur les idoles de Jupin, Mahon, Tervagan et Cahu, et les réduisit en poudre. Tous ceux qui, parmi les assistants, souffraient de quelque mal, les boiteux, les aveugles, les borgnes, sentirent qu'ils étaient délivrés de leurs maux, si bien que c'était à qui demanderait à hauts cris le baptême.
Matagran, averti de la rumeur, se rendit au temple à son tour: il avait été, longtemps avant, atteint d'une pointe de flèche qui lui demeurait en la tête. «Chrétien,» dit-il à Josephe, «je recevrai le baptême comme toutes ces gens, si tu me guéris et si tu rends la vie à mon Frère Agron.» Josephe, sans répondre, fait tenir droit le duc Matagran; il étend les mains autour de sa tête, et fait sur l'endroit entamé le signe de la croix. On voit aussitôt le fer de la flèche poindre, sortir, et Matagran s'écrier, transporté de joie, qu'il ne sent plus la moindre douleur.
Restait Agron dont le corps, déjà séparé de l'âme, lui fut amené. Josephe haussa la main, fit le signe de la croix, aussitôt on vit les deux parties séparées de la gorge se rejoindre; Agron se leva et s'écria qu'il revenait du purgatoire où il commençait à brûler en flammes ardentes. On conçoit aisément qu'après tant de merveilles, les deux frères fussent disposés à croire aux vérités de la nouvelle religion. Pour le sénéchal qui avait blessé Josephe, il vint humblement demander pardon. Josephe toucha le tronçon de l'épée demeuré dans la cuisse et le fit sortir de la plaie qui sur-le-champ se referma. Prenant alors les deux tronçons de la lame: «À Dieu ne plaise,» dit-il, «que cette bonne épée soit ressoudée, sinon par celui qui doit accomplir l'aventure du siége périlleux de la Table-Ronde, au temps du roi Artus; et que la pointe cesse de saigner avant que les deux parties ne soient rejointes.»
Après avoir ainsi destiné cette épée, Josephe établit des prêtres dans la contrée, pour y faire le service divin dans une nouvelle église qu'il dédia à Notre-Dame. Là fut déposée l'épée dans un bel écrin; là fut aussi mis en terre le frère de Matagran qui ne vécut pas au-delà de huit jours après sa résurrection[103]. Josephe alors retourna vers ses compagnons, arrêtés sur la rivière de Colice, et leur raconta toutes les merveilles que Dieu venait d'opérer par son ministère.
Cette rivière de Colice tombait dans un bras de mer et portait de grands vaisseaux. Elle traversait la forêt de Brocéliande et fermait la voie devant eux. Comment la traverser? «Vous avez,» dit Josephe, «passé de plus grandes eaux. Mettez-vous en prières, et le Seigneur viendra à notre aide.» Ils se jetèrent à genoux, le visage tourné vers l'Orient. Bientôt ils voient sortir de la forêt de Brocéliande un grand cerf blanc, portant au col une chaîne d'argent, et escorté par quatre lions. Josephe fait un salut en les voyant: le cerf s'avance vers la Colice, et la passe tranquillement ainsi que les lions, sans que leurs pieds soient plus mouillés que s'ils eussent traversé une rivière glacée.
Josephe dit alors: «Vous tous mes parents, qui êtes de la Table du Saint-Graal, suivez-moi; que les pécheurs seuls attendent un nouveau secours.» Il suivit la ligne que le cerf avait tracée sur la rivière en la traversant, et parvint le premier de l'autre côté du rivage, où tous ses compagnons le rejoignirent, à l'exception des deux grands pécheurs, Siméon et Canaan.
Or, ce Canaan avait douze frères, qui tous supplièrent Josephe de ne pas le laisser ainsi abandonné. Josephe, cédant à leurs prières, repassa la Colice et prit par la main les deux retardataires. Mais, en dépit de son exemple et de ses exhortations, il ne put les décider à poser le premier pied sur les eaux, si bien qu'il dut revenir seul à l'autre bord. Heureusement, en apparence, un vaisseau monté par des marchands païens passa devant eux. Canaan et Siméon les prièrent de les prendre sur leur navire pour les transporter de l'autre côté. Les païens consentirent à les déposer près des autres chrétiens: mais à peine étaient-ils débarqués qu'une tempête s'éleva; un horrible tourbillon de vent engloutit le vaisseau et ceux qui le montaient. «Dieu,» dit alors Josephe, a puni ces païens, apparemment parce qu'ils nous ont ramené deux faux chrétiens, indignes de rester dans notre compagnie.»
Puis il leur donna l'explication du grand cerf qu'ils avaient vu. «C'est,» dit-il, «l'image du Fils de Dieu, blanc parce qu'il est exempt de souillure. La chaîne de son cou rappelle les liens dont fut attaché Jésus-Christ avant de mourir: les quatre lions sont les quatre Évangélistes.»
La forêt de Darnantes confinait à celle de Brocéliande. Les chrétiens s'engagèrent dans ses détours, et arrivèrent devant un hôpital de construction très-ancienne. C'est là qu'avait été transporté le corps de Moïse, et mis dans une tombe de pierre ardente, d'où s'échappaient des flammes dont la chaleur se répandait à grande distance. «Ah! Josephe,» s'écria le malheureux, quand il le vit arriver, «ah! digne évêque de Jésus-Christ, prie notre Seigneur d'adoucir un peu mes souffrances; non de les terminer, car il ne sera donné de me délivrer qu'à celui qui, sous le règne d'Artus, occupera le siége périlleux de la Table-Ronde.» La prière de Josephe fit descendre sur la tombe de Moïse une pluie bienfaisante qui amortit la violence des flammes, au point de diminuer de moitié les souffrances du pauvre pécheur. Josephe et ses compagnons poursuivirent leur voyage. Après avoir reposé dans une belle plaine, ils allèrent le lendemain de grand matin à la grâce, c'est-à-dire à la Table du Graal, où tous furent largement repus, à l'exception de Canaan et de Siméon, le père de Moïse. Cette exclusion les rendit encore moins dignes d'y participer, par l'envie qu'ils conçurent aussitôt contre les bons chrétiens, et par leur désir de tirer une odieuse vengeance de leurs frères. «N'est-ce pas,» se dirent-ils, «une honte insupportable d'être ainsi privés seuls d'une faveur prodiguée à nos frères et à tant d'autres?—Qu'ils se gardent de moi,» reprit Canaan, surtout mes frères, car je suis bien résolu de ne pas laisser passer la première nuit sans les frapper.—Et moi,» dit Siméon, «c'est à Pierre, mon cousin, que je m'en prendrai.—Tu feras bien,» dit Canaan. «Le premier de nous qui aura fini attendra l'autre sous le figuier que tu vois de ce côté du champ.»
La nuit vint: quand Canaan crut ses frères plongés dans le premier sommeil, il s'approcha, un couteau à pointe recourbée dans la main. Tous les douze furent frappés et mis à mort. Pendant qu'il revenait tranquillement s'asseoir sous le figuier, l'odieux Siméon, armé d'une pointe envenimée, s'approchait de Pierre endormi, et voulait le frapper au milieu du corps; mais le couteau alla seulement percer l'épaule, si bien que Pierre éveillé ne le laissa pas redoubler et se mit à crier: Au secours! de toutes ses forces. On accourut, on arriva: «Qu'avez-vous, Pierre?—Vous le voyez au sang qui coule de ma blessure; c'est Siméon, je l'ai reconnu, qui est ainsi venu pour me tuer.» On cherche Siméon, on le joint; il n'hésite pas à reconnaître son crime; il avait voulu tuer Pierre. Autant en dit Canaan quand, à la vue des douze frères étendus sans vie, les autres chrétiens demandèrent s'il n'était pas le meurtrier. «Oui, je ne pouvais les souffrir plus favorisés que je ne l'étais de la grâce et de la Table du Graal.» Conduits devant Josephe, Bron, le Riche Pêcheur et les autres, tous dirent qu'il fallait en faire rigoureuse justice. Ils furent condamnés à être enterrés vivants, à la place même où le crime avait été commis.
La première fosse fut creusée pour Siméon. Comme on l'y conduisait, les mains liées derrière le dos, le ciel tout à coup s'obscurcit, des hommes en feu traversèrent les airs, puis vinrent saisir Siméon et l'emportèrent loin de là, sans que les autres chrétiens pussent savoir dans quel lieu il allait être déposé.
Canaan fut à son tour conduit à la fosse qui lui était destinée. On le recouvrit de terre, et comme il en avait déjà jusqu'aux épaules, il témoigna un si profond repentir de son forfait qu'il n'y eut personne qui n'en fût ému. «Ah! sire Josephe,» s'écriait-il, «je suis le plus grand criminel du monde; il n'est pourtant aucun péché, si grand qu'il soit, que notre Dieu ne pardonne comme un père à son enfant, s'il voit que l'enfant en ait un véritable repentir. Que mon corps soit tourmenté, que mes douleurs se prolongent au-delà de la mort, mais que mon âme ne soit pas éternellement condamnée au séjour des réprouvés! Et vous, mes parents, mes anciens amis, de grâce déliez-moi les mains, et consentez à ensevelir les douze frères que j'ai immolés, autour de ma tombe. Peut-être leur innocence protégera-t-elle mon iniquité: peut-être les lettres que vous tracerez sur les pierres inviteront-elles les voyageurs à prier pour eux et pour moi!»
Josephe et les chrétiens furent touchés de son repentir et firent ce qu'il désirait. On l'ensevelit les mains déliées, on creusa douze fosses autour de la sienne, on y enferma ses douze frères, et chacune des fosses fut fermée d'une grande pierre sur laquelle on traça le nom des victimes; sur celle de Canaan fut écrit: Ci-gist Canaan, né de la cité de Jérusalem, qui par envie mit à mort ses douze frères.
Josephe dit alors: «Nous avons oublié une chose importante: les treize frères que nous venons d'inhumer avaient porté les armes et fait en mainte occasion preuve de vaillance et de prud'homie; il conviendrait d'indiquer sur la pierre de leur tombeau qu'ils avaient été chevaliers. Vous y déposerez leurs épées, et sachez qu'il ne sera donné à personne de les déplacer.»
On fit ce que Josephe demandait, et, le lendemain, ils furent bien émerveillés quand ils virent les épées se tenir dressées sur la pointe de la lame, sans que personne y eût touché. Pour la tombe de Canaan, ils la virent brûler comme ferait une bûche sèche jetée sur un brasier enflammé. «Ce feu,» dit Josephe, «durera jusqu'au temps du roi Artus, et sera éteint par un chevalier qui, bien que pécheur, surmontera en chevalerie ses compagnons. En raison de sa prouesse, et malgré le honteux péché dont il sera souillé, il lui sera donné d'éteindre les flammes de ce tombeau. On le nommera Lancelot; par lui sera engendré en péché le bon chevalier Galaad, qui, par la pureté de ses mœurs et la grandeur de son courage, mettra fin aux temps aventureux de la Grande-Bretagne.»
C'est ainsi que Josephe se plaisait à indiquer ce qui plus tard devait arriver, en montrant comment les choses étranges dont ils étaient témoins devaient se lier à ce que verraient les hommes d'un autre âge. Quand il invita ses compagnons à reprendre leur voyage et leurs prédications, un d'entre eux, le prêtre Pharan, demanda la permission de rester auprès des tombes, d'ériger là une chapelle, et d'y offrir chaque jour le saint sacrifice, en appelant sur l'âme de Canaan la miséricorde divine. La chapelle, aussitôt commencée, fut achevée quand le sire de la contrée, le comte Basain, se convertit à la foi chrétienne. Elle est encore aujourd'hui telle que Pharan l'avait élevée.
VIII.
AVENTURES DE PIERRE. SON ÉTABLISSEMENT.
Pierre, dont jusqu'à présent le romancier avait à peine parlé, va maintenant jouer dans les récits un rôle qui semble devoir quelque chose à la légende de Tristan.
Siméon l'avait frappé d'un glaive empoisonné: sa plaie, au lieu de se fermer, s'ouvrait plus grande et plus douloureuse de jour en jour. Il ne put suivre Josephe dans ses derniers voyages, et fut contraint de s'arrêter près de la tombe de Canaan, déjà gardée par le prêtre Pharan, qui connaissait assez bien l'art de guérir. Comme on ne supposait pas que le fer dont il avait été frappé fût empoisonné, on n'eut pas recours au véritable remède, si bien que, le mal s'aggravant tous les jours, Pierre dit à Pharan: «Je vois, bel ami, que je ne guérirai pas ici; Dieu veut sans doute que je visite un autre pays pour y recouvrer la santé. Veuillez me conduire sur le bord de la mer; elle n'est pas très-éloignée, j'y trouverai peut-être un peu de soulagement.»
Pharan se mit en quête d'un âne sur le dos duquel il posa son pauvre ami. Ils atteignirent le rivage et ne trouvèrent à bord qu'une légère nacelle, dont la voile était tendue et prête à prendre le large. Pierre rendit grâce à Notre-Seigneur: «Beau doux ami,» dit-il, «descendez-moi et me transportez dans cette nacelle; elle me conduira à la grâce de Dieu, et sans doute où je trouverai la fin de mes maux.—Ah! sire,» répond Pharan, «voulez-vous affronter la mer, faible et souffrant comme vous êtes? Au moins laissez-moi vous accompagner.—Posez-moi d'abord dans la nacelle,» répond Pierre; «puis je vous dirai ma volonté.»
Pharan, tout en pleurant, le prit dans ses bras et le transporta dans la nacelle, le plus doucement qu'il put: «Grand merci, beau doux ami,» dit Pierre, «vous avez fait ce que je vous avais demandé: maintenant, j'ai le désir de m'éloigner seul. Retournez à votre chapelle, vous prierez Notre-Seigneur de procurer ma guérison. Si vous voyez Josephe, dites-lui que j'eus de bonnes raisons de m'éloigner de lui. Le cœur me le dit: je retrouverai la santé aux lieux où Dieu va me conduire.»
Pharan sortit de la nacelle en pleurant. Le vent aussitôt enfla la voile: Pharan la suivit des yeux, tant qu'il put l'apercevoir dans le lointain; puis il remonta sur son âne et retourna tristement à la chapelle, en songeant aux dangers de Pierre, au peu d'espérance qu'il avait de jamais le revoir.
Pendant quatre jours, la nacelle vogua rapidement sur les flots sans qu'elle parût approcher d'aucune terre. Le cinquième jour, Pierre, épuisé de faim, souffrant de lassitude, s'endormit. On était au temps des plus grandes chaleurs, et, pour être mieux à son aise, il avait à grand'peine quitté sa cotte et sa chemise, quand la nacelle s'arrêta devant une île dans laquelle, à peu de distance du rivage, s'élevait un grand château, demeure ordinaire du roi Orcan. C'était, au jugement des païens, un des plus forts chevaliers de son temps.
Comme la nacelle touchait à la rive, la fille du roi, belle et avenante, y vint prendre le frais et s'ébattre avec ses compagnes. Elle approcha de la barque et fut grandement surprise d'y trouver un homme nu et endormi. En voyant la plaie qui lui rongeait le haut de l'épaule: «Voyez,» dit-elle, «la pâleur et la maigreur de cet homme; comment n'est-il pas mort d'une aussi cruelle blessure? En vérité, c'eût été grand dommage; malgré sa maigreur, on ne peut méconnaître la beauté de son corps. Pourquoi ne puis-je le mettre entre les mains du chrétien que mon père retient en prison, et qui sait comment on guérit les plus fortes blessures!»
Ces paroles, dites à demi-voix, réveillèrent Pierron, dont grande fut la surprise en voyant devant sa nacelle plusieurs demoiselles richement vêtues. La fille du roi, quand il ouvrit les yeux, dit: «Qui êtes-vous, jeune homme?—Dame, je suis un chevalier chrétien, né à Jérusalem: je me suis abandonné à la mer, dans l'espoir de trouver un homme assez sage pour connaître mon mal et le guérir.—Se peut-il,» reprit la demoiselle, «que vous soyiez chrétien! Hélas! mon père déteste les chrétiens et ne les souffre pas dans sa terre. Toutefois, en vous voyant si malade, j'ai grand désir de travailler à votre guérison. Que ne puis-je vous tenir dans nos chambres! je vous ferais visiter par un mire de votre créance, qui sans doute trouverait la médecine qu'il vous faut. Mais, si mon père venait à le savoir, nous serions perdus, vous et moi.—Ah! demoiselle,» reprit Pierron, «au nom de votre Dieu, non pour moi, mais en considération de gentillesse et de franchise, faites-moi parler au chrétien que vous dites.» Quand elle l'entend si doucement parler, elle regarde ses compagnes, comme pour savoir leur avis. «Si vous voulez,» dit l'une d'elles, «tant de bien à cet homme, sa guérison est entre vos mains. Il nous sera facile à nous toutes de le soulever, de le faire sortir de la nacelle, et de le transporter à l'entrée de votre jardin; de là, nous le conduirons au préau, et du préau dans votre chambre[104]. Une fois là, vous trouverez aisément le moyen d'avertir le chrétien de venir visiter la plaie de ce dolent chevalier.»
Alors toutes en même temps le lèvent aussi doucement qu'elles peuvent, le descendent sur le rivage et l'emportent jusqu'au jardin, du jardin dans le préau, et du préau à la chambre de la demoiselle, fille du roi. Elles le couchent dans un lit, pour y reposer autant que ses douleurs le permettraient. «Comment vous va-t-il?» demandèrent-elles.—«Oh! bien mal, demoiselles, et sans doute je ne vivrai pas jusqu'à la fin du jour.—Il n'y a donc pas de temps à perdre.» Et la fille du roi se hâta d'aller parler au geôlier de son père; elle fit tant auprès de lui, qu'il lui confia pour quelques heures le chrétien qu'il avait charge de garder. «Ah! demoiselle,» dit le prisonnier comme on détachait ses chaînes, «que voulez-vous faire de moi? Que gagnerez-vous à ma mort?—Je ne veux pas vous faire mourir,» répond-elle; «suivez-moi dans ma chambre; vous verrez pourquoi je vous fais sortir d'ici.»
Elle marche alors devant lui; quand ils furent arrivés: «Voici,» dit-elle, «un chrétien que nous avons trouvé sur la rive de mer. Il est bien malade; si vous pouvez le guérir, je vous ôterai de prison et vous renverrai comblé de mes dons; car j'ai grande compassion de ses douleurs.»
Le prisonnier, ravi de pouvoir soulager un homme de sa loi, approche de Pierre et lui demande s'il est depuis longtemps malade. «Il y a plus de quinze jours; la plaie que j'ai reçue s'est constamment élargie; les mires, jusqu'à présent, n'y ont rien entendu.—Demoiselle,» dit le prisonnier, «faites porter le malade sur le préau, je verrai mieux la nature de la plaie.» Quand on eut fait ce qu'il demandait, il regarda avec la plus grande attention la partie malade. «Il y a,» dit-il, «du venin dans la plaie; il faudrait, pour en être maître, commencer par l'en séparer. Toutefois ayez bon courage, je promets de vous guérir avant un mois.» Alors il s'éloigna, chercha çà et là dans le préau les herbes qu'il voulait employer, les réunit, en fit une apostume qu'il appliqua sur le mal, et, avant que le mois fût passé, Pierre, revenu dans sa première santé, parut devant la demoiselle, plus beau que dans ses plus belles années, quand il était parti de Jérusalem.
Il y avait en ce temps un roi d'Irlande nommé Maraban, vassal du roi Luce de la Grande-Bretagne. Le jour même où la demoiselle avait trouvé Pierron, il était venu voir le roi Orcan, vassal comme lui du roi Luce. Il arriva que le bouteiller d'Orcan, pour se venger d'une offense, versa du poison dans la coupe du fils de Maraban, de sorte que le jeune homme en mourut; le roi d'Irlande, persuadé que le venin lui avait été donné par l'ordre d'Orcan, se rendit à la cour du roi de la Grande-Bretagne, et demanda justice. Orcan répondit à l'appel, nia le crime, tendit son gage contre l'accusateur, et déclara qu'il était prêt à combattre de son corps, ou du corps d'un de ses chevaliers. Il fit cette réserve, parce que le roi Maraban passait pour le plus fort jouteur et le plus vaillant qu'on eût vu depuis longtemps. Les gages furent retenus, les otages livrés et le jour de la bataille fixé.
Alors, voulant connaître s'il y avait parmi ses hommes un champion plus fort et plus habile que lui, Orcan s'avisa d'un expédient qui devait l'éclairer sur ce point. Il feignit une grande maladie, et quand on lui demanda la cause de son mal: «C'est,» dit-il, «une profonde tristesse. J'apprends que le roi Maraban vient d'envoyer ici un chevalier qui se vante d'abattre dans une seule journée douze de mes meilleurs hommes. Il sera tous les matins au point du jour sous l'arbre du Rond-Pin. Qu'allons-nous faire? Ne trouverai-je personne en état d'abattre son orgueil; et pourra-t-il, à son retour en Irlande, se vanter de n'avoir rencontré dans ma terre aucun chevalier assez hardi pour se mesurer avec lui?—Non assurément,» répondent les chevaliers; «nous serons demain au nombre de douze au rendez-vous, et nous pourrions, au besoin, en trouver d'autres pour mettre cet Irlandais à la raison.»
Le roi les remercia, puis les pria de le laisser dormir. Et quand la nuit fut venue, il appela son sénéchal. «Faites apporter des armes déguisées, étendez une couverture sombre sur mon cheval: je veux sortir avant le point du jour et ne reviendrai que le soir. Si quelqu'un demande à me parler, dites que je suis trop malade pour recevoir. Surtout, gardez-vous de dire un mot de ma sortie et de mon retour.»
Le roi s'arma, monta à cheval, passa le pont du château et atteignit le Rond-Pin, où il attendit jusqu'à l'heure de prime. Alors arrivèrent douze chevaliers entièrement armés, à l'exception des lances; car, dans tous les temps, on en trouvait sous le Pin un grand choix, comme dans l'endroit le plus ordinairement choisi pour les joutes, les tournois et les combats. Dès que les chevaux eurent repris haleine, chacun d'eux saisit un glaive à sa convenance, et, de son côté, le roi, s'étant mis en mesure, attendit le premier chevalier et l'abattit à la première course. Le second se présente et va rejoindre le premier; ainsi des dix autres dont le roi fut assez mécontent de demeurer vainqueur; car, tout vaillant et vigoureux qu'il fût, il savait que le roi d'Irlande était encore meilleur champion. S'adressant alors aux chevaliers désarçonnés: «Seigneurs,» dit-il, «reprenez vos chevaux, vous êtes pourtant mes prisonniers et je pourrais disposer de vous comme je l'entends. Allez trouver le roi Orcan, et rendez-vous à lui. Il saura qui je suis, en apprenant que je vous ai vaincus; car nous avons fait de compagnie maintes besognes.»
Le roi, après qu'ils furent éloignés, entra, pour ne pas être reconnu, dans la forêt voisine; et, la nuit venue, il retourna au château, traversa le jardin et gagna le pied de la tour où l'attendait le sénéchal. Quand on l'eut désarmé, il se mit au lit et fit entrer les barons, qui lui demandèrent comment il se portait: «Toujours assez mal,» répondit-il, «mais j'espère en guérir; ne soyez pas inquiets, et continuez à faire belle chère.»
Le lendemain il donna audience. Les chevaliers vaincus vinrent confesser leur mésaventure et se mirent en sa prison.—«Oui,» leur dit le roi, «je devine quel est ce chevalier. Et j'ai honte pour vous d'apprendre qu'un seul homme vous ait vaincus. D'autres, je l'espère, se présenteront et soutiendront mieux l'honneur de ma chevalerie.» Mais le bruit de la défaite des douze chevaliers, cités comme les plus braves de la terre d'Orcan, détourna les autres de tenter l'aventure; si bien que chaque jour le roi, qu'on croyait malade, sortait de grand matin et revenait le soir, sans avoir combattu et sans que personne devinât quel était le chevalier du Rond-Pin.
La nouvelle de ces défis et de la victoire du vassal irlandais arriva jusqu'aux oreilles de Pierre, qui depuis sa guérison vivait secrètement logé dans les chambres de la fille du roi. «Qu'avez-vous?» lui dit un jour la demoiselle, «vous êtes plus pensif qu'à l'ordinaire. N'y aurait-il aucun moyen de vous mettre le cœur plus à l'aise?—Ce moyen, demoiselle, est à votre disposition.—Parlez, et vous me verrez prête à le saisir.
«—Je vous dirai donc que le bruit de la prouesse de ce chevalier d'Irlande m'a mis en grande pensée: et quand j'ai appris que le roi Orcan avait fait crier un ban pour inviter ses barons à le combattre, je me suis dit que si tel ban avait été crié dans la terre où je suis né, je n'aurais pas manqué, pour un royaume, de revêtir mes armes et d'aller m'éprouver contre lui. C'est pour ne pouvoir le faire aujourd'hui que vous me voyez si triste et si dolent.»
Alors la fille d'Orcan pensa que si ce chevalier n'était pas de grande prouesse, il ne parlerait pas ainsi: «Consolez-vous donc, Pierre,» lui dit-elle, «vous ne manquerez pas la joute pour défaut d'armes ou de cheval. C'est moi qui vous les fournirai; mais je tremble en pensant que vous allez courir un grand danger, en vous mesurant contre celui qui n'a pas jusqu'à présent trouvé de vainqueur.»
Elle ne perdit pas un moment pour lui faire apporter de bonnes armes et pour s'assurer d'un cheval. Puis elle conduisit Pierre par la main du préau dans le jardin, en lui indiquant la route à suivre jusqu'au Rond-Pin. Pierre passa le reste de la nuit dans la forêt voisine; il ôta le frein et la selle de son cheval, et s'endormit jusqu'au point du jour. En s'éveillant il revint à son cheval, lui remit le frein et la selle, laça son heaume, reprit son écu, remonta à cheval et retourna vers le Pin, où le roi se trouvait déjà, attendant, sans trop l'espérer, un chevalier qui consentît à se mesurer avec lui.
Après s'être salués, ils s'éloignent et reviennent l'un vers l'autre avec la rapidité d'un cerf poursuivi par les chiens. Telle est la violence de leur premier choc que les écus ne les garantissent pas et qu'ils sentent le fer pénétrer dans leurs chairs blanches et tendres. Mais le glaive du roi fut brisé, tandis que celui de Pierre fit voler le roi par-dessus la croupe de son cheval, et tellement étourdi qu'Orcan ne put de longtemps penser à se relever.
Pierre alors descendit, et tirant du fourreau l'épée: «Chevalier,» dit-il, «vous avez perdu votre joute; mais peut-être serez-vous plus heureux à la prise des épées[105].» En même temps, il lève le brand, et se couvre la tête de l'écu. Le roi se met en garde le mieux qu'il peut; mais il avait plus besoin de repos que de bataille.
La lutte fut pourtant longue et opiniâtre. Le sang coula de part et d'autre; ils s'atteignirent en cent endroits, tous deux grandement surpris de trouver dans leur adversaire tant de prouesse. Enfin le roi, épuisé de forces, tomba sans mouvement et baigné dans son sang. Pierre aussitôt lui arrachant le heaume: «Reconnaissez, chevalier, que vous êtes vaincu, ou vous êtes mort.—Non,» répond faiblement le roi en ouvrant les yeux, «tu peux me tuer, non me faire dire une seule parole dont je puisse rougir moi et tous les autres rois.—Comment! sire,» dit Pierre, «seriez-vous donc roi couronné?—Oui, vous avez vaincu le roi Orcan.» Ces paroles portèrent le trouble et le regret dans le cœur de Pierron. Il tendit au roi son épée: «Ah! sire,» dit-il, pardonnez-moi; je n'aurais jamais jouté contre vous, si je vous eusse connu.
«—En vérité,» reprit Orcan, «voici la première fois que le vainqueur demande grâce au vaincu. Qui êtes-vous donc?—Sire, un chevalier de terre étrangère, de la cité de Jérusalem. J'ai nom Pierre, et je suis chrétien. L'aventure m'a conduit dans votre château. J'étais en arrivant navré d'une plaie envenimée: grâce à Dieu, à votre fille et au chrétien, votre prisonnier, j'ai recouvré la santé. J'entendis parler du ban que vous aviez fait crier; votre fille voulut bien me procurer un cheval et des armes; mais j'ai grand regret d'avoir aussi mal reconnu le bon accueil que j'ai reçu de votre fille et dans votre hôtel. Pardonnez-moi de vous avoir combattu.
«—Non-seulement,» dit le roi, «je vous pardonne, mais je vous tiens de mes meilleurs amis, bien que votre loi me soit odieuse. Maintenant, j'entends à vous demander un grand service. Consentez à combattre à ma place le roi Maraban, qui me met en cause pour un méfait que je n'ai pas commis. Il n'est rien après cela que je ne sois disposé à vous accorder de tout ce qu'il vous plaira de réclamer de moi. Seulement vous aurez soin de cacher votre nom et votre créance; car si Maraban venait à savoir que vous êtes chrétien, il pourrait refuser de jouter contre un homme d'une autre loi que la sienne.»
Ils revinrent alors au château où le sénéchal, en ouvrant, courut à l'étrier d'Orcan, puis à celui de son compagnon. Pierre fut conduit dans la chambre du roi: dès qu'ils furent désarmés, Orcan envoya quérir sa fille qui, en apercevant Pierron, trembla de tous ses membres. «Belle fille,» dit le roi, «connaissez-vous cet homme?—Sire, non: je ne pense pas.—Allons! il ne s'agit plus de feindre, et si vous l'avez jusqu'à présent bien traité, il faut le traiter cent fois mieux encore, comme le meilleur chevalier du monde, celui qui m'a vaincu. Encore m'a-t-il promis davantage, en consentant à devenir mon champion contre Maraban.» La demoiselle ne cacha pas la joie que lui causaient ces paroles, et promit d'obéir à son père, en traitant Pierron du mieux qu'elle pourrait.
Tous les deux étaient couverts de plaies; mais les médecins appelés déclarèrent qu'il n'y en avait aucune qui ne fût cicatrisée avant un mois. Or c'était justement dans un mois que le champ devait être ouvert à Maraban.
Le jour arriva: Orcan et Pierre se rendirent à Londres où se trouvait déjà Maraban, qui renouvela devant Luce sa première accusation. Le roi de Bretagne demanda au roi Orcan s'il entendait combattre en personne ou présenter un champion. Pierre aussitôt s'avança et tendit son gage que Luce joignit au gage de Maraban.
On ne pouvait deviner dans le palais quel était le chevalier assez téméraire pour se mesurer contre le roi d'Irlande. On savait seulement que c'était un des barons du roi Orcan. L'issue du combat prouva que Pierre n'avait pas trop compté sur ses forces. Après une lutte acharnée qui dura depuis l'heure de prime jusqu'à none, Maraban fut renversé; Pierre lui trancha la tête et vint la présenter au roi: «Sire,» dit-il, «pensez-vous que monseigneur le roi Orcan soit purgé de l'accusation portée contre lui?—Assurément,» répond Luce, «vous en avez assez fait pour m'obliger à reconnaître en vous le meilleur chevalier de notre temps. Aussi suis-je désireux de vous retenir. Y consentez-vous?—Pour le moment, sire, je dois retourner d'où je viens.» Luce, dans l'espoir de s'attacher Pierre, avertit Orcan qu'il viendrait le visiter dans huit jours et qu'il aurait alors besoin d'entretenir le chevalier vainqueur de Maraban.
Orcan et Pierron, à leur retour, virent arriver au-devant d'eux tous les hommes de la terre, jonchant de fleurs la voie sur leur passage et criant: «Bienvenu soit le meilleur de tous les bons, le vainqueur du roi Maraban!»
Quand ils furent reposés, le roi prenant à part Pierron: «Sire chevalier, je n'oublie pas ma promesse de ne rien refuser de tout ce qu'il vous plairait me demander, fût-ce le don de ma couronne.—Grand merci, sire; je réclamerai de vous une seule chose, elle tournera mieux à votre profit que vous ne pouvez en ce moment le penser. Consentez à vous rendre chrétien.» Sans attendre la réponse du roi, il lui exposa la nouvelle croyance, la fausseté de ses idoles, la vérité de l'Évangile et les preuves de cette vérité. Si bien qu'après deux jours d'enseignements, le roi se trouva désabusé, convaincu, et demanda le baptême. Un ermite, habitant secret de la forêt du Rond-Pin, le purifia dans les eaux saintes. Tous les habitants de l'île suivirent un si bon exemple, et personne ne le fit avec plus d'ardeur que la demoiselle, fille du roi. On changea sur les fonts le nom d'Orcan en celui de Lamer; et en considération de son premier nom, l'île qu'il gouvernait ne fut plus, à partir de ce moment, connue que sous celui d'Orcanie[106].
«Maintenant,» dit le roi Lamer, «j'ai fait, Pierron, ce que vous m'avez demandé; je réclame à mon tour, beau doux ami, un don de vous; me l'accorderez-vous?—Assurément, s'il est en mon pouvoir de le faire.—Or bien, vous connaissez ma fille Camille; elle est née de rois et de reines: je vous prie de la prendre à femme, et j'entends en même temps vous saisir de mes terres et de ma couronne. Ainsi pourrez-vous me rendre le plus heureux des hommes.—Ah! sire,» dit Pierron, «je n'osais espérer tant de bonheur. J'aimais d'amour votre belle fille; jamais elle n'en eût rien su, si vous ne m'aviez auparavant permis de lui en parler.» Le roi lui tendit les bras, ils se baisèrent sur la bouche en signe de foi mutuelle. Camille fut aussitôt fiancée à Pierron; puis vinrent le mariage et les noces auxquelles assista le roi Luce qui, tout en regrettant que Pierre fût chrétien, espérait toujours qu'il voudrait bien l'accompagner jusqu'à Londres.
Mais il était loin de penser, en arrivant, que Pierre le sermonnerait assez bien pour lui faire sentir la vanité des dieux auxquels il croyait, et la vérité, la bonté de la loi de Jésus-Christ. Luce consentit à recevoir le baptême, à la condition que Pierre l'adopterait pour son compagnon d'armes et de chevalerie. Tant que Pierre vécut, il aima le roi Luce plus que tout autre, et ne laissa passer aucune occasion de le servir.
Ainsi (dit ici notre romancier) fut chrestienné le roi Luce, et avec lui tous ses hommes, par les exhortations de Pierre. Messire Robert de Boron, qui mit, avant nous, ce livre de latin en français, s'y accorde fort bien, ainsi que la vieille histoire. Toutefois, le livre de Brut ne le dit pas et ne s'y accorde aucunement. La raison, c'est que celui qui le mit en roman ne savait rien de la haute histoire du Saint-Graal. Cela suffit pour expliquer le silence qu'il a gardé sur Pierron. Mais, pour dissimuler son ignorance, il s'est contenté d'ajouter au récit qu'il adoptait, ces mots: Ainsi le racontent aucunes gens[107].
X.
DESCENDANCES.—CONCLUSION.
Pierre fut roi d'Orcanie après Lamer, et engendra dans sa femme un fils qui reçut le nom d'Herlan. Avant de mourir, il demanda que son corps fût déposé dans l'église de Saint-Philippe qu'il avait fait ériger dans la cité d'Orcanie. Son fils Herlan lui succéda, prince valeureux et loyal, qui, de la fille du roi d'Irlande, eut un fils nommé Mélian. À Mélian succéda son fils Argiste, orné de grand savoir, et qui épousa une Saxonne de haut lignage. Il en eut un fils, le roi Hédos, un des meilleurs chevaliers d'Orcanie. La femme d'Hédos, fille du roi de Norgales, fut mère du roi Loth d'Orcanie, qui épousa la sœur d'Artus, belle et plaisante entre toutes. De ce mariage vinrent quatre fils, dont l'histoire parlera longuement. Le premier et le plus fameux de tous, dans les livres bretons, fut Gauvain, bon chevalier et hardi de la main, mais trop incontinent de sa nature. Le second, Agravain, moins luxurieux, mais aussi moins bon chevalier, et le plus orgueilleux des hommes. Gaheriet, le troisième, beau, preux et hardi, eut grandement à souffrir durant sa vie et mourut assez peu glorieusement de la main soit du roi Bohor de Gannes, soit de Lancelot, je ne sais lequel. Le quatrième, Guerres, eut les vertus de prouesse et de loyauté: peut-être le meilleur des quatre et pour sa valeur égal à Gauvain, quoi qu'en disent les histoires bretonnes. Un cinquième chevalier, Mordret, passait généralement encore pour être fils du roi Loth: la vérité, c'est que le roi Artus l'avait engendré dans sa propre sœur, la reine d'Orcanie, une nuit qu'il pensait partager la couche de la belle dame d'Irlande. Ses regrets et ceux de la reine furent grands quand ils reconnurent la méprise. C'était d'ailleurs avant son mariage avec la noble et belle Genièvre[108].
Suivons maintenant les dernières gestes des deux Joseph. Éliab ou Enigée, femme de Joseph d'Arimathie, mourut à Galeford et fut ensevelie dans une abbaye voisine. Joseph d'Arimathie dut à son tour quitter le siècle pour se réunir à Jésus-Christ qui l'avait tant aimé. On l'enterra dans l'abbaye de Glare, en Écosse.
Restaient l'évêque Josephe et son frère Galaad. En laissant Pierre avec Pharan près du tombeau de Canaan, Josephe avait pris le chemin d'Écosse et répandu la semence évangélique dans toutes les parties de ce royaume et de l'Irlande. Il revint à Galeford et rendit grâces à Dieu de voir la ville accrue d'églises, d'abbayes et de population.
Surtout il fut surpris de retrouver son frère Galaad qu'il avait laissé petit enfant, beau, vigoureux, sensé, adroit aux armes et nouvellement armé chevalier de la main de son oncle Nascien, le roi de Northumberland.
Bientôt il reçut un message de la part des gens du royaume d'Hofelise qui lui demandaient un roi, à la place de celui qu'ils avaient perdu. Josephe ne voulut pas leur répondre avant d'avoir pris conseil au duc Ganor et au roi Nascien. «Sire,» dirent-ils, «notre avis est que vous ne pouvez choisir un prince plus propre à gouverner cette terre que votre frère Galaad, dont on connaît déjà la prouesse et la prud'homie. Si nous le désignons, c'est moins en considération de vous que dans la pensée de faire une chose agréable au Seigneur-Dieu.»
Josephe ne s'en tint pas à ce premier conseil. Il invita douze des plus prud'hommes et des plus sages du pays d'Hofelise à venir conférer avec lui: il demanda leur avis sur le roi qu'il convenait de choisir. Tous firent la même réponse; si bien que Josephe appelant Galaad: «Tenez, beau frère,» dit-il, «je vous investis du royaume d'Hofelise, par le conseil des prud'hommes de cette terre. Je savais que vous méritiez de porter couronne; mais comme vous êtes mon frère, je ne vous aurais pas choisi, si les autres ne vous eussent volontairement désigné d'eux-mêmes.»
Ils partirent, Josephe, Nascien, Ganor et Galaad, pour la terre d'Hofelise. Reçus à grande joie et grandes fêtes par le peuple de la contrée, Galaad fut couronné pompeusement le jour de Pentecôte, dans la cité de Palagu, alors la plus importante du pays. Ce fut l'évêque Josephe qui le sacra, et répandit sur lui la sainte huile. Galaad régna glorieusement et se fit si bien aimer, qu'en mémoire de lui la terre perdit son ancien nom d'Hofelise pour prendre celui de Galles qu'elle conservera jusqu'à la fin des siècles.
Un soir que le roi Galaad chevauchait seul au travers d'une grande plaine, après avoir chassé toute la journée, il perdit la trace de ses hommes et de ses chiens, ne sut pas retrouver son chemin et ne réussit qu'à s'égarer davantage. La lune qui l'avait longtemps éclairé avait cessé de luire quand, à l'heure de minuit, il distingua devant lui une grande flamme qui semblait jaillir d'une fosse ouverte. Il s'approche, et bientôt il entend une voix: «Galaad, beau cousin, c'est par mon péché que j'ai mérité les tourments que je souffre.» Le roi surpris dit à son tour: «Chose qui me parles et qui te dis mon cousin, apprends-moi qui tu es.—Je suis Siméon, dont tu as souvent entendu parler. C'est moi qui voulus tuer Pierron. Je ne te demande pas de prier pour que mon supplice cesse entièrement; daigne seulement implorer la bonté de Dieu pour qu'il soit un peu moins cruel et moins douloureux.—Siméon» reprit Galaad, «j'ai souvent entendu parler de toi. Tu es bien de ma parenté, tu peux donc être assuré que je ferai ce que tu demandes. Je fonderai une abbaye dans laquelle on ne cessera de prier pour toi, et je recommanderai qu'on y transporte mon corps quand mon âme en sera séparée. Mais, dis-moi, les tourments que tu souffres finiront-ils un jour?—Oui, mais au temps du roi Artus, quand viendra m'en délivrer un chevalier du même nom que toi. À lui seul est réservé le pouvoir d'éteindre le feu qui me tourmente, parce qu'il sera le plus chaste et le plus pur de tous ceux qui auront avant lui vécu.»
Galaad ayant quitté Siméon retrouva la voie perdue, revint à ses gens, et, sans perdre de temps, appela maçons et charpentiers pour construire une abbaye qu'il dédia à la sainte Trinité. Ce fut là que, d'après ses ordres, on l'ensevelit, après qu'on l'eut revêtu de ses armes, chausses et haubert, le heaume à son côté, la couronne à ses pieds. La lance posée sur son corps ne dut jamais être levée par un autre que Lancelot du Lac, comme on le verra dans la suite de l'histoire. Or Galaad avait épousé la fille du roi des Îles-Lointaines; il en eut un fils, nommé Lianor, roi de Galles après lui. De Lianor descendait en droite ligne le roi Urien de Galles, qui fit tant de prouesses au temps d'Artus, et fut chevalier de la Table ronde. Urien perdit la vie dans les plaines de Salebière, durant la dernière bataille où mourut Mordret et où le roi Artus fut mortellement navré.
Ainsi descendaient les rois de Galles en ligne directe de Joseph d'Arimathie, père de Galaad.
Josephe se consola de la mort de son père et de sa mère, en recevant un message du roi Mehaignié qui le priait de venir le visiter. «Sire,» dit en le voyant Mordrain, «soyez le bienvenu! j'ai grandement désiré de vous revoir. Comment le faites-vous?—Mieux que je n'ai fait depuis longtemps, sire roi; car, avant l'heure des prochaines primes, je dois passer de ce siècle à la vie éternelle.
«—Hélas!» dit en pleurant Mordrain, «faut-il prendre aussi congé de vous, et seul demeurer sur cette terre d'exil! Par vous et par la lumière dont vous m'avez éclairé, j'ai quitté mon pays et mes hommes. Si je vous perds, laissez-moi du moins vos armes pour me servir de réconfort et de remembrance.—Volontiers,» répond Josephe; «faites apporter l'écu que je vous donnai, quand vous allâtes combattre Tolomé Seraste.»
Comme on apportait l'écu, il prit à Josephe un violent saignement de nez. Il humecta les doigts dans le sang qu'il répandait et traça sur l'écu une large croix vermeille. «Voilà, sire, le souvenir que je vous laisse. Tant que durera l'écu, la croix qui le traverse conservera son éclat et sa fraîcheur. Que personne n'essaye de suspendre l'écu à son cou, s'il ne veut être aussitôt puni, jusqu'au dernier des bons, le vaillant, le chaste Galaad, auquel il sera donné de le porter.»
Le roi voulut qu'on approchât l'écu de son visage; il le baisa à plusieurs reprises, puis demanda à Josephe dans quel endroit il convenait de le garder. «Il restera,» dit Josephe, à cette place, jusqu'au jour où vous apprendrez le lieu que Nascien aura choisi pour sa sépulture. Vous le ferez déposer sur sa tombe, et c'est là que viendra le prendre le bon chevalier Galaad, cinq jours après avoir été armé chevalier.»
Josephe mourut le lendemain au point du jour et fut enterré dans l'abbaye de Glare, en Écosse, auprès de son père. Il y avait, dans le temps que son âme passa dans l'autre monde, une grande famine en Écosse; elle cessa tout à coup, à l'arrivée de son corps. D'autres miracles avertirent les gens du pays de la vénération qu'ils devaient à jamais témoigner pour ses reliques.
Il ne faut pas oublier que Josephe, avant de mourir, avait revêtu son cousin Alain le Gros du don du Saint-Graal, en lui laissant la liberté d'en revêtir après lui celui qu'il jugerait le plus digne d'un pareil honneur. Alain s'éloigna de Galeford, emmenant avec lui ses frères, tous mariés, à l'exception de Josué. Il marcha sans autre direction que celle de Dieu et parvint ainsi dans le pays de la Terre Foraine, dont le roi, depuis longtemps frappé de lèpre, accepta le baptême en récompense de sa guérison miraculeuse. Ce roi s'appelait Calafer; Alain, en le baptisant, changea son nom en celui d'Alfasan. Alfasan avait une fille qu'il donna en mariage à Josué, frère d'Alain.
Celui-ci avait déposé le saint vaisseau dans la grande salle du palais d'Alfasan; le roi voulut dormir, la nuit des noces de sa fille, dans une chambre voisine. Après le premier somme, il ouvre les yeux et regarde autour de lui. Sur une table ronde d'argent se trouvait le Graal: au-devant, un homme, revêtu des ornements sacerdotaux, semblait officier; à l'entour, nombre de voix rendaient grâce à Notre-Seigneur. Alfasan ne voyait pas d'où les chants partaient, seulement il entendait un immense battement d'ailes, comme si tous les oiseaux du ciel eussent été là rassemblés. L'office achevé, le saint vaisseau fut reporté dans la grande salle, et le roi vit entrer un homme de feu, armé d'un glaive: «Alfasan,» lui dit-il, «il est à peine un homme assez saint parmi ceux qui vivent aujourd'hui, qui puisse reposer ici sans recevoir le châtiment de sa témérité.» En même temps, il laisse aller son glaive et lui perce les deux cuisses d'outre en outre. «C'est ici,» dit-il, «le palais aventureux, où nul ne doit à l'avenir pénétrer, s'il n'est le meilleur des bons chevaliers.»
Le lendemain, le roi raconta ce qui lui était arrivé et la punition qu'il avait reçue. Il mourut à quelques jours de là. Dans les âges suivants, tout chevalier assez hardi pour méconnaître cette défense était trouvé mort le lendemain dans son lit. Le seul Gauvain, en considération de ses prouesses, en sortit vivant, mais après avoir subi tant de honte et d'ennui qu'il eût donné le royaume de Logres pour n'y être pas entré.
Le Palais aventureux avait été construit au milieu d'une ville nouvelle, qui, en l'honneur du Saint-Graal, fut appelée Corbenic, mot qui, en chaldéen, répondrait au français: le très-saint vase. Le roi Alfasan fut enterré dans une église de cette ville, dédiée à Notre-Dame.
De Josué et de la fille du roi Alfasan naquit Almonadap, marié à l'une des filles du roi Luce de la Grande-Bretagne. Ses successeurs furent le bon Cartelois, Manuel et Lambour, tous rois de la Terre Foraine, tous surnommés Riches pêcheurs.
Ce dernier roi Lambour eut à soutenir la guerre contre un puissant voisin, nommé Narthan, et nouvellement converti. Narthan, vaincu dans une grande bataille, avait fui jusqu'à la mer, quand il vit approcher une nef si merveilleusement belle que, par curiosité et pour esquiver la poursuite des vainqueurs, il y entra et vit sur le lit l'épée dont on a déjà parlé. C'était, en effet, la nef que Nascien avait vue jadis arrêtée devant l'Île Tournante; c'était l'œuvre du grand roi Salomon.
Narthan tira l'épée du fourreau, revint sur ses pas, et, rencontrant le roi Lambour, haussa la lame, le frappa sur le heaume: l'arme était si tranchante qu'elle fendit en deux le heaume, le corps du roi et le cheval qu'il montait. Tel fut le premier essai de l'épée de Salomon. Mais la mort du roi fut le signal de grands malheurs; la Terre Foraine et le pays de Galles demeurèrent longtemps sans culture, si bien qu'on changea pour un temps le nom des deux royaumes en celui de Terre Gaste ou déserte. Pour le roi Narthan, après l'épreuve qu'il avait faite de la bonne trempe de l'épée, il voulut aller la remettre dans le fourreau. Mais, au moment où il la replaçait, lui-même tomba frappé de mort subite auprès du lit, et son corps demeura là gisant, jusqu'au moment où vint l'en tirer une pucelle, au temps de la fin des aventures. Car les lettres qu'on lisait à l'entrée de la nef de Salomon empêchaient quiconque en prenait connaissance de passer outre.
Lambour eut pour successeur le roi Pelehan, surnommé le Mehaignié, pour avoir perdu l'usage de ses deux jambes. Il ne devait en être guéri que par Galaad, le bon chevalier[109]. De Pelehan descendit le roi Pheles ou plutôt Pelles, beau chevalier, dont la fille passa de beauté toutes les autres femmes de la Grande-Bretagne, à l'exception de la reine Genièvre. C'est en cette demoiselle que Lancelot engendra Galaad, celui qui devait mettre à fin toutes les aventures. Il est vrai qu'il fut conçu en péché, mais Dieu n'eut égard qu'aux grands et vaillants princes dont il était descendu et à ses bonnes œuvres personnelles.
Passons maintenant à Nascien, devenu roi de Northumberland, et à son fils Célidoine, devenu roi de Norgales. Le même jour moururent les deux sœurs Saracinthe et Flégétine, et le roi Nascien. Les reines furent ensevelies dans l'abbaye, résidence du roi Mehaignié; pour Nascien, il préféra reposer dans une abbaye plus éloignée, où Mordrain ne manqua pas de faire porter l'écu que le seul Galaad devait avoir le droit de pendre à son cou.
Célidoine vécut douze ans après son père et se fit aimer de ses peuples autant que lui-même aima le Seigneur. Il était grand clerc et savait surtout lire dans les astres; si bien qu'ayant reconnu l'approche de plusieurs années de disette, il fit faire avant qu'elles arrivassent de grands amas de blé qui maintinrent en abondance le Norgales, tandis que tous les autres pays étaient en proie à la famine. Et ce n'est pas tout: les Saxons, apprenant qu'on trouvait du blé dans le royaume de Norgales, armèrent une flotte et firent une descente sur les côtes. Célidoine, averti de leur arrivée par les astres, ne leur laissa pas le temps de mettre leurs chevaux à terre; il parut à la tête d'une armée formidable et les extermina sans trouver la moindre résistance.
Célidoine fut enseveli à Kamalot, et eut pour successeur son fils Narpus. Nascien II succéda à Narpus, Élain le Gros à Nascien II, Jonas à Élain. Ce Jonas, ayant quitté la terre de son père pour aller en Gaule, épousa la fille du roi Mathanas. Un fils qu'il eut, nommé Lancelot, revint dans la Grande-Bretagne, hérita du Norgales, et prit à femme la fille du roi d'Irlande. Mais il renvoya dans les Gaules ses deux fils, qui partagèrent les domaines du roi Mathanas, leur aïeul. L'aîné, Ban, fut roi de Benoïc; le second, Bohort, fut roi de Gannes. Ban eut deux enfants, l'un bâtard, l'autre légitime. Le bâtard fut Hector des Mares, l'autre le très-renommé Lancelot du Lac. Pour le roi Bohort, ses deux fils furent Lyonel et Bohort. Et maintenant que nous avons fait le compte de la descendance royale du lignage de Joseph d'Arimathie, nous terminerons par le récit de ce qui advint au roi Lancelot, père des deux rois Ban et Bohort.
Près d'une ville de son domaine s'élevait le château de Bellegarde, habité par une dame de sa parenté, des plus belles et des plus vertueuses femmes de son temps: elle vivait dans une mortification continuelle; mais, en dépit de son désir d'échapper à l'attention des autres, il en fut d'elle comme d'un cierge dont la clarté ne peut se dissimuler, quand il est posé sur le chandelier. Le roi Lancelot entendit parler des perfections de la dame et désira la mieux connaître. Bientôt sa compagnie lui fut si agréable qu'à la faveur des mêmes sentiments de vertu et de piété, il s'établit entre eux un commerce de l'amitié la plus tendre et la plus pure. Peu de jours passaient sans qu'ils se visitassent l'un l'autre, si bien que les méchantes gens ne tardèrent pas à le remarquer pour en médire. «Le roi,» disaient-ils, «aime cette dame d'un fol amour, et l'on ne comprend pas que son mari n'en ressente aucun ombrage.» Le frère du châtelain lui dit un jour: «Comment souffrez-vous que le roi Lancelot vive avec votre femme comme il le fait? Pour moi, je m'en serais depuis longtemps vengé.—Frère,» répondit le châtelain, «croyez que si je pensais avoir la preuve des intentions que vous prêtez au roi, je ne le souffrirais pas un instant.» Tant lui dit le frère que le mari demeura convaincu de son déshonneur. On était alors aux derniers jours de carême, et, la sainteté du temps ajoutant à la ferveur de la dame et du roi, ils se plaisaient mieux que jamais à ranimer mutuellement leur amour des choses spirituelles. Le jour du vendredi saint, le roi sortit pour aller visiter un ermitage situé au milieu de la Forêt Périlleuse, et entendre le service divin. Il n'avait avec lui que deux serviteurs. Il arrive, se confesse, reprend le même chemin, et bientôt, ayant soif, il s'arrête devant une belle fontaine et s'incline pour y puiser de l'eau. Le duc l'avait secrètement suivi; quand il le vit penché sur l'eau, il s'approcha et le frappa de son épée: la tête détachée du tronc tomba dans la fontaine. Non content d'avoir ainsi tué le roi Lancelot, il voulut reprendre la tête et la couper en morceaux; à peine eut-il plongé la main dans la fontaine que l'eau, jusqu'alors très-froide, se prit à bouillonner d'une telle violence que le duc eut à peine le temps de retirer ses doigts devenus charbons. Il reconnut alors qu'il avait offensé Dieu, et que sa victime était innocente du crime dont il avait cru tirer vengeance. «Prenez ce corps,» dit-il aux deux sergents, «mettez-le en terre, et que personne ne sache de quelle façon est mort le roi.» Ils enterrèrent Lancelot près de l'ermitage, et reprirent le chemin du château. Comme ils en approchaient, un enfant vint dire au duc: «Vous ne savez pas les nouvelles, sire? Les ténèbres couvrent votre château; ceux qui s'y trouvent ne voient goutte, et cela, depuis midi.» C'était précisément l'heure où le duc avait frappé le roi. «Je vois,» dit-il alors à ses compagnons, «que nous avons mal exploité; mais je veux juger par moi-même de ces ténèbres.» Il s'approcha, franchit le seuil de la première porte; aussitôt un côté des créneaux se détachant de la muraille tomba sur lui et l'écrasa. Telle fut la vengeance prise par Notre-Seigneur de la mort du roi Lancelot. Depuis ce jour, la fontaine de la Forêt Périlleuse ne cessa de bouillir jusqu'au moment où Galaad, le fils de Lancelot, vint la visiter.
Il y eut une autre merveille plus grande encore. De la tombe dans laquelle on avait déposé le corps du roi sortirent, à partir de ce moment, des gouttes de sang qui avaient la vertu de guérir les blessures de ceux qui en humectaient leurs plaies. Si bien qu'il y avait, sur le chemin qui conduisait à la fontaine, un concours de gens navrés qui venaient y chercher leur soulagement.
Or il arriva qu'un jour un lion, poursuivant un cerf, l'atteignit devant cette tombe et le tua. Comme il commençait à le dévorer, survint un second lion qui lui disputa la proie: ils se prirent des dents et des ongles, jusqu'à ce que de guerre lasse ils s'arrêtèrent, labourés de plaies mortelles. L'un des lions s'étendit sur la tombe, et, voyant que des gouttes de sang en jaillissaient, il les recueillit sur sa langue, en lécha ses plaies, qui sur-le-champ se refermèrent. L'autre lion imita son exemple et fut également guéri; si bien que les deux animaux, en se regardant, perdirent toute envie de recommencer le combat, et, bien plus, devenus grands amis, ils ne voulurent plus se quitter. L'un se coucha au chevet, l'autre au pied de la tombe, comme pour la dérober à tous les yeux. Quand les chevaliers y venaient pour humecter leurs plaies du sang salutaire, les lions les empêchaient d'approcher et les étranglaient s'ils tentaient de le faire. Quand la faim les prenait, l'un allait en chasse, l'autre demeurait à la garde de la tombe. La merveille dura jusqu'au temps de Lancelot du Lac, qui combattit les lions et les mit tous deux à mort.
FIN DU SAINT GRAAL.
TRANSITION.
Robert de Boron nous avait avertis, dans les derniers vers de Joseph d'Arimathie, qu'il laissait les branches de Bron, d'Alain, de Petrus et de Moïse, promettant de les reprendre quand il aurait pu lire le roman nouvellement publié du Saint-Graal. Ce roman nous a donné la suite des récits commencés par Robert; on y trouve en effet la conclusion des aventures de Petrus, d'Alain et de Bron: ce qui s'y voit ajouté au compte de Moïse nous prépare à ce qu'on en devra dire à la fin du Lancelot. Que Boron ait continué son poëme sur les mêmes données, ou qu'il ait renoncé à le continuer, peu nous importe: il n'aurait pu que suivre la ligne tracée par l'auteur du Saint-Graal. Ainsi, d'un côté, il a pu renoncer à l'espèce d'engagement qu'il avait pris; de l'autre, on conçoit le peu de soin qu'on aura mis à conserver la suite de ses premiers récits, s'il les avait en effet continués.
En attendant que ce livre du Graal lui tombât entre les mains, Boron s'attacha à une autre légende, celle de Merlin. Pour la composer, il n'avait pas besoin du Saint-Graal; il lui suffisait d'ouvrir le roman de Brut, de notre Wace[110], traducteur de l'Historia Britonum de Geoffroi de Monmouth, et de laisser, sur cette première donnée, un peu de champ libre à son imagination.
Il écrivit encore ce livre en vers, comme la suite du Joseph d'Arimathie. Nous n'avons conservé de cette continuation que les cinq cents premiers vers; le temps a dévoré le reste. Mais, comme nous avons déjà dit, l'ouvrage entier fut heureusement réduit en prose vers la fin du douzième siècle, fort peu de temps après la publication du poëme; et les exemplaires nombreux tirés de cette habile réduction suppléent à l'original que l'on n'a pas retrouvé.
Le Merlin finit avec le récit du couronnement d'Artus: on l'a prolongé, dans la plupart des copies qui nous restent, jusqu'à la mort du héros breton. Ainsi, de deux ouvrages composés par deux auteurs, on a fait l'œuvre unique d'un seul auteur. C'est aux assembleurs du treizième siècle qu'il est juste de faire remonter cette confusion[111]. Ce qu'ils ont appelé la seconde partie du Merlin doit porter le nom de roman d'Artus, et ne peut être de Robert de Boron; il nous sera facile de le prouver.
Io Robert de Boron, après avoir raconté le couronnement d'Artus, reconnu par les rois et barons feudataires pour fils et héritier d'Uter-Pendragon; après l'avoir fait sacrer par l'archevêque Dubricius, et couronner par les rois et barons, conclut par ces mots:
«Ensi fu Artus esleu et fait rois dou roiaume de Logres, et tint la terre et le roiaume longuement en pès.» (Msc. 747, fol. 102.)
Mais au début de l'Artus, dont la première laisse suit immédiatement la dernière du Merlin, nous voyons les rois feudataires indignés d'être convoqués par un roi d'aventure qu'ils ne reconnaissent pas pour le fils d'Uter-Pendragon et qu'ils n'ont pas couronné. En conséquence, ils lui déclarent une guerre à mort.
Est-ce le même auteur qui, d'une ligne à l'autre, se serait ainsi contredit?
IIo Robert de Boron avait promis, en finissant le Joseph d'Arimathie, de reprendre la suite des aventures d'Alain le Gros, quand il aurait lu le grand livre du Graal, où elles devaient se trouver, et où elles se trouvent effectivement.
Le Saint-Graal avait paru, dans le temps même où il achevait le Joseph; il avait donc pu le lire pendant qu'il écrivait le Merlin. C'est pourquoi, se trouvant alors en état d'acquitter une partie des promesses qu'il avait faites, il finit le Merlin par ces lignes qu'un seul manuscrit nous a conservées:
«Et tint le roiaume longtems en pès. Et je, Robers de Boron qui cest livre retrais.... ne doi plus parler d'Artus, tant que j'aie parlé d'Alain, le fils de Bron, et que j'aie devisé par raison por quelles choses les poines de Bretaigne furent establies; et, ensi com li livres le reconte, me convient à parler et retraire qués hom fu Alain, et quele vie il mena et qués oirs oissi de lui, et quele vie si oir menerent. Et quant tems sera et leus, et je aurai de cetui parlé, si reparlerai d'Artu et prendrai les paroles de lui et de sa vie à s'election et à son sacre.» (Man. no 747, fol. 102 vo)[112].
Ces lignes, que les assembleurs ont senti la nécessité de supprimer, appartenaient évidemment à la première rédaction en prose du poëme de Merlin, et répondent aux derniers vers perdus de ce poëme. Mais, au lieu de trouver après le Merlin, comme l'annonçait Robert de Boron, cette histoire d'Alain et de sa postérité, nous passons aujourd'hui sans intermédiaire au récit des guerres soulevées par les barons, aussitôt après le couronnement d'Artus.
Voici la conclusion à tirer de ce double rapprochement:
1o Robert de Boron n'a pas eu de part au livre du Saint-Graal, écrit dans le temps même où il composait le Joseph d'Arimathie.
2o Après avoir pris connaissance du Graal, il eut l'intention de continuer, sinon les histoires de Bron et de Petrus, au moins celle d'Alain le Gros.
3o Les assembleurs, trouvant l'histoire d'Alain suffisamment éclaircie dans le Graal, ont laissé de côté la rédaction poétique qu'en avait faite Robert de Boron; ils y ont substitué le livre d'Artus, qu'ils se contentèrent de raccorder, tant bien que mal, au livre de Merlin pour en devenir la continuation.
Ainsi le livre qu'on appelle aujourd'hui le roman de Merlin contient deux parties distinctes. La première, qui seule doit conserver le nom de Merlin, est l'œuvre réduite en prose de Robert de Boron. La seconde, dont le vrai nom est le Roman d'Artus, sort d'une main anonyme, peut-être la même à laquelle on devait déjà le Saint-Graal.
J'ai si longtemps hésité avant de m'arrêter à ces conclusions, qu'on me pardonnera peut-être d'y revenir à plusieurs reprises, comme pour mieux affirmer le résultat de mes recherches successives. Je n'ai pas dissipé tous les nuages, éclairci toutes les obscurités; mais ce que j'ai découvert, je crois l'avoir bien vu; et si je ne me suis pas trompé, c'est un pas de plus fait sur le terrain de nos origines littéraires.
Le magnifique début du Merlin se lie à l'ensemble de la tradition et des croyances bretonnes. Pour justifier l'autorité des prophéties attribuées à ce personnage, il fallait reconnaître à leur auteur une nature et des facultés supérieures à la nature et aux facultés des autres hommes. On n'osa pas mettre Merlin en commerce direct avec Dieu, et le placer sur la même ligne que les Daniel et les Isaïe; mais on admit, d'un côté, que le démon avait présidé à sa naissance, de l'autre, qu'il avait été purifié de cette énorme tache originelle par la piété, l'innocence et la chasteté de sa mère. C'est à Robert de Boron que nous croyons pouvoir accorder l'honneur de cette belle création de la mère de Merlin: pure, humble et pieuse, telle que la Vierge Marie nous est elle-même représentée. Fils d'un ange de ténèbres ennemi des hommes, Merlin aurait dû plutôt venir en aide aux méchants, aux oppresseurs de son pays; il n'eût pas connu les secrets de l'avenir, car, ainsi que l'avait fait remarquer Guillaume de Newburg[113], les démons savent ce qui a été, non ce que l'avenir réserve. Mais la mère de Merlin, victime d'une illusion involontaire, ne devait pas être punie dans son fils. Dieu donna donc à Merlin des facultés supérieures qui, formant une sorte d'équilibre avec celles qu'il tenait de son père, lui permirent de distinguer le juste et le vrai, en un mot, de choisir entre la route qui descendait à l'enfer et celle qui montait au paradis. On pouvait donc, sans offenser Dieu, croire à ses prophéties, et la Bretagne pouvait l'honorer comme le plus zélé défenseur de son indépendance. C'est ainsi que le démon qui l'avait mis au monde pour en faire l'instrument de ses volontés, vit tous ses plans déjoués, et n'en recueillit qu'un nouveau sujet de confusion.
De cette première création, l'imagination poétique de la race bretonne a su tirer un admirable parti. Merlin a non-seulement la connaissance parfaite de l'avenir et du passé; il peut revêtir toutes les formes, changer l'aspect de tous les objets. Il voit ce qui peut conduire à l'heureux succès des entreprises; il est naturellement bon, juste, secourable. Cependant le démon ne perd pas tous ses droits; Merlin ne peut surmonter les exigences de la chair, il ne commande pas à ses sens; il a, pour les faiblesses de ses amis, des prévenances qu'il serait impossible de justifier. Lui-même est tellement désarmé devant les femmes que, tout en voyant l'abîme dans lequel Viviane veut le plonger, il n'aura pas la force de s'en détourner.
J'ai dit que Robert de Boron avait trouvé dans Geoffroy de Monmouth les éléments du livre de Merlin; quelle énorme distance cependant entre les récits du moine bénédictin et la grande scène par laquelle va débuter le romancier français! Scène toute biblique, que seront heureux d'imiter les plus grands poëtes des trois derniers siècles, les Tasse, les Milton, les Goethe et les Klopstock. Aucun d'eux cependant ne connaissait peut-être l'œuvre qui les avait devancés; mais quand une forme est introduite dans l'expression et le développement des sentiments et des idées, c'est un nouvel élément de conception mis à la portée de tous; et ceux qui ne dédaignent pas de s'en servir n'ont pas besoin de connaître celui qui l'a pour la première fois employé. D'ailleurs le début du Merlin doit beaucoup lui-même aux premiers chapitres de Job, et aux beaux versets dialogués de la liturgie pascale: Attollite portas, Principes, vestras...—Quis est iste rex gloriæ? versets eux-mêmes empruntés à l'évangile apocryphe de Nicodème[114]. Arrêtons-nous, et laissons la parole à Robert de Boron.
TABLE
DES NOMS DE LIEUX ET DE PERSONNES
CITÉS DANS L'INTRODUCTION[115].
Aelis (lai d'). 14
Africa. 36.
Africains. 69
Agned Cabregonium; Catburg. 49
Agravain, frère de Gauvain.
61
Aimoin, historien. 25
Alain, descendant de Noé,—roi de la Petite-Bretagne. 52, 92, 99, 100, 101, 104, 105
Alain le Gros, gardien du Graal. 100, 105, 108
Albion (l'île d'). 25, 51, 53, 67
Alexandre le Grand. 69
Alexandre, évêque de Lincoln; fait écrire les prophéties de Merlin. 27, 58, 70, 72, 75, 80
Alfred (le roi). 67
Ambrosius, premier nom de Merlin. 37
Amphitryon. 40
Anglais (les). 16, 44, 45, 46, 55, 68
Angleterre, 14, 30, 32, 33, 36, 42, 47, 62, 65, 79, 108.
Anglo-Saxons (les). 15, 45, 67, 95, 99, 104
Anséis de Carthage (geste d'). 11
Apulée. Ses Métamorphoses, 15,
Arméniens (les). 98
Arnante, forêt du Northumberland. 81
Artus-Arthur-Arturus, fils du roi Uter-Pendragon, 1, 22, 28.— 29, 32, 34, 37, 39, 40, 41, 45, 46, 47, 48, 49, 53, 59, 60, 61, 62, 65, 67, 68, 69, 76, 77, 80, 81, 87.
Le roman d'Artus. 90, 92, 100, 103, 105
Asie. 94
Aspremont (geste d'). 12
Athénée. 7
Augustin, missionnaire. 41, 67
Aurélius Ambroise, roi breton. 45, 53, 59, 67
Ausone. 7
Avalon (île d'), 11, 41, 47, 61, 69,
synonyme breton des Champs-Élysées. 87, 88
Azariæ montes. 36
Babyloniens (les). 69
Barinthe, pilote. 87
Bassas, rivière près de Nort-Berwick. 49
fondée par le roi Bladus. 52
Baudemagus. 61
Bavo I, roi des Belges. 45
Bède (le Vénérable) historien, 28, 32, 33, 44, 45 46, 67, 68, 95, 96
Benoît de Sainte-Maure, auteur du roman de Troie. 51
Berne (bibliothèque de). 31
Bernicie. 50
Beverley (Alfred de), historien. 35, 62, 91
Bladus, le Dédale des Métamorphoses. 40, 52
Blanchefleur. 22
Bliombéris. 61
Boniface, archidiacre romain. 97
Boron, village du comté de Montbéliart. 110
Boron (Robert de) 58, 70, 81, 92, 93;
auteur du Joseph d'Arimathie, 106, 107, 108, 109, 110, 112, 113, 114, 115, 116, 118, 119
Brequehen, forêt du Northumberland. 81
Brennus. 52
ou Grande-Bretagne, 25, 39, 55, 59, 66, 93, 100, 101, 102, 103, 104;
pays des merveilles, 17, 21, 23, 32, 41, 44, 45, 49, 50, 51, 52, 54, 86
Bretons d'Angleterre et de France, ont donné naissance aux Romans de la Table Ronde, 4, 5;
leurs harpeurs, 7, 15, 16, 17, 34;
Armoricains, 35, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 59, 61, 63, 64, 65, 70, 74, 86, 91, 93, 95, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 111
Brienne (Gautier de). 113, 114
Brocéliande, forêt de la Cornouaille armoricaine. 81
Bron, beau-frère de Joseph. 103, 105, 108
Bude, roi de la Petite-Bretagne, 54,
ou Biduc. 76
Cacus 40
Cadwallad, roi breton 99, 100, 101, 102, 104
Cadwallader, dernier roi breton, 50, 99, 100, 101, 102, 104
Camblan (bataille de) 87
Cambrie, ou pays de Galles 55
Carlion 68
Carnac (pierres de) 16
Casibelaun, rival de César 52
Célidon, Calidon, ou Calédonienne, forêt en Écosse 49, 81, 89
Cénis (le mont) 113
Champagne (la bonne gent de) 114
Charlemagne ou Karlemaine 12, 22, 24
Chastelain de Coucy (roman du) 8
Chopin 8
Chrestien de Troyes 115
Chypre (île de) 114
Constant, fils de Constantin, 53, 54;
ses fils 76
Constantin, frère d'Audran, roi de la Petite-Bretagne, 52, 53, 58
Constantinople 113
Cosaques, leurs chanteurs 20
Courson (M. Aurélien de) 38
Danemark 47
David, fils de Salomon 68
Dédale 40
Demetie, partie du pays de Galles, 56, 76, 81
Deschamps (Eustache) cité 9
Didot (M. Amb. Firmin) 117
Dorset 117
Douglas, rivière du Lothian 49
Du Cange 102
Dudon de Saint-Quentin, cité 7
Écry, en Picardie (aujourd'hui Asfeld) 113
Edmond (saint), roi d'Estangle 32
Edwin, successeur d'Alfred 67
Égyptiens 69
Éleuthère, pape 52
Élidur, roi breton 52
Énée, aïeul de Brutus 48
Énide 22
Ériri (le mont) 55
Espagnols 69
Espec (Walter) 30, 110, 111, 112
Estienne Ier, roi d'Angleterre 21
Éthelbert, petit-neveu d'Hengist, 67;
Fordun, historien 53
Fortunat 7
France, Son influence sur les romans de la Table-Ronde; 5, 70;
son collége de Druides, 7;
lais chantés dans ses provinces 11, 14, 16, 17, 20, 23, 24, 25, 28, 47, 62, 95, 96
Francus 45
Frédégaire, historien 43
Frollo, roi des Gaules 60
Galehaut 61
Galles. Pays, principauté, royaume, 6, 15, 34, 45, 46;
source adoptive ou primitive des fictions bretonnes 62, 76, 100, 102, 104
Gallo-Romains ou Gaulois 16
Gallois ou Gallo-Bretons, 30, 66, 71, 97, 105;
Waleis 111
Ganiede, sœur de Merlin 75, 76, 84, 89
Garin Le Loherain 22
Gaulois (les) 60
Gautier, archidiacre d'Oxford, apporte du continent une histoire des rois bretons. G. de Wallingford, 28, 29, 30, 31, 32, 34, 38, 39, 41, 42, 43, 44;
Walter l'Arcediaen 111
Gautier de Chastillon, auteur de l'Alexandréide 79
Gautier de Metz 116
Gauvain, 22,
ou Walgan 60
Gaymar (Geoffroy), historien 30, 103, 111
Genièvre, 22,
Dissertation sur son Historia Britonum, 24- 70;
sur sa Vita Merlini 71 à 89; 101, 106, 107, 110
Germain (saint) 46
Germains 50
Gewisseans ou West-Saxons 76
Gildas, historien 28, 29, 32, 33, 45, 46, 64, 86
Girald de Galles ou Giraldus Cambrensis 62, 78
Glastonbury, présumée l'île des Pommes ou d'Avalon, 88;
Glem, rivière du Northumberland 49
Glocester (Robert comte de), patron de Geoffroy de Monmouth 25, 27, 29, 30, 31, 110, 111
harpeur de Roland, parent de Salomon de Bretagne 12, 23
Grèce (traditions venues de) 15
Grégoire, (saint), pape 93, 98
Gryfydd ap Conau, prince de North-Wales 14
Guendolene, femme de Merlin 76, 84, 85
Guillaume, archevêque de Reims 79
Guillaume d'Orange (geste de) 11, 22
Guiron (lai de), modèle du roman du Châtelain de Coucy, 8,
ou Gorion, Goron, Gorhon 11, 12, 23
Gurmois-Castle, près de Yarmouth 49
Hatt 76
Hector des Mares 61
Helinand, historien 90
Helmeslac, dans le Yorkshire 111
Hengist, chef des Anglo-Saxons, père de Rowena 33, 37, 54, 59, 66, 68
Henry Ier, roi d'Angleterre 25, 30
Henry II, roi d'Angleterre 75, 78, 92, 104
ses colonnes 36
Homère 51
Honorius (l'empereur) 66
Hudibras, ancien roi breton 51, 52
Hugo (Victor) 20
Hugues Capet 20
Hugues de Lusignan, roi de Chypre 114
Humber (l'), rivière 67
Huntingdon (Henry de), historien 26, 27, 32, 36, 62, 71
Ida, fils de Eoppa, premier roi saxon de Bernicie 50
Ignaurès (lai d'), très-ancien 8, 9, 23
Irlandais, leurs bardes renommés; Irois, 14,
leurs légendes 37
Iseut, reine de Cornouaille, 13, 14,
ou Iseult, ou Yseult 61
Italie, (traditions venues d') 15, 52
Jacques le Mineur (saint) 96
Joinville (Robert de) 114
Jonckbloet (M.) de La Haye 115
Joseph d'Arimathie, 52;
Recherches sur le poème de Joseph d'Arimathie 89 à 119
Judée 95
Juifs. Leur influence sur les romans de la Table-Ronde 5, 15
Kaermerdin, aujourd'hui Caermarthen, dans le South-Wales 56
La Borderie (M. de) 38
Lamartine 20
Lancarven (Karadoc de), historien 25, 34
Lancelot (le livre de) 22, 61, 77, 90, 99, 115
Langres 60
Lanval (lai de) 23
Légion, ou Cairlion, dans l'Exeter 49
Léodagan, roi de Carmélide 60
Le Roux de Lincy (M.) 32
Libyens 69
Lindisfarn, monastère, auj. Holy-Island, en Écosse, à quatre lieues de Berwick 97
Lionel 61
Logres, London ou Londres 51, 68
Loth (le roi) 60
Louis Le Gros 20
Lucain 7
Lucius, empereur de Rome 60
Lucius, premier roi chrétien de la Grande-Bretagne 52
Ludie 22
Lusignan (Amaury de) 114
Lusignan (Bourgogne de) 114
Macédoniens 64
Malibran 18
Malmesbury (Guillaume de), historien 25, 26, 32, 34, 35, 36, 43, 110
Malvum flumen 36
Map (Me Gautier) 92
Marc (le roi) 61
Mariaker (pierres de) 15
Marie. La Sainte Vierge.—Notre-Dame 116
Marie de France. Ses lais d'Équitan, 7;
de Gugemer et de Graelent, 9, 11;
de l'Espine 14
Mario 18
Martigny (l'abbé) 113
Mathilde (l'impératrice), comtesse d'Anjou, fille de Henry I 1, 30, 31
Maugantius 57
Maures d'Espagne. Leur influence sur les romans de la Table-Ronde 5, 23
Mauritania 36
Maurus (Terentianus) 73
Maxime, tyran 52
Mèdes 69
Merlin. Ses prophéties 27, 52;
nommé Ambrosius, 37;
surnommé Sylvester,—Caledonius, 48, 53, 54, 56, 57, 58, 59, 61, 65, 67, 69;
Examen de la Vita Merlini, 71 à 89;
le roman de Merlin 90, 92, 101, 110, 115
Meyerbeer 18
Michel (M. Francisque), 77;
éditeur du poëme du Saint-Graal 116
Moïse, chrétien hypocrite puni 108
Mont Saint-Michel (le Géant du) 40, 60
Montalembert (M. le comte de) 94, 5, 98, 99
Montbéliart (Gauthier de) ou Montbelial 108, 109, 111, 112, 113, 114, 119
Montbéliart (comté de), 108, 109, 110, 112
Montbéliart (Richard, comte de) 118
Morgen et ses sœurs: Moronoe, Majoe, Gliten, Glitona, Tyronoe, Thyten, Thyten 86, 87
Moscovites (les) 98
Mozart 18
Nennius; Dissertation sur sa chronique, 24 à 70;
Newburg (Guillaume de) 63, 64, 71
Noé 48
Norgales ou North-Wales 14
Normandie. Ses clercs, 7;
ses historiens 25
Northumberland 67
Octa, fils d'Hengist 48
Œdipe (légende d') 15
Onze Mille Vierges 52
Orable 22
Oswald, successeur d'Edwin 67
Ovide. Ses Métamorphoses 15, 40, 48
Owen (William), éditeur de la Myvyrian Archæology of Wales 38
Paganini 18
Palamède 61
Paris 20
Parrie (H.) et Sharp (J.), éditeurs des Monumenta historica britannica 29, 33
Parthes (les) 69
Patrice (saint) 41
Patti 18
Peredure, roi breton 52
Petrus, Pierre ou Pierron 108
Philippe (II), roi de France 92
Philistinorum aræ 36
Phrygiens (les) 69
Pierre (saint) 103, 107, 117, 118
Pilate 118
Pirame et Tisbé (lai de) 23
Pommes (île des) ou Fortunée 86, 87
Pouille 114
Rabirius 73
Rainouart, transporté dans l'île d'Avalon 11
Renaut, trouvère français, auteur du lai d'Ignaurès 8
Ribroit, rivière du Somersetshire 49
Richard Ier, duc de Normandie 7
Riculf ou Rion, prince norwégien, 60;
Rion d'Irlande 92
Robert du Mont-Saint-Michel 62
Robert du Quesnet, évêque de Lincoln, auquel Geoffroy de Monmouth dédie sa Vita Merlini 73, 75, 78, 79, 80
Robert Grosseteste, évêque de Lincoln 78, 79
Rodarcus, roi de Galles, époux de Ganiede 76
Roland. Son harpeur Graelent 12, 22
Romains (les) 60, 64, 68, 66, 94
Rome (comtes de), 17;
Empire, 46;
Évêché, 93, 94, 97, 98, 100, 101
Rossini 18
Rowena, fille d'Hengist 33, 37, 48, 54
Ruscicada 36
Sagremor 61
Saint-Gali (le moine de) 43
Saint-Germain des Près (abbaye de) 116
Saint Jean. Son Évangile 63
Saisnes (Chanson de geste des), 17.
(Voy. Saxons.—Anglo-Saxons.)
Salinarum lacus 36
Salomon, roi de Judée 99
Salomon, roi d'Armorique 12, 99
Saverne (la), rivière du Somersetshire 93
Saxons ou Saisnes 46, 47, 48, 49, 50, 54, 55, 59, 67, 92, 100, 101
Scott (sir Walter) 83
Shaftesbury 51
Shakspeare 52
Sibylles 52
Sicile 113
Sirènes (les) 40
Solin, historien fabuleux 40
South-Wales. Son église de Saint-Pierre 56
Stone-Henge (pierres de), 16, 40, 59
Strabon 7
Suger, abbé de Saint-Denis 25, 26, 43, 71
Tacite 7
Talgesin, Talgesinus, ou Taliesen, ancien barde armoricain 87, 88
Tancré (ou Tancrède), roi de Sicile 114
Thésée (légende de) 15
Tours, bâtie par Turnus 51
Troie (le roman de) 10
Troie neuve, ou Trinovant, premier nom de Londres. 54
Turnus, fondateur de Tours 50, 51
Tweed, rivière 83
Tyrrhenum mare 36
Uter, ou Ambrosius-Uter 59, 68
Uter-Pendragon, roi de Bretagne, 1, 40, 48, 53, 59, 62, 67, 76, 81
Venise 113
Vénitiens (les) 113
Vespasien, empereur 102
Villehardoin (Joffroi de), historien 11, 114
Vincent de Beauvais 90
Vital (Orderic), historien 25, 26, 33, 71
Walker, auteur d'un Mémoire sur les bardes irlandais. 14
Wigh (île de) 76
Wolf (M. Ferdinand) 2
Wortigern 33, 37, 48, 53, 54, 55, 56, 57, 68, 76
Wright (M. Thomas) 27, 35, 36, 50, 63, 77
Ygierne, mère d'Artus 40, 41, 59
Yorhshire 110
Yvain 61
Zara, en Dalmatie 113