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Les Romans de la Table Ronde (1 / 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions

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Ce ne fut pas sans peine que les deux amis triomphèrent de la résistance des gardes. Nicodème était entré chez un fèvre, et, lui ayant emprunté tenailles et marteau, ils montèrent à la croix, en détachèrent Jésus. Joseph le prit entre ses bras, le posa doucement à terre, replaça convenablement les membres, et les lava le mieux qu'il put. Pendant qu'il les essuyait, il vit le sang divin couler des plaies; et, se souvenant de la pierre qui s'était fendue en recevant le sang que la lance de Longin[49] avait fait jaillir, il courut à son vase, et recueillit les gouttes qui s'échappaient des flancs, de la tête, des mains et des pieds: car il pensait qu'elles y seraient conservées avec plus de révérence que dans tout autre vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps d'une toile fine et neuve, le déposa dans un coffre qu'il avait fait creuser pour son propre corps, et le recouvrit d'une autre pierre que nous désignons sous le nom de tombe.

Jésus, le lendemain de sa mort, descendit en enfer pour délivrer les bonnes gens; puis il ressuscita, se montra à Marie la Madeleine, à ses disciples, à d'autres encore. Plusieurs morts, rappelés à la vie, eurent permission de visiter leurs amis avant de prendre place au Ciel. Voilà les Juifs bien émus, et les soldats chargés de garder le sépulcre bien inquiets du compte qu'ils auraient à rendre. Pour échapper au châtiment, ils résolurent de s'emparer de Nicodème et de Joseph et de les faire mourir; puis, si l'on venait leur demander ce qu'ils avaient fait de Jésus, ils convinrent de répondre que c'était aux deux Juifs chargés de le garder de dire ce qu'il était devenu[50].

Mais Nicodème, averti à l'avance, parvint à leur échapper. Il n'en fut pas de même de Joseph, qu'ils surprirent au lit et auquel ils donnèrent à peine le temps de se vêtir, pour l'emmener et le faire descendre à force de coups dans une tour secrète et profonde. L'entrée de la tour une fois scellée, il ne devait plus jamais être question de lui.

Mais au besoin voit-on le véritable ami. Jésus lui-même descendit dans la tour, et se présenta devant Joseph, tenant à la main le vase où son divin sang avait été recueilli. «Joseph,» dit-il, «prends confiance. Je suis le Fils de Dieu, ton Sauveur et celui de tous les hommes.»—«Quoi!» s'écria Joseph, «seriez-vous le grand prophète qui prit chair en la vierge Marie, que Judas vendit trente deniers, que les Juifs mirent en croix, et dont ils m'accusent d'avoir volé le corps?—Oui; et pour être sauvé il te suffit de croire en moi.—Ah! Seigneur,» répondit Joseph, «ayez pitié de moi; me voici enfermé dans cette tour, je dois y mourir de faim. Vous savez combien je vous ai aimé; je n'osais vous le dire, par la crainte de n'en être pas cru, dans la mauvaise compagnie que je hantais.—Joseph,» dit Notre-Seigneur, «j'étais au milieu de mes amis et de mes ennemis. Tu étais des derniers, mais je savais qu'au besoin tu me viendrais en aide, et, si tu n'avais pas servi Pilate, tu n'aurais pas obtenu le don de mon corps.—Ah! Seigneur, ne dites pas que j'aie pu recevoir un si grand don.—Je le dis, Joseph, car je suis aux bons comme les bons sont à moi. Je viens à toi plutôt qu'à mes disciples, parce qu'aucun d'eux ne m'a autant aimé que toi et n'a connu le grand amour que je t'ai porté: tu m'as détaché de la croix, sans vaine gloire, tu m'as secrètement aimé, je t'ai chéri de même, et je t'en laisse un précieux témoignage en te rapportant ce vase, que tu garderas jusqu'au moment où je t'apprendrai comment tu devras en disposer.»

Alors Jésus-Christ lui tendit le saint vaisseau en ajoutant: «Souviens-toi que trois personnes devront en avoir la garde, l'une après l'autre. Tu le posséderas le premier, et, comme tu as droit à de bonnes soudées, jamais on n'offrira le sacrifice sans faire mémoire de ce que tu fis pour moi.

«—Seigneur,» reprit Joseph, «veuillez m'éclaircir ces paroles.

«—Tu n'as pas oublié le jeudi où je fis la Cène chez Simon avec mes disciples. En bénissant le pain et le vin, je leur dis qu'ils mangeaient ma chair avec le pain, et qu'ils buvaient mon sang avec le vin. Or il sera fait mémoire de la table de Simon en maints pays lointains: l'autel sur lequel on offrira le sacrifice sera le sépulcre où tu me déposas; le corporal sera le drap dont tu m'avais enveloppé; le calice rappellera le vase où tu recueillis mon sang; enfin le plateau (ou patène) posé sur le calice signifiera la pierre dont tu scellas mon sépulcre.

«Et maintenant, tous ceux auxquels il sera donné de voir d'un cœur pur le vase que je te confie, seront des miens: ils auront satisfaction de cœur et joie perdurable. Ceux qui pourront apprendre et retenir certaines paroles que je te dirai auront plus de pouvoir sur les gens, et plus de crédit près de Dieu. Ils n'auront jamais à craindre d'être déchus de leurs droits, d'être mal jugés, et d'être vaincus en bataille, quand leur cause sera juste.»

«Je n'oserais,» dit ici Robert de Boron, conter ni transcrire les hautes paroles apprises à Joseph, et je ne le pourrais faire, quand j'en aurais la volonté, si je n'avais par-devers moi le grand livre, écrit par les grands clercs, et où l'on trouve le grand secret nommé le Graal.»

Jésus-Christ ne quitta pas Joseph sans l'avertir qu'il serait un jour affranchi de sa prison. Il y demeura plus de quarante ans; on l'avait complétement oublié en Judée, quand arriva dans la ville de Rome un pèlerin, jadis témoin de la prédication, des miracles et de la mort de Jésus. L'hôte qui l'hébergeait lui apprit que Vespasien, le fils de l'Empereur, était atteint d'une affreuse lèpre qui le forçait à vivre séparé de tous les vivants. Il était renfermé dans une tour sans fenêtre et sans escalier, et chaque jour on déposait sur une étroite lucarne le manger qui le soutenait. «Ne sauriez-vous,» ajouta l'hôte, «indiquer un remède à sa maladie?—Non,» répondit le pèlerin, «mais je sais qu'au pays d'où je viens, il y avait dans ma jeunesse un grand prophète qui guérissait de tous les maux. Il se nommait Jésus de Nazareth. Je l'ai vu redressant les boiteux, illuminant les aveugles, rendant sains les gens pourris de lèpre. Les Juifs le firent mourir; mais, s'il vivait encore, je ne doute pas qu'il n'eût le pouvoir de guérir Vespasien.»

L'hôte alla conter le tout à l'Empereur, qui voulut entendre lui-même le pèlerin. Il apprit de lui que la chose s'était passée en Judée, dans la partie romaine de la contrée soumise à l'autorité de Pilate. «Sire,» dit le pèlerin, «envoyez de vos plus sages conseillers pour enquerre; et, si je suis trouvé menteur, faites-moi trancher la tête.»

Les messagers furent envoyés avec recommandation, dans le cas où les récits du pèlerin seraient trouvés sincères, de chercher les objets qui pouvaient avoir appartenu au prophète injustement condamné.

Pilate, auquel ils s'adressèrent, leur raconta les enfances de Jésus, ses miracles, la haine des Juifs, les vains efforts qu'il avait faits pour l'arracher de leurs mains, l'eau qu'il avait demandée pour protester contre sa condamnation et le don fait à l'un de ses chevaliers du corps du prophète. «J'ignore,» ajouta-t-il, «ce que Joseph est devenu: personne ne m'en a parlé, et peut-être les Juifs l'ont-ils tué, noyé, ou mis en prison.»

L'enquête faite en présence des Juifs justifia le récit de Pilate, et les messagers, ayant demandé si l'on n'avait pas conservé quelque objet venant de Jésus: «Il y a,» répondit un Juif, «une vieille femme nommé Verrine qui garde son portrait; elle demeure dans la rue de l'École.»

Pilate la fit venir, et, tout bailli qu'il était, fut contraint de se lever, quand elle parut devant lui. La pauvre femme, effrayée et craignant un mauvais parti, commença par nier qu'elle eût un portrait; mais, quand les messagers l'eurent assurée de leurs bonnes intentions et lui eurent appris qu'il s'agissait pour eux de trouver un remède à la lèpre du fils de l'Empereur, elle dit: «Pour rien au monde je ne vendrais ce que je possède: mais, si vous jurez de me le laisser, j'irai volontiers à Rome avec vous et j'y porterai l'image.»

Les messagers promirent ce que Verrine souhaitait et demandèrent à voir la précieuse image. Elle alla ouvrir une huche, en tira une guimpe, et, l'ayant couverte de son manteau, revint bientôt vers les envoyés de Rome, qui se levèrent comme avait fait auparavant Pilate. «Écoutez,» dit-elle, «comment je la reçus: je portais ce morceau de fine toile entre les mains, quand je fis rencontre du prophète que les Juifs menaient au supplice. Il avait les mains liées d'une courroie derrière le dos. Ceux qui le conduisaient me prièrent de lui essuyer le visage, je m'approchai, je passai mon linge sur son front ruisselant de sueur, puis je le suivis: on le frappait à chaque pas sans qu'il exhalât de plaintes. Rentrée dans ma maison, je regardai mon drap, et j'y vis l'image du saint prophète.»

Verrine partit avec les messagers. Arrivée devant l'Empereur, elle découvrit l'image, et l'Empereur s'inclina par trois fois, bien qu'il n'y eût là ni bois, ni or, ni argent[51]. Jamais il n'avait vu d'image aussi belle. Il la prit, la posa sur la lucarne qui tenait à la tour de son fils, et Vespasien n'eut pas plutôt arrêté les yeux sur elle qu'il se trouva revenu dans la plus parfaite santé.

Ne demandez pas si le pèlerin et Verrine furent grandement récompensés de ce qu'ils avaient dit et fait. «L'image fut conservée à Rome comme relique précieuse; on la vénère encore aujourd'hui sous le nom de la Véronique.» Pour le jeune Vespasien, son premier vœu fut de témoigner de sa reconnaissance, en vengeant le prophète auquel il devait la santé. L'Empereur et lui parurent bientôt en Judée à la tête d'une armée nombreuse. Pilate fut mandé, et, pour prévenir la défiance des Juifs, Vespasien le fit conduire en prison comme accusé d'avoir voulu soustraire Jésus au supplice. Les Juifs, persuadés qu'on entendait les récompenser, vinrent à qui mieux mieux se vanter d'avoir eu grande part à la mort de Jésus. Quel ne fut pas leur effroi quand ils se virent eux-mêmes saisis et chargés de chaînes! L'Empereur fit attacher à la queue des chevaux indomptés trente des plus coupables. «Rendez-nous le prophète Jésus,» leur dit-il, «ou nous vous traiterons tous de même.» Ils répondirent: «Nous l'avions laissé prendre par Joseph, c'est à Joseph seul qu'il faudrait le demander.» Les exécutions continuèrent; il en mourut un grand nombre. «Mais,» dit un d'entre eux, «m'accorderez-vous la vie si j'indique où l'on a mis Joseph?»—«Oui,» dit Vespasien, «tu éviteras à cette condition la torture et conserveras tes membres.» Le Juif le conduisit au pied de la tour où Joseph était enfermé depuis quarante-deux ans. «Celui,» dit Vespasien, «qui m'a guéri, peut bien avoir conservé la vie de son serviteur. Je veux pénétrer dans la tour.»

On ouvre la tour, il appelle; personne ne répond. Il demande une longue corde, et se fait descendre dans les dernières profondeurs; alors il aperçoit un rayon lumineux et entend une voix: «Sois le bienvenu, Vespasien! que viens-tu chercher ici?—Ah! Joseph,» dit Vespasien en l'embrassant, «qui donc a pu te conserver la vie et me rendre la santé?»—«Je te le dirai,» répond Joseph, «si tu consens à suivre ses commandements.»—«Me voici prêt à les entendre. Parle.

«—Vespasien, le Saint-Esprit a tout créé, le ciel, la terre et la mer, les éléments, la nuit, le jour et les quatre vents. Il a fait aussi les archanges et les anges. Parmi ces derniers il s'en trouva de mauvais, pleins d'orgueil, de colère, d'envie, de haine, de mensonge, d'impureté, de gloutonnerie. Dieu les précipita des hauteurs du ciel; ce fut une pluie épaisse qui dura trois jours et trois nuits[52]. Ces mauvais anges formaient trois générations: la première est descendue en Enfer: leur soin est de tourmenter les âmes. La seconde s'est arrêtée sur la terre: ils s'attachent aux femmes et aux hommes pour les perdre et les mettre en guerre avec leur Créateur; ils tiennent registre de nos péchés afin qu'il n'en soit rien oublié. Ceux de la troisième génération séjournent dans l'air: ils prennent diverses formes, usent de flèches et de lances, dont ils percent les âmes des hommes pour les détourner de la droite voie. Telle est leur généalogie. Pour les anges demeurés fidèles, ils ont leur hôtel dans le ciel et ne sont plus soumis à la tentation des mauvais esprits.»

Joseph dit ensuite comment, pour combler le vide laissé dans le Paradis par la désobéissance des anges, Dieu avait créé l'homme et la femme; comment le grand Ennemi, ne le pouvant souffrir, avait ménagé la chute de nos premiers parents, et comment il se croyait assuré de les entraîner dans le même abîme, le Paradis ne pouvant supporter la moindre souillure. Mais Dieu avait envoyé son Fils sur la terre pour fournir la rançon exigée par la Justice. «C'est ce Fils que les Juifs ont fait mourir, qui nous a rachetés des tourments d'Enfer, qui m'a sauvé et qui t'a guéri. Crois donc à ses commandements, et reconnais que Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, sont une seule et même chose.»

Vespasien n'hésita pas à confesser les vérités qu'on lui apprenait. Il remonta, fit dépecer la tour, d'où sortit Joseph entièrement sain de corps et d'esprit. «Voici Joseph que vous réclamez,» dit-il aux Juifs, «c'est à vous maintenant à me rendre Jésus-Christ.» Ils ne surent que répondre, et Vespasien ne tarda plus à faire d'eux bonne et sévère justice. On cria par son ordre qu'il donnerait trente Juifs pour un denier à qui voudrait les acheter. Quant à celui qui avait indiqué la prison de Joseph, on le fit entrer en mer avec toute sa famille dans un vaisseau sans agrès qui les porta là où Dieu voulut les conduire.

C'est ainsi que Vespasien vengea la mort de Notre-Seigneur.

Or Joseph avait une sœur appelée Enigée, mariée à un Juif nommé Bron: les deux époux, en apprenant que Joseph était encore vivant, accoururent et lui crièrent merci. «Ce n'est pas à moi qu'il la faut demander, mais à Jésus ressuscité, auquel vous devez croire.» Ils accordèrent tout ce qu'on voulait et décidèrent leurs amis à suivre leur exemple. «Et maintenant,» dit Joseph, «si vous êtes sincères, vous abandonnerez vos demeures, vos héritages; vous me suivrez et nous quitterons le pays.» Ils répondirent qu'ils étaient prêts à l'accompagner partout où il voudrait les conduire.

Joseph les mena en terres lointaines; ils y demeurèrent un grand espace de temps, fortifiés par ses bons enseignements. Ils s'adonnaient à la culture des champs. D'abord tout alla comme ils voulaient, tout prospérait chez eux; mais un temps vint où Dieu parut se lasser de les favoriser; rien ne répondait plus à leurs espérances. Les blés se desséchaient avant de mûrir, et les arbres cessaient de donner des fruits. C'était la punition du vice d'impureté auquel plusieurs d'entre eux s'abandonnaient. Dans leur affliction, il s'adressèrent à Bron, le beau-frère de Joseph, et le prièrent d'obtenir de Joseph qu'il voulût bien leur dire si leur malheur venait de leurs péchés ou des siens.

Joseph eut alors recours au saint vaisseau. Il s'agenouilla tout en larmes, et, après une courte oraison, pria l'Esprit-Saint de lui apprendre la cause de la commune adversité. La voix du Saint-Esprit répondit: «Joseph, le péché ne vient pas de toi; je vais t'apprendre à séparer les bons des mauvais. Souviens-toi qu'étant à la table de Simon, je désignai le disciple qui devait me trahir. Judas comprit sa honte et cessa de converser avec mes disciples. À l'imitation de la Cène, tu dresseras une table, tu commanderas à Bron, l'époux de ta sœur Enigée, d'aller pêcher dans la rivière voisine et de rapporter ce qu'il y prendra. Tu placeras le poisson devant le vase couvert d'une toile, justement au milieu de la table. Cela fait, tu appelleras ton peuple; quand tu seras assis précisément à la place que j'occupais chez Simon, tu diras à Bron de venir à ta droite, et tu le verras laisser entre vous deux l'intervalle d'un siége. C'est la place qui représentera celle que Judas avait quittée. Elle ne sera remplie que par le fils du fils de Bron et de ta sœur Enigée.

«Quand Bron sera assis, tu diras à ton peuple que, s'ils ont gardé leur foi en la sainte Trinité, s'ils ont suivi les commandements que je leur avais transmis par ta bouche, ils peuvent venir prendre place et participer à la grâce que Notre-Seigneur réserve à ses amis.»

Joseph fit ce qui lui était commandé. Bron alla pêcher, et revint avec un poisson que Joseph plaça sur la table, auprès du saint vaisseau. Puis Bron ayant, sans en être averti, laissé une place vide entre Joseph et lui, tous les autres approchèrent de la table, les uns pour s'y asseoir, les autres pour regretter de n'y pas trouver place. Bientôt ceux qui étaient assis furent pénétrés d'une douceur ineffable qui leur fit tout oublier. Un d'entre eux, cependant, nommé Petrus, demanda à ceux qui étaient restés debout s'ils ne sentaient rien des biens dont lui-même était rempli. «Non, rien,» répondirent-ils.—«C'est apparemment,» dit Petrus, «que vous êtes salis du vilain péché dont Notre-Seigneur veut que vous receviez la punition.»

Alors, couverts de honte, ils sortirent de la maison, à l'exception d'un seul, nommé Moïse, qui fondait en larmes et faisait la plus laide chère du monde. Joseph cependant commanda à ses compagnons de revenir chaque jour participer à la même grâce, et c'est ainsi que fut faite la première épreuve des vertus du saint vaisseau.

Ceux qui étaient sortis de la maison refusaient de croire à cette grâce qui remplissait de tant de douceurs le cœur des autres: «Que sentez-vous donc?» disaient-ils en se rapprochant d'eux, «quelle est cette grâce dont vous nous parlez? Ce vaisseau dont vous nous vantez les vertus, nous ne l'avons pas vu.—«Parce qu'il ne peut frapper les yeux des pécheurs.—Nous laisserons donc votre compagnie; mais que pourrons-nous dire à ceux qui demanderont pourquoi nous vous avons quittés?—Vous direz que nous autres sommes restés en possession de la grâce de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.—Mais comment désignerons-nous le vase qui semble vous tant agréer?—Par son droit nom,» répondit Petrus, «vous l'appellerez Gréal, car il ne sera jamais donné à personne de le voir sans le prendre en gré, sans en ressentir autant de plaisir que le poisson quand de la main qui le tient il vient à s'élancer dans l'eau.» Ils retinrent le nom qu'on leur disait et le répétèrent partout où ils allèrent, et depuis ce temps on ne désigna le vase que sous le nom de Graal ou Gréal. Chaque jour, quand les fidèles voyaient arriver l'heure de tierce, ils disaient qu'ils allaient à la grâce, c'est-à-dire à l'office du Graal.

Or Moïse, celui qui n'avait pas voulu se séparer des autres bons chrétiens, et qui, rempli de malice et d'hypocrisie, séduisait le peuple par son air sage et la douleur qu'il témoignait, Moïse fit prier instamment Joseph de lui permettre de prendre place à la table. «Ce n'est pas moi,» dit Joseph, «qui accorde la grâce. Dieu la refuse à ceux qui n'en sont pas dignes. Si Moïse veut essayer de nous tromper, malheur à lui!—Ah! Sire,» répondent les autres, «il témoigne tant de douleur de ne pas être des nôtres[53], que nous devons l'en croire.—Eh bien!» dit Joseph, «je le demanderai pour vous.»

Il se mit à genoux devant le Graal et demanda pour Moïse la faveur sollicitée.

«Joseph,» répondit le Saint-Esprit, «voici le temps où sera faite l'épreuve du siége placé entre toi et Bron. Dis à Moïse que, s'il est tel qu'il le prétend, il peut compter sur la grâce et s'asseoir avec vous.»

Joseph étant retourné vers les siens: «Dites à Moïse que, s'il est digne de la grâce, nul ne peut la lui ravir; mais qu'il ne la réclame pas s'il ne le fait de cœur sincère.—Je ne redoute rien,» répond Moïse, «dès que Joseph me permet de prendre siége avec vous.» Alors ils le conduisirent au milieu d'eux, dans la salle où la table était dressée.

Joseph s'asseoit, Bron et chacun des autres, à leur place accoutumée. Alors Moïse regarde, fait le tour de la table et s'arrête devant le siége demeuré vide à la droite de Joseph. Il avance, il n'a plus qu'à s'y asseoir: aussitôt voilà que le siége et lui disparaissent comme s ils n'avaient jamais été, sans que le divin service soit interrompu. Le service achevé, Petrus dit à Joseph: «Jamais nous n'avons eu tant de frayeur. Dites-nous, je vous prie, ce que Moïse est devenu.—Je l'ignore,» répondit Joseph, «mais nous pourrons le savoir de Celui qui nous en a déjà tant appris.»

Il s'agenouilla devant le vaisseau: «Sire, aussi vrai que vous avez pris chair en la vierge Marie[54] et que vous avez bien voulu souffrir la mort pour nous, que vous m'avez délivré de prison et que vous avez promis de venir à moi quand je vous en prierais, apprenez-moi ce que Moïse est devenu, pour que je puisse le redire aux gens que vous avez confiés à ma garde.»

«Joseph,» répondit la voix, «je t'ai dit qu'en souvenir de la trahison de Judas, une place doit rester vide à la table que tu fondais. Elle ne sera pas remplie avant la venue de ton petit-neveu, fils du fils de Bron et d'Enigée.

«Quant à Moïse, j'ai puni son hypocrisie et l'intention qu'il avait de vous tromper. Comme il ne croyait pas à la grâce dont vous étiez remplis, il espérait vous confondre. On ne parlera plus de lui avant le temps où viendra le délivrer celui qui doit remplir le siége vide[55]. Désormais, ceux qui désavoueront ma compagnie et la tienne réclameront le corps de Moïse et auront grand sujet de l'accuser[56]

Or Bron et Enigée avaient douze enfants qui, devenus grands, les embarrassèrent. Enigée pria son époux de demander à Joseph ce qu'ils devaient en faire.—«Je vais,» répondit Joseph, «consulter le Saint Vaisseau.» Il se mit à genoux, et cette fois un ange fut chargé de lui répondre. «Dieu,» dit-il, «fera pour tes neveux ce que tu peux désirer. Il leur permet à tous de prendre femmes, à la condition de se laisser conduire par celui d'entre eux qui n'en prendra pas.»

Bron, quand ces paroles lui furent rapportées, réunit ses enfants et leur demanda quelle vie ils voulaient mener. Onze répondirent qu'ils désiraient se marier. Le père leur chercha et trouva des femmes auxquelles il les unit dans les formes primitives de sainte Église[57]. Il leur recommanda de garder loyalement la foi de mariage, et d'être toujours purs et unis de cœur et de pensées.

Un seul, nommé Alain, dit qu'il se laisserait écorcher avant de prendre femme. Bron le conduisit à son oncle Joseph, qui l'accueillit en riant: «Alain doit m'appartenir,» dit-il; «je vous prie, ma sœur et mon frère, de me le donner.»—Alors, le prenant entre ses bras: Mon beau neveu,» dit-il, «réjouissez-vous, Notre-Seigneur vous a choisi pour glorifier son nom. Vous serez le chef de vos frères, et vous les gouvernerez.»

Il revint au Graal, pour demander comment il devait instruire son neveu. «Joseph,» répondit la voix, «ton neveu est sage et prêt à recevoir tes instructions. Tu lui feras confidence du grand amour que je te porte et à tous ceux qui sont endoctrinés sagement. Tu lui conteras comment je vins en terre pour y souffrir mort honteuse; comment tu lavas mes plaies et reçus mon sang dans ce vaisseau; et comment j'ai fait le plus précieux don à toi, à ton lignage et à tous ceux qui voudront mériter d'y avoir part. Grâce à ce don, vous serez bien accueillis partout, vous ne déplairez à personne; je soutiendrai votre cause dans toutes les cours, et vous n'y serez jamais condamnés pour des délits que vous n'aurez pas commis. Quand Alain sera instruit de tout cela, apporte le saint vaisseau; montre-lui le sang qui sortit de mon corps; avertis-le des ruses qu'emploie l'ennemi pour décevoir ceux que j'aime: surtout, qu'il se garde de colère, la colère aveugle les hommes et les éloigne de la bonne voie: qu'il se défie des plaisirs de la chair et n'hésite pas à glorifier mon nom devant tous ceux dont il approchera. Il aura la garde de ses frères et sœurs; il les conduira dans la contrée la plus reculée de l'Occident.

«Demain, quand vous serez tous assemblés, une grande clarté descendra sur vous, vous apportera un bref à l'adresse de Petrus, pour l'avertir de prendre congé de vous. Ne lui désignez pas la route à suivre; lui-même vous indiquera celle qui conduit aux Vaus d'Avaron[58]; il y demeurera jusqu'à l'arrivée du fils d'Alain, qui lui révélera la vertu de ton saint vaisseau, et lui apprendra ce que Moïse est devenu.»

Joseph fit ce qui lui était commandé. Il enseigna le jeune Alain, que Dieu remplit de sa grâce. Il lui conta ce qu'il savait lui-même de Jésus-Christ et ce que la voix lui en avait encore appris.

Puis, le lendemain, ils furent tous au service du Graal, et virent descendre du ciel une main lumineuse qui déposa le bref sur la sainte table. Joseph le prit, et appelant Petrus: «Beau frère, Jésus, qui nous racheta d'enfer, vous a nommé son messager. Voici le bref qui vous revêt de cet office: apprenez-nous de quel côté vous pensez aller.—Vers Occident,» répond Petrus, «dans une terre sauvage, nommée les Vaus d'Avaron; c'est là que j'attendrai tout de la bonté de Dieu.»

Cependant les onze enfants de Bron, conduits par Alain qu'ils agréèrent pour leur guide, avaient pris congé de leurs parents. Ils se rendirent en terres lointaines, annonçant à tous ceux qu'ils rencontraient le nom de Jésus. Partout Alain gagnait la faveur de ceux qui l'écoutaient.

Mais Petrus, cédant aux prières de ses amis, consentait à demeurer un jour de plus au milieu d'eux. Et l'ange du Seigneur dit à Joseph: «Petrus a bien fait de retarder son départ; Dieu veut le rendre témoin des vertus du Graal. Bron, que le Seigneur avait déjà choisi pour pêcher le poisson, gardera le Graal après toi. Il apprendra de toi comment il se doit maintenir, et quel amour Jésus-Christ eut pour toi. Tu lui diras les paroles douces, précieuses et saintes appelées les secrets du Graal. Puis tu lui remettras le saint vaisseau, et désormais ceux qui voudront lui donner son vrai nom l'appelleront le Riche Pêcheur

Puis l'ange du Seigneur ajouta: «Tous tes compagnons doivent se diriger vers l'Occident: Bron, le Riche Pêcheur, prendra la même route et s'arrêtera où le cœur lui dira. Il y attendra le fils de son fils, pour lui remettre le vase et la grâce attachée à sa possession. Celui-ci en sera le dernier dépositaire. Ainsi se trouvera accompli le symbole de la bienheureuse Trinité, par les trois prud'hommes qui auront eu le vase en garde. Pour toi, après avoir remis le Graal à Bron, tu quitteras le siècle et entreras dans la joie perdurable réservée aux amis de Dieu[59]

Joseph fit ce que lui commandait la voix. Le lendemain, après le service du Graal, il apprit à tous ses compagnons ce qu'il avait entendu, à l'exception de la parole sacrée que Jésus-Christ lui avait révélée dans la prison; parole seulement transmise au Riche Pêcheur, qui la mit en écrit avec d'autres secrets que les laïques ne doivent pas entendre.

Le troisième jour après le départ de Petrus, Bron, désormais gardien du Graal, dit à Joseph: «J'ai la volonté de m'éloigner, je te demande congé de le faire.—De grand cœur,» répond Joseph, «car ta volonté est celle de Dieu.» C'est ainsi qu'il se sépara du Riche Pêcheur, dont on a depuis tant parlé[60].

Messire Robert de Boron dit: «Maintenant il conviendrait de savoir conter ce que devint Alain, le fils de Bron; en quelle terre il parvint; quel héritier put naître de lui, et quelle femme put le nourrir.—Il faudrait dire la vie que Petrus mena, en quels lieux il aborda, en quels lieux on devra le retrouver.—Il faudrait apprendre ce que Moïse devint, après avoir été si longuement perdu;—puis enfin où alla le Riche Pêcheur, où il s'arrêtera et comment on pourra revenir à lui.

«Ces quatre choses séparées, il faudrait les réunir et les exposer, chacune comme elles doivent l'être: mais nul homme ne les pourrait assembler, s'il n'a d'abord entendu conter les autres parties de la grande et véridique histoire du Graal; et dans le temps où je la retraçais[61], avec feu monseigneur Gautier, qui était de Mont-Belial, elle n'avait encore été retracée par nulle personne mortelle. Maintenant je fais savoir à tous ceux qui auront mon œuvre que, si Dieu me donne vie et santé, j'ai l'intention de reprendre ces quatre parties, pourvu que j'en trouve la matière en livre. Mais, pour le moment, je laisse non-seulement la branche que j'avais jusque-là poursuivie, mais même les trois autres qui en dépendaient, pour m'attacher à la cinquième, en promettant de revenir un jour aux précédentes. Car, si je négligeais d'en avertir, je ne sais personne au monde qui ne dût les croire perdues, et qui pût deviner pourquoi je les aurais laissées.»

TRANSITION.

Tel est le premier livre ou, pour mieux parler, l'introduction primitive de tous les Romans de la Table ronde. Après l'histoire de Joseph d'Arimathie, Robert de Boron, laissant en réserve la suite des aventures d'Alain, de Bron, de Petrus et de Moïse, aborde une autre laisse ou branche, celle de Merlin, dont nous trouverons la seule forme entièrement conservée, dans le roman en prose du même nom.

Mais occupons-nous d'abord du roman en prose du Saint-Graal, deuxième forme de la légende de Joseph que Robert de Boron avait versifiée.

Ce n'est plus, comme dans le poëme, un interprète plus ou moins exact de la légende galloise du Graal; c'est l'auteur du Graal qui, parlant en son nom, va rapporter à Jésus-Christ lui-même la rédaction, la communication du livre.

Cet auteur ne se nomme pas, et nous a donné de sa réserve trois raisons peu satisfaisantes. S'il se faisait connaître, dit-il, on aurait peine à croire que Dieu eût révélé d'aussi grands secrets à une personne aussi humble; on n'aurait pas pour le livre le respect qu'il mérite; enfin on rendrait l'auteur responsable des fautes et des méprises que peuvent commettre les copistes. Ces raisons, dis-je, ne sont pas bonnes. Dieu, qui lui ordonnait de transcrire le livre, ne lui avait pas en même temps recommandé de cacher son nom; s'il avait été jugé digne de recevoir une telle faveur, il ne devait pas prendre souci de ce qu'en diraient les envieux; enfin la crainte des méprises et des interpolations que pouvaient commettre les copistes ne devait pas lui causer plus d'inquiétude qu'elle n'en avait causé à Moïse, aux Apôtres, à tant d'auteurs sacrés ou profanes. Il ne s'est pas nommé, pour entourer sa prétendue révélation d'un mystère plus impénétrable; mais c'est là ce qu'il ne pouvait dire: seulement il eût pu se dispenser d'alléguer d'autres excuses.

Il s'est donné pour un prêtre, retiré dans un ermitage éloigné de tous chemins frayés. Laissons-le maintenant parler en abrégeant son récit:

«Le jeudi saint de l'année 717, après avoir achevé l'office de Ténèbres, je m'endormis, et bientôt je crus entendre d'une voix éclatante ces mots: Éveille-toi: écoute d'une trois, et de trois une. J'ouvris les yeux, je me vis entouré d'une splendeur extraordinaire. Devant moi se tenait un homme de la plus merveilleuse beauté: «As-tu bien compris mes paroles?» dit-il.—«Sire, je n'oserais l'assurer.—C'est la reconnaissance de la Trinité. Tu doutais que dans les trois personnes il n'y eût qu'une seule déité, une seule puissance. Peux-tu maintenant dire qui je suis?—Sire, mes yeux sont mortels; votre grande clarté m'éblouit, et la langue d'un homme ne peut exprimer ce qui est au-dessus de l'humanité.»

«L'inconnu se baissa vers moi et souffla sur mon visage. Aussitôt mes sens se développèrent, ma bouche se remplit d'une infinité de langages. Mais, quand je voulus parler, je crus voir jaillir de mes lèvres un brandon de feu qui arrêta les premiers mots que je voulus prononcer. «Prends confiance,» me dit l'inconnu. «Je suis la source de toute vérité, la fontaine de toute sagesse. Je suis le Grand Maître, celui dont Nicodème a dit: Nous savons que vous êtes Dieu. Je viens, après avoir confirmé ta foi, te révéler le plus grand secret du monde.»

«Alors il me tendit un livre qui eût aisément tenu dans le creux de la paume: «Je te confie,» dit-il, «la plus grande merveille que l'homme puisse jamais recevoir. C'est un livre écrit de ma main, qu'il faut lire du cœur, aucune langue mortelle ne pouvant en prononcer les paroles sans agir sur les quatre éléments, troubler les cieux, agiter les airs, fendre la terre et changer la couleur des eaux. C'est pour tout homme qui l'ouvrira d'un cœur pur la joie du corps et de l'âme, et quiconque le verra n'aura pas à craindre de mort subite, quelle que soit même l'énormité de ses péchés.»

«La grande lumière que j'avais eu déjà tant de peine à soutenir s'accrut alors au point de m'aveugler. Je tombai sans connaissance, et, quand je sentis mes esprits revenir, je ne vis plus rien autour de moi, et j'aurais tenu pour songe ce qui venait de m'arriver, si je n'eusse retrouvé dans ma main le livre que le Grand Maître m'avait donné. Je me relevai alors, rempli d'une douce joie; je fis mes prières, puis je regardai le livre et y trouvai au premier titre: C'est le commencement de ton lignage. Après l'avoir lu jusqu'à Prime[62], il me sembla l'avoir à peine commencé, tant il y avait de lettres dans ces petites pages. Je lus encore jusqu'à Tierce, et continuai à suivre les degrés de mon lignage et le récit de la bonne vie de ceux qui m'avaient précédé. Auprès d'eux, je n'étais qu'une ombre d'homme, tant j'étais loin de les égaler en vertu. En avançant dans le livre, je lus: Ici commence le saint Graal. Puis, le troisième titre: C'est le commencement des Peurs. Puis un quatrième titre: C'est le commencement des Merveilles. Un éclair brilla devant mes yeux, suivi d'un coup de tonnerre. La lumière persista, je n'en pus soutenir l'éclat, et tombai une seconde fois sans connaissance.

«J'ignore combien de temps je demeurai ainsi. Quand je me relevai, je me trouvai dans une obscurité profonde. Peu à peu le jour revint, le soleil reprit sa clarté, je me sentis pénétré des odeurs les plus délicieuses, et j'entendis les plus doux chants que j'eusse encore entendus; les voix d'où ils partaient semblaient me toucher, mais je ne les voyais ni ne pouvais les atteindre. Elles louaient Notre-Seigneur et disaient en refrain: Honneur et gloire au Vainqueur de la mort, à la source de la vie perdurable!

«Ces paroles huit fois répétées, les voix s'arrêtèrent; j'entendis un grand bruissement d'ailes, suivi d'un parfait silence: il ne resta que les parfums dont la douceur me pénétrait.

«None arriva, je me croyais encore aux premières lueurs du matin. Alors je fermai le livre et commençai le service du vendredi saint. On ne consacre pas ce jour-là, parce que Notre-Seigneur l'a choisi pour y mourir. En présence de la réalité, on ne doit pas recourir à la figure; et, si l'on consacre les autres jours, c'est en mémoire du vrai sacrifice du vendredi[63].

«Comme je me disposais à recevoir mon Sauveur et que j'avais déjà fait trois parts de pain, un ange vint, me prit par les mains et me dit: «Tu ne dois pas employer ces trois parts, avant d'avoir vu ce que je vais te montrer.» Alors il m'éleva dans les airs, non en corps, mais en esprit, et me transporta dans un lieu où je fus inondé d'une joie que nulles langues ne sauraient exprimer, nulles oreilles entendre, nuls cœurs ressentir. Je ne mentirais pas en disant que j'étais au troisième ciel où fut transporté saint Paul; mais, pour n'être pas accusé de vanité, je dirai seulement que là me fut découvert le grand secret que, suivant saint Paul, aucune parole humaine ne pourrait exprimer. L'ange me dit: «Tu as vu de grandes merveilles, prépare-toi à la vue de plus grandes.» Il me porta plus haut encore, dans un lieu cent fois plus clair que le verre, et cent fois plus étincelant de couleurs. Là j'eus vision de la Trinité, de la distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et de leur réunion dans une même forme, une même déité, une même puissance. Que les envieux ne me reprochent pas d'aller ici contre l'autorité de saint Jean l'Évangéliste, quand il nous a dit que les yeux mortels ne verront et ne pourront voir jamais le Père éternel; car saint Jean entendait les yeux du corps, tandis que l'âme peut voir, quand elle est séparée du corps, ce que le corps l'empêcherait d'apercevoir.

«Comme j'étais en telle contemplation, je sentis le firmament trembler, au bruit du plus éclatant tonnerre. Une infinité de Vertus célestes entourèrent la Trinité, puis se laissèrent tomber comme en pâmoison. L'ange alors me prit et me ramena où il m'avait pris. Avant de rendre à mon âme son enveloppe ordinaire, il me demanda si j'avais vu de grandes merveilles.—«Ah! si grandes,» répondis-je, «que nulle langue ne pourrait les raconter.—Reprends donc ton corps, et, maintenant que tu n'as plus de doutes sur la Trinité, va dignement recevoir celui que tu as appris à connaître.»

L'ermite, ainsi rentré en possession de son corps, ne vit plus l'ange, mais seulement le livre, qu'il lut après avoir communié et qu'il déposa dans la châsse où l'on enfermait la boîte aux hosties. Il ferma le coffre à la clef, retourna dans son habitacle, et ne voulut plus toucher au livre avant d'avoir chanté le service de Pâques. Mais quelle fut sa surprise et sa douleur quand, après l'office, il ouvrit la châsse et ne l'y retrouva plus, quoique la porte n'en eût pas été défermée! Bientôt une voix lui apporta ces paroles: «Pourquoi t'étonner que ton livre ne soit plus où tu l'avais enfermé? Dieu n'est-il pas sorti du sépulcre sans en remuer la pierre? Voici ce que le Grand Maître te commande: demain matin, après avoir chanté la messe, tu déjeuneras, puis entreras dans le sentier qui mène au grand chemin. Ce chemin te conduira à celui de la Prise, auprès du Perron. Tu te détourneras un peu et prendras vers la droite le sentier qui conduit au carrefour des Huit Voies, dans la plaine de Valestoc. Arrivé à la fontaine de Pleurs, où fut jadis la grande tuerie, tu trouveras une bête étrange chargée de te guider. Quand tes yeux la perdront de vue, tu entreras dans la terre de Norgave[64], et là sera le terme de ta quête.»

«Le lendemain,» reprend ici l'ermite, «je fis ce qui m'était commandé. Je sortis de mon habitacle en faisant le signe de la croix sur la porte et sur moi. Je passai le Perron, arrivai au Val des morts, que je reconnus aisément pour y avoir autrefois vu combattre les deux meilleurs chevaliers du monde. Je marchai pendant une lieue galloise[65] et j'arrivai au carrefour: devant moi, sur le bord d'une fontaine, s'élevait une croix, et sous la croix gisait la bête dont l'ange m'avait parlé. En me voyant, elle se leva; plus je la regardais, moins je reconnaissais sa nature. Elle avait la tête et le cou d'une brebis, de la blancheur de la neige tombée. Ses pieds, ses jambes, étaient d'un chien noir, sa croupe et son corps d'un renard, son poil et sa queue d'un lion. Dès qu'elle me vit faire le signe de la croix, elle se leva, gagna le carrefour et prit à droite la première voie. Je la suivis d'aussi près que mon âge et ma faiblesse le permettaient: à l'heure de Vêpres, elle quitta le grand chemin frayé pour aborder une longue coudrière, dans laquelle elle marcha jusqu'à la chute du jour. Alors nous nous enfonçâmes dans une vallée profonde ombragée d'une épaisse forêt. Nous arrivâmes ainsi devant une loge[66]: à la porte se tenait un vieillard en habit de religion. Le prud'homme en me voyant ôta son chaperon, se mit à genoux, et demanda ma bénédiction.—«Je suis,» lui dis-je, «un pécheur comme vous, et ne puis vous la donner.» Mais j'eus beau faire, il ne se leva qu'après avoir été béni. Alors il me prit par la main, me conduisit dans sa loge et me fit partager son repas. J'y reposai la nuit, et le lendemain, après avoir chanté, comme le bon homme m'en avait prié, je me remis en chemin, et trouvai à la fin de l'enclos la bête qui m'avait conduit jusque-là. Je continuai à la suivre dans la forêt, et nous arrivâmes, vers midi, dans une belle lande[67]: là s'élevait le Pin dit des aventures, sous lequel coulait une belle fontaine, dont le sable était rouge comme feu ardent, et l'eau froide comme glace. Chaque jour elle devenait à trois reprises verte comme émeraude et amère comme fiel. La bête se coucha sous le Pin: comme j'allais m'asseoir auprès d'elle, je vis venir à moi sur un cheval en sueur un valet qui, descendant près de la fontaine, détacha de son cou une toile et me dit à genoux: «Madame vous salue, celle qui dut au Chevalier au cercle d'or sa délivrance[68], le jour que celui que bien connaissez vit la grande merveille. Elle vous envoie à manger.» Il développa la toile, en tira des œufs, un gâteau blanc et chaud, un hanap et un barillet plein de cervoise. Je mangeai avec appétit, puis je dis au valet de recueillir ce qui restait et de le reporter à la dame en lui rendant grâce de son envoi.

«Le valet s'éloigna, et je repris mon chemin à la suite de la bête. Nous sortîmes du bois au déclin du jour, et arrivâmes à un carrefour, devant une croix de bois. Là s'arrêta la bête: j'entendis un bruit de chevaux, puis parurent trois chevaliers. «Bien êtes-vous venu!» me dit le premier en descendant; il me prit par la main, me pria de venir héberger chez lui. «Emmenez les chevaux,» dit-il à son écuyer. Je suivis les deux chevaliers jusqu'à l'hôtel. Le premier crut me reconnaître à un signe que j'avais sur moi; il m'avait vu dans un lieu qu'il me nomma. Mais je ne voulus rien lui dire de ce que j'avais en pensée, si bien qu'il n'insista pas et se contenta de me recevoir aussi bien que possible.

«Je repartis le matin, et reconnus la bête à la porte de mon hôte, en prenant congé. Vers l'heure de Tierce, nous trouvâmes une voie qui conduisait à l'issue de la forêt, et je vis, au milieu d'une grande prairie, une belle église appuyée sur de grands bâtiments, devant une eau qu'on appelait le Lac de la Reine. Dans l'église étaient de belles nonnes qui chantaient l'office de tierce à haute et agréable voix. Elles m'accueillirent, me firent chanter à mon tour, puis me donnèrent à déjeuner; mais en vain me prièrent-elles de séjourner: je pris congé d'elles et rentrai dans la forêt à la suite de la bête. Quand vint le soir, je jetai les yeux sur une dalle au bord du chemin; et j'y aperçus des lettres fermées que je m'empressai de déplier; j'y lus: «Le Grand Maître te mande que tu achèveras ta quête, cette nuit même.» Je me tournai vers la bête, et ne la vis plus; elle avait disparu. Je me repris à lire les lettres où j'appris ce qui me restait à faire.

«La forêt commençait à s'éclaircir: sur un tertre à demi-lieue de distance s'élevait une belle chapelle, d'où j'entendis partir une clameur épouvantable. Je hâtai le pas, j'arrivai à la porte, en travers de laquelle était étendu de son long un homme entièrement pâmé. Je fis devant son visage le signe de la croix; il se leva, et je m'aperçus à ses yeux égarés qu'il avait le diable au corps. Je dis au démon de sortir, mais il me répondit qu'il n'en ferait rien, qu'il était venu de par Dieu, et que de par Dieu seul il sortirait. J'entrai alors dans la chapelle, et la première chose que je vis sur l'autel fut le livre que je cherchais. J'en rendis grâce à Notre-Seigneur et le portai devant le forcené. Le diable alors se prit à hurler: «N'avance pas davantage,» criait-il, «je vois bien qu'il me faut partir; mais je ne le puis, à cause du signe de la croix que tu as fait sur la bouche de cet homme.»—«Cherche,» répondis-je, «une autre issue.» Il s'échappa par le bas, en poussant des hurlements hideux, comme s'il eût renversé sur son passage tous les arbres de la forêt. Je pris alors entre mes bras le forcené, et le portai devant l'autel, où je le gardai toute la nuit. Le matin je lui demandai ce qu'il voulait manger.—«Ma nourriture ordinaire.—Et quelle est-elle?—Des herbes, des racines, des fruits sauvages. Voilà trente-trois ans que je suis ermite, et depuis neuf ans je n'ai pas mangé autre chose.»

«Je le laissai, pour dire mes heures et chanter ma messe: quand je revins, il dormait; je m'assis près de lui et je cédai au sommeil. Je crus voir en dormant un vieillard qui, passant devant moi, déposait pommes et poires dans mon giron. Je trouvai à mon réveil ce vieillard, qui en me donnant de ses fruits m'annonça que, tous les jours de ma vie, le Grand Maître me ferait le même envoi. Je réveillai l'autre prud'homme et lui présentai un fruit qu'il mangea très-volontiers, comme celui qui de longtemps n'avait rien pris. Je restai huit jours avec lui, ne trouvant rien que de bon dans ce qu'il disait et faisait. En prenant congé, il m'avoua que le démon s'était emparé de lui pour le seul péché qu'il eût commis depuis qu'il avait pris l'habit religieux. Voyez un peu la justice de Notre-Seigneur: ce prud'homme le servait depuis trente-trois ans le mieux qu'il pouvait; pour un seul péché, le démon prit possession de lui, et, s'il était mort sans l'avoir confessé, il serait devenu la proie de l'enfer; tandis que le plus méchant homme, s'il fait à la fin de ses jours une bonne confession, rentre pour jamais en grâce avec Dieu, et monte dans le Paradis.

«Je repris le chemin de mon ermitage avec le livre qui m'était rendu. Je le déposai dans la châsse où d'abord je l'avais mis; je fis le service de Vêpres et Complies, je mangeai ce que le Seigneur me fit apporter, puis je m'endormis. Le Grand Maître vint à moi durant mon somme et me dit: «Au premier jour ouvrable de la semaine qui commence demain, tu te mettras à la transcription du livret que je t'ai donné; tu finiras avant l'Ascension. Le monde en sera saisi ce jour-là même où je montai au Ciel. Tu trouveras dans l'armoire placée derrière l'autel ce qu'il faut pour écrire.» Le matin venu, j'allai à l'armoire, et j'y trouvai ce qui convient à l'écrivain, encre, plume, parchemin et couteau. Après avoir chanté ma messe, je pris le livre, et, le lundi de la quinzaine de Pâques, je commençai à écrire, en partant du crucifiement de Notre-Seigneur, ce que l'on va lire[69]

LIVRE II.
LE
SAINT-GRAAL.

LE
SAINT-GRAAL.

I.
JOSEPH ET SON FILS JOSEPHE ARRIVENT À SARRAS.—SACRE DE JOSEPHE.—PREMIER SACRIFICE DE LA MESSE.

Nous ne nous arrêterons pas sur le début du Saint-Graal: il est, à peu de chose près, le même que celui du poëme de Robert de Boron. Le romancier s'évertue pour la première fois, en supposant que Joseph avait été marié, que sa femme se nommait Enigée[70] et qu'il avait eu un fils dont le nom différait du sien par l'addition d'un e final. Josephe, dans tout le cours du récit, dominera Joseph; il sera l'objet de toutes les grâces divines et le souverain pontife de la religion nouvelle. Baptisé par saint Philippe évêque de Jérusalem, il avait nécessairement plus de quarante ans quand Vespasien tira de prison son père.

Nous quittons le poëme de Robert de Boron pour suivre les deux Joseph et leurs parents, nouvellement baptisés, sur le chemin qui conduit à Sarras, ville principale d'un royaume du même nom qui confinait à l'Égypte. C'est de cette ville, qui devait une des premières adopter la fausse religion de Mahomet, que tirent leur nom ceux qui croient aujourd'hui à ce faux prophète.

Ils n'emportaient avec eux d'autre trésor, d'autres provisions, que la sainte écuelle rendue par Jésus-Christ lui-même à Joseph d'Arimathie: Joseph à la présence de cette précieuse relique avait dû de ne pas sentir la faim ni la soif: les quarante années de sa captivité n'avaient été qu'un instant pour lui. Avant d'arriver à Sarras, il avait entendu le Fils de Dieu lui commander, comme autrefois Dieu le Père à Moïse, de faire une arche ou châsse, pour y enfermer ce vase. Les chrétiens qu'il conduisait devaient faire à l'avenir leurs dévotions devant l'arche. À Joseph et à son fils seuls le droit de l'ouvrir, de regarder dans le vase, de le prendre dans leurs mains. Deux hommes choisis entre tous devaient porter l'arche sur leurs épaules, toutes les fois que la caravane serait en marche.

En arrivant à Sarras, Joseph apprit que le roi du pays, Évalac le Méconnu, était en guerre avec le roi d'Égypte Tolomée[71], et qu'il venait d'être vaincu dans une grande bataille. Doué du don de l'éloquence, Joseph se présenta devant lui pour lui déclarer que, s'il voulait reprendre l'avantage sur les Égyptiens, il devait renoncer à ses idoles et reconnaître Dieu en trois personnes. Son discours présente un excellent résumé des dogmes de la foi chrétienne; rien n'y paraît oublié, et c'est encore la doctrine exposée dans nos catéchismes.

Évalac eut la nuit suivante une vision qui lui fit comprendre le Dieu trinitaire, la seconde Personne revêtue de l'enveloppe mortelle et conçue dans le sein d'une Vierge immaculée. Le Saint-Esprit vint en même temps avertir Joseph que son fils Josephe était choisi pour garder le saint vase; qu'il serait ordonné prêtre de la main de Jésus-Christ; qu'il aurait le pouvoir de transmettre le sacerdoce à ceux qu'il en jugerait dignes, comme ceux-ci le transmettraient à leur tour, dans les contrées où Dieu les établirait[72].

Le Saint-Esprit dit à Joseph: «Quand l'aube prochaine éclairera l'arche, quand tes soixante-cinq compagnons auront fait leurs génuflexions devant elle, je prendrai ton fils, je l'ordonnerai prêtre, je lui donnerai ma chair et mon sang à garder.»

Et le lendemain, la même voix divine, parlant aux chrétiens assemblés: «Écoutez, nouveaux enfants! Les anciens prophètes eurent le don de mon Saint-Esprit; vous l'obtiendrez également, et vous aurez bien plus encore, car vous aurez chaque jour mon corps en votre compagnie, tel que je le revêtis sur la terre. La seule différence, c'est que vous ne me verrez pas en cette semblance. Ô mon serviteur Josephe! je t'ai jugé digne de recevoir en ta garde la chair et le sang de ton Sauveur. Je t'ai reconnu pour le plus pur des mortels et le plus exempt de péchés, le mieux dégagé de convoitise, d'orgueil et de mensonge: ton cœur est chaste, ton corps est vierge; reçois le don le plus élevé que mortel puisse souhaiter: seul tu le recevras de ma main, et tous ceux qui l'auront plus tard devront le recevoir de la tienne. Ouvre la porte de l'arche, et demeure ferme à la vue de ce qui te sera découvert.»

Alors Josephe ouvrit l'arche en tremblant de tous ses membres.

Il vit dedans un homme vêtu d'une robe plus rouge et plus éclatante que le feu ardent. Tels étaient aussi ses pieds, ses mains et son visage.

Cinq anges l'entouraient, vêtus de même, et portant chacun six ailes flamboyantes. L'un tenait une grande croix sanglante; le second trois clous d'où le sang paraissait dégoutter; le troisième une lance dont le fer était également rouge de sang; le quatrième étendait devant le visage de l'homme une ceinture ensanglantée; dans la main du cinquième était une verge tortillée, également humide de sang. Sur une bande que les cinq anges tenaient développée, il y avait des lettres qui disaient: Ce sont les armes avec lesquelles le Juge de tout le monde a vaincu la mort; et sur le front de l'homme d'autres lettres blanches: En cette forme viendrai-je juger toutes choses, au jour épouvantable.

La terre sous les pieds de l'homme paraissait couverte d'une rosée sanglante qui la rendait toute vermeille.

Et l'arche semblait avoir alors dix fois sa première étendue. Les cinq anges circulaient sans peine dans l'intérieur autour de l'homme, qu'ils contemplaient les yeux remplis de larmes.

Josephe, ébloui de tout ce qu'il voyait, ne put prononcer une parole; il s'inclina, baissa la tête et restait tout abîmé dans ses pensées, quand la voix céleste l'appela; aussitôt il releva le front et vit un autre tableau.

L'homme était attaché sur la croix que tenaient les cinq anges. Les clous étaient entrés dans ses pieds et dans ses mains; la ceinture serrait le milieu de son corps, sa tête retombait sur la poitrine; on eût dit un homme dans les angoisses de la mort. Le fer de la lance pénétrait dans le côté, d'où jaillissait un ruisselet d'eau et de sang; sous les pieds était l'écuelle de Joseph, recueillant le sang qui dégouttait des mains et du côté; elle en était remplie au point de donner à croire qu'elle allait déborder.

Puis les clous parurent se détacher, et l'homme tomber à terre la tête la première. Alors Josephe, d'un mouvement involontaire, se jeta en avant pour le soutenir: comme il avançait un pied dans l'arche, cinq anges s'élancèrent, les uns vibrant contre lui la pointe de leurs épées, les autres élevant leurs lances comme prêtes à le frapper. Il essaya pourtant de passer, tant il avait à cœur de venir en aide à celui qu'il reconnaissait déjà pour son Sauveur et son Dieu; mais la force invincible d'un ange le retint malgré lui.

Comme il demeurait immobile, Joseph, incliné à quelque distance, s'inquiétait de voir son fils arrêté au seuil de l'arche: il se leva et se rapprocha de lui. Mais Josephe, le retenant de la main: «Ah! père,» dit-il, «ne me touche pas, ne m'enlève pas de la gloire où je suis. L'Esprit-Saint me transporte par-delà la terre.» Ces mots redoublèrent la curiosité du père, et, sans égard pour la défense, il se laissa tomber à genoux devant l'arche, en cherchant à découvrir ce qui se passait à l'intérieur.

Il y vit un petit autel couvert d'un linge blanc sous un premier drap vermeil. Sur l'autel étaient posés trois clous et un fer de lance. Un vase d'or en forme de hanap occupait la place du milieu. La toile blanche jetée sur le hanap ne lui permit pas de distinguer le couvercle et ce qu'il enfermait. Devant l'autel, il vit trois mains tenir une croix vermeille et deux cierges, mais il ne sut pas reconnaître à quels corps ces mains appartenaient.

Il entendit un léger bruit; une porte s'ouvrit et laissa voir une chambre dans laquelle deux anges tenaient, l'un une aiguière, l'autre un gettoir ou aspersoir. Après eux venaient deux autres anges portant deux grands bassins d'or, et à leur cou deux toiles de merveilleuse finesse. Trois autres portaient des encensoirs d'or illuminés de pierres précieuses, et de leur autre main des boîtes pleines d'encens, de myrrhe et d'épices dont la suave odeur se répandait à l'entour. Ils sortirent de la chambre les uns après les autres. Puis un septième ange, ayant sur son front des lettres qui disaient: Je suis appelé la force du haut Seigneur, tenait dans ses mains un drap vert comme émeraude qui enveloppait la sainte écuelle. Trois anges allèrent à sa rencontre portant des cierges dont la flamme produisait les plus belles couleurs du monde. Alors Josephe vit paraître Jésus-Christ lui-même sous l'apparence qu'il avait en pénétrant dans sa prison, et tel qu'il s'était levé du sépulcre. Seulement son corps était enveloppé des vêtements qui appartiennent au sacerdoce.

L'ange chargé du gettoir puisa dans l'aiguière, et en arrosa les nouveaux chrétiens; mais les deux Joseph pouvaient seuls le suivre des yeux.

Alors Joseph s'adressant à son fils: «Sais-tu maintenant, beau fils, quel homme conduit cette belle compagnie?—Oui, mon père; c'est celui dont David a dit au Psautier: «Dieu a commandé à ses anges de le garder partout où il ira.»

Tout le cortége passa devant eux et parcourut les détours du palais que le roi Évalac avait mis à leur disposition; palais que Daniel, jadis, dans une intention prophétique, avait appelé le Palais spirituel. Et quand ils arrivaient devant l'arche et avant d'y rentrer, chacun des anges s'inclinait une première fois pour Jésus-Christ, debout dans le fond; une seconde fois pour l'arche.

Notre-Seigneur s'approchant alors de Josephe: «Apprends,» lui dit-il, «l'intention de cette eau que tu as vu jeter de part et d'autre. C'est la purification des lieux où le mauvais esprit a séjourné. La présence du Saint-Esprit les avait déjà sanctifiés, mais j'ai voulu te donner l'exemple de ce que tu feras, partout où mon service sera célébré.—Mon Seigneur,» demanda Josephe, «comment l'eau pourra-t-elle purifier, si elle n'est pas elle-même purifiée?—Elle le sera par le signe de la rédemption que tu lui imposeras, en prononçant ces paroles: Que ce soit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!

«Maintenant je vais te conférer la grâce suprême que je t'ai promise; le sacrement de ma chair et de mon sang, que, cette première fois, mon peuple verra clairement, pour que tous puissent, devant les rois et les princes du monde, témoigner que je t'ai choisi pour être le PREMIER PASTEUR de mes nouvelles brebis, et pour établir les pasteurs chargés de nommer ceux qui, dans les âges suivants, gouverneront mon peuple. Moïse avait conduit et gouverné les fils d'Israël par la puissance que je lui avais donnée: de même seras-tu le guide et le gardien de ce nouveau peuple: ils apprendront de ta bouche comment ils me doivent servir, et comment ils pourront demeurer dans la vraie créance.»

Jésus-Christ prit alors Josephe par la main droite et l'attira vers lui. Tout le peuple assemblé le vit clairement ainsi que les anges dont il était environné.

Et quand Josephe eut fait le signe de la croix, voilà qu'un homme aux longs cheveux blancs sortit de l'arche, portant à son cou le plus riche et le plus beau vêtement que jamais on put imaginer. En même temps parut un autre homme, jeune et de beauté merveilleuse, tenant dans l'une de ses mains une crosse, dans l'autre une mitre de blancheur éclatante. Ils couvrirent Josephe du vêtement épiscopal, en commençant par les sandales, puis le reste du costume, depuis ce temps-là consacré. Ils assirent le nouveau prélat dans une chaire dont on ne pouvait distinguer la matière, mais étincelante des plus riches pierreries que la terre ait jamais fournies[73].

Alors tous les anges vinrent devant lui. Notre-Seigneur le sacra et l'oignit de l'huile prise dans l'ampoule que tenait celui des anges qui l'avait arrêté précédemment au seuil de l'arche. De la même ampoule fut prise l'onction qui, plus tard, servit à sacrer les rois chrétiens de la Grande-Bretagne jusqu'au père d'Artus, le roi Uter-Pendragon. Notre-Seigneur lui mit ensuite la crosse en main, et lui passa dans un de ses doigts l'anneau que nul mortel ne pourrait contrefaire, nulle force de pierre séparer. «Josephe,» lui dit-il, «je t'ai oint et sacré évêque en présence de tout mon peuple. Apprends le sens des vêtements que je t'ai choisis: les sandales avertissent de ne pas faire un pas inutile, et de tenir les pieds si nets qu'ils n'entrent dans nulle maligne souillure, et ne marchent que pour donner conseil et bon exemple à ceux qui en auraient besoin.

«Les deux robes qui couvrent la première jupe sont blanches, pour répondre aux deux vertus sœurs, la chasteté et la virginité. Le capuchon qui enferme la tête est l'emblème, et de l'humilité qui fait marcher le visage incliné vers la terre, et de la patience que les ennuis et les contrariétés ne détournent pas de la droite voie.

«Le nœud suspendu au bras gauche indique l'abstinence; on le place ainsi parce que le propre de ce bras est de répandre, comme le propre du bras droit est de retenir. Le lien du col, semblable au joug des bœufs, signifie obéissance à l'égard de toutes les bonnes gens. Enfin la chape ou vêtement supérieur est vermeille, pour exprimer la charité, qui doit être brûlante comme le charbon ardent.

«Le bâton recourbé que doit tenir la main gauche a deux sens: vengeance et miséricorde. Vengeance pour la pointe qui le termine; miséricorde en raison de sa courbure. L'évêque doit en effet commencer par exhorter charitablement le pécheur: mais, s'il le voit trop endurci, il ne doit pas hésiter à le frapper.

«L'anneau passé au doigt est le signe du mariage contracté par l'évêque avec l'Église, mariage que nulle puissance ne peut dissoudre.

«Le chapeau cornu signifie confession. Il est blanc, en raison de la netteté que l'absolution donne. Les deux cornes répondent l'une au repentir, l'autre à la satisfaction: car l'absolution ne porte ses fruits qu'après la satisfaction ou pénitence accomplie.»

Après ces enseignements, Notre-Seigneur avertit Josephe qu'en l'élevant à la dignité d'évêque, il le rendait responsable des âmes dont il allait avoir la direction. Et dans le même temps qu'il le chargeait du gouvernement des âmes, il laissait à son père le soin de gouverner les corps et de pourvoir à tous les besoins de la compagnie[74].

«Avance maintenant, Josephe,» ajouta Notre-Seigneur, «viens offrir le sacrifice de ma chair et de mon sang, à la vue de tout mon peuple.» Tous alors virent Josephe entrer dans l'arche, et les anges aller et venir autour de lui. Ce fut le premier sacrement de l'autel. Josephe mit peu de temps à l'accomplir; il ne dit que ces paroles de Jésus-Christ à la Cène: Tenez et mangez, c'est le vrai corps qui sera tourmenté pour vous et pour les nations. Puis, en prenant le vin: Tenez et buvez, c'est le sang de la loi nouvelle, c'est mon propre sang, qui sera répandu en rémission des péchés. Il prononça ces paroles en posant le pain sur la patène du calice; soudain le pain devint chair, le vin sang. Il vit clairement entre ses mains le corps d'un enfant dont le sang paraissait recueilli dans le calice. Troublé, interdit à cette vue, il ne savait plus que faire: il demeurait immobile, et les larmes coulaient de ses yeux en abondance. Notre-Seigneur lui dit: «Démembre ce que tu tiens, et fais-en trois pièces.»—«Ah! Seigneur,» répondit Josephe, «ayez pitié de votre serviteur! Jamais je n'aurai la force de démembrer si belle créature!—Fais mon commandement,» reprit le Seigneur, «ou renonce à ta part dans mon héritage.»

Alors Josephe sépara la tête, puis le tronc du reste du corps, aussi facilement que si les chairs eussent été cuites; mais il n'obéit qu'avec crainte, soupirs et grande abondance de larmes.

Et comme il commençait à faire la séparation, tous les anges tombèrent à genoux devant l'autel et demeurèrent ainsi jusqu'à ce que Notre-Seigneur dît à Josephe: «Qu'attends-tu maintenant? Reçois ce qui est devant toi, c'est-à-dire ton Sauveur.» Josephe se mit à genoux, frappa sa poitrine et implora le pardon de ses péchés. En se relevant, il ne vit plus sur la patène que l'apparence d'un pain. Il le prit, l'éleva, rendit grâces à Notre-Seigneur, ouvrit la bouche et voulut l'y porter; mais le pain était devenu un corps entier: il essaya de l'éloigner de son visage; une force invincible le fit pénétrer dans sa bouche. Dès qu'il fut entré, il se sentit inondé de toutes les douceurs et suavités les plus ineffables. Il saisit ensuite le calice, but le vin qui s'y trouvait renfermé, et qui s'était, en approchant de ses lèvres, transformé en véritable sang.

Le sacrifice achevé, un ange prit le calice et la patène et les mit l'un sur l'autre. Sur la patène se trouvaient plusieurs apparences de morceaux de pain. Un second ange posa ses deux mains sur la patène, l'éleva et l'emporta hors de l'arche. Un troisième prit la toile et suivit le second. Dès qu'ils furent hors de l'arche et à la vue de tout le peuple, une voix dit: «Mon petit peuple nouvellement régénéré, j'apporte la rançon; c'est mon corps qui, pour le sauver, voulut naître et mourir. Prends garde de recevoir avec recueillement cette faveur. Nul n'en peut être digne, s'il n'est pur d'œuvres et de pensées, et s'il n'a ferme créance.»

Alors l'ange qui portait la patène s'agenouilla; il reçut dignement le Sauveur, et chacun des assistants après lui. Tous, en ouvrant la bouche, reconnaissaient, au lieu du morceau de pain, un enfant admirablement formé. Quand ils furent tous remplis de la délicieuse nourriture, les anges retournèrent dans l'arche et déposèrent les objets dont ils venaient de se servir. Josephe quitta les habits dont Notre-Seigneur l'avait revêtu, referma l'arche, et le peuple fut congédié.

Pour complément de cette grande cérémonie, Josephe, appelant un de ses cousins nommé Lucain, dont il connaissait la prud'homie, le chargea particulièrement de la garde de l'arche, durant la nuit et le jour. C'est à l'exemple de Lucain qu'on trouve encore aujourd'hui, dans les grandes églises, un ministre désigné sous le nom de trésorier, chargé de la garde des reliques et des ornements de la maison de Dieu.

II.
ÉVALAC, ROI DE SARRAS.—SERAPHE, SON SEROURGE.—THOLOMÉE SERASTE, ROI D'ÉGYPTE.—BAPTÊME D'ÉVALAC ET DE SERAPHE, SOUS LES NOMS DE MORDRAIN ET DE NASCIEN.—VOYAGE DE MORDRAIN.—L'ÎLE DU PORT PÉRILLEUX.

Le roi de Sarras, Évalac, était surnommé le Méconnu, parce qu'on ne savait rien de sa famille et de sa patrie. Il en avait fait mystère à tout le monde; aussi Josephe le surprit-il grandement en lui rappelant l'histoire de ses premières années, et comment il était fils d'un savetier[75] de la ville de Meaux, en France. Quand la nouvelle s'était répandue dans le monde du prochain avénement du Roi des rois, l'empereur César Auguste, assiégé des plus vives inquiétudes, s'était préparé à combattre celui qu'il pensait devoir être un conquérant. Il avait ordonné de lever un denier par tête dans toute l'étendue de l'Empire; et comme la France passait pour nourrir la plus fière des nations soumises à Rome, il lui avait demandé cent chevaliers, cent jeunes demoiselles, filles de chevaliers, et cent enfants mâles âgés de moins de cinq ans. Le choix dans Meaux était tombé sur les deux filles du comte de la ville, nommé Sevin, et sur le jeune Évalac. On les conduisit à Rome, où bientôt furent remarquées la bonne grâce et la beauté de l'enfant, si bien que personne ne doutait de sa naissance généreuse. Sous le règne de Tibère, il fut attaché au service du comte Félix, gouverneur de Syrie, et avait trouvé grâce devant lui; le comte l'avait armé chevalier en lui confiant le commandement de ses hommes d'armes. On parla beaucoup alors de ses prouesses; mais un jour, s'étant pris de querelle avec le fils du gouverneur, il le tua et s'enfuit pour éviter la vengeance du père. Le roi d'Égypte, Tholomée Seraste[76], lui offrit alors des soudées, et lui dut la conquête du royaume de Sarras, qui confinait à l'Égypte. Pour le récompenser, il l'investit de la couronne de Sarras, sous la condition d'un simple hommage.

Mais Évalac, dans la suite, avait voulu se rendre indépendant. Afin de punir sa désobéissance, Tholomée étant entré dans ses États l'eût apparemment détrôné, sans la protection miraculeuse du Dieu des chrétiens. Grâce au bouclier marqué d'une croix que Josephe lui remit, grâce aux exploits du duc Seraphe, son serourge ou beau-frère, Évalac triompha de ce puissant ennemi, Tholomée fut vaincu. Le roi de Sarras, plusieurs fois averti par des songes longuement racontés et expliqués, reconnut l'impuissance de ses idoles, et reçut des mains de Josephe le baptême avec le nom de Mordrain[77]; son exemple fut imité par Seraphe, qui, sous le nom de Nascien, devait être l'objet des prédilections divines. Mais, avant de suivre dans leurs voyages ces princes nouvellement convertis, il faut dire un mot de la reine Saracinthe, femme de Mordrain.

C'était la fille du duc d'Orcanie, et la sœur de Seraphe ou Nascien. Il y avait trente ans qu'un saint ermite nommé Saluste l'avait convertie, et, depuis qu'elle était devenue reine de Sarras, elle n'attendait qu'un moment favorable pour essayer d'ôter le bandeau qui couvrait les yeux de son époux. Mais l'honneur de répandre la bonne nouvelle dans cette contrée était réservé aux deux Joseph. Nous citerons un seul trait de leurs travaux apostoliques.

Tandis que le père baptisait les gens du royaume de Sarras, le fils suivait Nascien en Orcanie et faisait aux idoles une guerre impitoyable. Dans le temple de la ville d'Orcan était une figure posée sur le maître-autel. Josephe dénoua sa ceinture et se plaça devant elle, en conjurant le démon d'en sortir d'une façon visible; en même temps il jeta la ceinture autour du cou de l'idole, et la traîna en dehors du temple jusqu'aux pieds de Mordrain. Le diable poussait des cris aigus qui faisaient accourir de tous côtés la foule. «Pourquoi me tourmenter ainsi?» disait-il à Josephe.—«Tu le sauras: mais j'apprends en ce moment la mort de Tholomée Seraste, dis-moi pourquoi tu l'as tué.—Je répondrai, si tu me desserres le cou.» Josephe, lâchant la ceinture et prenant l'idole par le haut de la tête: «Parle maintenant.—Je voyais les miracles que Dieu opérait, j'étais témoin du baptême d'Évalac, je craignais pour l'âme de Tholomée; alors je pris la figure d'un messager et je vins lui dire qu'Évalac voulait le faire pendre; que je le garantirais, s'il voulait se donner à moi. Il me fit hommage: je pris la forme d'un griffon, il monta sur moi en croupe; et quand je me fus élevé à une certaine hauteur, je le laissai choir et se casser les os.»

Josephe remit alors sa ceinture au cou de l'idole, et la promena par toutes les rues de la ville. «Voilà,» disait-il à la foule, «voilà les dieux dont vous aviez peur! Frappez vos poitrines et reconnaissez un seul Dieu en trois personnes!» Ensuite il demanda au diable son nom: «Je suis Ascalaphas, chargé de porter aux gens et de répandre dans le monde les méchants bruits, les fausses nouvelles.»

Tout n'était pas fini avec Ascalaphas. La plupart des habitants d'Orcan avaient accepté le baptême, les autres avaient résolu de quitter le pays pour s'y soustraire. Ils avaient pris un mauvais parti: à peine eurent-ils franchi les portes de la ville qu'ils tombèrent frappés de mort. Josephe, auquel on apprit cette nouvelle, accourut; le premier objet qu'il aperçut fut le démon qu'il venait de conjurer, et qui gambadait sur les corps de toutes ces victimes. «Regarde, Josephe,» criait Ascalaphas, «regarde comme je sais venger ton Dieu de ses ennemis!—Et qui t'en a donné le droit?—Jésus-Christ lui-même.—Tu as menti!» Disant ces mots, il courut à lui dans l'intention de le lier. Mais un ange au visage ardent lui ferma le passage et lui perça la cuisse d'une lance dont le fer demeura dans la plaie. «Cela,» dit-il, «t'apprendra à ne plus retarder le baptême des bonnes gens, pour aller au secours des ennemis de ma loi.» À douze jours de là, Nascien, curieux indiscret, voulut voir ce que contenait la sainte écuelle: il souleva la patène et comprit toutes les merveilles qui devaient advenir dans le pays choisi pour être le dépositaire de cette précieuse relique. Il fut puni d'un aveuglement subit. Mais l'ange qui avait blessé Josephe reparut et, prenant en main le fût de la lance dont le fer était demeuré dans la plaie, il l'approcha de Josephe, le posa sur le fer dont elle était séparée. De la plaie sortirent de grosses et nombreuses gouttes de sang: l'ange les recueillit, en humecta le bout du fût, et le rejoignit au fer, de façon qu'on ne put désormais deviner que l'arme eût été tronquée. Seulement, à l'entrée de la période aventureuse, on verra les gouttes de sang s'échapper de la lance, et l'arme ira blesser un autre homme du même lignage et de même vertu que Josephe. C'est là ce que la seconde partie du livre de Lancelot devra nous raconter. L'ange vint ensuite à Nascien, humecta ses yeux d'une certaine liqueur, et lui rendit la vue que son indiscrétion lui avait fait perdre[78].

Josephe, guéri de la plaie angélique, acheva la conversion de tous les gens de Sarras et d'Orcanie. Des soixante-deux, soixante-cinq ou soixante-douze parents sortis avec lui de Jérusalem, il en sacra trentre-trois, comme évêques d'autant de cités dans ces deux contrées. Les autres, après avoir été ordonnés prêtres, furent dispersés dans les villes moins importantes.

Il découvrit ensuite les lieux où reposaient les corps de deux ermites à l'un desquels la reine Saracinthe, femme de Mordrain, avait dû sa conversion. Un livret conservé dans chacune des fosses disait, le premier: «Ci gist Saluste de Bethléem, le beau sergent de Jésus-Christ, qui fut trente-sept ans ermite, et ne mangea plus aucune viande accommodée de la main des hommes.» Le second: «Ci gist Hermoines, de Tarse, qui vécut trentre-quatre ans et sept mois, sans changer une fois de souliers ni de vêtements.» Les deux corps furent transportés, l'un à Sarras, l'autre en Orcanie, et devinrent l'objet d'une dévotion que des miracles multipliés ne laissèrent pas ralentir.

Josephe eut ensuite à purifier le roi Mordrain, nouvellement converti, d'une dernière souillure qui avait résisté à l'eau du baptême. Ce prince avait fait depuis longtemps construire dans les parois de sa chambre une cellule réservée à certaine idole féminine dont il était épris. C'était, dit le roman, une image de beauté merveilleuse que le roi habillait lui-même des robes les plus riches. Dès que la reine Saracinthe était levée, il prenait une petite clef qui pénétrait dans une fissure imperceptible de la muraille, atteignait un petit maillet qu'elle écartait pour laisser une grande barre de fer se dresser en permettant d'ouvrir une porte secrète. Le roi tirait alors à lui l'idole et lui faisait partager sa couche. Quand il en avait eu son plaisir, il la faisait rentrer dans sa cellule, la porte se refermait, et sur le maillet retombait la barre de fer qui la rendait impénétrable à tous. Il y avait quinze ans qu'il se complaisait dans cette honteuse habitude, quand un songe dont Josephe lui donna l'explication lui prouva que rien ne pouvait rester caché aux amis de Dieu. Il confessa son crime, fit venir la reine, son serourge et Josephe, puis, en leur présence, jeta l'idole dans les flammes en témoignant le plus grand repentir.

Ce fut le dernier acte de Josephe dans le pays de Sarras. Une voix céleste l'avertit de prendre congé du roi et d'emmener avec lui la plupart de ses compagnons pour aller prêcher la foi nouvelle chez les Gentils. Dans le cours de ce grand voyage, les denrées venant à leur manquer, il s'agenouilla devant l'arche du saint vase pour implorer le secours de Dieu. Alors eut lieu le repas spirituel dont Robert de Boron avait parlé le premier, mais qu'il avait eu soin de distinguer de la communion eucharistique. Dans notre roman, les deux tables ici n'en font réellement qu'une, et l'hérésie se trouve parfaitement accentuée. On en va juger.

La voix dit à Joseph: «Fais mettre les nappes sur l'herbe fraîche: que ton peuple se place à l'entour. Quand ils seront disposés à manger, dis à ton fils Josephe de prendre le vase, et de faire avec lui trois fois le tour de la nappe. Aussitôt ceux qui seront purs de cœur seront remplis de toutes les douceurs du monde. Ils feront de même, chaque jour, à l'heure de Prime. Mais, dès qu'ils auront cédé au vilain péché de luxure, ils perdront la grâce d'où leur arrivait tant de délices. Quand tu auras ainsi établi le premier repas, tu iras vers ta femme Enigée, et tu la connaîtras charnellement. Elle concevra un fils qui recevra en baptême le non de Galaad le Fort. Il aura grande force et foi robuste: si bien qu'il prévaudra contre tous les mécréants de son temps.»

Joseph fit ce qui lui était commandé, et son fils, ceint d'une étole bénite, après avoir fait les trois tours vint s'asseoir à la droite de son père, mais en laissant entre deux l'intervalle d'une place. Puis il posa le vase couvert d'une patène et de cette toile fine que nous appelons corporal[79]. Tous furent aussitôt remplis de la grâce divine au point de n'avoir rien qu'il leur pût venir en pensée de désirer. Le repas achevé, Josephe replaça le Graal dans l'arche, comme il y était auparavant[80].

Le lendemain de ce grand jour, la voix dit à Josephe: «Va-t'en droit à la mer: il te faut aller habiter la terre promise à ta lignée: quand tu seras arrivé sur le rivage, à défaut de navire, tu avanceras le premier, étendras ta chemise en guise de nef: elle se développera en raison du nombre de ceux qui seront exempts de péché mortel.»

Josephe, arrivé sur le bord de la mer, ôta de son dos la chemise, et l'ayant étendue sur l'eau, monta le premier sur l'une des manches, puis son père Joseph sur l'autre. Devant eux se placèrent Nascien et les porteurs de l'arche; les flots qui les soutenaient ne mouillèrent pas même la plante de leurs pieds. Enigée, Bron, Éliab et leurs douze enfants, montèrent sur le milieu de la chemise, qui s'étendit en proportion du nombre de ceux qui arrivaient; leur exemple décida tous les autres, ils se trouvèrent ainsi au nombre de cent quarante-huit. Deux juifs à demi convertis, Moïse et Simon son père, bien que peu confiants dans la vertu de la chemise, voulurent essayer d'y passer: à peine avaient-ils fait trois pas que les flots les entourèrent et que les autres gens demeurés sur le rivage eurent grand'peine à les recueillir. Pour Josephe et tous ceux qui l'avaient suivi, ils s'éloignèrent, malgré les prières de ceux qui étaient demeurés à terre, et qui les conjuraient d'attendre. «Ah! folles gens,» leur dit Josephe, «le péché de luxure vous a retardés. Vous n'êtes pas à la fin de vos peines; faites pénitence et méritez de nous rejoindre bientôt.»

Après quelques jours de traversée, Josephe et ses compagnons abordèrent dans la Grande-Bretagne, où nous les prierons de nous attendre, pour nous donner le temps de retourner aux autres personnages du roman, et d'abord au roi Mordrain.

Il avait été, peu de jours après le départ de Josephe, visité par un nouveau songe qui lui exposa d'une façon très-claire pour nous, mais pour lui très-obscure, la destinée glorieuse des enfants qui devaient naître de lui et de Nascien, son serourge. Comme il en demandait vainement l'explication à ceux qui l'entouraient, voilà qu'une tempête effroyable ébranle le palais; il est pris aux cheveux par une main sortant d'un nuage, et transporté au milieu des mers sur une roche aiguë, située à dix-sept journées de Sarras. Grande fut la douleur des barons du pays en apprenant qu'il avait disparu. Nascien fut accusé de l'avoir tué, dans l'espoir de régner à sa place. Excités par un traître chevalier nommé Calafer, les barons saisirent Nascien et le jetèrent en prison, en lui déclarant qu'il n'en sortirait pas avant que le roi Mordrain ne leur fût rendu.

La roche aride sur laquelle celui-ci avait été déposé était appelée la Roche du Port périlleux. Elle se dressait au milieu de la mer, sur la ligne qui de la terre d'Égypte conduit directement à l'Irlande. Si loin que l'œil pouvait s'étendre, on apercevait à droite les côtes d'Espagne, à gauche les terres qui formaient la dernière ceinture de l'Océan. Quelques débris de constructions annonçaient pourtant que la Roche avait été jadis habitée. Elle avait en effet servi longtemps de repaire à un insigne brigand nommé Focart, qui sur la plus haute pointe avait fait dresser un château où pouvaient héberger vingt de ses compagnons; mais, comme ils étaient ordinairement trois ou quatre fois plus nombreux, les autres se tenaient dans plusieurs galères arrêtées sous un petit abri couvert, et, toutes les nuits, ils allumaient un grand brandon pour avertir les vaisseaux de passage de venir se reposer dans cet îlot, comme dans un port de salut. Mais les abords en étaient si dangereux que les bâtiments se brisaient contre les rochers, de sorte que les passagers ne pouvaient échapper soit à la fureur des flots, soit à celle des brigands, qui mettaient à mort ceux que la mer n'avait pas engloutis.

Focart jouissait du fruit de ses crimes, quand le grand Pompée, empereur, passa de Grèce en Syrie, après avoir mis sous le joug de Rome tout l'Orient. En apprenant le mauvais repaire de la Roche du Port périlleux, il jura de purger la terre de ces odieux brigands, et ne perdit pas un moment pour mettre en état de voguer une petite flotte bien garnie de bons et vaillants chevaliers. Il savait quels écueils bordaient la Roche, et il sut les éviter en approchant à la nuit serrée. Focart n'en fut pas moins averti de son approche, et, donnant le signal aux larrons qui ne quittaient pas les galères, il entra lui-même dans une d'elles et commanda l'attaque de la flottille romaine. Mais les soldats de Pompée s'étaient munis de grands crocs, avec lesquels ils abordèrent les galères, l'épée à la main, et parvinrent à couler la plus redoutable. Les autres furent abandonnées, et les brigands regagnèrent à grande peine la Roche, où les Romains les poursuivirent en tâtonnant çà et là. De la hauteur, Focart faisait tomber sur eux d'énormes poutres et d'autres débris de mâts qui tuèrent une partie des assaillants et contraignirent les autres à regagner les vaisseaux. Mais, au point du jour, Pompée reprit l'offensive: malgré l'âpreté du lieu et les difficultés de la montée, les Romains forcèrent les brigands à chercher un refuge dans une caverne creusée sous leur château, et qu'ils fermèrent de toutes les planches et bruyères qu'ils avaient accumulés. Pompée y fit mettre le feu; alors, pour éviter d'être étouffés, Focart ordonna de verser de grandes tonnes d'eau sur les flammes, qui, prenant la direction opposée, contraignirent les Romains à reculer à leur tour. Les brigands sortirent et reprirent l'offensive. Les soldats de Pompée, forcés de reculer l'un sur l'autre, avaient peine à défendre leur vie. L'empereur Pompée seul ne quitta pas la place: revêtu de ses armes, il attendit Focart, s'élança la hache à la main sur lui, finit par l'abattre et lui trancher la tête. Cependant les Romains, honteux d'avoir un instant abandonné leur empereur, étaient revenus à la charge; les brigands ne leur opposèrent plus qu'une faible résistance. Tous furent mis à mort, leurs corps jetés à la mer, et, depuis ce temps, le Port périlleux cessa d'être l'effroi des navigateurs; mais son approche inspirait toujours une certaine terreur, et personne ne s'avisait d'y aborder.

Ce fut là peut-être le plus insigne exploit de Pompée: jamais il n'avait fait plus grande preuve de courage et d'intrépidité. L'histoire cependant n'en a pas parlé, parce que ce grand homme avait quelque honte des indignes ennemis qui lui avaient donné tant de peine à détruire[81]. En reprenant le chemin de Rome, il passa par Jérusalem, et ne craignit pas de faire du temple de Salomon l'étable de ses chevaux. Dans la cité sainte était alors un vieillard pieux et sage; ce fut le père du prêtre Siméon, qui devait plus tard recevoir la sainte Vierge quand elle présenta son Fils. Cet homme alla trouver Pompée et s'écria: «Malheur à moi qui ai vu les enfants de Dieu manger dehors, et les chiens assis à la table qui leur était préparée! Malheur à moi qui ai vu les lieux saints devenir des chambres privées à l'usage des porcs!» Puis, s'adressant à l'empereur: «Pompée,» lui dit-il, «on voit bien que tu as fréquenté Focart et que tu l'as choisi pour modèle; mais ton impiété a courroucé le Tout-Puissant, et tu sentiras le poids de sa vengeance.» À compter de ce jour, la victoire abandonna Pompée: il n'entra plus dans une seule ville qu'il n'en sortît honteusement; il ne livra plus de combats qu'il ne fût jeté hors des lices. Sa première gloire fut oubliée, et l'on ne se souvint plus que de ses revers.

Telle était donc la Roche du Port périlleux, sur laquelle le roi Mordrain avait été transporté. Plus il regardait autour de lui, plus il perdait l'espoir de vivre en un tel lieu. Tout à coup il voit approcher une petite nef, d'une forme singulièrement agréable. Le mât, les voiles et les cordages étaient de la blancheur de la fleur de lis, et au-dessus de la nef était dressée une croix vermeille. Quand elle eut touché la roche, un nuage de délicieuses odeurs se répandit à l'entour et parvint jusqu'à Mordrain, déjà rassuré par la vue de la croix. Un homme de la plus excellente beauté se leva dans la nef, et demanda au roi qui il était, d'où il venait, et comment il se trouvait là. «Je suis chrétien,» répondit Mordrain, «mais j'ignore comment je me trouve ici; et vous, beau voyageur, vous plairait-il de m'apprendre ce que vous êtes et ce que vous savez faire?—Je suis,» répondit l'inconnu, «ménestrel d'un métier qui n'a pas son pareil. Je sais faire d'une femme laide et d'un homme laid la plus belle des femmes et le plus beau des hommes. Tout ce que l'on sait, on l'apprend de moi; je donne au pauvre la richesse, la sagesse au fou, la puissance au faible.»—«Voilà,» dit Mordrain, d'admirables secrets; mais ne me direz-vous pas qui vous êtes?»—«Qui veut justement m'appeler me nomme Tout en tout.»

—«C'est,» dit Mordrain, «un beau nom; bien plus, il me semble par le signe dont votre nef est parée que vous êtes chrétien.—«Vous dites vrai, sachez que sans cela il n'y a pas d'œuvre parfaitement bonne. Ce signe vous assure contre tous les maux; malheur à qui s'accompagnerait d'une autre bannière; il ne pourrait venir de Dieu.»

Mordrain, en l'écoutant, sentait son corps pénétré de mille douceurs: il oubliait qu'il était privé depuis deux jours de toute nourriture. «Pourriez-vous m'apprendre,» lui dit-il, «si je dois être tiré d'ici ou y demeurer toute ma vie?—Eh quoi!» répondit l'inconnu, «n'as-tu pas ta créance en Jésus-Christ, et ne sais-tu pas qu'il n'oublie jamais ceux qui l'aiment? Il les chérit plus qu'ils ne s'aiment eux-mêmes; comment, avec un si bon et si puissant gardien, s'inquiéter du lendemain?

«Ne fais pas comme ceux-là qui disent: Dieu a trop affaire ailleurs pour avoir le temps de penser à moi, et s'il voulait s'occuper d'une si faible créature, il n'y suffirait jamais. Ceux qui parlent ainsi sont plus hérétiques que popelicans.»

Ces paroles jetèrent Mordrain dans une profonde et délicieuse rêverie. Quand il releva la tête, il ne vit plus la nef ni le bel homme qui la conduisait; tout avait disparu. Combien alors il regretta de ne pas l'avoir assez regardé! car il ne doutait plus que ne ce fût un messager de Dieu ou Dieu lui-même.

Tournant alors ses regards vers Galerne[82], il vit approcher une seconde nef, richement équipée; les voiles en étaient noires ainsi que tous les agrès; elle semblait avancer d'elle-même et sans aucun secours. Quant elle eut touché le bord de la roche, une femme se leva, dont la beauté lui parut des plus merveilleuses. Comme il lui eut donné la bienvenue: «Je l'ai,» répondit la belle dame, «puisque je trouve enfin l'homme que je cherchais. Oui, j'ai désiré t'entretenir, Évalac, depuis que je suis au monde. Laisse-moi te conduire, te faire connaître un lieu plus délicieux que tout ce que tu as jamais rêvé.—Grand merci, dame,» répondit Mordrain, «j'ignore comment je suis ici et dans quelle intention; mais je sais que j'en dois sortir par la volonté de celui qui m'y transporta.—Viens avec moi;» reprit la dame; «viens partager tout ce que je possède.—Dame, si riche que vous soyez, vous n'avez pas le pouvoir d'un homme qui passa naguère ici: vous ne pourriez comme lui faire d'un pauvre un riche, d'un insensé un sage. D'ailleurs, sans le signe de la croix, il m'a dit qu'on ne saurait rien faire de bien, et je ne le vois pas sur vos voiles.—Ah!» reprit la dame, «quelle erreur! Et tu le sais mieux que personne, puisque tu as éprouvé une infinité d'ennuis et de mécomptes, depuis que tu as pris cette nouvelle créance. Tu as renoncé à toutes les joies, à tous les plaisirs; souviens-toi des épouvantes de ton palais: Seraphe, ton serourge, en a perdu le sens et n'a plus que quelques jours à vivre.—Quoi! sauriez-vous d'aussi tristes nouvelles de Nascien?—Oui, je les sais; à l'instant même où tu fus enlevé, il a été mortellement frappé: il me serait pourtant aisé de te rendre tes domaines et ta couronne; il te suffirait de venir avec moi, pour éviter de mourir ici de faim. Je connais bien celui qui prétendait faire de noir blanc, et d'un méchant un prud'homme: c'est un enchanteur. Jadis il fut amoureux de moi: je ne l'écoutai pas, et sa jalousie lui fait chercher les moyens de priver mes amis des plaisirs que je leur offre.» Ces paroles firent une grande impression sur Mordrain; en la voyant instruite de ce qui lui était arrivé, il ne pouvait se défendre de croire un peu ce qu'elle annonçait. «Qu'as-tu donc à rêver?» lui dit encore la dame, «approche et laisse-toi conduire dans un lieu où tes vrais amis t'attendent. Mais hâte-toi, car je m'en vais.» Mordrain ne trouvait rien à répondre, n'osant ni résister ni condescendre à ce qu'elle lui demandait. Cependant la dame leva l'ancre et s'éloigna, disant à demi-voix: «Le meilleur arbre est celui qui porte des fruits tardifs.» Ces mots tirèrent Mordrain de sa rêverie; il releva la tête, vit les flots s'agiter, une horrible tempête s'élever, et la nef disparaître dans un tourbillon écumeux.

Comme il regrettait de n'avoir pas demandé à cette belle dame qui elle était et d'où elle sortait, il revint sur tout ce qu'elle lui avait dit; que jamais il n'aurait de joie ni de paix tant qu'il garderait sa créance: il se représenta les richesses, les honneurs et les prospérités qu'il avait longtemps eus, les terreurs, les ennuis qui l'accompagnaient depuis qu'il avait reçu le baptême, si bien que le trouble de son cœur le fit tomber presque en désespérance.

Pour comble d'épouvante, la mer fut battue d'une horrible tempête. Mordrain, dans la crainte d'être submergé par les flots déchaînés, gravit péniblement la roche jusqu'à l'entrée sombre de la caverne. Il voulait y entrer pour se mettre à couvert des vents, de la pluie et des vagues, quand il se sentit arrêté par une force invincible, comme si deux mains l'eussent violemment retenu par les cheveux. La nuit vint, il se crut engouffré dans un abîme sans fond; à force de souffrir, il cessa de sentir et tomba dans une faiblesse dont il ne revint qu'au retour du jour, quand la mer se fut calmée et que la pluie, la grêle et les vents se furent apaisés. Alors il fit le signe de la croix, s'inclina vers Orient, dans la direction de Jérusalem, et pria longuement. Comme il se relevait, il vit revenir à lui la nef et le bel homme qui l'avait une première fois visité.

Celui-ci lui reprocha ses doutes et la complaisance avec laquelle il s'était laissé prendre à la beauté d'une femme. Il devait s'en rapporter, non pas à ses yeux, mais au cri de son cœur. Le cœur seul devait être interrogé, car les yeux sont la vue du corps, et le cœur seul est la vue de l'âme. «Cette femme qui t'a semblé si belle et si richement vêtue l'était cent fois davantage quand elle avait entrée dans ma maison; elle y avait tout à souhait, rien ne lui était refusé: je l'ai réellement beaucoup aimée; mais elle espéra devenir plus grande et plus puissante que moi-même. Son orgueil la perdit, je la chassai de ma cour, et depuis ce temps elle cherche à se venger sur tous ceux auxquels j'accorde mes grâces particulières; tous les moyens lui sont bons pour les rendre aussi coupables et aussi malheureux qu'elle-même.»

Après le départ du Saint-Esprit, car c'était Dieu lui-même, la belle femme revint, ou plutôt le démon qui avait pris cette forme. Elle sut encore ébranler un instant la foi de Mordrain en lui annonçant mensongèrement la mort de Seraphe et de Saracinthe, en lui découvrant les immenses richesses dont sa nef était remplie; mais elle ne le décida pas à la suivre. Le lendemain, Mordrain, exténué de faim et de lassitude, vit assez près de lui un pain noir qu'il se hâta de saisir. Comme il le portait avidement à ses lèvres, il entendit un immense bruissement dans les airs, comme si tous les habitants du ciel se fussent réunis sur sa tête. Un oiseau des plus merveilleux lui arracha le pain des mains. Il avait la tête d'un serpent noir et cornu, les yeux et les dents rouges comme charbons embrasés, le cou d'un dragon, la poitrine d'un lion, les pieds d'un aigle, et deux ailes dont l'une, placée au haut de la poitrine, avait la force et l'apparence de l'acier, aussi tranchante que le glaive le mieux effilé; l'autre, au milieu des reins, était blanche comme la neige et bruyante comme la tempête, agitant les branches des plus grands arbres. Enfin l'extrémité de sa queue présentait une épée flamboyante capable de foudroyer tout ce qu'elle touchait.

Les docteurs disent que cet oiseau apparaît seulement dans le cas où le Seigneur veut inspirer au pécheur qu'il aime une épouvante salutaire. À son approche, tous les autres oiseaux du ciel prennent la fuite, comme les ténèbres devant le soleil. Sa nature est de rester seul sur la terre. Ils naissent pourtant au nombre de trois et sont conçus sans accouplement. Quand la mère a pondu trois œufs, elle sent en elle une froideur glaciale, si bien que, pour les faire éclore, elle a recours à une pierre nommée piratite, que l'on trouve dans la vallée d'Ébron, et dont la propriété est d'échauffer et brûler tout ce qui vient à la frotter. Si elle est doucement touchée, elle retient sa chaleur première, et dès que l'oiseau l'a trouvée, il la lève avec précaution, la dépose sur son nid, et la frotte assez pour qu'elle embrase le nid et fasse éclore les œufs. Bientôt, enflammée par le mouvement qu'elle s'est donné, la mère est réduite dans une cendre que ses nouveau-nés dévorent à défaut d'autres aliments. Ils naissent deux mâles et une femelle: le désir de posséder la femelle rend les deux frères ennemis mortels. Ils s'attaquent, se déchirent et meurent des coups terribles qu'ils se sont mutuellement portés. Si bien que la femelle, restée seule, se reproduit comme on vient de voir: on lui donne le nom de Serpelion.

Il est fâcheux qu'un oiseau si merveilleux et si rare ne vienne ici que pour effrayer le pauvre roi Mordrain et pour lui enlever son pain bis. Mais à ces moments d'angoisse succédèrent des heures plus riantes: le roi, sans avoir mangé, se trouva parfaitement rassasié: le bel homme revint le visiter à plusieurs reprises, et pourtant ses exhortations ne l'empêchèrent pas de céder à une dernière séduction de la belle femme; mais il avait déjà tant souffert! Il se voyait transporté sur une roche aride et hideuse, dont une partie venait de se fendre et tomber avec fracas dans la mer; à la grêle la plus dure, à la gelée la plus rude, succédait une température embrasée; pas un abri contre les vents, la gelée, la grêle, les ardeurs plus insupportables encore d'un soleil de plomb: devant lui, une nef aux brillantes couleurs qui lui promettait un doux abri, la plus somptueuse abondance de toutes choses, l'amour de la plus belle femme du monde. Il avait été inaccessible à tant de séductions. Les orages avaient cessé, la grande ardeur du jour était tombée, l'air était redevenu pur et serein, quand il vit approcher une grande nef au châtelet de laquelle étaient suspendus deux écus; c'étaient, il n'en douta pas, le sien et celui de Nascien, son serourge. Il entendit les hennissements de son cheval qu'il n'eut pas de peine à reconnaître, à la façon dont il piaffait et grattait des pieds. La nef ayant touché la roche, Mordrain s'en approcha et la vit remplie d'hommes noblement vêtus; le premier chevalier qu'il aperçut était le frère de son sénéchal tué dans la dernière bataille d'Orcan. Le chevalier salua le roi: «Sire,» lui dit-il en pleurant, «j'apporte de tristes nouvelles: vous avez perdu le meilleur de vos amis, le duc Seraphe, votre serourge. Il est là, mort, dans cette nef.» En même temps il lui tendit la main, le fit entrer dans la nef, lui montra la bière qui semblait recouvrir le corps de Nascien, puis leva le drap qui le cachait et Mordrain reconnut la figure de son beau-frère. Il tomba sans connaissance: quand il revint à lui, la Roche du Port périlleux était à si grande distance qu'à peine pouvait-il encore la distinguer comme un point dans l'espace. Heureusement la douleur ne l'empêcha pas de faire le signe de la croix, et soudain disparurent les hommes et les femmes qu'il avait vus, la bière même et ce qu'elle contenait. Il demeura seul dans la nef, regrettant l'illusion qui l'avait fait contrevenir aux ordres de Dieu en quittant la Roche du Port périlleux.

Alors apparut le bel homme qui l'avait si souvent réconforté de bonnes paroles: «Essuie tes larmes,» lui dit-il, «mais prépare-toi à de nouvelles épreuves. D'abord tu ne mangeras pas avant d'être réuni à Nascien, et ta délivrance suivra de près son arrivée. C'est l'esprit de mensonge qui t'annonçait sa mort; c'est le démon qui, sous la forme d'une belle femme, puis sous celle d'un chevalier, était enfin parvenu à te pousser dans cette nef: le signe de la croix dont tu as su t'armer fit disparaître les mauvais esprits. Garde-toi mieux à l'avenir de tels artifices.»

Le bel homme disparut, et la nef vogua sur les flots, pendant deux jours et deux nuits. Le troisième jour, Mordrain vit approcher un homme que deux oiseaux soutenaient à fleur d'eau; cet homme, en les abordant, fit sur la mer un grand signe de croix, puis de ses deux mains arrosa toutes les parties de la nef. «Mordrain,» dit-il, «apprends quel est ton gardien, de par Jésus-Christ. Je suis Saluste, celui qui te doit une belle église dans la ville de Sarras. L'Agneau me charge de te découvrir le sens du dernier songe que tu as fait, avant de quitter tes États. Tu vis jaillir de la poitrine de ton neveu un grand lac d'où sortaient huit fleuves également purs et limpides; puis un neuvième plus pur et plus grand que les autres. Un homme de la semblance du vrai Dieu crucifié entra dans ce lac, y lava ses pieds et ses bras. Du lac il passa dans les huit premiers fleuves, et, quand il vint au neuvième, il ôta le reste de ses vêtements, et s'y plongea tout-à-fait. Or le lac indique le fils qui naîtra de ton neveu, et que Dieu visitera toujours, en raison de ses bonnes pensées et de ses bonnes œuvres. De ce fils descendront en droite ligne et l'un de l'autre huit personnages héritiers de la bonté de leur premier auteur. Mais le neuvième l'emportera sur eux tous, en vertu, en mérite, en valeur, en grands faits d'armes; Jésus-Christ se baignera tout à fait dans ses œuvres: et si le songe t'a fait voir le Seigneur entièrement nu avant de se joindre à lui, c'est qu'il entend lui découvrir tous ses mystères, ne rien avoir de caché pour lui et lui permettre enfin de pénétrer tous les secrets du Graal[83]

Saint Saluste, ayant ainsi parlé, disparut.

Telles furent les aventures du roi Évalac devenu Mordrain, jusqu'au jour où il retrouvera les personnages qui composent sa famille. Nous reviendrons à lui quand nous aurons dit les non moins surprenantes épreuves réservées à Nascien son serourge, à Saracinthe sa femme, à Célidoine son neveu. Le récit en est fort long dans le roman; nous l'abrégerons, autant que nous le pourrons sans nuire à la clarté de l'ensemble de la composition.

III.
AVENTURES DE NASCIEN.—L'ÎLE TOURNOYANTE.—LA NEF DE SALOMON.

On a vu que Nascien avait été accusé de la disparition de son beau-frère, le roi Mordrain. Calafer, le plus méchant de ses accusateurs, l'avait fait jeter en prison avec son jeune fils, l'aimable Célidoine. Mais il ne put l'y retenir longtemps; Nascien, favorisé d'un songe prophétique, vit une main entr'ouvrir la voûte de son cachot, le saisir par les cheveux et le transporter à treize journées de sa ville d'Orbérique, dans une île que nous allons décrire. À quelque temps de là, l'impie Calafer fut lui-même foudroyé, après avoir vu le jeune Célidoine échapper miraculeusement à la mort qu'il lui réservait. Nous suivrons d'abord Nascien dans les lieux où la main mystérieuse vient de le déposer.

C'était une île située au milieu de la mer d'Occident; les gens du pays l'appelaient l'île Tournoyante, et ce n'était pas sans raison, ainsi qu'on va l'exposer; car ici l'on n'avance rien qu'on n'en donne l'explication: sans cela on ne verrait dans le Graal qu'un enlacement de paroles, et l'on n'en garderait qu'une idée confuse; mais dans ce livre, qui est l'histoire de toutes les histoires, il ne faut laisser aucun doute sur rien de ce qu'on rapporte.

Avant le commencement de toutes choses, les quatre éléments confondus n'étaient qu'une masse inerte et sans forme arrêtée. Le fondateur du monde[84] disposa d'abord le ciel, dont il fit le séjour du feu, la voûte et la dernière limite de l'univers. Entre le feu, qui de sa nature est extrêmement léger, et la terre, qui est extrêmement lourde, il plaça l'air, puis creusa des lits plus ou moins vastes pour recueillir les eaux. Mais, avant cette séparation, chacun des éléments, en luttant et en se pénétrant, avait perdu quelque chose de ses propriétés naturelles; c'était une sorte de rouille, d'écume ou de scorie, qui tenait de tous les quatre, et formait comme une cinquième substance de tout ce que les autres avaient rejeté. Or l'harmonie établie par le divin Créateur aurait été troublée, si l'on n'avait pu se débarrasser de ce fâcheux résidu.

Et comme cette masse, où se confondait la légèreté de l'air et du feu avec la pesanteur, la froideur de l'eau et de la terre, se trouvait également repoussée par la terre et par le ciel, en faisant d'inutiles efforts pour se rattacher à l'un ou à l'autre, il lui arriva de planer un jour sur la mer d'Occident, entre l'île Onagrine et le port au Tigre. Là se rencontre une énorme masse d'aimant, et l'on sait que l'aimant a la propriété d'attirer le fer. La rouille ferrugineuse qui formait une grande partie de la masse fut ainsi retenue par cette roche sous-marine, mais non pas assez pour vaincre toute résistance de la part du résidu des autres éléments; si bien que, l'air et le feu tendant à s'élever, l'eau à s'étendre, la terre à s'abaisser et la rouille ferrugineuse à suivre l'aimant, il résulta de ces efforts contraires une sorte d'état stationnaire pour la masse, et d'agitation pour ses diverses parties. Retenue par l'aimant, elle pivota sur elle-même, d'après les évolutions du ciel et des constellations. Ainsi, par le mouvement en sens contraire de son quadruple élément, igné, vaporeux, liquide et terrestre, fut-elle condamnée à une sorte de tourmente perpétuelle. Voilà pourquoi ce rebut des Éléments avait reçu le nom de l'île Tournoyante. Sa longueur n'était pas moindre de douze cent quatre-vingts stades, et sa largeur de huit cent douze stades. Le stade est la seizième partie d'une lieue[85]; l'île Tournoyante avait donc quatre-vingts lieues de large sur quatre-vingt-sept de longueur.

Au reste, ajoute ici notre conteur, le Livre ne garantit pas que l'île Tournoyante ne fût encore d'une plus grande étendue; il se contente d'affirmer qu'elle avait au moins celle qu'il lui assigne. Le Graal dit quelquefois moins, mais jamais plus que la vérité. Nul mortel assurément ne connaîtra tout-à-fait ce que renferme le Graal, mais au moins pouvons-nous promettre qu'on n'y trouvera jamais rien qui s'écarte de la vérité. Et qui oserait douter des paroles écrites par Jésus-Christ lui-même, c'est-à-dire par la source de toutes les vérités? On sait que Notre-Seigneur, avant de monter au ciel, avait seulement deux fois tracé des lettres. La première fois, quand il fit la digne oraison de la Patenôtre; il la traça de son pouce sur la pierre. La seconde fois, quand, les Juifs ayant amené la femme adultère, il écrivit sur le sable: «Que celui de vous tous qui est sans péché lui jette la première pierre.» Puis, un instant après, il ajouta: «Ah! terre, comment oses-tu accuser la terre!» Comme s'il eût écrit: «Homme, fait de si vile argile, comment peux-tu punir chez les autres les péchés que tu es si disposé toi-même à commettre!»

Et vous ne trouverez pas un seul clerc assez téméraire pour dire que Jésus-Christ, tant qu'il fut enveloppé des liens de la chair humaine, ait écrit autre chose. Mais, depuis sa résurrection, il écrivit le Saint-Graal. Grande serait donc la folie qui révoquerait en doute ce qu'on lit dans une histoire tracée de la propre main du Fils de Dieu, quand il eut dépouillé le corps mortel et revêtu la céleste majesté[86].

Nascien, après avoir longtemps examiné les lieux, descendit vers le point où la mer lui semblait plus proche, et, quand il aperçut les flots, il distingua en même temps, dans la plaine liquide, une nef qui arrivait à lui. Plus elle approchait, plus il la voyait grande et somptueuse. Elle parut jeter l'ancre sur le rivage; alors il s'étonna de ne voir et de n'entendre personne sur le pont, et voulut juger par lui-même si la beauté de l'intérieur répondait à celle du dehors. Mais il fut arrêté par une inscription chaldéenne dont le sens était:

Toi qui veux entrer ici, prends garde d'avoir une foi parfaite. Il n'y a ici que foi et vraie créance. Si tu faiblis sur ce point, n'espère jamais de moi le moindre secours.

Nascien réfléchit un instant, et ne trouva dans son esprit aucun doute sur la vraie créance; il mit hardiment le pied dans la nef. Il la visita dans toutes ses parties, et ne put retenir son admiration de la voir si belle, si somptueuse et si solidement construite. Revenant sur ses pas, il vit, dans le milieu de la salle principale, de longs rideaux blancs qu'il souleva: ils entouraient un lit beau, grand et riche. Sur le chevet était posée une couronne d'or; aux pieds, une épée qui jetait grande clarté, étendue en travers du lit et à demi tirée du fourreau. La poignée était faite d'une pierre qui semblait offrir la réunion de toutes les couleurs, et chacune de ces couleurs avait, ainsi qu'on le dira plus tard, une vertu particulière. La poignée de l'épée[87] était faite de deux côtes, fournies l'une par le serpent nommé Palaguste, qu'on trouve surtout dans le pays de Calédonie: quand on la touche, on devient insensible à l'ardeur du soleil, on a toujours le corps frais et dispos. L'autre côte venait d'un poisson de grandeur médiocre, nommé Cortenans, et qu'on trouve dans le fleuve d'Euphrate. Celui qui la touche oublie aussitôt les sujets qu'il avait eus jusque-là de tristesse ou de joie, pour être tout entier à la pensée qui lui avait fait saisir l'épée. Le drap vermeil sur lequel cette épée était placée laissait voir des lettres qui disaient: Je suis merveilleuse à voir, plus merveilleuse à connaître. Le privilége de m'employer n'appartiendra qu'à un seul, lequel surpassera en bonté tous les autres hommes qui sont nés ou à naître.

Nascien lut ensuite les lettres tracées sur la partie découverte de la lame; elles disaient: Que nul ne soit assez hardi pour achever de me tirer, s'il ne sait mieux frapper que personne. Tout autre serait puni de sa témérité par une mort soudaine.

Il examina ensuite le fourreau, dont il ne put reconnaître la véritable matière. Il était de la couleur d'une feuille de rose, et portait une inscription en lettres d'or et d'azur. Quant aux bandes ou renges qui tenaient le fourreau, elles étaient tout à fait indignes d'un si noble emploi; on eût dit de la mauvaise étoupe de chanvre, si bien qu'en les prenant pour lever l'épée, on n'aurait pas manqué de les déchiqueter. Voici le sens des lettres tracées sur le fourreau:

Qui me portera devra être le plus preux de tous les hommes; et tant qu'il portera ces renges autour du corps, il n'aura pas à craindre d'être honni. Malheur à qui voudra remplacer les renges; il attirera sur lui les plus grandes calamités. Il n'est réservé de les changer qu'à la main d'une femme, fille de roi et de reine. Elle seule pourra les remplacer par une chose qu'elle portera sur elle et qu'elle aimera le plus. Elle nous donnera, à l'épée et à moi, le vrai nom qui nous appartient.

Et Nascien, ayant voulu voir encore si les deux côtés de l'épée étaient semblables, y porta la main et tourna la lame dans l'autre sens. Il vit qu'elle était de couleur de sang, et qu'on lisait sur la partie que le fourreau n'enfermait pas: Qui plus me prisera aura le plus sujet de se plaindre de moi. Qui devrait me trouver la plus favorable me trouvera la plus dangereuse, au moins pour la première fois.

Tels étaient donc le lit, la couronne, l'épée et ses renges. Mais il y avait encore trois fuseaux dont l'intention semblera plus merveilleuse. Le premier était dressé au milieu du bois de lit. Du côté opposé s'en trouvait un autre dressé de la même manière. Un troisième était posé en travers du lit et comme chevillé aux deux autres. De ces fuseaux, le premier était blanc comme la neige, le second vermeil comme sang; on eût dit le troisième fait de la plus belle émeraude. Ces couleurs ne devaient rien à l'invention humaine. Et, comme on pourrait douter de ce qu'on vient de dire, il est à propos d'en expliquer le sens et la véritable origine. Cela nous écartera un peu de notre sujet, mais l'histoire en est agréable à entendre; d'ailleurs, de la connaissance de ces fuseaux dépend celle de la nef.

Quand Ève la pécheresse, prêtant l'oreille aux conseils de l'Ennemi, eut cueilli le fruit défendu, elle arracha de l'arbre, avec la seconde pomme, le rameau auquel elle était attachée. Adam la prit, et laissa le rameau entre les mains d'Ève, qui le garda sans y penser, comme il arrive souvent à ceux qui retiennent en main une chose qu'ils auraient aussi bien pu laisser tomber. À peine eurent-ils mangé le fruit, que leur nature fut transformée: ils se regardèrent, rougirent à la vue de leur chair, et se hâtèrent de couvrir de la main leurs parties honteuses.

Ève cependant avait toujours le rameau à la main. En sortant du paradis, elle le regarda; il était du plus beau vert, et, comme il venait de l'arbre funeste, occasion de leur perte, elle dit qu'en souvenir de son péché, elle le conserverait tant qu'elle pourrait, et le placerait dans un lieu où elle irait souvent le voir, pour y pleurer sa désobéissance. Comme il n'y avait pas encore de huche ou de boîte où l'on pût renfermer quelque chose, elle piqua le rameau en terre, et se promit de ne pas l'oublier.

La tige crût aussitôt et prit racine; mais nous devons le dire: tant qu'Ève le tint à la main, il était pour elle une enseigne de réparation, et lui représentait la postérité qu'elle devait avoir. Dans l'état où Dieu l'avait créée et mise dans le Paradis, elle devait demeurer vierge, n'étant pas vouée à la mort; mais, après sa chute et celle d'Adam, le genre humain devait se perpétuer par elle; et, le rameau lui paraissant une image de sa postérité, elle lui souriait en disant: «Ne vous désolez pas; vous n'avez pas à jamais perdu l'héritage dont nous vous avons privés.» Maintenant, si l'on demande pourquoi ce ne fut pas Adam qui emporta du Paradis le rameau, l'homme étant de plus haute nature que la femme, nous répondrons que la femme dut le retenir, parce que par elle était la vie perdue, et par elle devait-elle être recouvrée.

Le rameau devint un grand arbre: sa tige, ses branches, ses feuilles et son écorce furent de la blancheur de la neige tombée. La blancheur est la couleur de la chasteté. Et vous devez savoir ici qu'entre virginité et chasteté, la distance est grande. La première est un don qui appartient à toute femme qui n'a jamais subi d'assemblage charnel; la seconde est une haute vertu propre à celles qui n'ont jamais eu le moindre désir de cet assemblage, telle qu'Ève était encore, le jour qu'elle fut chassée du Paradis et qu'elle planta le rameau en terre.

La beauté, la vigueur de l'arbre sous lequel ils aimaient à se reposer, les engagea bientôt à en détacher quelques autres rameaux qu'ils plantèrent, et qui prirent également racine. Ils en formèrent une espèce de forêt, et tous conservèrent la blancheur éclatante de celui dont ils venaient. Or, il arriva qu'un jour (c'était, dit la sainte bouche de Jésus-Christ, un vendredi), comme ils reposaient à l'ombre du premier arbre, ils entendirent une voix qui leur ordonnait de se réunir charnellement. Mais telle fut leur confusion et leur vergogne, qu'ils ne purent supporter la vue ni même la pensée d'une œuvre aussi vilaine, l'homme ici n'étant pas moins honteux que la femme. Ils se regardèrent longtemps sans avoir le courage d'aller au delà, si bien que notre sire eut pitié de leur embarras. Et comme il avait la ferme volonté de former l'humain lignage et de lui donner la place que la dixième légion de ses anges avait perdue par son orgueil, il fit descendre sur eux un nuage qui ne leur permit pas de se voir l'un l'autre.

Étonnés de cette obscurité soudaine, qu'ils attribuèrent à la bonté de Dieu, ils s'appelèrent de la voix et, sans se voir, se rapprochèrent, se touchèrent, et enfin se joignirent charnellement. Alors ils sentirent quelque allégement de leur péché; Adam avait engendré, Ève avait conçu Abel le juste, celui qui rendit toujours loyalement à son créateur ce qu'il lui devait.

Au moment de cette conception, l'arbre, qui avait été jusque-là d'une blancheur éclatante, devint vert et de la couleur de l'herbe des prés. Pour la première fois il commença à fleurir et porter des fruits. Et tous ceux qui, à compter de ce moment, descendirent de lui, furent comme lui de couleur verte. Mais ceux qu'il avait produits avant la conception d'Abel restèrent blancs et privés de fleurs et de fruits.

Cet arbre et ceux qui en vinrent conservèrent leur verdure jusqu'au temps où Abel devint pour son frère Caïn un objet de haine et de jalousie. Un jour, comme Abel avait conduit ses brebis assez loin du manoir de son père, et près de l'arbre de vie enlevé du Paradis terrestre, la grande chaleur du jour l'engagea à se reposer sous l'ombrage de cet arbre. Comme il commençait à sommeiller, il entendit venir Caïn, et se levant aussitôt: «Soyez le bienvenu, mon frère!» dit-il. L'autre lui rendit son salut, en l'invitant à se rasseoir; mais, comme Abel se tournait pour le faire, Caïn, tirant un couteau recourbé, le lui plongea dans la poitrine. Il était né le vendredi, et ce fut un autre jour de vendredi qu'il reçut la mort.

Notre-Seigneur maudit Caïn, mais il ne maudit pas l'arbre sous lequel Abel avait été tué. Seulement il lui ôta sa couleur verte et le rendit entièrement vermeil, en mémoire du sang qu'il avait vu répandre. Il ne produisit plus ni fleurs ni fruits; nul de ses rameaux ne reprit en terre; d'ailleurs ce fut le plus bel arbre qu'on pût voir.

Tous ces arbres, les blancs, qui étaient nés avant la conception d'Abel, les verts, produits avant le crime de Caïn, et l'arbre vermeil, unique de sa couleur et nommé d'abord arbre de mort, puis arbre de vie, puis arbre d'aide et de confort, tous ces arbres, disons-nous, subsistèrent et ne perdirent leurs vertus ni leur beauté, à l'époque du déluge; ils conservaient encore leur premier éclat au temps où régna le grand roi Salomon, fils de David. Dieu avait donné à ce roi sens et discrétion outre mesure d'homme; il savait tout ce qu'on peut savoir de la force des herbes, du mouvement des étoiles, de la vertu des pierres précieuses; et cependant il fut tellement aveuglé et déçu par la beauté d'une femme, qu'il en oublia ce qu'il devait à Dieu. Il devinait bien que cette femme le trompait et lui faisait toutes les hontes qu'elle pouvait imaginer; mais il l'aimait trop pour avoir la force de s'en garder, tant il est vrai que toute la science de l'homme ne saurait empêcher la femme de le décevoir, quand elle en a pris la résolution; et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on peut en voir la preuve, mais à partir du commencement du monde.

Voilà pourquoi Salomon a dit, dans son livre appelé Paraboles: «J'ai fait le tour du monde; j'ai parcouru les mers et les terres habitées; je n'ai pas rencontré une prude femme.» Le soir même où il avait écrit cela, il entendit une voix céleste qui dit: «Salomon, ne prends pas en tel dédain les femmes; si le mal vint d'abord par la première dans le monde, une autre doit un jour apporter aux hommes plus de joie qu'ils n'avaient éprouvé de peines. Par la femme sera guérie la blessure faite par la femme. Et c'est de ton lignage que la guérison viendra.»

Cette vision le fit repentir de ce qu'il avait dit et pensé à la honte des femmes. Il se mit alors à chercher, à consulter toutes les écritures, et parvint enfin à pressentir la venue de la bonne sainte Marie, dans le sein virginal de laquelle devait être conçu l'Homme-Dieu. Il se réjouit en pensant que cette dame bienheureuse appartiendrait à son lignage, mais un seul doute lui restait: serait-elle la dernière de sa postérité? La nuit suivante, une voix lui vint ôter ses inquiétudes: «Salomon,» dit-elle, «longtemps après la Vierge bienheureuse, un chevalier, le dernier de ta race, passera en sainteté de mœurs, en vaillance de chevalerie, tous ceux qui auront été ou seront avant ou après lui. Le soleil n'efface pas mieux les rayons de la lune, Josué, ton serourge, n'est pas plus au-dessus de tous les autres chevaliers de ton temps[88], que celui-ci n'effacera et ne surmontera la bonté, la prouesse de tous les chevaliers de tous les siècles.»

Tout ravi que fût Salomon de ces nouvelles, il regrettait encore que l'avénement de ce chevalier fût remis à une époque trop éloignée pour lui laisser la moindre espérance de le voir. Deux mille ans et plus devaient séparer son siècle de celui de son dernier et glorieux descendant. Si seulement il pouvait trouver un moyen de lui faire savoir que sa venue avait été prévue et pressentie! Il rêvait jour et nuit à cela, si bien que sa femme s'aperçut de ses préoccupations; elle en prit ombrage, pensant qu'il avait peut-être découvert quelqu'une de ses ruses et tromperies. Une nuit qu'elle le vit mieux disposé, plus enjoué que d'ordinaire, elle lui demanda quel était le sujet de ses longues rêveries. Salomon savait que nul homme n'était capable de résoudre la difficulté qui le tourmentait; mais peut-être, se dit-il, la femme, dont l'esprit est plus subtil, y parviendrait-elle. Il lui découvrit donc toute sa pensée, ce qu'il avait deviné, et ce que la voix céleste lui avait appris; enfin son désir de faire parvenir au dernier chevalier de son lignage la preuve que le roi Salomon avait prédit ses hauts faits et connu le temps de son avénement.

«Sire,» fait alors la dame, «je vous demande trois jours pour penser à ce que vous m'avez dit.» Et, la troisième nuit venue: «J'ai,» dit-elle, «longuement cherché comment le dernier chevalier de votre lignage pourrait savoir que vous avez prévu son avénement, et voici le moyen que j'ai trouvé: vous manderez tous les charpentiers de votre royaume; quand ils seront réunis, vous leur ordonnerez de construire une nef d'un bois qui ne puisse redouter de l'eau ou du temps la moindre pourriture, avant quatre mille ans. Pendant qu'ils disposeront cette nef, je me chargerai du reste.»

Salomon prit confiance en ces paroles. Le lendemain, il manda les charpentiers, auxquels il donna ses ordres; la nef fut construite en six mois. La dame alors: «Sire, puisque ce chevalier doit passer en prouesse tous ceux qui furent ou qui après lui seront, il conviendrait de lui préparer une arme également supérieure à toutes les autres armes, et qu'il porterait en votre remembrance.—«Où trouver une telle arme?» demanda Salomon.—«Je le vous dirai. Il y a, dans le temple que vous avez fait bâtir en l'honneur de Jésus-Christ, l'épée du roi David, votre père. C'est la meilleure et la plus précieuse qu'on ait jamais forgée: prenez-la, séparez-la de sa poignée et de sa garde. Vous qui connaissez la force des herbes et la vertu des pierres, vous ferez une poignée d'un mélange de pierres précieuses tellement subtil que personne ne puisse distinguer l'une de l'autre, ni douter qu'elle ne soit faite d'une matière unique. La poignée, le fourreau, répondront à l'excellence de l'épée. Et quant aux renges, je me réserve le soin de les fournir.»

Salomon fit tout ce que lui conseillait sa femme: il tira du Temple l'épée de David, en fabriqua lui-même la poignée; mais, au lieu de fondre ensemble un grand nombre de pierres, il en choisit une seule qui réunissait toutes les couleurs qu'on peut imaginer. Et, regardant alors l'épée, le fourreau, la garde et la poignée, ainsi qu'il était parvenu à les réunir, il fut convaincu que jamais chevalier n'avait possédé une arme pareille. «Plaise à Dieu maintenant,» s'écria-t-il, «que nulle autre main que celle de l'incomparable chevalier auquel elle est destinée ne se hasarde à la tirer du fourreau, sans en être aussitôt puni!—Salomon,» dit alors une voix, «ton désir sera exaucé. Nul ne tirera cette épée qu'il n'ait sujet de s'en repentir, si ce n'est celui auquel elle est destinée.»

Restait à tracer sur l'épée les lettres qui devaient la faire distinguer de toutes les autres, et à fabriquer les renges qui devaient la joindre au côté de celui qui la posséderait. Salomon traça les inscriptions. Quant aux renges, la femme du roi les apporta. Elles étaient laides, misérables, faites de chanvre si mal lié qu'on ne pouvait y suspendre l'épée sans que bientôt elle ne dût s'en détacher. «Y pensez-vous?» dit Salomon; «jamais la plus vile épée ne tint à d'aussi viles renges.—C'est pour cela que j'entends les joindre à la plus merveilleuse de toutes les épées. Dans les temps à venir, une demoiselle saura bien les changer contre d'autres plus dignes de la soutenir. Et l'on reconnaîtra ici l'influence des deux femmes dont je vous entends parler; car, de même que la Vierge bienheureuse réparera le tort de notre première mère, ainsi la demoiselle ôtera les renges qui déshonorent votre épée, et les remplacera par les plus belles et les plus précieuses du monde.» Plus la dame parlait, et plus Salomon s'émerveillait de la subtilité de son esprit et de la justesse de ses inventions. Il fit alors transporter dans la nef un lit du bois le plus précieux, sur lequel il mit, comme on a vu, la couronne et l'épée du roi David.

Mais la dame aperçut qu'il manquait encore quelque chose à la perfection de l'œuvre. Elle conduisit des charpentiers devant l'arbre de vie sous lequel Abel avait été tué: «Vous voyez,» leur dit-elle, «cet arbre vermeil, et ces autres arbres, les uns blancs, les autres verts; vous allez en couper trois fuseaux, l'un vermeil, l'autre vert et l'autre blanc.» Les charpentiers hésitèrent, parce que, jusqu'alors, personne n'avait eu la hardiesse de toucher à la première de ces tiges. Mais enfin, cédant aux menaces de la dame, ils l'entamèrent de leurs cognées. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils en virent jaillir des gouttes de sang, abondantes comme si elles fussent sorties d'un bras d'homme nouvellement coupé! Ils n'osaient continuer, mais il fallut obéir à de nouvelles injonctions de la dame. Les trois fuseaux furent portés dans la nef, et disposés comme on a vu: «Sachez,» dit la dame, «que personne ne verra ces trois fuseaux sans penser au paradis terrestre, à la naissance et à la mort d'Abel.» Comme elle disait ces mots, on apprit que les charpentiers qui avaient tranché les fuseaux étaient frappés d'aveuglement. Salomon accusa justement sa femme de leur malheur et déposa dans la nef un bref où ces lignes étaient tracées:

«Ô bon chevalier, qui dois être le dernier de ma race, si tu veux conserver paix, vertu, et sagesse, garde-toi de la subtilité des femmes. Rien n'est plus à craindre que la femme. Si tu la crois, ton sens ni ta prouesse ne t'empêcheront pas d'être trompé.»

Puis, au chevet du lit et sous la couronne, il mit un autre bref exposant les vertus de la nef, du lit, des fuseaux et de l'épée, enfin l'intention qu'avait eue le roi Salomon en la faisant construire. Cette intention ne suffisait pas pour expliquer la véritable signification de l'œuvre; la voix céleste crut devoir le lui révéler dans un songe: «Cette nef,» dit-elle, représentera ma nouvelle maison et sera l'image de l'Église, dans laquelle on ne doit pas entrer si l'on n'est simple de foi, pur de péché, ou du moins repentant des outrages que l'on aurait commis envers la majesté de Dieu. Les nefs ordinaires ont été faites pour contenir ceux qui veulent passer d'un rivage à un autre rivage; la nef de sainte Église est destinée à soutenir les chrétiens sur la mer du monde, pour les conduire au port de salut, qui est le ciel.»

Salomon, ayant alors recouvert sa nef d'un drap de soie que la pourriture ne pouvait atteindre, la fit transporter sur la rive de mer la plus prochaine. Puis on dressa près de là par son ordre plusieurs pavillons qu'il vint occuper, lui, sa femme et une partie de leurs gens.

Le Roi ne fut pas longtemps sans souhaiter d'entrer dans la nef, en la voyant si belle et si remplie de précieux objets; mais il fut retenu par une voix qui lui cria: «Arrête, si tu ne veux mourir; laisse la nef flotter à l'aventure. Elle sera vue maintes fois avant d'être rencontrée par celui qui doit en découvrir tous les mystères.»

Alors le vent enfla les voiles, la nef prit le large, et se perdit bientôt dans le lointain.

Telle était donc la nef qui s'était arrêtée devant l'île Tournoyante où le duc Nascien venait d'être transporté. Sa grande foi lui avait permis d'y entrer et de bien considérer le lit, la couronne et l'épée. Mais il ne put conserver jusqu'à la fin sa robuste créance, et, à la vue des trois fuseaux qui, suivant les lettres, étaient de la couleur primitive du bois qui les avait fournis: «Non,» dit-il, «je ne puis me persuader que tant de merveilles soient réelles: il faut qu'il y ait ici quelque chose de mensonger.» À peine eut-il prononcé ces mots que la nef s'entr'ouvrit sous ses pieds et le laissa glisser dans la mer. Heureusement il se hâta de recommander son âme à Dieu, et, à force de nager, il regagna l'île Tournoyante, d'où il était passé dans la nef: alors il demanda pardon à Dieu, pria beaucoup, s'endormit, et, quand il se réveilla, il ne vit plus la nef de Salomon, qui avait poursuivi sa route.

Nous laisserons Nascien dans l'île Tournoyante, et nous vous parlerons de son fils.

Célidoine était né sous les plus heureuses influences célestes. Le soleil était en plein midi quand sa mère l'avait mis au monde; aussitôt on avait vu l'astre rebrousser chemin vers l'horizon, et la lune paraître au couchant dans tout son éclat. On en conclut que l'enfant aurait toutes les vertus et toute la science que pouvait avoir un homme, et on lui donna le nom de Célidoine, c'est-à-dire, donné par le ciel.

Cet enfant, que l'odieux Calafer avait fait enfermer dans le même souterrain que son père, avait été délivré d'une façon non moins miraculeuse. Après l'enlèvement de Nascien, dont nous avons parlé, le tyran avait ordonné que l'on précipitât Célidoine du sommet de la plus haute tour d'Orbérique: à peine les bourreaux de Calafer l'eurent-ils laissé tomber que neuf mains dont les corps étaient cachés par un nuage l'arrêtèrent et le transportèrent au loin. C'est à quelques jours de là que la foudre céleste avait atteint Calafer.

Les traversées de Célidoine offrent moins d'incidents que celles de Mordrain et de Nascien. Les neuf mains qui l'avaient enlevé le conduisent dans une île lointaine où vient aborder le roi de Perse Label, dont il explique les songes multipliés, dont il prédit la mort prochaine et qu'il décide à recevoir le baptême, la veille de sa mort. Puis, abandonné dans une légère nacelle à la merci des flots par les Persans qui lui reprochaient d'avoir converti leur souverain, il fait rencontre de la nef de Salomon, dans laquelle il lui est permis d'entrer et qui le conduit dans l'île Tournoyante où il retrouve son père Nascien. Après s'être mutuellement raconté leurs aventures précédentes, ils rentrent dans la nef de Salomon qui les mène dans une autre île habitée par un cruel géant. Nascien, pour le combattre, va prendre l'épée de David, qu'il tire de son mystérieux fourreau; mais aussitôt la poignée s'en détache et la lame tombe à terre devant lui. Il reconnaît alors qu'il a témérairement agi en voulant se servir de l'arme destinée au dernier de ses descendants; puis, apercevant une autre épée couchée près de la première, il la prend, va combattre le géant et le frappe d'un coup mortel. Ils remontent ensuite dans la nef de Salomon et continuent leur voyage, dont la direction est abandonnée à la volonté céleste, jusqu'à ce qu'ils rencontrent la nacelle du roi Mordrain qui, en rapprochant de l'épée de David la poignée que Nascien en avait séparée, voit les deux parties se rejoindre comme elles étaient auparavant[89]. Puis une voix leur ordonne de quitter sur-le-champ la nef et de rentrer dans la nacelle qui leur avait amené le roi Mordrain. Nascien, plus irrésolu que les deux autres, sent une épée flamboyante descendre sur son épaule gauche et y faire une large et douloureuse ouverture. «C'est,» dit une voix «la punition de la faute que tu as commise en tirant du fourreau l'épée de David.» La douleur contraignit Nascien de tomber à terre, mais ne put lui arracher le moindre murmure. Il crut au contraire que cette blessure était un nouveau témoignage de l'amour que Dieu lui portait, puisqu'il le punissait en ce monde au lieu de lui préparer une seconde vie éternellement malheureuse.

Ici notre auteur laisse le roi Mordrain, le duc Nascien et le jeune Célidoine, pour nous entretenir de la reine Sarracinthe et de la duchesse Flégétine, femme de Nascien, demeurées dans le royaume de Sarras après l'éloignement de leurs époux.

IV.
VOYAGE DES MESSAGERS EN QUÊTE DE MORDRAIN, DE NASCIEN ET DE CÉLIDOINE.

La nouvelle de la mort de Calafer et de la disparition de Nascien fut, on peut le croire, un grand sujet d'étonnement pour la bonne et belle duchesse Flégétine. Nascien son époux lui apparut bientôt en songe, pour la consoler et l'avertir que Dieu voulait les réunir un jour et établir leur postérité dans une contrée lointaine, vers Occident. La dame prit aussitôt la résolution de quitter sa ville d'Orbérique et de suivre pour sa quête la direction assez vague que la vision lui avait indiquée. Elle venait de partir, accompagnée d'un vavasseur loyal, quand la reine Sarracinthe, écoutant une impulsion analogue, chargeait cinq fidèles sergents d'entreprendre un autre voyage en quête de Mordrain. Les messagers partirent, munis d'un bref qui devait, à l'occasion, leur servir de lettres de créance, et où se trouvaient indiqués le but de leur voyage et l'histoire des épreuves subies par le roi Mordrain, le duc Nascien et le jeune Célidoine.

Les cinq prud'hommes prirent leur chemin vers Égypte, et arrivèrent dans la ville de Coquehan, patrie de l'aïeul de la bonne dame Marie l'Égyptienne. Avertis, dans un songe, qu'ils faisaient fausse route, et que celui qu'ils cherchaient errait en ce moment sur la mer de Grèce, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent dans Alexandrie, où ils ensevelirent un de leurs compagnons qui n'avait pu supporter la chaleur excessive du climat.

Sur le rivage ils aperçurent une nef qui semblait abandonnée. Grande fut leur surprise, en l'abordant, de trouver sur le pont et dans le fond de la nef deux cents cadavres. Ils regardèrent çà et là, et découvrirent enfin une jeune dame qui fondait en pleurs. Comment et par quelle aventure se trouvait-elle en pareil lieu? «Seigneurs,» leur dit-elle, «si vous promettez de m'épargner, je vous le dirai: les gens que vous voyez étaient sujets du roi Label, mon père; il prit envie, il y a quelque temps, au roi Ménélau, un de mes oncles, d'aller voir son fils, gouverneur de Syrie. Il se mit en mer et me permit de l'accompagner. Le roi de Tarse, qui depuis longtemps était en guerre avec lui, ayant avis de son départ, fit équiper un grand nombre de nefs et vint croiser et attaquer la nôtre. Le combat fut long et des plus acharnés, mais il fallut céder au nombre; mon oncle mourut les armes à la main: ceux qui l'accompagnaient eurent le même sort; c'est eux dont les corps sont étendus devant vous. Par une sorte de compassion pour ma jeunesse, la vie que j'aurais tant désiré perdre me fut laissée. C'est à vous de voir s'il ne conviendrait pas mieux de me faire mourir.»

Les messagers furent touchés de ce récit, mais résolurent de profiter de la nef pour continuer leur quête. Ils demandèrent à la fille du roi Label s'il lui conviendrait de les accompagner. La demoiselle répondit que, s'ils s'engageaient à ne pas lui faire de honte, elle les suivrait volontiers partout où il leur plairait d'aller. Leur premier soin fut d'aviser au moyen de débarrasser la nef de tous les cadavres, et de les mettre à l'abri de la dent des ours et des lions. Aidés par les gens du pays, ils creusèrent une large fosse où furent déposés les deux cents corps; on les recouvrit d'une large pierre avec cette inscription: Ci-gisent les gens de Label, tués par ceux de Tarse; les messagers en quête de Nascien les ensevelirent par un pieux respect de leur humanité[90]. Ils garnirent ensuite la nef de tout ce qui pouvait les soutenir durant une traversée aussi aventureuse; mais vainement cherchèrent-ils un pilote: la nuit venue, ils s'endormirent tous dans la nef. Comme les voiles étaient restées tendues, voilà qu'un souffle puissant ébranla le vaisseau, le poussa en pleine mer, si bien que le lendemain, au réveil, ils n'aperçurent plus le rivage et se trouvèrent sans maître et sans pilote, voguant aussi rapidement que l'émerillon quand on le poursuit ou qu'il poursuit une proie.

Ils ne manquèrent pas de se mettre à genoux, et d'implorer à chaudes larmes la protection céleste. Le matin du quatrième jour, leur nef fut poussée contre une île hérissée de rochers et se fendit en quatre morceaux. Des quatre messagers, deux furent noyés, les deux autres gagnèrent les rochers qui bordaient cette île. Pour la demoiselle, elle se soutenait sur une planche en implorant la pitié de ses compagnons de voyage. L'un d'eux, au risque de se noyer lui-même, ôta ses vêtements, s'élança vers elle à la nage, et la traîna jusqu'à l'endroit qui les avait recueillis.

Alors ils regardèrent de tous côtés et aperçurent à la droite de la roche un petit sentier qui conduisait à la cime d'une montagne fermée par les rochers du rivage opposé. À mesure qu'ils avançaient, ils découvraient de bonnes terres, des vergers, des jardins depuis longtemps incultes; puis un château grand et fort à merveille, bien que plusieurs pans de muraille en fussent abattus. Dans une enceinte démantelée s'élevait un palais ruiné, mais somptueux, construit en marbre de couleurs variées, dont plusieurs piliers étaient encore debout. Quel prince avait possédé, quel maître avait pu construire un si merveilleux édifice? En regardant de tous côtés, ils découvrirent, sous un portique de marbre incrusté d'or, d'argent et d'agate, un lit, le plus riche du monde, dont les quatre pieds étaient émaillés et couverts de pierres précieuses. Sous le lit avait été déposée une tombe d'ivoire ornée de figures d'oiseaux et sur laquelle on lisait en lettres d'or: Ci-gît Ipocras, le plus grand des physiciens, qui fut trompé et mis à mort, par l'engin et la malice des femmes.

L'histoire des philosophes atteste qu'Ipocras fut le plus habile de tous les hommes dans l'art de physique. Il vécut longtemps sans être grandement renommé; mais une chose qu'il fit à Rome répandit en tous lieux le bruit de sa science incomparable.

C'était au temps de l'empereur Augustus César. Ipocras en entrant dans Rome fut étonné de voir tout le monde en deuil, comme si chacun des citoyens eût perdu son enfant. Une demoiselle descendait alors les degrés du palais; il l'arrête par le giron et la prie de lui apprendre la cause d'une si grande douleur: «C'est,» lui répond cette demoiselle, «que Gaius, le neveu de l'empereur, est en ce moment mort ou peu s'en faut. L'empereur n'a pas d'autre héritier, et Rome fait à sa mort la plus grande perte du monde, car c'était un très-bon et très-beau jeune homme, bien enseigné, large aumônier envers les pauvres gens, humble et doux envers tout le monde.—Où est le corps?» demanda Ipocras.—«Dans la salle de l'empereur.»

Si l'âme, pensa Ipocras, n'est pas encore partie, je saurai bien la faire demeurer. Il monte les degrés du palais, et trouve à l'entrée de la chambre une foule qui ne semblait pas permettre de passer outre. Toutefois il rejette en arrière le capuchon de son manteau, enfonce son chapeau «de bonnet[91],» pousse et se glisse tellement entre les uns et les autres qu'il arrive au lit du jeune Gaius. Il le regarde, pose sa main sur la poitrine, sur les tempes, puis sur le bras à l'endroit du pouls: «Je demande,» dit-il, «à parler à l'empereur.»

L'empereur arrive: «Sire, que me donnerez-vous si je vous rends votre neveu sain et guéri?—Tout ce que vous demanderez. Vous serez à jamais mon ami, mon maître.—En prenez-vous l'engagement?—Oui, sauf mon honneur.—Oh! quant à votre honneur,» répond Ipocras, «vous n'avez rien à craindre, je le tiens plus cher que tout votre empire.»

Alors il tira de son aumônière une herbe qu'il détrempa dans la liqueur d'une fiole qu'il portait toujours sur lui; puis, faisant ouvrir les fenêtres, il desserra les dents de Gaius avec son petit canivet, et fit pénétrer dans la bouche tout ce qu'il put de son breuvage. Aussitôt l'enfant commence à se plaindre et entr'ouvre les yeux; il demande à voix basse où il était. Qu'on juge de la joie de l'empereur! Chacun des jours suivants, Gaius sentit la douleur diminuer et les forces revenir, si bien qu'au bout d'un mois il fut aussi sain, aussi bien portant qu'il eût jamais été.

Dès ce moment on ne parla plus que d'Ipocras dans Rome; tous les malades venaient à lui et s'en retournaient guéris. Il parcourut les environs de Rome et conquit ainsi l'amour et la reconnaissance de tous ceux qui réclamèrent son secours. Il ne demandait jamais de salaire, mais on le comblait de présents, si bien qu'il devint très-riche. Ce fut en vain que l'empereur lui offrit des terres, des honneurs; il répondit qu'il n'avait rien à souhaiter s'il avait son amour. Seulement il consentit à vivre au pain, au vin et à la viande de l'empereur, et à recevoir de lui ses robes. Mais cela ne suffisait pas au cœur de César Auguste, et voici le moyen qu'il imagina pour reconnaître ce qu'Ipocras avait fait pour lui.

Il fit élever au milieu de Rome un pilier de marbre plus haut que la plus haute tour, et par son ordre on plaça au sommet deux images de pierre, représentant, l'une Ipocras, l'autre Gaius. De la main gauche, Ipocras tenait une tablette sur laquelle était écrit en grandes lettres d'or:

C'est Ipocras, le premier des philosophes, lequel mit de mort à vie le neveu de l'Empereur, Gaius dont voici l'image.

Le jour même où ces images furent découvertes, l'empereur prit Ipocras par la main et le conduisit aux fenêtres de son palais d'où l'on pouvait voir le pilier. «Quelles sont,» dit Ipocras, «ces deux images?—Vous pouvez bien le voir,» répond l'empereur; «vous savez assez de lettres pour lire celles qui sont là tracées.—Elles sont bien éloignées,» dit Ipocras. Cependant il prit un miroir et avisa les lettres. Il les vit retournées, mais n'en reconnut pas moins ce qu'elles signifiaient. «Sire,» dit-il à l'empereur, «vous auriez bien pu, sauf votre grâce, vous dispenser de dresser ces images: je n'en vaudrai pas mieux pour elles. Elles ont coûté grand, et peu valent. Mon véritable gain, c'est votre amour que j'ai conquis. Et, comme dit la vieille sentence: Qui à prud'homme s'accompagne est assez payé de son service.»

Dans le temps qu'Ipocras était en si grand honneur à Rome, une dame, née des parties de Gaule, vint séjourner dans cette noble ville. Elle était d'une grande beauté; tout annonçait en elle une naissance illustre. Elle serait venue pour épouser l'empereur, qu'elle n'eût pas porté des vêtements plus riches et mieux assortis à sa personne. L'empereur, en la voyant si belle, voulut qu'elle fût de son hôtel, qu'elle prît de ses viandes. On lui donna pour elle seule une chambre, et des dames et demoiselles pour lui faire compagnie. Elle vivait déjà depuis quelque temps à Rome, quand un jour l'empereur, Ipocras et quelques autres chevaliers de la cour s'arrêtèrent devant sa chambre. Dès qu'elle les entendit parler, elle entr'ouvrit sa porte, et les rayons du soleil, qui frappaient alors sur l'or dont les deux images étaient décorées, vinrent retomber sur son visage et l'éblouirent au point de l'empêcher de voir l'empereur. À quelques moments de là, voulant savoir ce qui l'avait ainsi éblouie, elle aperçut les deux images sur le pilier; on lui dit que c'était Gaius, le neveu de l'empereur, et celui qui avait ramené Gaius de mort à vie, c'est-à-dire Ipocras, le plus sage des philosophes. «Oh!» reprit-elle, «celui-là qui peut ramener un homme de mort à vie n'est pas encore né. Que cet Ipocras soit le premier des philosophes, j'y consens; mais, si je voulais m'en entremettre, je n'aurais besoin que d'un jour pour en faire le plus grand fou de la ville.»

Le mot fut rapporté à Ipocras, qui le prit en dédain, parce qu'il avait été dit par une femme. Toutefois il pria l'empereur de lui donner les moyens de voir celle qui avait ainsi parlé.—«Je vous la montrerai demain, quand nous irons faire nos prières au Temple.» De son côté, la dame, à partir de ce jour, prit un plus grand soin de se parer, pour arrêter plus sûrement les regards d'Ipocras.

Le lendemain, à heure de Primes, l'empereur alla, comme il en avait l'habitude, au Temple, et mena Ipocras avec lui. Ils se placèrent aux siéges réservés des clercs. La dame de Gaule eut soin de se mettre en face, et, quand elle se leva pour l'offrande, on admira la beauté de son visage et de ses vêtements. L'empereur alors faisant un signe à Ipocras: «La voilà,» dit-il. Ipocras suivit des yeux la dame à l'aller et au retour; elle, en passant devant leurs siéges, jeta sur lui à la dérobée un regard doux et amoureux; puis, revenue à sa place, elle ne cessa de le regarder, si bien qu'Ipocras fut aussitôt troublé, surpris et enflammé. À la fin du service, il eut grand'peine à regagner son hôtel, se mit au lit et resta plusieurs jours sans manger, le cœur gonflé, les yeux remplis de larmes, et tellement confus qu'il aimait mieux se laisser mourir que d'en révéler la cause.

Toute la ville de Rome fut consternée en apprenant que le grand philosophe était atteint d'un mal qu'il ne pouvait ou ne voulait guérir. Son hôtel était constamment rempli des gens qui venaient demander s'il n'y avait aucune espérance de le sauver. Un jour toutes les dames de la cour se réunirent pour aller le voir, et du nombre se trouva la belle Gauloise, dans la plus riche parure du monde. Quand il les eut toutes remerciées de leur visite, et qu'elles commencèrent à prendre congé, il fit avertir la belle dame de rester, pour lui parler un instant seul à seule. Elle se douta déjà de son intention, et revenant près de son lit: «Ipocras, beau doux ami,» lui dit-elle, «est-il vrai que vous désiriez me parler? Je suis prête à faire tout ce qu'il vous plaira de demander.—Ah! dame,» répondit Ipocras, «je n'aurais pas le moindre mal, si vous m'aviez dit cela plus tôt. Je meurs par vous, pour l'amour dont vous m'avez brûlé. Et si je ne vous ai entre mes bras, comme amant pouvant tout réclamer de son amie, je n'éviterai pas de mourir.—Que dites-vous là?» répond la dame, «mieux vaudrait que je fusse morte, moi et cent autres telles que moi, à la condition de vous laisser vivre. Reprenez courage: buvez, mangez, tenez-vous en joie; nous prendrons notre temps, et je n'entends rien vous refuser.—Grand merci, dame: pensez à votre promesse, quand vous me reverrez à la cour.»

Elle sortit, et Ipocras, à partir de ce moment, revint en couleur, en bonne disposition. Il ne refusa plus les aliments, se leva, et quelques jours suffirent pour que la nouvelle de la guérison du grand philosophe se répandît dans toute la ville. Il reparut à la cour, et Dieu sait l'accueil et la belle chère qu'on lui fit; mais personne ne le reçut plus gracieusement que la dame gauloise qui, mettant sa main dans la sienne, le fit monter au haut de la tour du palais, jusqu'aux créneaux auxquels une longue et forte corde était attachée. «Voyez-vous cette corde, bel ami?» dit-elle.—«Oui.—Savez-vous quel est son usage? Nullement.—Je vais vous le dire. Dans une des chambres de la tour où nous sommes est enfermé Glaucus, le fils du roi de Babylone. On ne veut pas que sa porte soit jamais ouverte: quand il doit manger on pose sa viande dans la corbeille que vous voyez attachée près de la terre, et on la fait monter jusqu'à la petite fenêtre qui répond à sa chambre. Beau très-doux ami, écoutez-moi bien; si vous souhaitez faire de moi votre volonté, vous viendrez devant la fenêtre de ma chambre, au-dessous de celle de Glaucus: dès qu'il fera nuit, vous vous placerez dans la corbeille; nous tirerons la corde jusqu'à nous, moi et ma demoiselle; vous entrerez, et nous pourrons converser librement jusqu'au point du jour: vous descendrez comme vous serez monté, et nous continuerons à nous voir aussi souvent qu'il nous plaira.»

Ipocras, loin d'entendre malice à ces paroles, remercia grandement la dame et promit bien de faire ce qu'elle lui proposait, sitôt que la nuit serait venue, et que l'empereur serait couché. Mais il arrive trop souvent qu'on se promet grand plaisir de ce qui doit causer le plus d'ennui, et ce fut justement le cas d'Ipocras. Il ne pouvait détourner les yeux du solier où reposait la dame qu'il devait visiter, et il lui tardait de voir arriver la nuit. Enfin les sergents cornèrent le souper: les nappes mises, l'empereur s'assit et fit asseoir autour de lui ses chevaliers et Ipocras, auquel chacun portait honneur: car il était beau bachelier, le teint brun et amoureux, agréable en paroles, et toujours vêtu de belles robes. Il but et mangea beaucoup au souper, il fut plus avenant, mieux parlant que jamais, comme celui qui comptait avoir bientôt joie et liesse de sa mie. Au sortir de table, l'empereur annonça qu'il irait le lendemain chasser avant le point du jour, et se retira de bonne heure, tandis qu'Ipocras passa chez les dames pour converser et s'ébatre avec elles jusqu'au moment où chacun prit congé pour aller reposer. Minuit arriva: quand tout le monde fut endormi du premier sommeil, Ipocras se leva, se chaussa, se vêtit et s'en vint doucement au corbillon. La dame et sa demoiselle étaient en aguet à leur fenêtre: elles tirèrent la corde jusqu'à la hauteur de la chambre où Ipocras pensait entrer; puis elles continuèrent à tirer, si bien que, le corbillon s'éleva plus de deux lances au-dessus de leur fenêtre. Alors elles attachèrent la corde à un crochet enfoncé dans la tour, et crièrent: «Tenez-vous en joie, Ipocras, ainsi doit-on mener les musards tels que vous.»

Or ce corbillon n'était pas là pour transporter les denrées au fils du roi de Babylone: il servait à exposer les malfaiteurs avant d'en faire justice, comme les piloris établis aujourd'hui dans les bonnes villes. On peut juger quelles furent la douleur et la confusion d'Ipocras en entendant les paroles de la dame, et en se voyant ainsi trompé. Il demeura dans cette corbeille toute la nuit et le lendemain jusqu'à vêpres: car l'empereur ne revint de la chasse que tard, et ne put auparavant savoir mot de ce qui ne manqua pas de faire l'entretien de toute la ville. Dès que le jour fut levé, et qu'on aperçut le corbillon empli: «Allons voir,» se dit-on l'un l'autre, «allons voir quel est le malfaiteur qu'on a exposé, si c'est un voleur ou bien un meurtrier.» Et quand on reconnut que c'était Ipocras, le sage philosophe, le bruit devint plus fort que jamais. «Eh quoi! c'est Ipocras!—Eh! qu'a-t-il fait? Comment a-t-il pu mériter si grande honte?»—On avertit les sénateurs, on s'enquiert d'eux si le jugement vient d'eux ou de l'empereur; mais personne ne sait en donner raison. «L'empereur,» disait-on, «n'a pu ordonner cela; il aimait trop Ipocras; il sera très-courroucé en apprenant qu'on l'a si indignement traité: il faut descendre la corbeille.—Non,» disaient les autres, «encore ne savons-nous bien si l'empereur n'a pas eu ses raisons d'agir ainsi. En tout cas, il aura bien mal reconnu les grands services qu'Ipocras a rendus à lui et à tant d'autres bonnes gens de la ville.»

Ainsi parlaient petits et grands autour de la corbeille, si haut levée qu'une pelote la mieux lancée n'aurait pu l'atteindre. Pour Ipocras, il avait remonté son chaperon, et se tenait si profondément pensif qu'il se fût laissé volontiers tomber, sans l'espoir qu'il gardait de se venger. Cependant l'empereur revint de sa chasse, tout joyeux de la venaison qu'il rapportait. Il aperçut le corbillon, et demanda quel était le malfaiteur qu'on y avait exposé. «Eh! Sire, ne le savez-vous pas? c'est Ipocras, votre grand ami; n'est-ce pas vous qui avez ordonné de le punir ainsi?—Moi, puissants dieux! avez-vous pu le croire? Qui osa lui faire un tel affront? Malheur à lui, je le ferai pendre. Qu'on descende la corbeille, et qu'on m'amène Ipocras.»

Il fut sur-le-champ descendu. L'empereur, en le voyant venir, courut au-devant et lui jetant les bras au cou: «Ah! mon cher Ipocras, qui vous a pu faire une pareille honte?—Sire,» répondit-il tristement, «je ne sais, et, quand je le connaîtrais, je ne saurais dire pourquoi. Je dois attendre patiemment le moment d'en avoir satisfaction.» Quelque soin que prît l'empereur de lui en faire dire plus, il ne put y parvenir; Ipocras, évitant avec grand soin de parler de rien qui pût rappeler sa triste aventure.

Seulement, à partir de ce jour, il cessa de visiter les malades et de répondre à ceux qui vinrent le consulter sur leurs infirmités. L'empereur, auquel tout le monde se plaignait du silence d'Ipocras, eut beau le prier, il répondit qu'il avait perdu toute sa science, et qu'il ne la pourrait retrouver qu'après avoir obtenu vengeance de la honte qu'on lui avait faite.

Revenons maintenant à la belle dame, la plus heureuse d'entre toutes les femmes, pour avoir ainsi trompé le plus sage des hommes. Elle ne s'en tint pas encore là; mais, faisant venir un orfèvre de Rome qu'elle connaissait beaucoup, et, comme elle, venu des parties de la Gaule, elle lui dit, sous le sceau du secret, ce qu'elle avait fait d'Ipocras. «Je vous prie maintenant,» lui dit-elle, «de disposer pour moi une table dorée de votre meilleur travail, avec l'image d'Ipocras au moment où il entre dans la corbeille, à laquelle tiendra une corde. Dès que vous l'aurez faite, vous attendrez la nuit, et vous la porterez vous-même sur le pilier où sont déjà les images d'Ipocras et de Gaius. Surtout, si vous aimez votre vie, faites que personne ne sache rien de tout cela.» L'orfèvre promit tout, et la table qu'il exécuta fut plus belle, l'image d'Ipocras plus fidèle que la dame ne l'avait espéré.

Quand il fut parvenu secrètement à la fixer sur le pilier, durant une nuit des plus sombres, toute la ville la vit flamboyer le lendemain aux premiers rayons du soleil. Ce fut pour tous un nouveau sujet de surprise et de chuchotements qui tournaient encore à la honte d'Ipocras: on se souvenait de son aventure, on se demandait qui pouvait l'avoir aussi bien représentée. L'empereur était alors absent de la ville: quand il y revint, un de ses premiers soins fut de paraître aux fenêtres avec Ipocras. Ayant arrêté les yeux sur les deux images: «Quel sens a cette nouvelle table,» dit-il au philosophe, «et qui a pu oser la placer sans mon ordre?—Ah! Sire,» répondit Ipocras, n'y voyez-vous pas l'intention d'ajouter à ma honte? Si vous m'aimez, ordonnez, je vous prie, que la table et les statues soient abattues sur-le-champ; autrement, je quitterai la ville et vous ne me reverrez jamais.»

L'empereur fit ce qu'Ipocras désirait, et c'est ainsi qu'on perdit le souvenir du séjour du grand médecin dans la ville et de ses merveilleuses guérisons. La dame ne s'en félicita que plus d'avoir réduit à néant la renommée de celui qu'on disait le plus sage des hommes. Pour Ipocras, on ne le vit plus rire et se jouer avec les dames: il restait dans sa chambre et répondait à peine à ceux qui se présentaient pour jouir de son entretien. Un jour qu'il était tristement appuyé à l'une des fenêtres du palais, il vit sortir, d'un trou pratiqué sous les degrés, un nain boiteux et noir, au visage écrasé, aux yeux éraillés, aux cheveux hérissés, en un mot, la plus laide créature que l'on pût imaginer. Le malheureux vivait des reliefs de la table et des aumônes que lui faisaient les gens du palais. L'empereur, ému de compassion, lui avait permis de placer dans ce trou un méchant lit et d'en faire sa demeure ordinaire.

Ipocras choisit ce monstre pour l'instrument de sa vengeance. Il alla cueillir une herbe dont il connaissait la vertu, fit sur elle un certain charme, et quand il l'eut conjurée comme il l'entendait, il s'en vint au bossu, et se mit à parler et plaisanter avec lui. «Vois-tu,» lui dit-il, «cette herbe que je tiens à la main? Si tu pouvais la faire toucher à la plus belle femme, à celle que tu aimerais le mieux, tu la rendrais aussitôt amoureuse de toi, et tu ferais d'elle ta volonté.—Ah!» reprit le bossu, «vous me gabez, sire Ipocras. Si j'avais une herbe pareille, j'éprouverais sa vertu près de la plus belle dame de Rome, celle qui vint de Gaule.—Promets-moi,» reprend Ipocras, «que tu ne la feras toucher à nulle autre et que tu me garderas le secret.—Je vous le promets sur ma foi et sur nos dieux.»

L'herbe fut donnée, et le lendemain, de grand matin, le nain se plaça sur la voie que l'on suivait pour aller au temple. Quand la dame de Gaule passa devant lui, il s'approcha, et, tout en riant: «Ah! Madame, que vous avez la jambe belle et blanche! Heureux le chevalier qui pourrait la toucher!» La dame était en petits souliers ouverts que l'on appelle escarpins; le nain l'arrêta par le pan de son hermine, et, portant l'autre main sur le soulier étroitement chaussé, appliqua l'herbe sur le bas de la jambe, en disant: «Faites-moi l'aumône, Madame, ou donnez-moi votre amour.» La dame passa tête baissée sans mot répondre: mais sous sa guimpe elle ne put se tenir de sourire. Arrivée au temple avec les autres, elle se sentit tout émue et ne put dire sa prière. Elle devint toute rouge, en ne pouvant détourner du nain sa pensée: si bien qu'elle fit un grand effort pour ne pas revenir à l'endroit où il lui avait parlé. Elle ne suivit pas ses demoiselles au retour du temple, mais retourna précipitamment à sa chambre, se jeta sur son lit, fondit en larmes et en soupirs tout le reste du jour et la nuit suivante. Quand vint la minuit, tout éperdue, elle quitta sa couche, et s'en alla seule vers le repaire du nain, dont la porte était demeurée entr'ouverte. Elle y pénétra, comme si elle eût été poursuivie. «Qui est là?» dit-elle.—«Dame!» répondit le nain, «votre ami, qui vous attendait.» Aussitôt elle se précipita sur lui, les bras ouverts, et l'embrassa mille fois. L'heure de primes arriva qu'elle le tenait encore fortement serré contre son beau corps. Or Ipocras, averti par son valet, l'avait vue arriver aux degrés. Il courut éveiller l'empereur: «Venez, Sire, voir merveilles, venez, vous et vos chevaliers.» Ils descendirent le degré, et arrivèrent au lit du nain, qu'ils trouvèrent amoureusement uni à la belle Gauloise échevelée.

«En vérité,» dit l'empereur en parlant à ses chevaliers, «voilà bien ce qui prouve que la femme est la plus vile chose du monde.» L'emperière, bientôt appelée à voir ce tableau, en témoigna une honte extrême en songeant que toutes les autres femmes souffriraient de l'affront. Comme l'empereur ne voulut pas permettre à la dame de rentrer au palais dans ses chambres, il n'y eut personne à Rome qui ne vînt la visiter sur la couche de l'affreux nain, qu'elle ne pouvait, malgré son dépit, s'empêcher de regarder amoureusement. Telle était l'indignation générale qu'on parlait de mettre le feu au lit et de les brûler tous deux: mais Ipocras s'y opposa vivement, et se contenta d'engager l'empereur à les marier et à donner à la dame la charge de lavandière du palais. Le mariage fut donc célébré à deux jours de là; on leur donna dix livrées de terre et un logis près des degrés. La dame savait travailler en fils d'or et de soie: elle fit des ceintures, des aumônières, des chaperons de drap ornés d'oiseaux et de toute espèce de bêtes; elle amassa dans sa nouvelle condition de grandes richesses, dont elle fit part au nain, qu'elle ne cessa d'aimer uniquement, jusqu'à sa mort; et quand, après dix ans, elle le perdit, elle demeura en viduité et ne voulut jamais entendre à d'autre amour.

Ainsi parvint Ipocras à se venger de la belle dame gauloise, et à prouver que la sagesse de l'homme pouvait l'emporter sur la subtilité de la femme. Dès lors il reprit son ancienne sérénité. Il consentit à visiter, à guérir les malades, et à faire l'agrément des dames et des demoiselles, avec lesquelles il passait tout le temps qu'il ne donnait pas soit à l'empereur, soit à ceux qui se réclamaient de sa haute science.

C'est en ce temps-là qu'un chevalier, revenant à Rome après un grand voyage, se rendit au palais, où l'empereur, après l'avoir fait asseoir à sa table, lui demanda de quel pays il arrivait. «Sire, de la terre de Galilée, où je vis faire les choses les plus merveilleuses à un homme de ce pays. C'est pourtant un pauvre hère; mais il faut avoir été témoin de ses œuvres pour y ajouter la moindre foi.—Voyons,» dit Ipocras, «racontez-nous ces grandes merveilles.—Sire, il fait voir les aveugles, il fait entendre les sourds, il fait marcher droit les boiteux.—Oh!» fit Ipocras, «tout cela, je le puis faire aussi bien que lui.—Il fait plus encore: il donne de l'entendement à ceux qui en étaient privés.—Je ne vois en cela rien que je ne puisse faire.—Mais voilà ce que vous n'oseriez vous vanter d'accomplir: il a fait revenir de mort à vie un homme qui durant trois jours avait été dans le tombeau. Pour cela, il n'eut besoin que de l'appeler: le mort se leva mieux portant qu'il n'avait jamais été.»

«Au nom de Dieu,» dit Ipocras, «s'il a fait ce que vous contez là, il faut qu'il soit au-dessus de tous les hommes dont on ait jamais parlé.—Comment,» dit l'empereur, «l'appelle-t-on?—Sire, on l'appelle Jésus de Nazareth, et ceux qui le connaissent ne doutent pas qu'il ne soit un grand prophète.—Puisqu'il en est ainsi», dit Ipocras, «je n'aurai pas de repos avant d'être allé en Galilée pour le voir de mes propres yeux. S'il en sait plus que moi, je serai son disciple; et, si j'en sais plus que lui, je prétends qu'il soit le mien.»

Il prit congé de l'empereur à quelques jours de là, et se dirigea vers la mer. Dans le port arrivait justement Antoine, roi de Perse, menant le plus grand deuil du monde pour son fils Dardane, qui venait de succomber après une longue maladie[92]. Ipocras, apprenant ces nouvelles, descendit de sa mule et alla trouver le roi; puis, sans lui parler, il se tourna vers la couche où Dardane était étendu comme celui qu'on se dispose à ensevelir. Il l'examina avec attention: le pouls ne battait plus, les lèvres seules, légèrement colorées, laissaient quelque soupçon d'un dernier souffle de vie. Il demanda un peu de laine, il en tira un petit flocon qu'il posa devant les narines du gisant. Ipocras vit alors les fils légèrement venteler, et, se tournant aussitôt vers le roi Antoine: «Que me donnerez-vous, Sire, si je vous rends votre fils?—Tout ce qu'il vous conviendra de demander.—C'est bien! je ne réclamerai qu'un don; et je vous en parlerai plus tard.» Alors Ipocras prit un certain électuaire, qu'en ouvrant la bouche du malade, il fit pénétrer sur la langue. Quelques minutes après, Dardane poussa un soupir, ouvrit les yeux et demanda où il était. Ipocras ne le perdit pas un instant de vue, le ramena peu à peu des bords du tombeau à la plus parfaite santé, si bien que, le huitième jour, il put se lever et monter à cheval comme s'il n'avait jamais eu le moindre mal. Cette guérison fit encore plus de bruit que celle de Gaius; les simples gens disaient qu'il avait ressuscité un mort, et qu'il était un dieu plutôt qu'un homme; les autres se contentaient de le regarder comme le plus grand, le plus sage des philosophes.

Antoine ne savait comment il pourrait reconnaître le grand service qu'Ipocras venait de lui rendre; et, comme son intention était d'aller visiter le roi de Tyr, qui avait épousé sa fille, il proposa à Ipocras de le conduire en Syrie. Ils se mirent en mer, et arrivèrent après une heureuse traversée. Antoine, en présentant Ipocras à son gendre, lui raconta comment il avait rendu la santé à son fils, et le roi de Tyr prit en si grande amitié le philosophe qu'il s'engagea, comme Antoine, à lui accorder tout ce qu'il lui demanderait, à la condition de rester quelque temps auprès de lui.

Ce prince avait une fille de l'âge de douze ans, très-belle et avenante, autant qu'on pouvait l'imaginer. Ipocras ne fut pas longtemps sans en devenir amoureux. Un jour, se tenant entre le roi de Perse et celui de Tyr: «Chacun de vous,» leur dit-il, «me doit un don. Le moment est venu de vous acquitter. Vous, roi de Tyr, je vous demande la main de votre fille. Et vous, roi de Perse, je vous demande de faire en sorte qu'elle me soit accordée.» Les deux rois, d'abord fort étonnés, demandèrent le temps de se conseiller. «En vérité,» dit le roi de Tyr, «je n'entends pas que ma fille me fasse manquer à mon serment.—Je vous approuve,» reprit le roi Antoine, «car, pour m'acquitter envers Ipocras, j'irais jusqu'à vous enlever la demoiselle, afin de la lui donner.» Ainsi devint Ipocras le gendre du roi de Tyr; les noces furent belles et somptueuses. On s'étonnerait aujourd'hui d'un semblable mariage; mais autrefois les philosophes étaient en aussi grand honneur que s'ils avaient tenu le plus puissant état. Les temps sont bien changés.

Après les noces, Ipocras, s'adressant à ceux qui connaissaient le mieux la mer, les pria de lui indiquer une île voisine de Tyr qui lui offrît une habitation agréable et sûre. Ils lui indiquèrent l'île alors appelée au Géant, parce qu'elle avait appartenu à un des plus puissants géants dont on ait parlé, et qu'avait mis à mort Hercule, parent du fort Samson. Ipocras s'y fit conduire, et, la trouvant bien à son gré, donna le plan de ces belles constructions, dont les messagers en quête de Nascien avaient admiré les dernières traces.

Or la fille du roi de Tyr, orgueilleuse de sa naissance, avait à contre-cœur épousé un simple philosophe: elle ne put l'aimer, et ne songeait qu'aux moyens de le tromper et de se défaire de lui. Il n'en était pas ainsi d'Ipocras, qui la chérissait plus que lui-même, mais qui, depuis l'aventure de la dame de Gaule, ne se fiait en aucune femme. Il avait fait une coupe merveilleuse dans laquelle tous les poisons, même les plus subtils, perdaient leur force, par la vertu des pierres précieuses qu'il y avait incrustées. Maintes fois, sa femme lui prépara des boissons envenimées, qu'elle détrempait du sang de crapauds et couleuvres; Ipocras les prenait sans en être pour cela moins sain et moins allègre: si bien qu'elle s'aperçut de la vertu de la coupe. Alors elle fit tant qu'elle parvint à s'en emparer; tout aussitôt elle la jeta dans la mer. Grand dommage assurément, car nous ne pensons pas qu'on l'ait encore retrouvée.

Il en fit une autre aussitôt, moins belle, mais de plus grande vertu; car il suffisait de la poser sur table pour enlever à toutes les viandes qu'on y étalait leur puissance pernicieuse. Il fallut bien que la méchante femme renonçât à l'espoir de faire ainsi mourir son mari. Et c'était déjà beaucoup de l'avoir détourné de se rendre en Judée pour y voir les merveilles accomplies par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui eût été son sauveur, comme il sera celui de tous les hommes qui ont cru et qui croiront en lui.

Il arriva que le roi Antoine, tenant grande cour, fit prier Ipocras de venir le voir: Ipocras y consentit, emmenant avec lui sa femme, qu'il aimait toujours sans qu'elle lui en sût le moindre gré. La cour fut grande et somptueuse, les festins abondants et multipliés. Un jour, en sortant de table, après avoir bu et mangé plus que de coutume, Ipocras, voulant prendre l'air, conduisit sa femme devant les loges, ou galeries, qui répondaient à la cour. Comme ils étaient appuyés sur le bord des loges, ils virent passer devant eux une truie en chaleur que suivait un verrat. «Regardez cette bête,» dit alors Ipocras. «Si on la tuait au moment où elle est ainsi échauffée, il n'est pas d'homme qui pût impunément manger de la tête.—Sire, que dites-vous là?» fit sa femme. «Comment! on en mourrait, et sans remède?—Assurément; à moins qu'on ne bût aussitôt de l'eau dans laquelle la hure aurait été cuite.»

La dame fit grande attention à ces paroles: elle n'en laissa rien voir, sourit et changea de conversation. On entendit alors le son des tambours et des instruments; Ipocras la quitta pour aller aux ménétriers. Elle, sans perdre de temps, appela le maître-queux, et lui désignant la truie: «Monseigneur Ipocras désire manger de la tête de cette bête à souper, ayez soin d'en mettre dans son écuelle: voici pour votre récompense. Et vous aurez encore soin, quand la tête sera préparée, de jeter l'eau dans laquelle elle aura bouilli sur un tas de pierres ou dans un fumier.—Je n'y manquerai pas,» dit le queux. Il accommoda la tête; on corna le souper, les nappes furent mises; quand on eut lavé, le roi s'assit, et fit placer Ipocras et les autres. Or, Ipocras était l'homme du monde qui aimait le mieux un rôt de tête de porc. Dès qu'il en vit son écuelle chargée, il se fit un plaisir d'en manger. Mais à peine le premier morceau eut-il passé le nœud de la gorge qu'il sentit une grande oppression dans son pouls et dans son haleine. Alors son premier mot fut: «Je suis un homme mort, et je meurs par ma faute; qui n'est pas maître de son secret ne l'est pas de celui des autres.» Il quitta la table aussitôt, courut à la cuisine et demanda au maître queux l'eau dans laquelle avait été mise la tête de la truie.—«Je l'ai jetée,» dit l'autre, sur le fumier que vous voyez.» Ipocras y courut, essaya d'aspirer quelques gouttes de cette eau, mais en vain; la fièvre, une soif ardente le saisit: et quand il sentit qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre, il fit approcher le roi et lui dit: «Sire, je ne devais avoir confiance en aucune femme, je meurs par ma faute.—Ne connaissez-vous,» dit Antoine, «aucun remède?—Il y en a bien un; ce serait une grande table de marbre qu'une femme entièrement nue parviendrait à chauffer au point de la rendre brûlante.—Eh bien! faisons l'essai, et, puisque votre femme est la cause de votre mort, c'est elle que nous étendrons sur le marbre.—Oh! non,» dit Ipocras, «elle en pourrait mourir.—Comment!» reprit le roi, «je ne vous comprends pas. Vous craignez pour la vie de celle qui vous donne la mort! Tout le monde doit la haïr, et vous l'aimez encore! Oh! que c'est bien là nature d'homme et de femme! Plus nous les aimons, plus nous plions devant leurs volontés, et plus elles se donnent de mal afin de nous perdre.» Mais Ipocras parlait ainsi pour mieux assurer sa vengeance. La dame fut donc étendue sur le marbre, et, le froid de la pierre la gagnant peu à peu, elle mourut dans de cruelles angoisses, une heure avant Ipocras, qui ne put s'empêcher de dire: «Elle voulait ma mort, elle ne l'a pas vue, je vivrai plus qu'elle. Je demande au roi, pour dernière grâce, qu'il me fasse conduire dans l'île qui, désormais, sera nommée l'île d'Ipocras. Je désire que mon corps soit déposé dans la tombe qu'on trouvera sous le portique, et qu'on trace sur la dalle de marbre les lettres qui diront:

«Ci-gît Ipocras, qui souffrit et mourut par l'engin et la malice des femmes[93]

V.
LES CHRÉTIENS ARRIVENT LES UNS APRÈS LES AUTRES SUR LES CÔTES DE LA GRANDE-BRETAGNE.

On ne retrouve pas, et il s'en faut de beaucoup, dans toutes les parties du Saint-Graal, l'agrément de l'histoire d'Ipocras et de la nef de Salomon. Le romancier n'évite pas les répétitions, les digressions ascétiques, les incidents qui font perdre de vue le but. Nous passerons rapidement à travers ces landes péniblement arides. Au point où nous sommes arrivés, il nous reste à conduire tous les nouveaux chrétiens sur le rivage de la Grande-Bretagne où les attend déjà Joseph d'Arimathie. Tandis que les deux belles-sœurs, la reine Sarracinthe et la duchesse Flégétine, soupirent après le retour des cinq messagers qu'elles ont envoyés en quête de leurs époux, le jeune Célidoine, comme on l'a vu plus haut, a retrouvé son père Nascien dans l'Île Tournoyante où il avait été transporté. De là, recueillis par la nef de Salomon, ils ont pu rejoindre en pleine mer le navire qui conduisait le roi Mordrain.

Quant aux messagers, nous les avons laissés dans l'île d'Ipocras avec la demoiselle de Perse, fille du roi Label; ils y sont visités à plusieurs reprises et par le démon, qui, sous diverses formes, les invite à revenir au culte des idoles, et par Jésus-Christ, qui les fortifie dans leur nouvelle créance. Le roi Mordrain et le duc Nascien nous ont habitués déjà aux épreuves de ce genre. Disons seulement que, s'étant remis en mer, ils rejoignent ceux qu'ils cherchaient. Mais à peine se sont-ils reconnus, que saint Hermoine, cet ermite auquel Nascien avait dédié une église dans sa ville d'Orbérique, fend les eaux sur un léger esquif et vient prendre Célidoine pour le conduire en Grande-Bretagne. Cependant Mordrain et Nascien retournent en Orient, sans doute pour avoir occasion d'introduire dans leurs récits un nouveau personnage, le fils naturel du roi de Sarras, nommé Grimaud ou Grimal, le Grimaldi des Italiens. Ses aventures nous occuperont tout à l'heure. Disons tout de suite que Nascien, avant d'obéir au nouvel ordre céleste qu'il reçoit de retourner en Occident, est arrêté par le géant Farin, parent éloigné de Samson Fortin, ou le fort, et par Nabor, son sénéchal, que Flégétine avait envoyé pour l'obliger à revenir à Orbérique. Le géant est tué par Nabor, et Nabor est frappé de mort subite, au moment où il va lui-même immoler Nascien. La nef de Salomon transporte ensuite sur le rivage du pays de Galles Nascien et les chrétiens qui n'avaient pas su profiter de la chemise de Josephe, pour faire cette longue traversée. Dans la ville de Galeford, Nascien retrouve son fils Célidoine travaillant à convertir le duc Ganor. Le roi de Northumberland veut obliger Ganor à garder ses idoles, et perd une grande bataille; Nascien lui tranche la tête, est reconnu roi de Northumberland, et les habitants de la contrée reçoivent la religion que les Asiatiques leur apportent.

Il y avait pourtant à Galeford cinquante obstinés qui, pour éviter le baptême, résolurent de quitter le pays. À peine entrés en mer, une horrible tempête engloutit leur vaisseau et rejette leurs cadavres sur le rivage. Ganor, sur l'avis de Josephe, fit élever une tour fermée de murailles sous lesquelles on déposa le corps des cinquante naufragés. Ce monument, appelé la Tour du Jugement ou des Merveilles, donnera lieu plus tard à de grandes aventures. La tour brûle d'un feu permanent qui en défend l'approche aux profanes, et trois chevaliers de la cour d'Artus pourront seuls pénétrer dans l'enceinte, avant d'accomplir les épreuves qui doivent précéder la découverte du Graal.

Pour l'évêque Josephe, après avoir achevé la conversion des habitants du Northumberland, il revient sur ses pas et entre dans le pays de Norgalles. Là règne le roi Crudel, qui, loin de recevoir avec bonté les chrétiens, les fait jeter en prison et défend qu'on leur porte la moindre nourriture. Jésus-Christ devient alors leur pourvoyeur, et, pendant les quarante jours que dure leur captivité, ils croient, grâce à la présence du saint Graal, que toutes les meilleures épices leur sont abondamment servies.

Le roi Mordrain, avant d'être une seconde fois averti de quitter Sarras, avait confié le gouvernement de son royaume aux deux barons auxquels il se fiait le plus, tandis que Grimaud, son fils bâtard, résidait dans la ville de Baruth ou Beyrout. Mordrain reparut en Bretagne avec une armée considérable, cette fois emmenant avec lui la reine Sarracinthe, la duchesse Flégétine et la fille du roi Label, baptisée sous ce même nom de Sarracinthe. Un seul incident marque la traversée de Mordrain.

Le châtelain de la Coine (Iconium), qui faisait partie de la flotte, nourrissait depuis longtemps un coupable amour pour la duchesse Flégétine; mais il la savait trop vertueuse pour la solliciter. Un démon offrit de lui rendre la duchesse favorable, s'il voulait faire un pacte avec lui. Le châtelain renia Dieu et fit hommage au malin esprit, lequel, prenant aussitôt les traits de Flégétine, permit au châtelain d'assouvir sa passion criminelle. Alors une violente tempête s'éleva sur la mer et menaça d'engloutir toute la flotte; un saint ermite, éclairé par un songe, conseille au roi d'arroser d'eau bénite le vaisseau qui portait le châtelain. On voit aussitôt la fausse duchesse entraîner dans l'abîme le châtelain de la Coine, en criant: «J'emporte ce qui m'appartient.» L'orage s'apaise, et la flotte fend tranquillement les flots jusqu'à l'endroit de la Grande-Bretagne où l'Humbre tombe dans la mer, à trois petites lieues de Galeford[94].

À peine installé, Mordrain, obéissant à la voix céleste, partagea le lit de la bonne reine Sarracinthe, et engendra en elle un fils, plus tard roi de Sarras. La reconnaissance du roi Mordrain et des dames avec Nascien et Célidoine est suivie du long récit d'un double combat entre les Northumberlandois nouvellement convertis et les Norgallois. On y retrouve plusieurs épisodes de la bataille livrée par Évalac et Seraphe au roi d'Égypte Tholomée. Ici Crudel, le roi de Norgalles, est immolé par Mordrain, et les sujets de Crudel consentent à reconnaître un Dieu qui fait ainsi triompher ceux qui croient en lui. Les deux Joseph, enfermés dans les prisons de Crudel et privés de nourriture depuis quarante jours[95], avaient, par bonheur, ainsi que nous l'avons dit plus haut, été repus par la grâce de Jésus-Christ et du Graal. Le chevalier, envoyé par Mordrain dans le souterrain où ils avaient été jetés, fut d'abord ébloui de la clarté dont les arceaux étaient illuminés, et qui semblait l'effet de trente cierges ardents. Il appela les deux Joseph, leur apprit la mort de Crudel, l'arrivée de Mordrain et la conversion des Norgallois: une belle église fut bâtie dans la cité de Norgalles. Mais ici le roi Mordrain, si lent à croire et si facilement disposé à la défiance, reçoit le châtiment de sa curiosité téméraire, comme on le va voir.

Josephe avait fait porter dans la chambre de ce prince l'arche qui contenait le Graal. Les chrétiens se rendirent au service ordinaire, puis allèrent recevoir la grâce. Le roi, qui lui-même en avait ressenti les délicieux effets, dit qu'il ne souhaitait rien tant que de voir de ses yeux, dans l'arche, l'intérieur du sanctuaire d'où semblait venir le don de cette grâce. Malgré les blessures qu'il avait reçues dans les combats précédents, il se lève de son lit, passe sur sa chemise un surcot et s'avance jusqu'à la porte de l'arche, en telle sorte que sa tête et ses épaules étaient dans l'intérieur. Alors il considéra la sainte écuelle placée près du calice dont Josephe se servait pour accomplir le sacrement. Il vit l'évêque revêtu des beaux vêtements dans lesquels il avait été sacré de la main de Jésus-Christ. Tout en les admirant, il reportait vivement ses regards sur la sainte écuelle qui lui offrait bien d'autres sujets d'admiration. Nul esprit ne pourrait penser, nulle bouche dire tout ce qui lui fut découvert. Il s'était, jusqu'à présent, tenu agenouillé, la tête et les épaules en avant: il se relève, et tout aussitôt sent dans tous ses membres un tremblement, un frisson qui devait l'avertir de son imprudence. Mais il ne put se décider à faire un mouvement en arrière. Il portait même la tête plus en avant, quand une voix terrible sortant d'une nuée flamboyante: «Après mon courroux, ma vengeance. Tu as été contre mes commandements et mes défenses; tu n'étais pas encore digne de voir si clairement mes secrets et mes mystères. Résigne-toi donc à demeurer paralysé de tous les membres, jusqu'à l'arrivée du dernier et du meilleur des preux, qui, en te prenant dans ses bras, te remettra dans l'état où tu avais été jusqu'à présent.»

La voix cessa, et Mordrain tomba lourdement comme une masse de plomb: de tous ses membres il ne conserva que l'usage de la langue, et ne put de lui-même faire le moindre mouvement. Les premières paroles qu'il prononça furent: «Ô mon Dieu! soyez adoré! Je vous remercie de m'avoir frappé; j'ai mérité votre courroux pour avoir osé surprendre vos secrets.»

Les deux Joseph, Nascien, Ganor, Célidoine, Bron et Pierre, entourant alors le roi, le saisirent et l'emportèrent sur son lit, non sans pleurer en voyant son corps devenu mou et flasque, comme le ventre d'une bête nouvellement écorchée. Pour Mordrain, il répétait qu'au prix de la santé qu'il avait perdue, il ne voudrait pas ignorer ce qu'il avait vu dans l'arche. «Qu'avez-vous donc tant vu?» demanda le duc Ganor.—«La fin,» reprit-il, «et le commencement du monde; la sagesse de toutes les sagesses; la bonté de toutes les bontés; la merveille de toutes les merveilles. Mais la bouche est incapable d'exprimer ce que mes regards ont pu reconnaître. Ne me demandez rien de plus.»

Sarracinthe et Flégétine arrivèrent à leur tour pour gémir de l'infirmité du roi Mordrain. Sans perdre de temps, celui-ci fit approcher Célidoine et sa filleule, la jeune Sarracinthe. «Je vais vous parler,» leur dit-il, de la part de Dieu. Josephe, il vous faut procéder au mariage de ces deux enfants; leur union mettra le comble à tous mes vœux.» Le lendemain, en présence des nouveaux chrétiens de la cité de Longuetown, Célidoine et la fille du roi de Perse furent mariés par Josephe; les noces durèrent huit jours, pendant lesquelles Nascien, le roi de Northumberland, investit son fils du royaume de Norgalles, et le couronna dans cette ville de Longuetown[96]. Le menu peuple fit hommage au nouveau souverain, qui disposa généreusement en leur faveur du grand trésor amassé par le roi Crudel auquel il succédait.

Ce mariage ne pouvait rester stérile. La jeune Sarracinthe mit au monde, avant que l'année ne fût révolue, un fils qu'on nomma Nascien et qui dut succéder à son père.

Après être restés quinze jours à Longuetown, il fallut se séparer; le saint Graal fut ramené à Galeford avec le roi Mehaignié, comme on désignera maintenant Mordrain; on le transporta péniblement en litière. Célidoine demeura dans ses nouveaux domaines, et le romancier, en s'étendant longuement sur ses bons déportements, remarque qu'il chevauchait souvent de ville en ville, et de châteaux en châteaux, fondant églises et chapelles, faisant instruire aux lettres les petits enfants, et gagnant mieux de jour en jour l'amour de tous ses hommes.

Nascien retourna dans le pays de Northumberland avec Flégétine. Comme son fils, il fut grand fondateur d'églises, grand ami de l'instruction des enfants.

À Galeford vinrent, avec le roi Mehaignié, la reine Sarracinthe, Ganor, Joseph et son fils. Peu de jours après leur arrivée, la femme de Joseph mit au monde un fils qui, d'après l'avertissement céleste, fut nommé Galaad le Fort. Le roi Mehaignié, voyant accompli tout ce qu'il avait souhaité, dit à son beau-frère Nascien: «Je voudrais qu'il vous plût me transporter dans un hospice ou ermitage éloigné de toute autre habitation. Le monde et moi n'avons plus aucun besoin l'un de l'autre; je serais un trop pénible fardeau pour ceux que d'autres soins réclament. Trouvez-moi l'asile que je désire, pendant que vous et votre sœur vivez encore: car, si j'attendais votre mort, je risquerais de rester au milieu de gens qui ne me seraient rien.»

Nascien demanda l'avis de Josephe. «Le roi Mehaignié,» dit l'évêque, «a raison. Il est bien éloigné du temps où la mort le visitera; nous ni les enfants de nos enfants ne lui survivrons. Près d'ici, à sept lieues galloises, nous trouverons le réduit d'un bon ermite qui l'accueillera et se réjouira de pouvoir le servir. C'est là qu'il convient de transporter le roi Mehaignié.»

Quand fut disposée la litière sur laquelle on l'étendit, il partit accompagné du roi Nascien, du duc Ganor, des deux Joseph et de la reine Sarracinthe. L'ermitage où ils s'arrêtèrent était éloigné, comme avait dit Josephe, de toute habitation. On lui avait donné le nom de Milingène, qui en chaldéen a le sens de «engendré de miel», en raison des vertus et de la bonté des prudhommes qui l'avaient tour à tour occupé. On déposa le roi Mehaignié à l'angle avancé de l'autel, sur un lit enfermé dans une espèce de prosne en fer[97]. De là pouvait-il voir le Corpus Domini toutes les fois que l'ermite faisait le sacrement. Dans l'enceinte de fer était pratiquée une petite porte qui lui permettait de suivre des yeux le service de l'ermite. Quand il fut là déposé, le roi demanda qu'on lui présentât l'écu qu'il avait autrefois porté en combattant Tolomée-Seraste, et qui sur un fond blanc portait l'empreinte d'une croix vermeille. On le pendit au-dessus du lit, et le roi Mehaignié dit en le regardant: «Beau sire Dieu! aussi vrai que j'ai vu sans en être digne une partie de vos secrets, faites que nul ne tente de pendre cet écu à son col, sans être aussitôt châtié, à l'exception de celui qui doit mener à fin les merveilles du royaume aventureux, et mériter d'avoir après moi la garde du vaisseau précieux.» On verra que Dieu accueillit favorablement cette prière. Depuis ce moment, le roi Mehaignié ne prit aucune autre nourriture qu'une hostie consacrée par l'ermite, et que celui-ci lui posait dans la bouche, après la messe. Il était entré dans l'ermitage l'an de grâce 58, la veille de la saint Barthélemy apôtre.

La reine Sarracinthe résista à toutes les prières que lui firent Nascien, Ganor et les deux Joseph pour retourner avec eux à Galeford. Elle préféra demeurer auprès du roi Mehaignié, jusqu'aux jours où, plus avancée dans sa grossesse, elle revint à Galeford pour donner naissance à l'enfant qui lui avait été prédit, et qui fut nommé Éliézer. Quittons maintenant la Grande-Bretagne, où déjà nous avons établi les rois Mordrain, Nascien et Célidoine, où sont nés les infants Nascien, Galaad et Éliézer, et retournons pour la dernière fois en Syrie et en Égypte[98].

VI.
HISTOIRE DE GRIMAUD.

Grimaud, nous l'avons dit, était un fils naturel du roi Mordrain. Après le départ de son père, il s'était rendu dans Orbérique pour défendre cette ville assiégée par le roi d'Égypte, successeur de Tolomée-Seraste. Il avait alors seize ans, et déjà c'était un bachelier incomparable; grand, beau, gracieux, vaillant, rempli de sagesse. Il chantait bien, il avait appris les lettres tant chrétiennes que païennes. Son arrivée dans Orbérique, en ranimant le courage des assiégés, fut le signal d'une heureuse succession de sorties et d'attaques dans lesquelles il conserva toujours l'avantage. Le récit de ces combats multipliés semble animer le romancier d'une verve toujours nouvelle. Ce ne sont que surprises, stratagèmes, combats acharnés, prudentes retraites. Grimaud forme toujours les meilleurs plans, combat toujours aux premiers rangs, immole les chefs les plus redoutés, et sait le mieux profiter de ses avantages. Après avoir résisté sept ans aux Égyptiens, les habitants d'Orbérique s'accordèrent à désirer de le voir succéder à leur roi Mordrain, dont on n'espérait plus le retour. Mais Grimaud aurait cru commettre un méfait en acceptant la couronne, avant d'être assuré que son père y eût renoncé. Et quand il vit qu'il ne pourrait résister au vœu des gens du pays, il quitta furtivement la ville. Puis, dès qu'il se vit à l'abri des poursuites, il renvoya le seul écuyer qui l'avait accompagné, pour avertir Agénor, gouverneur de Sarras, qu'il avait résolu de visiter l'Occident, dans l'espoir d'y retrouver son père et de le décider à revenir.

Il commença sa quête en entrant vers la chute du jour dans une forêt. Le chant des oiseaux et la douceur du temps l'avaient plongé dans une profonde rêverie, d'où il n'était sorti qu'en sentant une branche d'arbre contre laquelle s'était heurté son front. Il était engagé dans une voie peu sûre; il voulut continuer, et fit bientôt rencontre d'une quarantaine de fourrageurs égyptiens qui menaçaient de mort un pauvre ermite, s'il ne leur découvrait un trésor caché, suivant eux, près de sa retraite. Attaquer les malfaiteurs, les frapper, les tuer ou mettre en fuite, fut pour Grimaud l'affaire d'un moment; le bon ermite, après l'avoir remercié, le retint pour la nuit dans son ermitage et lui prédit la meilleure fortune, s'il n'oubliait pas, dans le cours de ses aventures, trois recommandations: la première, de préférer les chemins ferrés aux voies étroites et peu battues; la seconde, de ne prendre jamais pour confident ni pour compagnon un homme roux; la troisième, de ne jamais loger chez le vieux mari d'une jeune femme. Grimaud promit de suivre les bons avis du pieux solitaire. Puis il revêtit ses armes à l'exception du heaume, monta à cheval et continua sa route à travers la forêt. Bientôt il fit rencontre d'une caravane de marchands réunis autour d'une belle fontaine qu'ombrageait un grand sycomore. Ces voyageurs reposaient pour donner à leurs chevaux le temps de paître. Grimaud les salua; les marchands, reconnaissant à ses armes, à son écu, à son grand coursier, qu'ils avaient devant eux un chevalier, se levèrent et le prièrent de partager leur repas. Grimaud accepta, et, de son côté, leur fit offre de services. «Nous devons,» disent les marchands, «gagner à l'entrée de la nuit l'hôtel d'un de nos amis; mais il y a pour y arriver un pas assez difficile à traverser; nous vous prions de vouloir bien nous accompagner et d'accepter le même gîte.—J'y consens; prenez seulement les devants, restez dans le chemin le mieux frayé, et je ne tarderai pas à vous rejoindre.»

Ils partirent pendant que Grimaud, retenu par l'agrément du lieu, se laissait surprendre au sommeil. En se réveillant, il remonta et suivit le meilleur chemin jusqu'à la sortie de la forêt; mais, arrivé là, il entendit de grands cris, un grand cliquetis d'armes. C'est que les marchands, engagés dans un étroit sentier qui semblait plus direct, avaient été assaillis par une bande de quinze voleurs, pourvus de chapeaux de fer et de gambesons, armés d'épées, de couteaux aigus et de grandes plommées. Ils ne trouvaient qu'une faible résistance de la part de gens qui n'avaient d'autre arme que des épées et des bâtons. Plusieurs furent blessés, les autres se répandirent çà et là en appelant à leur aide, tandis que les larrons détroussaient leurs quarante chevaux chargés des plus précieuses marchandises. Grimaud, entendant des cris, se hâta de lacer son heaume, et revint sur ses pas jusqu'au chemin fourché que les marchands avaient eu, malgré son avis, l'imprudence de choisir: il atteignit les brigands et renversa les premiers qui se présentèrent. À mesure qu'il les désarçonnait, les marchands dispersés revenaient à lui et achevaient de tuer ceux qu'il avait abattus. Sauvés par la valeur du chevalier inconnu, ils lui rendirent mille actions de grâces. «Qu'au moins,» dit Grimaud, «cela vous apprenne à ne jamais quitter la grande voie pour le chemin de traverse.»

Le château, c'est-à-dire la ville fortifiée dans laquelle se trouvait l'hôtel des marchands, se nommait Methonias. Elle était entourée de murs et de belles et fortes tournelles, habitée par nombre de bourgeois riches et aisés. L'hôte chez lequel ils arrivèrent était d'un grand âge: il avait une femme jeune et belle, mais assez orgueilleuse pour refuser de partager le lit de son vieil époux.

Les marchands descendirent les premiers; Grimaud en arrivant vit à l'entrée de la porte le prud'homme, et près de lui sa femme, brillante et richement parée, comme pour une grande fête annuelle. Il se souvint de la recommandation de l'ermite et détourna son cheval. «Quoi! sire,» lui dirent les marchands, «ne voulez-vous héberger avec nous? L'hôte est riche et courtois, vous n'avez pas à craindre d'être mal reçu.—Il en sera ce que vous voudrez, mais je trouve cet hôtel dangereux pour vous et pour moi. Je prendrai logis près de vous, non avec vous.»

Il frappa à la maison voisine, occupée par un bachelier de prime barbe, dont la femme brune, belle, gracieuse et de même âge, aimait son mari autant qu'elle en était aimée. Six des marchands, pour ne pas laisser Grimaud sans compagnie, voulurent partager son hôtel. Le bachelier et la dame vinrent à leur rencontre, et les accueillirent en gens des mieux appris. Les chevaux, conduits à l'étable, furent abondamment fournis de litière, d'avoine et de foin; l'hôte reçut la lance, l'écu et le heaume du chevalier; la dame prit son épée et le conduisit dans une belle chambre où elle le désarma, prépara l'eau chaude dont elle voulut elle-même laver son visage et son cou noirci et camoussé par les armes et les luttes précédentes; elle l'essuya avec une toile blanche et douce, puis lui mit sur les épaules un manteau vert fourré d'écureuil, pour prévenir le passage trop subit du frais à l'excessive chaleur. Alors le chevalier monta au solier: avant de penser à reposer, il alla s'appuyer sur la fenêtre, pour recevoir le vent frais; car on était en été, et la chaleur était grande.

Comme il laissait courir son regard çà et là, il aperçut un clerc aux cheveux roux, mais élégamment vêtu, qui allait et venait devant l'hôtel du prud'homme. La jeune épouse du vieillard avança bientôt la tête, et le clerc, après lui avoir témoigné l'intention de passer la nuit avec elle, s'éloigna. Grimaud vint alors prendre place au souper plantureux et bien servi. Les nappes ôtées, ils allèrent, le bachelier, les six marchands et Grimaud, promener dans le jardin, pendant que la dame faisait dresser les lits dans une chambre du rez-de-chaussée dont la porte et les fenêtres s'ouvraient comme on voulait sur la rue. Cela fait, elle rejoignit les hôtes dans le jardin. «Tout,» leur dit-elle, «est prêt, et vous pourrez aller reposer quand il vous plaira.» On donna de nouveau pâture de blé aux chevaux, et le bachelier se sépara d'eux. Grimaud fit un premier somme, se vêtit, vint à la fenêtre et écouta si tout dans la rue était tranquille.

Il était alors environ minuit. Grimaud ne fut pas longtemps sans entendre le clerc frapper à la porte où reposait la dame de l'autre hôtel. Il la vit sortir en chemise, le corps seulement enveloppé d'un léger et court manteau. Aussitôt ils s'embrassèrent, firent leur volonté l'un de l'autre sur la voie même, avant de rentrer ensemble dans la maison. Peu de temps après qu'ils eurent fermé la porte sur eux, Grimaud entend des cris perçants, des gémissements étouffés. Il prend son épée et sort sans être aperçu de personne. Le bruit augmente, on entend crier: «Au larron! au larron!» Et cependant le clerc, monté au solier et n'osant revenir par où il était entré, s'élançait par la fenêtre sur la voie. Mais un des marchands l'avait prévenu et avait tenté de le frapper de son bâton; le clerc venait d'esquiver le coup quand Grimaud courut à lui l'épée nue: l'obscurité de la nuit ne lui permettant pas de bien distinguer le clerc, il l'atteignit seulement au talon, qu'il sépara du pied et qu'il ramassa, pendant que le clerc, surmontant la douleur de sa blessure, s'éloignait à toutes jambes; Grimaud, de son côté, rentra dans son logis, se recoucha et dormit jusqu'au jour.

Au matin, les marchands furent grandement surpris en voyant deux de leurs compagnons blessés, le corps et la gorge ensanglantés et près de rendre l'âme. Leurs trousses avaient été ouvertes, mais non vidées, parce que le temps avait fait défaut au larron qui les avait aussi cruellement traités. Quel était le coupable? Comment, dans une maison aussi honorablement connue, avait-on pu préparer un pareil guet-apens? On se perdait en soupçons, en conjectures. Un malfaiteur était sorti de la maison en entendant les cris: Au larron! il avait été vu, et l'un des marchands l'avait frappé: le prévôt, le châtelain, toléraient donc des larrons dans la ville: qui maintenant voudrait y séjourner, quand on y commettait impunément de pareils crimes? Le châtelain, personne fort honnête et fort loyale, ressentait un profond chagrin; mais nul indice ne le mettait sur la trace des malfaiteurs.

Grimaud dit au châtelain: «Si vous m'en croyez, sire, vous ferez passer devant le corps des trois victimes tous les gens de cette ville, sans exception. Quand le tour des coupables arrivera, on ne doit pas douter que les plaies qu'ils ont faites ne se rouvrent et ne saignent de nouveau.—Je ferai,» dit le châtelain, «ce que vous demandez.»

Tous les habitants, sans exception d'âge ou de sexe, furent avertis de se rendre sur la place où les corps étaient exposés. À mesure qu'ils passaient, Grimaud leur faisait tourner les talons, sans donner raison de cette action. Quand tous les bourgeois furent passés: «C'est maintenant,» dit Grimaud, «le tour des clercs.» On les avertit, et le clerc roux eut beau se cacher et feindre une maladie, il fallut se présenter comme les autres. Å peine parut-il sur la place que les plaies des morts crevèrent et répandirent des ruisseaux de sang. Grimaud s'approcha et lui fit mettre à nu les pieds. «Pourquoi n'avez-vous qu'un talon?—Parce,» dit l'autre, «que je me suis coupé par mégarde en fendant une bûche.—Vous mentez,» répond Grimaud, «vous l'avez perdu au moment où vous veniez de sauter d'une fenêtre, à telle enseigne que je l'ai recueilli; le voici.» On rapprocha le talon du pied qui l'avait perdu, et le clerc, ne pouvant plus dissimuler, avoua tout ce qu'il avait fait. «Quelle était donc ton intention, traître roux?—De tuer tous les marchands, d'emporter ce qu'ils possédaient, et de passer en terres lointaines avec la dame qui m'avait donné son amour.»

«—Je te sais bon gré de tes aveux,» reprit le châtelain, «mais dis-moi, le maître et la dame de la maison savaient-ils et approuvaient-ils ce que tu entendais faire?—Ni l'un ni l'autre,» dit le clerc. «Il n'y a pas au monde de meilleur homme que le mari; quant à sa femme, elle a mis tout en usage pour me détourner de mes projets. Je fus même obligé de la menacer de mort si elle en parlait à personne; et c'est pour avoir, en se retirant, poussé de grands gémissements, que l'éveil fut donné et que les cris me forcèrent à prendre la fuite.»

«Il ne reste plus,» dit le châtelain, «qu'à faire bonne justice.» On amena un roncin vigoureux; le clerc fut étroitement lié à la queue, traîné par les rues de la ville et à travers champs, jusqu'à ce que ses membres, détachés l'un après l'autre, fussent jetés et dispersés çà et là. Quant à la dame, elle fut enfermée dans une tour pour le reste de ses jours. Le prud'homme conserva le bon renom qu'il méritait; on enterra les trois marchands tués, on pansa ou guérit les autres; et, comme il y avait sur le rivage de la mer, à sept lieues de Methonias, un navire qui les attendait pour les transporter en Grande-Bretagne, Grimaud accepta l'offre qu'ils firent tous de le conduire. Les marchands, en prenant congé de leur hôte, lui laissèrent pour marquer leur reconnaissance un des chevaux que les larrons de la forêt avaient abandonnés. Grimaud entendit la messe, sella son cheval, et revêtit ses armes à l'exception du heaume (car en ce temps-là les chevaliers ne se mettaient pas en chemin sans être armés). Puis il prit congé de son hôte et du châtelain, que Grimaud reconnut pour un proche parent, et qui lui avait fait le meilleur accueil du monde.

Ils trouvèrent la nef sur le rivage et se mirent en mer. Les premières journées furent belles: un vent favorable les fit passer devant l'île d'Ipocras, et côtoyer sans danger la roche du Port-Périlleux. Mais au sixième jour une forte tempête les jeta violemment sur la côte de l'île qu'on appelait Onagrine.

L'île Onagrine était habitée par Tharus le grand, un géant féroce qui n'avait pas moins de quatorze pieds à la mesure de ce temps, et avait voué aux chrétiens une haine implacable; si bien qu'il faisait mourir tous ceux qu'il soupçonnait de tenir à la foi nouvelle.

Il avait enlevé la fille du roi Résus d'Arcoménie, la belle Recesse, qui gémissait d'être contrainte à recevoir ses caresses, et soupirait après le jour qui la délivrerait de ce monstre. Autant les habitants de l'île abhorraient le géant Tharus, autant ils aimaient et plaignaient la belle et vertueuse Recesse. Des fenêtres de son château, Tharus vit la nef des marchands que les flots poussaient violemment au rivage. Il se leva, demanda ses armes, la peau de serpent qui lui servait de heaume, sa masse, un faussart et trois javelots. Dans cet attirail il alla défier Grimaud qui ne perdit pas un instant pour lacer son heaume et monter à cheval. L'issue du combat, longuement raconté, mais dont les vives couleurs sont autant de lieux communs de ces sortes de descriptions, se termina, comme on le pense bien, par la mort de Tharus et la délivrance des insulaires, dont la plupart, suivant l'exemple de la princesse Recesse, demandèrent et reçurent le baptême. La dame conserva son nom, qui répondait au sens de Pleine de bien; et quant aux autres, chacun trouva le nom qu'il devait désormais porter tracé dans la paume de sa main. Il y eut pourtant un certain nombre de païens qui refusèrent le baptême. Ils firent même une guerre cruelle aux nouveaux chrétiens, comme on le dira plus tard dans les autres branches du roman.

La dame n'avait pas vu son vaillant libérateur sans éprouver le désir d'en être aimée; et tout porte à croire que Grimaud eût répondu volontiers à ce qu'elle attendait de lui, s'il ne se fût souvenu qu'il venait de lui servir de parrain. Voici comment elle lui raconta son histoire.

«Parrain,» dit-elle, «mon père, le roi Résus, était allé visiter un de ses frères en Arphanie, quand il survint dans notre terre d'Arcoménie une grande flotte de gens de Cornouaille, sortis de la race des géants. On ne leur opposa pas de résistance. Tharus, un d'entre eux, m'ayant aperçue sur le bord de la mer comme je m'ébattais avec mes compagnes, m'enleva, et, charmé de ma beauté, de ma jeunesse, me conduisit bientôt dans cette île Onagrine dont il avait hérité après la mort de son oncle, vaincu et tué par le duc Nascien d'Orbérique[99]. Il fallut me résigner à lui servir de concubine, et à feindre des sentiments bien opposés à ceux que j'avais réellement. Car, on le dit en commun proverbe: Souvent déchausse-t-on le pied qu'on aimerait mieux trancher. Vous m'avez délivrée de ce tyran détesté; mais maintenant que vais-je devenir? Comment retourner vers mon père, qui ne me pardonnera pas d'avoir quitté le culte de ses idoles? Comment demeurer ici, quand les habitants ne m'ont pas fait hommage, et quand je ne suis pas souveraine par droit héréditaire? Ils ne me porteront révérence qu'autant qu'il leur plaira, et ne choisiront pas sans doute une femme pour être leur reine. Ah! si je pouvais compter sur un vaillant et hardi chevalier qui partageât mes honneurs, je tremblerais moins pour l'avenir.»

Grimaud la consola de son mieux. Il réunit ensuite les nouveaux chrétiens devant le palais, et leur fit jurer de reconnaître pour leur souveraine la princesse Recesse, qui reçut leur hommage, et dès lors cessa de craindre. Grimaud et les marchands prirent congé d'elle, et après quelques jours de traversée, abordèrent sur les frontières de Norgalles, en vue de la fameuse Tour des Merveilles.

«En quelle contrée abordons-nous?» demanda Grimaud aux six marchands. «Sire,» répondit l'un d'eux nommé Antoine, «nous sommes à l'entrée du Northumberland et à la sortie de Norgalles, là où commence le duché de Galeford, dont le château principal est à la distance de quatre lieues galloises.—Galeford?» répéta Grimaud, «mais comment savoir si c'est la ville de ce nom que je cherche?—C'est bien elle,» reprit Antoine, «car en toute la Grande-Bretagne il n'y a pas d'autre château du même nom.—Montons donc sur-le-champ, car j'ai la plus grande envie d'y arriver.»

Ils chevauchent entre deux vallons au milieu de beaux arbres qui abritaient le plus épais pâturage; cette verdure ombragée s'étendait de deux journées dans le Northumberland et de trois journées dans le Norgalles. Une montagne la séparait du château de Galeford. Avant d'arriver, ils rencontrèrent plusieurs chevaliers qu'ils reconnurent d'abord comme chrétiens, puis comme attachés aux nouveaux rois de la contrée. Le premier d'entre eux était Clamacide, un des barons de Sarras, devenu sénéchal de Northumberland. Ils firent un récit mutuel des incidents qui leur étaient survenus, comment la cité de Sarras était prise et celle d'Orbérique assiégée; comment Nascien était devenu roi de Northumberland, Célidoine roi de Norgalles et époux de la fille du roi Label; comment Mordrain avait été Mehaignié et devait attendre pour sa guérison l'avénement du dernier de sa race; comment enfin Énigée, femme de Joseph, avait mis Galaad au monde, et la reine Sarracinthe Éliézer, alors dans sa onzième année. Ces récits émerveillèrent Grimaud, qui se réjouit de tout ce qu'on lui apprit du jeune Éliézer. La rencontre de Grimaud avec la reine Sarracinthe, avec Éliézer, avec Nascien, Célidoine et le roi Mehaignié ne fut pas moins arrosée de douces larmes. Il fut convenu qu'Éliézer demanderait à ses parents la permission de retourner en Orient avec Grimaud et l'armée que le roi Mordrain, onze ans auparavant, avait conduite en Bretagne. La reine Sarracinthe consentit avec douleur au départ de son fils. Puis toute la compagnie se rendit à l'ermitage où était déposé le roi Méhaignié, lequel confirma les projets de Grimaud et fit entre Éliézer et lui le partage de ses domaines de Syrie. Grimaud, quoique fils naturel, eut le royaume du roi Label, c'est-à-dire l'ancien pays de Madian, auquel fut réuni le duché d'Orbérique, ancien fief de Nascien. Éliézer, armé chevalier devant le roi Méhaignié, fut roi de Sarras qu'ils allaient reconquérir.

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