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Les roses d'Ispahan: La Perse en automobile à travers la Russie et le Caucase

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The Project Gutenberg eBook of Les roses d'Ispahan: La Perse en automobile à travers la Russie et le Caucase

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Title: Les roses d'Ispahan: La Perse en automobile à travers la Russie et le Caucase

Author: Claude Anet

Release date: April 27, 2023 [eBook #70650]

Language: French

Original publication: France: Félix Juven, 1906

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROSES D'ISPAHAN: LA PERSE EN AUTOMOBILE À TRAVERS LA RUSSIE ET LE CAUCASE ***

Table

LA PERSE EN AUTOMOBILE
A TRAVERS LA RUSSIE ET LE CAUCASE

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.


Published 1st december 1906. Privilege of copyright in the U. S. A. reserved under the act approved March 3 1905, by Société d’Edition et de Publications, Paris.

Claude ANET

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LES ROSES D’ISPAHAN

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LA PERSE
EN
AUTOMOBILE
A TRAVERS LA RUSSIE ET LE CAUCASE


OUVRAGE ILLUSTRÉ DE NOMBREUX HORS TEXTE


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PARIS
Société d’Edition et de Publications
Librairie Félix JUVEN
122, RUE RÉAUMUR, 122

A la princesse Georges Valentin Bibesco
ET
à Madame Michel Charles Phérékyde

je dédie respectueusement le récit d’un voyage
dont elles ont partagé avec moi, et ennobli, les émotions.

C. A.

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PRÉFACE


Un voyage! il ne faudrait l’écrire que pour soi.

Le voyage donne à l’homme une des plus belles ivresses qu’il puisse éprouver. Découvrir des paysages nouveaux dans une succession rapide, traverser des villes jadis prospères aujourd’hui mortes, courir aux temples dont en pensée on habita les portiques et ne voir que des pierres éparses, trouver le désert et la solitude là où vécurent des peuples puissants, aller plus loin, toujours plus loin, être celui qui ne s’arrête pas, qui passe parmi les vivants et au milieu des ruines, sentir qu’à peine vous les avez possédés ces paysages meurent pour vous, que vous ne les reverrez jamais,—quelle joie et quelle angoisse passionnée!

Je ne sens tout le prix que des choses qui m’échappent. Je cours à elles avec fièvre, mais c’est au moment où je les perds que je les aime le plus fortement.

Peut-être est-ce là le secret de l’ivresse du voyage?

Mais comment la communiquer à l’aide de mots à qui reste dans son fauteuil?

*
*  *

Nous avons été jusqu’au centre de la Perse cueillir dans leur gloire les roses d’Ispahan.

Nous avions choisi des moyens de transport difficiles. Au lieu de gagner Bakou par train, nous avions décidé de faire une partie du trajet, la plus longue possible, en automobile.

Ainsi avons-nous traversé une contrée qui sera longtemps encore une terra incognita pour les automobiles, la Bessarabie; nous avons visité la Crimée à la belle corniche; au Caucase, la pluie et la neige, plus que les récoltes, nous arrêtèrent; après quelques excursions autour de Batoum et de Koutaïs, nous avons pris le train, et les autos aussi; en Perse, tandis que l’un de nous s’efforçait en vain de passer en machine les infranchissables montagnes qui défendent près de Tabriz le haut plateau de l’Iran, nous atteignions en automobile la seconde ville sainte de l’empire des Chahs, Koum, où repose sous la coupole dorée d’une mosquée hautaine sainte Fatmeh, sœur de l’imam Réza dont le corps rend Mesched sacrée. A Koum, la benzine nous fit défaut. Nous connûmes les horreurs de la traversée du désert en diligence persane avant d’atteindre le paradis d’Ispahan.

Et étant arrivés là-bas dans la sixième semaine du voyage, après avoir vaincu de grandes difficultés et enduré des souffrances variées, nous nous sommes sentis très loin de Paris et des nôtres, «tant à cause de l’énorme distance des lieux que de l’interposition des grands fleuves, empêchement des déserts et objection des montagnes.»

Nous avons vécu à Ispahan une semaine inoubliable.

*
*  *

Nous emmenions deux jeunes femmes avec nous, ou plutôt nous emmenaient-elles, tant étaient vifs leur enthousiasme, leur gaîté, leur courage, leur volonté d’arriver quand même.

Ces jeunes femmes étaient habituées à la paresse, au confort, au luxe. Elles ont connu les nuits sans sommeil, les nourritures insuffisantes, les gîtes malpropres, le froid de l’aube, le vent glacé dans les montagnes et la chaleur qui monte du désert à midi si forte qu’on reste engourdi et qu’on voudrait mourir...

Elles ont été à Ispahan.

Et nous en sommes tous revenus.

*
*  *

Au retour, je montrais des photographies de notre voyage à une jeune femme qui a dans les lettres le nom le plus glorieux d’aujourd’hui.

Comme elle les regardait, elle s’écria:

—Mais vous êtes, vous et vos compagnons, dans chacune de ces photographies. Parmi ces ruines, ces paysages et ces Persans, je vous retrouve partout.

C’est vrai. Et dans ce livre il en sera de même. Je voudrais animer les ruines, les paysages, les hommes, et montrer, au milieu d’eux, les voyageurs que nous avons été.

*
*  *

Rentré à Paris, on m’a demandé:

—Vaut-il la peine d’aller à Ispahan?

J’ai répondu de la façon suivante:

—John W. Robinson, de Birmingham, ayant gagné beaucoup d’argent décida de se retirer des affaires. Et comme il s’ennuyait, il voyagea. Il ne s’intéressait qu’à ce qui avait été l’occupation de toute sa vie. Aussi visita-t-il les villes étrangères seulement pour voir comment s’y pratiquait le commerce des fers et aciers qui avait été le sien. Il arriva en Perse et, après beaucoup de fatigues, gagna Ispahan. Il se fit conduire au bazar et, l’ayant parcouru, ne prit qu’une note sur son carnet, celle-ci:

«Le marché des fers et aciers à Ispahan ne vaut pas la peine qu’on a de s’y rendre.»

Cette brève histoire renferme une moralité.

*
*  *

Comment sept personnes raisonnables prirent-elles la résolution d’aller à Ispahan en automobile?

Le désir de voyager en auto ailleurs que sur la route qui mène de Toulon à Nice, incita un de mes amis, le prince Emmanuel Bibesco, à parcourir la corniche de la Crimée. Il la visita d’abord sans quitter son domicile, en lisant son Bædeker et en regardant les cartes. Le Bædeker lui apprit, entre autres choses, qu’il y a un service de bateaux de Sébastopol à Batoum au Caucase. C’est à ce moment, vers le 1er janvier 1905, qu’il m’en parla.

Il faudrait ne rien savoir de la géographie pour ignorer que le Caucase est un pays de montagnes admirables et que les Russes y ont construit des routes. Nous voici donc voyageant au Caucase (toujours de la même paresseuse manière), remontant les vallées, franchissant les cols, nous reposant dans les villes. Et nous arrivons sur la carte à Bakou. La mer Caspienne nous arrête. Nous passons quelques jours dans la ville du pétrole.

Puis Emmanuel Bibesco revient me voir.

—Savez-vous où est Resht? me dit-il.

—Resht en Perse?

—Resht en Perse.

—Pas très loin de la mer Caspienne, au sud.

—Souvenez-vous que nous sommes à Bakou.

—Je vois les patrouilles de cosaques dans les rues.

—Des bateaux à vapeur vont deux fois par semaine de Bakou à Enzeli, port de Resht...

Mon cœur commence à s’agiter.

—Et de Resht à Téhéran, continue-t-il, les Russes ont construit une route excellente de trois cent vingt-cinq kilomètres, où les automobiles...

—N’en dites pas davantage. Quand partons-nous?

Il fallut trois mois pour préparer ce départ.

*
*  *

Entre temps la révolution commençait en Russie. Les journaux étaient pleins des pires nouvelles. Celles qui venaient du sud nous intéressaient particulièrement. On annonçait à Odessa la grève générale; Odessa était une de nos étapes. A Sébastopol, des émeutes éclataient dans les arsenaux; nous devions toucher à Sébastopol. Au Caucase, ce n’étaient que brigandages sur les routes, massacres dans les villes, pillage et assassinat partout, l’état de siège dans chaque gouvernement, l’anarchie régnant à Batoum, et les paysans de Gori révoltés proclamaient la République. Nous ne pouvions éviter de traverser le Caucase pour nous rendre en Perse.

Chaque jour les journaux donnaient deux colonnes de dépêches lugubres sur les choses russes. Il suffisait que nous missions une ville sur notre itinéraire pour qu’il lui arrivât malheur. Ainsi de Yalta. A peine avions-nous décidé de visiter Yalta, qu’elle était pillée...

Aussi les gens sages hochaient la tête, et lorsqu’ils apprenaient que nous emmenions deux jeunes femmes avec nous, ils nous traitaient de fous.

*
*  *

Pourtant rien ne nous retint. Aux premiers jours d’avril, nous étions tous à Bucarest. Et c’est là que je vais vous présenter nos compagnons de route: le prince Georges V. Bibesco, sportsman émérite et fils d’un Bibesco doublement français, par les deux guerres auxquelles il prit part, celle du Mexique, celle de 1870; sa très jeune femme qui eut toujours avec elle,—où les trouvait-elle dans le désert?—des fleurs, et qui autant que les fleurs aime les vers, jusqu’à en faire de fort beaux; sa cousine Mme Michel C. Phérékyde et le mari de la dite cousine, ancien élève de Louis-le-Grand; le prince Emmanuel Bibesco, le fauteur de ce voyage qui, en Russie et au Caucase, porta le poids et la responsabilité de notre expédition; M. Léonida, sportsman roumain, plus tenace, on le verra, qu’un boule-dogue; moi.

En outre trois mécaniciens, Keller, suisse, Eugène, français, qui n’aime pas la mer, et le mélancolique Giorgi, roumain. Plus d’une fois, ils s’étonneront et ne comprendront pas que ce soit pour notre plaisir que nous voyagions ainsi.

N’oublions pas enfin les trois vaillants automobiles qui nous ont portés: une Mercédès 40-chevaux 1904, châssis court, découverte; une Mercédès 20-chevaux, une Fiat, 16-chevaux, même année, mêmes caractéristiques.

*
*  *

Et maintenant partons sur les routes vers ces pays de nous inconnus et vers les aventures.

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LA PERSE EN AUTOMOBILE

CHAPITRE PREMIER
LE DÉPART.—LA BESSARABIE

Bucarest, mardi 11 avril.—Après avoir parlé pendant trois mois de ce voyage en Perse, il faut se décider à se mettre en route. Voilà deux jours et deux nuits que je roule dans des express marchant vers l’Orient; j’ai traversé Munich, Vienne, Buda-Pesth. Maintenant c’est le départ pour Ispahan, et nous sommes réunis vers neuf heures du matin à l’hôtel du Boulevard à Bucarest. Nos accoutrements sont pittoresques: cache-poussière, manteaux de pluie, fourrures, casquettes diverses, gants fourrés, bottes, leggins, bandes de laine; il est visible que nous ne partons pas pour la journée seulement. Des parents, des amis nous entourent.

Au dehors des automobiles pétaradent dans l’air froid. Ces voitures appartiennent à des membres de l’Automobile-Club roumain qui vont nous emmener jusqu’à Giurgevo sur le Danube où nous nous embarquerons à bord d’un vapeur autrichien, car ce voyage en automobile commence en bateau.

Nous retrouverons les machines à Galatz pour la traversée de la Bessarabie.

Le ciel est clair, le baromètre bon. Le beau temps nous est nécessaire demain et après-demain, car les routes bessarabiennes ne sont que des pistes à travers les terres molles.

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Les trois automobiles prennent le train à Bucarest pour aller nous attendre à Galatz.

Embrassades, serrements de mains, premiers déclics des appareils de photographie, nous disons adieu à Bucarest. Quand reverrons-nous cette ville, riches de quelles expériences, épuisés de quelles fatigues?

De Bucarest à Giurgevo, il y a une soixantaine de kilomètres de très bonne route roumaine, ce qui équivaut à une médiocre route française. Le pays est plat avec quelques rangées de collines peu élevées. Je cherche le Danube à l’horizon, je ne le vois pas.

A Giurgevo, déjeuner fort gai; des musiciens de l’endroit quittent leurs boutiques de cordonnier ou de tailleur, mettent une redingote, et nous déjeunons en musique, puis valsons dans la grande salle du cercle. Danserons-nous à Téhéran? Partons d’abord pour le Danube qui est à quelques kilomètres de la ville.

Le voici enfin, roulant des eaux jaunies par les pluies du printemps; en face de nous, très loin, c’est la rive bulgare aussi déserte que la roumaine.

A l’embarcadère des bateaux, nous trouvons nos bagages arrivés par le train. Chacun de nous se précipite pour voir s’il a son compte de colis, valises, malles, châles, etc.

J’admire les voyageurs qui, partant pour des pays lointains et des contrées désertes, ne nous parlent jamais de leurs bagages. Il semble qu’ils soient des êtres immatériels, corps célestes ou purs esprits, insensibles au froid, à la pluie, à la soif, au manque de nourriture. Nous ne sommes pas ces voyageurs. Il nous faut du linge, des vêtements de rechange, et la «réparation de dessous le nez». Le souci de transporter avec soi tout le nécessaire est le souci le plus quotidien du voyage, quand on prend les modes de locomotion que nous avons choisis. Chaque jour, il faut défaire et refaire ses valises, déplier et replier les châles, alors qu’on est abîmé de fatigue. Je supplie le lecteur de compatir à nos peines et d’abord de faire connaissance avec nos bagages.

Dénombrement des Bagages.—Nous sommes sept voyageurs, plus trois mécaniciens. Nous avons droit, chacun de nous, à deux valises, improprement dénommées à main. Nous y ajoutons sournoisement un nombre considérable de petits colis qui, soi-disant, ne comptent pas, et que nous passons le plus clair de notre temps à compter. La chasse et la réunion de ces multiples colis suffiraient à lasser une activité moins dévorante que la nôtre. Les seuls appareils de photographie forment un bataillon important: il y a trois kodaks pliants avec objectifs Gœrz ou Zeiss, un petit panoramique qui ne se laisse pas réduire, et un grand panoramique qui est hors toute mesure. Il emplit à lui seul la caisse de l’auto; ses angles sont incisifs et, à chaque cahot, il nous entame les tibias. A la halte, il sert de tabouret ou de table; c’est du reste l’unique service qu’il rend pendant longtemps, car il se refuse obstinément à photographier les paysages devant lesquels nous le faisons fonctionner. Nous emportons deux fusils inutiles, mais qui tiennent leur place et la nôtre; comptez enfin les fourrures, peaux de bique, caoutchoucs, manteaux, cache-poussière, couvertures et châles, les jeux de casquettes pour neige et pour soleil, les sacs à main insidieux qui ne sont pas des valises, et les nécessaires de toilette. Voyez l’amoncellement de ces colis qui doivent être transportés avec nous dix dans les trois autos! Regardez les valises ouvertes, les châles défaits, le désordre de nos chambres d’hôtel! Imaginez l’affairement de chacun de nous à retrouver ce qui lui appartient! Supputez les retards inévitables!

En outre, il y a des malles qui, elles, prennent des trains, des bateaux, la poste. Ce sont des malles indépendantes; elles font un voyage d’agrément, de leur côté; il est fort rare qu’elles consentent à se rencontrer avec nous à l’étape. Nous les retrouvons dans des endroits inattendus, et toujours avec le même plaisir étonné.

Enfin tous ces bagages sont à Giurgevo, tous, sauf un carton à chapeaux qui, en objet très malin, a préféré se perdre à la première étape.

Et nous nous embarquons à bord du bateau autrichien.

Sur le Danube.—Les rives du fleuve sont sauvages, du côté bulgare accidentées, du côté roumain plates. A droite, des troupeaux de moutons sur les montagnes: à gauche, des saulaies immenses, troncs énormes et mutilés sur lesquels poussent de jeunes branches aux feuillages fins. Des canards s’envolent; un héron argenté se lève, les ailes claires battent l’air gris. Le ciel est voilé, uniforme; le Danube s’en va sans fin, couleur de boue, si large qu’on a soudain la surprise de découvrir qu’une de ses rives boisées est celle d’une île.

Sur le pont, nous sommes comme étonnés d’être partis. Déjà des groupes se forment; les uns prennent un fusil et guettent le héron cendré qui se laissera surprendre. Les autres, réunis autour de tasses de thé (les premières du voyage!), écoutent la lecture de quelques belles pages de Gobineau sur l’esprit asiatique et sur les taziehs persans.

Turtu-Kaya, une ville turque où nous abordons, minarets et mosquées, foule enturbannée, déguenillée, femmes voilées, les premières aussi, le chant du muezzin, c’est déjà un peu de l’Orient.

La nuit vient et un frisson de froid après la chaleur du jour. Les rives se glacent dans le gris du soir, les collines s’endorment, une lune incertaine passe à travers une déchirure des nuages et regarde le monde désert où nous glissons sans bruit entre les bords du fleuve sur lesquels on ne distingue plus que les silhouettes trapues des saules comme d’hommes très vieux qui nous épieraient.

12 avril.—Le même paysage d’une grandeur désolée, le fleuve coule entre des rives toutes deux roumaines; des marais, des lacs en doublent et triplent la largeur. Près des gris argentés des eaux, des troupeaux de moutons sur des pâturages font des taches brunes et chaudes.

Nous passons une demi-heure à Braila, grand port roumain d’exportation pour les blés, ville de soixante mille habitants, laide et moderne.

Galatz.—Une demi-heure plus tard nous sommes à Galatz, dernier port roumain. Ici nous embarquons sur un vapeur russe qui part pour Odessa. Nous retrouvons les autos à quai. Il faut les mettre à bord, cela n’est pas facile. Un chaland flanque le bateau à vapeur qui ne possède pas de grue assez forte pour nos machines; un ponton mène du quai au chaland. Les difficultés commencent; la grande Mercédès est amenée, non sans peine, jusqu’au chaland. Du chaland on jette des madriers pour atteindre, par une pente de quarante pour cent, le pont du bateau. Georges Bibesco met le moteur en marche; les roues patinent. Trente débardeurs et marins russes soulèvent la lourde machine qui arrive enfin au niveau du pont; là, il faut la retenir de peur qu’elle n’exécute un naturel mouvement de bascule et n’aille défoncer le bastingage du côté opposé. Les deux autres machines sont hissées de la même manière. L’embarquement a pris deux heures, non sans force jurons russes, roumains, turcs, voire français. Nos oreilles commencent à s’habituer au niet et au da slaves. Emmanuel Bibesco déplore la facilité avec laquelle il s’assimile les langues étrangères et l’imprudence qu’il a commise en apprenant le russe, car déjà nous le harcelons de questions qui ne sont pas oiseuses.

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Nous sommes passés maîtres dans l’art d’embarquer et de débarquer nous-mêmes les autos.

Nous quittons Galatz avec un grand retard, ce dont le capitaine ne se soucie. Sur le quai, un groupe de femmes du peuple, le visage entouré d’un foulard blanc, font des gestes d’adieu à un pauvre conscrit qui part pour la guerre, pour la lointaine et sanglante Mandchourie. Les femmes douloureuses restent à voir le bateau glisser lentement sur les eaux jaunes du fleuve; elles pleurent et cachent leur figure dans leurs mains.

Une heure plus tard, nous arrivons à Reni, douane russe. Mais nos recommandations sont adressées aux autorités d’Ismaïlia, où nous débarquerons. Les douaniers de Reni sont lents à persuader. Il faut deux heures pour les convaincre. Emmanuel Bibesco continue à être notre interprète.

Cependant nous déjeunons sur le pont; nous sommes cuits par un soleil d’orage. Pourquoi ne partons-nous pas? Des officiers arrivent sur la colline où sont les bâtiments de la douane. Et nous apprenons qu’on attend le gouverneur général de la Bessarabie. Est-ce pour nous qu’il s’est dérangé? A l’avance, nous sommes très mal prévenus en faveur des fonctionnaires russes. Le gouverneur arrive avec une escorte d’officiers magnifiques. Il se dirige vers le parc des autos sur le pont, les examine, discute longuement avec le capitaine. Déjà nous nous voyons le passage refusé, des difficultés douanières à n’en plus finir.

Il part enfin, et nous apprenons alors que cet homme aimable a donné ordre de faciliter de toutes manières notre voyage dans son gouvernement...

Descente du Danube sur Ismaïlia; les premiers cosaques se montrent à gauche: un cavalier sur un petit cheval se promène le long du fleuve.

A droite c’est la Dobroudja roumaine, une plaine arrêtée par des montagnes peu élevées, de lignes accidentées. A gauche la Bessarabie, des prés pelés où paissent des troupeaux de moutons, des saules antiques, des rives de sable et d’argile, des herbes rares, le tout d’un ton roussi, qui passe du gris argenté à l’écru dans une gamme chère à Corot.

Ismaïlia, 4 heures.—Quel est celui qui a dit du mal des douanes et de la police russes? Qu’on me l’envoie. Douane et police pavoisent en notre honneur; on n’ouvre pas une seule de nos vingt-huit valises et de nos six malles, et le chef de la police prend la peine de descendre lui-même les armes que nous introduisons malgré les défenses formelles de l’administration.

Une lettre personnelle du très puissant Bouliguine, ministre de l’Intérieur, nous vaut cette entrée facile sur le sol de la Sainte Russie.

Les autos sont amenés sans difficulté à quai où plusieurs centaines de personnes nous attendent. Malgré le service d’ordre, ouvriers et journaliers sont là presque à nous toucher; des yeux clairs de paysans dans des figures brûlées par le plein air et le vent nous dévisagent. La puanteur qui se dégage de cette foule nous asphyxie à moitié. Plus d’une heure, il faut la supporter pendant qu’on expédie une partie des bagages à Odessa et qu’on charge l’autre sur les voitures!

L’homme est l’animal le plus sale de la création. C’est même ce qu’il y a de plus sale au monde, car sur les pierres des chemins il pleut. Mais lorsqu’il pleut, le paysan de Bessarabie se met à l’abri. Aussi ignore-t-il l’usage de notre sœur l’eau.

Guenilles, haillons et peaux humaines, quelle odeur!

Enfin nous partons. Pour la première fois, nous entendons le bruit régulier des moteurs. C’est le soir déjà. La foule qui nous entoure recule épouvantée, lève les bras au ciel, crie au miracle, et nous passons.

Nous franchissons des caniveaux qui sont des fossés et nous voici sur route. L’ordre de marche est le suivant: la grande Mercédès 40-chevaux en éclaireur; puis la Mercédès 20-chevaux de Léonida, puis la Fiat 16-chevaux qui porte les mécaniciens et les bagages. Ainsi sommes-nous sûrs, si nous avons une panne, de voir les mécaniciens arriver à notre secours.

Nous sommes sur route russe. C’est dur. La chaussée entre les arbres maigres est rudement empierrée, avec, par places, des bosses inattendues.

Mais voilà qu’à ma grande surprise, à dix kilomètres d’Ismaïlia, la route s’arrête net! Mes amis sont moins étonnés que moi et sans hésiter lancent les machines à travers champs en suivant les ornières tracées devant nous. Ici le sol est beaucoup plus doux, mais on ne peut avancer vite. En temps de pluie, ces pistes détrempées seraient impraticables.

Nous allons ainsi mollement à travers le pays bessarabien; la terre est noire; des paysans travaillent dans les champs; de longs attelages de bœufs très loin se découpent sur l’horizon où s’avivent encore quelques lueurs du couchant.

Et nous voilà cherchant notre chemin le long des ornières, à la clarté mouvante des phares qui jettent de grandes traînées lumineuses dans le paysage désert.

Nous découvrons enfin un amas de maisons espacées et pauvres; c’est la petite ville de Bolgrade où nous passerons notre première nuit en pays russe.

Bolgrade.—Tous les chiens de Bolgrade hurlent aux roues de nos autos. Nous arrivons à l’auberge, entrons dans la cour intérieure où les paysans laissent leurs attelages pendant qu’ils vont à leurs affaires. Nous sommes attendus; des gorodovoïs, ou agents de police, sont placés à l’entrée de la cour et ferment la lourde porte pour empêcher que nous ne soyons envahis.

La cour est vide; sur la place une foule de paysans est réunie. Par un curieux phénomène d’endosmose, les paysans, un à un, filtrent à travers la porte que tiennent fermée les gorodovoïs.

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La première étape en Bessarabie.—Les autos dans la cour de l’auberge.

Bolgrade!—Nous nous attendions au pire; nous étions prêts à tout supporter, la saleté, la vermine, la nourriture médiocre, dans cette petite ville perdue de la campagne bessarabienne. C’était le «trou» le plus trou de notre itinéraire. O surprise charmante! nous découvrons dans un bâtiment au fond de la cour, quatre petites chambres blanchies à la chaux, proprement carrelées, et, chose extraordinaire, des draps et des lits de fer. La chambre Touring-Club au fond de la Bessarabie! Au mur d’attendrissantes lithographies d’un touchant second Empire, «Tristesse-Richesse». On nous sert un dîner très convenable qu’arrose un vin de Bessarabie délicieux.

L’état moral de notre troupe est excellent. Comme nous avons bien fait de partir, de ne pas écouter les prophètes de malheur qui nous prédisaient dès le début les pires calamités!

13 avril.—Nous nous levons à sept heures pour une grande journée en automobile. Nous avons deux cent cinquante kilomètres à faire pour aller coucher à Ackermann, grande ville à l’embouchure du Dniester, comme chacun le sait et comme je viens de l’apprendre. Emmanuel Bibesco a étudié les cartes et tracé la première étape.

L’expérience d’hier nous a enseigné qu’il ne faut pas songer à faire de la vitesse à travers champs, et, qu’en cas de pluie, on ne peut rouler.

Dès le lever, nous consultons mon petit baromètre de voyage. Hélas! il est en baisse, à 750 millimètres. Des gens sages auraient pris le train à Bolgrade pour Odessa. Mais nous n’avons pas quitté Paris et nos affaires pour être sages; il ne pleut pas encore, nous traverserons ce pays en automobile!

Nous partons à neuf heures, en retard, car nous ne savons pas encore le temps qui est nécessaire pour faire et arrimer nos vingt-huit colis à main à bord des autos. Lorsque nous le saurons, cela sera du reste la même chose, et nous continuerons à partir en retard parce que nous en aurons pris l’habitude.

Nous gravissons une haute colline qui surmonte Bolgrade, et bientôt la Bessarabie ondule devant nous, déserte et sans arbres; les lignes arrondies des collines sont brisées ici et là par un tertre, tombeau où les chefs scythes se faisaient enterrer debout, chevauchant leur cheval de guerre, ou par un ancien poste d’observation des phalanges de Trajan. La grande paix romaine s’est étendue jusqu’ici; deux vallonnements qui courent de l’est à l’ouest marquent encore l’ancienne frontière de l’Empire; au delà c’étaient les barbares Sarmates.

Les champs d’une terre noire, les prés pelés s’en vont sans fin, sans un arbre, sous le ciel d’un gris perlé délicat. Les grands paysages ras s’étendent à l’infini. On voit à une lieue la silhouette d’un berger qui s’enfuit à notre approche; puis c’est une nouvelle ondulation de terrain, si longue, si lente, qu’elle semble la houle arrêtée d’un monde mille fois grand comme le nôtre.

Où vont mourir ces molles vagues de terre?

Parfois la vague se brise. C’est alors un ravin au fond duquel on découvre un misérable village. Puis de nouveau le silence et la solitude de la campagne nue.

Un faucon rose traverse les prés devant nous; à quelques centaines de mètres une bande d’outardes se promène à travers champs. Un aigle est là, posé sur une pierre; il regarde venir la lourde machine et comme nous arrivons sur lui, s’envole péniblement.

Nous n’avançons que lentement, car la route est exécrable.

Il faut nous mettre d’accord tout de suite sur le sens du mot route en Bessarabie. Une route, c’est une piste à travers champs; jamais ingénieur ne s’y risqua: elle a indifféremment, suivant la configuration du terrain, trois cents mètres de large ou trois; parfois on s’y perd, parfois on la perd; elle est semée d’ornières, de trous et de bosses; ici, un talus la traverse, là, un fossé; elle ne connaît pas les ménagements; si elle voit un ravin, elle s’y précipite comme une folle; lorsqu’elle est tombée au fond du ravin, elle s’en sort comme elle peut, à l’aide de sauts successifs sur des gradins étagés; lorsqu’il s’agit de franchir une rivière et de passer un pont, invoquez fervemment le fabricant qui construisit votre auto. Fuyez, si vous m’en croyez, fuyez les travaux d’art en Bessarabie et les ponts. Lorsqu’il n’y a pas de route, vous avez une chance de vous en tirer; quand on a empierré une tête de pont, elle est impraticable. Des trous se creusent entre les pierres où on laisserait une roue; deux ravins flanquent la chaussée boueuse et rendent le moindre dérapage mortel.

En outre nous perdons, comme on peut croire, notre route à tout bout de champ, c’est le cas de le dire, et lorsque nous rencontrons un bouvier, nous sommes obligés de nous emparer de lui pour le forcer de répondre à cette simple question: «Tatar-Bounar?» dite en montrant deux pistes allant l’une à gauche, l’autre à droite. Mais il ne comprend pas.

Aussi faisons-nous peu de chemin, du vingt kilomètres à l’heure, et secoués comme si nous marchions à cent sur route royale et pavée de l’Ile-de-France.

«Mais quelqu’un troubla la fête...» Voilà que, soudain, la pluie, une pluie drue se met à tomber; elle a bientôt fait de détremper le sol mou sur lequel nous roulons; une odeur forte monte à nos narines; il semble qu’on respire le parfum même de la terre.

La 40-chevaux travaille puissamment; les pneumatiques arrachent d’énormes mottes humides et noires, qu’ils envoient en l’air. Nous dérapons, par moments, de façon inquiétante; avec une voiture moins stable, nous aurions versé déjà. Maintenant nous sommes pris dans deux ornières si profondes que le carter touche.

Georges Bibesco jette la voiture sur la droite; elle enfonce jusqu’aux essieux; les roues patinent, s’arrêtent dans un pied de boue; la grande Mercédès reste immobile sous l’averse qui cingle.

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La première étape. L’auto enlisé dans les boues de la Bessarabie.

Il est près de midi, nous avons fait cinquante kilomètres et sommes loin de notre déjeuner à Tatar-Bounar. Comment sortirons-nous du champ où nous sommes enlisés?

Les deux voitures de nos compagnons ne sont pas en vue. Que leur est-il arrivé? Comment auront-ils passé sous la pluie par les chemins, déjà abominables en temps sec, que nous avons suivis?

Une heure s’écoule. L’averse cesse. Nous travaillons à sortir la voiture de l’ornière qu’elle a creusée; nous la soulevons à l’aide d’un cric, puis tassons de la terre sous les roues, et recommençons. Enfin on met le moteur en marche, nous nous arcboutons derrière l’automobile; lentement la Mercédès sort de l’ornière et repose maintenant en plein champ.

Les jeunes femmes sont descendues. Dans le fossé elles trouvent une touffe de violettes courbées par l’averse. Ces fleurs délicates et familières nous sont plus chères encore au milieu du désert où nous sommes perdus.

Nous repartons en auto à la recherche de nos compagnons, silencieux assez et plus inquiets sur leur sort que nous ne voulons en convenir, passons le plus dangereux des ponts, traversons un village qui n’est qu’un lac de boue, et remontons une côte abrupte, lorsque nous apercevons enfin la voiture de Léonida dégringolant la colline.

De quelle façon, grands dieux! Elle n’a pas d’antidérapants, et va de gauche, de droite, marche de flanc, voire d’arrière, s’incline, se redresse, s’arrête et recommence sur une pente raide, glissante, ravinée et bosselée. Elle gagne enfin le village. Elle a quatre ressorts de cassés. Il faut réparer.

Puis arrive à cinq kilomètres à l’heure l’auto des mécaniciens. Ils ont l’air de comprendre difficilement que ce soit pour notre plaisir que nous traversions la Bessarabie.

La Halte.—Nous voici dans le village misérable. On nous indique l’auberge; c’est une pauvre maison en terre; dans la première pièce, on vend quelques épiceries; une petite salle nous offre une table et un banc; sur le derrière, donnant sur la cour, un fourneau sans feu. C’est là que couchent, sur des planches, sans se dévêtir, les habitants de cette triste demeure. L’hôte et l’hôtesse nous regardent entrer avec indifférence et ne s’occupent pas de nous; lui continue à réparer le mur qui est lézardé, elle disparaît bientôt, et nous voilà à chercher du bois, dont nous trouvons quelques morceaux, et des œufs que nous faisons cuire très durs; l’un de nous prépare du riz. A boire, il n’y a que du vodka et nous n’en voulons pas. Nous sommes partis sans vivres, supposant que nous arriverions facilement pour déjeuner à Tatar-Bounar et comme si le pays que nous devions traverser allait nous fournir le nécessaire. Il faut déchanter.

Le riz a un goût de souris si accentué que nous renonçons à le manger; le pain qu’on nous donne est moisi; nous déjeunons d’un œuf dur. C’est maigre.

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La halte à la Fontaine-aux-Fées. Un paysan enlève avec une bêche la boue qui remplit les roues.

Et nous regardons village et paysage. Le village porte le nom de Fontaine-aux-Fées. La fontaine, c’est un marais fangeux au fond de la vallée. La boue est si épaisse qu’on ne peut circuler. Les paysans viennent nous voir. Ils sont d’une étonnante saleté. Après de lentes discussions, ils s’approchent; une conversation s’engage entre le plus hardi d’entre eux et Emmanuel Bibesco. Il montre la grande Mercédès et demande:

—Cela coûte-t-il beaucoup d’argent?

—Plus de dix mille roubles.

Il reste étonné, réfléchit encore et dit:

—Est-ce que cela peut transporter du blé?

Et il s’en va rejoindre le cercle de ses compagnons de misère, qui restent à quelques pas de nous, immobiles, à nous regarder. On parlera de nous longtemps à Fontaine-aux-Fées.

Cependant chez le maréchal-ferrant, Léonida, aidé du jeune et mélancolique Giorgi, qui déjà regrette la Roumanie, fabrique lui-même des ressorts supplémentaires.

Nous tenons le premier conseil de voyage. Que faire? Chaque jour, cette question se posera devant nous. Nous sommes à quarante kilomètres, pensons-nous, de Tatar-Bounar, petite ville de cinq mille habitants, affirme Emmanuel Bibesco qui a travaillé les cartes; à Tatar-Bounar, pas de chemin de fer. Aurons-nous la chance de gagner Tatar-Bounar et d’y coucher, pour arriver à Ackermann demain? Pour cela le beau temps est indispensable, comme l’expérience du matin l’a prouvé. Déjà les deux heures de pluie ont amolli les terres jusqu’au point dangereux où l’on s’enlise.

Rentrerons-nous à Bolgrade d’où le train peut nous emmener à Odessa?

Il y a quelque chose de honteux à prendre ce dernier parti, à se laisser vaincre par les difficultés de la route dès le premier jour! Non, le ciel s’est éclairci, le baromètre a une tendance à monter, les terres depuis trois heures qu’il ne pleut plus doivent avoir séché, partons pour l’inaccessible Tatar-Bounar.

Nous laissons à Fontaine-aux-Fées, Léonida, son mécanicien et sa voiture; il nous rejoindra dans la nuit; et, vers cinq heures et demie, nous voici de nouveau, avec deux voitures seulement, à travers champs. Les terres sont gluantes et collent aux roues; il y a des coups de dérapage terribles; la descente des ravins et le passage des ponts sont périlleux. Mais nous avançons tout de même.

Nous avançons si bien que nous nous trompons de route et ajoutons vingt kilomètres aux quarante que nous avions à faire. La nuit nous surprend; il faut allumer les phares. Ce voyage commence bien; nous ne voyagerons que de nuit. Après deux heures de vagabondage à travers des champs déserts coupés de ruisseaux perfides, nous entrons enfin dans les faubourgs de ce Tatar-Bounar que nous espérions voir à midi. Il est près de dix heures du soir et nous sommes pâles de faim.

Nous manquons disparaître dans les rues qui ne sont que marécages. Les habitants, réveillés, nous entourent. L’ouradnik, ou commissaire de police, nous prend, à juste titre, pour des gens suspects ou, à tout le moins, déséquilibrés. Nous nous obstinons en vain à réclamer l’hôtel promis à nos fatigues. Il n’y a pas d’hôtel, et, en y réfléchissant, je me demande pour qui il y aurait un hôtel à Tatar-Bounar. Depuis que Tatar-Bounar existe (j’ignore la date de la fondation de cette détestable ville), il est certain que nous sommes les premiers Européens qui l’aient traversée et qu’après nous, si on a la sagesse de me croire, personne ne se risquera dans ce trou calamiteux.

On nous pousse, presque de force, dans une misérable auberge. Traverser la cour à pied, c’est risquer sa vie, tant le sol est boueux et plein de trous saugrenus.

En entrant dans l’auberge par la porte de derrière, nous manquons nous rompre le cou. Des femmes graisseuses nous reçoivent.

Une fille, qui n’est pas la plus belle du monde, mais une des plus laides, nous offre ce qu’elle a: une chambre sale où trois lits sont serrés l’un contre l’autre. Il règne dans cette pièce une odeur qu’on ne veut pas définir, mais qui est atroce. Impossible de songer à dormir dans cette maison malpropre et louche. Où est la charmante auberge de Bolgrade?

Alors Emmanuel Bibesco, voyant notre découragement, fait entendre sa voix persuasive. Il nous dit Ackermann, ses quatre-vingt mille habitants, ses hôtels somptueux, des lits propres, des bains, des nourritures succulentes. Il affirme que soixante kilomètres à peine nous en séparent. «Reposons-nous ici une heure, dit-il, soupons, puisque nous n’avons ni déjeuné, ni dîné; repartons à onze heures et, à une heure du matin, nous serons dans cet Ackermann béni.»

J’essaie de faire entendre quelques arguments raisonnables, je montre devant nous une étape aussi longue que celle du matin, à travers un pays inconnu, difficile, désert, dans la nuit, sous la pluie peut-être. Mais je n’insiste pas. Tatar-Bounar nous a trop vivement déçus. Les deux jeunes femmes se déclarent prêtes à la marche de nuit. Nous partirons, nous n’en sommes déjà plus à une folie près. En attendant, soupons.

Cela n’est pas facile. Les vivres manquent.

On finit par nous trouver une boîte de sardines desséchées, du saucisson racorni. Nous mangeons sardines et saucisson, faute de mieux.

Cependant, par un phénomène dont nous avons déjà eu un exemple, la salle basse à côté de celle où nous sommes se remplit, malgré les portes fermées sur la rue, d’une foule de gens crasseux. Les fenêtres sont closes; de ma vie, je n’ai senti une puanteur pareille. L’odeur la plus insupportable à l’homme est certainement celle de l’homme.

A onze heures, nous sommes sur le point de partir. On fait le recensement des bagages qui ont été gardés alternativement par les mécaniciens et par nous. La valise d’Emmanuel Bibesco manque à l’appel. Quelqu’un dans la nuit noire s’en sera emparé. Nous appelons l’ouradnik qui ne s’émeut pas. Avec lui Keller va parcourir l’auberge. Keller revient indigné prétendant qu’on ne l’a pas laissé entrer partout. Discussions un peu vives; nouvelle visite de l’auberge par un de nous. Inutile de dire qu’on ne retrouve pas la précieuse valise qui contenait, en outre du linge et des vêtements, des guides pour le voyage entier, guides qui seront, nous le voyons, de plus en plus nécessaires.

Vers onze heures et demie seulement, nous quittons le détestable Tatar-Bounar, en emmenant sur le marchepied de la Mercédès un pilote pour nous sortir de ville.

Une Nuit de Bessarabie.—L’ordre est donné de ne pas se perdre de vue. La 40-chevaux est la première. Je suis dans la voiture des mécaniciens. Léonida n’a pas encore rejoint.

Nous marchons aussi vite que possible, sans faire beaucoup de chemin, car, à chaque instant, il faut s’arrêter pour retrouver la route qui bientôt devient abominable.

La nuit est noire sous un ciel plein de nuages que pousse un grand vent gémissant.

Nous perdons de vue la première voiture. Les mécaniciens s’inquiètent. Et voilà que notre unique phare commence à baisser. Que devenir sur cette route incertaine si nous ne pouvons nous éclairer? La flamme clignote. Nous marchons avec une extrême prudence sur des pistes défoncées. Là-bas nous apercevons enfin un phare dans l’obscurité. C’est celui de la grande Mercédès qui nous attend.

Quelle heure est-il? Une heure du matin. Où sont les lumières d’Ackermann? J’entends au fond de la grande voiture des rires frais de jeunes femmes.

En route!

Nous sommes seuls de nouveau, car la Mercédès avec son phare puissant peut marcher plus vite que nous qui y voyons à peine. Nous sommes pareils à un aveugle qui trébuche dans un sentier semé d’obstacles. Cahots terribles où les garde-crottes s’écrasent sur les pneumatiques, dérapages inquiétants, nous avançons tout de même, mais secoués et meurtris dans une voiture qu’il faut une poigne solide pour redresser à chaque instant. Soudain, devant nous, un remblai s’élève sur lequel nous allons nous briser; le mécanicien jette la voiture à gauche; le terrain dévale brusquement; en trois bonds nous arrivons au fond d’un ravin. Par miracle nous sommes sur la voiture au lieu d’être dessous, et la voiture elle-même repose sur ses quatre roues enlisées jusqu’aux essieux dans la terre glaise. A deux, nous essayons de pousser la voiture, sans succès. Il faut attendre le retour de la 40-chevaux.

Nous restons figés de froid sur nos sièges; l’imagination travaille dans la nuit; nous sommes dans un désert d’ombre et de désolation. Le vent siffle, des chats-huants tournoient devant nous en poussant des cris lugubres. C’est en des nuits comme celle-là que les sorcières courent les champs pour attraper les taupes qui sont nécessaires à leurs breuvages. Vingt minutes qui semblent une heure se passent. La Mercédès ne revient pas à notre secours. Et si elle vient, pourra-t-elle nous tirer de là? Peut-être nos compagnons sont-ils eux-mêmes au fond d’un fossé et, moins heureux que nous, ont-ils les membres rompus. Les minutes sont lentes. Enfin une lueur monte dans le ciel; c’est le phare puissant de la 40-chevaux qui nous cherche. Elle est bientôt sur nous. On attache une corde, nous poussons aux roues et nous voilà hors de notre trou.

Nous repartons. Un quart d’heure plus tard, le phare s’éteint; on perd vingt minutes à l’arranger. Il éclaire à peine et la route nous est inconnue, dangereuse, détrempée. Nous y laisserons notre peau.

Nouveau départ suivi d’un nouvel arrêt. Cette fois-ci, il n’y a plus de benzine dans les réservoirs. Il faut mettre les bagages à terre, ce qui n’est pas une petite affaire. La 40-chevaux revient. Un vent du nord, aigre, glacé, nous coupe la figure. Devant nous hiboux et chats-huants passent et repassent attirés par l’éclat impérieux du phare. Où sont Ackermann, ses quatre-vingt mille habitants, ses hôtels et ses bains? Il est trois heures du matin, nous sommes encore en plein désert. On ne rit plus dans le fond de la grande voiture.

Nous repartons à la poursuite d’Ackermann. Notre phare semble une pâle lampe à huile et n’éclaire pas à vingt mètres. N’importe, l’énervement nous gagne; nous accélérons le train. Pour nous guider, nous suivons la direction des ornières multiples de la route. Nous sommes secoués comme prunes par vent d’orage; c’est un dérapage violent, un arrêt brusque, une descente que l’on fait de flanc, des trous ou des bosses de trois pieds, une tête de pont ravinée qu’il faut emporter d’assaut. Nous passons tout de même à une vitesse qui semble folle; les terres déchirées par les pneumatiques sont projetées en l’air et nous fouettent continûment la figure. La fatigue est sur nous comme un lourd manteau; le mécanicien assis sur le marchepied oscille et va tomber. Des hallucinations s’emparent de moi; je vois, autour du faisceau lumineux projeté par le phare, la route bordée d’arbres immenses qui se rejoignent au-dessus de nos têtes. Au bruit régulier du moteur, nous nous enfonçons dans l’allée sans fin de la forêt. En vain je regarde les poteaux du télégraphe seuls dressés dans la campagne rase. Toujours les arbres, rangés en files solennelles, flanquent notre course folle.

Un instant je m’endors; un brusque coup de frein me réveille. Où suis-je? Une tache vive devant moi, une figure sombre qui me regarde et la sensation d’une fuite vertigineuse en arrière. Il faut un prodigieux effort pour chasser l’hallucination. La figure sombre qui me regarde est la casquette du mécanicien assis à mes pieds.

Le phare s’éteint. La Mercédès se met derrière nous un peu sur le côté et éclaire la route. Nous filons éperdument, la figure criblée de mottes de terre.

Ackermann, où te caches-tu?

Il y a plus de cinq heures que nous roulons dans la nuit. Le jour, un jour sale, éclaire à l’orient un ciel couvert de nuages. Toujours le désert! Ackermann! Ackermann! Quelques charrettes enfin dont les chevaux s’enfuient à travers champs, une demi-heure de marche encore, puis des piétons, des maisons, un faubourg misérable, des ouvriers se rendant au travail. Voilà la ville.

Où est l’hôtel? Il n’y a pas d’hôtel, mais une auberge malpropre où l’on ne nous donne que des chambres sans air ouvrant sur la galerie intérieure. Voilà le palais promis!

Il y a vingt-deux heures que nous avons quitté Bolgrade; nous n’avons pas dormi, à peine mangé; nous avons supporté la faim, la pluie, le froid, le manque de sommeil et la fatigue. Nous sommes venus chercher des aventures. Nous sommes enchantés.

Ackermann, 14 avril.—Deux heures de mauvais sommeil à peine. A dix heures, nous sommes debout pour assister à l’arrivée de Léonida qui a voyagé, sans s’arrêter, toute la nuit. Il est tombé dans le même ravin que nous: mais il n’avait pas de 40-chevaux pour l’en sortir. Il a cherché des bœufs à cinq kilomètres à la ronde. Le voici, prêt à repartir.

Nous visitons l’ancienne forteresse turque en ruines et, dès après déjeuner, descendons à l’embarcadère des bateaux. Il s’agit de traverser le Dniester qui a dix kilomètres de large. Grâce aux ordres donnés par le gouverneur, nous trouvons pour les autos un chaland amarré au petit vapeur qui nous emmène.

Nous traversons le Dniester en biais pendant vingt kilomètres. Il fait gris, le ciel est sur nos épaules; bientôt une pluie fine et serrée nous cache les rives du fleuve et nous oblige à quitter le pont.

A Ovidiopol, la police a pavoisé en notre honneur et nous offre un thé que nous ne pouvons refuser. Ce thé se fait attendre. Il est cinq heures déjà; il est vrai que nous n’avons que trente-huit kilomètres à faire pour atteindre Odessa. Nous partons enfin. Pour l’instant il ne pleut pas.

Je ne décrirai pas la route entre Ovidiopol et Odessa. Les simples faits que j’enregistre ci-dessous suffiront à renseigner le lecteur.

Il y a trente-huit kilomètres de l’une à l’autre ville. Nous avons mis plus de quatre heures pour les couvrir et nous n’avons pas eu de panne.

Nous avons voyagé de nuit encore et sommes arrivés à dix heures et demie du soir.

Nous nous sommes servis de la boussole.

Ne croyez pas savoir ce que c’est que la pluie avant d’avoir été dans le gouvernement de Kherson. Les géographes affirment qu’il ne tombe que quarante centimètres d’eau par an à Odessa. Nous les avons reçus en deux heures de temps, intégralement. Une montre que j’avais dans l’intérieur de mon second pardessus, sous un caoutchouc, la capote de la voiture levée, était, à l’arrivée, pleine d’eau et de boue! Pourtant je n’avais pas quitté mon siège.

Quant à la danse sauvage qu’exécuta devant nous pendant trente-huit kilomètres, la Mercédès de Léonida, sans antidérapants, vous essaieriez en vain de l’imaginer. Je n’aime pas à m’en souvenir, le soir, lorsque je cherche à m’endormir, car je crains les cauchemars.

Le même soir, étendus dans de moelleux fauteuils à l’hôtel de Londres à Odessa, nous nous regardons avec satisfaction. A peine échappés aux dangers de notre campagne de Bessarabie, nous préparons la campagne de Crimée. Ces quarante-huit heures ont suffi pour que des liens subtils déjà se tissent entre nous. Nous devinons les voyageurs que nous serons; une âme enthousiaste et folle un brin est en train de se former qui sera un peu à chacun de nous. Nous avons appris par où nous plaire et où nous piquer.

Le beau voyage!

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Odessa: le boulevard dominant le port.

Odessa, 15-17 avril.—Nous devions partir pour Sébastopol le samedi 15. Nous sommes trop fatigués, nous attendrons le bateau du 17.

Nous visitons sans fièvre Odessa qui est construite en damier à l’américaine. Sur la mer, un superbe boulevard domine de trente mètres le port. Le duc de Richelieu fut gouverneur de la ville au commencement du XIXe siècle. C’est à lui qu’on doit l’escalier monumental qui descend du boulevard au port.

Odessa est une ville riche; elle s’est développée rapidement et compte plus de cinq cent mille habitants, dont un tiers de juifs.

Pourquoi, au lieu de les poursuivre et de les laisser massacrer, le Tsar n’incite-t-il pas tous les juifs du monde à venir civiliser ses États et à y faire régner leur activité pacifique?

On parle à Odessa toutes les langues. Un vieux juif, à qui je m’efforce de demander mon chemin en russe, me dit:

Si parla italiano?

Un poco.

Et nous voilà à converser dans une langue que, grâce aux dieux, n’a jamais parlée Dante. Plus loin, chez l’horloger à qui j’achète une montre pour remplacer celle qui s’est remplie d’eau entre Ovidiopol et Odessa, je sors un allemand rouillé; chez le pharmacien, je parle français; dans un bazar, anglais.

Nous nous informons des grèves et des troubles annoncés. Le gouverneur, qui depuis... Odessa alors admirait sa vertu, nous affirme que la ville est calme. On a bien essayé de l’assassiner, voici peu de semaines, mais on l’a manqué. Tout est donc pour le mieux à Odessa.

Mais les renseignements sur le Caucase où nous allons sont détestables. Les trains ne circulent plus que de jour; on met trente heures pour faire ce qui en demandait dix; les rails sont enlevés devant les trains par les grévistes, des actes de brigandage commis sur les routes sans que la force publique puisse intervenir, les paysans et les montagnards révoltés; sur quoi, nous décidons de ne rien changer à notre plan et de traverser le Caucase, coûte que coûte.

En attendant, nous nous promenons à Odessa dans de ridicules petites voitures où une personne un peu forte s’assiérait à peine. Nous allons à la cathédrale voir les popes aux longs cheveux de femme. Nous faisons des achats de conserves pour la Crimée et passons ainsi trois jours agréables et inutiles.

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Les petites voitures d’Odessa, étroites pour une personne un peu forte.

Le lundi 17 avril, à quatre heures, nous prenons, avec tous nos colis, nos malles et les trois autos le bateau qui part pour Sébastopol. Nous arrivons à être d’une grande habileté dans l’embarquement des autos.

A cinq heures, nous filons sur une mer bleue et rose, à la Renoir.

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CHAPITRE II
LA CRIMÉE

Mardi 18 avril.—Lorsque nous montons sur le pont, vers sept heures du matin, la côte de Crimée apparaît indistincte dans les brumes d’où sortent bientôt des montagnes, tout un pays bleu pâle; et enfin nous découvrons, au fond d’une baie, Sébastopol.

Les torpilleurs prennent-ils la Grande-Duchesse-Xénie pour un bateau japonais? En voici, un, trois, cinq qui quittent le port et filent à grande vitesse vers nous. Puis deux croiseurs se mettent en marche. Nous sommes fort reconnaissants à l’Amirauté qui nous offre ce spectacle gratuit.

La rade de Sébastopol est très belle. Comme il a été démontré par l’expérience, une flotte de guerre peut s’y couler elle-même en toute sécurité. Nous pénétrons dans le port. On y est, en ce moment, fort affairé; sur les chantiers, on construit de nouveaux bateaux; en cales sèches, on répare les anciens. C’est un tapage infernal de boulons rivés à grand fracas de marteaux, de coups de sifflets, d’appels de sirènes, de jets de vapeur qui fusent en nuages blancs dans l’air frais du matin et que le vent déchire.

Ici l’on déploie une activité guerrière et bruyante. Nous n’y comptons rester que quelques heures, le temps de préparer notre départ en auto pour la petite ville tatare de Batchi-Séraï. Sébastopol nous paraît sans intérêt; il y a bien un musée de souvenirs de la guerre de 1854-55. C’est loin de nous, et nous n’avons pas l’âme aux récits de bataille.

Informons-nous plutôt de l’état présent des affaires. Un Français me montre un journal à un sou venu de France pour lui apprendre que Sébastopol est en flammes. Il ne s’en était pas douté.

—Pourtant Yalta, faisons-nous, a été pillée?

—On exagère, dit cet homme qui a besoin, du reste, pour son commerce d’une Crimée calme et pleine de touristes. Il est restaurateur.

Notre programme aujourd’hui est le suivant: déjeuner de bonne heure et départ à onze heures pour Batchi-Séraï, à cinquante kilomètres; de là remonter la vallée du Balbek, passer un col dans les montagnes qui dominent Yalta et redescendre sur cette ville de bains célèbre, la Nice russe, ainsi qu’on l’appelle, qui par la montagne est à cent kilomètres de Batchi-Séraï. Mais on nous promet de belles routes. Il n’est que temps.

Nous quittons Sébastopol à une heure, accompagnés des malédictions des nombreux cochers tatares qui sont assemblés sur la place devant l’hôtel.

Les environs de Sébastopol nous sont dès longtemps connus, de nom tout au moins. Qui n’a d’agréables souvenirs logés avenue de l’Alma ou Malakoff? Nous traversons Inkermann et nous voici sur la haute colline de Malakoff, d’où nous dégringolons sur la vallée du Balbek. On ne nous a pas trompés; il y a des routes, et bonnes, mais il y a aussi des caniveaux inattendus. J’ai la douleur de voir ma grosse valise quitter brusquement l’auto des mécaniciens, décrire une courbe harmonieuse en l’air et retomber sur la route. Nous suivrions la même trajectoire que ma valise si nous ne nous cramponnions à nos sièges.

Le paysage est charmant. Un printemps indécis et retardé verdit les prés, fleurit les amandiers. Nous goûtons la délicieuse sensation de découvrir en automobile un pays inconnu et lointain.

Nous arrivons à Batchi-Séraï. Quinze mille Tatares habitent, au fond d’une vallée étroite, une longue et pittoresque rue qui n’en finit pas. A l’entrée de la ville, sur une colline, une caserne; un bataillon russe y loge. Ceci garde cela. Nous traversons la ville à grand fracas de trompe. Tout Batchi-Séraï est là pour nous voir.

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La grande et unique rue de Batchi-Séraï.

J’ai souvent l’illusion pendant ce voyage (est-ce une illusion?) que nous ne parcourons tant de pays que pour apporter une charitable distraction aux habitants des lointaines villes que nous visitons. Les cordonniers, tailleurs, bouchers, chaudronniers, potiers et épiciers de Batchi-Séraï, accroupis dans leurs boutiques dont la devanture est ouverte, prennent un manifeste plaisir à voir passer nos autos. Ce divertissement leur est gratuit. Nous savons déjà ce qu’il nous coûte.

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L’entrée du palais des Khans à Batchi-Séraï.

Dans l’ancien palais où habitaient les Khans tatares, maîtres jadis de ce pays, on nous montre une chambre où coucha la grande Catherine, impératrice insigne. Les architectures orientales de la décadence sont médiocres, mais les jardins enclos de bâtiments peu élevés ont un grand charme, et nous nous arrêtons avec plaisir dans le cimetière où sont les anciennes tombes des Khans. Dans les sarcophages ouverts, dont quelques-uns remontent aux quinzième et seizième siècles, des fleurs ont poussé, des touffes de violettes et de giroflées roses qui sortent vives de la mort; les floraisons délicates et fraîches des pêchers les recouvrent; le minaret grêle d’une mosquée monte dans le ciel pâle. C’est un endroit exquis que le cimetière des Khans à Batchi-Séraï.

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Le jardin du palais des Khans à Batchi-Séraï.

Une heure plus tard (quelle heure est-il? cinq heures déjà!), nous remontons une vallée sauvage. Nous avons une centaine de kilomètres à faire à travers la montagne et un col de près de quinze cents mètres à franchir pour arriver à Yalta.

Dans le bas de la vallée le pays est très peuplé; nous passons de petites maisons entourées de jardins, des fermes, des champs où travaillent des Tatares; puis bientôt plus un village, plus une maison, nous sommes dans la forêt et dans la solitude. La route commence à grimper en pente raide sur le flanc de la montagne. Je vois à cent mètres au-dessus de moi la 40-chevaux gravissant sans effort les lacets à angles aigus et, derrière nous, la 16-chevaux des bagages qui monte des pentes de douze à quinze pour cent. Il y a un caniveau à chaque tournant, et un tournant à chaque cent mètres. Le soir vient; nous n’arriverons que de nuit à Yalta, et par quelle route difficile!

Nous montons toujours. On voit maintenant de la neige sous les arbres. Enfin nous sortons de la forêt, nous sommes près du sommet du col, lorsque soudain, à un détour de la route, nous nous trouvons en face d’un mur de neige d’un mètre de haut!

La grande Mercédès se lance à l’assaut, entre dans la neige qui se tasse devant le radiateur et bientôt oppose un obstacle infranchissable à la machine.

Que faire?

Il n’y a pas cinq cents mètres de neige devant nous; nous ne sommes qu’à vingt kilomètres d’Yalta. Derrière nous, c’est la terrible route en lacets qu’il faudra descendre dans la nuit; cent kilomètres avant d’arriver à Sébastopol, à quelle heure? sans manger!

Pourtant nous n’avons pas le choix et nous voilà filant dans la nuit, plongeant de quinze cents mètres en deux heures, longeant des précipices, sautant à chaque caniveau, arrêtés tous les cent mètres par le retour à angle aigu de la route sur elle-même. Les phares jettent de grandes lueurs mouvantes sur le pays désert...

Nous arrivons enfin dans la plaine. Le vent s’est levé en tempête; le ciel est noir, traversé de lourds nuages. Vers onze heures nous sommes sur la colline rocheuse de Malakoff. Un pneumatique crève. Pendant que l’on répare, nous descendons et nous étendons sur des châles, serrés les uns contre les autres, abîmés de fatigue et demi-morts de faim. Sur le sol pelé de Malakoff, parmi les pierres et les herbes rares, des souvenirs courent dans la nuit avec le vent qui hurle; d’autres ont été couchés ici plus fatigués que nous, si fatigués que la vie s’en alla d’eux en un soir semblable à celui-ci, alors que le sifflement des balles semblait, tant il était continu, celui du vent dans la nuit.

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La place principale de Sébastopol.

19 avril.—Ce matin, nous nous promenons dans Sébastopol. Je prends une leçon de russe en essayant de déchiffrer les enseignes des magasins.

Pourquoi les Russes ont-ils un alphabet si compliqué? Pour nous mieux tromper, ils ont imaginé de prendre quelques-unes de nos lettres mais dans un sens différent. Leur M veut dire T, leur P est notre R. Et puis les caractères imprimés diffèrent de ceux de l’écriture courante, et les majuscules des minuscules, et cela du tout au tout. Aussi peut-on s’estimer heureux si, après un séjour de quelques semaines en Russie, on arrive à déchiffrer les enseignes. Quant à lire une adresse manuscrite, il faut y renoncer. Je me refuse à reconnaître mon nom écrit en russe.

J’ai fait une autre expérience.

Depuis huit jours que je suis en Russie, j’ai découvert que fort peu de Russes parlent français, et que l’on avait sur ce point des idées bien fausses à l’étranger. Ceux qui connaissent notre langue n’habitent pas leur pays; on les trouve en France et dans les villes d’eaux cosmopolites où ils peuvent offrir un agrément certain, mais ne sont d’aucune utilité. Je certifie qu’en Russie les cochers, ouvriers, agents de police, paysans, bouviers et pâtres que nous rencontrons dans les champs, les villages ou les villes, ignorent jusqu’aux rudiments de notre langue. Donc qui veut voyager en Russie en automobile comme nous le faisons, doit savoir lire, comprendre et parler le russe. Emmanuel Bibesco est notre interprète; nous autres arrivons tant bien que mal à nous tirer d’affaire, à l’aide des gestes, dans les petites difficultés quotidiennes. Nous avons tous appris à dire: Stakan tchai, mots magiques qui dans le village le plus perdu sont suivis de l’immédiate apparition d’un verre de thé excellent.

*
*  *

Dans l’après-midi nous partons pour Yalta, quatre-vingts kilomètres le long de la corniche célèbre de la Crimée.

Notre première étape est au couvent de Saint-Georges. Pour y arriver, il faut quitter la grande route et couvrir une quinzaine de kilomètres à travers champs. Nos autos en avaient perdu l’habitude. Le paysan qui nous guide s’égare. Nous voici en panne sur un remblai, obligés de faire les cantonniers pour remplir un fossé que l’auto ne peut franchir. Nos compagnes, toujours courageuses, travaillent avec nous et portent de grosses pierres.

Si j’avais conçu, à Paris, quelques craintes au sujet de la présence de jeunes femmes délicates et de luxe dans notre expédition aventureuse, je suis depuis longtemps rassuré. J’ai vu comment elles avaient supporté la nuit de Bessarabie, la bonne humeur, la gaîté qu’elles n’ont cessé de montrer. C’est elles qui nous réconfortent et nous empêchent de nous laisser aller aux petites colères si naturelles aux voyageurs que nous sommes. Je recommande donc beaucoup d’emmener des jeunes femmes dans un voyage semblable. Mais il faut choisir...

Le monastère de Saint-Georges est bâti sur une terrasse dominant de trois cents mètres de rochers à pic la mer si bleue au fond de la baie. Les moines à longs cheveux qui habitent ce couvent peuvent louer soir et matin et chaque jour, d’une âme convaincue, le Dieu qui leur fit des loisirs en face d’une de ses plus belles œuvres.

Nous parcourons maintenant sur bonne route un pays de vallées, de terrains ondulés, de champs fertiles coupés de rivières, de collines parfois entamées et d’un blanc de craie.

Vers cinq heures, nous arrivons à Balaklava.

C’est comme si nous entrions dans une ville en miniature. De petits jardins verdoyants, de petites maisons, des collines dentelées avec, à gauche, les ruines d’une très ancienne tour génoise; ces collines entourent de tous côtés un étang, croirait-on, d’eau claire et bleue ridée par la brise du soir; des quais d’un demi-pied de haut le bordent; des bateaux à rame et à voile y dorment et, à quelques mètres de nous, au ras de l’eau, un fuseau noir qui est, nous nous en assurons, un torpilleur amené là sans doute à grands frais pour la joie de nos yeux, colossal cuirassé de cet étang limpide, un torpilleur flamme au mât, avec de vrais marins qui nous regardent passer. Nous allons au bout du quai et découvrons un goulet étroit qui, entre deux murailles de rochers, mène à la mer invisible. Puis nous retournons à la grande route, enchantés de ce Balaklava minuscule et portatif, bleu et vert dans les collines crayeuses, que le hasard nous a offert comme un jouet au détour du chemin.

Au soleil couchant, bien calés sur les sièges confortables de l’auto, nous filons sous un ciel pur à travers un pays magnifique. Le monde nous appartient. Les jeunes femmes que nous emmenons récitent des vers alternés:

La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.

Ronsard, Chénier, Vigny, Verlaine revivent avec nous en ces terres lointaines, et nous savons troubler d’une cadence antique le silence des pays nouveaux qui se lèvent devant nous.

Les rochers maintenant prennent les tons roses du couchant; la route monte en lacets. Enfin nous arrivons au sommet du col; nous avons quitté la mer au couvent de Saint-Georges et ne l’avons pas revue. Une arche large de pierre franchit ici la route. C’est la porte célèbre de Baïdar.

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Sur la corniche de la Crimée.

La porte traversée, le terrain semble manquer sous nos pieds. A droite et à gauche, s’ouvre un cirque de montagnes à pic; à huit cents mètres plus bas murmure la mer frissonnante; devant nous, à mi-hauteur, sur une terrasse, une église dresse cinq coupoles dorées; au pied de la paroi des rochers cyclopéens, des arbres fruitiers jettent la note blanche de leurs fleurs dans le paysage, une végétation riche jaillit du sein même des pierres et descend jusqu’au rivage.

Un sentier de chèvres mène à un village au bord de l’eau.

Le soleil qui vient de disparaître a laissé ce vaste cirque de montagnes et d’eau empli de vapeurs bleuâtres et roses. Il y règne un silence impressionnant; nous sommes accablés par la beauté du spectacle que nous avons sous les yeux. A gauche, sort de la mer une lune énorme, rouge, qui n’éclaire pas. Elle monte dans le ciel, devient jaune, brillante et bientôt étend sur les flots un éventail pailleté d’or pâli.

La route que nous devons suivre donne, vue d’ici, le vertige. Elle descend en tire-bouchon avec, dans les lacets aigus, une pente qui doit approcher de vingt pour cent. Mais nous avons fait la Bessarabie, nous ne craignons plus rien.

Je cherche la route qui arrêtera le conducteur intrépide et sûr de soi qu’est notre ami Georges Bibesco. Je lui ai, au départ, confié ma vie, ce que j’ai tout de même de plus précieux. Il m’a promis de me ramener intact à Paris. C’est son affaire et non la mienne, je n’y songe plus. Qu’il tienne la barre d’un bateau à voile ou le volant d’un auto, il est égal à lui-même, voit clair, décide vite, risque tout, passe, et ne casse rien. J’ai fait derrière lui quelques sauts magnifiques et que d’autres qualifieraient de périlleux; je n’en ai eu aucune émotion. A trois mètres en l’air, je me disais: «Qu’importe cette envolée, puisque je suis sûr de retrouver sous moi en retombant l’auto fidèle sur ses quatre roues». Je la retrouvais, en effet, et nous continuions. Après une centaine de caniveaux et de dos d’âne où l’on quitte brusquement son siège pour quelques secondes et gagne plusieurs mètres par manière de saut involontairement fait, on ne prête plus aucune attention craintive à ce mode nouveau de locomotion qui tient de la grenouille par la position des membres et de l’oiseau par l’amplitude du vol à travers l’espace.

Les deux mains sur le volant, les pieds à côté des freins, Georges Bibesco immuable regarde devant lui. Il est resté vingt-deux heures à la direction de la machine sans demander grâce. Je ne pourrais exiger du meilleur des mécaniciens un service aussi dur. Et cela prouve la supériorité de l’amateur sur le professionnel. Je ne voyagerai plus autrement.

La nuit est venue.

Il est curieux de constater que la nuit revient avec une régularité constante toutes les treize heures à peu près à la latitude et à la date où nous sommes. Cette venue de la nuit qui, il y a huit jours, nous étonnait encore lorsque nous étions sur route, ne nous surprend plus. Nous y sommes habitués. Nous sommes devenus une espèce nouvelle dans la grande famille des automobilistes, l’espèce noctambule.

Que d’autres préfèrent la clarté trop vantée des matins (il faudrait écrire une note précise sur les aurores; elles doivent leur réputation à certaines personnes qui, ayant horreur de partager leurs admirations avec la foule, ont décrété que l’aube était plus belle que le couchant. En fait les couchers de soleil sont plus magnifiques que les levers, et l’on n’est pas obligé de veiller toute la nuit pour les admirer), qu’ils recherchent les soleils accablants et connus de midi, les couchants qui sont à tout le monde, nous élisons pour notre voyage l’obscurité de la nuit qui prête du mystère aux spectacles les plus banals et, vertueux à l’excès, pour être plus sûrs de voir lever l’aurore, nous ne nous couchons point. Ainsi sommes-nous arrivés à Ackermann. Oh, la vilaine aube grise! Nous avons vu à l’horizon Odessa signalé à travers l’orage par un millier de points lumineux. Sébastopol nous reçut vers une heure du matin, et nous voici maintenant parcourant sous une lune d’argent clair la corniche de la Crimée à la recherche d’Yalta qui, comme toutes les villes après lesquelles nous courons, semble nous fuir.

Enfin, derrière un promontoire, un phare, puis les lampes électriques d’un port; dix verstes encore à travers un perpétuel verger embaumé, des villas, un quai, c’est Yalta. Nous sommes affamés comme à l’ordinaire, car nous n’avons pas dîné. Mais nous sommes en avance sur notre horaire. Il n’est que minuit.

*
*  *

Yalta, 20 avril.—Faut-il l’avouer? Autant que la beauté du site, le souvenir des troubles d’il y a quelques semaines nous attire à Yalta.

Depuis que nous sommes en Russie dont les télégrammes racontent à l’étranger les troubles et les massacres, nous n’avons pas vu la plus légère émeute; aucun gouverneur n’a consenti à se laisser assassiner devant nous; aucun gréviste n’a brandi un drapeau rouge; pas un sergent de ville (à quoi servent-ils?) ne nous a fait le sacrifice de sa vie.

Nous sommes armés d’une façon inquiétante, pour nous s’entend, car nous avons, chacun, au moins un revolver. Il y a, en outre, dans l’auto, une carabine et un fusil de chasse qui nous meurtrissent les jambes. Nos compagnes de voyage ornent leur ceinture d’un redoutable petit poignard qui, jusqu’ici, n’a servi qu’à couper les feuilles d’un exemplaire de l’Amour de Stendhal, mais qui, au besoin, pourrait défendre une vertu que beaucoup affirment leur être plus précieuse que la vie. Cela a toujours été l’opinion des maris. Quant aux femmes, celles qui sont sages la réservent en ces questions jusqu’à mise à l’épreuve. Qui sait le prestige que peut vous avoir un chef de brigands? Le seul Emmanuel Bibesco n’est armé que d’une lime à ongles.

Il faut avouer que, dès le début de notre voyage, ces armes dorment au fond de nos valises, car, si c’est déjà un grand effort d’acheter un revolver, c’en est un excessif de le porter dans la poche de son pantalon.

Enfin dans Yalta nous cherchons avidement les traces du pillage et l’un de nous qui a, en outre de lui-même, une femme à défendre, montre un derrière bossué par une arme terrible.

—Ici, voilà une vitrine défoncée!

—Une devanture provisoire!

—Une maison brûlée!

—Enfin!

Nous avons des âmes de sauvage.

Nous nous faisons raconter les troubles. Pendant quarante-huit heures Yalta appartint à l’émeute. Une dame nous apprend qu’elle était dans une des maisons qu’on a brûlées et que cette maison lui appartient. Elle trouve cela si amusant qu’elle en rit encore et qu’elle a peine à parler.

—On a sauvé notre piano; on l’a descendu par la fenêtre à l’aide de cordes; il pendait lamentablement... c’était si drôle, Monsieur...

Elle ne peut reprendre son sérieux. Je veux la croire. Mais c’est l’amusement qu’elle a eu à se voir piller qui me paraît le plus drôle de son histoire.

Un coiffeur français est encore bouillant de colère et en veut aux officiers qui n’ont pas fait tirer sur la foule.

Enfin Yalta est maintenant calme. Les gens ont les mines les plus pacifiques du monde. Aussi, par dépit, nous mettons-nous à créer des troubles nous-mêmes.

Yalta, ville de luxe, appartient à la corporation bruyante des cochers tatares. Ils sont deux ou trois cents qui rangent leurs équipages le long du quai. Les chevaux sont vifs et mal attelés. Au bruit inconnu des autos, ils s’effarent, se cabrent, ruent, et partent au galop. Le beau désordre!

Les cochers nous apostrophent bruyamment. Nous supportons d’un cœur placide des injures que nous ne comprenons pas et qui s’adressent, paraît-il, par-dessus nos têtes, à nos parents et ancêtres. Grand bien leur fasse. Mais nous n’avons pas passé vingt-quatre heures à Yalta que les plaintes affluent chez le gouverneur, frère du célèbre Trepoff, préfet de police à poigne à Saint-Pétersbourg. Et nous recevons la visite du chef de la police; au premier abord il est assez cassant. Alors nous tirons de notre poche un papier revêtu d’un cachet et d’une certaine signature, et voici aussitôt un fonctionnaire incliné qui nous assure de son éternel dévouement.

Pauvres cochers d’Yalta.

Ce même jour, nous apprenons que Maxime Gorki est dans une villa voisine à se soigner, et je décide d’aller le voir. Un pharmacien me donne son adresse et me voilà parti.

La voiture suit la route de Livadia, puis entre dans une espèce de parc qui s’appelle Tchoukourlar; plusieurs villas éloignées de la route et de la poussière, semées irrégulièrement selon le terrain, regardent la mer voisine; la nature n’y est pas trop peignée; il y a de la vigne et des arbres fruitiers aujourd’hui en fleurs. C’est un des charmes de la corniche de la Crimée: elle n’a pas les cactus en lame de sabre édenté, les palmiers vernissés, les aloès épineux et les araucarias difformes que l’on a acclimatés, hélas! sur notre Côte d’Azur et qui semblent en fer-blanc.

La dernière maison à laquelle aboutit l’allée sinueuse est une villa toute blanche, d’un étage, avec portique, terrasse et toit plat à l’italienne. A la porte, une servante ne me comprend pas; je fais quelques pas dans le vestibule. Un homme grand, vêtu de noir, vient à ma rencontre. C’est Maxime Gorki.

M’ayant introduit dans un petit salon, il disparaît d’une allure souple. La pièce où je suis est simple; les murs sont passés à la chaux, ainsi que le plafond très élevé.

Rentre Gorki accompagné de sa femme. Je me présente à elle; lui dis qu’une admiration ancienne et une vive sympathie m’amènent chez eux. Mme Gorki parle le français très bien, avec un peu de timidité, une voix douce et un accent charmant. Son mari ne sait que le russe; grâce à elle, la conversation s’engage à trois.

Lorsque Gorki apprend que je viens de Paris et que je connais personnellement plusieurs des littérateurs dont il aime les œuvres, sa figure s’éclaire. Il veut dire tout de suite son admiration pour nos écrivains qu’il n’a lus qu’en traduction. Il préfère ceux de la grande lignée naturaliste; parmi les morts, Flaubert avant tout, puis Maupassant, les Goncourt des romans; des vivants, il nomme Anatole France, Loti, Octave Mirbeau. Mais c’est Mirbeau qui l’émeut le plus profondément. Tolstoï avait déjà exprimé son enthousiasme pour l’œuvre d’Octave Mirbeau. Ce qu’il y a de passionné, de tragique, de douloureux dans les pages du Calvaire ou du Journal d’une femme de chambre, la satire violente qu’on y trouve de la société actuelle, ont gagné à Mirbeau le cœur des deux plus grands écrivains de la Russie contemporaine.

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Maxime Gorki, sa femme et Claude Anet à Yalta.

Pendant que Gorki parle, je le regarde.

Il est grand, élancé, souple; il est vêtu d’une espèce de tunique de drap noir flottante, serrée au cou, la culotte de même étoffe, des bottes molles; à la taille une ceinture de cuir avec des ornements d’argent ciselé. Le visage aux méplats accusés est tourmenté, le front aux rides creusées, puissant; les cheveux blonds sont rejetés en touffes en arrière; une petite barbiche rousse et rare couvre une mâchoire forte; les narines sont larges et les yeux bleus, d’un bleu intense et profond; on y lit une volonté forte; ce sont les yeux d’un homme d’action qui a souffert, non d’un mystique; en somme, le visage énergique et fatigué d’un homme qui s’est dépensé sans compter.

Il se penche vers nous, essayant de comprendre ce que nous disons. A un mot que sa femme lui traduit sur la sympathie que nous avons tous pour lui en France à cette heure-ci de sa vie, ce visage tendu s’éclaire, le regard s’adoucit, les yeux brillent et la bouche s’entr’ouvre dans un sourire heureux, confiant, qui dit une bonté profonde, essentielle et une jeunesse toujours vivante.

Mme Gorki me raconte comment son mari fut arrêté au moment où il arrivait chez elle à Riga où elle était dangereusement malade. Sans lui donner une heure, on l’emmena à Saint-Pétersbourg, on le conduisit à la forteresse; là, on le fouilla, puis on le fit se déshabiller; il resta nu longtemps dans une pièce froide, les pieds déchaussés sur des dalles en pierre. «—C’est là qu’il prit la mauvaise toux qu’il soigne à présent», me dit-elle.

Il ne se plaint pas de la prison, mais on refusa de lui communiquer les télégrammes qui lui apportaient des nouvelles de sa femme. Enfin on le remit en liberté provisoire. Son grand crime avait été de faire l’impossible avec ses amis pour éviter les horribles massacres de janvier. Le vendredi et le samedi, il avait multiplié les démarches auprès des ministres, éconduit partout. Tout cela, on le sait. Après, il écrivit un récit des journées tragiques, et un appel resté en brouillon. C’est cela qu’on saisit chez un de ses amis. Mais cet appel n’avait été ni signé, ni imprimé, ni donné pour être imprimé, ni répandu à plusieurs exemplaires écrits à la main. Toute base légale paraît donc manquer aux poursuites. Le procès doit avoir lieu dans le plus strict huis-clos; mais la date, quoi qu’on en ait dit dans la presse, est encore incertaine. Il semble que l’on n’ait nulle hâte de pousser l’affaire...

Maintenant nous parlons de la vie de Gorki. On a écrit sur lui beaucoup de choses inexactes en France et en Russie. On a dit qu’il était né dans la misère; ce n’est pas vrai. Il l’a connue et presque choisie; c’est autre chose.

Il est né à Nijni-Novgorod, dans une famille à l’abri du besoin. Son grand-père, entrepreneur de peinture en bâtiment, l’éleva et lui donna sa première instruction. Maxime Gorki n’alla pas à l’école. Puis le grand-père lui apprit son métier; il voulait que son petit-fils lui succédât. Mais l’enfant se révolta; il rêvait d’une autre existence que de celle de peintre en bâtiment; il voulait courir le monde, voir les hommes et les choses; il s’enfuit.

Alors commença la vie aventureuse de celui qui devait être Maxime Gorki; il fut mousse sur un bateau de la Volga, il fut aide-boulanger; il connut les fatigues, les misères, les souffrances des malheureux; il vécut avec ceux pour qui l’unique problème est de savoir s’ils auront aujourd’hui de quoi manger; il a vu dans leur réalité triste les ouvriers et les paysans, et aussi ceux qui sont en marge de toute existence régulière, ceux qu’il appelle d’une expression si forte, si émouvante «les ex-hommes». La nécessité de gagner son pain, le goût plus impérieux encore du changement, le désir de voir des cieux nouveaux et les conditions diverses des hommes firent de lui un être errant à travers l’immense Russie. Il l’a traversée plusieurs fois du nord au sud, de l’est à l’ouest, des rivages boisés de la Finlande aux lacs perdus dans les forêts de bouleaux et de pins jusqu’aux montagnes âpres et magnifiques du Caucase. A travers ce monde énorme, il a été un inlassable vagabond. Mais cela, il l’a voulu; il aurait pu, comme son grand-père, être un placide peintre en bâtiment. Détail amusant: il est resté pour l’administration russe ce qu’il aurait dû être, et l’acte d’accusation est dressé contre «Maxime Gorki, peintre en bâtiment et homme de lettres...».

On a dit aussi qu’il était illettré. Cela encore est inexact. Jeune homme misérable et volontaire, il sentait fortement la nécessité de s’instruire et, au cours de sa vie d’épreuves il y eut des années où il donnait une partie de ses nuits pour dévorer les livres nécessaires des auteurs russes et étrangers.

—Mon mari était en ce moment très pauvre, dit Mme Gorki; il n’avait pas de quoi acheter des bougies; alors il remplissait des vieilles boîtes de sardines de toutes les graisses qu’il trouvait, et d’un morceau de laine faisait une mèche. Mais à cette pauvre lumière il contracta à la longue une maladie des yeux qui faillit lui faire perdre la vue.

On voit combien la réalité est loin de la légende qui nous présentait un Gorki illettré, et pour peu, ennemi de la science.

Il commença à écrire à vingt-deux ans; il en a trente-six aujourd’hui. Trente-six ans! Mais sa figure fatiguée dit que beaucoup de ces années de souffrance ont pesé lourdement sur lui. «—Trente-six ans, dit-il; en France, on est encore un homme jeune à trente-six ans, tandis qu’en Russie...»

J’ai une question sur les lèvres. Je la risque.

—Quels sont les rapports actuels de Gorki et de Tolstoï?

A ce nom qu’il entend, Gorki attache sur nous un regard plus intense.

*
*  *

Il a une admiration infinie pour l’œuvre du romancier. C’est le plus grand écrivain de la Russie; jamais il ne pourra dire ce que Tolstoï fut pour lui dans les heures de peine. Puis il connut l’homme et il l’aima; leur intimité fut complète.

Mais le Tolstoï d’après les romans, le Tolstoï apôtre mêlé aux luttes où s’engage aujourd’hui la Russie! Il a publié, après les événements de janvier, une lettre dans le Times qui a causé la plus grande tristesse à ses amis d’autrefois. Gorki voulait y répondre; mais il y eut alors dans la presse russe un tel déchaînement d’attaques basses et méprisables contre Tolstoï, que Gorki, l’ami des anciens jours, ne voulut pas, bien qu’il lui en coûtât de se taire, élever la voix. Mme Gorki explique ce qu’est Tolstoï.

—Voyez-vous, me dit-elle, Tolstoï est un aristocrate; il est né parmi ceux qui commandaient; aujourd’hui encore, il est comme un général. Il n’est pas du peuple, il ne le connaît pas; il ne sait pas quels sont ses besoins réels, quelle est sa vie, ce qu’il faut lui donner. Il n’a aucun droit de parler au nom du peuple; les choses qu’il nous dit ne sont pas celles que la Russie demande à présent. Mon mari, lui, connaît le peuple, il en vient, il veut l’aider, travailler pour lui, mais d’une façon pratique, terrestre.

Je sens, à l’accent de ces paroles, que j’ai touché un point douloureux.

Tolstoï poursuit un but idéal qu’il veut réaliser par des moyens mystiques: il veut que l’humanité entière, rangée sous la loi du Christ, renonce au mal par un acte spontané de volonté et vive purement. Le progrès lent, pas à pas, difficile, terre à terre, de l’humanité, le respect de soi-même et d’autrui, le foyer inviolable, la loi égale pour tous, la liberté de conscience nécessaire, le droit primant la force, l’instruction mise à la portée de chacun, les hommes réglant eux-mêmes de leur mieux les affaires communes qui les concernent—qu’est-ce que cela au regard du mystique qui voit Dieu face à face?

C’est pourtant cela que veut la Russie aujourd’hui. En face de Tolstoï qui ne fait aucune différence entre l’état politique et social auquel sont parvenues l’Angleterre ou la France et celui de la Russie, Gorki s’élève et dit: «Nous voulons ces conquêtes-là d’abord. Vous prêchez la non-résistance au mal; nous demandons, nous, une constitution et des écoles.»

Il y a un abîme entre ces deux hommes.

Gorki sait l’immensité de la tâche que les Russes ont devant eux, l’ignorance de la masse, la force effroyable d’inertie qu’elle opposera. Mais au lieu de trouver dans ces difficultés un motif de découragement, il n’y voit qu’une raison de plus pour agir tout de suite. L’heure est grave; la guerre a enlevé les hommes et accru la misère; le malaise est devenu si vif, si général, qu’on peut espérer que de l’excès du mal sortira enfin quelque bien.

Je dis à Gorki que nous espérons le voir rétabli en France. Mais pour l’instant, c’est en Russie qu’il veut vivre et agir. Je le sens inquiet, frémissant à l’idée d’être immobilisé par la maladie dans ce Yalta de luxe fait pour les désœuvrés.

—Je n’aime pas Yalta, dit-il; là-bas, au Caucase où vous allez, la nature est forte, âpre et belle.

Sur la table de Mme Gorki, j’ai vu des livres français, entre autres La Maternelle, de Frapié, qu’ils aiment beaucoup. C’est Mme Gorki qui tient son mari au courant des œuvres les plus récentes de notre littérature. Sur les fenêtres, sur les tables, des fleurs, des fleurs partout.

Je quitte mes hôtes. Je garde le souvenir de la poignée de main chaude, appuyée, que me donne Gorki quand je pars.

Je vois, sous le porche, près de Gorki grand, énergique, tourmenté, sa femme frêle et délicate, mais, elle aussi, d’une volonté qui ne plie pas.

Je vois la calme villa blanche parmi les arbres fruitiers en fleurs en face de la mer.

Je pense à ce qui attend cet homme malade que je laisse; derrière lui, je vois la Russie souffrante qui demande un peu de justice.

Je n’oublierai pas ma visite à Maxime Gorki dans le parc paisible de Tchoukourlar.

*
*  *

Ce même jour nous nous promenons dans les environs d’Yalta tandis qu’on nettoie les autos. Nous passons une partie de l’après-midi à flâner dans les parcs de Massandra.

Cette corniche de la Crimée est célèbre par la beauté de ses sites et l’agrément de son climat. Les monts de Crimée qui s’élèvent jusqu’à quinze cents mètres protègent la côte des vents froids du nord; ils descendent presque à pic jusqu’au rivage, ici tombant en blocs énormes qui forment un promontoire dans la mer; là laissant à leurs pieds quelques gradins de terre cultivable où poussent des vignes, des arbres fruitiers, des bois de pins sombres aux troncs roses; plus loin s’ouvrant en cirque autour d’une petite rivière qui se précipite d’abord en cascade, puis coule en torrent, grise des neiges fondues et des terres emportées. Les grands murs de rochers, les forêts au bas des monts, les villages accrochés au flanc des collines, le dessin si précis des côtes où les rochers mordent l’eau, la douceur printanière et automnale du climat, tout contribue à faire de cette partie de la Crimée un des plus beaux endroits du monde.

21 avril.—Aujourd’hui nous explorons le pays en automobile. Nous traversons des forêts de pins admirables, de hêtres, d’ormeaux; des champs de muguets, de perce-neige, de primevères remplissent les clairières. Le parfum du printemps nous monte au cœur. A mesure que nous nous élevons, la vue devient plus belle sur le golfe où Yalta mire ses villas blanches et ses jardins fleuris. Il faudrait vivre ici plusieurs jours, goûter la joie de ne rien faire sous ce ciel clément. Mais nous sommes en retard déjà sur notre itinéraire et si loin de Téhéran! Y arriverons-nous jamais?

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Passage d’un torrent dans les bois au-dessus d’Yalta.

Tandis que nous nous promenons dans les bois d’Yalta, nous croisons quelques voitures et charrettes de paysans. Hélas! les paysans sont petits et les chevaux très grands! Les uns et les autres n’ont jamais vu d’automobiles; aussi, malgré nos arrêts immédiats (de tout le voyage, nous n’ayons pas écrasé une poule!), les chevaux montrent un goût vif pour les haies et les fossés, et se livrent à la joie d’un steeple-chase, comme s’ils ne traînaient pas un lourd véhicule. Les paysans s’enfuient et nous laissent courir après leurs chevaux. De loin, ils nous insultent.

Mais voici que dans un village, un énergumène, transporté de fureur, bondit sur la voiture de Léonida, un gourdin à la main. Va-t-il fracasser la tête de la princesse Bibesco qui est au fond de la voiture à côté de moi?

Non, avant que nous ayons eu le temps de nous défendre, le gourdin tombe sur des épaules que nous laisserons anonymes.

Une mégère échevelée quitte sa bouteille de vodka, se joint à son mari et assaille la 40-chevaux qui arrive à huit kilomètres à l’heure.

Cette fois-ci un revolver sort d’une poche; le paysan à cette seule vue tombe dans le fossé. Nous accélérons le train. Un énorme pavé destiné par la virago à nos têtes délicates tombe sur l’arrière de la voiture. Une vingtaine de paysans sont rassemblés; il faut filer; ce que nous faisons.

Ainsi faillîmes-nous être lapidés, tels des martyrs chrétiens, dans les champs d’Yalta.

Livadia.—La résidence d’été de l’Empereur. Mais cette année, il ne quitte pas, et pour cause, Tzarskoie-Sélo.

Livadia, c’est un grand parc en pente jusqu’à la mer; des pavillons nombreux sont disséminés dans la verdure, pour l’administration, pour la suite impériale, pour les popes aux longs cheveux de femme.

Deux pavillons aussi simples que les autres sont ceux qu’habite l’Empereur. Dans l’un d’eux mourut d’une mort que certains croient mystérieuse, Alexandre III; dans l’autre Nicolas II passa ces étés derniers. Des pièces petites, un ameublement de vieilles filles sans fortune et sans goût, pas de confort non plus, voilà le palais d’été où villégiature l’Empereur de toutes les Russies, l’autocrate qui règne sur cent quarante millions de sujets et dont la fortune est inestimable. Le moindre boutiquier enrichi de Londres a, près de Hampstead Heath, une installation plus luxueuse.

Mais on voit, auprès des pavillons des Empereurs, de très belles jacinthes, des tulipes, des roses, des camélias, en parterres ou en massifs, des fleurs partout.

On voit autant de soldats que de fleurs.

A chaque détour de l’allée, on en aperçoit un peloton; sur les pelouses, des soldats font l’exercice; sur les marches des escaliers d’autres sont assis.

La note de couleur que donne l’uniforme dans les verdures n’est pas déplaisante. Mais il faut ménager ces effets dont on abuse dans le parc de Livadia.

Et, à chaque pas, l’ordonnance qui nous précède se retourne et nous surveille.

Sous ce regard inquiet, nous finissons par avoir l’air d’enfants pris en faute et marchons timidement, les mains dans les poches, n’échangeant qu’à voix basse de rares observations.

*
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Ce même soir, je vais prendre congé de Maxime Gorki.

A huit heures, le Grand-Duc-Boris arrivant de Sébastopol est dans le port. Nous nous y précipitons pour voir si nos vingt-huit colis, petits et grands, que nous avions laissés à Sébastopol à la charge du portier de l’hôtel, sont à bord.

C’était une des manœuvres les plus risquées que nous ayons faites au cours de ce voyage.

Nous retrouvons dans trois cabines tous nos bagages. Douce joie!

Et, vers dix heures, après le difficile embarquement des automobiles, nous quittons le port par une nuit magnifique sous la lune qui éclaire les terrasses blanches et les villas endormies d’Yalta.

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CHAPITRE III
LE CAUCASE

I

Samedi, 22 avril. A bord du Grand-Duc-Boris.—Nous longeons la côte de Crimée dans un brouillard léger et bleuté qui, parfois se dissipant, nous laisse voir un pays aride, montueux, de collines crayeuses, peu élevées, désertes toujours.

Nous passons devant Féodosie et ne faisons que l’entrevoir.

Vers trois heures, nous sommes à l’entrée de la mer d’Azof, en vue de Kertch, l’ancienne Panticapée des Grecs. Sur la colline qui surmonte la ville, est une tour carrée, tombeau d’un Mithridate.

Paresseusement nous la regardons à travers nos jumelles. Ce Mithridate ne vaut pas de prendre un petit bateau et de faire deux kilomètres pour aller à terre. Nous restons cinq heures en rade à embarquer des centaines de sacs de farine pour le Caucase. Nous sommes étendus sur le pont; le temps est gris et perlé délicieusement.

Au soir, le ciel de printemps s’éclaire de toutes ses étoiles. Le grand Orion incline sa ceinture étincelante vers les flots; Sirius brille éperdument entre deux nuages, et l’Ourse, droit au-dessus de nos têtes, se carre.

A l’arrière du bateau, des étudiants en vacances,—reste-t-il une université ouverte en Russie?—chantent des airs graves et presque religieux à trois parties. Leurs voix pleines et belles qu’ils modèrent, meurent par moments, puis reprennent doucement et montent dans la nuit. Nous glissons sur une mer sombre et tranquille.

23 avril.—En rade de Novorossisk.—C’est le Caucase enfin, l’étape dernière avant cette Perse où nous nous rendons par le chemin des écoliers. Il y a à peine quinze jours que nous sommes partis. Il semble qu’il y ait trois mois que nous courons les grandes routes, tant nous avons vu de choses, partagé d’émotions, vécu d’heures diverses, émouvantes et belles.

Aujourd’hui c’est dimanche; des cloches sonnent à Novorossisk au pied de la chaîne caucasienne, comme elles sonnent à la même heure dans nos villages de France.

Novorossisk, port très commerçant, est au fond d’une baie longue et étroite, protégé contre les vents d’ouest.

Le temps est chaud; le soleil brûlant; on a tendu un velum sur le pont. Le baromètre dans ma cabine est tombé à 740! Hum!

On apporte des feuilles imprimées. Ce sont «les dernières nouvelles». Un Russe qui doit être fonctionnaire et avec qui j’ai causé s’offre à me les traduire. C’est un homme fort aimable et d’un solide optimisme.—Des troubles en Russie?—Ils n’existent que dans l’opinion intéressée des correspondants étrangers.—Des assassinats politiques?—Des assassinats simplement.—Le Caucase dangereux?—Il n’y a pas de pays plus sûr au monde.

Et ce Pangloss russe sourit derrière ses lunettes d’or.

Nous parcourons ensemble les télégrammes. Je vais enfin apprendre ce qui se passe en Russie et surtout dans ce Caucase en révolution où nous allons débarquer. Batoum est-il à feu et à sac? Trouverons-nous un vice-roi à Tiflis?

Hélas! les télégrammes sont de l’étranger et presque tous de France.

Premier télégramme: «Troubles graves à Limoges, la foule a forcé les portes de l’usine Haviland, le drapeau américain a été déployé.»

Second télégramme: «Désordres révolutionnaires à Limoges, on envoie des troupes de renfort.»

Troisième télégramme: «Un auto a été brûlé; la troupe attaquée tire (cet indicatif présent est terrifiant) sur la foule.»

Il y en a ainsi trois colonnes.

Mon traducteur, d’un ton doucement grondeur, me dit:

—Vous serez donc toujours des révolutionnaires! La situation est grave en France. J’avais l’intention d’y faire un voyage d’agrément cet été. Il sera plus prudent d’attendre. Je reste en Russie.

Je n’ai pas regretté les cinq kopecks que m’a coûtés la feuille de télégrammes.

*
*  *

Le baromètre est toujours à 740. Nous quittons Novorossisk par fort vent d’ouest.

Il vaut mieux ne pas parler du reste de la journée.

Qui aurait cru cela de la mer Noire?

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*  *

Lundi 24 avril, 9 heures du matin.—Le Grand-Duc-Boris est une personne bien agitée. A Soukhoum nous débarquons avec une peine infinie des chevaux et quelques douzaines de femmes en pleine rade. Les matelots crient: «Souda, Souda», les femmes glissent et tombent à genoux; elles reçoivent des paquets de mer. Ce spectacle est horrible et me fend le cœur. Je descends dans ma cabine.

Midi.—Le Grand-Duc-Boris danse comme une petite folle et refuse d’approcher des ports où il devrait toucher et où précisément j’aurais (et mes malheureuses compagnes de voyage aussi) une envie grande de descendre.

Je fais le serment de ne plus jamais voyager avec un membre de la famille impériale.

Trois heures.—Nous apprenons que la grève est déclarée à Odessa et qu’il n’y aura plus de service sur Batoum. Pourquoi diable les ouvriers, les braves ouvriers, ne se sont-ils pas mis en grève trois jours plus tôt?

Cinq heures.—Je réunis ce qui me reste de forces pour adjurer les gens qui ont du cœur de n’accorder aucune confiance au susdit Grand-Duc. Le baromètre est ferme à 740.

Six heures.—Il est manifeste que l’homme n’est pas fait pour être secoué comme une bouteille qu’on rince.

Huit heures.—Nous sommes dans le port de Batoum. On vient m’en avertir. Il n’est que temps. Ce qui reste de moi monte sur le pont. J’y trouve mes pâles compagnons de voyage en conférence avec un bel officier de la garde impériale et le préfet de la ville que le général gouverneur a envoyés à notre rencontre. Il m’est impossible d’exprimer aucune idée de mon cerveau.

Nous quittons le Grand-Duc-Boris de la façon la plus impolie. J’espère ne le revoir de ma vie.

Batoum.—Nous sommes très affaiblis quand nous mettons pied à terre.

Ce qu’on voit de la ville dans la nuit est lugubre; de petites maisons hostiles et fermées; sur le port des gens qui errent et veulent transporter nos bagages, ce à quoi nous nous refusons.

Batoum est en petit état de siège, paraît-il. Y trouverons-nous enfin les troubles graves qu’on nous doit, semble-t-il, et que chacun nous a prédits? Nous ne croyons plus au danger.

Nous savons seulement que ce soir nous sommes accablés de fatigue et tenons mal sur nos jambes. Nous montons dans deux voitures et donnons l’adresse de l’hôtel International.

En quittant le port, nous prenons par des rues étroites et sombres, de vrais coupe-gorges.

Sur un trottoir devant une boutique ouverte, quelques personnes. Au moment où nous passons, un bruit, comme celui d’un pétard, et la figure d’un homme à côté de nous subitement éclairée. Il chancelle; puis nous entendons deux coups qui sont bien des détonations. On aperçoit au ras de la maison un bras qui s’abaisse et, à côté de nous, l’homme s’écroule, comme si ses jambes manquaient sous lui. Notre cocher se signe, puis fait un geste de la main qui signifie: «J’en ai vu bien d’autres», et retient ses chevaux qui se cabrent.

Près de la voiture, un homme trottine; il est gras et replet; c’est l’assassin qui s’en va sans se presser. Et tout de suite la voiture s’arrête à vingt mètres de la boutique toujours ouverte. Ah non! nous aimons mieux ne pas stationner là.

Nous sommes devant une grande porte fermée à clef; toutes les fenêtres sont barricadées. C’est l’hôtel, paraît-il. Il est, lui aussi, en état de siège. Le cocher sonne; un soldat entr’ouvre la porte, consent après pourparlers à nous recevoir et, nous ayant introduits, referme la porte à double tour de clef.

Les domestiques sont en grève. Il n’y a pas de vivres; on refuse d’en livrer au patron qui est, du reste, menacé de mort par les comités révolutionnaires.

Impression lugubre des corridors vides, du rez-de-chaussée condamné par crainte des bombes, du salon au premier étage, où nous prenons sous un maigre éclairage, sans feu, un verre de thé en philosophant sur ce que nous venons de voir.

Voilà notre arrivée au Caucase.

*
*  *

Le lendemain, soleil. Par la fenêtre, j’aperçois la boutique fermée; un crêpe noir pend sur la devanture. Sur le trottoir quelques personnes sont assemblées; des soldats circulent. A l’hôtel, nos hôtes, des Allemands, ne sont pas autrement émus. «C’est un Arménien qu’on a tué; un de moins», voilà l’impression qui se dégage de la conversation que j’ai avec eux.

Et je sors avec Emmanuel Bibesco pour voir l’aspect de cette ville où la vie humaine est à si bon marché.

Partout des soldats, baïonnette au fusil, devant les banques, à la poste, au coin des rues; les voitures postales, des camions passent avec une escorte de cosaques. Cela ne paraît point une vaine précaution, car les têtes des ouvriers, débardeurs ou vagabonds que nous croisons, sont sinistres. Des figures hâves, des yeux rusés ou farouches qui brillent; des corps maigres vêtus de haillons. On voit les types les plus divers: peu de Russes, mais des Arméniens, des Géorgiens, des Turcs, des Juifs, des Tcherkesses, des Tatares, des Lesghiens, qui flânent dans les ruelles sales près du port; seule la crainte d’une terrible répression les empêche de se livrer au pillage. Mais les vengeances particulières se satisfont à revolver et poignard que veux-tu.

Heureusement ne sommes-nous à Batoum que depuis quelques heures et n’y avons-nous pas encore d’ennemis, à moins que l’on ne nous en veuille d’habiter un hôtel mis en interdit par les comités révolutionnaires.

Ces comités, j’en entends beaucoup parler pendant les deux jours que nous passons ici; il y en a trois, paraît-il, un géorgien, un arménien, un russe. C’est beaucoup pour une seule ville et les condamnations à mort qu’ils prononcent ne sont pas de vaines menaces. On me raconte l’histoire d’un officier russe, d’origine géorgienne, le prince Gouriel, qui pour avoir dispersé un rassemblement de grévistes, fut condamné à mort et tué en pleine rue deux jours plus tard. Le comité révolutionnaire géorgien défendit de suivre son convoi et aucun officier n’osa enfreindre cette défense.

Les grévistes sont nombreux. Batoum est à la fois industriel et commercial. Presque tout le pétrole exporté de Bakou passe par Batoum; une partie est raffinée dans les usines Nobel, Rothschild et Sideridès, l’autre est expédiée brute. Donc, ouvriers de raffinerie et débardeurs; il y a, en outre, une grande exportation de laines et de tapis. Presque tout le commerce du nord de la Perse avec l’Europe est transité par Batoum.

A la population hétérogène du port vinrent se joindre depuis plusieurs mois des Russes chassés de leur pays par la misère. D’où pléthore de main-d’œuvre et mécontentement exploité par les comités politiques. Les ouvriers du port se mirent en grève, puis les ouvriers de raffineries, depuis deux mois les usines Rothschild et Sideridès sont closes, l’usine Nobel ne fonctionne plus que d’une façon intermittente. Les compagnies de navigation, renoncèrent alors à l’escale de Batoum; augmentation de troubles, menaces de mort aux différents consuls. Maintenant les bateaux anglais, français, allemands, autrichiens touchent de nouveau à Batoum; les bateaux russes, dont chauffeurs et mécaniciens sont en grève, ne marchent plus.

Les salaires des ouvriers du port sont, pour le pays, très élevés; la journée de huit heures est payée 4 fr. 88; l’heure supplémentaire, et il ne peut y en avoir plus de deux, 1 fr. 35; les fêtes et veilles de fêtes (et Dieu, en l’honneur de qui elles sont chômées, sait si elles sont nombreuses en pays orthodoxe), le tarif est doublé.

Il faut noter que la vie est très bon marché à Batoum où pour quelques sous on a du poisson en abondance.

Mais les troubles ne cessent pas. Les comités demandent qu’on emploie à tour de rôle des équipes de Géorgiens, Turcs, Arméniens, Grecs et Russes. Or, de tous ces ouvriers il n’y a que les Turcs qui travaillent et qui observent les contrats; les autres sont paresseux et irréguliers; les compagnies de navigation se plaignent, les maisons anglaises ne veulent plus envoyer de bateaux à Batoum où le stock de pétrole à quai est considérable.

On n’entrevoit donc pas la fin des troubles. Dans l’état d’anarchie où se trouve la ville, les vengeances particulières, les haines de race se satisfont librement, et impunément, je crois. Un personnage officiel m’assure que l’assassin que nous avons vu opérer a été arrêté dans la nuit et pendu à la citadelle dans les quarante-huit heures.

Je dois ajouter que cette histoire, racontée à d’autres personnages officiels, a amené sur leurs lèvres un sourire sceptique.

Je crois que la police laisse aux parents du mort le soin de le venger. A quoi bon faire intervenir la justice? Que ces gens règlent leurs affaires eux-mêmes. Et je surprends encore ici cette pensée: «La perte n’est pas grande; moins nous aurons de ces canailles, mieux cela vaudra.»

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Il y a dans les rues de Batoum des peupliers d’une fraîcheur de feuillage délicieuse.

Les portes des maisons sont fermées; par crainte des troubles pendant les fêtes de la Pâque russe, les habitants font par avance leurs provisions.

Voici une voiture menant un officier; sur le siège, à côté du cocher, un cosaque, fusil à la main. Une vingtaine de personnes sont là, causant dans la rue, gênant la circulation; le cheval ralentit. Le cosaque tire un coup de fusil en l’air; l’attroupement se disperse; la voiture passe à vive allure.

A midi, nous sommes reçus par le gouverneur général, qui est, d’aspect, un pur mongol. Nous apprenons chez lui de fâcheuses nouvelles.

La seule route qui mène de Batoum à Tiflis passe un col élevé à Akhaltsikh. Or, à la suite des mauvais temps qui règnent depuis un mois, la couche de neige est si épaisse que toute communication par route est interrompue avec Tiflis. Il est donc impossible d’accomplir notre projet et d’arriver dans la capitale du Caucase en automobile, et nous voilà fort déconfits.

Je ne suis pas très étonné d’apprendre que le col d’Akhaltsikh est impraticable, lorsque je vois sur la carte qu’il est à près de deux mille mètres d’altitude. Nous avons été arrêtés par la neige à treize cents mètres au-dessus d’Yalta.

Que faire? Nous décidons d’excursionner dans les environs vantés de Batoum. On nous a parlé de la vallée magnifique du Tchorok, nous la remonterons en auto.

Il me semble bien voir un peu de mécontentement sur la figure du général, mais il ne dit rien.

Puis nous prendrons le train pour Koutaïs et verrons si de Koutaïs on peut atteindre Tiflis par le col de Mamison et ensuite par le défilé du Darial en suivant la célèbre «route militaire géorgienne».

Nous prions le général d’approuver notre projet. Il approuve. Alors nous lui demandons si les trains marchent sur Koutaïs.—Un instant d’embarras. «Non, les trains ne marchent pas précisément, mais ils marcheront, ils marcheront sûrement. Vous ne partez ni aujourd’hui, ni demain; nous vous gardons; eh bien! après, à la grâce de Dieu, ils marcheront, et vous arriverez à Koutaïs.»

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Comment on voyage sur les routes du Caucase.

L’après-midi, après avoir déjeuné à l’hôtel d’Orient, puisque notre hôtel est celui de la Méduse, nous partons en deux autos.

Mais nous ne sommes pas seuls. L’officier d’ordonnance du gouverneur, qui est venu nous saluer hier au bateau, nous accompagne. C’est un Géorgien d’origine, qui a fait ses études à Saint-Pétersbourg et, parlant français et connaissant le pays, nous est un très agréable compagnon de route. Nous prenons aussi un Cosaque qui s’assied sur le marchepied de l’auto.

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Comment nous voyageons au Caucase: Les autos sont gardés par des cosaques et fleuris d’azalées et de rhododendrons.

Et voilà une expédition assez guerrière! Il est vrai qu’on raconte de belles histoires de brigands, de gens enlevés aux portes de Batoum, de montagnards irréductibles qui profitent des troubles pour descendre dans les vallées. Nous verrons bien.

Nous remontons la vallée du Tchorok; la route est bonne, bien entretenue, mais terriblement dure.

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Un pont hardi sur le Tchorok.
La légende veut qu’au lieu d’eau on ait employé pour faire le ciment le sang des esclaves.

Nous rencontrons de pittoresques campagnards à cheval ou à âne, qui, malgré la frayeur que nos automobiles causent à leurs montures, nous regardent amusés et souriants. Tous les dix ou quinze kilomètres, nous trouvons un poste de cosaques dont le chef, averti par télégraphe de notre passage, vient saluer l’officier qui nous accompagne et faire son rapport: «Le calme règne sur les rives du Tchorok.»

La vallée se resserre et devient sauvage; les montagnes s’escarpent sur les bords du fleuve. Des rhododendrons en touffes glorieuses fleurissent dans les rochers qui surplombent la route et nous font un dais de fleurs; des azalées sauvages tapissent les prés qui descendent en pentes abruptes jusqu’à nous.

Voici enfin une occupation pour notre cosaque et l’occasion de mettre sabre au clair. Nous l’envoyons dans les champs d’azalées et de rhododendrons. Ce sabre coupe très bien les fleurs. Bientôt nous en avons dans les voitures une moisson parfumée. Il semble que nous nous rendions à un corso fleuri.

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Cosaque et officier de la garde sur nos voitures.

Le cosaque remonte sur le marchepied et nous continuons à courir à la recherche des brigands. Nous croisons des femmes turques voilées dont les ânes s’effrayent; d’autres à pied quittent précipitamment la route pour se cacher mieux. Des Turcs portent le bachlik sur la tête comme un turban.

Le jour tombe, nous ne trouvons pas les brigands cherchés, et regagnons le lugubre Batoum où nous n’arrivons, comme bien vous pensez, que de nuit.

Mercredi 26 avril.—Nous sommes déjà blasés sur l’aspect de la ville. La curiosité ne laisse aucune place à la peur. Nous finissons par jouer la difficulté et nous promener au bazar, au milieu de la population la moins rassurante, avec notre capitaine en uniforme qui n’est pas aimé des fauteurs de troubles. S’il y a une bombe pour lui, nous en partagerons les morceaux.

Nos compagnes le savent. Elles ne tremblent pas. Nous n’avons pas le temps de réfléchir au danger. Nous n’aurons d’émotions que rétrospectives.

Nous apprenons qu’un train partira ce soir pour Koutaïs et Tiflis. Nous décidons de le prendre. Nous avons vu Batoum, allons visiter Koutaïs non moins en état de siège. Il faut avouer que ce voyage s’arrange à merveille; nous sommes arrivés à Batoum par le dernier bateau russe qui y touchera de longtemps; nous en partons par le premier train qui circule sur la ligne. C’est élégant.

En attendant l’heure du départ, promenade en auto autour de Batoum, sous un ciel voilé et pluvieux; puis grande débauche de cartes postales. Il faut que nous racontions à nos amis à Paris et à Bucarest que nous sommes dans une ville en état de siège, qu’on nous a tué un homme dans les jambes, que nous voyageons avec cosaques. On se passe de l’un à l’autre des formules qui peuvent resservir. «A Batoum la vie humaine est bon marché.—Il faut être du côté du manche du fusil.—La question arménienne: to be or not to be», et autres folies de ce genre.

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A six heures, nous sommes à la gare qui est occupée par la troupe; grande foule, grand bruit, grande confusion. Les mécaniciens ont repris le travail. Il y a peu de jours on a voulu, malgré la grève, acheminer un train postal sur Tiflis. Dans une petite gare, le mécanicien descend pour graisser la machine; un coup de feu retentit, le mécanicien tombe mort. On n’a jamais retrouvé l’assassin.

En outre, on enlevait quelques mètres de rails ici et là.

Notre train est très pittoresque. Nous avons des cosaques sur la machine, des cosaques sur le marchepied des wagons; les conducteurs ont le revolver au côté.

Craint-on une attaque possible des paysans révoltés? Tout le pays entre Batoum et Koutaïs est soulevé.

Nous marchons avec une extrême lenteur. Dans chaque gare sont des soldats; ici, j’en vois une compagnie, à contre voie, le long des wagons où elle loge. Les hommes s’alignent; un sous-officier se signe et dit une prière que les hommes répètent en se signant et s’inclinant.

Nous sommes bien gardés. Nous avons pour nous le gouvernement qui nous donne des cosaques, et les révolutionnaires. Nous apprenons, en effet, qu’à la gare, tandis qu’on chargeait les autos, les ouvriers entendant les mécaniciens parler français, leur ont dit: «Vos maîtres sont Français! Dites-leur qu’ils peuvent passer partout.»

Nous voilà tranquilles.

Koutaïs.—Nous y arrivons à onze heures du soir. Pourquoi débarquons-nous toujours de nuit dans des villes inconnues?

Notre arrivée à Koutaïs est lugubre.

Nous laissons nos vingt-huit colis à la gare à la charge d’un portier de l’hôtel, et nous voilà partis dans de minuscules voitures, deux par deux, pour l’hôtel de France.

Je suis dans la première voiture avec une des jeunes femmes. Le cocher fouette ses chevaux et nous bondissons sur d’invraisemblables pavés le long de rues désertes dans lesquelles pas un réverbère ne brûle. On ne voit aucune lumière dans les maisons. Nous filons dans une ville morte; le Tatare qui nous conduit mène à toute allure. Il semble que nous devrions être depuis longtemps à l’hôtel. Non, il va, il va, comme s’il voulait nous emmener au diable.

Est-il besoin de dire que je n’ai pas mon revolver qui dort paisiblement au fond de ma valise? J’ai fait l’effort de le porter deux jours dans la poche de mon pantalon; c’est fini, je ne recommencerai pas.

Ce cocher continue à nous entraîner très vite où il veut. Il fait froid, humide, triste dans ce Koutaïs endormi. Nous aimerions bien être à l’hôtel près d’un bon poële ronflant.

J’interroge notre Tatare. Il me répond en claquant du fouet et pousse ses chevaux sans ralentir dans un dédale de petites rues.

—Cher monsieur, me dit ma compagne, nous sommes à la merci de cet homme. Que va-t-il faire de nous?

Et elle rit.

Puis, comme il faut que tout ait une fin, nous arrivons à l’hôtel de France, où, par le temps qui court au Caucase cette année-ci, les touristes sont rares.

Jeudi 27 avril.—Ce matin, il y a quelques rayons de soleil. Les journées commencent bien, mais invariablement il pleut dès midi.

Nous nous précipitons au bazar. C’est jour de marché. Le bazar de Koutaïs est célèbre, affirme Bædeker. Nous y trouvons l’animation la plus grande et la plus pittoresque. Nul pays n’est habité par des races plus diverses que le Caucase; un jour de marché à Tiflis ou à Koutaïs réunit sur un espace étroit une douzaine au moins de types de nationalités différentes. Pour l’instant, je les identifie mal; je distingue pourtant les Arméniens des Géorgiens, lesquels ont une beauté régulière, les Tatares qui sont lointainement mongols et s’en souviennent, les Tcherkesses qui ont l’obligeance de porter un manteau en poil de chèvre, une superbe bourka nationale, grâce à quoi je les reconnais sans peine, les Russes blonds et empâtés, la «bête fauve» qui vient du nord; j’arrive à identifier les Turcs et, sans hésitation, les Juifs au nez aquilin; après quelques heures passées à Koutaïs je me fais une idée à peu près nette des Iméritiens, qui sont de beaux hommes élancés, dont la barbe encadre bien le visage, dont les traits sont réguliers, les yeux allongés, le nez grand et busqué. Ils font des vieillards magnifiques. Mais je ne vais pas plus loin et ne me demandez pas de vous désigner des Lesghiens, Ossètes, Abkases, Mingréliens, Cabaretiens, Avares, Souanètes, Gouriens, Pchaves, et autres qui peuplent les vallées et les montagnes du Caucase.

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Le bazar à Koutaïs. On y rencontre les types des races diverses qui peuplent le Caucase.

Si je ne sais les reconnaître, je m’amuse pourtant du spectacle que leurs costumes pittoresques m’offrent. Nous passons deux heures sous les petites arcades de Koutaïs au milieu de la foule changeante. Nous achetons quelques-uns de ces bissacs que les montagnards fabriquent et mettent sur le dos de leur âne ou de leur mulet; ils sont d’un travail et d’un goût charmants.

Puis nous allons sur le pont qui traverse le Rion, lequel est tumultueux et agité à la suite des grandes pluies de ce lamentable printemps.

Les rives du fleuve sont escarpées; des rochers, des verdures fraîches et frissonnantes, des maisons arrivent en terrasses jusqu’au bord de l’eau. Le Rion était dans l’antiquité... mais ceci vaut une note spéciale.

Note sur le Caucase et l’Antiquité mythologique et historique.—Je prie le lecteur de remarquer que depuis que nous sommes débarqués à Batoum, je ne lui ai asséné sur la tête aucun de ces souvenirs mythologiques qui sont si redoutables entre les mains des voyageurs au Caucase. Ce voyage est un voyage de bonne foi. J’ignore le temps qu’il faisait lorsque Jason débarqua en Colchide. Je sais seulement que lorsque nous y arrivons, il pleut à Koutaïs, capitale de ce qui fut la Colchide, et qu’il continue à y pleuvoir.

Mais il me serait dur de passer pour un ignorant. Aussi je réunis ici en quelques lignes un certain nombre de faits qui prouveront que je pourrais, comme un autre, si je le voulais, faire preuve d’une facile érudition.

Disons donc qu’avant nous les Argonautes et Jason atterrirent en Colchide, que le Rion était le Phase, que sur le mont Ararat (5.157 mètres; je ne les ai pas mesurés moi-même, aussi je ne vous donne ce chiffre que sous l’autorité des géographes, au sujet de laquelle, comme vous le verrez plus loin, il y a bien des réserves à faire), Noé, batelier imprudent et peut-être ivre, échoua son arche suivant les traditions juives; que sur le Kasbek, la tradition hellénique affirme que Prométhée fut livré aux vautours, qu’une certaine Médée... En voulez-vous encore?—Je crois que cela suffit. Reprenons notre récit.

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Ce même jeudi, nous rencontrons à l’hôtel un ingénieur russe qui fut notre compagnon de souffrances sur le Grand-Duc-Boris.

Il nous parle du monastère célèbre de Ghelati, à douze kilomètres dans les montagnes, nous conseille d’y aller dans les voitures du pays et rit de nos inutiles automobiles.

Il n’en faut pas plus pour que nous décidions sur l’heure de tenter l’ascension dudit monastère en auto.

Notre ingénieur qui tient à sa peau refuse de nous accompagner. On nous trouve un autre guide et nous voilà partis.

A peine sortons-nous de Koutaïs que nous manquons de nous embourber dans le pire des chemins. Il y a un pied et demi de boue liquide qui cache les rochers les plus inattendus et les plus pointus. Les ressorts gémissent, et nous aussi. Des ornières, dont nous ne sortirions jamais, sont là qu’il faut éviter; de gros blocs de pierres barrent la route par endroits; en outre, les voitures dérapent de façon inquiétante, et le chemin domine à pic le Rion. Si nous dérapons trop à gauche nous irons nous fracasser la tête sur les rochers du fleuve.

Aussi avançons-nous avec une extrême prudence, mais nous passons tout de même, à la stupéfaction des femmes jeunes et vieilles, coiffées si joliment à la géorgienne, qui quittent leurs petites maisons pour venir nous regarder.

Une fois le lac de boue traversé, nous sommes sur un rude chemin de montagne qui monte et descend en pentes raides à donner le frisson, sans jamais une borne ou un parapet.

Ce chemin de chèvres s’accroche au flanc de la montagne et tourne sur lui-même à des angles si aigus que dans chaque tournant nous sommes obligés de nous y reprendre à deux fois, à faire machine arrière et à repartir. Et nos autos ont des châssis courts!

Voilà un chemin qu’il vaut mieux monter que descendre. Mais ne songeons pas au retour; il s’agit d’arriver.

Le paysage de montagnes, de collines et de vallées que nous traversons est charmant; des bouquets de bois poussent ici et là et de grands prés en pente sont couverts d’azalées jaunes; la terre de la route est d’un brun foncé et chaud.

A force de peine, nous finissons tout de même par atteindre le monastère.

Nous n’y sommes pas depuis cinq minutes qu’une pluie torrentielle commence à tomber. Gare à la descente!

On n’entre pas facilement au monastère de Ghelati. La grande porte bardée de fer est fermée et on ne l’ouvre que rarement dans ce pays où la sécurité publique n’est pas garantie par le gouvernement. Tandis qu’on a été chercher le frère portier, je pense aux riches abbayes de France durant le moyen âge, alors que des malandrins couraient les campagnes. Elles aussi abritaient leurs trésors derrière de fortes murailles.

Le frère portier arrive, ouvre seulement la partie supérieure de la porte et nous sommes obligés d’escalader pour entrer dans l’enceinte du couvent les échelons qui sont fixés sur les épais madriers de la porte.

Le couvent a été construit à diverses époques. Des parties datent du XIe siècle, d’autres du XVe. Dans l’église, nous regardons des fresques byzantines qui ont été retouchées, comme il est visible, au XVIe siècle par des peintres génois. Elles sont assez médiocres et les tableaux italiens aussi.

Mais il y a un admirable trésor dont la pièce la plus importante est un iconostase, du XIIe siècle évidemment, en or ciselé et filigrane encadrant d’énormes cabochons. Il est de grandes dimensions et c’est une des plus riches pièces du plus beau siècle de l’orfèvrerie religieuse.

On ne peut nous montrer la couronne des rois d’Imérétie. Il paraît que la clef de l’armoire où elle repose est chez le métropolite à Koutaïs.

Il nous faut redescendre maintenant, mais nous ne remonterons pas à Ghelati.

Sous la trombe de pluie, nous regagnons les autos. Les bons pères lèvent les bras au ciel quand ils nous voient partir pour Koutaïs dans ces véhicules dangereux et vont prier à l’église pour le salut de nos âmes.

Et la descente commence. Les terres qui recouvraient encore en partie les rochers ont été lavées par la pluie et le roc est à nu en beaucoup de places; ailleurs c’est de l’argile glissante. La pente est à la descente ce qu’elle était à la montée avec des endroits où elle doit atteindre à vingt-deux pour cent.

La seule allure permise est du cinq kilomètres à l’heure, mais la difficulté est de maintenir ce train sage, alors que les autos ont une tendance passionnée à vouloir arriver plus vite au bas des pentes.

Les deux freins sont constamment appliqués; le moteur ne travaille que dans les tournants où nous sommes obligés de faire marche arrière.

Nous dérapons, mais nous arrêtons toujours à temps au bord de la route.

La pluie continue à tomber en nappe épaisse.

Nous arrivons tout de même aux faubourgs de Koutaïs. Ouf! Ici nous retrouvons les lacs de boue que nous avions traversés à l’aller, mais grandis et creusés.

Dans quel état sont les voitures lorsque nous descendons triomphalement à l’hôtel de France devant l’ingénieur russe!

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*  *

Avant dîner, nous allons voir le général qui commande militairement (car c’est partout l’état de siège) le gouvernement de Koutaïs. Nous trouvons un vieillard aimable et hilare, le prince Orbéliani qui s’amuse beaucoup à l’idée que nous avons amené nos automobiles à Koutaïs.—Pour quoi faire? dit-il.—Alors nous lui racontons que nous arrivons du monastère de Ghelati, ce qui paraît le surprendre, et que nous avons l’intention d’aller jusqu’à Zoug-didi, en Mingrélie.

—Zoug-didi? Zoug-didi? s’écrie-t-il; il ne peut en dire davantage tant il rit.

Il ne reprend son sérieux que pour nous assurer qu’il est tout à fait impossible de circuler dans son gouvernement. Les rivières sont débordées, les routes et les ponts enlevés. Non, non, il n’y a qu’une chose à faire, gagner Tiflis par le train le plus tôt possible.

Ces gouverneurs charmants et qui nous reçoivent si bien n’ont qu’une idée: nous passer à leur collègue du gouvernement voisin et n’avoir pas la responsabilité de ce qui peut nous arriver.

Vendredi 28 avril.—Ce matin, en compagnie du capitaine de la garde qui est venu de Batoum nous rejoindre, nous faisons une promenade en auto. Nous avons, sur le marchepied, un gros et blond cosaque.

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Rencontre d’une caravane sur une route au Caucase.

Nous suivons le long du fleuve une route assez bonne où nous rencontrons des villageois, des montagnards, à pied, à âne, à mulet, à cheval, ou en carriole. Elle est plus animée qu’une grande route de France. Le Rion à notre droite roule des eaux torrentueuses et grises: à gauche, ce sont des collines escarpées, des rochers auprès desquels poussent des rhododendrons et des azalées.

Après une quarantaine de kilomètres, la route cesse d’être entretenue, nous tombons dans des fondrières et des lacs de boue. Nous nous arrêtons.

Le pays est désert. Au-dessus du fleuve, à cent mètres de nous, planent deux aigles lents et magnifiques. Le cosaque tire sur l’un d’eux à balle, et le manque. Ils s’élèvent de cent mètres encore et continuent à tourner sur nos têtes.

L’après-midi, il pleut... Je vois que je me répète. Qu’y faire? Il a plu, tandis que nous étions au Caucase, chaque jour. Les lettres que nous recevions de Paris nous disaient qu’en France et en Europe le temps était exécrable. Cela ne nous consolait pas. Nous trouvions naturel que ceux qui étaient restés subissent le mauvais temps. Mais nous qui étions venus si loin, il semblait que les dieux nous dussent, comme des paysages nouveaux, un ciel que ne connaissent pas les habitants de Paris et de Londres.

Il pleut: je m’en excuse auprès de mon lecteur. Je suis obligé de le dire, car, comme on le verra, cette persistance de la pluie a eu une influence marquée sur notre voyage et sur les décisions que nous avons eu à prendre pendant la semaine de Tiflis.

Aujourd’hui donc, sous la pluie, nous accomplissons consciencieusement notre métier de touristes. Nous montons aux ruines de la citadelle que les Génois (on les retrouve partout dans ce voyage et à Téhéran même j’achèterai un admirable morceau de brocart de Gênes monté, voilà deux siècles, à la persane) construisirent au XVe siècle.

Dans une éclaircie, nous avons une jolie vue sur Koutaïs, ses terrasses, ses peupliers et la verdure fraîche de ses jardins.

Samedi 29 avril.—Aujourd’hui départ pour Tiflis. Le train quitte Koutaïs à 9 h. 15 du matin. Le départ de l’hôtel est très laborieux; les malles ne sont pas fermées, les valises ne sont pas faites; dans la galerie sur laquelle donnent nos chambres, c’est une confusion inexprimable.

A huit heures et demie, je suis seul à être prêt et je m’impatiente. Emmanuel Bibesco erre nonchalamment dans sa chambre et fait demander un barbier. A neuf heures moins vingt, je l’arrache des mains du Figaro et l’entraîne. Léonida, accompagné du fidèle Giorgi, monte dans une autre voiture. Les deux ménages suivront.

Nous arrivons à la gare et, à notre grande surprise, entendons sonner deux coups sur le quai. Cela veut dire, dans toute la Russie, que dans trois minutes le train partira. Nous voilà affolés. Que faire?

Nous nous précipitons sur le chef de gare qu’Emmanuel Bibesco supplie en vain d’attendre nos infortunés compagnons. Mais le train de Koutaïs trouve à Rion, à douze kilomètres de là, l’express de Batoum pour Tiflis; s’il se met en retard, il manque la correspondance.

Une minute encore. Il faut prendre une décision.

Nous nous rappelons que nos compagnons n’ont pas d’argent. Cela, c’est une maladie chronique de notre bande pendant le voyage; non pas que nous n’ayons de confortables lettres de crédit, mais les uns ne peuvent toucher d’argent que dans certaines villes et non dans d’autres; et puis le calendrier russe est abondant en saints dont on célèbre les fêtes en fermant les banques; enfin nous n’estimons jamais assez haut ce que nous coûteront nos déplacements futurs et le séjour dans des hôtels dont les domestiques sont en grève. Aussi sommes-nous toujours à court d’argent.

Nous faisons un compte rapide, prenons trois billets pour Tiflis, faisons descendre sur le quai Giorgi déjà installé dans un wagon et lui remettons tout ce qui nous reste de roubles en lui rappelant qu’aucun des bagages n’a été enregistré (chose qu’il oubliera du reste sitôt nous partis).

Cependant les porteurs emménagent sans cesse les petits colis à main dans notre compartiment. Mais nos compagnons s’obstinent à ne pas arriver.

Le dernier coup de cloche. Le train s’ébranle et, au même moment, apparaît calme sur le quai Georges Bibesco qui n’en croit pas ses yeux lorsqu’il nous voit agiter nos mouchoirs à la portière en signe d’adieu...

Et nous, dans le wagon, faisons le dénombrement des colis à main. Nous avons la plupart des valises de nos compagnons de route et la fourrure de Phérékide. Comme le temps est froid et que nous ne pouvons la rendre à son propriétaire, nous l’étalons sur nos jambes.

Nous nous divertissons assez mélancoliquement à penser à ce que doit être l’état d’esprit des deux ménages, condamnés à passer une journée encore sous la pluie dans ce Koutaïs dont nous avons épuisé l’intérêt. Nous supputons les invectives qu’ils ont dû nous adresser pour nous punir de leur retard. Et la préoccupation des bagages à main disparus les poursuit sans doute.

Enfin ils seront demain matin à Tiflis où nous arrivons ce soir.

Trajet dans les montagnes d’abord; nous avançons très lentement; il pleut et un peu de neige à moitié fondue se mêle à la pluie.

Vers le milieu de la journée, nous avons passé le col qui sépare le gouvernement de Koutaïs du district de Gori. Nous voici dans ce fameux district dont depuis trois mois on parle presque quotidiennement dans la presse européenne. Les paysans se sont révoltés; ils veulent une république fraternelle, et, pour l’obtenir, tirent sur les patrouilles de cosaques qui occupent le pays.

Nous arrivons à la gare de Gori. Elle est occupée militairement; nous nous précipitons au buffet. O surprise! ce sont des soldats qui font le service et, sans doute, à en juger par ce que nous mangeons, la cuisine aussi. La foule dans cette gare est turbulente... Sur le quai, avant de repartir, je photographie quelques groupes.

Trop heureux paysans de Gori s’ils savaient
Leur bonheur.

Vers la fin de l’après-midi nous approchons de Tiflis; nous passons à Mzet, capitale très ancienne du royaume de Géorgie. On voit la cathédrale qui a été bâtie, suivant la légende, au quatrième siècle, à l’endroit où un Juif apporta la robe de Jésus-Christ.

A Mzet, nous apercevons la route militaire géorgienne qui relie Tiflis à Vladicaucase à travers la passe célèbre du Darial. Il est dans nos projets de faire cette route en automobile.

Sur le quai de la gare de Tiflis, nous reçoit le maître de l’hôtel où nous comptons descendre.

Il nous donne les pires nouvelles, la moitié de la ville est en grève, les hôtels sont fermés, les domestiques refusent de travailler, les tramways ne circulent plus. Tiflis est dans la désolation.

Tout cela ne nous trouble pas, mais nous sommes sérieusement alarmés lorsqu’il nous apprend que les employés de chemin de fer viennent de déclarer la grève pour demain et que notre train est le dernier qui arrivera de longtemps à Tiflis.

Et nos compagnons restés à Koutaïs? Ah! non, nous voyageons ensemble, nous avons juré d’arriver avec eux à Ispahan et nous venons de découvrir après cette première séparation que nous ne pouvons nous passer les uns des autres.

Ruminant ces pensées noires, nous traversons Tiflis, la Koura aux eaux rapides, et descendons enfin à l’hôtel de Londres où des soldats font de leur mieux pour nous recevoir.

Là, l’hôtelier qui nous a accompagnés nous demande la permission d’aller ôter sa redingote. Il revient une minute après, tout de blanc vêtu, en marmiton.

—C’est au chef que ces messieurs parlent maintenant, dit-il en soupirant. Je suis obligé de cuisiner moi-même, et ma mère, qui est une dame, fait les chambres avec mes sœurs.

J’ignore ce que vaut le chef ordinaire de l’hôtel de Londres, mais je sais par expérience que le propriétaire est un excellent cuisinier; pendant nos huit jours de Tiflis, il nous a vraiment bien nourris malgré la difficulté qu’il y avait à s’approvisionner.

Tous trois, nous allons nous coucher ce soir-là de bonne heure bien que ce soit aujourd’hui la veille de la Pâque russe, qu’il y ait messe de minuit à la vieille cathédrale et que nous nous soyons promis d’y assister. Mais nous sommes seuls et pensons mélancoliquement à nos amis restés à Koutaïs; nous n’avons pas envie de nous distraire et rentrons chacun dans notre chambre.

Le lendemain matin, nous sommes réveillés par des voix connues dans le couloir. Ce sont les deux ménages qui arrivent: les trains ont donc marché. Les hommes entrent dans nos chambres et se vengent sur nous du dépit qu’ils ont eu de manquer le train hier matin.

II

Tiflis, 29 avril-6 mai.—Nous voici à Tiflis, capitale de la Géorgie, résidence actuelle du vice-roi du Caucase, ville de deux cent mille habitants dans un site pittoresque, allongée entre des collines rocheuses et traversée dans sa longueur par la Koura, tumultueuse et grise.

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La Koura à Tiflis.

Nous avons ici l’intention:

a) de voir Tiflis;

b) de faire en auto la route militaire de Géorgie jusqu’à Vladicaucase;

c) d’aller à Erivan, en auto aussi, de longer le lac Goktcha et de rendre visite au Catholicos des Arméniens à Etchmiadzin;

d) d’excursionner en Cachétie;

e) de prendre les renseignements utiles pour notre voyage en Perse et de décider entre la route de terre et celle de mer;

f) d’acheter ce qui sera nécessaire pour notre traversée des déserts persiques. Nous avons appris que nous pourrions difficilement nous passer de manger pendant plus de douze heures.

Cela simplement.

Vers huit heures, le dimanche, je sonne pour mon premier déjeuner. On frappe à la porte. Je crie: Entrez.

Et je vois une grosse tête réjouie de soldat qui passe par la porte entrebâillée. Encore à moitié endormi je ne comprends pas... Ah! oui, ce sont des soldats qui gardent l’hôtel, qui font le service, je suis à Tiflis, bien, bien... et je commence à lui expliquer en russe (!) ce qu’il me faut. Il m’arrête d’un «Guten morgen, mein Herr» qui tout de suite anime la conversation.

C’est un Allemand, né à Odessa. J’apprécie à sa valeur la délicate attention du gouverneur qui choisit pour le service des hôtels des soldats polyglottes.

Plus tard nous prenons l’air de Tiflis qui est moins en état de siège que les villes d’où nous venons. Des patrouilles de cosaques parcourent les rues et, en l’honneur de Pâques, un certain nombre de soldats se promènent dans les jardins en titubant et donnant tous les signes grâce auxquels on peut diagnostiquer avec certitude l’ivresse.

Nous parcourons à pied les bazars qui sont fermés, puis passons l’après-midi au jardin botanique et sur les crêtes rocheuses qui dominent Tiflis au sud-est.

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Sur la colline qui domine au sud Tiflis.

Il fait un jour clair, charmant et voilé, avec des coups de soleil soudains sur la vallée de la Koura et sur les maisons pressées de Tiflis. A droite, à nos pieds, ce sont les bazars arméniens et persans, la vieille cathédrale; devant nous les quartiers neufs, le grand boulevard, les jardins du gouverneur et de la ville. De l’autre côté de la rivière, le terrain s’élève rapidement; là sont construits les quartiers ouvriers géorgiens, le couvent arménien sur une hauteur escarpée derrière laquelle passe la ligne de chemin de fer qui mène à Bakou.

Plus loin, ce serait la grande chaîne du Caucase, l’Elbrous, le Kasbek. On n’en voit rien; des vapeurs et des nuages légers voilent le ciel.

Cette après-midi de Pâques, nous la passons ainsi à flâner dans des jardins.

Les jours suivants nous sommes plus occupés. Nous avons porté quelques lettres d’introduction, et les aimables habitants de Tiflis nous reçoivent de la façon la plus chaleureuse.

Malgré que les domestiques soient en grève, nous déjeunons et dînons en ville et faisons connaissance avec l’hospitalité géorgienne. Nous mangeons toute la journée, ceci en prévision de la famine future dans l’Iran. Nous courons les bazars guidés par le consul de France qui les connaît fort bien. J’ai le regret de n’y pas trouver grand’chose d’intéressant. On nous mène dans un caravansérail où des marchands persans sont arrivés depuis peu avec des bibelots, armes et étoffes anciennes.

Les Persans sont là accroupis sur des nattes; ils ont des figures fines, brunes et maigres; le chef, un vieux barbu, a des doigts allongés, desséchés, comme d’un fumeur d’opium. Ils nous montrent des bagues modernes, des armes médiocres, des animaux en fer incrusté d’argent, travail actuel d’Ispahan, quelques morceaux de cachemire dont ils demandent un prix excessif.

Nous attendrons d’être en Perse pour choisir des étoffes persanes.

Dans le bazar, nous achetons quelques guitares minuscules de bois noir avec ivoire incrusté, qui sont faites au Caucase, quelques armes, mais, en somme, aucun objet de valeur.

La seule richesse du bazar à Tiflis, ce sont les tapis; on y trouve tous ceux que l’on fait au Caucase, dans le Daghestan, en Transcaspie et jusqu’à ceux qu’envoient Samarkande, Boukhara et l’Afghanistan, les tapis persans, et surtout ceux de Tabriz, d’autres enfin de la Transcaucasie turque. Pendant plusieurs heures on en étale devant nous; le prix n’en est pas excessif et la qualité parfois excellente. Mais quoi, nous allons en Perse où l’on fait les plus beaux tapis du monde, nous n’en achèterons pas à Tiflis.

Nous visitons le musée qui contient quelques antiquités intéressantes.

Nous allons voir le suppléant du vice-roi absent et obtenons toutes facilités pour les excursions que nous voulons entreprendre. On nous demande seulement de prévenir à l’avance de façon à ce qu’on puisse télégraphier aux postes de cosaques pour qu’ils patrouillent les routes où nous devons passer. Le brigandage sévit de façon intense en ce moment-ci, paraît-il.

Tout cela nous a pris deux jours, et déjà nous commençons à piaffer d’impatience. Nous organisons donc pour le lendemain une excursion en auto à Mzet et sur la route de Géorgie. Nous savons déjà que nous n’irons pas jusqu’à Vladicaucase, car le point le plus haut du col est à 2.788 mètres et nous serons arrêtés par la neige, en ce détestable printemps, avant d’être arrivés à quinze cents mètres. Mais enfin allons jusqu’à la neige.

Le matin du départ, c’est un déluge de pluie; des cataractes tombent du ciel, et le baromètre est à 745. Nous nous embourberions avant d’être sortis de Tiflis; aussi nous ne partons pas.

De jour en jour, il en est ainsi. Aucune excursion n’est possible. Les habitants de Tiflis nous assurent qu’ils n’ont jamais eu un temps pareil au mois de mai. L’exceptionnalité de ce phénomène n’a rien qui nous console. Un grand découragement s’empare de nous.

Que faire? Aller à Erivan? Les routes sont emportées par les pluies et les torrents ont roulé des blocs de pierre énormes jusqu’au milieu de la chaussée.

Attendre? Il pleut depuis trois semaines, il peut pleuvoir encore quinze jours, nous serons pris par les grandes chaleurs en Perse et alors adieu la traversée du désert et le voyage à Ispahan.

Il pleut chaque jour. Nos hôtes nous donnent une fête charmante dans un de ces jardins des environs où les habitants de Tiflis viennent l’été passer la soirée et entendre de la musique. On dansera pour nous des danses du pays. Nous nous rendons à ce jardin qui est au bord de la rivière. Dans quel état les autos arrivent-ils? Avec de la boue jusqu’aux essieux!

Là, nous nous installons sous un pavillon ouvert de tous côtés, construit au bord de la Koura.

La rivière coule derrière nous; une humidité pénétrante monte de la terre détrempée; puis il recommence à pleuvoir. Frissonnants, nous écoutons la musique lointaine d’une flûte aigre, d’une clarinette et d’un tambourin; un repas est servi, de petites truites exquises, de caviar, de poulet, c’est cela qu’on appelle prendre le thé à Tiflis. Des iris noirs, royaux et mélancoliques, fleurissent le bord de l’allée où dansent pour nous deux Tcherkesses; une jeune fille me parle de Nietzsche; il pleut, il fait humide à en mourir; la flûte aigre continue à pleurer rythmiquement dans l’obscurité.

Après le champagne, un des convives danse légèrement des danses cosaques, vives et gracieuses.

Les automobiles en nous ramenant manquent de périr ignominieusement dans les boues de Tiflis.

*
*  *

Nos Projets.—Nous passons nos repas à discuter, avec une fièvre que rien n’abat, notre voyage en Perse.

Il y a deux plans devant nous, et même trois, qui l’emportent à tour de rôle. A peine l’un d’eux a-t-il pris le dessus, qu’on nous apporte un argument décisif en faveur de l’autre. Alors tout est à recommencer; cela dure six jours, donc douze repas, sans compter les thés et les conversations particulières dans les chambres: c’est très fatigant.

Voici quelles sont les deux voies principales pour aller en Perse de Tiflis où nous sommes.

La voie de terre est par Erivan, Djoulfa, ville frontière sur l’Arax, Tabriz, Mianeh, Kaswyn, Téhéran.

L’autre voie comporte un trajet en bateau de Bakou à Enzeli, de là par terre à Resht, Kaswyn, Téhéran. La route est bonne, nous assure-t-on. Elle a été construite par une compagnie russe, qui l’entretient; les autos peuvent y circuler. Mais le grand inconvénient pour nous de la voie Bakou-Resht est le débarquement à Enzeli.

Les vapeurs postaux ne peuvent franchir à Enzeli la barre assez mauvaise du Mourdab. On débarque donc en pleine mer sur de petits bateaux plats.

Or la rade d’Enzeli n’est pas bonne. En hiver, trois ou quatre fois sur cinq, au printemps, une fois sur cinq les passagers ne peuvent quitter le vapeur postal. Si peu agitée que soit la mer, comment ferons-nous pour débarquer les autos? Les bateaux ont-ils des grues assez puissantes? Le printemps est déplorable; la moindre brise rendra l’entreprise impossible. Voilà le grand argument contre l’itinéraire Bakou-Resht.

Alors nous travaillons l’itinéraire Erivan-Tabriz, travail fécond en surprises désagréables. Nous apprenons d’abord qu’on ne peut faire la première partie de la route en auto, car il n’y a plus de route depuis que le chemin de fer est construit. Pour assurer le monopole du trafic au chemin de fer, le gouvernement a détruit la chaussée. C’est simple.

Lorsqu’à Akstafa, on retrouve la route c’est pour franchir un col, celui de Délijan, à 2.170 mètres.

Hum! Ensuite ruisseaux et torrents nombreux à passer jusqu’à Erivan et Djoulfa, torrents inoffensifs en été, mais qui sont en cette saison des obstacles peut-être insurmontables. De Djoulfa à Tabriz, on nous assure qu’il y a une chaussée; de Tabriz à Kaswyn, un service de poste.

Nous prenons des renseignements un peu plus circonstanciés. Ils sont désolants et contradictoires.

On nous met en rapport avec les ingénieurs qui ont dans leur service l’entretien de la route jusqu’à Erivan. Ils déclarent qu’à cause des pluies et de la fonte des neiges, on ne peut traverser les torrents grossis qui passent sur la route.

Alors nous décidons de partir pour Bakou.

Le lendemain nous rencontrons des journalistes qui ont fait ces jours derniers ce même trajet en voiture. Donc on peut passer.

Nous partons pour Erivan.

Le même soir on nous apprend que l’Arax est débordé et infranchissable. Quarante-cinq cosaques viennent de s’y noyer.

Nous passons par Bakou.

On nous réveille dans la nuit pour affirmer que le bac fonctionne de nouveau sur l’Arax.

C’est Tabriz qui nous verra.

Le lendemain un marchand qui arrive de Tabriz vient nous dire qu’il est inutile de songer à passer en voiture, en cette saison, les montagnes entre Djoulfa et Tabriz.

Bakou! Bakou!

La cuisinière d’un général raconte au vieux domestique mingrélien, interprète à l’hôtel, que le marchand est un menteur et qu’elle a voyagé en voiture de Djoulfa à Tabriz!

Comme nous sommes là hésitants, un officier accourt pour nous raconter que le chah de Perse arrive par une route au bord de la Caspienne, reliant Resht à Hadjikaboul, sur le chemin de fer de Bakou à Tiflis. On dépense vingt mille roubles pour mettre cette route en état. Nous regardons la carte; les montagnes du Ghilan bordent la mer Caspienne: c’est le pays le plus fiévreux de la Perse; il y a quatre cents kilomètres à faire avec deux seules étapes, Lencoran et Astara. Cela ne serait rien: mais la route est entre les montagnes et la mer; sur la carte, vingt rivières la traversent et Dieu sait combien de torrents. Des ponts, il ne faut pas penser en trouver. Que le chah de Perse y passe, nous le voulons bien. Il a deux mille hommes de corvée, si c’est nécessaire. Mais nous?

Alors nous restons accablés et divisés. La route Bakou-Enzeli a ses partisans; l’itinéraire Djoulfa-Tabriz les siens, et même Lencoran compte un fidèle. Les uns et les autres triomphent et se désolent alternativement suivant les nouvelles.

Et il pleut toujours.

Le découragement nous gagne. Nous sentons sur nous le poids des inutiles autos que nous n’osons aller voir dans le garage de l’hôtel.

Seuls les mécaniciens ne se plaignent pas. Après les folies auxquelles ils ont dû, bon gré, mal gré, s’associer, ils jouissent de leur repos à Tiflis, mangent comme quatre, fument et regardent la vie et la pluie avec bienveillance.

Emmanuel Bibesco est le premier à prendre une décision: celle de renvoyer son auto à Marseille par le bateau français de Batoum.

Ce que voyant, je développe avec énergie le projet suivant: «Nous avons quitté, dis-je, nos douces patries et traversé tant de pays divers pour visiter la Perse. Or, de Tiflis, il y a un moyen certain d’arriver dans le pays de Firdousi et d’Hafiz. Les révolutionnaires veulent bien laisser circuler encore les trains jusqu’à Bakou; les mécaniciens et chauffeurs de la compagnie de navigation Caucase-Mercure ne sont pas en grève. Un bateau quitte Bakou dimanche dans la nuit. Prenons ce bateau, laissons les autos à Tiflis, et mardi prochain nous serons en Perse.»

Sur quoi en une demi-heure, les résolutions suivantes sont arrêtées de façon immuable. Les deux jeunes ménages, Emmanuel Bibesco et moi partirons pour Bakou; Georges Bibesco décide d’emmener sa voiture avec lui pour tenter le débarquement. Si elle ne peut être amenée à terre, elle retournera à Bakou.

Seul Léonida déclare qu’il veut arriver à Téhéran par terre et en automobile, qu’il passera par Erivan-Tabriz, et que, dût-il être obligé de démonter sa machine en pièces et de la faire porter à dos de chameau à travers les montagnes, il atteindra Téhéran.

Ces décisions prises, nous nous sentons l’âme en repos. Qu’il pleuve, vente, ou neige, nous avons la certitude de voir la Perse dans peu de jours.

Léonida déploie une activité folle et ordonnée à préparer son expédition. Il commande des bidons de pétrole, passe ses matinées au bazar à interroger les gens qui viennent par caravanes de Tabriz; on ne voit que lui dans les bureaux du gouvernement; il obtient une lettre ouverte lui permettant de réquisitionner des cosaques, si besoin en est.

Giorgi pense à la lointaine Roumanie et soupire.

Pendant notre séjour prolongé à Tiflis, je fais parler les gens sur les troubles du Caucase; je prends des renseignements à droite et à gauche, auprès des représentants du gouvernement et chez les journalistes de l’opposition. Je finis par avoir une idée un peu plus nette sur l’origine et la cause des désordres qui sévissent au Caucase. Comme l’on peut prévoir que les troubles dureront plusieurs années, ceci vaut un chapitre spécial par-dessus lequel les voyageurs pressés ont la liberté de sauter.

Les Troubles du Caucase.—Les troubles qui depuis un an ont éclaté sur presque tous les points de l’immense empire russe ont revêtu au Caucase un caractère particulier et une gravité exceptionnelle.

Aux causes de mécontentement qui ont agi ici comme dans le reste de la Russie, se sont ajoutées, pour les rendre plus aiguës, les rivalités de races et les haines religieuses. Tatares, Arméniens, Géorgiens, Tcherkesses, et les vingt autres peuples qui habitent les montagnes et les vallées du Caucase ont toujours été hostiles les uns aux autres. Un instant, la force de l’ours russe a fait régner en ce pays une paix précaire; mais l’ours est aujourd’hui affaibli, occupé ailleurs, et la guerre civile recommence au Caucase.

L’état des campagnes est mauvais partout; dans le gouvernement de Koutaïs et dans le district de Gori, il est dangereux. Le paysan est pauvre et les impôts sont lourds. Il y a encore de vastes propriétés. Les paysans lassés de cultiver pour autrui, parfois pour de grands seigneurs qui ne vivent pas sur leurs terres, refusent de payer leurs redevances. Le moujik russe n’est pas civilisé; le paysan caucasien l’est moins encore. Il est rude, violent et, sur plusieurs points, a commencé une espèce de jacquerie. Les propriétaires effrayés ont quitté leurs terres pour se réfugier soit à l’étranger soit à Tiflis.

Comment la force publique rétablirait-elle l’ordre? Elle ne peut apporter aucun remède à une situation dont les causes permanentes échappent à l’action de la police. Quand un village entier se révolte, on y envoie un escadron de cosaques; grande distribution de coups de nagaïka, chapardage de quelques poulets. Les paysans n’en paient pas mieux leurs redevances.

Ils sont très pauvres. Pourtant le pays est riche. Je les ai entendu accuser de paresse; mais la paresse du paysan caucasien est faite pour beaucoup de découragement. Il a la conviction qu’il ne peut améliorer son sort et que son travail ne profite qu’au propriétaire. Condamné à être malheureux il préfère l’oisiveté. Et les amis des paysans que je rencontre même parmi les propriétaires disent: «Donnons-leur la faculté de travailler pour eux-mêmes, et ils se mettront à la besogne avec plus de courage.»

Ils sont crédules aussi, comme le moujik. Des émissaires, soi-disant du tsar, en réalité révolutionnaires, leur ont persuadé en certains endroits qu’ils avaient le droit de s’emparer des terres. Ils l’ont cru. Aux portes de Tiflis les paysans sont venus pour se partager le champ de courses!

On publie pendant notre séjour un rescrit du nouveau vice-roi, comte Voronzov Dachkof, qui promet une distribution des apanages de la couronne aux paysans. Dans le gouvernement de Koutaïs qui est le plus troublé, il n’y a pas ou peu de terres à distribuer. D’autre part la façon dont l’administration a procédé jusqu’ici a suscité un vif mécontentement, car, au lieu d’être données aux habitants anciens du pays, les terres ont été attribuées à des colons russes. Cet essai de colonisation n’a du reste pas réussi. Le paysan russe s’acclimate mal au Caucase.

Dans la question agraire, il y a aussi une question politique; les paysans, de races si diverses, sont pourtant Caucasiens. Ils se plaignent d’avoir comme supérieurs des fonctionnaires russes, pour eux étrangers, qui ne connaissent ni leurs mœurs ni leurs besoins. Ils disent que les fonctionnaires russes sont malhonnêtes et les volent, et qu’en outre le formalisme et les complications de l’administration sont insupportables. Les affaires importantes doivent se résoudre dans les bureaux de Saint-Pétersbourg à trois mille kilomètres de Tiflis. Imagine-t-on ce que peuvent être les lenteurs, les tracasseries, la force d’inertie aussi de l’administration en ce pays immense où les dossiers les plus divers viennent, de la Finlande au Caucase, de la Pologne à Vladivostok, s’accumuler dans les ministères de Saint-Pétersbourg?

Je n’ai pas rencontré un Russe, appartînt-il lui-même à la plus haute administration, qui ne levât les bras au ciel en parlant des bureaux de Saint-Pétersbourg. L’irresponsabilité, l’abus de pouvoir, une indifférence qu’on ne peut imaginer, souvent aussi la malhonnêteté, voilà les plaies bien connues et réelles du fonctionnarisme russe. Les habitants du Caucase demandent à s’occuper de leurs affaires eux-mêmes, à nommer leurs chefs. S’ils sont volés, ils veulent que ce soit par les leurs.

*
*  *

Dans les villes la situation n’est pas meilleure; les grèves y sévissent à l’état endémique; la plupart des villes sont en petit état de siège. On sait ce qu’ont été en février les horribles massacres de Bakou[1]; partout ce sont des assassinats, des désordres graves.

[1] Depuis que ceci a été écrit, Bakou a été à feu et à sac au mois d’août 1905, et partout les Tatares, au nom du panislamisme, massacrent les Arméniens.

Le gouvernement accuse les Arméniens d’en être les fauteurs. Je crois que le gouvernement se trompe.

Les Arméniens sont nombreux au Caucase. On ne les aime pas. Le gouvernement, les Géorgiens et les musulmans Tatares, Tcherkesses ou Kurdes, leur en veulent. Que leur reproche-t-on?

Ils ne sont pas orthodoxes, mais forment, comme on sait, une église à part dont le Catholicos réside à Etchmiadzin, près d’Erivan. C’est là le centre de ce qui fut jadis, en des époques lointaines, le royaume d’Arménie. Il y a longtemps que le royaume d’Arménie a disparu; les Arméniens sont restés. On les trouve dans tout l’orient, au Caucase et dans l’Arménie turque, en grand nombre. Ils sont intelligents et actifs; on les accuse de s’enrichir rapidement aux dépens des populations au milieu desquelles ils vivent, qu’elles soient paysannes, industrielles ou commerçantes. A Tiflis, par exemple, la fortune a changé de mains et a passé des Géorgiens, anciens propriétaires, prodigues et sans ordre, aux Arméniens nouveaux venus, avides et économes. D’où rancunes et haines des Géorgiens ruinés contre les Arméniens enrichis. De là à les accuser d’être les auteurs de tous les maux dont le pays souffre, il n’y a qu’un pas. On l’a franchi.

Les Arméniens sont partout où l’on fait des affaires. Comme les juifs, ils excellent dans le commerce de l’argent; ils ont souvent le tort de réussir. Cela ne se peut supporter. Alors on leur reproche de n’avoir pas d’autres qualités, de ne pas aimer la guerre, de manquer de courage, d’avoir, comme Panurge, une peur naturelle des coups. Et ces reproches sont probablement fondés.

On assure aussi qu’ils pratiquent l’usure, qu’ils sont sans pitié pour ceux qu’ils ruinent. Qu’ils aient abusé de leur force, je n’en doute pas. Mais la vérité objective est autre; au milieu de populations qui ont le travail en horreur, ils sont d’une prodigieuse activité; parmi des gens qui n’entendent rien aux affaires, ils en ont l’amour et le sens le plus développé; parmi des gens prodigues, ils sont économes. Voilà les vraies raisons de leur succès, voilà les véritables causes des haines qu’ils ont suscitées.

Ces haines se satisfont, en temps troublés, d’autant plus aisément que les Arméniens manquent de courage. Je me souviens de notre petit domestique persan, qui avait dix-huit ans et en paraissait douze, s’écriant: «C’est un Arménien, je vais le battre!» Voilà l’état d’esprit général des populations au milieu desquelles ils vivent. L’Arménien n’aime pas le corps-à-corps et la lutte. A Bakou, un témoin oculaire m’a dit avoir vu, lors des massacres, un seul Tatare éventrer à coups de poignard quatre Arméniens sur un trottoir. Pour se défendre, l’Arménien emploie des bombes; cela est tout à fait dans son caractère. Il prépare à domicile des armes savantes et se venge à froid. A Erivan, en ce moment-ci, les Arméniens qui sont en majorité ont massacré à l’aide de bombes un grand nombre de Tatares.

Ils sont antigouvernementaux. Qui ne l’est en Russie aujourd’hui? En outre des causes de mécontentement qui sont communes à tous les Russes, ils ont des raisons particulières de n’être pas satisfaits de l’état actuel. Ils tiennent à leur vie, et le gouvernement les laisse massacrer; ensuite le gouvernement a confisqué les biens de leur église et a fermé leurs écoles.

Il est évident que ce n’est pas par des mesures de ce genre que le gouvernement se ralliera les Arméniens. Et à leur tour, ils accusent le gouvernement non seulement de ne pas les protéger, mais encore d’exciter les Tatares contre eux.

Il est certain que pendant longtemps la politique russe s’est faite au Caucase contre les Arméniens. Ils ont le tort d’être intelligents. Rien ne fait trembler un gouvernement despotique comme l’intelligence. Contre les Arméniens, la politique russe a suscité les Tatares, qui, eux, ne sont pas suspects d’intellectualisme.

Il est notoire qu’à Bakou, avant les massacres de février, les Tatares avaient reçu, dans les campagnes environnantes et dans la ville, de nombreux permis de ports d’armes, tandis qu’on refusait systématiquement tout permis aux Arméniens. A Tiflis, on me raconte l’histoire suivante dont on me certifie l’exactitude. Trois Arméniens se déguisent en Tatares, demandent une audience, et alléguant la crainte de se voir attaqués, sollicitent la permission d’acheter des revolvers. Ils l’obtiennent et vont acheter une douzaine d’armes à feu. Quelques jours après, ils vont demander, cette fois comme Arméniens, une permission analogue. Elle leur est refusée. Pourtant il est manifeste que ce ne sont pas les Arméniens qui attaquent et qu’ils n’ont jamais cherché qu’à se défendre. Le mot célèbre: «Ce sont toujours les mêmes qui sont massacrés» n’est nulle part plus vrai qu’au Caucase.

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Dans les sphères gouvernementales, on a la conviction que les comités secrets arméniens sont les fauteurs des troubles d’ordre politique qui sévissent au Caucase.

Je crois que c’est là une erreur.

Les Arméniens font de la politique, c’est vrai. Qui n’en fait en Russie?

Mais il faut considérer que ce sont les Arméniens qui ont le plus à souffrir de l’anarchie où se trouve le Caucase et qu’il serait vraiment inexplicable que les gens intelligents et avisés qu’ils sont se plussent à perpétuer un état de troubles qui leur est, plus qu’à aucuns autres, préjudiciable. Qui massacre-t-on? Les Arméniens. Qui a le plus à perdre aux grèves et aux troubles économiques? Les Arméniens, qui forment précisément la classe commerçante et active.

Les Arméniens ont au contraire intérêt à ce que le pays soit apaisé, à ce que l’ordre soit rétabli. Ils sont heureux des efforts que le général Louis-Napoléon fait à l’heure actuelle pour restaurer la paix dans le gouvernement d’Erivan. Ils veulent un pouvoir politique juste et fort qui les protège. Jusqu’ici le gouvernement actuel les a maltraités. Ils désirent sa chute. Quel est le Russe intelligent aujourd’hui qui ne se réjouira avec eux de la fin du régime autocratique et bureaucratique?

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Où faut-il donc chercher les auteurs des troubles qui désolent le Caucase?

Il ne faudrait pas croire que ces troubles soient nés spontanément dans les villes et les campagnes. La situation générale, économique et politique, était très mauvaise, détestable. Mais il s’est trouvé des gens fort habiles pour l’exploiter. Ce sont les social-démocrates, les révolutionnaires russes, géorgiens, et arméniens aussi, cela va sans dire; ils étaient prêts depuis longtemps; les événements récents leur ont fourni l’occasion attendue. Ils ont su en tirer un parti merveilleux pour propager leurs idées et hâter la ruine du pouvoir autocratique. Ce sont leurs émissaires qui ont parcouru les campagnes et excité les paysans non seulement à ne pas payer leurs redevances mais aussi à réclamer les biens de leurs maîtres. Ce sont eux qui ont suscité les innombrables grèves qui ont suspendu la vie normale dans les villes: grève des ouvriers du pétrole, des débardeurs, des employés et des ouvriers du chemin de fer, des conducteurs de tramways, des cochers et charretiers, des employés de magasin, des domestiques hommes et femmes, des garçons de café et de restaurant, qui ont fermé les bazars de l’alimentation et, à la lettre, affamé Tiflis. Il n’y a pas une corporation de travailleurs qui, à Tiflis par exemple, n’ait été en grève.

Il est impossible de ne pas voir là l’effet d’un plan concerté, l’exécution de mesures prises par des gens qui savent ce qu’ils veulent en entretenant une constante agitation. Ces grèves sont avant tout politiques.

Les révolutionnaires ont trouvé le moment opportun pour hâter l’accomplissement des réformes qu’ils demandent. Ils se sont fait ainsi des partisans dans toutes les couches de la population laborieuse. Partout ils ont offert aux travailleurs des programmes nets et explicites; partout les patrons se sont trouvés en face de revendications précises présentées par des ouvriers avertis, assurés de leur droit et parlant haut. J’ai vu les demandes des domestiques; ils veulent une limitation des heures de travail, une nourriture saine, des soins médicaux en cas de maladie; il faut qu’on leur parle poliment; on ne peut les renvoyer sans raison. Nulle part au monde, même aux États-Unis où les gens de maison ont des exigences que nous ne connaissons pas, on n’accorde autant aux domestiques.

On voit clairement le but visé par les révolutionnaires: créer un état de troubles tel que le gouvernement soit obligé d’accorder les réformes politiques demandées.

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En face de gens qui savent ce qu’ils veulent et n’hésitent pas à employer les moyens nécessaires pour réussir, que fait le gouvernement? Quelle est sa politique dans ces circonstances graves?

J’ai cherché longtemps, je me suis informé partout.

Je n’ai rien trouvé, pour la simple raison que le gouvernement n’a pas de politique et que sa seule doctrine, qu’il applique du reste avec une constance digne d’être louée, c’est le laisser-faire.

Je ne sais s’il est encore des gens en Europe pour croire aux vertus divines d’un gouvernement autocratique et pour s’imaginer qu’il a en soi, parce qu’autocratique, la force et la puissance. Peut-être y a-t-il des théoriciens ivres de logique qui croient à une politique autoritaire appliquée en Russie et au Caucase. Que ces personnes candides se détrompent. Le gouvernement ne fait rien; c’est le gouvernement le plus faible, le plus impuissant d’Europe. Si, par extraordinaire, la tête prend une décision, les membres ne l’exécutent pas. Mais la tête n’aime pas à décider. A-t-elle peur? C’est possible. Les assassinats de tant de gouverneurs qui avaient essayé de la manière brutale ont-ils inspiré la terreur? Je ne sais, mais la seule politique du gouvernement est d’avoir des cosaques (les régiments de ligne étant suspects). Encore n’ose-t-il pas s’en servir et faut-il des troubles graves et une attaque directe pour que l’on emploie la force armée. Son inertie est telle qu’on l’accuse d’avoir comme politique secrète et inavouée d’opposer race à race et de laisser s’entre-détruire ceux qu’il considère comme ses ennemis propres.

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Les partis politiques au Caucase sont aujourd’hui d’accord sur un programme minimum que voici. Ils demandent, et cela n’est pas excessif, d’avoir les mêmes libertés que le reste de la Russie. Il n’y a même pas de zemstvo au Caucase; on veut avoir un zemstvo. On demande en outre à élire des députés à l’Assemblée nationale russe, cela pour un avenir que l’on espère prochain[2]; la reconnaissance des différentes langues caucasiennes et la réouverture des écoles arméniennes; la restitution des biens de l’Église arménienne; le jury pour les affaires criminelles, avec recrutement suivant les nationalités (dans ce pays où les races sont si diverses, on voit du même coup pourquoi les indigènes réclament cette réforme et pourquoi les autorités russes l’ont toujours refusée); les paysans veulent le partage des terres de la couronne, ou leur mise en location avec payement par annuités, cela pour les indigènes et non pour les colons russes; des banques agricoles avec un taux peu élevé, et surtout avec moins de formalités (les formalités légales si compliquées aujourd’hui, empêchent les paysans de se servir des banques existantes); le droit pour les communes et les districts de nommer leurs administrateurs; enfin on réclame l’abolition de la censure préventive pour la presse.

[2] Ceci a été écrit durant l’été de 1905.

A ceux qui m’exposaient ce programme, j’ai demandé s’ils avaient l’espérance lointaine d’une séparation du Caucase d’avec la Russie et la reconstitution d’un État politique indépendant. Non, on n’y songe pas. Personne ne veut de la séparation, sauf peut-être quelques montagnards, irréductibles et musulmans, que personne du reste ne va troubler dans leurs montagnes. Dans un pays où tant de races différentes se côtoient, se détestent, la séparation amènerait un état d’anarchie pire que l’état actuel.

Quel est l’avenir prochain de ce pays? Bien hardi qui osera le prophétiser. Quel sera le gouvernement assez fort pour faire vivre en paix Tatares et Arméniens, pour donner satisfaction aux différentes nationalités et conserver en même temps l’unité indispensable, pour assurer une vie politique normale à un pays si profondément troublé, régler la question agraire, les questions ouvrières et mettre fin aux luttes religieuses?

L’autocratie russe a échoué dans cette tâche difficile. Un gouvernement représentatif réussira-t-il? Il n’y a plus que cela à tenter.

Tiflis.—Dernières Journées au Caucase.—Les théâtres sont ouverts. Soyons-en reconnaissants aux comités révolutionnaires. Au Grand-Théâtre, qui est spacieux et magnifique, nous voyons Coquin de Printemps arrangé en opérette par Strauss, et Sapho, jouée par celle qu’on appelle la Réjane russe, la Iaworskaia, à la ville, princesse Bariatinsky.

Mais, plus que les pièces, le public m’intéresse et je passe mon temps à chercher de l’œil des jolies femmes dans la salle.

J’en découvre. Ce n’est pas à tort que les Géorgiennes ont, depuis des siècles, un si grand renom de beauté. Elles ont fourni jadis les plus belles esclaves aux harems de l’Orient. Le Grand Turc ne se rajeunissait que de Circassiennes. Mais il n’y a plus de harems. Les Turcs, tard venus à la sagesse, ont découvert enfin qu’une seule femme légitime suffisait à faire le malheur (ou le bonheur, mais cela est plus rare) d’un homme. Les belles Géorgiennes ne sont plus emmenées comme esclaves. J’ai la joie d’en voir deux ou trois dans la salle, jeunes, fraîches, de figure régulière, aux yeux de feu, à la taille superbe, au port de tête libre et fier. Pendant les entr’actes, je les suis dans les couloirs.

Un savant allemand déclare qu’on parle soixante-dix langues à Tiflis. Je veux le croire, mais il me suffirait de parler celle de ces belles personnes. Je ne le puis; il faut me satisfaire à les regarder seulement...

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Georges Bibesco a engagé un interprète, le Tcherkesse Hassan. Hassan est censé parler le russe, le persan, le français.

Il nous accompagnera à Téhéran. Sait-il le persan? je l’ignore. Quant au français, il le parle par gestes. Ainsi faisons-nous pour le russe. Quoi qu’il en soit, Hassan, coiffé du bonnet frisé, revêtu de la grande bourka nationale, portant sur sa poitrine vingt-quatre petits étuis qui devraient contenir de la poudre, mais dans lesquels nous mettrons de la poudre de riz pour nos compagnes, est fort beau à regarder. Et notre prestige s’en accroît.

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Il pleut.

J’ai fait une grande découverte.

Des voyageurs ont affirmé que le Caucase est un pays de montagnes. Les géographes soutiennent cette même assertion. Ils ont imaginé un Kasbek élevant son sommet à plus de cinq mille mètres dans les airs, un Elbrouz atteignant cinq mille six cents mètres.

Or, Descartes a dit dans son Discours de la méthode de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’on ne la connaisse évidemment pour telle. Et encore je me souviens de l’axiome: «Expérience est mère de science».

C’est pourquoi je donne aux voyageurs qui m’ont précédé et aux géographes un démenti formel. J’ai passé près de trois semaines au Caucase, j’ai vécu au pied de l’endroit où ils affirment que le Kasbek s’élève.

Je le déclare: je n’ai pas vu le Kasbek. Aucun de mes amis n’a vu le Kasbek, quoique l’un d’entre eux, pour prendre sur nous une supériorité momentanée, ait juré l’avoir aperçu un instant. Il rêvait sans doute. Donc le Kasbek, pas plus que l’Elbrouz, n’existe.

J’affirme ici que, d’après mon expérience, il faudra réviser les géographies. Le Caucase n’est pas un pays de hautes montagnes; il a quelques collines élevées, voilà tout. Quant à en faire une seconde Suisse, c’est une folie qui a dû naître dans l’esprit de Russes jaloux, s’imaginant qu’ils dépassaient en tout l’étranger.

Lorsqu’on refera, suivant les données de ma science, les géographies de Russie, je prie que l’on écrive aussi que nulle part le ciel n’est plus rapproché de terre; à mon estimation, il en est à peine distant de mille mètres et parfois beaucoup moins. En outre, on devra noter qu’il se fond en eau continuellement. C’est là un phénomène inexplicable qu’il faut nous contenter d’enregistrer jusqu’au jour où nous pourrons l’expliquer.

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Samedi 6 mai.—Nous achetons depuis deux jours tout ce qui est nécessaire pour notre voyage de Perse, et d’abord des lits de camp.

Lorsqu’on n’a jamais voyagé que sur les grands express internationaux ou sur les paquebots de l’Atlantique, on se fait assez malaisément à l’idée d’un pays où l’on ne trouve pas de lit pour se coucher. A Paris, la première fois qu’un ami qui a été en Perse me dit: «Achetez un lit,» je souris. Transporter un lit me paraît impraticable et inutile.

Mais non, je vois bien maintenant qu’il faut acheter un lit, si j’ai l’intention de me coucher pendant que nous serons en Perse. A Paris, je me suis fait faire un sac en toile, dont je pensais me servir en Russie, mais qui est resté plié dans ma valise.

A Tiflis, j’achète un lit pour étendre le sac de toile. Nous trouvons des lits assez commodes qui se démontent, chez le marchand, avec une extrême facilité (en Perse, nous trouverons qu’il est bien fatigant de les monter et les démonter), qui, pliés, ne tiennent guère plus de place qu’un rouleau de châle et pèsent onze kilos chacun. Ils sont étroits et nous serons couchés sur une sangle dure.

Nous aurons le temps de nous y habituer.

Un de nous a l’excellente idée de nous faire prendre de la toile cirée que nous étendrons sur la sangle de façon à ne pas sentir l’humidité montant du sol, car il est évident que nous ne trouverons pas des chambres parquetées, sur cave.

Avec nos six lits, nous avons soixante-dix kilos de bagages de plus. Il faudra de solides voitures pour nous emmener à travers le désert.

Nous y ajoutons au moins quarante kilos de conserves, jambons, sardines, foie gras, veau en boîtes, biscuits secs, confitures en quantité (nous sommes très friands de confitures), compotes, légumes conservés, saucissons, fromage même. Le vieil interprète qui a voyagé en Perse nous conseille aussi d’acheter deux marmites, car les Persans nous considèrent comme malpropres ou «impurs» et ne nous laisseront pas toucher à leurs ustensiles de cuisine. Nous prenons les deux marmites, et douze assiettes, et un couvert pour chacun de nous, et du sel, et du sucre, et du thé, et du chocolat, et des citrons, et des torchons pour relaver, et des serviettes pour nous essuyer. Il semble que nous montions un ménage, et que nous nous préparions, très grands enfants, à jouer à la dînette.

On nous fait un panier énorme dont le poids heureusement diminuera à chaque étape, tandis que par un phénomène inexplicable, nous, qui devrions nous engraisser du contenu du panier, irons maigrissant chaque jour à travers les sables et les pierres du désert.

Nous achetons tous des manteaux de pluie en caoutchouc.

Nous en avions en quittant la Roumanie. Mais comment auraient-ils résisté aux déluges qui nous ont sans cesse inondés? Eux aussi font eau de partout. Nous les laissons à Tiflis.

Dans le hall de l’hôtel de Londres s’entassent les paquets.

Notre départ de Tiflis fut un de nos beaux départs. C’était un samedi.

Nous devions ce jour-là aller à la banque prendre l’argent nécessaire pour gagner la Perse. A Tiflis, les banques avaient été fermées lundi, mardi et mercredi à cause des fêtes de Pâques. Lorsque nous arrivons à la banque samedi matin, nous la trouvons close. Il paraît que c’est la fête du petit neveu d’un oncle par alliance de l’impératrice douairière! Bien, nous voilà de nouveau sans le sou.

Pourtant il faut partir. Avec cette calme décision qui ne nous abandonna jamais aux heures les plus troublées de notre voyage, nous décidons de ne pas payer notre note d’hôtel et de réunir dans la poche d’Emmanuel Bibesco les fonds de toute la bande.

La poche d’Emmanuel Bibesco qui est, le malheureux! notre trésorier, c’est la mienne. Il est parti sans portefeuille et il se refuse à en acheter un. Alors les billets de dix, de vingt, et de cent roubles sont jetés négligemment par lui dans la poche de son pantalon. Cet homme ingénieux a son plan, du reste, car voyant ces billets empochés, nous frémissons, et je me crois obligé de leur offrir l’abri de mon portefeuille.

C’est ce qu’il attendait. Il me prend au mot et me voilà chargé de l’argent commun. On en profite pour me donner les passeports de toute la bande, et les lettres de crédit, et celles de recommandation, et je me promène, cela depuis la Bessarabie, avec une poche si gonflée que je ne puis boutonner mon veston et que, debout, je n’arrive pas à voir mon pied droit.

La prochaine fois, arrive ce qui arrive, je ne prends pas de portefeuille!

La comptabilité de notre voyage, du reste, nécessiterait à elle seule la présence parmi nous d’un secrétaire-comptable.

Sous le fallacieux prétexte qu’il sait le russe, Emmanuel Bibesco a été chargé de régler les dépenses courantes de toute la bande, pourboires, notes de restaurants, voitures, chemins de fer. Il note ce qu’il paie sur d’informes morceaux de papier, sur un coin d’enveloppe, une carte de visite qu’il fourre, toujours! dans sa poche de pantalon. Le soir, ou tous les deux jours, nous procédons à une grande revision des comptes. Je relève sous dictée les dépenses de chacun. Cela est très compliqué, car il y a les ménages et les garçons, puis les automobiles (compte spécial assez chargé), puis les mécaniciens, puis les gros bagages, ça n’en finit pas.

Alors on fait un compte par doit et avoir pour chacun de nous, et il ne reste qu’à payer. Parfois nous devons de l’argent à la caisse, parfois c’est la caisse qui nous en doit. En tout cas, il y a chaque jour au moins une demi-heure à consacrer aux comptes. Nous serions des négociants voyageant pour affaires, ce ne serait pas pire.

Et voilà une cause constante d’énervement en voyage!

Enfin, ce soir-là, sans payer notre hôtel, nous nous enfuyons de Tiflis pour Bakou. Cette fois-ci nous sentons la Perse voisine et nous pétillons d’impatience.

Il s’en faut de peu, du reste, que nous ne manquions le train.

Dimanche 7 mai.—De Tiflis à Bakou, notre train met dix-huit heures. Il est lent et confortable comme tous les trains russes. On n’a pas imaginé en Russie d’entasser six personnes dans un compartiment de première classe, comme les Compagnies aiment à le faire en France. Dans les coupés, on est deux au maximum; dans les compartiments doubles, quatre, bien qu’il y ait huit places; les banquettes sont plus écartées l’une de l’autre qu’en France; il y a une petite table près de la fenêtre; en outre, le wagon est plus large que chez nous. Lorsque la nuit vient, le conducteur arrange les lits, deux par coupé, l’un au-dessus de l’autre, quatre par compartiment double. Et vous voilà confortablement couché. Dans les express, on paie un rouble de supplément (2 fr. 65) pour avoir des draps et une taie d’oreiller. Le tarif des chemins de fer est moins cher qu’en France. De Bakou à Batoum, pour huit cent quarante-deux kilomètres, on paie cinquante francs. De Paris à Marseille, la distance est à vingt kilomètres près la même, nous payons quatre-vingt-seize francs. Mais soyons justes, on va en deux fois moins de temps de Paris à Marseille que de Batoum à Bakou.

Le dimanche matin, lorsque nous nous réveillons, le train longe à gauche les premiers contreforts de la grande chaîne du Caucase: à droite, c’est la steppe désolée de la Koura, une plaine marécageuse, fiévreuse, roussie, sans une ondulation, sans un pli de terrain pendant des centaines de kilomètres. Des oiseaux de proie volent au-dessus de cette étendue désolée, d’agiles faucons roses, des crécerelles, des aigles lents, maîtres de la steppe plate; des geais, des rolliers, des bécassines se lèvent à notre passage. Ici et là, c’est la demeure misérable d’un garde-voie, autour de laquelle traînent des enfants fiévreux; de rares troupeaux, quelques chameaux, paissent une herbe jaune et dure.

Vers midi, une mer nouvelle, grise, bleue et pailletée sous le soleil, nous apparaît, la Caspienne!

Ses rives sont nues, bordées de collines arides et argileuses qui semblent pelées.

Mais voici qu’à gauche, à l’horizon, s’élève une noire forêt d’arbres inconnus aux formes géométriques au-dessus desquels flotte un nuage sombre. Ce sont, serrés les uns contre les autres, les derricks des puits à pétrole de Bala-Khané. Sur un petit espace, c’est la plantation la plus drue qui soit au monde de ces étranges cheminées de bois.

Bakou.—Si vous aimez les soldats, il faut aller à Bakou. On en a mis partout. Ils n’ont, du reste, pas empêché les massacres arméniens en février[3]. Les habitants se plaignent d’être volés par les brigands en plein jour et rançonnés par les soldats la nuit.

[3] Et n’empêcheront pas ceux plus terribles du mois d’août.

Nous montons dans de légères voitures à deux chevaux, conduites par des cochers tatares et allons voir Bibi-Ebat, une exploitation de pétrole au bord de la mer. Là, nous avons le spectacle saisissant d’une forêt de derricks goudronnés dressant vers le ciel leurs formes trapues et anguleuses. Des allées sont tracées dans cette forêt que remplit le bruit de la vapeur fusant à travers les tuyaux. Des jets de fumée noire sont projetés violemment des cheminées; un nuage opaque plane toujours au-dessus de Bibi-Ebat. On entend le grincement continuel des poulies qui supportent les sondes. Des tuyaux courent le long des chemins; le sol est noir et gras; à droite, à gauche, ce sont des mares de pétrole. Les derricks se pressent à se toucher. La nappe de pétrole sous le sol suit un cours irrégulier. Voici un derrick qui ne donne rien; à cinq mètres de là, en voici trois ou quatre qui rapportent une fortune à leur propriétaire. On fait des terrassements pour poursuivre le pétrole sous l’eau.

Nous filons au trot léger des chevaux parmi l’extraordinaire et monstrueuse floraison de ces derricks.

Au retour, nos cochers veulent s’amuser et commencent une course. Ils cherchent à se dépasser l’un l’autre. Celui qui est devant jette sa voiture à gauche ou à droite pour barrer la route à celle de son confrère.

Je suis certain que ce serait un spectacle très excitant pour des spectateurs placés dans un amphithéâtre. Mais nous sommes dans les voitures et nous trouvons cela moins drôle. Deux ou trois fois, nous manquons rouler dans un fossé plein de pétrole. En vain nous admonestons (terme poli) les cochers.

Ils crient: Souda! Souda! et continuent. Je vois encore leur petite figure ronde et basanée, leurs yeux vifs qui pétillent...

Enfin notre voiture dépasse l’autre et gagne la course.

Nous rentrons calmement dans Bakou.

Là, nous parcourons à pied la vieille ville persane, la citadelle et admirons la Tour de la Demoiselle.

Une demoiselle tatare, fille de roi, la fit construire. Une fois que la tour fut achevée, comme son père lui demandait quelque chose qu’elle ne voulait lui donner, elle se jeta du haut des murs dans la mer qui, alors, en baignait le pied.

Depuis, la mer s’est retirée et on a construit un quai, évidemment pour que les troupes russes puissent y faire l’exercice.

Nous n’allons pas voir l’ancien Temple du Feu qui est, tristesse des temps présents! enclos dans une fabrique de bougies.

A l’hôtel, un respectable habitant de Bakou s’informe de nos projets de voyage. Lorsqu’il apprend que nous partons pour la Perse, il soupire:

—Vous allez en Perse? Êtes-vous heureux! Là-bas au moins vous serez en sûreté!

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A dix heures, nous nous embarquons sur je ne sais quelle grande duchesse.

Jusqu’au dernier moment nous avons peur qu’une grève soudaine ne soit déclarée qui, au port même, nous empêche de partir pour la Perse.

Non, on lève l’ancre; le bateau glisse sur les eaux calmes et noires de la rade dans lesquelles viennent se refléter les mille lumières de la ville. C’est un spectacle très beau que la rade de Bakou dans la nuit.

Nous nous en éloignons pourtant sans regret.

Nous ne débarquerons qu’en Perse!

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