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Les roses d'Ispahan: La Perse en automobile à travers la Russie et le Caucase

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CHAPITRE IV
L’ARRIVÉE EN PERSE

Lundi 8 mai.—Nous approchons lentement de la Perse. Nous passons cinq heures ce matin à l’ancre en vue de Lencoran.

C’est une petite ville russe dans les arbres. Derrière elle s’élèvent les grandes croupes des montagnes du Ghilan, couvertes de forêts. Une vapeur bleuâtre emplit l’atmosphère, adoucit les contours, et donne à ce pays le velouté, l’irréel séduisant qu’ont certains paysages dans les fonds des «verdures» flamandes.

C’est une des contrées les plus malsaines du monde, et les plus sauvages. On trouvait des tigres, paraît-il, dans ces montagnes, il y a quelques années.

Des tigres! nous sommes loin de l’Ile-de-France.

Autour du bateau volent de noirs cormorans.

A déjeuner, une doctoresse énorme et asthmatique nous donne des renseignements détaillés sur l’organisation des secours médicaux dans la campagne russe. A l’entendre, la Russie serait, à ce point de vue-là comme aux autres, à la tête de la civilisation. Nous avons la ressource de ne pas la croire.

Dans l’après-midi, nous arrivons à Astara, frontière russe. Un plein bateau d’officiels galonnés et dorés se détache du bord pour venir à nous. Et c’est un examen minutieux des passagers. Je sors pour la centième fois les passeports.

Nous sommes ancrés à près d’un kilomètre de la côte, car il y a peu d’eau et notre vapeur ne peut approcher de terre. Le ciel s’est voilé et les montagnes aussi.

A la nuit, nous repartons, pour Enzeli, cette fois.

Nous n’avons qu’une préoccupation: le temps qu’il fera demain. Si la mer est forte, le bateau postal nous ramènera à Bakou. La déception serait amère.

Nous consultons mon baromètre. Il baisse, et voici qu’une forte pluie se met à tomber, cependant que le bateau commence à rouler. Nous nous endormons tout de même...

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L’arrivée en Perse.—Le port d’Enzeli.

Enzeli, 9 mai, 5 heures du matin.—Le temps est gris, des averses légères tombent par moments; un vent d’est frais fouette la mer et soulève des vagues pas bien terribles, assez pourtant pour que là-bas la barre blanchisse d’écume et que nous soyons ballotés d’ici de là. Mais le capitaine affirme que nous pourrons débarquer. La côte est enveloppée de brumes et de bruines; on distingue vaguement des bâtiments plats, une tour, des arbres. Nous regardons de tous nos yeux. C’est la Perse, là devant nous, qui nous apparaît paradoxalement dans les brouillards.

Des barques se détachent de terre et un vapeur minuscule qui est bientôt à côté de nous, amarré à notre grand bateau. Oh! comme il monte et comme il descend au flanc du paquebot postal! Jamais nous n’aurions pu débarquer l’automobile. Bien heureux si nous pouvons passer nous-mêmes sans nous casser quelque membre!

Nos malles et nos valises sont attachées et transbordées sans accident. C’est notre tour maintenant. Il faut attendre le moment où le petit bateau monte le long du nôtre; quand il est au haut de sa course, on empoigne une barre de fer qui, en des temps plus cléments, sert à supporter la tente-abri, deux matelots vous poussent; on saute; deux autres matelots vous reçoivent tandis que le minuscule vapeur plonge à nouveau au creux d’une vague.

Les jeunes femmes franchissent lestement le passage difficile et nous voilà sur un pont étroit balayé par les lames; le vapeur file, franchit la barre et, dix minutes après, nous sommes à quai, à Enzeli, en Perse, enfin!

*
*  *

Nous ne quittons pas notre bateau. Des fonctionnaires belges et courtois, employés aux douanes de Sa Majesté, viennent nous saluer.

La foule qui les entoure est persane, vraiment persane. Quelques hommes ont le bonnet national d’agneau frisé, noir et ras; d’autres portent un feutre qui ressemble, sauf le respect que je vous dois, à un pot de chambre sans bords; il est collé sur la tête et, des deux côtés, s’échappent des touffes de cheveux qui couvrent les oreilles, par lesquelles touffes le prophète enlèvera ses fidèles jusqu’en son paradis, s’ils ont suivi ses commandements toutefois, cela s’entend.

Ces Persans sont vêtus pour la plupart de robes brunes et amples. Quelques barbes couleur acajou clair ajoutent un charme nouveau pour nous à cette foule exotique. Elle nous regarde avec une grande curiosité; nous le lui rendons bien.

La Perse à Enzeli, cela ressemble à la Cochinchine.

Je n’ai pas été en Cochinchine, mais je me fais de ce pays une idée d’autant plus claire qu’elle n’est contredite par aucun de ces petits faits obstinés à ne pas se laisser classer dans les généralisations rapides.

Un pays plat, du sable, des roseaux, des arbres très verts et beaucoup d’eau; aux deux bords du large chenal qui met en communication avec la mer le grand lac intérieur, le Mourdab, des paillotes sont construites sur pilotis, de petites cases aux toits de chaume, ouvertes sur le devant et ornées de nattes; sur les appontements de bois devant les cases, des marchandises s’entassent. Des barques à fond plat les apportent; les deux extrémités de ces jonques sont aiguës et relevées; une grande voile carrée, haut placée, est déployée au vent.

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Barque à voile sur le Mourdab.

L’eau est grise, le ciel est gris et bas. Entre ces deux gris chauds, les notes de couleur, les bruns divers des pilotis, des toits de chaume, des cordages grêles et des mâts, le vert intense des roseaux et des arbres, les tons jaunes d’une voile qui se reflète dans l’eau calme, chantent délicieusement.

Des vols immenses de cormorans passent au ras des flots; par centaines, ils vont en file, tournent et évoluent autour de nous.

Il fait lourd, fiévreux, humide.

Tout cela est extrêmement cochinchinois.

Nous traversons le Mourdab sur le petit paquebot qui remorque deux jonques, une pour nos bagages, l’autre pour nous.

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Nos barques persanes remorquées sur le Mourdab.

Il bruine un peu: des vapeurs montent de la surface grise des eaux.

Nous buvons du thé sur le pont en suivant de l’œil les évolutions des cormorans.

A l’embouchure de la rivière de Piré-Bazar, nous quittons le vapeur et embarquons à bord des jonques. Huit grands gaillards, coiffés du feutre sans bords, se mettent aux avirons et rament en se soulevant et se laissant retomber sur les bancs. Ils sont bientôt en sueur.

La rivière serpente parmi les roseaux et les tiges de glaïeuls. De petites tortues grimpent le long des rives. Des noisetiers, des charmes poussent sur ses bords qu’anime tout un monde d’oiseaux que nous troublons à peine: bécassines, hérons de toute espèce, milans et faucons.

Bientôt la rivière devient trop étroite pour les avirons. Nos hommes sautent à terre et, une corde étant attachée au haut du mât, nous halent en prenant un pas de course accentué.

Pourquoi cette corde attachée au haut du mât? le mât plie, il va casser. Et en effet, voilà qu’il cède et que nos huit haleurs sont jetés la face dans la boue.

Ils n’en rattachent pas moins la corde aussi haut qu’ils peuvent monter.

Un instant après, nous croisons une jonque invraisemblablement pleine de coffres bariolés, de caisses sur lesquelles sont assises des femmes voilées et des hommes en robe, et nous comprenons le pourquoi de leur manœuvre. La corde de la barque passe sous la nôtre et les bateaux se croisent ainsi sans qu’on soit obligé de s’arrêter.

Nous voici enfin au terme de notre course à Piré-Bazar.

Imaginez dans un coude un peu élargi de la petite rivière, la confusion la plus enchevêtrée de bateaux flancs à flancs. Nos rameurs trouvent pourtant moyen de nous amener jusqu’à l’endroit où l’on peut débarquer.

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L’atterrissage à Piré-Bazar.

On jette une planche qui va du bateau à la terre. La terre, c’est de la boue épaisse, gluante; les rives sont escarpées; nous avons bien de la peine à arriver jusqu’au sol plat. Des voitures nous attendent et une population de cochers et de débardeurs qui auraient vite fait de voler une partie de nos bagages, si nous n’en surveillions pas avec soin le débarquement.

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Le débarquement à Piré-Bazar.

Heureusement deux cosaques arrivent à cheval du consulat général de Russie à Resht. Un cortège s’organise et nous voilà partis pour les neuf kilomètres qui séparent Piré-Bazar de Resht.

La route est boueuse et défoncée par les pluies récentes. Nous aurions fait une belle partie de dérapage en automobile.

A moitié chemin, nous sommes abordés par des cavaliers qu’envoie à notre rencontre le gouverneur de la ville, un des fils du Chah.

Plus loin, un des grands fonctionnaires, le Salar, amiral (!) autant que j’ai compris, de la flotte persane (!!) nous fait amener des chevaux bellement caparaçonnés, et un des cavaliers qui les accompagnent nous remet une lettre par laquelle le Salar nous apprend qu’il met une de ses maisons à notre disposition. Mais nous serons à Resht les hôtes de la Russie.

Nous avançons au pas sur la route aux ornières profondes et traîtresses. Avec les cosaques qui nous précèdent, avec les écuyers qui mènent à la main les chevaux couverts de riches caparaçons (l’étiquette veut qu’ils nous accompagnent et que nous ne les montions pas) et les cavaliers persans qui suivent nos quatre voitures, nous avons un peu l’air d’un cirque forain faisant son entrée dans une ville nouvelle, et nous échangeons de voiture à voiture des sourires amusés...

Vers midi, nous pénétrons dans un jardin où s’élève une grande maison carrée en brique, à l’européenne; nous sommes au consulat impérial de Russie.

Le consul général, M. Olférieff, nous y reçoit de la façon la plus aimable. Il nous offre ce qu’il a: de grandes chambres vides, et nous voyons aussitôt que le lit de camp n’est pas un luxe inutile en Perse, mais le plus nécessaire des meubles.

*
*  *

Resht est la capitale du Ghilan, province qui longe au sud-ouest la mer Caspienne. Ce pays situé au pied de la grande chaîne qui nous sépare du haut plateau de l’Iran est humide, chaud, riche et malsain.

Un proverbe persan dit: «Si tu as un ennemi, fais-le nommer gouverneur du Ghilan.»

Rien ne contredit plus fortement que ce pays l’idée qu’on se crée à l’avance de la Perse. Enzeli-Resht c’est un paradis de verdure, d’eaux dormantes, de rizières, de nénuphars, de roseaux, d’iris, de lis et de marguerites si hautes qu’on pourrait s’y perdre.

Pierre Loti revenant d’Ispahan a traversé Resht. Il ne s’y est pas arrêté, il ne l’a pas vu. Me voilà donc à mon aise pour lui déclarer, et au monde entier, que Resht est ce qu’il y a de plus beau en Perse. C’est du moins l’opinion d’Emmanuel Bibesco.

La ville, qui est considérable, est tout entourée d’eau, de jardins, d’allées d’arbres très vieux. Il semble qu’on soit dans un parc très vaste aux aspects divers. Le bazar qui n’est pas couvert, est plein d’animation et de pittoresque. Nous nous y promenons en voiture avec les cosaques d’usage, non point qu’il y ait aucun danger ici (comme l’a dit l’habitant de Bakou: «En Perse vous serez en sûreté!»). Mais nous sommes les hôtes de la Russie, et il convient de ne faire rien pour diminuer le prestige des Européens.

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Dans le bazar à Resht.

Le bazar, ce sont des rues étroites bordées d’échoppes à la devanture ouverte. Ici l’on vend les velours de Resht; le travail de Resht, c’est de broder d’or des velours fabriqués ici même; la matière est riche, le goût n’en est pas exquis; plus loin ce sont des tapis, dont il n’y a pas un grand choix, car les tapis de Perse qui arrivent par caravanes sont menés directement à Enzeli et de là à Bakou. Des marchands sont assis sur le seuil de leur boutique et fument le kelyan, tandis que, dans la rue étroite, des femmes strictement voilées, et dont les yeux même sont couverts, achètent des étoffes dont elles se pareront à domicile seulement, car une fois sorties de chez elles leur tenue est d’une uniformité impressionnante et laide. Des âniers poussent à travers la foule des petits ânes gris et doux aux bâts richement brodés; des coups de soleil (car nous avons le soleil maintenant) tombent violemment sur les faïences bleues des tours qui, ici et là, sont élevées dans le bazar.

Nous passons devant le palais du gouverneur, fils du Chah, admirons le pittoresque et la fantaisie individuelle de l’uniforme militaire persan, longeons une petite mosquée basse et arrivons sur une place où un grand concours de peuple est assemblé.

Nos voitures s’arrêtent; des rangées de femmes voilées sont assises le long d’un bâtiment à colonnades de bois; des hommes et des enfants forment les trois autres côtés d’un carré dont le centre est laissé libre; une petite estrade y est élevée. Des personnages s’y tiennent debout ou assis. Nous tressaillons de joie, car il n’y a aucun doute, nous assistons à la représentation d’un de ces taziehs, ou mystères persans, sur lesquels Gobineau a écrit des pages émouvantes.

Nous nous approchons un peu. Sur l’estrade, le sakou, voici «les gens de la Tente», les infortunés Alydes; l’imam Hussein, les femmes, leurs enfants; ils sont dans la morne plaine de la Kerbela, sous un soleil accablant, dévorés par la soif. Autour d’eux les troupes du Khalife Yezyd, prêtes à les massacrer. Je vois le tas de paille haché qui représente le sable du désert. Avant de parler, l’acteur va en prendre une poignée qu’il se répand sur la tête. Ainsi est créé, par la plus absolue et la plus simple à la fois des conventions, le décor nécessaire. J’entends le nasillement des acteurs, il semble que je vais deviner les paroles tragiques de ce drame où la religion et la patrie sont également intéressées.

Les Persans devant nous se sont courtoisement écartés; nous en profitons pour prendre quelques photographies qui nous seront précieuses.

Bientôt tous les spectateurs nous ont vus. Faut-il l’avouer? Ils sont plus attentifs à notre présence qu’au drame sacré. Leur regard ne va pas à la scène, mais s’attache à nous. Leur distraction sacrilège n’est pas du goût du grand mollah de Resht qui assiste à la représentation. Indigné, il se lève et adresse un véhément discours à la foule, lui reproche sa curiosité profane pour des gens «impurs», des Européens maudits, qui doivent être en abomination aux fidèles musulmans.

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Un Tazieh ou représentation d’un mystère persan à Resht.

Nous avons juste le temps de le photographier avant que le mollah s’indigne et nous oblige à quitter la place.

L’interprète du consulat nous fait signe qu’il faut nous retirer ou que les choses pourraient se gâter.

Alors nous remontons en voiture, très désolés, tandis que toutes les figures des femmes—un carreau blanc entouré d’un voile noir—se tournent du même mouvement vers nous pour nous voir partir.

Nous allons dans la campagne autour de Resht en suivant des allées d’ormeaux centenaires le long de rivières à l’eau glauque. Le soleil a mangé les brumes. Nous voyons au sud les montagnes élevées que demain, Emmanuel Bibesco et moi commencerons à gravir pour gagner Téhéran. Elles sont couvertes de forêts épaisses; d’ici, la haute barrière qui nous sépare du plateau central de la Perse semble infranchissable.

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Vieux pont à Resht sur la rivière de Piré-Bazar.

On nous arrête devant le jardin d’un riche Persan; c’est sa propriété de campagne. Nous sommes déjà au courant des habitudes persanes si hospitalières. Où que vous le vouliez, vous pouvez entrer. Le maître de la maison se retirera pour vous laisser jouir de sa maison ou de son jardin. S’il apparaît, ce n’est que plus tard pour offrir du café ou des glaces.

Nous nous promenons dans les allées, sous les lilas fleuris ombrageant des parterres de lis. Puis nous visitons la maison, meublée, hélas! comme toutes les demeures des riches Persans, à l’européenne. Seuls les tapis sont du pays; un petit hammam est construit à côté de l’habitation.

Le maître de la maison arrive; il parle français et nous fait servir des rafraîchissements, puis se promène avec nous et nous donne des fleurs.

La vue de la terrasse est belle sur le pays boisé, qui s’en va jusqu’aux montagnes bleuies par le lointain. Nous demandons à notre hôte s’il habite cette propriété.

—J’ai cette maison à la campagne pour venir entendre chanter le rossignol le soir, au printemps, répond-il.

Nous rentrons au consulat, le soleil est couché. L’humidité monte de terre et des rizières qui nous entourent. Des vapeurs légères comme des voiles diaphanes de fées planent sous les arbres immobiles de ce parc endormi. On entend le cri flûté, net et fort, d’un crapaud. La lune est haut dans le ciel.

Et le soir, des clochettes lentes et cadencées sur un rythme nouveau, sonnent sur la route qui borde le jardin. Elles sont au cou des chameaux qui arrivent en longues files de Kaswyn ou d’Hamadan. Les caravanes ne voyagent qu’une fois le soleil couché, car déjà la chaleur est de jour trop forte. Et nous entrevoyons, entre les arbres, de grandes formes mystérieuses qui passent, comme balancées par une houle marine. Cette fois-ci c’est bien l’Orient, ce bruit émouvant des clochettes graves.

Nous avons du reste le loisir de l’entendre plus d’une fois dans la nuit. Car c’est la première fois que nous couchons sur nos lits de camp. Dure affaire! Nous nous y habituerons.

Mercredi 10 mai.—Nous sommes sans nouvelles de Keller qui a dû s’embarquer à Bakou avec la grande Mercédès.

Emmanuel Bibesco et moi décidons de prendre les devants et de partir pour Téhéran en voiture persane. Nos compagnons nous rejoindront peut-être sur route, en tous cas, dans la capitale.

Pour aller de Resht à Téhéran, nous suivrons la fameuse route construite il y a peu d’années, non par le gouvernement, mais par une compagnie russe qui en a obtenu la concession. Elle a trois cent trente-sept verstes de Piré-Bazar à Téhéran et monte jusqu’à plus de quinze cents mètres. Elle a coûté près de vingt millions de francs.

C’est une route à péage; les voitures et les caravanes paient un droit qui est, pour une voiture à quatre chevaux, de huit tomans. Le toman vaut nominalement dix krans ou francs, mais un change désastreux pour les Persans a fait tomber cette année-ci le kran à quarante centimes et le toman, par conséquent, à quatre francs. Les frais d’entretien de la route sont considérables, car le climat est mauvais. On passe brusquement de pluies diluviennes à une sécheresse de six mois; au printemps, les neiges fondent en quelques heures sous l’action d’un soleil brûlant, et les torrents qui descendent des montagnes dénudées grossissent et deviennent d’impétueuses rivières.

Aussi la compagnie russe perd-elle de l’argent. Mais elle espère se rattraper avec le port d’Enzeli dont elle a obtenu la concession. Elle construit une longue jetée à l’abri de laquelle les bateaux pourront se mettre à quai. Dans quelques années, les voyageurs ne connaîtront plus les incertitudes du débarquement en pleine mer à Enzeli.

Financièrement la route est donc pour l’instant une mauvaise affaire, mais elle en est une excellente au point de vue politique et sert merveilleusement les vues de la Russie.

Grâce à cette route qui lui appartient, la Russie pourrait en cas de besoin amener en quelques jours un corps d’armée de Bakou jusqu’aux portes fragiles et émaillées de Téhéran.

En état de paix, la Russie a une route sûre pour ses marchandises. Aucun transit européen n’est permis à travers le Caucase à destination de la Perse. La Russie a évincé, à l’aller, toute concurrence et, au retour, elle bénéficie du transit de la plus grande partie du commerce persan.

Les voyageurs passent maintenant tous par Resht. C’est donc sur une route russe qu’on arrive dans la capitale de la Perse. A chaque relais, on trouve un maître de poste qui parle russe. A chaque cinquante kilomètres s’élève une maison de péage, zastava, dirigée par des Russes. Le téléphone va de zastava en zastava jusqu’au cabinet de notre très puissant hôte, le consul général de Russie.

On a ainsi l’impression, entre la Caspienne et Téhéran, de n’avoir pas quitté, politiquement au moins, l’empire immense des Tsars.

*
*  *

Nous avons commandé notre voiture pour huit heures du matin, le mercredi. C’est un Russe qui est concessionnaire des chevaux de poste et des voitures. Il fournit de dangereux véhicules et des chevaux fatigués. Une voiture pour deux personnes avec peu de bagages coûte près de sept cents krans de Resht à Téhéran, plus quatre-vingts krans de droit de péage, plus deux à trois krans de pourboire au cocher nouveau à chaque relais.

La poste met à peu près cinquante heures entre Resht et Téhéran, en ne s’arrêtant que pour changer de chevaux. Mais nous ne sommes pas des colis postaux et décidons de voyager confortablement, c’est-à-dire de coucher deux fois en route, à Mendjil le premier soir, à Kaswyn le second. Nous arriverons le troisième jour à Téhéran, in ch’Allah, si Dieu veut.

A dix heures enfin, la voiture est là. C’est une antique berline dont les ressorts sont entourés de cordes; la capote ne peut se fermer qu’au quart; quant aux portières, il doit y avoir cinquante ans qu’elles n’ont été ouvertes. Nous en sommes quittes pour passer par dessus.

Nos valises sont amarrées à côté du cocher et sur le siège de devant. Nos amis nous entourent et nous regardent avec envie. Nous voyagerons en Perse avant eux!

Tout est prêt. Le cocher, un grand diable basané, coiffé d’un feutre, est à la tête de ses chevaux auxquels il sifflote un air mystérieux que nous entendrons plus d’une fois sur les routes persiques. Il a refusé de s’occuper de nos bagages, alléguant que s’il quittait sa place devant les chevaux, ceux-ci s’enfuiraient au galop.

Maintenant, il faut qu’il vienne prendre les rênes. Il met deux cosaques devant ses bêtes, saute sur le siège, crie de lâcher tout, nous nous cramponnons à la capote... et les quatre chevaux, les oreilles basses, s’en vont au petit trot ralenti le long de la route qui mène à Téhéran. Les pauvres bêtes sont déjà accablées de fatigue.

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CHAPITRE V
DE RESHT A TÉHÉRAN
OU PREMIÈRES EXPÉRIENCES SUR ROUTE PERSANE

Nous roulons à l’allure de dix kilomètres à l’heure. C’est assez pour que nous sentions tous les cahots de la dure berline à qui nous avons confié nos os et notre chair. Les ressorts de la voiture ne sont plus qu’un vain ornement.

Le temps est gris, humide. Nous remontons la petite rivière de Piré-Bazar. Bientôt nous sommes dans la forêt. La végétation en est d’une prodigieuse richesse; des hêtres, des érables aux grandes feuilles, des platanes, des ormeaux élèvent leurs cimes dans les airs, tandis que le dessous de bois est envahi par des taillis épais, des ronces, des lianes; un ruisseau profond court le long de la route. De petits zébus paissent dans les clairières l’herbe drue et s’enfoncent sous bois à notre passage.

Nous traversons un ou deux hameaux de quelques maisons. Des femmes vêtues d’étoffes claires travaillent la terre dans les jardins ouverts et, dès qu’elles nous voient, se voilent la figure. Le paysage est d’une luxuriance admirable et monotone.

Mais voici que soudain nos chevaux s’émeuvent, font un brusque écart et nous mettent dans le fossé plein d’eau courante qui borde la route.

Nous avons le temps de sauter par-dessus la portière. Nos valises, que nous avons eu le soin d’attacher, ne tombent pas dans l’eau. Le cocher, qui a roulé de son siège, se relève sans hâte et sans étonnement. Les chevaux se désaltèrent dans l’onde pure. Nous savons déjà ce qui leur a fait peur, car une odeur abominable nous suffoque.

Elle se dégage d’un grand chameau en train de pourrir au travers de la route. Il est tombé là; on l’y a laissé sans même l’achever et la mort est venue lente et douloureuse. Ce sera l’affaire du soleil de vider cette carcasse lorsque les chacals en auront enlevé la viande. Il y a peu de jours qu’il est mort, car il est presque intact, les chacals n’ont mangé que le ventre et le haut des cuisses. Il reste, le cou tendu et suppliant, à empester l’atmosphère.

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Rencontre d’une carcasse de chameau au sortir de Resht.—Voiture dans le fossé.

Il faut décharger la voiture. Heureusement, aucune roue n’est cassée et nous pourrons continuer. Dix minutes après, à moitié asphyxiés, nous reprenons notre train lent et douloureux.

L’après-midi, nous arrivons aux premiers contreforts des montagnes. La forêt ne cesse de les recouvrir. Nous passons dans une allée sans fin d’arbres, dont la verdure, après la saison des pluies, est d’une prodigieuse intensité. Ici les délicates clochettes des liserons nous font une haie candide; là, nous passons dans l’odeur forte des sureaux; plus loin c’est un bois d’oliviers séculaires et tordus dont les troncs noueux portent une frondaison argentée; dans une clairière paissent des chameaux; les ballots sont entassés sur l’herbe; la caravane ne repartira qu’à la nuit et, sans doute des djinns viendront alors, danser dans ce cirque d’arbres très vieux. A gauche, une rivière roule impétueuse sur des sables jaunes et, partout, à travers la forêt escarpée, de l’eau sourd, court et bruit; des sources jaillissent d’un rocher et se font un lit dans les mousses; des ruisseaux au fond d’un ravin filent sous un pont; d’autres choisissent de couper la route à laquelle ils arrivent par une série de cascatelles légères; des fontaines sont taillées dans le roc et des pervenches s’y baignent. C’est un murmure continu d’eaux fraîches et chuchotantes, un enchantement sans fin de verdures printanières.

Nous avons déjà fait six ou huit relais; à chaque fois, on perd une demi-heure ou une heure. Nous avons bu un nombre considérable de stakan tchai que l’on nous verse d’une théière posée sur des braises rougissantes.

Maintenant, nous sommes sortis de la forêt; nous longeons dans la nuit noire des parois de rochers. Enfin nous traversons un pont sur la grande rivière; un courant d’air glacé siffle dans le défilé. Une barrière de bois nous arrête. Nous sommes à la zastava de Mendjil où nous devons coucher, grâce à la protection du consul de Resht.

Il est dix heures et demie. Voici douze heures que nous roulons. Nous sommes très fatigués.

La nuit à Mendjil.—Nous trouvons un maître de zastava, juif, aimable, intelligent, et son fils, qui a quitté depuis quelques mois le gymnase de Rostov-sur-Don, fermé comme tous les établissements d’instruction de Russie. Bientôt le samovar chante doucement sur la table et on apporte un grand plat de pilaf que nous trouvons excellent. Nous ouvrons le panier des provisions et partageons avec nos hôtes un dîner mangé de grand appétit, tandis qu’au dehors le vent qui rugit dans le défilé semble vouloir emporter la petite maison.

Emmanuel Bibesco cause en allemand avec eux. Puis ils nous offrent leur chambre. L’un des gardes est obligé de veiller jusqu’à minuit à la barrière pour le péage des caravanes; le maître le remplace le reste de la nuit.

Nous nous couchons.

Hélas! Nous ne dormons pas. Une chasse à certain petit animal plat et brun occupe les premières heures de la nuit. Et lorsque nous avons pris toutes les précautions nécessaires et soufflé enfin la bougie, voilà qu’une dame souris choisit de vaquer à ses occupations, trottine, grignote du bois, grimpe le long des rideaux, s’aventure sur nos lits... Adieu, sommeil! nous étions pourtant bien fatigués, mais cette souris veut que nous nous occupions d’elle. Il faut rallumer!... Nous rions de nos malheurs, tout doucement, parce que dans la pièce voisine nos hôtes dorment et ces gens ont été si aimables que nous ne voudrions pour rien au monde qu’ils sussent les malheurs de notre nuit. C’est sans bruit que nous courons à pieds nus après la souris et que, finalement, après le plus excitant des laisser-courre, nous la forçons derrière un rideau...

C’est presque le petit matin; nous n’avons pas dormi une minute, et voilà que déjà l’heure sonne de nous lever, car nous avons une rude étape devant nous.

Jeudi 11 mai.—Le jour pointe derrière les montagnes. Nous sortons de la zastava. Le paysage avant le lever du soleil est tragique. A gauche et à droite, deux parois de rochers déchirés, entre lesquelles court la large rivière Chakroud, grise, tumultueuse, qui file sous le pont que nous avons traversé hier soir.

Un vent furieux et glacé descend la vallée élargie au-dessus de nous et s’étrangle dans le défilé resserré.

Nous attendons plus d’une heure le cocher et les chevaux.

Le pays aujourd’hui présente un contraste frappant avec la contrée que nous avons traversée hier. Hier des bois épais, des eaux, des fleurs.

Aujourd’hui, plus un arbre, plus une plante; des rochers et des pierres, sans fin.

Il y a encore quelques champs de seigle bleu, d’avoines légères qui frissonnent au vent du matin; ces champs se cachent dans le creux de la vallée, près de la rivière où poussent quelques peupliers tremblants dans le jour clair de l’aube, d’une verdure neuve, riche, intense, dont il semble qu’on n’ait jamais vu la pareille.

Au-dessus de la vallée élargie, ce sont des montagnes arides, cratères éteints, coulées de lave, pics déchirés ou mamelons arrondis, crêtes déchiquetées avec furie, aiguilles menaçantes, tout un monde volcanique, tourmenté par la mort, baigné d’une lumière cristalline, implacable, d’une pureté sans égale qui laisse lire à des lieues de distance les accidents précis du terrain. D’immenses parois de rocher d’un rouge sombre comme le porphyre donnent un aspect tragique à la vallée que nous remontons lentement; parfois des coulées de soufre d’un jaune aigu sont cristallisées sur la pente et les flancs d’un pic isolé.

Nous restons des heures et des heures dans ce paysage d’une stupéfiante grandeur morne qui nous accable; la route grimpe en lacets attachés à la montagne.

A Resht, le ciel était plein de beaux nuages; des vapeurs flottaient dans l’atmosphère. Ici, pas un nuage, pas une brume, une sécheresse inconnue dans laquelle tout s’électrise; les cheveux brossés crépitent. Le soleil tombe d’aplomb sur nous et nous en éprouvons l’intensité nouvelle. En moins d’une demi-heure, ce matin, nous avons quitté plaids, manteaux, vestons, gilets, maillots de laine et nous voilà en manches de chemise, serrés tous deux sous une ombrelle qui ne nous protège qu’insuffisamment de l’ardeur du soleil.

Nous aurions dû fermer la capote de notre antique berline. Mais nous étions des voyageurs inexpérimentés, nous ne savions pas.

Tant d’heures au soleil nous engourdissent; parfois nous nous assoupissons; la tête s’incline sur l’épaule; le soleil en profite alors pour nous manger le nez ou l’oreille, ce qu’il fait en moins d’une minute.

Nous voulons arriver ce soir à Kaswyn. Cela nous fait près de cent kilomètres dans la montagne. Nos chevaux changés toutes les deux heures sont en général lents et sages. Une seule fois, nous sommes emportés hors de la route; la place manque; nous voici très près du précipice. Mais le cocher ramène ses chevaux dans le droit chemin.

Nous sommes stupéfiés par la chaleur au point que ce petit incident ne nous émeut guère.

La route est déserte. Comme je l’ai dit, en cette saison les caravanes ne circulent que de nuit.

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Habitations persanes dans la montagne entre Mendjil et Kaswyn.

A chaque relais, nous buvons trois ou quatre petits verres de thé léger que nous trouvons toujours chantant sur les braises. Et nous mangeons des œufs durs que l’on nous offre partout.

Vers cinq heures du soir, nous sommes à cent cinquante kilomètres de Resht. Le pays change d’aspect; la vallée s’élargit; de vastes plans de terrains s’étendent autour de nous; nous quittons la chaîne principale des montagnes qui montent à notre gauche; les pentes deviennent moins raides; de nouveau nous retrouvons des champs de seigle et d’avoine. La lumière ne cesse d’être incomparablement pure et cristalline.

Nous arrivons enfin au point culminant de la route. Nous sommes à seize cents mètres d’altitude, et, soudain, découvrons devant nous tout un pays nouveau qui s’étend à perte de vue, c’est le haut plateau de l’Iran que nous avons tant désiré.

A gauche, le protégeant au nord et le séparant du Turkestan russe, une chaîne prodigieuse de montagnes, l’Elbourz s’en va se perdre vers l’est jusqu’à l’Himalaya qui la continue. Les cimes blanches, glorieuses dans le soleil baissant, montent vers le ciel. Au loin étincelle le pic conique du Demavend, la montagne sacrée, le cratère endormi dans les neiges éternelles. Au pied du Demavend, c’est Téhéran. Devant nous, la route redescend sur Kaswyn.

A droite c’est le haut plateau persan d’une altitude qui varie de onze à douze cents mètres; des chaînes de montagnes peu élevées le traversent de l’est à l’ouest. Il s’étend, désert monotone, dans la lumière grise et bleue qui le baigne. Le voilà cet antique empire des Perses! Il est à nous, enfin!

Le même crépuscule affaibli descend sur nous et sur lui.

Nous nous redressons dans la voiture, nous ne sommes plus fatigués.

La nuit, qui vient vite en Orient, nous surprend sur la route. A dix heures seulement, nous faisons notre entrée dans la grande ville de Kaswyn, centre ancien de culture, où naquit cette «Gourret-oul-Ayn» (La consolation des yeux), dont Gobineau nous a raconté la vie ardente et la fin tragique dans les troubles bâbystes[4].

[4] Sur l’histoire du Bâb et de la réforme religieuse qu’il tenta au milieu du XIXe siècle, lire les belles pages de Gobineau dans Les Religions et les Philosophies dans l’Asie centrale.

Nous suivons une allée d’arbres épais et arrivons au relais, chapar khané, où nous passerons la nuit.

Le chapar khané de Kaswyn est une hôtellerie.

Il est unique de son espèce en Perse. On y trouve des chambres, des lits, et à toute heure de la nourriture à des prix vraiment modiques. On nous y sert une poule au riz pour quatre-vingts centimes. C’est une chose qu’on n’oublie pas quand on vient de quitter les hôtels du Caucase où nous avons connu d’autres prix.

Extérieurement, il se donne des allures de palais avec le péristyle à colonnes qui l’entoure et le jardin qui l’enclôt. Du reste les plus simples constructions prennent volontiers, en Perse, une allure monumentale; les murs sont le plus souvent en pisé, mais de beaux portiques sont dessinés évoquant le souvenir lointain des palais du Grand Roi.

A Kaswyn, il règne ce soir une vive agitation, car demain matin Sa Majesté le Chah, qui a quitté Téhéran voilà une quinzaine de jours pour se rendre en Europe, fera ici une entrée solennelle. Le Chah voyage avec toute sa cour.

Un grand spectacle se prépare pour nous.

On nous a retenu une chambre. Ce soir, nous déployons nos lits de camp et prenons de sévères précautions contre les attaques nocturnes et sournoises qui sont plus redoutables en Perse que celles des voleurs de grand chemin.

Nous dormons fort bien. Merci.

*
*  *

L’entrée du Chah a Kaswyn.Vendredi 12 mai.—Dès six heures du matin, le bruit nous réveille.

Nous sortons dans le jardin du chapar khané. Il fait une lumière claire et heureuse; l’air du matin est d’une fraîcheur sèche exquise. Sur un ciel bleu d’outre-mer, la brise agite lentement les feuillages des peupliers et des grands et séculaires platanes qui bordent l’avenue. Ah! le clair matin de fête!

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L’allée royale à Kaswyn.

Devant notre jardin c’est l’avenue ancienne et vraiment royale qui mène au palais du gouverneur.

A gauche, près de nous, un coin d’ombre épaisse sous les ormeaux qui abritent l’entrée principale d’une grande mosquée. On aperçoit sous l’arche de la porte aux carreaux de faïence émaillée, un peu de la cour principale, le bassin des ablutions, des troncs d’arbres énormes. Au-dessus des murs, parmi les feuillages frais, fusent les minarets qui flanquent la coupole centrale.

Le cortège impérial passera dans la cour même du chapar khané, en longera le jardin, puis prendra la grande avenue pour se rendre chez le gouverneur.

Je m’installe sur le toit d’un pavillon bas qui borde la grille. Je serai là à merveille pour voir et pour photographier.

Il règne déjà dans l’avenue une grande animation.

Des groupes d’hommes circulent vêtus d’une robe, brune le plus souvent, parfois bleue. Une ceinture de couleur serre la tunique de dessous à la taille; ils sont coiffés pour la plupart de la calotte de feutre ras.

Les mollahs ou prêtres, seuls, portent un turban blanc. Ils sont nombreux. Kaswyn est une ville de prêtres; ils ont de belles figures régulières et fines, le front bombé, le nez allongé et mince. D’autres montrent une ceinture et un turban verts; ceux-là sont des séides. Ils descendent du Prophète, ou du moins l’affirment, ce qui en ces pays où l’état civil est incertain, revient au même.

Des femmes, vêtues d’un grand voile noir qui les enveloppe, passent par groupes. Elles ont, sous leur voile, la figure couverte d’un mouchoir blanc à travers les à-jour duquel elles regardent sans être vues.

Tout ce monde se promène avec dignité, sans impatience, conversant ainsi qu’il sied à des gens de sens rassis. Aucun cri, aucune bousculade; des marchands circulent offrant de petits blocs de glace pour le prix de deux centimes; d’autres vendent des culots de pipe, d’autres des fruits secs.

Au pied du pavillon, sur le toit duquel je me tiens, sont assis une demi-douzaine de gens assez misérables; ils font cercle et se racontent des histoires ou des bons mots. Je suis frappé de la dignité simple de leur tenue. Deux ou trois fois des agents du gouverneur, armés de grandes baguettes, viendront les disperser. Ils se séparent sans résister et cinq minutes plus tard, ils sont là de nouveau, reprenant leur conversation interrompue. Autour d’eux jouent des enfants qui imitent les jeux équestres et les combats à la lance de l’héroïque Rustem.

Des arroseurs jettent de l’eau sur la poussière épaisse de l’avenue. Ils la puisent dans les fossés qui longent ce qui serait chez nous les trottoirs. Comme la plupart des villes persanes, Kaswyn a des conduites d’eau qui viennent des montagnes. Les Persans se sont toujours entendus à merveille à capter les sources et à les mener sous terre à des distances considérables.

Sur les toits des maisons basses, des petits enfants ont grimpé, et des femmes aussi.

Dès sept heures, de longues files de chameaux commencent à arriver du camp impérial qui était à vingt kilomètres de la ville. Ils sont attachés les uns derrière les autres par groupes de six. Les chameliers crient pour que la foule se range; la clochette que les chameaux ont au cou tinte, et ils avancent sans s’arrêter jamais, le cou tendu comme pour une supplication. Du premier jour, je m’intéresse passionnément à cette bête étrange, et je ne cesse de l’observer.

Ceux qui passent là sont chargés de tentes, de ballots de tapis, de sacs d’orge ou d’avoine. Des mulets, par centaines, les suivent, puis des fourgons de bagage où sont entassées d’innombrables malles, les unes européennes, les autres persanes, bariolées de couleurs vives. Des domestiques de la cour, en livrée écarlate aux brandebourgs d’or, des soldats débraillés, des agents des postes impériales avec le lion d’argent sur le haut bonnet d’agneau frisé escortent les bagages. Il en défile ainsi pendant trois heures et plus; il doit avoir passé quinze cents chameaux et autant de mulets. Les objets les plus bizarres s’entassent sur leur dos. Je vois une chaise roulante à siège d’osier, coiffant la bosse d’un dromadaire; une boîte à musique colossale sur un mulet qu’elle écrase, un gramophone, un globe terrestre.

Arrive aussi un petit être gris, barbu, pointu, portant bésicles, à califourchon sur un diminutif d’âne, chargé d’un bissac énorme dont les poches sont gonflées d’objets mystérieux, et d’où sort, menaçante et pointée vers le ciel, une immense lunette; c’est l’astrologue de Sa Majesté.

Pour ajouter au pittoresque et à l’animation de la scène, des chefs des tribus montagnardes, les gouverneurs des gros villages voisins entrent dans Kaswyn pour saluer le Chah à son passage. Ils sont montés sur de vifs petits chevaux bellement harnachés, ont la carabine en bandoulière et, par groupes de douze ou vingt, caracolent dans l’avenue.

Le Chah, qui nous vaut ce spectacle, voyage aujourd’hui comme voyageaient jadis Xerxès ou Darius. Rien ou presque rien n’a changé depuis deux mille cinq cents ans, et quand il se met en route, c’est toute une affaire.

Il ne lui suffit pas d’avoir avec lui une douzaine ou deux de courtisans. Il emmène une suite de près de cinq mille personnes. C’est la population d’une petite ville, qui se déplace, qu’il faut loger et nourrir. Les ministres et les hauts fonctionnaires ne se séparent pas du souverain, non plus que les courtisans qu’il est habitué à voir chaque jour. Le harem reste à Téhéran; les femmes persanes ne voyagent pas à l’étranger.

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Au matin, on lève le camp du Chah.

Comme ceux qui partent avec le Chah sont des personnages d’importance, ils ont une suite digne de leur rang. Chacun de ces seigneurs est accompagné d’un nombreux domestique. En Perse, un homme de qualité a une vingtaine de gens au moins dont la seule occupation est de s’accroupir sur leurs talons pour se raconter d’interminables histoires. Il faut à chaque courtisan deux tentes, l’une dans laquelle il couche, l’autre qui est envoyée en avant pour le camp du lendemain; ses domestiques ne se passent pas de tentes non plus. Il emmène plusieurs chevaux de selle, et autant de palefreniers que de chevaux, des chameaux, des mulets pour porter les tentes et le mobilier des tentes, de nombreux tapis, luxe de tous le plus indispensable à un Persan, tapis de Kerman, d’Yesd ou d’Ispahan, qu’à la halte on étendra sur le sol; deux ou trois malles sur lesquelles sont peints en couleurs vives des ornements ou des fleurs. Et comme le voyage se fait à travers le désert, des provisions doivent êtres emportées. Enfin un millier de soldats veille sur la sécurité du Chah.

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Les bagages de Sa Majesté défilent à dos de chameaux pendant trois heures.

Le voyage pour arriver au chemin de fer russe demande deux mois, car Sa Majesté n’aime pas faire plus de vingt kilomètres par jour. Encore, à ce train-là, elle s’essouffle. Lorsqu’elle arrive dans des villes comme Kaswyn ou Resht, elle s’y repose pendant plusieurs jours.

Au bord de la Caspienne, le Chah ne prend pas le bateau. Il craint la mer et, d’une façon générale, l’eau. Une diseuse de bonne aventure, voulant sans doute s’amuser aux dépens de Sa Majesté, lui a prédit qu’il mourrait par l’eau. Et dès lors le Chah évite la mer, les rivières et même les ruisseaux. Nous avons traversé le Mourdab; le Chah n’ose s’y risquer. Il prend une route sablonneuse qu’on vient de tracer et qui mène avec un immense détour à Enzeli. Notre automobile en profitera.

La diseuse de bonne aventure doit rire lorsqu’elle voit le Chah renoncer à traverser sur Bakou par un des excellents vapeurs de la compagnie russe et entreprendre par terre le pénible voyage le long de la Caspienne sur une route à peine tracée, à travers le pays le plus fiévreux de Perse. Il faudra au Chah trois semaines pour arriver d’Enzeli à Bakou où un bateau l’aurait mené en quinze heures.

C’est à la frontière russe qu’il laissera quatre mille cinq cents personnes, sans compter les chameaux et mulets. Il ne restera qu’une cinquantaine de ministres et courtisans pour l’accompagner en Europe. Cette armée de courtisans, de domestiques qu’il traîne avec lui est redoutée par les populations des pays qu’il traverse. Les domestiques du Chah portent un uniforme éclatant, mais ils ne sont que rarement payés. Sans doute estime-t-on qu’endosser l’uniforme impérial est un honneur suffisant. A eux de se tirer d’affaire. Aussi quand on les voit arriver, les habitants s’enfuient; et les chameliers quittent la route avec leurs chameaux et leurs mulets.

La note moderne et délicieusement baroque de ce tableau est donnée par l’automobile du Chah, car le Chah a un automobile à vapeur et deux mécaniciens français.

A quoi lui sert son auto?

Rien ne serait plus satisfaisant que de voir «le Pôle de l’Univers» adopter la façon la plus rapide et la plus nouvelle de voyager, monter en auto à Téhéran pour faire en une journée les trois cent cinquante kilomètres qui séparent la capitale de la mer Caspienne. Il serait beau que Sa Majesté fût l’homme le plus «vite» de son empire. On peut imaginer les légendes que créerait ce peuple crédule autour d’un souverain qui aurait l’extraordinaire pouvoir d’être le matin à Téhéran et le soir à Resht.

Le Chah n’a pas compris cela. En outre, il a mal aux reins.

Il se sert de l’automobile comme vous et moi nous servirions d’une petite voiture à bras pour malade. Il se promène dans ses jardins. Sur route, il ne couvre que vingt ou vingt-cinq kilomètres par jour. Encore ne les fait-il pas en une demi-heure. Il faut que les soldats qui l’entourent puissent suivre la voiture au pas....

Ainsi le Chah, parti à sept heures du matin en automobile pour un voyage de huit cents kilomètres, s’arrête à dix heures en ayant parcouru une vingtaine.

Du reste il alterne et ne prend l’auto que de deux jours l’un. Je pense qu’il sera en voiture aujourd’hui pour ne pas effaroucher ses fidèles sujets de Kaswyn.

Vers dix heures, enfin, un coup de canon retentit. Le Chah a franchi la porte de la ville. Aussitôt après nous voyons arriver une nuée de gens à pied et à cheval armés de longs bâtons. Ce sont les ferraches de Sa Majesté qui rangent la foule, laquelle se laisse faire de bonne grâce. Elle ne témoigne du reste que d’une curiosité modérée.

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Dans l’allée royale de Kaswyn, le gouverneur se rend à la rencontre du Chah.

Puis défile un peloton de gens de la maison impériale en livrée écarlate à brandebourgs d’or; à leur tête marche un majordome, court, énorme, espèce de pot à tabac à grands favoris, qui brandit maladroitement une haute et lourde canne de tambour-major à pomme d’argent; puis vient une fanfare à cheval, puis des cosaques persans avec, à leur tête, un général rouge comme une écrevisse, puis enfin, dans une voiture à six chevaux dont la capote d’arrière est fermée, le Roi des Rois...

Il est vêtu à l’européenne; il est assis de travers, très affaissé; il semble un vieux notaire de province, fatigué.

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A Kaswyn. L’auto devant la porte du palais du gouverneur.

Le canon tonne, mais la foule ne crie pas. Elle reste indifférente. Il paraît qu’il en est toujours ainsi. Les Persans n’ont jamais été enthousiastes des rois ou des chahs qui, depuis vingt-cinq siècles et plus, les gouvernent.

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La Zastava où le Chah dormit.

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*  *

De Kaswyn à Téhéran.—Les portes de Kaswyn sont assez pittoresques, mais les pilastres émaillés, modernes et sans valeur. A midi, au plus fort de la chaleur, nous sommes sur route de nouveau. Nous rencontrons l’arrière-garde du Chah et ne cessons de croiser des chameaux et des mulets. La route qui mène à travers le désert jusqu’à Téhéran, est d’une redoutable monotonie. Pendant des lieues et des lieues elle s’en va droit devant elle. A gauche, au loin, c’est la chaîne de l’Elbourz. Là-haut, dans les montagnes, s’élevait autrefois le château du Vieux de la montagne, du chef de ces Haschichins ou Assassins qui jouèrent un rôle dans les guerres entre musulmans et croisés. Là était ce Jardin du Paradis où ses fidèles goûtaient les subtiles et artificielles délices de l’opium.

A droite s’étend le plateau sans fin de l’Iran. Pas une forêt, pas un arbre; des pierres et des sables à perte de vue. A gauche, les poteaux du téléphone et du télégraphe russe; à droite, ceux du télégraphe indo-européen, qui arrive de Tabriz et d’Odessa.

Tous les vingt-cinq ou trente kilomètres, un relais de poste avec quelques bosquets d’arbres. On perd à chaque fois près d’une heure à changer les chevaux. Malgré le passage du Chah, nous sommes assez heureux pour trouver partout des chevaux. Mais les malheureuses bêtes sont exténuées de fatigue; nous avançons avec lenteur. Pourtant nous comptons couvrir sans nous arrêter les cent cinquante kilomètres qui nous séparent de Téhéran.

Au départ de Kaswyn, nous espérions arriver à Téhéran avant minuit. Maintenant, il est cinq heures, nous ne pensons voir la capitale qu’au petit jour. Mais nous nous affermissons dans notre résolution de ne coucher dans aucune zastava, dans aucun chapar khané.

La chaleur, le rayonnement du soleil sur la route et sur les sables nous fatiguent extrêmement. Nous nous abritons tous deux sous l’ombrelle blanche de mon compagnon. En vain promettons-nous des pourboires royaux à nos cochers (car nous savons déjà assez de persan pour faire comprendre que si l’on va vite, il y aura un bakchich, et, si lentement, des coups), nous n’avançons jamais à plus de dix kilomètres à l’heure.

A chaque relais, nous descendons pour nous dégourdir les jambes. Une fois, nous rencontrons un coupé dont on est en train de changer les chevaux. Un vieux Persan l’occupe; à la portière, un jeune homme. Il s’approche de moi et me salue. Il essaie d’expliquer quelque chose et n’y parvient pas. Enfin il trouve trois mots qui lui suffisent et me dit solennellement, en montrant le coupé où repose le vieux monsieur.

—Mon père, Altesse.

Et il sourit complaisamment.

Sur quoi, je m’incline et, dans le même langage, je lui dis:

—Moi, Altesse.

C’est à son tour de saluer. Après ce charmant échange de vanités dans le désert, nos Altesses reprennent chacune leur chemin.

Kischlag.—Devant la maison de poste aux murs en pisé, quelques ormeaux jeunes frémissent au vent du soir, seuls arbres dans l’étendue visible et bleue. Un bassin est creusé dans la terre près duquel un homme prie.

Il a la face tournée au sud vers la Mecque. Agenouillé, il s’incline, touche la terre du front, se relève, s’incline encore. Sa robe est déchirée; il est pouilleux et misérable; la souffrance d’une vie difficile se lit sur ses traits usés. Ses yeux mornes et fiers sont creusés; il n’a rien que lui-même.

Pourtant il ouvre les mains pour remercier le Munificent qui l’a dépouillé. Il baise la terre et confesse la splendeur de Dieu unique et de Mahomet son prophète.

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Un admirable pouilleux sur la route entre Kaswyn et Téhéran.

*
*  *

La nuit descend alors que nous sommes sur route. A chaque relais nous mangeons, pour nous soutenir, un œuf dur et buvons du thé léger.

Nous avons, paraît-il, une grande rivière à traverser à gué. Une des arches du pont a été emportée par une crue subite.

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Entre Kaswyn et Téhéran. Une arche du pont écroulée dans la rivière.

Là, les cochers déclarent qu’ils ne veulent pas chercher le gué de nuit. En vain Emmanuel Bibesco promet au maître de poste, qui comprend le russe, un pourboire énorme; aucun cocher n’ose monter sur le siège. Ils déclarent que c’est impossible, que nous serons emportés par le courant.

Et nous voilà obligés de descendre les bagages pour une nuit hasardeuse dans un chapar khané.

Nous sommes de très mauvaise humeur.

Le relais est, ici, un monument considérable. Dans la nuit, nous passons sous une voûte profonde; à gauche, des cochers sont rassemblés autour d’un feu de braises; puis nous entrons dans un jardin entouré de bâtiments; une lune amie nous montre de beaux arbres et des fleurs endormies. Nous gravissons un escalier aux marches trop hautes et arrivons sur des terrasses baignées d’une lumière argentée. Là, après un trajet assez long, on nous ouvre la porte d’une petite chambre carrelée, dont les murs sont passés à la chaux et qui semble d’une parfaite propreté. Elle a, chose remarquable, deux lits de fer et deux paillasses, une table et deux chaises.

Nous sommes accablés de fatigue par le long trajet sous le soleil sur la route dure. Nous demandons le samovar, sortons des conserves et montons nos lits de camp. Il fait humide; nous devons être au bord d’un étang ou d’un marais.

Il est passé minuit avant que, enveloppés dans nos châles, nous soyons couchés. Malgré châles et manteaux, nous grelottons.

Mais nous ne pouvons dormir, car, sous la terrasse, c’est un coassement éperdu de grenouilles. Leurs couacs vibrent dans la nuit; il y a des soli et des chœurs; jamais je n’entendis des voix si fortes et si hautes. Et je comprends maintenant les seigneurs qui, au moyen âge, faisaient battre la nuit par leurs serfs l’eau des fossés entourant leur château afin que les grenouilles ne les empêchassent pas de dormir. J’avais vu jusqu’ici dans cette précaution un abus capricieux de tyrannie, le sentiment égoïste, néronien, d’un maître qui s’endort en sachant que d’autres veillent. Les grenouilles persanes qui, dans la nuit, chantent éperdument à la lune, justifient les mesures les plus féroces que l’on prit jadis pour imposer le silence à leurs sœurs européennes.

Pourtant la fatigue plus forte l’emporte. Nous nous assoupissons.

Il ne doit pas y avoir une demi-heure que nous dormons lorsque nous sommes réveillés par du bruit dans la chambre.

Qu’est-ce? Des voleurs? Nous sommes plongés dans une telle torpeur que nous nous laisserions voler pourvu qu’on le fasse avec douceur.

Non, c’est le maître de poste avec une primitive lanterne à la main. Il essaie de nous expliquer quelque chose en persan. Nous ne voulons rien écouter. Nous le chassons et nous rendormons.

Pour peu de temps, car une heure plus tard cet homme obstiné revient à la charge.

De nouveau nous nous réveillons pour le trouver devant nous brandissant sa lanterne et racontant avec force gestes une histoire que nous finissons, comme il la répète pour la troisième fois, par comprendre. Il explique évidemment qu’il faut partir pour être au petit jour au gué, qu’à mesure que le soleil montera, l’eau montera aussi et que si nous attendons, nous ne pourrons passer.

Comme il ne sort pas, nous nous résignons à nous lever.

Nous sommes transis; l’humidité a déposé une couche de gouttelettes fines dans la chambre; j’avais laissé dehors une feuille de notes au crayon qui sont entièrement effacées. Frissonnants, nous nous faisons mélancoliquement une tasse de thé bouillant.

Puis il faut démonter les lits, les plier, les mettre dans leur étui, rouler les châles, rentrer les provisions, refaire les valises, les porter sur les terrasses, descendre les escaliers aux marches trop hautes!

Nous sommes dans la voiture, mais les chevaux ne sont pas attelés. Et, finalement, levés avant le jour, ayant à peine dormi, il est six heures lorsque nous quittons le relais.

Samedi, 13 mai.—Après quelques kilomètres pendant lesquels nous assistons au lever du soleil derrière les montagnes enveloppées de vapeurs, nous voici au bord de la rivière.

Elle coule, assez impétueuse, ma foi, entre des rives escarpées. Un pont la franchit, mais la pile centrale a été emportée par les eaux. On a établi en l’honneur du Chah une passerelle de bois que l’on traverse à pied. Pour les voitures, on a ouvert une large et rapide tranchée; elles descendent la rampe, arrivent sur la grève, remontent le courant sur une centaine de mètres et trouvent un gué. On attelle des chevaux de renfort; les cochers crient et agitent l’embryon de fouet qu’ils tiennent à la main; l’eau jaillit autour des roues, et notre voiture traverse la rivière tandis que nous la regardons du haut de la passerelle.

Toute la journée, nous nous traînons lentement sur la route monotone. Le paysage est sans accidents; c’est, à gauche, les montagnes, à droite, le désert; la route file sans un crochet pendant des lieues et des lieues. On met deux heures à se rapprocher d’une petite colline qui semblait, tant l’atmosphère est pure, à trois kilomètres, et derrière laquelle nous pensions voir enfin Téhéran. Mais derrière la colline, c’est toujours le désert grisâtre écrasé sous un soleil de plomb.

Nous sommes hébétés de chaleur. Le peu d’air qu’il y a souffle de l’ouest. Comme nous marchons vers l’est, nous ne le sentons qu’aux arrêts. Toutes les heures à peu près, on passe un caravansérail, ou un village ou un relais. Des Persans allongés sur des nattes, boivent, à l’ombre, du thé ou de l’arak, fument le kelyan et, immobiles, nous regardent passer dans la chaleur du jour alors que toute la Perse engourdie fait la sieste.

Nous contournons une petite colline et voilà devant nous un cône parfait de neige montant très haut dans le ciel. Le cocher se retourne: «Demavend», dit-il. C’est la plus haute montagne de la chaîne; Téhéran est à ses pieds.

Dans un relais, vers une heure, nous nous arrêtons pour manger des œufs frais. Nous sommes assis sous un portique qui donne sur un petit jardin fleuri d’iris admirables. En face de nous, un peu à droite le Demavend, à gauche des montagnes neigeuses aussi; des rochers élevés, derniers contreforts de la chaîne, viennent jusqu’à nous.

Un grand Persan, vêtu proprement, fume, étendu sous le portique. Il s’approche de nous; la conversation s’engage et nous prenons notre première leçon de persan où il nous enseigne les mots indispensables à la vie, c’est-à-dire ceux par lesquels on demande la nourriture. Nous apprenons à dire: œufs, sucre, pain, thé, sel, cuiller, poule, puis: chevaux, voiture, cocher. Nous savons déjà dire: vite (zoud). C’est le premier mot que nous ayons employé et on m’appellera par la suite: «Monsieur Zoud.» Il nous dit aussi les nombres.

Une fois que nous savons cela, il nous raconte une histoire et, grâce au langage universel des gestes, nous le comprenons. Il montre mes grosses bottines américaines et nous explique qu’il a chassé dans les montagnes en face avec un Anglais qui avait des bottines semblables et que la chasse est très belle.

Nous quittons à regret le repos parfumé de ce portique pour reprendre le chemin de Téhéran.

Bientôt le cocher nous montre une ligne d’arbres, c’est Téhéran. Les villes d’Europe s’annoncent au voyageur par des maisons et des monuments; dans les villes d’Asie, au contraire, les arbres hauts cachent les maisons basses et de loin, alors que le guide vous signale une cité, on ne voit que de la verdure.

Au lieu des faubourgs misérables qui font une ceinture de pauvreté à nos villes, ce sont des jardins qui entourent les villes d’Orient.

Le soleil nous a plongés dans une telle torpeur que nous n’avons plus la force de nous réjouir.

Nous approchons de la ville avec lenteur. La route est encombrée. Des soldats à pied ou à cheval reviennent du camp du Chah; des âniers poussent des troupeaux de petits ânes gris chargés de bois à brûler, de broussailles ou de poutres; un cavalier porte sur son poing un faucon encapuchonné. Une poussière se lève qui fait mal aux yeux.

Une heure encore, puis nous arrivons aux portes de Téhéran, qui sont de construction assez pittoresque, mais recouvertes de plaques émaillées modernes sans aucune valeur.

Le cocher nous mène à travers des rues larges, bordées de murs pleins, sans une fenêtre, désertes. C’est affreux! Est-ce cela que nous sommes venus chercher si loin? Est-ce cela Téhéran? Nous avons quelques minutes de désespoir.

Voici quelques boutiques enfin. Elles ne sont pas persanes. Nous apprenons que M. Bedrossian nous taillera un habit à l’européenne, en payant, cela s’entend, et que M. Elijan nous arrachera une dent à l’américaine.

Emmanuel Bibesco est plongé dans une noire mélancolie.

Nous arrivons enfin à l’hôtel. On entre dans une charmante petite cour intérieure, plantée d’arbres épais, fleurie de roses, et entourée, sur ses quatre faces, de portiques où donnent des chambres.

C’est l’hôtel anglais, tenu par Mme Reitz (il va sans dire qu’on l’appelle l’hôtel Ritz).

Nous nous y installons. Il y a des lits, des domestiques, de l’eau chaude. Nous commençons à connaître le prix des choses.

A peine baigné, je monte en voiture pour aller à la légation de France. Je m’aperçois alors avec inquiétude que j’ai oublié le nom de mon compagnon de voyage, ou plutôt, comme en rêve, il a changé de nom et de personnalité, c’est un autre de mes amis qui est là à l’hôtel anglais. Je ne me souviens pas qu’il ait voyagé avec moi; je trouve à la fois étrange et naturel qu’il soit à Téhéran. Et je me félicite de n’avoir pas oublié mon nom, ce qui me gênerait singulièrement lorsque je réclamerai ma correspondance à la Légation.

Tels sont les effets de la grande force et cuisson extrême du soleil sur les méninges de jeunes imprudents qui voyagent de jour dans une voiture ouverte, au mois de mai, à travers le désert persique.

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CHAPITRE VI
HUIT JOURS A TÉHÉRAN

13-21 mai.—Un tambour dans le lointain, une musique guerrière, lointaine aussi. J’ouvre les yeux: la colonne d’un portique devant ma fenêtre que je n’ai pas fermée de la nuit; des feuillages frais et touffus que le vent agite sur un fond de ciel si bleu, si intense, qu’il semble laqué; une brise légère qui soulève les cachemires clairs dont la chambre est tendue et arrive jusqu’à mon lit; une paix de toute la maison que ne troublent pas les sonneries martiales au loin; l’engourdissement de dix heures de sommeil, après les fatigues de la route et les repos incertains dans les chapar khanés, engourdissement si voluptueux et palpable qu’on croit le toucher de la main; quelque chose de trouble et de délicieux dans l’esprit qui fait que, de nouveau, je ne sais avec qui je suis en Perse,—tel est mon premier réveil à Téhéran.

Il n’est plaisir que de vivre à son aise.

Nous avons gagné ce plaisir et nous organisons lentement notre vie nouvelle. Emmanuel Bibesco veut s’en tenir à la vue qu’il a eue du faubourg européen de la ville. Il déclare Téhéran une imposture, s’installe à l’hôtel, lie connaissance avec les jeunes Anglais de la Banque et du Télégraphe indo-européen, parle anglais le jour durant et se refuse à rien voir. Il ne faut pas lui parler d’Ispahan. Il ne la connaît pas, il ne veut pas la connaître; ce qu’il sait de la Perse, ce sont les fatigues certaines qu’on éprouve à y voyager. Cela lui suffit, et il abonde en raisonnements captieux pour me démontrer que les plus courtes folies sont les meilleures.

Quant à moi, je vis dans une sorte d’ivresse fatiguée où je sens le prix de chaque minute qui s’écoule.

Les matins sont exquis.

Je ne quitte pas le portique sur lequel donne ma chambre; dès sept heures, le domestique persan, Mahmoud, que j’appelle en frappant mes mains l’une contre l’autre, apporte de l’eau pour le bain; je reste en pyjamas, nu-pieds, à déjeuner et à attendre les marchands. Devant moi, c’est le jardin minuscule, touffu et fleuri de roses rouges. Le ciel est par-dessus les arbres imperturbablement bleu. Une brise légère agite lentement les branches et m’évente. L’air est frais, d’une fraîcheur sèche, crispée, inconnue, dont je ne me lasse pas de sentir les caresses.

Combien je goûte la paix fleurie de ce jardin clos!

Dans ma chambre, il y a des nattes, de clairs cachemires et déjà des morceaux d’étoffes précieuses que j’ai achetés.

Vers huit heures, les marchands d’antiquités ou dellals commencent à arriver, car notre présence à Téhéran a été vite connue.

Ils laissent leur âne à la porte de l’hôtel et apportent le lourd bissac bariolé. Ce qu’ils en sortent est un mélange étrange d’objets comme ramassés au hasard. Il y a là des coupes en cuivre ciselé, des vases, des faïences de toutes espèces et formes, des morceaux de briques émaillées, des poignards et des fusils. Un tri sévère s’impose. Neuf objets sur dix sont sans valeur, modernes et grossiers; quelques-uns s’efforcent d’imiter, assez bien parfois, les presque introuvables reflets métalliques dont le prix est connu en Perse aussi bien qu’à Paris. Le dixième objet est ancien, oh! pas très ancien, du dix-huitième siècle peut-être, ou du dix-septième; mais cela suffit, il est charmant, car les Persans eurent l’art plastique le plus raffiné, le plus somptueux qui se puisse, et, jusque dans leur décadence, une sûreté et une hardiesse de goût qui n’ont jamais été égalées.

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Les marchands sous le portique de notre maison à Téhéran.

Je demande aux marchands de me trouver des reflets métalliques à fond crême ou blanc de l’époque mongole, ou plus anciens s’ils en ont; je me satisferai aussi des reflets à fond bleu qui datent de l’époque de Chah Abbas, fin XVIe siècle. Ils promettent de m’en apporter. Ils savent où il y a une pièce khelly antic! (vraiment ancienne), qui vaut des centaines de tomans.

Et le lendemain ils arrivent, portant une boîte qu’ils ouvrent avec d’infinies précautions; ils en sortent un objet enveloppé d’ouate; je frémis d’impatience. Ils enlèvent l’ouate... et je vois un objet faux, sans valeur. Ils en demandent quatre cents francs, somme énorme à Téhéran, je leur en offre un franc. Alors ils rient et s’écrient tout de suite: «Ah! monsieur s’y connaît.»—Ils sont assez gentils pour ne pas m’en vouloir d’avoir découvert la fraude, et demain ils recommencent avec une autre pièce non moins fausse.

Un jour pourtant, un vieux marchand me présente une coupe qui est assez belle. J’en examine minutieusement la qualité crêmeuse du fond, la valeur des reflets, la précision sèche du décor. Elle paraît bonne, et pourtant... Il en demande soixante tomans; je la garde à examen. Ce prix de soixante tomans (240 francs) est inquiétant. S’il la savait bonne, il en demanderait deux cent cinquante tomans, quitte à la laisser pour quatre-vingts ou cent. Quelques jours après, je la montre à un connaisseur, qui ne peut prendre sur lui de la déclarer bonne ou mauvaise et me conseille de l’acheter si je puis l’avoir pour une quarantaine de tomans.

Lorsque le marchand revient, je lui déclare tout net que sa coupe est fausse. Nist antic lui dis-je sévèrement. Sur quoi, sans essayer d’en prouver l’authenticité, il s’en empare, file, et je ne l’ai jamais revu.

Ce que l’on trouve, ce sont des pots et des vases à décor bleu, sans reflets, qui ont cent cinquante ou deux cents ans. Je les achète, non sans de laborieux marchandages, pour un ou deux tomans. J’en ai bientôt une cheminée et une table garnies. Emmanuel Bibesco découvre une faïence blanche, montée en cuivre, d’une qualité exquise.

Les vieilles étoffes sont nombreuses et splendides. C’est une joie de voir et de toucher ces anciens cachemires de laine à beaux décors de fleurs, ces gilets subtilement nuancés, ces camisoles de femme à palmettes hardies; un des motifs favoris des anciennes soieries est un perroquet haut en couleurs, perché dans une touffe de feuillages. Je le trouve sur des corsages de différentes époques, brodé ou broché. Voici des petits tapis couverts de feuilles aiguës, d’autres en soie lamée d’argent, des velours irisés à la palme persique, des bandes richement brodées, des soies passées, séduisantes encore par l’harmonie rare où s’accordent leurs tons divers; quelques morceaux anciens de Boukhara, les uns et les autres perdus au milieu d’étoffes modernes sans valeur. Une des pièces les plus belles est un morceau de brocart de Gênes, du XVIIe siècle, petites palmes sur fond d’or assourdi, encadré à la persane dans une bande de soie rouge à petits bouquets jaunes, bordée elle-même d’un liséré bleu vif.

On ne saurait imaginer le goût, la hardiesse de ces tons et la qualité raffinée des tissus.

Du reste, les moindres morceaux sont montés d’une façon charmante et l’envers d’un tapis est aussi plaisant à l’œil que l’endroit.

On nous apporte aussi des turquoises et des perles.

Les heures se passent ainsi dans l’ombre sèche du portique cependant que le soleil monte dans le ciel et que la chaleur commence à se faire sentir.

En lisant Hérodote.—Sous le portique, le soir, lorsque je rentre fatigué des courses de l’après-midi, je lis Hérodote sur les anciens Perses.

Beaucoup de choses sont allées d’ici en Europe dont nous avons vécu longtemps.

Je lis ces phrases: «Ce fut Dejocès, roi des Mèdes, qui le premier institua le cérémonial qui défend de pénétrer jusqu’au roi et de le consulter autrement que par message. Nul ne peut le voir. Rire ou cracher devant lui fut réputé l’action la plus injurieuse.—Il s’entoura de cet appareil imposant de peur qu’en le fréquentant, ses concitoyens, jadis ses compagnons, élevés avec lui, ne lui cédant en rien ni par la naissance, ni par les grandes qualités, ne vinssent à conspirer contre lui par jalousie, et afin que, ne le voyant pas, ils finissent par le croire d’une autre nature que la leur».

Et voici une coutume des Perses qui fut étrange.

«Ils délibèrent, ivres, dit Hérodote, sur les affaires les plus dignes d’attention; le lendemain, le maître de la maison où ils étaient réunis leur soumet, lorsqu’ils sont à jeun, ce qu’ils ont résolu la veille. S’ils l’approuvent, alors ils l’exécutent. S’ils le désapprouvent ils y renoncent. Et au contraire, ce qu’ils ont décidé à jeun, ils le revisent ivres».

Ainsi les Perses savaient-ils la relativité de toutes choses, même de la raison humaine qu’un peu de vin trouble.

J’aime aussi les Perses de ceci que raconte Hérodote et qui témoigne d’un noble orgueil.

«Ils honorent le plus, après eux-mêmes, ceux qui demeurent à côté d’eux, puis les voisins de ceux-ci, et ainsi de suite, selon la distance. Ils honorent le moins ceux qui sont les plus éloignés, s’estimant eux-mêmes de beaucoup et en toutes choses les plus excellents des hommes et accordant aux autres d’autant plus de vertu qu’ils sont rapprochés d’eux, d’autant moins qu’ils en sont éloignés».

Il nous apprend aussi comment ces Perses fiers élevaient leurs enfants: «L’éducation consiste en trois seules choses: monter à cheval, tirer de l’arc et dire la vérité».

Ils avaient des idées très nettes sur le bon et l’utile. «Les choses qu’il ne leur est pas permis de faire, il leur est interdit d’en parler».

Mais j’arrive à une phrase d’Hérodote qui m’enchante: «Les pays habités les plus lointains ont en partage les plus belles productions... L’Arabie est, du côté du midi, le dernier pays habité; c’est le seul qui produit l’encens, la myrrhe, la cannelle, le cinnamome, le lédanon... Toute l’Arabie en répand comme une odeur divine...».

Là-bas, au sud, c’est Ispahan, et plus loin encore l’Arabie.

Je suis en Perse et je voudrais aller où je ne suis pas, plus loin, voir ces contrées lointaines qui sont les plus belles.

Déjà les étoiles piquent de points lumineux le ciel. Ces étoiles, je les connais. Voici les Ourses, la grande et la petite, et, rampant entre elles, le Dragon sinueux, voici Arcturus éclatant, toutes celles que j’ai appris à nommer dans mon ciel d’Occident au-dessus d’une petite ville dont des peupliers gardent l’entrée. J’ai été si loin pour les retrouver.

Et pour quelqu’un qui, de Véga, regarderait la terre, la même minute s’achèverait sur nous qui commença sur Darius, roi des Perses, et mort depuis vingt-cinq siècles.

L’air du soir caresse les feuilles; les roses parfument le jardin strict où la nuit est descendue.

Des Chameaux, des Anes, des Hommes et des Femmes.—L’après-midi, nous sortons souvent sans autre but que de flâner et de jouir paresseusement de la nouveauté si grande du spectacle, de goûter le charme subtil et profond de l’Orient.

Je prends un plaisir extrême à des choses qui laissèrent peut-être d’autres voyageurs indifférents. Il me semble que les gens qui ont passé ici avant moi n’ont pas décrit et n’ont pas aimé les seules choses qui m’attirent pour l’instant. Visiter des palais et des jardins c’est le devoir dont chaque touriste s’acquitte. Mais voir passer la vie multiple autour de soi est une jouissance plus forte et plus rare.

Dans la foule où je me perds, je m’intéresse surtout aux chameaux, aux ânes, aux hommes et aux femmes.

Des Chameaux.—Le chameau est un animal que je ne me lasse pas de contempler.

Il avance la tête en la dandinant et, sous ses sourcils en broussaille, vous regarde de l’air d’un myope distingué et dédaigneux. Sa lèvre inférieure pend. Quand il mange, il a un mouvement de mâchoire de droite à gauche et de gauche à droite, comme pour dire: «Je n’y toucherai pas»; il n’en perd pas un morceau. Il est chauvin et porte un bonnet à poil même aux genoux. Quand il est accroupi, il semble avec son cou allongé une autruche sur ses œufs.

Il ne lui faut pas moins de quatre articulations aux jambes pour avancer à l’allure d’un âne; en outre il exige une clochette à son cou pour rythmer une allure difficile, car il est cagneux, a les pieds plats et les écarte en marchant.

Comme j’aime cette démarche lente, heurtée, inimitable!

J’aime ce hochement de tête d’un qui en a vu beaucoup dans ses voyages et qui en raconterait si cela n’était pas fatigant et inutile, l’air indifférent et supérieur qu’il promène à travers la foule, la façon dont il porte les cheveux en houppe et la barbe en bouc, dont il a du poil aux pattes et particulièrement aux genoux.

Le chameau rit en découvrant ses dents jaunes et longues. On croit à première vue qu’il est dolent, qu’il souffre. Il est ironique, se moque de tout et refuse de travailler pendant le jour. Avec un art infini et une longue patience, il a perfectionné le balancement de sa démarche jusqu’à la rendre insupportable à l’homme; ce n’est qu’au Jardin d’acclimatation que l’on grimpe pour son plaisir sur des chameaux. En Orient les chameliers se gardent de pareille imprudence. Ils craignent le mal de mer; ils vont à âne. Et derrière eux, le chameau qui les suit relève sa lèvre supérieure et cligne de l’œil, plaisamment. En Europe, il se fait passer pour un animal des pays chauds; en réalité il ne supporte pas la chaleur. Seuls en Orient les Européens, comme nous l’avons démontré par nos œuvres, peuvent voyager impunément de jour en été. Le chameau est un passionné noctambule, il a tous les vices de la civilisation. Il ne marche que de nuit. Dès le soleil levé, il se couche, et il est si grand qu’il se met à son ombre.

Cet animal feint aussi d’être maladroit. Mais lorsqu’il en trouve l’occasion, il vous marche sur les pieds sans s’excuser. Il est alors très habile et ne vous manque pas. Il se couche avec des mouvements saccadés comme se coucherait un chameau mécanique. Mais une fois qu’il est chargé et qu’il s’agit de se relever, la mécanique est détraquée. Ah! quel chameau!

Il sent le chat mouillé, et comme il est très grand, c’est gênant.

J’ai beaucoup cultivé la société des chameaux et j’ai appris à leur parler. Dans notre bande j’ai été nommé interprète délégué aux chameaux. Ce titre dont je ne suis pas médiocrement fier a excité la jalousie de celui de nos compagnons qui a été notre interprète auprès des Russes. Mais il a dû reconnaître qu’il ne pouvait parler aux chameaux comme je le faisais. Quand, en auto ou en voiture, nous en rencontrions la nuit une caravane, je criais à tue-tête: «Kabardar! Kabardar!» et mes chameaux prenaient leur droite, comme un homme.

Des Anes.—J’aime aussi beaucoup les ânes gris, petits, modestes, dont les yeux sont doux et pacifiques. Leurs maîtres leur fendent, tout jeunes, les narines, afin qu’ils respirent mieux. On ne leur met à l’ordinaire ni mors, ni brides, mais un frontail de petites lanières de cuir tressées auxquelles sont mêlées avec un goût charmant quelques verroteries de couleur. Leur harnachement est orné de la façon la plus agréable. Ils ont sur le dos un large bissac en grosse étoffe de laine de couleurs variées. Les poches en sont gonflées par les provisions de route. Ou bien on entasse sur leur dos de lourdes charges de foin, de paille ou d’aromates, des sacs de blé ou d’orge, ou encore des poutres dont une des extrémités traîne à terre.

L’âne sous ces fardeaux marche gentiment, la tête un peu inclinée; il ne s’arrête pas; ses jambes fines sont infatigables. L’âne est très candide; il ne sait pas se diriger dans la vie. Il est inutile d’apprendre sa langue; il ne comprend pas. Si vous arrivez sur lui en voiture, il se laisserait écraser tant il est simple. Il faut le pousser de côté comme on ferait d’un colis encombrant.

Souvent ces petits ânes portent de gros hommes. C’est un spectacle charmant qu’un gras et digne Persan assis sur son âne. Le bât est tellement large que notre Persan a les cuisses horizontales; seuls les tibias pendent et, au bout des tibias, les pieds dans de belles babouches persiques qu’on appelle des guivets. Il se tient ou sur le cou de la bête, ou sur la croupe, mais jamais à la place où vous et moi nous asseyons quand nous montons à âne. Il est grand, gros, sa robe flotte au vent; il semble qu’il va écraser le petit animal. Mais celui-ci galope de son mieux et secoue tant qu’il peut le Persan enturbanné qu’il a sur le dos.

L’âne en Orient est un animal sympathique; il ne l’ignore pas. Ce n’est pas de son nom qu’on appelle dans les écoles les petits enfants qui font des fautes en lisant le Coran.

J’ai rencontré quelque part dans le désert un petit âne. Il portait une femme bellement drapée et voilée. Cette femme avait sur les bras un enfant qui dormait. A côté d’eux, marchait un homme, une ceinture autour des reins, le bâton à la main. L’âne allait à travers les sables infinis et blonds à pas menus, attentif à éviter les pierres du chemin et à ne pas secouer son précieux fardeau. Il ne tenait la tête ni haute ni basse, mais comme il fallait. C’était un âne très bien. Il savait qu’il représentait pour nous à ce moment l’âne de La Fuite en Égypte.

Des Persans.—Je regarde aussi les Persans. Je ne connais rien à l’ethnologie, science décevante, mais je vois qu’il y a en Perse des types, sinon des races, bien différents. Voici des gens plus noirs que les Hindous, d’autres sont Mongols, d’autres Turcs. Les vrais Persans (je n’en juge que d’après l’idée que je me fais des Persans, c’est mon seul critérium et il ne faut pas m’en demander davantage) sont grands et élancés; ils ont les traits réguliers, le visage ovale, le front un peu bombé, les yeux beaux et en amande, un cou haut; ils marchent bien.

Leur costume est resté ce qu’il était jadis, exception faite des Persans européanisés qui s’habillent de redingotes à plis. Les autres ont une espèce de justaucorps maintenu par une ceinture, par-dessus lequel ils mettent une robe flottante qui tombe jusqu’à terre. Comme je l’ai dit, les seïdes ou descendants du Prophète (sur Lui la paix) ont seuls le droit de porter robes, ceintures et turbans verts. Si l’on demande comment ces seïdes prouvent leur descendance de Mahomet, je dirai qu’ils l’affirment sans la prouver, et c’est bien plus simple. Grâce à Dieu unique, la postérité du Prophète a été bénie, car elle est innombrable, et les robes vertes font dans la foule persane un effet charmant. Les Persans non seïdes ont à l’ordinaire une robe de laine brune; quelques-uns sont vêtus de bleu clair. Ils ont tous un des deux bonnets nationaux. Seuls, les mollahs se coiffent d’un turban blanc.

Je les regarde aller, venir, s’arrêter, causer, vendre ou acheter. Il paraît n’y avoir entre eux aucune morgue, aucun souci du paraître. Dans une foule européenne, plus de la moitié des gens veulent passer pour ce qu’ils ne sont pas; l’employé de commerce tient à être pris pour un clerc de notaire, et celui-ci pour un clubman. Ces soucis sont étrangers aux Persans. Ils ne se donnent pas des airs. Je crois qu’il y a entre eux une égalité plus réelle qu’entre nous. Rien ne distingue dans l’habit et dans la façon de vivre au dehors un homme à son aise d’un autre qui n’a rien.

Ils s’abordent dans la rue ou au bazar, causent ensemble, se promènent; ils s’amusent aux mêmes choses, tandis qu’en Europe un homme riche considère comme inférieur de paraître prendre du plaisir là où se divertit le peuple. Dans le commerce des Persans entre eux, on voit de la simplicité et de la bonhomie. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais j’entends bien que ce marchand parlant à un riche client n’a pas le ton d’un Anglais snob lorsqu’il s’adresse à un duc et pair.

Travaillent-ils? Le moins possible. Ils flânent et bavardent beaucoup, au bazar, dans les rues, sur les places à l’ombre des platanes. Vers cinq heures, ils aiment à se promener; souvent, ils vont deux par deux en se tenant par le pouce, comme de grands enfants. Au dehors, on ne les voit jamais avec des femmes qui sortent seules.

Vers le soir, ils s’acheminent vers les jardins qui entourent les villes; ils circulent sous les arbres frais, s’asseyent au bord d’un ruisseau et causent.

Ils ne sont ni fiévreux, ni agités. Ils paraissent satisfaits de ce qu’ils ont. Nous disons que c’est peu. Mais pourquoi leur imposer nos goûts et nos besoins? Ils sont indifférents à une foule de choses qui nous passionnent.

Le comte de Gobineau, qui fut ici voilà cinquante ans, raconte à ce sujet des anecdotes que je veux croire vraies parce qu’elles sont charmantes. Le patriotisme, assure-t-il, n’est pas une de leurs vertus. Ils auraient vu sans déplaisir et presque sans curiosité les Russes ou les Anglais, maîtres de Téhéran (c’est du moins ce que dit Gobineau). Mais nous avons éprouvé par nous-mêmes qu’ils sont fanatiques. Il est difficile à un Européen d’approcher seulement d’une mosquée; s’il y pénètre, c’est la mort certaine. Et leur haine de l’étranger n’est-elle que fanatisme? Fanatisme et patriotisme ne sont-ils pas ici tout voisins?

Des observateurs éclairés m’assurent qu’à Téhéran la présence d’une colonie européenne nombreuse, au lieu d’amener un apaisement, a surexcité la haine de l’étranger. Téhéran est plus fanatique aujourd’hui qu’il y a cinquante ans.

Quoi qu’il en soit, on lit plus de paix sur leurs figures que sur les nôtres. Je passe devant eux à pied ou en voiture, souvent sous un soleil cuisant. Je vois ces Persans couchés sur des nattes dans l’ombre d’un portique, fumant le kelyan, un verre de thé à côté d’eux. Ils me regardent aussi. Ils ne comprennent pas mon agitation et se demandent pourquoi je suis venu de si loin en leur pays. Ils s’amusent de moi à moins de frais que moi d’eux.

Des Femmes.—Comme il est naturel, je regarde les femmes avec plus de curiosité et d’intérêt encore. Je les regarde et je ne vois rien.

Elles sont plus strictement voilées qu’aucunes femmes d’Orient. Elles ne sortent qu’enveloppées d’un grand voile noir, d’étoffe légère et sans beauté, qui les couvre de la tête aux pieds. Il s’entr’ouvre sur la figure, mais les femmes persanes ne veulent même pas montrer leurs yeux et portent sur le visage un mouchoir brodé à jour.

Le voile des femmes n’est pas prescrit par la religion.

Le Coran, qui règle tout, ne dit rien sur ce point. C’est seulement une coutume de bon ton, venue des femmes riches autour du Prophète et des chefs arabes. De même qu’en Angleterre une femme du peuple ne sortirait pas en ville sans chapeau (qui n’a vu à Londres devant certains bars d’effroyables ivrognesses redresser sur leur crâne chauve un vieux chapeau à fleurs?) de même en Orient, il est convenable que les femmes soient voilées.

Ainsi passent les Persanes avec leur voile noir et leur voile blanc, pareilles à de grands dominos. Sont-elles belles ou laides, vieilles ou jeunes? Cette énigme voilée est au premier abord assez irritante. Ces femmes ne nous donnent rien d’elles-mêmes, alors nous leur prêtons beaucoup. Puis, à la réflexion, on pense qu’il y en a beaucoup plus de vieilles que de jeunes, car la femme ici se fane vite; que la plupart sont ridées et décrépites; que, même parmi les jeunes, les jolies sont l’exception, et on finit par aimer ce voile qui, bien qu’il cache le plus souvent des visages sans beauté, met toutes les femmes au bénéfice du doute et leur prête l’attrait du mystère.

J’ai vu pourtant deux visages de femmes persanes. C’était à Kaswyn, le jour où le Chah y fit son entrée. Je me promenais dans la grande avenue lorsqu’un remous de la foule nous isola, deux femmes et moi, derrière le tronc d’un énorme platane. Là, comme si elles étaient seules, elles découvrirent leur visage pour arranger leur voile. J’aperçus des yeux noirs et brillants fendus en amande, un arc net et allongé de sourcils, la ligne sans défaut d’un nez droit, un teint mat et ambré et le commencement de l’ovale d’un visage dont j’aurais bien voulu que mes yeux pussent achever de parcourir la courbe charmante. Elles étaient, en vérité, comme deux sœurs; je les regardais avidement. Alors, m’ayant aperçu, elles recouvrirent sans hâte du reste, leur visage admirable.

Elles étaient très belles, mais je n’imiterai pas le voyageur connu qui déclarait qu’en France, pour une qu’il avait rencontrée de cette couleur, toutes les femmes étaient rousses. Je ne pense pas que toutes les Persanes soient belles. C’est, au contraire, parce qu’elles étaient sûres de leur beauté qui passait l’ordinaire, que mes deux Galatées ont voulu se laisser voir, avant de se cacher derrière le platane de Kaswyn.

Les femmes, en Perse, paraissent jouir d’une grande liberté. Elles sortent, comme il leur plaît, et le plus souvent sans être accompagnées. On en est réduit à supposer que l’uniforme voile qui les masque et sous lequel aucun mari ne les reconnaîtrait, favoriserait les intrigues si elles en voulaient nouer. Mais de ceci, nous ne savons rien et nous nous taisons.

Une phrase d’Hérodote est tout ce que j’ai sur le sujet: «Dans l’opinion des Perses, dit-il, ravir une femme est une iniquité; s’empresser d’en tirer vengeance, une folie. Pour les sages l’enlèvement d’une femme ne mérite pas qu’on s’en occupe, car il est évident que si elle ne s’y était pas prêtée, on ne l’eût point enlevée».

Le Métier de Touristes...—Ceux qui vont chercher des monuments anciens à Téhéran courent au-devant d’une déception certaine. Il n’y a pas dans Téhéran une faïence ancienne. Celles qui recouvrent les portes de la ville sont du goût persan moderne le pire: elles ont été faites à Vienne. Téhéran n’est capitale que depuis l’avènement de la dynastie des Kadjars dont le fondateur fut un eunuque.

La place aux Canons où l’on nous mène est laide. Non, il ne faut pas chercher de beaux monuments à Téhéran.

Mais on peut passer quelques heures agréables au bazar. Il est voûté et, au sommet des voûtes, un trou laisse passer un peu de lumière. Le bazar est frais, poussiéreux et sombre étrangement. Il faut quelques minutes pour s’habituer à cette obscurité. Comment vivre et travailler sans lumière? D’ici quelques siècles sera formée une race de Persans aux yeux si délicats qu’ils ne pourront supporter le grand jour.

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L’automobile dans le bazar à Téhéran.

Pourtant on déploie dans le bazar une activité qui étonne. Accroupis, le derrière sur leurs talons, les ouvriers et apprentis dans le fond des arcades martèlent le cuivre, cisèlent l’argent ou l’or, découpent des peaux, font des harnachements, des bonnets, des broderies, comme s’ils y voyaient. Le marchand est assis sur le devant de l’arcade. Une femme strictement voilée se fait montrer des étoffes. Est-ce une jeune dame de la cour ou une vieille commère décrépite? Que ce voile est anonyme!

Des cavaliers passent, des ânes bien harnachés et aussi de grands diables de chameaux qui clignent de l’œil comme s’il y avait du soleil et profitent de l’obscurité pour nous marcher sur les pieds.

Des cuisiniers préparent des mets savoureux dont ils envoient des portions à leurs clients, du pilaf, du kebab, ou des ragoûts de viande à l’oignon ou au fenouil. Des odeurs fades ou violentes, désagréables toujours, emplissent les bazars.

On ne voit ici que des Persans. Il n’est pas de bon ton pour les Européens de se montrer au bazar. Nous dérogeons aux lois de l’étiquette et compromettons le prestige européen: nous nous promenons à pied dans le bazar.

Au Palais de la Montagne aux Lièvres.—Le Palais, à quelques kilomètres de Téhéran, s’élève en gradins sur une colline rocheuse. Au pied de la colline, nous visitons le jardin, une longue allée de platanes et d’acacias, des corbeilles de primevères roses sur le gazon, deux ruisseaux parallèles à l’allée; au carrefour des allées, des bassins d’eau dormante; des arbres taillés les ombragent d’une frondaison si touffue que j’ai peine à reconnaître en eux des ormeaux. Au bout des allées sont des pavillons de briques émaillées qu’il vaut mieux voir de loin. Derrière les pavillons, la ménagerie du Chah. Les pluies, ce printemps, ont été fortes; sous un soleil d’Orient nous trouvons des verdures anglaises. Dans un mois, tout sera grillé; nous sommes arrivés à l’heure précise où cueillir ce jardin dans sa gloire jeune et précaire.

Nous rencontrons un vieux jardinier guèbre. Il est grand et magnifique. Les rois sculptés sur les pierres de Persépolis ont ce visage régulier, ces yeux larges, ce nez droit, la barbe bien plantée et la dignité de ce port que nous admirons. Ce représentant de la plus vieille race persane est digne de ses ancêtres.

A mi-flanc d’une colline dénudée, voici la Tour des Guèbres, car il reste quelques adorateurs du feu au milieu de ces musulmans shyytes. Comme leur religion l’ordonne, ils exposent leurs morts sur des tours, car ils ne veulent souiller de leur contact ni la terre, ni l’eau, ni le feu. Les oiseaux viennent les déchiqueter. Ainsi le Guèbre joue dans la nature le rôle du Dieu que vante le petit Joas.

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture.

Pareil au pélican, pour assurer leur nourriture, il s’offre lui-même.

Le soir vient; une lumière douce et précise, bleue dans les lointains, dorée sur les collines voisines dont les rochers montrent leurs arêtes sèches, enveloppe le paysage, caresse les sables pierreux de la plaine où quelques taches de verdure, champ de blé ou d’orge, sont comme des tapis étalés à nos pieds. Tout de suite, presque sans transition, c’est la nuit; à l’Occident, le couchant empourpré, à l’Orient, Mars qui brille rouge dans un ciel déjà sombre.

*
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Il est, dans Téhéran, une avenue plantée de très vieux arbres. Des échoppes ouvertes la bordent, et des Persans travaillent là, devant leur échoppe, en plein air, assis sur des tréteaux bas qui sont tout à la fois table et chaise.

Le soir, lorsqu’on flâne, on passe parfois devant une porte étroite qui donne sur une salle brillamment éclairée. Cette salle ouvre sur un jardin où des lampes nombreuses sont attachées aux arbres. Des Persans boivent du thé, de l’arak, ou des boissons acidulées qu’ils rafraîchissent de petits morceaux de glace. On passe devant ces jardins étincelants qui paraissent amenés dans notre promenade comme par un truc de féerie.

*
*  *

Voici huit jours que nous avons quitté nos amis à Resht et que, quotidiennement, nous les attendons. Une grève a-t-elle éclaté à Bakou? L’automobile a-t-elle subi un irréparable dommage?

Tandis que nous sommes à attendre des nouvelles, une dépêche nous parvient. Elle est écrite en persan, nous la donnons à Mahmoud qui la regarde et nous dit: «C’est quatre amis qui vous annoncent leur arrivée pour dîner.»

Et nous voilà enchantés à l’idée de voir nos deux ménages. L’heure du dîner sonne, d’amis point. L’automobile est en retard, cela s’est vu. Georges Bibesco avait compté sans les caniveaux.

Pourtant, dans la soirée, quelques doutes nous viennent sur l’exactitude de la traduction fournie par Mahmoud et nous envoyons la dépêche à un mirza, ou homme lettré du voisinage.

Une heure plus tard, il nous envoie, avec ses compliments, la traduction suivante qui nous laisse stupides: «Musketov Féringar.—Ai traversé March terribles difficultés, bateau échoué, retourné Caravan, gagne Resht par la montagne, arrive mercredi soir. Léonore.»

Pourquoi ce télégramme incompréhensible nous a-t-il été remis? Avons-nous, l’un ou l’autre dans notre vie, une dame du nom de Léonore qui nous aime assez pour risquer, à seule fin de nous retrouver, de si terribles dangers? Cette supposition a quelque chose de flatteur, mais nous sommes forcés de convenir que nous ne connaissons aucune dame du nom de Léonore. Gagné par le fatalisme oriental (arrive qui arrive), je chasse de mon esprit l’idée de l’errante Léonore et m’occupe, sous un laurier rose, à suivre les méandres de la fumée de ma cigarette.

Emmanuel Bibesco, qui aime déchiffrer les rébus, s’enferme dans sa chambre avec du papier, un crayon et la dépêche. Une heure plus tard, il m’arrive congestionné et triomphant. Il a trouvé.—«Musketov Féringar» c’est, contre l’apparence, nous. Il y a ainsi en toutes choses un point de départ qui échappe à l’analyse et qu’il faut accepter. Le reste est limpide «Léonore» c’est notre ami Léonida, qui est sur la route Erivan-Tabriz. Il n’a pu passer. Il a pris le bateau à Bakou, le bateau a échoué; il a gagné Lencoran (Caravan est pour Lencoran) et arrive par Resht. Quant aux montagnes, on les supprime. Ainsi a-t-on un sens clair et intelligible.

Je me déclare satisfait et continue à fumer. Cependant, le lendemain, je porte la dépêche à la légation de France où M. Nicolas, qui sait le persan autant qu’homme du monde, nous fournit une troisième version. Les noms sont les nôtres «Bibesco Phérékyde»: «Caravan» est pour «Erivan»; «March» pour «Arax», «bateau échoué» pour «essieu brisé» et «Resht» pour «Tabriz». La dépêche se lit ainsi: «Ai traversé Arax avec terribles difficultés, retourné Erivan pour essieu brisé, gagne Tabriz par la montagne, arriverai mercredi soir.—Léonida».

Et voilà!

Moralité: Télégraphiez en anglais, français, russe, allemand, italien ou tchèque, de préférence au persan, et servez-vous du télégraphe indo-européen.

Au mercredi annoncé, ce n’est pas Léonida qui arrive, mais nos jeunes ménages de Resht. Ils ont fait un raid automobile magnifique. L’auto n’était débarqué que le mardi matin à Enzeli, après un embarquement difficile à Bakou où les ouvriers du port faisaient grève. A quatre heures de l’après-midi, les deux ménages, Keller, et le Tcherkesse Hassan avaient quitté Resht entassés à six dans la grande Mercédès. Cette fois-ci, ils n’avaient plus droit les uns et les autres qu’à un sac de toilette, car il fallait mettre dans l’auto les quatre lits de camp et des couvertures. Les genoux remontés jusqu’au menton, les voilà donc partis à l’ascension du haut plateau, dîner à Mendjil et arrivée à Yusbachaï vers les onze heures. Le Chah y campait et un médecin anglais qui accompagnait Sa Majesté voulut bien prêter pour la nuit sa tente aux voyageurs. Ils quittèrent le camp vers huit heures, déjeunèrent à Kaswyn et mirent, de Kaswyn ici, un peu plus de cinq heures (il nous en fallut vingt-quatre), traversée de la rivière comprise. Des photographies ont été prises de l’auto dans l’eau.

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L’automobile dans la rivière.

Enfin, nous voilà tous ensemble. On pense si nous avons des histoires à nous raconter. Nous leur disons nos aventures, mais comme il est écrit dans les Mille et une Nuits, il n’y a pas d’utilité à les répéter. Ils nous décrivent leurs journées de Resht, les promenades dans la voiture que leur envoie Azodos Sultan, et qui est munie d’un taximètre, les dîners et divertissements persans qu’on leur a offerts, le bouffon autour de la table, la visite que les dames ont faite d’un harem et la grande désillusion qui les y attendait.

Nous restons à causer jusque tard avant dans la nuit sous le portique de la maison que le gouvernement a aimablement mise à notre disposition et que gardent des soldats basanés, bons enfants et dépenaillés. Nous parlons du voyage d’Ispahan et l’enthousiasme des jeunes femmes réchauffe même le récalcitrant Emmanuel Bibesco. Nous décidons de partir pour Ispahan dimanche.

En attendant, nous courons Téhéran.

Nous allons à une dizaine de kilomètres du sud-est de la ville, aux ruines de Rei ou Rhagès. Ce fut sous les Seljoucides une des plus importantes villes d’Asie, c’en est une des plus anciennes. Les Juifs y furent exilés lors de la captivité. Haroun al Raschid y naquit et aimait à y résider. Une civilisation admirable fleurit à Rhagès entre le huitième et le douzième siècles de notre ère; les rares pièces que l’on y a trouvées, faïences à reflets métalliques, sont d’une qualité incomparable. La ville fut pillée par Gengis Khan lors de la conquête mongole en 1221 et plus tard par Timour. Elle ne se releva jamais. Les ruines sont enfouies sous des couches épaisses de sable que le vent du désert apporte. Seule une tour subsistait en ruines que l’on a reconstruite voici quelques années. Il y avait aussi une sculpture de l’époque sassanide sur un rocher dans un site magnifique. Elle a été détruite stupidement pour être remplacée par un bas-relief de Fath Ali Chah, arrière-grand-père du Chah actuel.

Il ne reste rien à Rhagès. Mais il est certain que si l’on voulait y entreprendre des fouilles sérieuses, on y trouverait des œuvres d’art du plus haut prix. Rhagès est à quelques minutes de Téhéran; aucune difficulté à vaincre; il faudrait seulement un peu d’argent. Espérons que le gouvernement français qui a déjà fait de beaux travaux à Persépolis et qui en continue dans la Suziane, pourra un jour explorer le sol où dort Rhagès.

Nous visitons le palais du Chah. Les voyageurs qui nous ont précédés se sont crus obligés de parler avec révérence et admiration du palais du Chah. J’en parlerai librement.

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Palais Chamsel-Emaret, Téhéran.

On aurait tort de s’imaginer que le Chah, descendant du Roi des Rois, monarque absolu et oriental, vit d’une façon somptueuse dans un palais des Mille et une Nuits. Il se loge à l’européenne, et ce monarque persan a un fort mauvais goût qui lui fait préférer les articles de bazar viennois à dix-neuf sous aux objets d’art fabriqués en Perse.

La Perse a eu l’art le plus raffiné, le plus exquis qui soit. En Europe, en Amérique, on se dispute les miniatures, les reflets métalliques, les cuivres et jusqu’aux bouts de tapis anciens de Perse. Chez le Chah, on ne trouve pas une œuvre d’art persane.

Dans son musée si vanté, on voit, sous vitrines, de petits éventails de papier, article de Paris, et pour que personne ne s’y trompe, le prix est resté marqué 0 fr. 65. Ils voisinent avec une glace à main de 3 fr. 45.

Il est vrai que l’on montre le fameux trône des Paons, mais il ne vient pas de Delhi, comme on le raconte, et jamais le Grand Mogol ne l’honora de sa présence sacrée. Il a été fait à Ispahan au commencement du XIXe siècle et l’on assure que beaucoup des pierres précieuses, dont il fut alors orné, ont été remplacées par des pierres moins précieuses.

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Palais d’Echreta Bad à Téhéran.

Je préfère, et de beaucoup, le trône en albâtre que l’on voit au rez-de-chaussée du palais et qui est d’un assez beau travail hindou.

Il y a enfin dans le musée quelques pièces de Sèvres et d’autres manufactures d’État européennes, dont divers souverains se débarrassèrent, sagement, au profit de Sa Majesté persane.

On nous promène aussi pendant plus d’une heure dans des salles remplies à déborder par les objets les plus détestables. Des tableaux couvrent les murs. C’est en vain qu’on veut me faire croire que ces peintures ont été envoyées en cadeau au Chah par les rois et empereurs d’Europe. Je ne sache pas que jamais nos trônes aient été occupés par d’aussi implacables mystificateurs que ceux qui fournirent ces toiles au Chah de Perse. Jamais on ne me fera admettre que les augustes souverains qui veillent au bonheur du monde se jouent entre eux de tels tours. Je garde le souvenir d’une photographie où dans un jardin, assise sous des arbres, rêve une dame modelée en relief et coloriée.

Dans les appartements privés du Chah ce sont des meubles en velours ou en peluche qui rappellent les pires souvenirs des années dix-huit cent soixante-dix à quatre-vingts. Et partout des boîtes à musique, des pianos mécaniques, des orgues de barbarie, des harmoniums automatiques, des chaises musicales et des tables qui chantent! Dans la chambre à coucher pleine de ces instruments sonores, je cherche le lit. Je ne le trouve pas. Le «Centre de l’Univers», l’«Escalier du Ciel» couche à terre sur deux coussins plats jetés sur un tapis.

Au-dessus du coussin sur lequel il appuie sa tête, une étagère. Sur l’étagère quatre photographies autour de son propre portrait. A côté de la photographie de Mouzaffer-ed-Dine, à gauche et à droite Edouard VII et sa gracieuse épouse; à l’extérieur, moindre faveur, le tsar et la tsarine. Ces souverains et leurs épouses veillent sur le repos du Chah.

Il paraît que Sa Majesté a des nuits agitées.

Mais les jardins du Palais, qu’on appelle le Gulistan, sont délicieux. Des eaux vives les traversent qui courent sur des briques émaillées bleues; ils ont de grands bassins couleur de jade, des parterres immenses d’iris de teintes diverses et de lis nuancés, des platanes vivaces et frissonnants, des haies de roses...

Le Chah étant en Europe, nous sommes reçus en audience par le Valyat, prince héritier, gouverneur de Tabriz et chargé de la régence pendant le voyage de son père. Il faut des pourparlers préalables pour régler la question de notre tenue. Selon l’étiquette, nous devrions porter la redingote et le chapeau haut de forme. De chapeaux de soie, il est inutile de dire que nous n’en avons pas. Alors on négocie, et comme nous sommes arrivés en automobile, et que toute la Perse le sait, Son Altesse consent à nous recevoir coiffés de nos casquettes d’automobile. Cette question des chapeaux est plus importante qu’elle ne le paraît à première vue, car il a été réglé, par le traité de Turkman-chai, en 1827, que les Européens ne se découvriraient pas devant Sa Majesté qui, elle, ne quitte jamais le bonnet d’agneau frisé.

Donc nous arrivons au palais du Valyat accompagnés par l’aimable ministre de Russie qui nous présente. On nous introduit, conformément à l’étiquette orientale, dans un premier salon où l’on nous sert des rafraîchissements tandis que nous sommes censés nous reposer des fatigues du voyage. Puis nous entrons dans un salon immense; à l’angle opposé à la porte est assis le Valyat qui se lève. C’est un homme de trente-huit ans, je crois, qui en paraît quarante-cinq, petit, gros, très gêné, le regard clignotant sous ses lunettes d’or.

Un interprète russe est là. Brève conversation dénuée de tout intérêt, puis l’audience est finie—nous n’avons pas quitté nos casquettes—et nous nous retirons. Mais on ne sort qu’à reculons et nous voilà tous six exécutant une figure de quadrille à travers le salon immense, les yeux fixés sur le Valyat, la main à la visière de la casquette, évitant de notre mieux les obstacles dont notre chemin est semé, titubant sur les chaises et tables, et très anxieux, à chaque instant, à l’idée que nous ne retiendrons pas le fou rire qui nous gagne lorsque l’un ou l’autre de nous se heurte contre un meuble...

Dans les légations où l’on nous reçoit de la façon la plus hospitalière, je me renseigne sur la position actuelle de l’empire des Chahs et sur la politique des deux grandes puissances qui ont un intérêt de premier ordre dans les affaires persanes actuelles.

Je ne crois pas inutile de donner ici un bref aperçu de la question persane qui sera, un de ces jours prochains, la grande actualité de la politique internationale.

Les Anglais et les Russes en Perse.—«Aux officiers civils et militaires des Indes, dont les bras supportent la plus noble conquête que jamais le génie d’une grande nation acheva, je dédie ce livre, hommage indigne de ma plume à une cause que leur haute mission est de défendre par la justice ou par le sabre, mais dont l’ultime défenseur est l’âme même du peuple anglais.»

C’est par ces mots grandiloquents que M. G. Curzon ouvre son livre sur la Perse, qui a paru en 1900. Depuis, M. G. Curzon est devenu lord Curzon, et il a été vice-roi des Indes, où il a eu toute licence de surveiller de près les affaires persanes et d’exciter le zèle de ses subordonnés.

La Perse a deux voisins qui s’intéressent vivement à sa santé: la Russie et l’Angleterre.

La Perse est malade. Voilà un État grand trois fois comme la France et qui n’est peuplé que de huit millions d’habitants. Le gouvernement y est absolu, ce qui ne signifie pas qu’il fait tout ce qu’il veut.

Il n’a à peu près aucun pouvoir, et ne subsiste que par la grande raison qu’il est là et que l’indifférence des Persans en matière politique est telle qu’ils ne verront jamais d’avantage à en changer. Qu’une autre famille remplace les Kadjars, actuellement régnants, à quoi bon? Cela n’intéresse vraiment que «l’autre famille» et les Kadjars. Pour le peuple, il en sera toujours de même.

Si le pouvoir absolu devenait tyrannique, il serait odieux. Mais il ne peut rien. Il a d’abord en face de lui, le corps des prêtres, ou «mollahs». Au milieu d’une population ignorante et dont ils excitent le fanatisme, ils sont tout puissants. Pour les moindres choses, il faut négocier avec les mollahs. Ce n’est qu’avec leur permission et après de longs pourparlers, que le Chah a pu venir en Europe en 1900. D’autre part, la classe marchande a ses privilèges, ses franchises, et administre elle-même ses affaires. Les mollahs, au besoin, la protégeraient contre le gouvernement, car il est toujours utile d’être en bonnes relations avec la classe qui a la richesse. Reste, comme bête taillable et corvéable à merci, le paysan.

Mais le pouvoir central n’a pas une prise bien forte sur le paysan. Si les impôts sont trop lourds, le paysan refuse de les payer. Alors enverra-t-on des troupes? Grande affaire. D’abord il faut avoir des troupes. Ensuite il faut qu’elles veuillent bien marcher. Et cela coûte cher. Enfin, dans beaucoup de districts, il est indifférent au paysan de quitter sa demeure, si on lui rend la vie trop dure. Il n’aura pas grand mal à en reconstruire ailleurs une autre aussi luxueuse, et il trouvera sans difficultés un coin de terre où faire pousser le peu qui lui est nécessaire pour vivre.

Voilà donc encore une illusion qui tombe. Le despotisme d’un souverain oriental tel que le Chah est bien peu de chose. Il peut faire couper, sans trop de formalités, quelques têtes. Cela ne mène pas loin. Il est le souverain sans puissance réelle d’un pays sans ressources.

La Russie et l’Angleterre sont pourtant assurées que sous leur tutelle intelligente, ces maigres ressources enfleraient merveilleusement. En outre, par sa position géographique, la Perse leur paraît, à l’une et à l’autre, nécessaire à la sûreté et à la consolidation de leurs empires.

La position de la Russie est extrêmement forte. Elle est frontière de la Perse sur des milliers de kilomètres. Depuis presque la mer Noire jusqu’à l’Afghanistan, elle pèse d’un poids lourd sur son voisin persan. Ses chemins de fer, ses routes, ses bateaux à vapeur arrivent à la frontière persane, au Caucase, sur les rives de la Caspienne et en Transcaspie. La Russie a seule accès dans le nord de la Perse, et, comme on sait, elle interdit le transport d’aucune marchandise européenne à destination de la Perse à travers ses États. Elle a donc un avantage immense sur ses rivaux, qui ne peuvent se défendre que par la qualité supérieure et le bon marché plus grand de leurs produits.

L’Angleterre ne peut introduire ses marchandises que par le golfe Persique ou par le Seïstan et le Béloutchistan.

Mais il n’y a pas de rivalité que commerciale. La Russie, qui pousse continuellement vers le sud, espère-t-elle avoir un jour, comme port en mer libre, Bouchir? L’Angleterre ne pourrait laisser l’ours russe s’installer ainsi à côté des Indes. Si Bouchir, si le sud de la Perse cessent d’être persans, ils doivent devenir anglais.

Dans la lutte politique qui est engagée en Perse entre Anglais et Russes, ce sont ces derniers qui ont le meilleur. Ils n’ont cessé durant le cours du dix-neuvième siècle d’améliorer leur position. En 1827, on envahit à Téhéran la légation de Russie et on mit à mort tous ceux qui l’habitaient. Alors, la Russie s’empara de quatre provinces persanes et les annexa au Caucase. La frontière russe aujourd’hui descend jusqu’à l’Arax, et sur la mer Caspienne, jusqu’à Astara. Depuis, la Russie a conquis le Turcoman transcaspien et y a construit des chemins de fer. Elle a prêté de l’argent au Chah. L’histoire de cet emprunt est typique et indigne encore les impérialistes anglais.

Le Chah, en 1900, s’adressa aux Anglais, leur demandant la bagatelle d’une cinquantaine de millions qui lui étaient nécessaires. Les banquiers anglais ne voulurent consentir aucun prêt sans la garantie du gouvernement. A son tour, le gouvernement exigea le contrôle des douanes persanes par des fonctionnaires anglais. Le Chah refusa. La Russie intervint alors. Elle prêterait ce que son ami le Chah désirait. Il lui était même très agréable, à elle qui emprunte beaucoup, de connaître la douceur du rôle de créancier. Entre voisins, ne faut-il pas se rendre de mutuels services? Une fois l’offre acceptée, la Russie demanda seulement l’insertion de deux clauses au contrat: l’une spécifiant que si l’intérêt de cet argent n’était pas payé, elle serait autorisée à s’emparer des douanes, l’autre disant que la Perse s’engageait à ne pas rembourser l’emprunt avant dix ans, et que, pendant ce laps de temps, elle n’emprunterait aucune somme d’argent à aucune autre nation. C’est ainsi que l’Angleterre fut privée de l’influence et des moyens d’action que l’argent prêté donne au créancier.

Les publicistes d’outre-Manche crient très haut que la Russie abuse de sa situation privilégiée pour empêcher toute mise en valeur de la Perse. C’est elle, selon eux, qui s’oppose aux projets magnifiques et divers de chemins de fer dus à l’esprit d’initiative anglais. Voici les lignes dont on a parlé pour la Perse:

La ligne Erivan-Tabriz-Kaswyn-Téhéran; la ligne du sud se raccordant à la ligne que les Allemands doivent pousser jusqu’à Bagdad. Et on aurait Bagdad-Kermanchah-Sultanabad-Koum-Téhéran, avec une seconde ligne de Sultanabad-Ispahan-Kerman-Kuhak, à la frontière du Béloutchistan, pour rejoindre le chemin de fer anglais de Kurrachee à Kandahar. Il va sans dire qu’on construirait aussi une ligne allant du nord au sud, d’Askabad, station du chemin de fer transcaspien, à Bender-Abbas, sur le golfe Persique. On voit la Perse sillonnée de trains lents ou rapides. Seule, la Russie s’oppose à la construction de ces lignes.

Il est vrai que la Russie a une convention secrète, signée le 9 novembre 1900, par laquelle le gouvernement persan s’engage à ne construire aucun chemin de fer et à ne donner aucune concession à cet effet, cela pour une durée de dix ans, à l’expiration de laquelle les deux parties contractantes discuteront du renouvellement de la dite convention.

Mais je ne crois pas qu’il suffirait d’abolir la convention de 1900 pour que l’on se mît à construire des chemins de fer en Perse. Le public anglais, quelque patriote qu’il soit, passe pour savoir que les affaires sont les affaires. Avant de jeter quelques centaines de millions dans les chemins de fer persans, il voudrait connaître les ressources du pays, les dividendes à espérer. Que dirait-il lorsqu’il apprendrait que les trois quarts de la Perse sont un désert pierreux, incultivable, que l’agriculture suffit juste à nourrir les habitants, et que l’on n’exporte guère que de l’opium; que l’industrie, à part celle des tapis, n’existe pas? On parle de prodigieuses richesses minières, mais de renseignements certains sur cette question, personne n’en a.

Il n’y a qu’une ligne peut-être qui pourrait payer ses frais, ce serait Erivan-Tabriz-Kaswyn-Téhéran. Mais cette ligne-là, seule la Russie pourrait la construire, et la Russie, pour des raisons à elle connues, n’est pas pressée.

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A. Jeune femme jouant avec un singe. Miniature persane du XVIe siècle.

(Collection de l’auteur.)

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B. Miniature persane du XVIe siècle achetée à Ispahan. (Collection de l’auteur.)—Les vers, au-dessus du personnage, disent: «Emmenez mes amis si loin de moi que, si je les rencontre, je ne les reconnaisse pas, et qu’ils ne me reconnaissent non plus.»

Et au-dessous: «Faites que je ne puisse plus ni être peiné, ni charmé par elle.»

La Russie dit ceci: «Il n’y a aucune urgence à hâter la construction de chemins de fer en Perse. Voilà vingt-cinq siècles que le pays s’en passe fort bien; il continuera à s’en passer pendant quelques années encore. Les moyens de transport que son commerce et son agriculture ont à leur disposition sont presque suffisants. Nous ne nous refusons pas à les améliorer. Nous venons de construire une belle route de Resht à Téhéran. C’est déjà un immense progrès. Autrefois le trajet entre la mer Caspienne et la capitale se faisait à cheval, à travers des montagnes difficiles, dangereuses. Maintenant on voyage en voiture entre Resht et Téhéran aussi sûrement que sur n’importe quelle route des Alpes. Seuls les journalistes anglais, gens à imagination et vite effrayés, parlent des prodiges de valeur qu’il faut accomplir pour parcourir cette route. Nous allons faire un port à Enzeli. Nous préparons, lentement c’est vrai, mais à notre loisir, une seconde route carrossable qui mettra en communication Tabriz d’un côté avec Erivan, de l’autre avec Téhéran. Nous n’empêchons personne de travailler comme nous dans d’autres parties du royaume. Ce n’est pas notre argent qui s’est dépensé pour la route Ispahan-Ahwaz-Mohammerah. Plus tard, lorsque le besoin s’en fera réellement sentir, on verra à mettre des rails le long des routes que nous construisons.»

Il ne manque pas de sagesse dans ces raisonnements. Mais les Anglais, Français, Allemands, Autrichiens et Américains disent avec justesse à la Russie: «C’est vrai, vous avez fait une bonne route pour Téhéran. Mais vous êtes seule à en profiter, puisque vous fermez l’accès de la Perse à nos produits. Votre route Erivan-Tabriz-Téhéran, à qui servira-t-elle? A vous seulement. Grâce à ces routes et à vos mesures prohibitives, seul votre commerce se développe, seule votre influence politique augmente en Perse. La partie n’est pas égale.»

Cela est exact, la partie n’est pas égale. Mais qu’y faire? La Russie est là, couchée tout au long de la Perse, couvrant sa frontière nord, personne ne peut changer cet état de fait.

Je croyais, en arrivant à Téhéran, trouver le prestige russe fort endommagé par la désastreuse guerre avec le Japon et par les troubles intérieurs, et j’en causai avec l’homme qui connaît le mieux l’histoire contemporaine de la Perse. Lorsque je lui exprimai ces pensées, il se mit à rire:

—Le prestige de la Russie affaibli, sa force en Perse diminuée? Ne croyez pas cela. Sans doute dans les cercles persans où l’on n’aime pas la Russie, on a vu sans déplaisir ses malheurs en Extrême-Orient et les troubles politiques qui ont suivi. Mais la Russie faible est encore trop forte pour la Perse. La Perse n’a aucune puissance; elle ne peut s’opposer à rien. Son seul rôle est de tâcher de neutraliser l’une par l’autre la Russie et l’Angleterre mais c’est difficile. Quant à opposer une résistance matérielle il n’y faut pas songer. Dix mille cosaques, réunis à Erivan, prendraient Tabriz, Téhéran, tout le royaume. La patte de l’ours est sur nous, elle ne nous lâchera pas. Soyons heureux seulement que pour l’instant il ne puisse resserrer son étreinte. Aux yeux des Anglais, la Russie représente une moindre civilisation. Mais, comparée à la Perse, la Russie a atteint un état de civilisation infiniment supérieur, auquel la Perse, du reste, n’arrivera jamais...

Ainsi parla cet homme sans illusions.

Faisons, pour terminer ce chapitre, un compte sommaire de ce que les Russes et les Anglais ont en Perse à l’heure actuelle.

Les Anglais ont «The imperial bank of Persia» à Téhéran, avec des succursales dans les grandes villes du royaume. Elle a seule le droit d’émettre de la monnaie-papier. Le télégraphe indo-européen arrive par Tabriz jusqu’à Téhéran; le télégraphe indien le continue par Ispahan, Chiraz, Bouchir. Les Anglais ont pour eux la proximité des Indes, la qualité de leurs produits, leur bon marché, l’activité de leurs négociants. Malgré l’infériorité de leur position géographique, ils font un chiffre d’affaires annuel (plus de cent millions de krans) presque égal à celui de la Russie. Ils ont la plus belle légation à Téhéran, de superbes lanciers du Bengale au consulat général d’Ispahan et à Bouchir. Leur influence dans le sud est grande. Lord Curzon a fait des manifestations navales dans le golfe Persique. Une mission anglaise vient de parcourir le sud de la Perse pour étudier ce qu’on appelle en Europe «les besoins du marché». Maigre marché! Des officiers étaient adjoints à la mission. On appelle, en manière de plaisanterie, le consul anglais à Bouchir le vice-roi de Bouchir. Il est vrai que l’on appelle vice-roi de Resht, le consul général de Russie dans cette ville.

La Russie, elle, a sa force et son poids. Elle est le puissant voisin qui n’entend pas qu’on se passe de lui. Elle a à Téhéran et dans plusieurs grandes villes une banque d’escompte et de prêts, qui est une filiale de la Banque d’État à Saint-Pétersbourg. Elle a sa grande route, sa belle route, la seule. Elle a son télégraphe aussi, sa poste, et même son téléphone entre Enzeli et Téhéran. C’est un colonel russe qui commande le seul régiment de cosaques persans qui ait une valeur militaire. Elle est en excellents termes avec le Chah. Elle est la créancière de la Perse, mais pour peu d’argent: elle lui a prêté soixante-quinze millions. Ce n’est rien; elle voudrait bien lui en prêter davantage. On l’accuse d’inertie. Elle se hâte lentement. Le grand mot de la politique extérieure russe est: Patience. Elle a voulu aller trop vite en Extrême-Orient, elle s’en repent cruellement. En Perse, elle ne fera pas la même faute. Elle attend.

Et nos amis les Belges.

Les Anglais et les Russes ennemis se disputaient la Perse. Un troisième larron survint et s’empara de l’âne. Qu’était la Belgique en Perse il y a dix ans? Rien. Qu’est-elle aujourd’hui? Tout. Et cela arriva de la manière suivante:

Il ne faut pas croire que les Persans manquent d’intelligence. Ils en ont beaucoup. Il y a longtemps par exemple que le gouvernement sait que s’il avait des employés honnêtes, les impôts rentreraient dans les caisses et que les affaires de l’État seraient meilleures. Mais une fois ce raisonnement fait, les Persans se satisfont à en admirer la justesse théorique. A quoi bon en donner une preuve expérimentale? Avant tout, il faut vivre tranquille. Mais il y a deux administrations qui causaient beaucoup d’ennuis aux Persans, car elles étaient en contact quotidien avec les étrangers, gens difficiles qui, à la moindre irrégularité, à la plus petite escroquerie, s’en vont crier aux oreilles de leurs consuls ou de leur ministre. Ces administrations sont celle des postes et celle des douanes.

Les conseillers attitrés de la Perse lui disaient: «C’est bien simple. Mettez des fonctionnaires européens dans les douanes et dans les postes.» Les Anglais ajoutaient: «Les fonctionnaires les meilleurs, c’est nous qui les fournissons.» Les Russes disaient: «Prenez notre ours.»

La Perse ne prit ni les uns ni les autres. Donnez un doigt à ces voisins-là, ils s’emparent de toute la main. Où chercher des gens qui ne soient pas dangereux? Elle trouva les Belges. Elle fut aidée dans son choix par les conseils d’un Belge fort intelligent et actif, fixé à Téhéran depuis quelques années, et qui a fait une fort belle fortune dans les administrations d’État.

Depuis cinq ans, les Belges font marcher les douanes et les postes persanes à la satisfaction générale. Sur toutes les frontières du royaume on trouve des employés belges; leur chef est M. Nauss, ministre des postes et télégraphes, directeur des douanes impériales et de la Monnaie. Il porte, en outre du bonnet d’agneau national sur sa grosse tête de Flamand blond, le titre d’Excellence.

La Belgique fait aujourd’hui beaucoup d’affaires en Perse. Toutes les commandes d’État sont pour elle; elle vient de fournir le matériel complet de la Monnaie. L’Angleterre et la Russie montent la garde attentivement peut-être auprès d’une ombre. Les Belges réalistes ont saisi la proie.

On ne voit pas bien pourquoi la France n’a pas bénéficié du fait qu’elle ne pouvait porter aucun ombrage au Chah. Elle avait une position commerciale en Perse. Une belle place était à occuper. Elle n’a pas su la prendre.

Nos derniers jours à Téhéran.—Nous sommes ici cosmopolites. On nous reçoit si bien dans les légations que nous nous laissons aller à voyager paresseusement autour de l’Europe en quelques heures. Nous déjeunons en Russie, prenons le thé chez Sa Majesté britannique, dînons gaiement en France à la table du comte d’Apchier, chargé d’affaires, et faisons un tour de valse chez le Grand Turc.

Nos malles ont bien voulu nous rejoindre à Téhéran.

Nous circulons en automobile à la grande surprise des Persans.

Grâce à nos amis de la Banque russe et de l’Imperial Bank of Persia, nous trouvons quelques litres de benzine. Nous voyons les jardins qui environnent la ville. Les matinées se passent toujours avec les dellals.

Et nous ne nous lassons pas du spectacle de la rue et des bazars, des promenades dans les environs avant la nuit, de la rentrée dans l’animation de Téhéran alors que le soir est tombé sur la ville et que là-bas, derrière les premières montagnes déjà sombres le pic conique du Demavend étincelle encore dans la lumière.

Depuis que nous sommes dans l’Iran, nous n’avons pas vu un seul nuage dans le ciel. Le jour, une voûte immuablement bleue s’étend au-dessus de nous, qui, la nuit, se change en un dôme violet crevé d’étoiles d’or. Et le contraste est vif entre ces journées radieuses de Perse et celles du premier mois de notre voyage où nous n’avons connu que des cieux tristes et bas, les brumes, les nuages, la pluie.

L’éclat de la lumière, la caresse des brises le matin et le soir, la chaleur sèche des midis ont tant de charme pour nous que nous nous amollissons dans cette vie calme, uniforme et que, si nous restons encore ici quelques jours, nous n’aurons plus la force de partir pour Ispahan.

Et nous voulons voir Ispahan.

Lorsque nous déclarons notre intention, il y a une stupeur dans la colonie étrangère. Aller à Ispahan! Qui jamais à Téhéran y songea. Et l’on nous énumère les fatigues de la route, le manque de vivres, de logements, le désert à traverser. Jamais ces jeunes femmes ne supporteront pareille épreuve. C’est folie que de l’entreprendre. On nous regarde avec surprise, avec un peu de pitié aussi.

Mais nous ne sommes pas venus si loin pour nous arrêter à quelques journées du but et pour rester dans la ville à demi-européenne qu’est Téhéran. Il nous faut de plus mâles aventures que celles rencontrées jusqu’ici.

On compte de Téhéran à Ispahan environ quatre cent quatre-vingts kilomètres par la route que suivent les voitures. Nous avons fait tant de chemin depuis Bucarest que les quatre cent quatre-vingts kilomètres qui restent ne sont plus pour nous qu’un dessert. Nous sommes surpris de voir qu’aucun membre des légations (sauf les Anglais) n’a jamais eu l’idée de s’offrir ce dessert.

Nous pensions qu’on allait à Ispahan passer une semaine ou deux dans la saison des roses. Mais non, cela ne se fait pas.

Nous le ferons tout de même et préparons notre départ.

C’est toute une affaire.

Cette fois-ci, nous sommes prévenus. Il faut avoir des vivres pour les six personnes que nous sommes. Nous ne trouverons rien en route. Nous comptons, largement, mais il vaut mieux se tromper en bien, quatre jours pour aller à Ispahan. Cela fait huit jours dans le désert. Nous complétons donc le grand panier de conserves acheté à Tiflis. Et il importe de ne rien oublier, car une fois partis, il sera trop tard.

Un domestique est nécessaire. Le tcherkesse Hassan, amené jusqu’à Téhéran, a prouvé qu’il ne savait pas plus le persan que le français. Alors nous le renvoyons au Caucase.

M. d’Apchier nous trouve un domestique interprète, protégé français. Il a dix-huit ans et en paraît douze. Il traîne misérable dans Téhéran dont il connaît les moindres ruelles et où il exerce toute espèce de métiers qui obligent la légation de France à s’occuper souvent de lui. Il est vêtu d’une redingote persique déchirée sur un maillot de coton à trous, d’un pantalon en cotonnade à carreaux également déchiré, de bottines jaunes dont les semelles baîllent et laissent voir des pieds sans chaussettes, d’un haut bonnet noir qui ne quittera jamais sa tête. Il ne se lave que rarement, a un accent et des idiotismes qui font notre joie. Il est fin, adroit, actif, prêt à tout supporter pour le plaisir de voyager; il a été deux fois déjà à Ispahan. Il s’appelle Aimé, a des yeux clairs de jeune coquin; tout ce qu’il fait, il le fait bien; il nous devient indispensable et son souvenir restera toujours attaché pour nous à celui de l’extraordinaire voyage que nous avons fait de Téhéran à Ispahan, à travers le désert.

Puis il nous faut des voitures.

Nous n’avons plus qu’un automobile et nous sommes sept, en comptant Aimé. En outre, il est nécessaire d’emporter avec nous les vivres et les bagages dont nous aurons besoin chaque jour; en outre, il faudrait une grande provision de benzine, et la certitude d’en trouver à Kachan et à Ispahan.

Nous déplorons que Léonida soit toujours dans les montagnes de Tabriz, mais enfin nous voilà obligés de laisser la grande Mercédès derrière nous à Téhéran où Keller aura le loisir de la démonter et de la nettoyer à fond.

A la poste nous apprenons que nous ne pouvons prendre trois landaus, car il n’y en a que deux, qu’au-delà de Koum, nous ne trouverons que huit chevaux aux relais (bien heureux quand nous les trouverons), et qu’ainsi notre troisième voiture, comme on attelle à quatre chevaux, resterait en arrière. Et le maître de poste nous offre ce qu’il appelle un break.

Alors les plus courageux d’entre nous sentent glisser le long de leur épine dorsale le frisson de la mort.

Ce break est une antique caisse en bois massif avec deux banquettes larges de moins d’un pied, sans coussins ni capitonnage. Il est recouvert d’une toiture que supportent quatre grosses tiges de fer qui vacillent.

Des morceaux de toile trouée nous protégeront contre l’ardeur du soleil et le vent froid de la nuit.

A cette vue, nous reculons d’horreur. Jamais nous n’avons été si près de renoncer à Ispahan. Mais le maître de poste nous assure qu’à Koum, nous trouverons une diligence confortable que nous pourrons prendre si nous ne sommes pas satisfaits de notre break.

Honteux à l’idée d’avoir été retenus par un simple souci de confort, nous louons le break pour le prix de cent vingt tomans, douze cents francs persans, quatre cent quatre-vingts francs de France.

Nous décidons de partir le dimanche matin 21 mai.

Comme la chaleur commence à se faire sentir et que nous en avons éprouvé la mortelle chaleur au milieu du jour entre Kaswyn et Téhéran, nous projetons de voyager, chaque jour, de quatre heures du matin à dix heures, de nous arrêter alors, de déjeuner et de faire une longue sieste au relais, puis de repartir à quatre heures de l’après-midi et de marcher jusqu’à dix heures du soir. Ainsi ferons-nous sans fatigue les quatre cent quatre-vingts kilomètres qui nous séparent d’Ispahan, et cela en quatre jours.

Nous sommes très satisfaits de nos décisions. Nous en prendrions d’autres encore, si c’était nécessaire.

Sur quoi nous nous rendons à un dîner que nous offre le Mouchir ou ministre des affaires étrangères. Nous sommes dans un grand état d’excitation à l’idée du départ prochain.

A onze heures du soir, nous nous retirons en nous donnant rendez-vous le lendemain matin à quatre heures, bien exactement.

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CHAPITRE VII
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN OU LA DILIGENCE PERSANE

Dimanche 21 mai. Première journée.—Nous dormons peu. A trois heures, je suis réveillé. La pensée que nous partons pour Ispahan me donne la force de me lever.

A quatre heures, la diligence n’est pas là. J’envoie Aimé à la poste. La voiture arrive avec un grand retard. Peu importe, car nos jeunes ménages sont restés endormis dans leur maison persane. Ils ne sont prêts qu’à six heures. Cependant le soleil qui se lève tard en Perse brille déjà dans le ciel.

Nous attachons nos valises, nos lits de camp, les paniers de vivres sur le toit branlant du break et apprenons qu’il faut pour ce faire une bonne demi-heure.

Vers sept heures enfin, nous voici partis. Avant que d’avoir roulé, nous prenons une décision nouvelle; nous votons de ne pas nous reposer au milieu du jour et de ne coucher qu’à Koum (150 kilomètres) où nous comptons arriver dans la nuit, «in’ch’Allah,» si Dieu veut.

La sortie de Téhéran se fait lentement. Nous apprendrons dans le break la patience. Dès que nous avons franchi la porte de la ville, nous longeons un cimetière d’où se dégage la plus terrible des odeurs. Les Persans enterrent leurs morts à fleur de terre. D’épouvantables miasmes filtrent à travers la couche légère de sable.

Nous passons au pas le long de ce cimetière; nous sommes sur la route bordée de vieux arbres qui va à Chah Abdul Azim.

C’est là que nous faisons une découverte terrifiante. Notre diligence n’a pas de ressorts! Pourtant nous lui en avions vus dans la cour de la poste.

Un éfrit les aurait-il retirés pour nous punir de la curiosité sacrilège qui nous entraîne vers Ispahan? Nous descendons.

Les ressorts sont là, mais, pour les empêcher de jouer, le maître de poste prudent a mis, à l’intérieur du ressort, un énorme rondin de bois. Au moindre cahot, le ressort tape sur le rondin et transmet par contre-coup la tape à la caisse, laquelle nous la communique sans retard par l’intermédiaire de la banquette non rembourrée.

La route n’est que bosses et trous. Nous recevons ainsi trois cent soixante coups de rondins à l’heure.

Comme nous n’avons pas été habitués à un pareil traitement, nous le trouvons dur.

Nous sommes, sans repos, secoués sur les planches étroites, et chaque secousse est une souffrance. Nous ne pouvons ni étendre les jambes, ni appuyer la tête; alors les jambes s’engourdissent, les pieds meurent, les clavicules s’écorchent, les bras se tordent, l’épine dorsale fléchit, le cerveau est en bouillie; on découvre qu’on a des reins et on ne l’oubliera plus. Tel est ce supplice auquel nous nous sommes bénévolement soumis, le supplice de la diligence persane. Et nous ne sommes qu’à quelques kilomètres de Téhéran!

Comment les deux jeunes femmes que nous avons avec nous supporteront-elles ces fatigues? Mais personne n’oserait leur proposer de regagner Téhéran. Du reste, pour l’instant, un grand enthousiasme nous anime. Nous sommes partis pour Ispahan!

La route s’en va à travers le désert que ponctuent les milliers de touffes d’une plante aromatique d’un gris vert qui seule pousse dans les sables.

Nous franchissons de petites chaînes de collines rocheuses dont les pentes sont brusques.

Parfois la route se divise en deux ou trois branches entourant un groupe de rochers, comme une rivière fait d’un îlot. Les caniveaux, qui ne sont pas dus à l’art du cantonnier, mais à la seule nature, alternent avec les bosses.

La chaleur aujourd’hui n’est pas insupportable. Nous marchons à une allure intermédiaire entre le pas et le petit trot. A chaque quart d’heure, le cocher s’arrête pour siffler à ses malheureux chevaux une petite marche nationale persane que nous connaissons déjà. Nous passons un relais toutes les deux ou trois heures.

Vers le milieu de la journée, nous nous arrêtons pour déjeuner. Il faut descendre de la diligence, en plein soleil, le panier des vivres et les valises. C’est très fatigant.

Le chapar khané, où nous sommes, nous offre une chambre nue pleine de mouches. Il n’y a ni table, ni chaises; nous commençons à apprendre les manières persanes. Nous mangeons, assis sur nos valises, des conserves cuites au soleil et découvrons que les sardines à l’huile ne supportent pas cette température et demandent à être dégustées dans des climats plus frais.

Mourant de soif, nous buvons du thé léger.

Nous repartons. Toute l’après-midi nous nous traînons sous un soleil de plomb, à travers un paysage désolé. Nous franchissons encore une chaîne de montagnes arides, puis retombons dans les sables rocailleux du plateau.

Nulle végétation, nulle rivière. Seules, nous accompagnent dans l’immensité morne du désert les petites touffes de la plante aromatique, dont les feuilles d’un vert grisâtre s’harmonisent délicatement avec les gris bleus des sables.

La distribution des coups de gourdins ne cesse pas. Nous sommes plongés dans une torpeur douloureuse et la poussière fine s’abat sur nous et nous enveloppe.

A chaque relais, nous perdons une heure pour changer les chevaux. Ni promesses, ni menaces n’ont d’action sur les cochers. Il faudrait les battre; nous n’en sommes pas encore là.

Un seul épisode rompt la monotonie de l’après-midi. Là-bas, à quatre cents mètres dans le désert, une bande de vautours dépèce la carcasse d’un chameau. Georges Bibesco en tire un d’un coup de carabine et le joyeux Aimé, pareil à un jeune chien, va le chercher.

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Vautour tué dans le désert entre Téhéran et Koum.

A sept heures du soir, nous sommes dans un petit village, Aliabad. Nous nous y arrêtons pour dîner. Il y a là un jardin charmant et, grand luxe, une table et des escabeaux. Aimé s’occupe de nous faire du thé et de réchauffer des légumes, dans notre marmite, car les habitants d’Aliabad nous regardent avec dégoût.

Ils n’auraient peut-être pas la même répugnance pour le contenu de nos valises et l’un de nous est obligé de monter la garde près de la diligence.

Nous mangeons dans le jardin, aux bougies. Là, Emmanuel Bibesco nous déclare qu’à la suite de cette terrible journée, il se sent peu bien, qu’il ne continuera pas avec nous, mais qu’il attendra que nous lui envoyions une voiture de Koum pour le ramener à Téhéran.

Et nous voilà au désespoir! Impossible d’abandonner notre ami seul dans ce village dont les habitants ne veulent même pas nous fournir de l’eau; d’autre part, nous n’osons prendre la responsabilité de l’emmener avec nous jusqu’à Koum.

Alors nous le décidons à nous accompagner jusqu’au prochain relais. Si nous trouvons de quoi nous loger, nous y coucherons, car nous ne sommes (à quoi bon nous le dissimuler?) qu’à mi-chemin de Koum, et déjà nous n’en pouvons plus.

Nous repartons dans la nuit. Nous sommes meurtris et moulus. L’excès de notre malheur amène une crise de gaîté folle, et c’est riants que nous arrivons au relais.

Des gens qui ont l’air de brigands nous montrent une chambre de trois mètres carrés où l’on peut à la rigueur mettre quatre lits. Une autre chambre est occupée par des Persans qui ont fait, au milieu de la pièce, un feu de charbon, sur lequel ils cuisent un ragoût mal odorant. En vertu des lois simples qui sont fondées sur la raison du plus fort, nous expulsons gentiment les Persans qui s’en vont à l’écurie, et nous prenons leur chambre. Il faut d’abord la balayer et l’aérer. Puis nous dressons nos lits de camp (combien cette manœuvre était simple à Tiflis! combien elle est difficile le soir dans la chambre sombre et puante d’un chapar khané persan!). C’est tout un art que de savoir arranger son lit. Il faut faire attention à ce qu’aucun châle ne pende jusqu’à terre, car il offrirait un passage à l’armée redoutable des insectes parasites. Puis il faut verser de la poudre insecticide sur chaque pied du lit, il y en a huit. Une fois ces précautions prises et bien prises, les habits jetés sur le lit, les valises fermées, nous sommes en sûreté.

Emmanuel Bibesco et moi découvrons que les murs de notre chambre que nous croyons noirs de saleté le sont de mouches qui pour l’instant dorment.

Il est passé minuit, étendons nos corps douloureux sur nos durs lits de camp, et dormons aussi.

Seconde journée, 22 mai. Kusch y Nusret.—A cinq heures nos murs s’envolent et le réveil est sonné par trois mille mouches bourdonnantes.

Je me lève et découvre, enclos par les murs du relais, un jardin d’oliviers trapus, à travers lequel court joyeusement un ruisseau qui va se jeter dans un grand étang. Personne n’est debout; les femmes persanes qui sont arrivées hier soir en pèlerinage pour Koum, dorment dans leur voiture. Je cours à l’étang, me déshabille et pique une tête dans l’eau fraîche. C’est la première pleine eau de l’année; il est amusant de la faire au milieu du désert persan. Il semble que je m’y délasse de toutes les fatigues d’hier. Mes amis me rejoignent et se baignent avec moi.

Nous déjeunons près du ruisseau. Nous sommes gais et heureux; nous avons oublié les coups de gourdins.

Nous irions au bout du monde. Emmanuel Bibesco décide de nous accompagner jusqu’à Koum.

Le paysage est ici charmant. Nous sommes dans les montagnes au-dessus du grand lac salé qui montre ses eaux bleues et inattendues dans le désert. Les oliviers, sous lesquels nous nous abritons, sont robustes de tronc et délicats de feuillage; il fait une claire lumière matinale. Le vent qui descend de la montagne nous caresse légèrement.

Vers huit heures, nous repartons pour Koum qui est à soixante kilomètres. Nous n’avons pas besoin de rouler plus d’une minute pour retrouver le supplice de la diligence persane!

Et nous avons déjà vingt-quatre heures de retard sur l’horaire qui devait nous amener en quatre jours à Ispahan!

Nous allons à une désespérante lenteur le long du grand lac salé. La chaleur devient plus forte. Nous nous arrêtons à chaque relais pour boire du thé ou manger un œuf dur.

Nous espérons être à Koum vers le milieu du jour. Mais, voici midi, et c’est en vain que nous cherchons à l’horizon la coupole dorée de Sainte-Fatmeh vers laquelle s’aimante l’espoir de tant de pieux Persans. Koum fut-elle jamais désirée par de plus passionnés voyageurs que nous le sommes?

Au bord du chemin, depuis une heure, s’élèvent des petits tas irréguliers de quatre ou cinq pierres. Ce sont les pèlerins qui dressent ces pierres lorsqu’ils aperçoivent, pour la première ou la dernière fois, la coupole de la mosquée où dort la très sainte Fatmeh, sœur de l’imam Réza, enseveli à Mesched. Secoués et malheureux dans le break infernal, nous interrogeons Aimé, assis sur le siège à côté du cocher. Il ne voit rien. Les pèlerins persans ont de très bons yeux; ce sont sans doute ceux de la foi.

Enfin, vers trois heures, on aperçoit des arbres à l’horizon, d’où sortent des minarets hardis flanquant une coupole qui brille au soleil. C’est Koum.

Koum. La Halte.—Nous descendons au chapar khané qui possède un grand jardin de fleurs et d’arbres. Aussi décidons-nous sur l’heure de nous accorder un repos bien gagné. Nous ne repartirons que demain matin à quatre heures, «in’ch’Allah».

Nous envoyons Aimé au bazar chercher des vivres et de la glace; nous trouvons dans la cour du relais une diligence qui est de même construction que notre break, mais d’une disposition différente et plus spacieuse. Elle a un compartiment de six places sur le devant et un de quatre sur le derrière. Les cloisons sont massives, les banquettes non rembourrées; il y a les mêmes bouts de toile déchirés pour protéger du soleil et, chose plus grave, le même rondin entre les ressorts.

Pourtant nous retenons la diligence. Rien ne pourrait nous obliger à remonter dans le break. Nous le brûlerions plutôt dans la cour pour qu’il ne fasse plus souffrir personne.

Ceci fait, nous nous installons dans le jardin à l’ombre épaisse de mûriers et, couchés sur le dos, attendons que les fruits nous tombent dans la bouche.

Les bagages sont amenés là et les lits de camp. En Perse, il est prudent de ne jamais perdre sa valise de vue.

Il n’y a qu’une chambre au chapar khané. Mais nous sommes si ravis de notre installation en plein air que nous décidons de coucher à la belle étoile. Seul, Emmanuel Bibesco préfère la chambre du relais.

Et d’abord nous mangeons un exquis plat de riz au lait que nous a fait cuire Aimé et que nous inondons de confitures. Puis nous jugeons que notre repos est la chose la plus importante et décidons de faire la sieste pendant deux heures avant d’aller visiter Koum.

Nous déployons nos lits de camp et nous voilà étendus voluptueusement à l’ombre des mûriers.

Les uns dorment comme mouches au soleil, d’autres rêvent, d’autres écrivent. L’air est chaud et sec; du vent passe sur nous; le soleil baisse, éclaire un grand mur qui clôt le jardin et, derrière le mur, étincelante d’or entre ses quatre minarets, la coupole de la mosquée où repose sainte Fatmeh qui rend Koum ville sainte. Mesched, seule, où dort l’imam Réza, est plus sacrée pour les Persans.

Dans le ciel montent et voguent de grands nuages blancs qui se lèvent du sud, viennent pour la joie de nos yeux de l’Arabie fabuleuse et s’en vont, hauts, candides et glorieux vers un Thibet lointain.

Là-bas, derrière les arbres, une flûte module presque indistincte; le soleil rase l’horizon, les oiseaux se pourchassent dans les branches que le vent agite lentement; un grand calme descend sur nous.

Où suis-je!

Je ne sais, et la paresse de mon esprit me pousse par une pente naturelle à ne me pas poser de questions en ce moment. Accablé par trente-six heures passées dans le désert, je constate seulement que je suis étendu dans un jardin qui pourrait être un jardin de l’Ile-de-France par une chaude journée. Je suis si las que j’accepte comme faisant partie du décor ordinaire de ma vie ce jardin clos, les arbres épais, le mur qu’éclaire le soleil couchant et les taches rouges des fleurs dans la verdure. Ce n’est qu’en me raidissant que j’arrive à recréer, dans la torpeur où je m’endors, la réalité du lieu où m’ont amené six semaines de voyage. Je suis en Perse; pourtant il me faut un grand effort pour l’imaginer. Il faut que je me répète à chaque minute:

«Je me repose dans un pays éloigné de celui où je suis né. Enfant, j’en ai rêvé souvent; je l’ai gagné pas à pas; j’ai traversé pour l’atteindre beaucoup de contrées. Maintenant j’ai atteint le haut plateau de l’Iran où fleurit une civilisation immémoriale. Je suis là où passèrent Darius et Alexandre, Haroun al Raschid, le bon calife, Gengis-Khan et Timour, le fléau du monde. Cette mosquée, sur laquelle je laisse errer mes regards indifférents, est un lieu de pèlerinage depuis des siècles pour les Persans. Je rêve seul dans une ville fanatique, à mille lieues des miens. Ma vie, je l’ai laissée derrière moi pour cette minute de fièvre où je me dis: «Je suis à Koum, au centre de la Perse: dans quelques heures, je quitterai ces lieux et je ne les reverrai jamais».

Au crépuscule, nous sortons du jardin; nous arrivons à la rivière qui coule brune et rapide sur les sables. Sur l’autre rive, en face de nous, s’élève la mosquée sainte derrière de petites constructions au bord de l’eau. Des mollahs au turban blanc se promènent sur les terrasses. Deux grands minarets, hardis de forme et de couleur, et deux plus petits flanquent la coupole centrale qui, au-dessus d’une grande arche revêtue de faïences émaillées bleues, brille sourdement, dans la lumière mourante, de tout l’or battu dont elle est recouverte.

A l’intérieur, on voit sans doute des bronzes anciens de Mossoul, des tapis du seizième siècle qui valent leur poids d’or, des faïences émaillées à reflets métalliques, ce que l’art persan a créé depuis dix siècles de plus raffiné; ces objets, que les collectionneurs d’Europe s’arracheraient à des prix fabuleux, ces richesses que nos yeux, hélas! ne contempleront jamais, dorment là, derrière les murs infranchissables du sanctuaire.

Nous allons au bazar couvert et obscur. Quelques injures nous sont jetées au passage. Koum, qui vit de sainte Fatmeh, est fanatique. La foule n’aime pas à voir des Européens et surtout des femmes non voilées. On regarde nos compagnes avec curiosité et mépris. Des gamins nous suivent. Le bazar est si étroit que, par moments, un cavalier survenant, il y a encombrement et l’on ne peut passer.

Nous quittons le bazar, nous voici dans un cimetière.

La foule est nombreuse autour de nous, enfants, marchands et mollahs; nous excitons trop de curiosité.

Nous avançons pourtant vers la grande mosquée au fond de la place; s’en approcher seulement est un sacrilège aux yeux des habitants de Koum. Une ruelle à droite nous ramène à la rivière par une rue où logent les pèlerins qui viennent au tombeau de la sainte. La nuit est sur nous. Un ânier pousse devant lui six petits ânes gris et doux aux beaux yeux pacifiques; ils sont chargés d’énormes bottes de lavande qui débordent et barrent le passage. Nous nous arrêtons dans l’odeur fraîche de leur caravane...

Puis c’est la rentrée dans le grand jardin sombre du chapar khané, la table mise sous les arbres, le dîner joyeux, les bougies qui piquent l’ombre de points lumineux.

La Nuit de Koum.—Nous nous installons pour notre première nuit en plein air. Les ménages prennent l’abri de deux mûriers voisins; j’en choisis un plus éloigné. Les châles sont étalés sur les lits de camp; nous nous offrons même le luxe de coucher dans nos draps. Par crainte des voleurs, nous attachons les valises aux lits.

Un grand chien à peu près sauvage erre dans l’ombre, attendant que nous soyons endormis pour attaquer nos provisions. Nous nous déshabillons à l’incertaine lueur des bougies dont la flamme vacille au vent; argent et revolver sont placés sous l’oreiller, les habits sur le lit.

Puis nous voici couchés; nous nous souhaitons une bonne nuit et les bougies sont éteintes.

L’excitation du voyage, la nouveauté de camper en plein air, au centre de la Perse, chassent le sommeil loin de moi. Je reste à rêver les yeux ouverts. Le chien erre autour de nous. Deux fois je le chasse.

A droite, sur les quatre minarets de la mosquée brillent des lumières pour montrer aux pèlerins qui s’acheminent dans la nuit le but de leur voyage.

Aimé s’est étendu sur une couverture et, à peine couché, ronfle. Un vent chaud passe sur nous, agite les branches; des mûres se détachent et tombent; la nuit est pleine de bruits inconnus.

Il doit y avoir des nuages dans le ciel, car je n’aperçois plus d’étoiles.

Soudain une rafale de vent plus forte et une série régulière de petits chocs sur les feuilles, puis une goutte, deux gouttes sur ma figure. C’est la pluie!

Désespoir! Va-t-il falloir se lever dans la nuit, se rhabiller?

Ah! que la pluie ne cesse-t-elle! Une minute ou deux d’attente; non, les gouttes arrivent plus pressées sur les feuilles et tombent sur moi.

Et c’est, dans l’obscurité, sous la pluie qui fouette, un désordre, une confusion, une fuite, chacun de nous à moitié habillé, les femmes enveloppées dans des châles, les hommes transportant les lits de camp sur lesquels on entasse les valises. En chemise ou en pyjamas, nous courons à travers le grand jardin sombre sous les arbres qui, à chaque rafale de vent, nous envoient une cinglée de pluie dans la figure.

Au chapar khané, les Bibesco vont réveiller leur cousin et s’installent à trois dans une chambre minuscule. Le ménage Phérékyde et moi, nous arrangeons de notre mieux sous le portique du relais. Bagages et provisions sont empilés entre les lits. Pourrons-nous dormir maintenant? Il est minuit déjà. Dans trois heures et demie, il faudra se lever. Près de nous, le vieux gardien du relais, couché sur une natte, ronfle effroyablement. Aimé s’est jeté à plat ventre dans une voiture et dort.

Sous la lampe suspendue, nous essayons d’attraper le sommeil. Un petit bruit inquiétant et tout voisin nous alarme. On dirait des souris qui grignotent. Ce sont, en effet, des souris qui attaquent les provisions. Deux fois, trois fois, nous les chassons; elles reviennent et lassent notre vigilance. Nous nous couchons, résignés aux dégâts qu’elle pourront faire, résolus à leur laisser la paix pourvu qu’elles ne s’attaquent pas à nos oreilles.

Patatras! un grand fracas nous fait sursauter. Un chat a renversé trois boîtes de conserves et cassé deux verres, puis il s’est mis au pillage. Il est vrai qu’il a préalablement chassé les souris. Assis sur nos lits, nous regardons le chat sans colère.

Mais il est bien difficile de dormir sous le portique. Des gouttes de pluie chassées par le vent arrivent jusqu’à nos figures. Une voiture entre dans la cour. Deux Persans en descendent, nous regardent et se mettent à discuter avec leur cocher.

Ils s’en vont enfin.

Maintenant c’est le tour du chien qui était dans le jardin. Il nous a suivis. Au moment où je m’assoupis enfin, je sens une haleine chaude sur mon visage.

Je repousse le chien qui, quelques minutes après, prend la la place du chat auprès du panier aux conserves. Tout nous est indifférent, tant la fatigue pèse sur nous.

Comme je suis dans une torpeur à demi-éveillée, j’aperçois une tête d’âne allongée vers les vivres, et qui demande sa part. Qu’il la prenne! Nous ne nous dérangerons pas pour un âne!

Un peu plus tard, un grand bruit de cloches sonnantes. Une caravane de chameaux quitte le caravansérail; l’un d’eux, plus curieux, se détache et vient voir comment sont faits des Européens qui ne dorment pas. Il a l’air d’un bon vieux chameau radoteur; il doit raconter d’interminables histoires à ses compagnons. Nous lui laissons emporter en souvenir de nous ce que l’âne, le chien, le chat et les souris ont laissé de nos provisions.

Ainsi gagnons-nous sans sommeil, mais non sans distraction et agrément, trois heures et demie du matin. Au moins serons-nous prêts pour quatre heures. Nous nous levons et constatons les dégâts. Notre ménagerie a mangé une boîte de foie gras entamée, du riz, le pain, et vingt-quatre œufs durs préparés pour l’étape d’aujourd’hui. Que la digestion leur en soit légère.

Mercredi 22 mai.Troisième journée.—Bien que nous n’ayons pas dormi, nous partons en retard, car dans l’affolement de la course à travers le jardin pendant la nuit, nous avons égaré des petits colis. Il faut les retrouver. Le ciel est de nouveau imperturbablement bleu.

Nous nous installons dans la diligence. Comme elle est à deux compartiments, nous pourrons nous rendre des visites en cours de route et nous donner l’illusion que nous nous choisissons...

La diligence est suspendue comme l’était le break. Aussi, dès le départ, avant d’avoir été battus, nous votons d’enthousiasme la suppression de la halte au milieu de la journée et décidons d’arriver coûte que coûte à Kachan dont cent kilomètres nous séparent. Comme on va le voir, il nous en coûtera beaucoup.

Nous mettons d’abord une heure à traverser le bazar de Koum, qui est d’une telle étroitesse qu’on est obligé de dételer deux chevaux sur quatre. Nous démolissons avec les roues de la diligence, les devantures des échoppes, arrachons les planches qui les ferment, dégradons les murs, déplaçons les bornes, défonçons le four d’un boulanger et écrasons les pieds imprudents qui se risquent dans le bazar. Aussi notre passage est-il accompagné d’une litanie continue d’injures et de malédictions que les Koumains appellent sur nos têtes.

Une fois sortis du bazar, nous nous trouvons devant de nouveaux obstacles.

Le système d’irrigation, en Perse, a été entendu merveilleusement depuis un temps immémorial. Des canaux profonds et couverts amènent l’eau des montagnes dans les villes et dans les jardins qui les entourent.

Mais, depuis des siècles aussi, les Persans dégénérés ont renoncé à entretenir les canaux. La voûte qui les recouvre est effondrée en mainte et mainte place. Ailleurs la conduite est obstruée et l’eau déborde sur le chemin.

Aussi sommes-nous obligés de descendre de la diligence qui traverse de véritables lacs, franchit des fossés profonds, escalade des remblais de terre. Et nous perdons une heure encore. Deux heures après le départ, nous ne sommes qu’à trois kilomètres de Koum et, à quelque distance devant nous, la route s’engage dans les montagnes où nous n’avancerons pas à une allure bien rapide.

Pourtant nous sommes pleins de courage et d’enthousiasme, nous déclarons que nous avons fait la partie la plus dure du trajet (innocence!) que nous arriverons maintenant à Ispahan sans peine et sans fatigue.

Le soleil monte dans le ciel; nous commençons à gravir la montagne dénudée. De nouveau, pas un arbre, pas un champ, pas un bout pelé de pré.

La diligence nous est aussi dure que le break. C’est la même distribution ininterrompue de coups de gourdin, et nous constatons mélancoliquement qu’on ne s’habitue pas à être battu. Au contraire, le corps devient plus sensible et la moindre secousse est une douleur.

Notre désert aujourd’hui est montagneux. Nous faisons connaissance avec une plaie nouvelle, celle des mouches. Elles s’acharnent par milliers sur nous. Pourtant nous ne sommes pas encore morts.

Au milieu de la journée, nous nous arrêtons à un relais pour déjeuner. Les chapar khanés sont ici plus misérables qu’entre Koum et Téhéran; il n’y a point de chambre, il n’y a même pas les braises de charbon de bois et le samovar primitif que nous avons trouvés partout jusqu’ici. Nous nous installons au bord d’un petit étang, dans les eaux tièdes duquel nous laissons pendre nos jambes. Quelques saules l’ombragent mal. Nous faisons du thé dans nos bouillottes dont le vent agite la flamme. Nous finissons par entourer les bouillottes avec les jambières de cuir des jeunes femmes. Maigre déjeuner et grande fatigue.

Toute l’après-midi nous roulons dans les montagnes. Le vent chaud nous énerve. Nous sommes traînés par d’apocalyptiques rosses au dos écorché, dont les blessures envenimées répandent une abominable puanteur.

A chaque relais, nous trouvons un ruisseau et quelques arbres. Quelques-uns d’entre nous se précipitent vers l’eau courante et en boivent à pleins verres sans se soucier de son impureté certaine. Une fois sur deux l’eau est salée. Les autres prennent trois ou quatre verres de thé persan, une infusion légère de feuilles dont le goût flotte entre le thé et la paille.

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Le bain de pieds au relais.

Voici de nouveau la nuit et nous ne sommes pas à Kachan. Nous y arrivons enfin vers neuf heures. Kachan, que nous avons eu tant de peine à gagner, est la ville qui donna le jour à Zobéïde, femme première, légitime et préférée d’Haroun al Raschid. Kachan est, en outre, célèbre par l’activité de ses habitants qui travaillent le cuivre et la soie, par une mosquée ancienne de l’époque mongole, et par ses scorpions.

Nous logeons, grâce à l’intervention du ministre d’Angleterre à Téhéran, dans la maison du télégraphe indien. Le chef du poste nous reçoit fort bien, nous buvons des boissons glacées et mangeons du pilaf excellent. Mais notre hôte ne peut faire que la température ne soit torride et qu’il n’y ait des moustiques. Aussi passons-nous une très mauvaise nuit, après avoir fait le serment de partir demain, avant l’aube.

Jeudi 23 mai.Quatrième journée.—C’est avec une peine extrême que nous nous levons. Et nous partons avec près de quatre heures de retard.

Comment pourrait-il en être autrement?

Que le lecteur réfléchisse et, au lieu de s’irriter, il prendra pitié de nous. Après une nuit entière de veille et une journée de coups de bâton reçus dans la diligence, nous arrivons à l’étape. Vers minuit seulement, nous sommes couchés. La chaleur, les moustiques, l’énervement nous empêchent de dormir; enfin la fatigue plus forte l’emporte et le sommeil nous prend pour peu de temps, sommeil agité, sans cesse interrompu, sur la sangle dure des lits de camp. Aimé, qui doit nous réveiller, dort. Un de nous, consciencieux, regarde sa montre. Il peut à peine ouvrir les yeux. Il est quatre heures du matin: il faut se lever. Alors il pense qu’un instant de plus ne changera rien à la journée qu’il a devant lui; puis il songe aux jeunes femmes qui dorment peut-être et qui, plus que lui encore, ont besoin de repos.

Il s’attendrit sur leur sort infortuné, sur leur vaillance, et tandis qu’il s’attendrit, l’aiguille fait un tour de cadran et voici cinq heures.

C’est à ce moment qu’Aimé, couché dans quelque coin sur une natte, se réveille et s’étire sans hâte. Il lui faut pour ce faire trente minutes au bout desquelles il s’assied, pousse un «Ackk» guttural et étouffé, qui est un baîllement, et, avec des gestes lents de vieillard, se met debout sur ses jambes vacillantes. Aimé est levé; il n’a pas à s’habiller et sa toilette est sommaire.

Il vient nous éveiller dans les différentes chambres et sous les portiques où nous dormons. Chacun de nous se dit alors: «Je suis le plus leste à m’habiller; je peux rendre un quart d’heure à celui-ci et une demi-heure à celle-là.» Et il reste dans son lit.

Ainsi, l’un attendant l’autre, arrive-t-on facilement à une nouvelle heure de retard. Puis préparer les bagages et les charger sur le toit de la diligence est long, et l’eau ne bout pas pour le thé...

Enfin nous partons vers huit heures de Kachan, dont nous ne voyons que la coupole pointue de la mosquée et des rues en partie ruinées. La voiture de gala du gouverneur nous emmène avec une escorte de cavaliers. Nous la quittons à l’entrée du désert.

Et là, nos tribulations commencent. Nous ne sommes plus dans les montagnes; la chaîne court à une certaine distance à notre droite. Nous avons devant nous un infini désert de sable, fin, roux, sans une pierre, qui s’en va au loin avec de molles ondulations. Les roues de la diligence enfoncent de quinze centimètres dans le sol; parfois nous traversons le lit très large d’une rivière à sec. Les malheureux chevaux travaillent tant qu’ils peuvent, mais par moments s’arrêtent épuisés.

Alors, sous le soleil déjà ardent, nous descendons et poussons aux roues de la diligence. Nous progressons ainsi avec une lenteur extrême. A dix heures, nous ne sommes pas à six kilomètres de Kachan et le premier relais à atteindre est encore à près de vingt kilomètres de nous.

C’est à ce moment que la diligence s’ensable définitivement et que les chevaux refusent de tirer. Il faut attendre qu’ils soient reposés.

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Ensablés dans le désert. Quarante degrés à l’ombre!
Mais il n’y a pas d’ombre.

Nous sommes en plein désert; le soleil tombe d’aplomb sur nous et le rayonnement sur les sables amène des vibrations légères au ras du sol.

A gauche, des dunes peu élevées; à droite, nous découvrons une échappée sur une oasis charmante. Des arbres verts se penchent au souffle de la brise. Puisqu’il y a des arbres, de l’eau court à leurs pieds. Nous mourons de soif; les boissons glacées d’hier soir et la chaleur affreuse nous ont desséché la gorge. Deux d’entre nous détèlent un cheval et se dirigent vers l’oasis qui n’est pas à un kilomètre de nous. A peine ont-ils marché cinq minutes qu’ils reviennent. L’oasis, les verdures fraîches, la brise ne sont qu’illusion; nous sommes entourés de sables brûlants.

La fatigue nous accable. L’un de nous dort couché sous la diligence. D’autres descendent un instant; le sable maintenant est si chaud qu’on ne peut le tenir dans la main. Il faut rester à l’abri de la voiture.

Nous envoyons Aimé, à cheval, chercher des bêtes de renfort à Kachan, car nos chevaux sont incapables du moindre effort.

Voici qu’à gauche au pied des dunes, des rivières se forment, se réunissent et coulent limpides et frissonnantes sous les arbres qui se reflètent en leurs eaux. Nous sommes entourés de mirages, mais la vision est si nette, si forte qu’elle crée à chaque fois l’illusion.

Aimé ne revient pas. Depuis plus de deux heures nous sommes immobilisés, dans la partie la plus chaude du désert, au milieu du jour, alors que personne en Perse n’oserait se risquer au dehors.

Autour de nous, c’est l’immensité morne des sables et les mirages décevants. Il n’y a pas un souffle d’air. Immobiles, nous cuisons sous le toit protecteur de la diligence.

Vers midi, Aimé revient avec trois chevaux et un second cocher.

Après maintes ruades, traits cassés, et secousses vaines, la diligence s’ébranle. Mais nous ne cheminons qu’au pas. Il nous faut deux heures pour gagner le relais.

Propos alternatifs pendant la quatrième étape.—Au relais.

—Aimé, y a-t-il une chambre?

—Non, monsieur.

—Un portique, au moins?

—Non, monsieur.

—Alors pas moyen de se reposer?

—Non, monsieur.

—Ah! voici, au bord d’un ruisseau, un saule qui nous abritera.

—Maigre abri, ce saule n’a qu’un tronc et deux branches.

—Je n’ai pas mieux à vous offrir.

—Nous en mourrons.

—Pas encore.

—Laissez-moi un peu de place près du tronc; chacun a droit à avoir au moins la moitié du corps à l’ombre.

—Aimé, apporte les provisions.

—Le ruisseau a l’air très propre.

—Voyez les chèvres qui s’y lavent.

—«Un agneau se désaltérait...». Si vous croyez que ça m’empêchera de boire.

—J’ai faim!

—Je sors du jambon...

—A bas le jambon!

—Des confitures et des biscuits.

—Il y a deux œufs durs par personne. Si vous en prenez trois, je vous assure que j’en mangerai quatre.

—Cette cuiller n’a-t-elle été dans la bouche de personne?

—Oh! si vous en êtes là!

—J’ai les pieds dans la boue et la tête au soleil.

—Job avait au moins son fumier.

—Permettez que je vous verse un peu d’eau sur la tête.

—Tiens, mais c’est très agréable.

—Un verre dans le dos entre les vêtements et la peau?

—Les passe-temps innocents du désert.

—J’ai encore faim.

—Vous êtes vraiment exigeant.

Tous ensemble:

—Aimé, donne-moi un verre de thé.

—Aimé, lave mon couvert.

—Aimé, fais cuire les petits pois.

—Aimé, dis qu’on attelle.

—Aimé, du citron.

—Aimé, du sucre.

—Aimé, donne-moi les confitures.

—Aimé, descends ma valise (trente kilos).

—Aimé, que fais-tu? Tu restes à rêver, tu n’es pas là pour t’amuser.

En route: il est trois heures; dans le désert.

—Appuyez votre tête sur mon épaule, comme si vous m’aimiez. L’épaule d’un ami est un mol oreiller pour une tête bien faite.

—Mes jambes vous gênent-elles? Dites-le moi, car je ne me gênerai pas pour vous avertir si les vôtres sont dans mon chemin.

—Il n’y a pas de route, mais il y a des caniveaux.

—Ce serait une erreur de croire que le sable amortit les secousses. Il ne sert qu’à dissimuler les trous. La roue tombe dans le trou, le sable fuit, les voyageurs et la diligence gémissent.

—Nous avons moins de mouches qu’hier. Elles ne supportent pas la chaleur.

—Ce désert est nu.

—Cela est propre au désert.

—Pas un arbre, pas un homme, pas un oiseau, pas un reptile, pas même un chameau.

—Le chameau est bien trop intelligent pour se risquer en plein jour dans les sables brûlants.

—Il n’y a vraiment que nous!

—C’est bien mon avis.

—Il est entendu que c’est pour notre agrément que nous sommes ici.

—Dire qu’à cette heure des gens se promènent au Bois de Boulogne et qu’ils ignorent leur bonheur!

—Pour l’instant, nous sommes dans le lit d’une rivière. J’ai découvert que la Perse est un pays de rivières à sec.

—Comme vous dites.

—Vous avez l’épaule d’une dureté! Je ne l’aurais jamais cru. Vous trompez bien votre monde.

—Quelle bizarre idée d’avoir emporté ce fusil gênant et inutile!

—Ah non! ne faites pas arrêter pour tuer un sale vautour.

—Pourquoi nous suit-il?

—C’est le requin du désert. Il court l’accident.

—Trouverons-nous un gîte ce soir?

—Je ne veux plus continuer, j’en ai assez, je décide que je ne vais pas plus loin.

—Vous n’avez pas besoin de prendre une décision. Nous voici en panne de nouveau.

Et c’est vrai, nous sommes ensablés encore, à mi-distance entre les deux relais, dans le désert monotone que coupent de petits monticules de sable. Nous sommes là dans une chaleur sèche qui pique, à attendre que l’on nous ramène des chevaux de renfort. Le temps coule lentement. Quand arriverons-nous, de ce train, à Ispahan? Nous serons bien heureux si nous faisons, aujourd’hui, quarante kilomètres.

Dans le coupé de la diligence, pour passer les longues heures d’attente, nous causons. En quelques mots, l’un de nous évoque un bord de mer gris et bleu où soufflent des brises fraîches, où meurent sur le sable des vagues crêtées d’argent; ou bien c’est l’intimité close d’un chez soi, tentures passées, fleurs sur la table, feu de bois dans la cheminée, bibelots rares et familiers, un coup de timbre qui vous fait tressaillir... Ah! que tout cela devient émouvant à être raconté si loin de l’Europe, au centre de l’Iran, dans ce désert immémorial et brûlant, où ni plantes, ni hommes ne poussent. Avec quelle intensité, pour échapper aux tortures présentes, nous revivons les heures de jadis!

Vers cinq heures, la force du soleil est moins grande. Nous descendons et voulons aller à pied au relais. Nous voici dans le désert, marchant au cri de «Vers Ispahan!» mais le sable épais est si fin qu’il roule sous les pieds; la marche est impossible. Alors nous revenons à la diligence. Sous une ombrelle Emmanuel Bibesco se couche à l’ombre illusoire d’un arbuste nain et déclare qu’il finira ses jours là; d’autres s’installent sur le sable au ras des roues; il semble qu’on soit assis sur un four.

A droite, nous avons des montagnes neigeuses et lointaines.

Le soleil baisse, les sables et les pierres s’assombrissent, le désert devient violet autour de nous, les montagnes bleues; le ciel est jaune à peine au couchant; puis des mauves tendres passent au lilas foncé au-dessus de nos têtes. Et c’est tout de suite la nuit.

*
*  *

Nous sommes changeants et divers. Parfois la lassitude nous accable, personne ne parle, nous nous regardons avec des yeux mornes, nous n’avons que la force de ne pas échanger les tristes réflexions que nous faisons intérieurement sur notre folie. Puis, soudain, pour un mot heureux, c’est un fou rire général, nous voilà gais et triomphants. Il y a ainsi des moments charmants dans cette grande voiture abominable qui nous emmène au prix de souffrances continuelles vers un Ispahan inaccessible.

*
*  *

Le cocher revient au galop, amenant deux chevaux. Nous repartons enfin. A huit heures et demie, nous sommes au relais de Mahommadab. Là, grande dispute avec le maître de poste, car nous exigeons six chevaux au lieu de quatre. Nous ne voulons pas rester en panne une troisième fois. Aimé, qui semble une fillette, bouscule des hommes trois fois gros comme lui.

Pendant que les autres se querellent, nous entrons sous la voûte pour prendre le thé léger qui nous est devenu indispensable.

L’arcade est profonde, le sol dallé à deux pieds au-dessus du niveau de la cour. Accroupi sur lui-même, le dos au mur, un vieil homme, la barbe et les ongles acajou, remue de ses doigts secs des braises dans un réchaud sur lequel sont posées deux ou trois théières. Il prépare des verres d’une infusion qu’il appelle thé et qui a le goût de paille d’écurie. Il ne faut point songer à toucher nous-mêmes à la théière. Pour ce crasseux, nous sommes malpropres; notre contact souillerait les ustensiles dans lesquels il cuisine pour les «purs» qui sont, comme on le sait, les seuls musulmans. Il prend du sucre dans un vieux mouchoir et nous tend le verre d’un air dégoûté. Nous sommes si affaiblis que nous restons assis sur une natte pouilleuse à attendre le breuvage détestable qu’il nous prépare.

Plus loin, sous l’arcade, rangés en demi-cercle, une bande de bougres en haillons sont accroupis sur leurs talons; leurs visages sont bruns, presque noirs; leur crâne est rasé du front à la nuque; sur les deux côtés seulement, une touffe de cheveux sombres; les uns ont des faces d’Hindous, d’autres sont voisins des nègres. Ils se passent sans mot dire une pipe au tuyau de bois énorme et nous regardent à peine. Une lampe au centre du cercle éclaire fortement leurs figures immobiles et leurs guenilles orgueilleuses.

Au fond de l’arcade, un gamin, presque nu, active, au moyen d’un éventail de palmes, un feu de braises qui rougeoient.

*
*  *

De neuf heures à une heure, nous roulons dans la nuit. A chaque instant nous nous assoupissons et, chaque fois, un cahot nous réveille d’un coup plus dur. Nous espérons trouver un gîte à la prochaine étape et nous remettre de l’accablante journée que nous avons eue. Aimé nous y promet un abri.

Il fait une nuit glorieusement belle; l’air est sec; le ciel criblé d’étoiles si brillantes qu’on ne peut croire que ce soient elles qui luisent si pâles au-dessus de nos pays d’Europe. Ici les nébuleuses de la voie lactée, à peine visibles à Paris, ont l’éclat des étoiles de seconde grandeur dans nos climats. C’est un spectacle prodigieux que celui du ciel vu du haut plateau persan.

Nous nous arrêtons vers minuit devant un portail monumental. Les Persans ont le goût des monuments; bon nombre de relais ont ainsi une porte magnifique, qui ne mène nulle part. Une façade leur suffit. C’est insuffisant pour nous.

Aimé nous assure que nous pourrons coucher au village suivant. Nous nous résignons donc, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, à passer la nuit dans la diligence.

Assis sur des pierres, à la clarté de la lune qui se lève, nous mangeons des œufs durs, des biscuits et, en attendant que les chevaux soient prêts, faisons du thé dans nos bouillottes dont le vent agite la flamme. Nos membres sont ankylosés par tant d’heures de diligence.

Cinquième journée, 25 mai.—Nous avons donc trouvé aujourd’hui, cinquième jour de notre voyage dans le désert, le seul moyen de partir de bonne heure: c’est de ne pas nous coucher.

Nous arrangeons de notre mieux les banquettes du coupé pour que les jeunes femmes puissent s’y étendre, et nous voilà roulant de nouveau sur un sable inégal. Nous sommes très fatigués, mais au moins ne souffrons-nous plus de la chaleur. Et puis nous faisons du chemin et approchons d’Ispahan.

Dans le compartiment d’arrière de la diligence, nous changeons de position toutes les cinq minutes; nous nous prêtons un mutuel appui et déployons alternativement nos jambes sur les genoux de nos compagnons. Quant à dormir, il n’y faut pas songer.

Nous nous rattraperons à l’étape prochaine.

Les minutes coulent lentement. Enfin, vers cinq heures, l’aube naît dans le ciel. Vénus brille comme un pur diamant à l’Orient; les autres étoiles pâlissent. Le petit jour nous montre une oasis, délicieuse et réelle celle-ci, des champs d’orge, de seigle, de pavots blancs, des ruisseaux d’eau claire le long de la piste, et bientôt un village pittoresque, dont les maisons aux murs à créneaux semblent des châteaux-forts. A distance, elles produisent un effet imposant; de près, nous découvrons que ces maisons sont en ruine, et les murs en pisé, qu’un coup de pied abattrait.

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La diligence persane; le cinquième jour du supplice.

Nous sommes au relais. Nous sautons de voiture pour nous reposer et dormir, enfin! Désespoir, il n’y a qu’une écurie souterraine et pas de chambre, pas le moindre abri, pas la plus petite cahute, pas un arbre pour nous protéger des rayons du soleil!

Quelques minutes désolées, et quelque colère! Des phrases de ce genre sont entendues. «Si on veut nous faire arriver sans manger et sans dormir à Ispahan, qu’on le dise. Il est évident qu’on veut notre mort.» Le «on», c’est moi sans doute, qui me résigne philosophiquement à l’inévitable, c’est-à-dire à ne pas dormir et à continuer notre marche, puisqu’on ne peut faire autrement. C’est moi, doué évidemment des pouvoirs d’un éfrit rencontré dans le désert, qui ai fait disparaître par un acte de ma toute-puissante volonté les chapar khanés somptueux qu’on se promettait.

Mais, devant cette simple constatation qu’il n’y a rien, l’accès de mauvaise humeur finit par passer.

Nous sommes heureux de trouver un beau ruisseau où nous nous baignons, et du lait de chèvre que l’on trait devant nous, de petites chèvres noires qui descendent de la montagne.

Vers sept heures, nous voilà repartis. Depuis vingt-quatre heures, nous n’avons guère quitté la maudite diligence.

Nous nous engageons dans les montagnes.

Les chevaux tirent tant qu’ils peuvent: la piste que nous suivons monte par pentes brusques. Deux fois, trois fois déjà, nous avons été obligés de descendre pour pousser aux roues, et maintenant les chevaux s’arrêtent et se refusent à nous mener plus loin.

Après l’ensablement d’hier, arrêt dans les montagnes aujourd’hui. Nous connaîtrons toutes les émotions d’un voyage en diligence en Perse.

De nouveau nous dételons un cheval et envoyons Aimé chercher du renfort. Nous sommes à une heure du relais.

Nous voici donc pour quelque temps tranquilles.

Le soleil monte dans le ciel et commence à nous chauffer brutalement.

On est morne ce matin dans le coupé de la diligence. Quand verrons-nous Ispahan?

Les chevaux frais arrivent. Ce sont des bêtes vicieuses qui ruent au lieu de tirer. Nous avons un cocher sur le siège et un autre devant les chevaux qui ne se laissent pas conduire. Alors le cocher qui est à pied empoigne le timon et le pousse à droite et à gauche, suivant l’occasion. Nous suivons ainsi le plus difficile et le plus dangereux des chemins en pleine montagne.

Le paysage est d’un caractère impressionnant. Cette fois-ci nous voyageons dans la lune; ce sont des montagnes de lave, des mamelons arrondis, des cirques réguliers, des séries de cratères éteints, des pics sur les flancs desquels sont de grandes traînées de soufre jaune vif, des crêtes déchirées, des parois de rochers de toutes couleurs allant des rouges et des bruns au violet et au jaune; pas un arbre, pas une pousse verte; une désolation complète et tourmentée, une aridité pierreuse, un monde surpris par la mort et pétrifié dans les convulsions d’une atroce agonie.

C’est à travers ces montagnes farouches, convulsées, que nous avançons lentement, avec mille difficultés. Nous gravissons de petites côtes très dures suivies de descentes plus raides encore. Le cocher lance ses chevaux au galop pour la montée et fait la descente au pas.

Mais voilà que, comme nous atteignons ainsi au galop le sommet d’un col en miniature, le cheval de tête s’emballe, fait à toute allure un tournant à angle aigu, se précipite en bas d’une pente rapide; les quatre chevaux derrière lui le suivent tant qu’ils peuvent, le cocher hurle, la diligence oscille, les roues de droite quittent le sol, la lourde voiture se penche sur deux roues vers un précipice à gauche; nous voyons au-dessous de nous les rochers sur lesquels nous allons être écrasés, ils sont de couleur violette...; une seconde seulement... et voilà que la diligence, au lieu de verser, se remet d’aplomb sur ses quatre roues qui nous mènent à une allure folle jusqu’au bas de la descente. Ouf! jamais nous ne verrons la mort de plus près jusqu’au jour où son heure sera venue.

Après une alerte si vive, nous nous arrêtons; l’un de nous chasse le cocher du siège et conduit à sa place. L’autre cocher continue à courir devant les chevaux.

A onze heures, enfin, nous arrivons au relais. Ici, il y a des bâtiments, des arbres, un ruisseau. Ici nous ferons enfin la sieste que nous attendons depuis trente-six heures.

Nous sommes à Imanzadé-Sultan Ibrahim.

Imanzadé-Sultan Ibrahim ou les douze Voleurs.—Comme nous descendons de la diligence, nous voyons dans la cour du chapar khané un homme vêtu de noir, une carabine sur l’épaule, qui nous regarde.

L’ayant vu, Aimé me tire à part et, très ému, me dit:

—Monsieur, cet homme-là est un grand voleur. Je le connais bien; il est Bakhtyare. Il faut faire attention.

Les Bakhtyares sont des tribus qui habitent les montagnes de cette région; elles sont indisciplinées et pillardes.

Je communique cette nouvelle sensationnelle à mes amis et nous nous promettons de faire attention aux bagages qu’on est obligé, du reste, de mettre tous à terre. Il n’y a qu’une chambre minuscule; nous l’offrons aux deux jeunes femmes et à un des maris. Les trois hommes restant arrangent leurs lits de camp dans un grenier à paille, plein d’une poussière qui vous prend à la gorge, et de souris très hardies.

On installe les valises dans le grenier. L’homme vêtu de noir s’intéresse à nos allées et venues, et bientôt le voilà qui m’aborde en anglais.

Ce chef de brigands sait l’anglais! Il en connaît au moins dix mots, et la conversation, après les quelques civilités d’usage, s’arrête faute d’aliments.

Cependant nous nous baignons dans un ruisseau clair, tandis que nos compagnes procèdent à leur toilette dans leur chambre, et nous nous trouvons réunis pour le déjeuner sous un beau platane.

Le maître du poste nous a donné un samovar et un réchaud. Il a même du pain et des œufs! Nous déjeunons de grand appétit.

Près de nous, l’homme noir s’est installé; avec lui sont assis quatre ou cinq bakhtyares vêtus à la persique. Mais des gens plus couverts de cartouchières, de dagues, de poignards, nous n’en avons jamais vus. Georges Bibesco, pour leur montrer que nous sommes armés, va chercher son fusil et sa carabine, qui servent enfin à quelque chose.

Un concours de tir s’ouvre dont quelques magnifiques guêpiers aux ailes bleues et jaunes sont les innocentes victimes. Puis nous allons nous reposer en ayant soin de fermer de notre mieux les portes qui n’ont jamais eu de serrures. Le maître du relais nous avertit qu’il faut partir à quatre heures, car nous avons encore, dans les montagnes, deux heures de trajet aussi difficile que celui de ce matin, et on ne peut le faire que de jour.

Enfin nous dormirons tout de même.

Nous dormons fort peu dans notre grenier à rats trop habité; mais enfin, nous avons pris un bain, nous sommes allongés, nous nous délassons. Les images vives et nombreuses que nous avons emmagasinées ces jours derniers repassent devant nous comme dans un rêve éveillé. Et nous pensons à Ispahan, inaccessible.

Si nous y parvenons jamais, dire qu’il faudra s’en revenir par cet identique chemin sur lequel nous avons tant souffert, et nous songeons à rester en Perse...

Aimé arrive en coup de vent dans le grenier.

—M’sieur, m’sieur, dit-il, nous sommes perdus, nous sommes perdus!

L’émotion l’empêche de parler. Enfin il reprend.

—Oui, le voleur a profité de votre sommeil; il a réuni une dizaine d’hommes, tous armés de carabines et de poignards. Et ils sont partis nous attendre dans les montagnes où nous devons passer!

Diable!

Aimé continue.

—Il en a laissé un ici pour l’avertir lorsque nous partirons.

Je sors sous l’arche d’entrée. C’est vrai, un homme à cheval, la carabine sur l’épaule, des cartouches lui cuirassant le ventre se promène devant la porte.

Et je rentre dans le grenier à foin.

Premier conseil de guerre à trois. La nouvelle que nous apporte Aimé est grave. Nous sommes dans les montagnes, loin de tout secours, à cent kilomètres de la station la plus proche du télégraphe indien. Nous avons deux femmes avec nous. Que faire? Rester au relais à attendre? Attendre qui? Il ne passe jamais personne sur cette route. Revenir sur nos pas? jamais. Alors tenter de passer tout de même. Ils sont douze, mais nous sommes des Européens et, comme tels, bénéficions d’un prestige incomparable. Nous allons être reçus par le frère du Chah à Ispahan; nous avons été les hôtes du gouvernement persan à Téhéran; nous sommes des gens bien considérables pour des brigands persans. Aussi décidons-nous de risquer la partie. Et, cette décision prise, nous nous félicitons de notre héroïsme. Maintenant nous envisageons gaiement les conséquences possibles d’une rencontre avec les brigands. Emmanuel Bibesco nous offre de nous prêter de l’argent. Un autre déclare qu’il vendra sa vie cher. Quant à moi, je tire mon portefeuille et compte mes billets. J’ai sur moi deux cent cinquante francs et une lettre de crédit inutilisable pour les brigands; je dis alors que si peu que j’estime ma vie, elle vaut pour moi plus que cette somme, et que je la donnerai sans retard au cas où on me la demanderait, même impoliment. Malgré notre gaieté, nous sommes préoccupés. C’est une très vilaine aventure que nous avons devant nous. Nous voudrions en rire, mais c’est difficile. Nous interrogeons le maître de poste. Il est inquiet aussi.

Devant le relais se promène, indifférent, le douzième des brigands. Il attend notre départ.

Nous réveillons les jeunes femmes à qui nous cachons autant que possible notre anxiété et, lentement, les bagages sont arrimés sur le toit de la diligence. Lorsque cela est fait, l’homme qui nous surveille part au petit galop dans la direction que nous allons suivre.

Nous sortons fusil et carabine de leurs étuis, et les revolvers des valises. Aimé crie: «Donnez-moi un fusil, j’en tuerai quatre.» Mais nous ne lui confions aucune arme à feu. Nous avons sagement décidé d’essayer de la diplomatie et de n’employer nos armes que s’il n’y a de recours qu’en la force. Georges Bibesco, sa femme et moi, sommes dans le coupé; le ménage Phérékyde accompagné d’Emmanuel Bibesco dans le compartiment d’arrière.

Et nous partons.

Ces minutes sont assez émouvantes. Peut-être dans une heure serons-nous les prisonniers des brigands? Peut-être nous emmèneront-ils dans les montagnes pour tirer de nous une forte rançon? peut-être se contenteront-ils de nous dépouiller et de nous laisser sur la route? Ce sont là des histoires belles dans les livres, mais fort déplaisantes dans leur réalité. Nous cachons à nos compagnes notre inquiétude, mais réfléchissons mélancoliquement sur les suites possibles de cette aventure.

La diligence s’avance lentement le long d’une vallée ouverte à gauche et de montagnes arides à droite.

Aimé, sur le siège, ne peut se tenir tranquille et, dans son excitation, est sans cesse debout pour voir plus loin.

Des rochers descendent à droite jusqu’à la route. Rien ne se prêterait mieux à une embuscade.

Soudain Aimé crie d’une voix aiguë:

—Les voilà, les voilà!

Grande émotion dans la diligence. Nous nous penchons pour mieux voir. En effet, on aperçoit des hommes là-bas, très loin, qui s’approchent des rochers; ils ont mis pied à terre.

Le moment est sans doute venu.

La diligence cahote lourdement et s’avance vers les rochers.

Il faut beaucoup plus de temps pour les atteindre que nous l’eussions imaginé. C’est moi qui suis chargé de parlementer avec le chef des brigands qui sait un peu d’anglais; je médite les fortes paroles que je lui adresserai.

Cependant, voici qu’à notre gauche, dans la vallée, d’autres hommes accourent vers la route. Ils seront trop. Une minute de plus se passe: on voit maintenant bien nettement les hommes assis ou debout près de la route; mais au même moment, nous découvrons dans un pli de terrain, qui jusqu’ici nous était caché, toute une caravane au repos, à portée de carabine de la piste que nous suivons. Cette caravane, c’est le salut. Les chameliers, les tchavardars sont les plus honnêtes des hommes. Près d’eux, point d’embuscade, point de guet-apens!

Quels soupirs de soulagement! Nous étions prêts à tout, mais que nous sommes heureux de n’avoir rien à donner!

Nous passons devant les chameliers qui sont venus nous regarder et continuons à travers la montagne.

Nous ne sommes pas encore hors d’affaire. Il est possible que les brigands préfèrent opérer de nuit.

Mais enfin nous avons échappé à un premier danger immédiat; nous ne voulons plus penser à des choses pénibles.

Comme nous sommes dans cette quiétude agréable, voilà que la voix d’Aimé de nouveau se fait entendre.

—Tout le monde descend! tout le monde descend, crie-t-il aigrement.

Allons, quoi! qu’y a-t-il encore? Est-ce cette fois-ci, les brigands? Nous n’y voulons plus croire, nous en sommes las, nous les refusons.

Pourtant nous descendons, les armes à la main. Non, les brigands ne sont pas là. Nous sommes au haut d’une pente si raide que le cocher veut alléger sa voiture. Nous nous souvenons de notre émotion du matin, des rochers violets sur lesquels nous avons failli laisser nos palpitantes vies, et nous faisons la descente à pied.

Trois et quatre fois encore, nous sommes obligés de mettre pied à terre. De brigands, point. Vers sept heures et demie, nous arrivons au relais.

Nous interrogeons les gens; aucune troupe de cavaliers n’a passé. Le chemin est donc libre devant nous. Nous décidons à l’unanimité de continuer; nous n’y avons du reste aucun mérite, le chapar khané n’ayant pas le plus fragile abri à nous offrir.

Mais les brigands? était-ce des brigands?

Que sais-je, moi? J’ai raconté les choses telles qu’elles se sont passées. Cette dizaine d’hommes armés jusqu’aux dents avaient quitté pendant notre sieste Imanzadé-Sultan Ibrahim. L’un d’eux était resté pour nous surveiller. Nous voyant prêts à partir, il s’était éloigné au galop.

Je n’en sais pas davantage. Allaient-ils simplement au-devant de la caravane que nous avons vue et parmi les chameliers de laquelle ils avaient peut-être des amis? Avaient-ils au contraire de noires pensées à notre sujet et, à la réflexion, les abandonnèrent-ils?

Le lecteur est maintenant aussi renseigné que nous et décidera. Quoi qu’il en soit, ils nous firent vivre quelques heures de pensées tumultueuses et aiguës.

*
*  *

Au relais, nous prenons du thé en plein air.

Aimé, avec une belle assurance, nous assure que nous pourrons dormir au prochain chapar khané. En tous cas, malgré la fatigue accablante encore de ce jour, nous sentons Ispahan plus proche. Cent kilomètres au plus nous en séparent. Nous y arriverons, morts peut-être, mais nous y arriverons.

Nous nous installons pour notre seconde nuit dans la diligence.

Un vent frais s’est levé; nous sommes à près de dix-huit cents mètres d’altitude. Après avoir failli périr de chaleur, nous grelottons de froid dans la voiture dont la toile trouée ne nous protège pas du vent.

Vers onze heures, moulus et accablés par trop de fatigues diverses, nous arrivons à un relais. Ici encore, pas moyen de se reposer. Le relais, c’est un mur monumental, derrière lequel il n’y a rien.

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Un relais entre Kachan et Ispahan.

Il faut une heure pour changer les chevaux. Pendant ce temps, nous nous promenons pour nous réchauffer. Les jeunes femmes, appuyées sur nos bras, s’endorment en marchant. Emmanuel Bibesco se couche au pied du mur et dort.

A minuit, nous repartons. Maintenant nous ne luttons plus; nos corps sont hyperestésiés par la douleur; le vent nous glace. Nous n’avons même pas la force de nous plaindre. La diligence emmène six êtres inconscients et passifs.

Sur le siège, couché derrière le cocher qui l’empêche de tomber, Aimé dort. Il n’a jamais fait un si beau voyage.

A trois heures, nous arrivons à Murchekar où se rejoignent la route que nous avons suivie et celle qui passe par les montagnes et Kuhrud pour atteindre Kachan.

Ici nous descendrons en tous cas et nous reposerons, fût-ce couchés sur la terre froide.

On nous montre, sous l’arche d’entrée de la poste, une espèce de trou dans lequel on descend par deux marches. Une fois là, on est dans un ancien four dont les murs sont noirs de fumée et qui ne reçoit de l’air que par une ouverture au sommet du dôme qui le couvre.

Des poules y ont fait leur logis.

Nous le leur prenons et les chassons dans la cour, où Aimé en attrape une à laquelle il tord le cou.

On peut juste mettre nos six lits de camp sur le sol bosselé de ce four. Il faut une heure pour descendre les valises et dresser les lits. Enfin, vers quatre heures, nous sommes couchés. Demain nous nous lèverons à huit heures pour arriver avant la nuit, in’ch’Allah, à Ispahan.

Sixième journée.Vendredi 26 mai.—A huit heures, Aimé et le maître du relais nous réveillent. Nous dormions profondément dans une atmosphère plutôt lourde. Si nous ne savions pas Ispahan près de nous, nous n’aurions jamais la force de sortir de ce four.

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La dernière étape: Le départ de Murchakhar.

Aimé nous a cuit la poule qu’il a tuée. Elle est coriace.

Suivant notre habitude, nous faisons notre toilette dans le ruisseau et, vers dix heures, nous sommes partis, cette fois-ci pour ne nous arrêter qu’à Ispahan, qui est à cinquante-quatre kilomètres ou neuf farshaks persans.

Nous sommes dans la plaine et dans les sables. La chaleur est très forte, l’air vibre au ras du sol, et de nouveau nous voilà entourés de mirages exquis; des arbres toujours, des rivières, des lacs aux eaux limpides, des verdures fraîches que caresse la brise, tel est le décor dans lequel nous avançons lentement. Un chapar khané, un grand caravansérail; nous croisons quelques voyageurs à âne. On sent que l’on approche d’une ville.

Enfin, vers une heure, on aperçoit une ligne d’arbres très loin à l’horizon.

—Ispahan, crie Aimé de son siège.

Ispahan! Nous en approchons lentement; maintenant on voit au milieu des arbres les dômes des mosquées; une coupole bleue à gauche domine les autres, la mosquée royale.

Au dernier relais, un coupé à quatre chevaux nous attend, d’où descend un Persan en redingote. Il nous remet une lettre de son maître S. A. I. Zil es Sultan, frère du Chah et gouverneur d’Ispahan, lequel nous offre l’hospitalité dans un de ses palais et nous envoie ses voitures aux portes de la ville.

Nous acceptons les voitures et refusons le palais, car nous sommes attendus au consulat de Russie.

Nous nous remettons en route. Maintenant nous traversons les champs de pavots blancs qui font une ceinture fraîche de fleurs à Ispahan; les canaux d’irrigation croisent la route à chaque instant.

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Les champs de pavots blancs aux portes d’Ispahan.

Nous sommes pâles, accablés. Mais nous nous redressons dans l’antique diligence. Notre énergie est intacte. Nous approchons d’Ispahan.

Nous touchons aux portes de la ville. Un général et cent cosaques rouges nous attendent, escortant deux landaus de grand gala tout en glaces. Le carrouzar, ou maître de la ville, est là pour nous recevoir.

Nous sentons que notre diligence délabrée est bien plus en harmonie avec notre tenue que les carrosses de Zil es Sultan. Six jours à travers le désert ont laissé leurs traces sur nos figures et sur nos vêtements. Nous nous serions fort bien accommodés d’une entrée modeste, ignorée dans Ispahan. Mais les carrosses sont sortis, il faut y monter. Les cosaques rouges nous précèdent et nous voici partis à travers les rues et les bazars.

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L’arrivée à Ispahan.—Les landaus de gala; les Cosaques rouges.

Nous avons d’abord la douleur de voir la diligence passer sous une des portes basses et nos quatre casques coloniaux attachés sur les valises être fauchés d’un seul coup.

Puis nous suivons une rue entre deux murs de terre; un ruisseau coule, sur les bords effondrés duquel poussent des arbres. Nous entrons dans des bazars étroits où l’on trouve encore quelques moucharabyés.

La foule se presse sur notre passage pour regarder des Européens.

Elle voit, à travers les nuages de poussière que soulèvent les chevaux de l’escorte, deux femmes dépeignées et des hommes défaits. Mais nous avons, dans la contenance et le regard, quelque chose de triomphant: nous sommes à Ispahan!

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