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Les roses d'Ispahan: La Perse en automobile à travers la Russie et le Caucase

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CHAPITRE VIII
UNE SEMAINE A ISPAHAN

Vendredi 4 heures.—Nous sommes à Ispahan! Nous pénétrons dans le consulat impérial de Russie, palais sans fenêtres au dehors, dont les quatre bâtiments enclosent un jardin d’arbres touffus et de roses. De blonds et solides cosaques font la haie, sabre au clair. Le chargé d’affaires, M. Tchirkine vient au-devant de nous, des fleurs à la main.

Nous sommes très poussiéreux, mais pleins de dignité. Et puis nous avons en nous l’idée tenace que nous allons nous asseoir sur des meubles capitonnés!

Nous entrons dans un salon où il y a des tables, des tapis, un divan, des fauteuils, des chaises. Notre dernier gîte était une espèce de four à chaux. Aussi commençons-nous à attacher un sens précis au mot confort.

Une chaise! Ce siège à dossier, presque dédaigné en Europe, que l’on n’oserait offrir à un invité, sur lequel on s’assied comme en pénitence, nous voyons maintenant qu’il a fallu des siècles et les efforts d’une race ingénieuse pour l’inventer.

Il nous apparaît comme une des conquêtes les plus précieuses de la civilisation. Nous regardons les chaises avec respect et attendrissement.

Pendant six jours, nous n’avons mangé que des conserves tiédies et racornies par le soleil, et nous savons ce que valent les sardines à l’huile dans le désert par quarante degrés centigrades. Nous nous sommes servis nous-mêmes et, accablés de fatigue, avons relavé nos assiettes.—Des domestiques empressés nous apportent du thé parfumé, de minces tranches de citron, et des glaces!

Dans nos chambres, nous trouvons des lavabos, de l’eau; puis nous découvrons des bains admirablement installés avec piscine chaude et piscine froide!

Nous sommes encore meurtris par les planches de la diligence; nous n’avons dormi que six heures depuis trois jours. Maintenant nous nous étendons vêtus de frais, baignés et parfumés, sous les arbres du jardin, dans la senteur de toutes les roses d’Ispahan qui ont attendu notre venue avant de s’effeuiller.

Nous avons gagné le Paradis.

*
*  *

Il règne le soir, sous ces platanes, une fraîcheur délicieuse. De grands chiens qui, jadis, effrayèrent fort Pierre Loti courent dans le jardin. Nous sommes comme grisés de fatigue et d’émotion.

Nous nous couchons de bonne heure sur nos fidèles lits de camp, car le consulat de Russie n’a pas de lits pour nous.

En Perse, et dans tout l’Orient, le mot de Jésus au paralytique est compris tout de suite: «Prends ton lit et marche.»

Comme nous avons bien fait de ne pas marcher sans nos lits!

Samedi 27 mai.—Nous nous payons des heures de grand luxe, et le luxe pour nous est maintenant de ne rien faire. Au lieu de courir la ville, nous restons dans le double jardin du consulat toute la matinée à goûter la fraîcheur ombreuse des platanes dont les troncs sortent des buissons de roses rouges.

Nous sommes encore étourdis des fatigues de six jours qui laissent en nous comme un vertige léger. Nous voudrions ne bouger jamais plus et demeurer étendus dans le parfum des roses à nous répéter: «Je suis à Ispahan.»

Ces seuls mots évocateurs nous suffisent pour l’instant. Je me les murmure à moi-même en regardant, entre les feuilles, les morceaux, comme de turquoise, du ciel.

L’atmosphère, le matin, est encore plus fraîche, plus sèche qu’à Téhéran. Ispahan est presque à l’altitude de Saint-Moritz.

Aucun bruit de la ville qui nous entoure ne vient jusqu’à nous. Seuls les chiens courent dans les buissons, des domestiques persans passent, et le vieux gardien du hammam va jeter quelques bûches de bois dans le four.

Il y a dans le jardin d’allées droites et d’arbres jeunes et touffus des variétés infinies de roses, des noires, des pourpres, des blanches, des roses à la minute dernière de leur épanouissement. Dans huit jours la splendeur de ce jardin sera morte.

*
*  *

Aimé apprécie à sa valeur l’hospitalité qu’on nous offre. Il me dit au matin: «J’ai bu du thé, j’ai bu du vin, j’ai mangé de tout et des glaces, puis je me suis endormi sous la table.»

L’accoutrement d’Aimé, qui jamais n’aima l’élégance, a quelque chose de gênant dans ce beau jardin du consulat. Aimé porte la redingote persique qui était déjà trouée lorsque nous sommes partis. Le dur voyage a consommé sa ruine. Une manche est à moitié détachée du vêtement et le col trop fatigué refuse de se tenir droit. Le maillot, qui sert de chemise, ne vaut guère mieux et montre une peau couleur sable du désert. Le pantalon de cotonnade, usé jusqu’à la trame, laisse voir les genoux et même les cuisses. Aimé n’a jamais porté de chaussettes, mais il avait aux pieds deux choses jaunes qui avaient été dans un temps lointain des bottines: elles tenaient à l’aide de ficelles; un orteil passait hardiment à travers le cuir de l’une d’elles et leurs semelles détachées baîllaient. Maintenant, une des bottines est restée dans le désert; Aimé va boîtant, un pied chaussé, l’autre nu. Il a l’air d’un mendiant qui serait entré dans le palais en trompant la surveillance du portier.

Il est humiliant pour nous d’être représentés à l’office par un tel domestique. Nous l’envoyons donc au bazar s’acheter redingote, pantalon, maillot neuf et une paire de ces «guivets», chaussure blanche que l’on fabrique à Ispahan, dont Aimé nous parle depuis huit jours, et qui sont le comble de l’élégance comme chaussure persique.

Aimé revient avec un gros paquet et une longue note. Le lendemain, je le rencontre vêtu comme la veille, traînant sa vieille et unique chaussure dans le jardin; je l’envoie s’habiller, il disparaît et on ne le revoit de la journée. Le surlendemain, les jours suivants, même histoire. Aimé refuse de se vêtir de neuf et nous continuons à être humiliés dans notre domestique.

—Ah ça, veux-tu me dire, lui demandai-je le jour de notre départ, veux-tu me dire pourquoi tu as refusé de porter les habits que nous t’avons achetés?

—Oh! m’sieur, répondit-il de sa voix traînante, à quoi bon les mettre? Je ne connais personne ici. Je les garde pour Téhéran où tout le monde sait qui je suis.

*
*  *

L’après-midi, nous allons en grande cérémonie présenter nos hommages à Zil es Sultan «l’Ombre du Souverain», grâce à qui nous avons fait hier une entrée magnifique à Ispahan.

Zil es Sultan est le frère aîné du Chah. Mais il n’était pas fils d’une femme légitime et n’a pas succédé à son père. C’est grand dommage pour la Perse, car c’est un homme fort intelligent, très renseigné, et qui ne manque pas d’énergie. Il en a à la façon des tyrans italiens du moyen âge et l’on cite tel trait de lui qui aurait ravi Stendhal. Zil es Sultan est partisan de l’alliance anglaise, parce que les Anglais lui semblent moins redoutables pour les Perses que les Russes. Il est abonné au Times et au Temps et se fait traduire l’un et l’autre par ses fils qui ont eu un précepteur français et sont des jeunes princes fort accomplis et aimables.

Nous sommes reçus dans le palais d’été qu’il habite en ce moment. On y arrive à travers un de ces jardins de jeunes arbres serrés et d’allées droites, de bassins d’eau glauque bordés d’iris, qui ont tant de charme pour nous. Le chargé d’affaires de Russie nous présente et nous voici assis en cercle dans un salon persan, allongé, étroit, dont les fenêtres des deux côtés sont ouvertes. Il est meublé à l’européenne.

Les jeunes princes Bahram Mirza et Akhbar Mirza servent d’interprètes, et, les compliments officiels une fois échangés, la conversation prend un ton libre et intéressant. Zil es Sultan, bien qu’il n’ait jamais quitté la Perse[5], est très au courant de la politique européenne. Il sait combien nous avons prêté de milliards à la Russie et nous raconte des anecdotes sur nos hommes d’État. Il nous parle même du «fameux M. Combes». Le croirait-on? La gloire de M. Combes est universelle.

[5] Depuis que ceci a été écrit, Zil es Sultan, accompagné de ses deux fils, a visité la France pendant l’hiver 1905-1906.

Il y a, du reste, des raisons particulières et fortes pour que les hommes d’État persans s’intéressent à la campagne anticléricale du «petit père Combes».

La seule force qui s’oppose en Perse au pouvoir nominalement absolu du Chah, c’est celle des prêtres, des mollahs. On voit la prise que le mollah a sur un peuple d’une crédulité enfantine, d’une ignorance sans bornes, dans l’esprit duquel il n’est pas de frontières entre le surnaturel et le réel, et pour lequel religion et fanatisme ne sont qu’un. Des Persans éclairés me disaient: «Notre religion nous ordonne de tuer les bâbystes.» Et c’étaient des hommes frottés de culture européenne qui parlaient ainsi. Le gouvernement est donc obligé de traiter avec les mollahs d’égal à égal. Il a fallu de longs pourparlers pour qu’ils permissent le dernier emprunt que le Chah a fait à la Russie. En cas d’émeute, ils sont maîtres de diriger le peuple à leur gré. Les hommes d’État intelligents les craignent et Zil es Sultan nous dit:

—Nous aurions besoin de M. Combes pour mettre nos mollahs à la raison.

Zil es Sultan nous parle en termes élogieux de la France qu’il espère visiter l’hiver prochain. Nous échangeons des politesses et il me répond:

—Vos pieds sur mes yeux, comme nous disons en Perse.

Ici notre troupe a beaucoup de peine à garder son sérieux, car je porte une paire de bottines américaines, monstres horrifiques qui ont de larges dents régulières autour de leurs doubles semelles et qui pèsent un kilo chacune. Elles m’ont valu force plaisanteries au départ, sur les trottoirs asphaltés de Bucarest. Mais elles ont pris d’éclatantes revanches au milieu des terres labourées de la Bessarabie, parmi les boues épaisses de la Mingrélie, dans les rues défoncées des villes caucasiennes, sur les rochers enfin de l’Iran. Elles ont vu l’agonie et la mort de leurs compagnes plus délicates, des chaussures élégantes de Paris, des bottines souples, des souliers de tennis. Elles sont là aujourd’hui, robustes, intactes, énormes sur les beaux tapis de Zil es Sultan. Mais à l’idée de rapprocher ces bottes d’ogre d’un visage impérial, nous ne pouvons retenir des sourires, et la gravité de l’entretien en est un instant troublée.

Nous prenons du thé, des glaces, du café, et nous partons dans nos carrosses de gala.

*
*  *

A travers Ispahan, nous gagnons l’avenue qui mène au pont magnifique construit sous Chah Abbas par un de ses généraux. Des platanes très vieux la bordent, et aussi des champs de roses, d’avoine ou de seigle, car Ispahan n’est plus ce qu’elle a été et les fleurs poussent où furent jadis des maisons et des palais.

Des Persans passent sur de jolis chevaux frais et ramassés; une ceinture de couleur vive est attachée sous leur robe brune; des ânes trottinent dans la poussière, et des femmes voilées, qu’accompagnent des enfants, reviennent un peu lasses d’une visite dans les jardins. A l’horizon, les montagnes arides sont baignées dans une lumière d’or fluide.

Et nous arrivons à la Medresseh, ancienne école de théologie, lieu de promenade aujourd’hui pour les Ispahanais. J’en sais peu de plus belles au monde et où l’on aimerait mieux à philosopher de la vie et de la mort, sous les fleurs, à la façon antique.

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Ispahan. Les jardins de la Medresseh.

On y accède par une porte sur laquelle est appliquée une garniture d’argent ancien d’un noble dessin. On se trouve alors dans un jardin de dimensions restreintes qu’entourent des bâtiments. Des platanes montrent leurs troncs élevés, dont l’écorce lisse est impressionnante de nudité claire. Il y a aussi des ormes séculaires et des églantiers énormes en fleurs qui forment une seule boule blanche et parfumée. Au milieu du jardin coule une rivière à laquelle on descend par quelques marches; l’eau a ce ton de jade qu’ont toutes les eaux dans cette ville et dont la couleur restera toujours attachée pour nous au souvenir d’Ispahan.

Les bâtiments de l’ancienne école enclosent le jardin; ils sont à deux étages avec, sur la façade, des niches ogivales, tapissées de faïences émaillées bleues à libres et audacieux décors; ils ont été construits en 1710. Autrefois les étudiants habitaient ces petites chambres dont nous voyons les terrasses; maintenant l’école n’est plus et la mosquée sur la façade de droite est abandonnée. Pourtant on ne nous permet pas d’y pénétrer et nous regardons à distance la voûte qui dort dans l’ombre douce et mystérieusement bleue.

Les minarets pointent vers le ciel à travers les arbres; la coupole est d’une forme trapue et belle. Minarets et coupoles sont revêtus de briques émaillées à grandes arabesques; ils semblent atteints de maladie, car les briques, ici et là, tombent; tous ces monuments d’Ispahan s’effritent peu à peu, les plaques se détachent du mur et restent brisées à terre, sans que personne songe même à les ramasser. Les taches jaunes s’agrandissent sur les murs; dans quelques dizaines d’années, que restera-t-il de ces décors bleus à belles arabesques dont les tons hardis chantent parmi les feuillages d’Ispahan? Nous prenons à terre quelques fragments de briques, que nous garderons en souvenir de la Medresseh et de l’art persan du commencement du XVIIIe siècle.

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Ispahan. Sur les toits de la Medresseh.

Nous nous promenons sur les terrasses des bâtiments; elles sont construites en briques et voûtées; nous visitons les anciens logements des maîtres et des écoliers; personne n’y habite plus. Dans le jardin, on sert des rafraîchissements. Quand nous arrivons, la foule, uniquement d’hommes, est assez nombreuse.

Et d’abord ils se pressent un peu trop indiscrètement autour de nous, car non seulement nous sommes étrangers et chrétiens, mais encore nous avons des femmes avec nous qui laissent voir, non voilés, leurs jeunes visages d’Européennes. Les cosaques du consulat repoussent, sans brutalité, les curieux qui reprennent leurs lentes occupations, leurs causeries au bord de la rivière à l’eau de jade, près de l’églantier fleuri, leurs longues fumeries que coupent des rasades de thé ou de café, et nous nous promenons en paix sous les platanes séculaires; puis, assis sur la terrasse de ce qui fut jadis une chambre d’étudiant, nous attendons la venue de la nuit en buvant quelques gorgées d’une boisson glacée qui sent à la fois le vinaigre et la rose...

28 mai.—Ce matin des marchands d’antiquités, avertis de notre arrivée viennent nous voir. L’un d’eux me montre des lettres de Pierre Loti, de Gervais-Courtellemont, de Morgan et autres voyageurs qui ont visité Ispahan, mais c’est à peu près tout ce qu’il a, car pendant les huit jours que nous passons ici, il ne m’apporte aucun objet intéressant.

Rien de plus amusant, de plus émouvant parfois, que ces séances avec les dellals. Ils sont six ou huit que les domestiques laissent entrer dans le jardin. Ils arrivent dès sept heures, car je me lève tôt dans la hâte passionnée où je suis de voir s’ils m’ont enfin trouvé les merveilles espérées; le petit vase à reflets métalliques du treizième siècle, le bronze ancien d’Ispahan, quelque bout de tapis où seraient représentées les chasses de Chah Abbas, quelque belle miniature du seizième siècle. Avec quelle fièvre je leur fais déballer leurs paquets et vider leurs poches qui semblent inépuisables!

Mystérieusement, ils sortent un objet enveloppé, défont l’étoffe sale qui l’entoure et le montrent.

—«Khelly kachan! Khelly antic! Chah Abbas!» (vraiment antique, vraiment beau, date de Chah Abbas) disent-ils, tandis que l’un d’eux, pour mieux exprimer le comble de son admiration, lève la tête au ciel, tend le cou, ferme les yeux et glousse comme une vieille poule.

Et je réponds «nist antic» (ce n’est pas ancien), en repoussant le bronze qui a été fait voilà deux ou trois ans dans le bazar d’Ispahan.

Alors ils étalent devant moi, sur des tapis dont ils jurent qu’ils ont cinq cents ans et qui en comptent à peine cinquante, des poignards à manche d’ivoire sculpté, des fusils incrustés, de grands boucliers ciselés, des cadres et des coffrets en marqueterie, des kelyans ornés, des écritoires et des miroirs en papier mâché, peint et laqué, sur lesquels sont représentés dans un encadrement de délicats ornements dorés un rossignol et un rosier; puis ce sont de petites coupes de cuivre que l’on fait à Kachan, d’autres en argent qui viennent de Chiraz, des animaux bizarres en fer incrustés d’argent, travail d’Ispahan, des pots, des vases de faïence ou de porcelaine, des étoffes, des broderies.

Je déjeune sous un platane: l’air du matin est autour de moi frais et sec. Tout en mangeant je regarde chaque objet, et presqu’aussitôt je l’écarte, car il est de fabrication moderne et médiocre. Pourtant mon œil s’arrête sur un morceau de cachemire ancien; des bouquets librement jetés le fleurissent; ou bien c’est un beau carré de soie tissé d’argent, ou encore un velours changeant à grandes palmes dont les reflets brillent d’un or vieilli. Négligemment, sans en demander le prix, je les mets de côté.

Puis j’ai la surprise de voir sortir de dessous la robe du marchand, qui semble un enchanteur tant il tire de choses diverses de ses manches inépuisables, une exquise petite tasse et une autre encore, une autre, toute une série de minuscules tasses à café anciennes, aux décors légers et divers, aussi jolies et précieuses que d’anciens Sèvres.

J’ai un battement de cœur plus vif, mais c’est d’un air détaché que je dis:

—«Tschande?» (Combien?)

Les doigts dont les ongles sont passés au henné, se lèvent. Cela, ce sont des bagatelles; mes amis les marchands m’en feront cadeau pour quelques krans.

—«Non, un kran la pièce.» Et nous concluons le marché à un kran, à condition qu’ils m’apportent toutes les petites tasses qu’ils trouveront dans Ispahan.

Hélas! il n’en reste plus beaucoup. Je finis par en avoir deux douzaines et mes amis en achètent quelques-unes aussi.

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Petites tasses persanes, XVIIIe siècle.—Collection de l’auteur.

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Petites tasses persanes, XVIIIe siècle.—Collection de l’auteur.

Je garde aujourd’hui un morceau de soie brodée avec, comme motif décoratif, un perroquet sur des branches, d’un rose éteint et chaud que je n’ai jamais vu; je prends aussi un bel éléphant en porcelaine blanche, farouche et mutilé, quelques tasses et deux broderies, puis un pot à décor bleu au goulot orné de cuivre comme on en voit au bazar des droguistes.

Ce sont des discussions infinies pour le moindre achat. Les marchands demandent dix tomans, je leur en offre un. Alors, indignés, ils reprennent l’objet sans mot dire. Une demi-heure après, ils le présentent à nouveau. La vieille poule glousse éperdument. Je maintiens mon offre. Cette fois-ci, ils disent: «Gardez-le jusqu’à demain». Et le lendemain, la même discussion reprend jusqu’à ce que le marchand cède en affirmant qu’il est en humeur aujourd’hui de me faire un cadeau.

La discussion s’est faite en persan et nous avons les uns et les autres argué par signes comme Panurge qui fit quinaud l’Anglais.

Les heures de la matinée passent ainsi d’une façon délicieuse.

C’est aujourd’hui le jour anniversaire de ma naissance. Qui m’eût dit que jamais je le fêterais à Ispahan!

Je vois bien dès le matin qu’il se prépare quelque chose. A midi, les jeunes femmes m’appellent et solennellement me couronnent de roses; puis la princesse Bibesco me lit une ballade qu’elle a écrite en mon honneur et dans laquelle revit le souvenir des souffrances endurées en commun pour gagner ce paradis lointain que nous est Ispahan.

Nous sortons en voiture vers quatre heures pour visiter des palais dans le quartier de la Medresseh.

Nous allons aux Huit-Paradis. C’est, dans un jardin, un pavillon construit au dix-septième siècle. Le bâtiment est sans intérêt, mais le jardin, très vaste, est charmant; ce sont toujours des allées régulières de platanes dont les branches basses ont été coupées et dont les troncs blancs aux grosses nodosités montent très haut. L’effet est saisissant de ces longues files d’arbres élancés. On voit aussi dans ces jardins des bassins d’eau glauque et des iris royaux.

Le jardin des Huit-Paradis rejoint celui du pavillon des Quarante-Colonnes où nous nous rendrons un de ces jours prochains.

Ce soir nous voulons voir la Place Royale, Meïdan y Chah. Nous traversons pour y arriver un bazar où déjà les lampes sont allumées. Puis nous débouchons sur le Meïdan y Chah.

C’est une des places les plus fameuses du monde et une des plus vastes. Elle fut dessinée à la fin du seizième siècle sous Chah Abbas. Ce roi aimait les grands espaces et les vastes bâtiments symétriques. Le Meïdan y Chah est un rectangle bordé de constructions régulières à deux étages, avec arcades de briques cintrées au rez-de-chaussée en fer à cheval, au premier étage en arc en tiers point; elles sont en saillies sur un mur de crépi blanc, et dans chaque arcade au premier étage est percée une petite porte menant à une terrasse étroite. Un trottoir court le long des bâtiments, puis un fossé dallé plein d’eau, puis c’est un terre-plein, une lignée d’arbres et un second fossé. Le milieu du rectangle est vide.

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Ali-Kapou.

Au sud-ouest, sur le petit côté de la place, s’ouvre l’entrée monumentale des bazars qui s’étendent à l’est et au nord. Au milieu de la façade sud-est, c’est le palais d’Ali Kapou, construction élevée, avec au premier étage un haut portique de colonnes de bois élancées sous lequel le roi recevait les ambassadeurs et d’où il regardait les divertissements et les jeux de polo qui se donnaient sur la place.

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Sous la voûte d’Ali-Kapou.

En face d’Ali-Kapou est une mosquée, qui n’est pas la mosquée Djouma, comme le croit Pierre Loti, mais celle du Cheik Lutfallah. Seule à Ispahan, les briques émaillées de sa coupole sont de ton écru sur lequel s’enlèvent des arabesques noires.

Sur le petit côté du rectangle en face de l’entrée monumentale du bazar est la mosquée Royale, le Mesjid y Chah, dont la coupole bleue et les minarets montent haut dans le ciel. C’est la plus belle d’Ispahan, une des plus considérables du monde musulman. Une arche élevée sépare la cour intérieure de la place. Elle est entièrement incrustée de plaques émaillées à dessins et à belles inscriptions; les émaux sombres ou clairs y chantent une prodigieuse symphonie en bleu majeur. La cour que nous entrevoyons est tapissée de carreaux de faïence; et la coupole entière et les minarets sont aussi recouverts de briques émaillées sur lesquelles sont tracés de grands dessins réguliers d’une souplesse délicieuse d’enlacements. Le soleil presqu’à l’horizon caresse la carapace émaillée de la coupole qui luit avec une douceur intense.

Nous nous approchons de la porte. C’est l’heure où le muezzin appelle les «Résignés» à la prière du soir. Lorsqu’on nous voit arriver, la foule s’amasse, forme une barrière. Même nos regards sont sacrilèges et ne doivent pas franchir la porte interdite aux chrétiens.

La nuit est là. Dans la poussière épaisse, à travers le bazar illuminé, nous regagnons le consulat impérial de Russie.

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29 mai.—Les marchands apportent de beaux tapis. Ils les disent anciens. En réalité, ils ont une cinquantaine d’années. Rien n’est plus introuvable en Perse que les pièces du seizième siècle. Ispahan a toujours été renommé pour ses tapis. Un de ceux que l’on me montre aujourd’hui est d’un point d’une extrême finesse, d’un beau décor très fouillé entourant un rectangle jaune orangé, d’un ton si chaud qu’il semble produire de la lumière.

Il est impossible de s’entendre avec le marchand sur un prix raisonnable, mais nous en reparlerons «demain»; un autre m’apporte un petit tapis carré qui à ma grande surprise est copié sur un modèle de la Savonnerie du milieu du dix-huitième siècle. Les tons noirs, bleus et roses, en sont d’une surprenante vigueur; le point d’une grande finesse. Le marchand me le laisse aussi ne pouvant se décider à conclure le marché.

On nous en présente d’autres que l’on veut nous donner comme très anciens; ce sont de mauvaises copies faites avec les détestables couleurs à l’aniline qui ont failli ruiner la fabrication des tapis en Perse. Le soleil a mangé les couleurs et comme tout tapis est invraisemblablement plein de poussière, on s’imagine que cet aspect vieillot est dû au temps et à la saleté et qu’en nettoyant le tapis il revivra dans sa beauté première; mais en écartant un peu les bouts de laine on voit qu’ils ont simplement été décolorés par le soleil et qu’ils n’ont jamais connu les loyales teintures végétales.

J’achète ce matin, une belle broderie ancienne, trois petites tasses, et une charmante laque du dix-huitième siècle d’une patine riche et assourdie. Mais avec quelle impatience, j’attends la belle pièce unique, l’objet rare!

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Les journées sont déjà très chaudes. Dès dix heures, on hésite à se risquer au soleil. Nous déjeunons vers une heure, puis c’est une longue sieste dans le grand salon dont les fenêtres et les persiennes sont closes; on fume, on joue du piano, on cause et même on s’endort un instant dans un fauteuil.

A quatre heures, les voitures attelées en daumont de Zil es Sultan sont là. Allons visiter quelques jardins et la mélancolique Djoulfa, de l’autre côté de la rivière.

Des mendiants nous attendent à la porte du consulat et nous suivent. L’un d’eux, un jeune homme de seize ans peut-être, est aveugle. Il tient un bâton d’une main; de l’autre il s’appuie sur l’épaule d’un enfant. Il lève la tête comme les aveugles que Breughel le Vieux a peints dans un tableau que l’on voit aujourd’hui au musée du Louvre. Par-dessus les fossés, les tas de terre, les décombres, ce couple court après nos voitures et nous rejoint à chaque halte. A tous les coins de rues, à toutes les portes de jardin, il est là, implorant la charité, et, quand nous repartons, l’aveugle trébuchant, la face tournée vers le ciel, nous suit sans se lasser.

Nous nous arrêtons d’abord au palais des Quarante-Colonnes. Il fut construit par Chah Abbas et l’on voit à l’intérieur quelques belles fresques datant de ce grand roi. Elles représentent des danses, des chasses, des jeux. A l’extérieur, le pavillon est flanqué d’un portique aux quarante colonnes de bois. C’était la salle du trône où Chah Abbas se laissait voir à son peuple. Ce portique, c’est presque le même que celui de Darius à l’Apadana de Suze. Les survivances des formes architecturales sont de longue durée dans l’Iran et l’on ne s’en étonnerait pas en constatant simplement la continuité d’un même climat si, en d’autres pays, le même ciel n’avait vu des formes aussi différentes que celles du gothique et celles du néo-classique romain se profiler sur les horizons gris ou vaporeux toujours les mêmes de l’Ile-de-France.

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Ispahan.—Le palais des Quarante Colonnes.

Devant le palais est dessinée une pièce d’eau rectangulaire, d’eau couleur de jade, dans laquelle se réfléchissent et tremblent au souffle de la brise qui la ride, les colonnes du portique royal. Des statues d’albâtre bordent le bassin; des arbres taillés entourent le pavillon; leurs files droites vont se confondre avec celles des platanes qui ombragent les Huit-Paradis.

Nous longeons maintenant la grande allée Chahar Bagh, les Champs-Élysées d’Ispahan, et arrivons au pont fameux que construisit sur la rivière Zendeh-Rud un général de Chah Abbas du nom d’Ali-Verdi. Le pont a deux galeries élevées sur lesquelles peuvent passer les piétons; au milieu une large allée à voitures; en dessous un autre chemin à piétons. C’est une construction magnifique qui jadis reliait le quartier du Chahar-Bagh, sur la rive gauche où sont le palais des Quarante-Colonnes, le pavillon des Huit-Paradis et notre chère Medresseh, à une seconde avenue sur la rive droite du Zendeh-Rud où se trouvaient les habitations des princes et des grands seigneurs de la cour.

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Ispahan.—Jardin et Palais au Chahar-Bagh.

Cette avenue n’existe plus; Ispahan a eu peine à survivre à la terrible invasion des Afghans qui la saccagèrent en 1722 et détruisirent presque toute la ville. Ispahan s’étendait sur la rive droite du Zendeh-Rud; maintenant, il n’y a là que des jardins ombreux, des peupliers, des platanes, des roses, des décombres informes, terres éboulées qui furent des palais jadis, des champs de pavots blancs, des seigles bleutés, des avoines légères, de quoi composer avec les montagnes arides et dentelées qui ferment l’horizon voisin, le plus mélancolique et le plus beau des paysages.

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Rues en ruines d’Ispahan.

L’idée que nous passons au milieu de ces ruines ardentes, parmi les fleurs et les arbres vivaces, que nous y sommes pour quelques minutes à peine, que demain nous mourrons, que nous nous mêlerons de nouveau à la poussière éternelle des siècles dont nous sommes sortis, que se confondront dans le néant nos agitations et nos joies, l’idée de la précarité de nos vies nous étreint à la gorge et nous rend silencieux, tandis que les voitures longent les murs écroulés entre lesquels palpitèrent autrefois la splendeur et la beauté vivantes d’Ispahan.

Là-bas à droite, dort Djoulfa, l’arménienne Djoulfa, rues étroites et fermées par des portes épaisses, car toujours il lui fallut se protéger contre ses fanatiques voisins. Chah Abbas eut l’idée bizarre de transporter au cœur de son royaume, à côté de sa capitale, plusieurs milliers de familles qu’il prit dans sa ville de Djoulfa, en pleine Arménie, sur les bords de l’Arax. La nouvelle Djoulfa compta jusqu’à trente mille habitants. Ils furent au cours des siècles terriblement persécutés. Aujourd’hui ils ne sont plus que deux mille dans cette ville morte et chrétienne au centre de la Perse, où, les yeux encore tout pleins d’Ispahan voisin, l’on est surpris de voir sur le seuil des portes des jeunes filles vêtues à la géorgienne, sans voile, de lourdes tresses de cheveux tombant sur les épaules, et jouant à des jeux auxquels, enfants, nous avons joué.

La cathédrale date du XVIIe siècle. Elle est assez précieuse. Elle renferme des mosaïques, des peintures murales, des plaques émaillées où se mêle de la façon la plus inattendue le goût persan le plus raffiné de l’époque de Chah Abbas aux souvenirs chrétiens de l’art byzantin dont les Arméniens apportèrent avec eux les traditions dégénérées. L’évêque nous montre de beaux manuscrits dont sa bibliothèque est riche.

Dans la douceur du crépuscule bref de l’Orient, nous regagnons en grande hâte Ispahan, car ce soir nous dînons chez Zil es Sultan.

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Oh! ce dîner, dans quelle tenue nous nous y rendons!

Nous n’avons eu place dans l’unique valise qui nous était à chacun permise que pour du linge, des objets de toilette et des bottines de rechange. L’ingénieux Aimé a lavé et repassé lui-même des blouses pour les jeunes femmes qui ornent leurs corsages de roses rouges. (Entre parenthèses, on appelle les roses à Ispahan roses de Chiraz.) Deux d’entre nous ont des jaquettes noires, quel luxe! Un autre, moins heureux, n’a comme linge qu’une chemise de nuit, de soie, il est vrai. Il passe sous le col de sa chemise une immense lavallière noire qui s’étale sur un veston khaki, lequel descend sur un pantalon gris fatigué qui à son tour repose sur des souliers de tennis troués. Je suis en knicker-bocker et en bas, comme si je partais pour une excursion dans les montagnes d’Ispahan, mais j’ai une chemise, un col et des manchettes immaculés!

Nous défilons devant les gardes du palais en mettant dans notre démarche toute la dignité qui manque à notre accoutrement. Je me souviendrai toujours des révérences de cour des jeunes femmes en jupes courtes de voyage; je me souviendrai aussi de l’admirable turquoise d’un bleu sombre intense, grosse comme un œuf de poule, que notre aimable hôte portait, entourée de diamants, sur la poitrine.

Pendant le dîner, un orchestre sous les arbres joue des airs mélancoliques et un clairon pleure éperdument dans la nuit les plaintes d’un cœur aimant et tourmenté.

30 mai.—Aujourd’hui, les jeunes princes nous emmènent voir les minarets branlants d’une mosquée abandonnée. Ils n’ont rien de curieux. Un homme, qui n’est pourtant pas un condamné à mort, monte dans l’un d’eux et secoue la mince tourelle. Le ciment qui reliait les briques est en grande partie tombé; alors le minaret remue. Un de ces jours, il s’écroulera avec l’homme qui le secoue.

Dans la mosquée abandonnée est une école enfantine.

Le maître, un tout jeune homme, tient une longue baguette à la main. Autour de lui, rangés en cercle, sont accroupis les élèves, des mioches de huit à dix ans. Chacun d’eux a devant soi un feuillet du Coran et chantonne sa leçon en suivant du doigt sur le texte, sans oublier de se balancer d’avant en arrière et d’arrière en avant pour imiter le mouvement du Prophète sur son chameau.

Rien de plus comique que cette bande d’enfants accroupis qui se balancent et nasillent. Si l’un d’eux fait une faute, ou bien oublie le nécessaire et liturgique mouvement oscillatoire, le maître lui donne un coup de baguette sur les doigts, oh! pas bien fort, et plutôt comme avertissement que comme punition.

Il est impossible de passer en voiture dans les quartiers ruinés et excentriques d’Ispahan; aussi nous promenons-nous à pied, le long de rues étroites, entre des murs de terre. Un ruisseau coule au milieu de la rue; des arbres poussent sur ses bords dont les branches vont rejoindre par-dessus les murs celles des arbres plantés dans les jardins voisins. Nous arrivons enfin à un pavillon d’été des jeunes princes où ils nous offrent des rafraîchissements. L’un d’eux parle de son prochain voyage en Europe.

—Quand j’entends le nom de Paris, dit-il, mon cœur tremble de joie.

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Après le déjeuner, des marchands m’apportent des morceaux de briques à reflets métalliques. Ils les posent sur le tapis. Il y a là les fragments d’un art admirable, de véritables joyaux aux reflets somptueux et changeants, mais, hélas! pas une pièce intacte. J’achète au prix d’un kran le morceau une série des fragments les meilleurs et supplie les marchands de m’avoir une plaque, une étoile entière. Ils me disent qu’ils savent où en trouver et m’assurent qu’ils m’en montreront une demain.

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Nous sommes tristes aujourd’hui parce que le ménage Phérékyde nous quitte. Il est obligé d’être à date fixe en Roumanie, et Phérékyde, prudent, qui sait maintenant ce qu’est la traversée du désert fait largement le compte de jours nécessaires pour arriver à la mer Caspienne. Il y a un bateau le 11 juin à Enzeli. C’est celui-là qu’il veut prendre. Alors il faudra ce soir se séparer.

Pour nous, nous voudrions ne pas faire de projets; nous avons eu trop de peine à gagner Ispahan; nous y vivons dans une ivresse légère et aimerions à y rester indéfiniment. L’idée du voyage de retour, des souffrances retrouvées, nous accable à l’avance. Pourtant, il nous faudra quitter aussi la ville des roses; nous fixons notre départ au vendredi 3 juin dans l’après-midi. Georges Bibesco a télégraphié à Keller d’amener la Mercédès jusqu’à Koum. Nous éviterons ainsi la dernière étape de cent cinquante kilomètres qu’il nous a fallu vingt-cinq heures de supplice pour couvrir en diligence persane.

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Avant le départ de nos amis, nous nous promenons dans les bazars, à pied, bien que ce soit contraire à l’étiquette.

Les bazars d’Ispahan sont immenses; ils couvrent près de quatre kilomètres. Une partie en est abandonnée depuis l’invasion afghane. Aujourd’hui nous les avons trouvés trop étendus encore.

Les bazars contrastent vivement par leur animation et par leur bruit avec le silence des rues dans le reste de la ville.

Les rues d’Ispahan, c’est une allée entre deux murs de terre; les murs sont hauts, sans une ouverture; de loin en loin une porte étroite et basse, toujours fermée. Une couche épaisse de poussière est étendue sur la chaussée. Les rues sont rarement droites; elles se coupent à angles inégaux; elles n’ont jamais de nom. Il faut un remarquable sens de l’orientation pour se retrouver dans leur dédale. Souvent un ruisseau coule au milieu de la chaussée, profond et abondant en eau. Des arbres poussent près du ruisseau dont les bords sont ravinés. On n’y passe en voiture qu’avec précaution. Mais qui songe, sauf nous, à se promener en voiture à Ispahan? Ici les murs sont écroulés; là, c’est un palais en ruines; plus loin une mosquée abandonnée. Voilà ce que sont les rues d’Ispahan qui compta un million d’habitants au temps de sa splendeur et qui en a à peine cent mille aujourd’hui.

Une extraordinaire et redoutable activité reste concentrée dans les bazars. Ils sont étroits et couverts en petites voûtes coupolées. Il y règne, comme dans ceux de Téhéran, comme dans tous les bazars persans, une obscurité, au premier abord, complète. Ce n’est que peu à peu que l’on s’habitue à ce manque de lumière. Dans cette pénombre on travaille pourtant.

Au bazar des chaudronniers et ferronniers, le tapage sous les voûtes peu élevées est assourdissant. On affirme que le besoin crée l’organe. Je voudrais que des anthropologistes distingués (ils le sont tous) mesurassent le tympan des chaudronniers d’Ispahan. Je tiens pour assuré a priori que cette membrane a quelques dixièmes de millimètres de plus d’épaisseur chez eux que chez moi, faute duquel renforcement membraneux, ils renonceraient à taper en cadence sur leurs chaudrons.

Escortés d’un cosaque russe et d’un «goulam» du consulat, nous marchons dans l’ombre du bazar. Les voûtes coupolées sont percées à leur sommet d’un trou rond par lequel passe une mince colonne de lumière, si pleine de poussières qu’elle semble un gros bâton de verre opaque, lumineux et pailleté, qui viendrait s’appuyer à terre.

Nous traversons le bazar où s’entassent des centaines de tapis apportés par caravanes des provinces et des pays voisins, de Kerman, d’Yesd, d’Hamadan, du Béloutchistan et de l’Afghanistan, le bazar des étoffes où, à côté des cotonnades anglaises, on trouve les soies de Kachan, les velours de Resht, et ces voiles légers de cachemire aux libres décors fleuris. On en fabrique dans le bazar; les pochoirs sont appliqués à la main, et l’on teint morceau par morceau à l’aide de loyales et éprouvées teintures végétales. De là la beauté des cachemires persans et leur supériorité sur les imitations que l’on fait aujourd’hui par milliers en Europe.

Des potiers sont accroupis devant leurs pots qui sont tous d’un même bleu et dont les formes offrent encore un galbe assez pur.

Voici maintenant les selliers qui fabriquent les beaux harnachements des chevaux, des ânes, et de mes amis les chameaux. Puis nous pénétrons dans le bazar des droguistes; de magnifiques vases anciens étalent leur vaste panse bleue et blanche; les uns sont persans, les autres viennent de Chine. Mais les odeurs qui se dégagent de ces étalages, mêlées à celles qui sortent d’une arcade voisine où un cuisinier prépare quelque horrible ragoût, nous obligent à fuir.

Du reste, nulle part nous ne nous arrêtons. Les marchands ne nous offrent pas leur marchandise; ils restent accroupis sur le seuil et semblent mettre leur point d’honneur à ne pas même nous apercevoir. Notables commerçants et bons musulmans, Ispahanais de vieille souche, ils ne regardent pas les chrétiens que nous sommes. Leur indifférence n’est pas partagée par le menu peuple du bazar, par les apprentis, les ouvriers, les gamins et ces loutys qui sont les «sans-travail» persans. Non, ceux-là nous emboîtent le pas et nous serrent de près. Le cosaque qui ferme la marche a beau les bousculer et leur montrer sa nagaïka, il ne parvient point à les écarter de nous. Et leur curiosité n’est pas bienveillante. Voilà que quelques petits cailloux nous tombent sur le dos. D’abord nous pensons que ce sont peut-être des gravats détachés des voûtes; mais non, ce sont bien des pierres qu’on nous jette. Nous nous retournons; une foule compacte nous suit, plutôt hostile.

Heureusement arrivons-nous au but de notre promenade, la fameuse mosquée Djouma, mosquée du Vendredi, qui date du VIIIe siècle. Mais du bazar, nous n’en apercevons que la porte extérieure sans aucun intérêt. Le «goulam» s’informe et trouve dans une ruelle un habitant qui consent à nous laisser monter sur sa terrasse.

On nous introduit dans une petite cour; la porte est fermée derrière nous; nous grimpons un escalier étroit, tortueux, sombre, aux marches hautes et dégradées, et débouchons sur une terrasse d’où l’on aperçoit la cour de la mosquée. Elle est de belles dimensions; au milieu est le bassin des ablutions, en face la grande arche de la porte principale. Les murs sont tapissés de briques émaillées d’un ton brun, mais nous sommes trop loin pour distinguer aucun détail.

Lorsque nous redescendons, la ruelle est envahie par des gens qui ont l’air indignés de la façon dont nous avons satisfait notre curiosité. Nous rentrons à travers le bazar. La foule nous suit. Les gravats recommencent à nous tomber sur le dos. Que faire? Nous ne nous battrons avec les Ispahanais qu’à la dernière extrémité, aussi hâtons-nous le pas pour regagner le consulat. Le cosaque gesticule avec sa nagaïka, repousse les plus audacieux, et nous marchons dignement, mais vite, pour sortir de ces interminables bazars où nous ne trouvons pas la curiosité bienveillante, l’indifférence bon enfant, que Gobineau attribue aux Persans.

Les pierres, heureusement pas grosses, continuent à arriver sur nous et une de nos compagnes assure qu’elle a senti sur son dos un coup de bâton, dont elle est, du reste, enchantée et qu’elle ne voudrait pour rien au monde ne pas avoir reçu.

Nous sortons enfin du bazar et arrivons dans la rue du consulat.

Il était temps.

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Le landau commandé par les Phérékyde devait être là à trois heures. Il n’y est pas.

A cinq heures, il arrive enfin et on commence à charger les bagages. Cependant Phérékyde passe l’inspection de la voiture et découvre qu’une des roues arrière branle de façon inquiétante. Il la secoue et la roue quitte aussitôt l’essieu.

Alors la fureur de Phérékyde est extrême. Il empoigne une cravache et se précipite sur le maître de poste. Il lui flanque une volée de coups que l’autre reçoit de la façon la plus simple du monde.

Je n’ai rarement vu quelque chose de plus répugnant que le spectacle de cet homme qui ni ne se sauvait, ni ne résistait, mais se laissait battre sans desserrer les dents.

C’était un séide, en outre, comme le prouvait sa belle robe verte. Le foule assistait avec curiosité à la rossée infligée à ce descendant du Prophète.

Sa colère passée, Phérékyde fait appeler un charron qui forge un nouvel écrou. Vers sept heures enfin, le landau est prêt. Nous nous faisons de grands adieux et voilà nos amis partis pour une nouvelle traversée du désert.

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A huit heures, nous nous mettons à table. Nous parlons des absents. Où sont-ils? quelles aventures rencontrent-ils? Nous les voyons cahotés sur les pistes dures. A neuf heures moins le quart, comme nous finissons de dîner, la porte de la salle à manger s’ouvre et apparaissent sur le seuil nos deux voyageurs.

Ils ont mis près d’une heure pour gagner la porte d’Ispahan et, comme ils y arrivaient, voilà qu’une des roues du landau se détache. Alors ils sont montés sur les chevaux dételés et sont revenus ainsi jusqu’à nous.

Phérékyde pense avec inquiétude qu’il va manquer le bateau du 11 juin à Enzeli. M. Tchirkine envoie à la poste où l’on promet une voiture pour le lendemain matin à cinq heures. Et, cependant, nous nous mettons à jouer des charades folles où sont représentées de la façon la plus réaliste quelques-unes des scènes de notre voyage en Perse.

1er juin.—Ce matin, je crois voir le vieil Homère.

Tandis que je suis occupé avec les marchands qui continuent à me promettre des merveilles et à ne m’apporter que de ravissants bibelots, voici qu’un vieillard s’avance vers nous dans le jardin. Il porte, appuyée sur son épaule une harpe à corde unique, à la courbure antique et belle. Il est grand, noble d’aspect; dans sa barbe blanche se distinguent encore quelques traces de henné; de sa calotte de feutre s’échappent des cheveux d’argent. Il vient à pas lents. Comment dire la majesté simple de sa démarche, la dignité de cette tête de vieillard sur qui la vie a pesé? Je le regarde stupéfait et me demande quelle ville a été assez heureuse pour lui donner le jour. Ce rapsode va sans doute nous chanter, dans un langage que je ne comprendrai pas, les aventures de l’héroïque Rustem. Il s’approche, s’arrête, reste immobile. J’attends. Rien.

Alors je demande à l’interprète de le questionner et j’apprends qu’il est le cardeur de laine que nous avons demandé pour les matelas destinés à nos durs lits de camp. C’est avec la corde de cette harpe qu’il bat la laine.

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J’ai appris, par un agent financier russe, qu’on lui a proposé à son passage à Kachan, une plaque de revêtement dont on demandait une centaine de tomans. A Kachan, il y a, comme à Véramin, une mosquée de l’époque mongole, du XIIIe siècle. Trouverai-je enfin un de ces précieux reflets métalliques?

J’ai envoyé par les Phérékyde, qui nous ont quittés de grand matin, une lettre au télégraphiste anglais pour qu’il me fasse chercher dans Kachan la fameuse plaque et qu’il l’ait chez lui à notre passage dimanche prochain. Je suis angoissé à l’idée que peut-être elle aura été vendue avant mon arrivée. Pourtant, qui achèterait un reflet métallique à Kachan?

Après déjeuner, j’ai une grande émotion. Voici qu’un marchand que je n’ai jamais vu m’apporte une cinquantaine de miniatures. Plus de quarante d’entre elles ne valent rien, mais j’en sors huit du lot qui sont charmantes et, sur ces huit, il y en a quatre qui datent du XVIe siècle et montrent les caractères de l’art exquis de Chah Abbas.

J’entre en discussion avec le marchand. Il a une face fermée, un menton volontaire, et ne veut pas abaisser son prix lequel est énorme pour Ispahan. Je finis par lui offrir la moitié de ce qu’il demande; généralement, on donne un dixième. Il ne m’écoute pas. Mes amis les marchands se mettent avec moi pour le convaincre. Enfin l’un d’eux m’assure qu’il accepte mon offre. Sans lâcher les précieuses miniatures, je vais chercher l’argent qui est dans un sac chez moi.

Lorsque je reviens, le marchand n’accepte plus le prix convenu. Nous nous disputons et, furieux, je le renvoie.

Je ne l’ai pas plutôt expédié que je regrette amèrement ce mouvement d’impatience. Je ne me consolerais pas de laisser derrière moi ces parfaites miniatures. Pour une fois qu’on m’offre une œuvre exquise du XVIe siècle, je discute! Mais je l’aurais payée trois fois le prix qu’il m’en demandait que je l’aurais eue bien au-dessous de sa valeur réelle. Je me battrais!

Reviendra-t-il ce marchand têtu? Les autres marchands connaissent son adresse. Je pourrais au besoin aller chez lui et, puisque j’ai laissé voir que je tenais à ces miniatures, je paierai le prix qu’il voudra.

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Aimé aujourd’hui nous a déniché trois petits chats, tout jeunes. Je les trouve sur les genoux de la princesse Bibesco quand j’entre chez elle. Ce sont de petites pelotes de poils longs et magnifiques; l’un d’eux est entièrement blanc, nous l’appelons Chah Abbas; l’autre uniformément brun; il se précipite sur la viande, en arrache un morceau et se retire dans un coin pour le manger en se dandinant et en grognant, nous le dénommons l’Ours. Emmanuel Bibesco prend le troisième et, pour le petit chat d’Ispahan, cherche paradoxalement un nom anglais.

Il est décidé que nous emmènerons les chats en Europe (nous n’en sommes pas à un colis près) et Aimé est chargé de leur faire construire une cage.

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La chaleur au milieu du jour est intense.

De onze heures à quatre heures, nous restons au consulat et le soleil est si ardent que les ombrages du jardin ne suffisent pas à nous en protéger. Il nous faut la retraite du grand salon clos. Le soir on ouvre les portes-fenêtres des deux côtés et l’air frais de la nuit nous ranime.

Vers cinq heures, nous sortons en voiture. Nous traversons une partie du bazar; la foule y est toujours aussi nombreuse. Des boulangers font leur pain dans des fours coniques; ils collent leur pâte sur la paroi supérieure du four où la flamme vient la lécher et, par places, la carbonise. Ce pain persan ne ressemble en rien au pain européen. Il a de un à un centimètre et demi d’épaisseur; c’est une espèce de galette molle que l’on plie; comme consistance, cela tient le milieu entre la pâte et le caoutchouc; il manque de saveur et pourtant a une pointe d’aigreur. Il se garde plusieurs jours sans s’améliorer. Quelques-uns d’entre nous le mangent, sans plaisir; d’autres ne peuvent y toucher.

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S. A. I. Zil ès Sultan, frère du Chah et Gouverneur d’Ispahan.

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S. A. I. Bahram Mirza, fils de Zil ès Sultan.

Nous passons par le Meïdan y Chah, longeons le palais d’hiver du gouverneur d’Ispahan, suivons des rues dont pas une maison ne reste debout et qui ne sont qu’une chaussée défoncée entre des murs écroulés, et arrivons au bord de la rivière. Nous la traversons par le pont monumental et la descendons pendant quelques kilomètres sur la rive droite. Elle coule limpide sur les sables: les arbres des jardins se reflètent dans l’eau; à droite ce sont des champs de seigle, d’avoine, et toujours aussi ces champs de pavots blancs dont les tiges semblent porter une petite tasse de porcelaine blanche, de matière rare et diaphane.

Nous allons ainsi jusqu’à un pont que l’on a reconstruit, et sous lequel l’eau passe en bouillonnant. C’est l’heure de la prière du soir. De nombreux Persans sont réunis sur la terrasse supérieure du pont, et, après avoir fait leurs ablutions, ils prient. Derrière eux, le ciel enflammé du couchant marie les pourpres à l’or. Ils s’agenouillent, mettent le front à terre, se relèvent, recommencent, et les lignes longues et nettes de leurs robes se découpent en noir sur le fond lumineux.

Nous sommes obligés de descendre de voiture, le chemin devient impraticable. Nous marchons un peu le long de l’eau qui court. Nous sommes ici sur la route de Chiraz qui est aussi loin d’Ispahan qu’Ispahan de Téhéran.

Chiraz, Persépolis, les sculptures des rois achéménides que nous voulions voir... Il faut y renoncer. Nous sommes trop tard dans la saison, la chaleur serait insoutenable. Nous ne dépasserons pas Ispahan.

Des paysans travaillent à un canal d’irrigation qui part de la rivière.

Une brise légère vient avec la nuit dont elle est comme le souffle.

Nous regagnons la ville; des femmes voilées se hâtent pour rentrer; un gros Persan à bésicles galope sur son petit âne et nous retrouvons nos mendiants familiers, les petites filles farouches, l’aveugle qui ne cesse de regarder le ciel de ses yeux éteints.

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Au consulat, nous apprenons par un mirza que le mollah de la mosquée Djouma s’offre à nous la laisser visiter. C’est une chose tellement extraordinaire en Perse où jamais un Européen n’a pu comme tel entrer dans une mosquée, que nous n’en croyons pas nos oreilles. Il paraît que le mollah est un homme éclairé, sans fanatisme; il a compris qu’il n’y avait dans notre curiosité aucun désir sacrilège, mais seulement l’envie de voir des œuvres d’art anciennes, uniques. Alors il nous fait dire qu’il répond de notre vie dans sa mosquée. Mais... il y a un mais, il faut nous entendre avec le gouverneur pour nous faire protéger à la sortie par des soldats, car la population du bazar sera exaspérée.

Alors nous en causons avec le chargé d’affaires et tout de suite nous voyons que la chose est impraticable, que le gouverneur ne voudra pas se mettre à dos tous les mollahs et la population entière, et que, nous donnât-il des soldats, ceux-ci seraient les premiers à tirer sur nous.

Nous ne verrons pas la mosquée Djouma.

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Après le dîner, les cosaques travestis en l’honneur de je ne sais quel saint nous donnent la comédie dans le jardin. L’un d’eux s’est déguisé en autruche dont il imite à s’y méprendre le cri, la démarche, et les mouvements de cou. Un autre est en roi, un troisième en mariée. Ces cosaques sont de grands enfants. Et le tout se termine par une scène cocasse de pêche au bord du bassin central où l’autruche finit par faire une pleine eau.

Les étoiles criblent le ciel de points d’or clair.

Jeudi 2 juin.—Le marchand aux belles miniatures ne revient pas. J’achète encore quelques petites tasses. Elles ont été faites, pour la plupart, à Ispahan aux XVIIe et XVIIIe siècles, par des ouvriers chinois qu’y avait amenés Chah Abbas et qui restèrent là pendant plusieurs générations.

On nous montre un lot considérable d’armes sans intérêt. Je trouve un beau plat chinois, marqué à la feuille, que je paie quelques francs et une laque du XVIIIe siècle d’une patine et d’un goût d’ornement exquis.

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Ce matin nous sommes attendus à l’école de l’alliance israélite.

Depuis que je suis en Perse, j’ai été surpris et charmé de voir que le français avait gardé dans ce pays une clientèle nombreuse. A Téhéran, si nous avions une difficulté dans la rue ou au bazar, avec un cocher ou un marchand, il se trouvait toujours quelqu’un dans la foule pour nous servir d’interprète. Et j’avais trouvé chez les libraires des grammaires imprimées à Paris et sur lesquelles nous nous étions tant ennuyés en classe. Je les avais feuilletées... Je n’aurais jamais cru que je m’attendrisse à lire la règle des participes. Mais j’étais en Perse, à mille lieues de la France.

Notre guide à Téhéran, un petit goulam de la légation de France, parlait français. Il me dit avoir appris notre langue à l’école israélite: ce qu’il me raconta sur cette école m’avait donné le vif désir de la voir. Mais nos jours à Téhéran passèrent sans que je pusse satisfaire mon envie. Aussi lorsque j’appris qu’il y avait à Ispahan une école semblable, je demandai à son directeur, M. Lahana, la permission de la visiter.

Dans la plupart des villes de Perse existe une communauté israélite dont les origines remontent parfois très loin; celle d’Hamadan, l’ancienne Ecbatane, date de la captivité de Babylone. Et quand on sait l’isolement où vivent les Juifs en Orient, on peut déclarer hardiment que nulles familles au monde n’ont un sang plus pur—puisque c’est le terme—et une plus longue lignée d’ancêtres que les familles israélites d’Hamadan.

Les Juifs habitant au milieu de populations hostiles et fanatiques, sont réduits, en ce pays, au dernier degré de l’avilissement. La plupart des métiers leur sont interdits. Ce qu’ils touchent est considéré comme souillé. Ils ne peuvent habiter la maison d’un musulman. Il y a peu de justice en Perse; il n’en est pas pour eux. Ils sont soumis à toutes les exactions; personne pour prendre leur parti; ils vivent dans une pauvreté affreuse; on imagine difficilement leur dégradation morale et physique.

Les liens familiaux sont faibles. Les mariages précoces ruinent la famille. Les petites filles se marient entre huit et dix ans. On en voit, spectacle affreux, qui, déjà flétries à onze ans, portent dans leurs bras un bébé aussi misérable qu’elles. On me cite un rabbin qui, pareil à David, voulut réchauffer sa vieillesse et, âgé de soixante-cinq ans, épousa une enfant de huit ans. L’homme se marie, à l’ordinaire, vers dix-huit ans. Lorsque sa femme a quinze ans, elle est fatiguée; il s’en dégoûte, divorce, ou prend une seconde femme sans quitter la première.

L’instruction n’existait pas. Parfois un rabbin groupait autour de lui une trentaine d’enfants et leur apprenait tant bien que mal à lire. De religion, l’ombre seulement; quelques pratiques, c’est tout. Des conversions fréquentes à l’islamisme à cause de persécutions ou de dénis de justice, ou surtout à la suite de l’application d’une loi inique réglant les questions d’héritage et déclarant que l’argent du défunt irait au membre de sa famille, quelque éloigné qu’il fût, qui se serait converti à l’islamisme. C’est une prime à l’apostasie.

L’Alliance israélite universelle travaille à améliorer cette situation. Nous allons voir ce qu’elle a fait à Ispahan.

Nous partons en voiture avec le chargé d’affaires de Russie qui, par suite des rivalités et compétitions entre les écoles israélites, congréganistes et protestantes, se trouve, lui, le représentant de l’État russe antisémite, protecteur des Juifs d’Ispahan.

Nous traversons les bazars et arrivons dans le quartier israélite. Ici, les rues sont encore plus étroites que dans les autres quartiers d’Ispahan. Elles tournent, se croisent à tous angles et forment l’enchevêtrement le plus inextricable qui se puisse imaginer. Les cosaques à cheval qui nous précèdent et qui ont été déjà plusieurs fois à l’école, n’en retrouvent le chemin qu’avec peine.

Des vieux Juifs, des femmes, des enfants se pressent sur le seuil des portes pour nous voir passer; ils montrent des faces maigres, de grands nez aquilins, des prunelles ardentes. Ils sont vêtus misérablement. Leurs maisons, ce sont quelques murs de terre, une pièce sans fenêtre et sans meubles. Ils savent que nous allons visiter l’école; ils sont fiers de voir les cosaques et le chargé d’affaires de Russie nous accompagner. On en parlera au bazar cet après-midi et le prestige bien faible des Juifs s’en augmentera un peu.

L’école est cachée, comme toute habitation en Perse, derrière des murs sans ouvertures au dehors. Lorsque l’on a franchi la porte, on trouve une série de bâtiments élevés d’un étage et groupés irrégulièrement autour de trois ou quatre cours. Il y a ici trois cent cinquante élèves garçons et deux cent cinquante filles.

Nous parcourons les classes de filles d’abord; des gamines de sept ans me lisent des fables de La Fontaine; d’autres font de l’histoire, de l’arithmétique. Je leur pose quelques questions. Elles parlent le français avec un étrange accent guttural. Quelques classes sont consacrées à la broderie, à la couture.

Les garçons, que nous visitons ensuite, ont les cheveux rasés de près et les yeux brillants; leurs faces n’ont rien du type juif que nous connaissons en Europe. Nous les interrogeons, parlons de la Révolution, de l’émancipation des Juifs. Je demande à un ou deux des plus intelligents:

—Que voudrais-tu faire?

—Aller à Paris étudier pour être professeur.

Voilà de la graine de déracinés.

Dans les ateliers on apprend à ces enfants un métier qui leur permettra de gagner leur vie au sortir de l’école. Aucun musulman ne consentirait à prendre un juif comme apprenti. On a eu toutes peines du monde à trouver des ouvriers pour venir enseigner leur métier à l’école; le grand mollah l’a défendu. Enfin, malgré tout, les ateliers sont organisés. Je vois des enfants faire de beaux «guivets», chaussure à la mode à Ispahan, d’autres travaillent le fer, d’autres sont ébénistes. Ce que l’atelier produit appartient au patron. Ainsi se forment des générations de jeunes israélites qui pourront exercer des métiers honorables, et les filles elles-mêmes gagneront leur vie.

La misère de ces enfants est si grande que l’école est obligée de les nourrir au milieu du jour et de les vêtir. La bibliothèque leur prête des livres; Victor Hugo et Alexandre Dumas enchantent les veillées de petits israélites au centre de l’immense et ruinée Ispahan.

Maintenant nous nous reposons dans le petit salon de M. Lahana et écoutons le récit de ses expériences en Perse. Du jour où l’école fut fondée, les Juifs sentirent qu’ils auraient, en la personne du directeur, un homme qui saurait les défendre, qui aurait accès dans les consulats et chez le gouverneur. Ils n’étaient plus le troupeau sans chef. L’école devint un lieu d’asile; en cas de troubles, les israélites s’y réfugient.

Les enfants aiment l’école. Ils y vivent dans des conditions matérielles très supérieures à celles qu’ils ont chez eux; ils y trouvent aussi un milieu moral infiniment plus élevé que celui d’où ils sortent. On leur enseigne la valeur d’une foule de choses qu’ils ne soupçonnaient pas; ils deviennent propres, soigneux de leur personne et de leurs vêtements; ils prennent l’habitude du travail régulier. L’école a fait cesser presque complètement l’immorale pratique des mariages pour les filles de huit à dix ans. On les garde à l’école jusqu’à quatorze ou quinze ans. Elles en sortent, sachant un métier et capables de diriger leur ménage.

La supériorité des écoles israélites est telle que, malgré les préventions séculaires et le mépris qu’on a toujours pour les Juifs, voilà que quelques-unes des meilleures familles musulmanes envoient leurs enfants aux classes israélites au grand scandale des mollahs.

Ce sont des Français qui dirigent ces écoles, l’instruction y est donnée dans notre langue; ainsi c’est un peu de notre civilisation et de notre pensée qui pénètre au cœur fermé de la Perse.

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Après déjeuner, le marchand aux miniatures revient. Je paie le prix qu’il demande; j’enferme dans ma valise les précieuses miniatures. Dix fois dans la journée je les en sors; dix fois je les y remets et ferme la valise à clé. Jamais explorateur ne fut plus fier de ses découvertes et si je trouve à Kachan la plaque de l’époque mongole, mon bonheur sera complet.

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A quatre heures, nous retournons à Ali-Kapou. L’ancien palais de Chah Abbas a été recouvert à l’intérieur d’un badigeon de plâtre sous lequel on aperçoit par places l’ancienne décoration peinte. Sous le portique, au premier étage, il y a dans la niche centrale deux peintures de la fin du XVIe siècle, représentant, chacune, une jeune femme élancée, vêtue de simples vêtements flottants, d’un style précis et large à la fois, de charme et de finesse.

Une de mes miniatures, où est peinte une jeune femme jouant avec un singe, est de la même époque que ces fresques d’Ali-Kapou.

Nous montons sur la terrasse supérieure. Nous regardons Ispahan étendue au-dessous de nous. A nos pieds, c’est la grande place, le Meïdan y Chah où passent des cavaliers sur de légers chevaux blancs qui dansent, et des petits ânes gris qui vont où on les pousse. A droite, la coupole intensément bleue de la mosquée royale; à gauche, la porte monumentale du bazar; en face la coupole beige aux arabesques bleues et noires du Cheik Lutfallah. Puis, ce sont des murs et des murs de pisé, des terrasses, les petites voûtes coupolées des bazars et des hammams. Partout, dans les cours des maisons ou au milieu des rues, des arbres admirables, peupliers ou platanes, d’une verdure si riche en ce moment qu’elle est à la fois sombre et fraîche. Au loin, s’étend l’enceinte ancienne de la ville qui enferme aujourd’hui des champs de froment et d’orge parmi les décombres. L’horizon est fermé par les montagnes nettement dentelées qui entourent la plaine d’Ispahan. Le soleil caresse les murs en ruines, les terrasses, et, à côté des frondaisons vertes des arbres, fait chanter les bruns chauds des terres.

Nous allons aussi à la Medresseh, dire adieu à l’églantier en fleurs, au ruisseau de jade qui coule entre les murs émaillés de l’ancienne école. Nous voulons revoir ces endroits si beaux que nous quittons demain.

Et je sors de la ville en voiture; je traverse le pont d’Ali-Verdi. La rivière coule bleue entre les bancs de sable; des saules se réflètent en ses eaux calmes. Je continue à travers la campagne dans la direction de Djoulfa. Des voitures de la cour me croisent; puis voici des dames de harem sur des mules conduites par des nègres. Une des mules s’effare au bruit de la calèche attelée en daumont; effrayée, la dame qui la monte ne songe plus à tenir son voile qui se déplace et laisse voir un instant des yeux admirables et l’arc net de ses sourcils.

J’ai les murs de Djoulfa à ma droite; à gauche, des pavots dressent leurs fleurs hiératiques, des avoines légères ondulent au vent; dans les jardins de jeunes peupliers pressés, des Persans se promènent deux à deux en se tenant par le pouce. C’est une scène calme et animée à la fois, d’une indicible grandeur.

Le soleil qui s’abaisse sur l’horizon enveloppe le paysage de caresses chaudes. Qu’est la lumière si vantée de Rome auprès de celle d’Ispahan? Comment décrire cette intensité de rayonnement, les tons d’ambre fluide, la clarté merveilleuse et comme palpable de l’atmosphère au coucher du soleil en juin sur le haut plateau de l’Iran? Les ombres s’allongent violettes, les montagnes prennent une couleur de velours vieux rose, et le bleu des coupoles émaillées vibre dans l’air du soir. Un peuplier au bord de la route frissonne de toutes ses feuilles.

Vendredi 3 juin.—Il faut partir. L’angoisse de quitter Ispahan nous serre le cœur depuis plusieurs jours déjà. Quoi! perdre ce que nous avons gagné avec tant de peine, les heures calmes et voluptueuses des matins sous les platanes et parmi les roses du consulat, les grands repos de midi alors que le soleil brûle, les promenades du soir dans les jardins abandonnés où dorment des palais dont aucune princesse ne réveillera plus les échos, les courses à travers les ruines ardentes, la beauté des nuits étincelantes!

Quitter Ispahan pour retrouver la fatigue du voyage, la traversée difficile du désert, la chaleur accablante dans la voiture fermée, la poussière qui ne cesse pas, les repas insuffisants à l’ombre incertaine d’un arbre ou dans la saleté d’une écurie, les nuits sans sommeil, les siestes dans quelque grenier infesté de souris, l’énervement des attentes à chaque relais, les querelles avec les cochers; refaire cela sans être soutenu par l’idée qu’on a devant soi chaque jour quelque chose de nouveau, n’être plus attiré par la fascination de l’inconnu! Le retour! Revenir sur ses pas alors que devant nous le monde entier est là qui nous attend!

Pourtant il faut partir. Les achats qui traînent depuis huit jours sont conclus dans la matinée. Des menuisiers emballent pour nous.

A quatre heures, les deux landaus sont là, dans l’intérieur desquels nous avons installé de véritables lits, grâce aux matelas que nous a cardés le vieil Homère.

M. Tchirkine, qui nous a si bien reçus pendant ces huit jours, nous accompagne à cheval avec tous les cosaques du consulat jusque hors des portes; le vice-consul d’Angleterre se joint à lui avec huit magnifiques cavaliers hindous, des lanciers du Bengale.

Et nous traversons une dernière fois les bazars animés et les rues désertes d’Ispahan.

A quelques kilomètres de la ville, notre escorte prend congé de nous.

Au-dessus des arbres, très loin, nous apercevons encore la coupole pure de la grande mosquée.

Et, au trot lent de nos chevaux sur le sable, nous nous éloignons d’Ispahan que nous ne reverrons jamais, et marchons au nord, vers Téhéran, vers l’Europe.

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CHAPITRE IX
LE RETOUR

4 juin.—Nous allons lentement jour et nuit dans le désert et les montagnes, sans presque nous arrêter. Nous traversons les paysages morts et calcinés que nous avons vus déjà.

De jour nos landaus sont fermés, de nuit ouverts. Nous restons couchés sur nos confortables matelas, ne descendant qu’aux relais où nous perdons chaque fois deux ou trois heures; des princes bakhtiares sont devant nous et prennent les chevaux.

Nous sommes à la seconde nuit du retour. Dans le landau ouvert qui cahote sur le sable épais, je suis à moitié endormi.

Au-dessus de moi, c’est le dôme sombre du ciel crevé d’étoiles d’or. Je sens sur ma figure les caresses de la nuit veloutée. Je suis las, je m’endors à l’air frais et doux.

Lorsque j’ouvre les yeux, je vois la nuit violette, les étoiles claires, j’entends un chant triste et rythmé, des modulations en fusées autour de deux notes, et cela vient de très loin. Qui chante ainsi la nuit dans le désert? Quelle est cette voix perdue entre le ciel et la terre! La fatigue m’accable et je ne sais si je rêve.

Non, le bruit d’une dispute s’élève, des voix aigres me réveillent tout à fait. Faudra-t-il faire l’effort de descendre?

Je suis stupéfié comme si j’avais pris une dose de haschich. Aimé arrive. L’homme qui chantait sa peine dans la nuit est un cocher qui ramène des chevaux au relais. Voilà cinquante kilomètres que nous sommes traînés par les mêmes rosses qui finiront par nous laisser dans les sables. Alors il faut atteler les chevaux frais qui rentrent. Le cocher ne voulant pas les donner, Aimé bat le cocher.

C’est ainsi que cela se fait en Perse.

Et je reprends mon rêve interrompu.

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*  *

Nous apprenons à un relais que nos amis Phérékyde ont eu une aventure. En plein désert, une roue de leur voiture a cassé. Ils ont dû faire à midi six kilomètres à pied à travers les sables pour gagner le chapar khané. Ils y ont passé trente-six heures à attendre qu’on répare la roue dans la petite ville de Natanz à trente kilomètres de là. Ils ont donc à peine une journée d’avance sur nous.

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Un village persan près de Natanz.

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Le dimanche matin 8 juin, nous arrivons à huit heures à Gez, dernier relais avant Kachan, dont nous sommes séparés par le désert où nous nous sommes ensablés à l’aller. Vingt-cinq kilomètres seulement à franchir.

A Gez, pas de chevaux. Nous décidons, malgré les protestations des cochers, de garder ceux que nous avons pris au milieu de la nuit. On détèle les pauvres bêtes pour les panser, leur donner de l’orge et une heure de repos.

Nous en profitons pour aller nous baigner dans le ruisseau, à une certaine distance du relais.

Tandis que nous nous baignons, les cochers enfourchent chacun un cheval, et les voilà partis avec leurs huit bêtes à travers le désert.

Grande fureur, mais rien à faire qu’à attendre qu’il nous arrive des chevaux de Kachan. Cela peut être aussi bien ce soir que dans une heure.

Nous scrutons l’horizon. Rien. Ah, si! des points qui se meuvent là-bas sur les sables. On regarde anxieusement. Les points se rapprochent. On distingue maintenant une caravane. Nous ne quitterons pas Gez de sitôt. Un peu plus tard, la caravane arrive. C’est un Persan qui voyage avec ses femmes et ses domestiques, le tout monté sur des ânes et des mulets. Le mari est un homme petit, sec, solide, avec une belle barbe, et qui porte la ceinture verte des seïdes. Il n’a pas un regard pour nous. Il conduit sa smalah à une petite distance de nous, le long du ruisseau, sous les saules et, un instant après, nous entendons les cris éperdus d’une femme.

Nous demandons pourquoi elle crie.

C’est le mari qui à peine arrivé à l’étape, administre une consciencieuse raclée à une de ses épouses.

C’est ainsi que cela se fait en Perse.

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A dix heures enfin, huit chevaux rentrent au relais. La chaleur est déjà excessive. Nous attendons une heure encore qu’ils aient pris de l’orge et repartons pour Kachan.

Jamais nous n’avons eu aussi chaud que ce jour-là pendant la traversée des sables. Nous sommes prostrés dans les landaus fermés, pouvant à peine respirer.

A une heure, nous sommes à Kachan.

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Première déception. Le télégraphiste arménien est parti pour la journée à la chasse dans les montagnes, laissant un mot pour moi disant qu’il a les plaques à reflets métalliques, qu’il rentrera vers six heures et que si nous devons partir plus tôt, nous lui envoyions un de ses domestiques à cheval.

Six heures est précisément l’heure de notre départ. Aussi, pendant qu’Aimé nous prépare à déjeuner, je dis au domestique qu’il aille chercher son maître.

Après déjeuner, nous déplions et montons nos lits de camp que nous n’avons pas employés depuis deux jours. Nous nous installons dans deux chambres pour une longue sieste.

Mais les mouches ont décidé de ne pas nous laisser dormir. Énervés, nous nous tournons et retournons sur nos lits, mais nous ne dormons pas.

De guerre lasse, je me lève et vais voir si le domestique est revenu. Il est là sous le portique et déclare qu’il n’a pu trouver un cheval dans Kachan pour aller chercher son maître. Il ment, mais qu’y faire? Attendre six heures. Nous avons toujours été en retard, nous le serons une fois de plus.

Cependant à l’idée que les plaques à reflets sont cachées dans la maison, je ne puis rester tranquille et je me mets à chercher. Malheureusement toutes les portes sont cadenassées.

Arrivent six heures; mes compagnons sortent et montrent des figures défaites. Aimé prépare le dîner qui, comme le déjeuner, se compose d’œufs, de petits pois conservés, de biscuits et de confitures.

Sept heures, nous mangeons et buvons verres de thé sur verres de thé. Le télégraphiste ne revient pas.

A sept heures et demie, il fait nuit. Aimé commence à préparer les bagages.

J’ai l’âme pleine de désespoir à l’idée de quitter Kachan et d’y laisser ces reflets métalliques qui pourraient être à moi. J’erre dans le corridor, l’escalier et la cour essayant encore d’ouvrir les portes.

Au fond de la chambre où nous nous sommes reposés, il y a une porte peu solide. Je pousse, elle cède et me voilà dans un cabinet sombre. Je frotte une allumette et je vois rangées contre le mur cinq ou six plaques de dimensions diverses. Jamais avare découvrant un trésor ne fut plus heureux que moi à cette minute.

Mais il faut examiner les plaques attentivement, car les faussaires sont adroits et savent le prix des reflets métalliques anciens. Je n’ai que des allumettes pour m’éclairer; je me mets à genoux et fais l’inventaire. Voilà une plaque d’à peu près un pied carré, à fond d’enlacements et d’oiseaux d’un dessin très fin, très aigu. Sur ce fond ocre clair, s’enlève une inscription en caractères bleus d’une netteté et d’une puissance de jet incomparables. Ce sont bien là toutes les caractéristiques de l’art au plus beau temps de l’époque mongole, et je tressaille de joie. L’allumette s’éteint, j’en rallume une autre. Avec cet insuffisant éclairage je ne puis juger de la qualité de l’émail, de la valeur des reflets. C’est pourtant à cela que se décidera l’authenticité de l’œuvre. Il faudrait les voir au jour, mais je n’attendrai pas à demain, je sens déjà que cette plaque ne me quittera plus.

Trois autres plaques de plus grande dimension ont une couverte magnifique bleu turquoise et de belles inscriptions.

Cette série-là, je ne la connais pas, mais je ne la laisserai pas à Kachan.

Je découvre encore deux étoiles à reflets métalliques excellents et un petit fragment du XIVe siècle.

Je suis au comble du bonheur.

Le télégraphiste ne revient toujours pas. Il est neuf heures; il faut partir. Alors je lui écris une lettre en lui disant que j’emporte ses plaques, qu’il ait à m’en télégraphier le prix à Téhéran, et que si nous ne pouvons nous mettre d’accord, je les lui renverrai à mes frais.

Je commence à transporter les objets vénérables; je les mettrai dans le landau sous le matelas et coucherai dessus pour être certain de ne pas les perdre.

A ce moment arrive notre homme et nous entrons aussitôt en marché. Il m’indique le prix demandé; le marchandage est difficile; nous finissons par tomber d’accord à cent cinquante tomans et il ne reste plus qu’à payer.

Ici nouvelle difficulté. Avons-nous cent cinquante tomans sur nous? Nous vidons nos portefeuilles et nos sacs d’argent. A force de mettre les uns sur les autres des billets d’un et de deux tomans et d’aligner des pièces de deux krans, nous arrivons à réunir la somme. Nous emballons maintenant avec soin les plaques dans une caisse qui servit à transporter du matériel télégraphique, la caisse est solidement attachée derrière le landau, et à dix heures et demie nous quittons Kachan avec plus de quatre heures de retard.

Mais ces heures ont été bien employées.

Je suis si excité de ma découverte que, bien passé minuit, j’y rêve encore, étendu dans le landau, des étoiles plein les yeux.

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Plaque de revêtement à reflets métalliques de l’époque mongole, fin XIIIe siècle.

Trouvée à Kachan.—Collection de l’auteur.

Lundi 6 juin.—Au dernier relais avant Koum, grande dispute. Il y a huit chevaux qui sont trop fatigués et on ne veut pas nous les donner. Mais nous n’avons qu’une idée: arriver à Koum où nous attendent Keller et la Mercédès et coucher à Téhéran dans les lits excellents de l’hôtel Reitz. Alors, de force, nous prenons les chevaux et les attelons pour nos derniers vingt-cinq kilomètres en voiture persane.

Un seul cocher est là; nous enjoignons à un palefrenier de monter sur le siège de la seconde voiture. A côté de lui s’installe Aimé qui se fait fort de nous conduire. Et nous partons tout de même.

Le premier cocher est exaspéré de voir Aimé prendre les rênes.

Aimé est enchanté de conduire et claquerait fièrement son fouet, si un fouet persan pouvait claquer.

Nous descendons ainsi les derniers contreforts de la montage et nous engageons dans la plaine au bout de laquelle nous apercevons au-dessus des arbres la coupole d’or de Sainte-Fatmeh.

Soudain le cocher de la première voiture arrête les chevaux, descend de son siège, va dire quelques mots au palefrenier de la seconde voiture qui, à son tour, descend, et nos deux hommes s’éloignent à pas rapides dans le désert.

Qu’est-ce que cela signifie?

Nous les laisserions volontiers aller à leurs affaires, mais l’arrivée à Koum est très difficile; une seule piste est la bonne au milieu des canaux d’irrigation et des ponts écroulés. Alors nous montons sur les sièges et nous lançons à la poursuite des fuyards. Nous avons bientôt fait de les rattraper et sautons à terre à côté d’eux. Le cocher refuse de reprendre les rênes. A bout d’arguments, Georges Bibesco lui décoche un excellent coup de poing. Cet homme tombe sur le sable à genoux, grince des dents, crie et s’arrache les cheveux de désespoir. Il est fou ou bien ivre. Je le prends délicatement par la peau du cou et le traîne jusqu’à la voiture. Là, aidé par un de mes compagnons, je le hisse sur son siège, saisis son fouet, lui montre alternativement Koum dans le lointain et le manche du fouet, et m’installe derrière lui. Il a compris cette fois-ci, mais il me supplie de lui rendre son fouet qui ne lui sert jamais à rien, mais sans quoi il est privé de sa dignité. Je lui remets le fouet; mes poings, s’il en est besoin, suffiront, et il fait partir ses chevaux.

A la seconde voiture, Georges Bibesco a également convaincu le palefrenier de l’inutilité d’une révolte.

Nous avançons vers Koum, traversons son étroit bazar au milieu du jour et à une heure sommes dans le jardin charmant du chapar khané où tous les grenadiers ont mis leurs fleurs rouges en notre honneur et où nous attendent, ô joie, Keller et la Mercédès.

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L’auto au centre de la Perse, devant la mosquée de Koum.

De Koum à Téhéran en automobile.—Jamais automobile n’est arrivé à Koum. Aussi, à trois heures, avant de partir, allons-nous nous faire photographier au bord de la rivière avec, dans le fond, ô sacrilège, la mosquée sainte!

Nous laissons Aimé et nos bagages à Koum; il arrivera vingt-quatre heures après nous à Téhéran. Et nous partons.

Comment dire l’ivresse de marcher à quarante kilomètres à l’heure, dans un excellent automobile, bien suspendu, aux coussins moelleux, sur cette route où l’horrible diligence persane nous a secoués pendant plus d’un jour et d’une nuit? Nous filons sur le sol dur et rocailleux. La chaleur est intense; sous la capote relevée de la voiture, nous recevons des gifles d’air chaud, comme une douche sèche, continue et brûlante. Dans la joie de se retrouver au volant de direction, et confiant dans la solidité éprouvée des ressorts, Georges Bibesco nous mène à toute allure: nous sautons sur les inégalités de la route, et Dieu sait si elles sont nombreuses et si nous avons eu le temps de les compter en détail à l’aller? Les réactions sont dures dans le fond de la voiture. Qu’importe? A ce train-là, nous sommes sûrs d’arriver ce soir à Téhéran et, arrêts compris, de faire en cinq heures, les cent cinquante kilomètres qui nous séparent de la capitale.

Et c’est joyeusement que nous dansons sur les caniveaux et les pierres dont la route est semée.

A Kusch y Nusret où nous avons passé notre première nuit, nous nous arrêtons pour prendre du thé.

Un peu plus loin dans les montagnes, nous rencontrons quatre chevaux qui regagnent le relais. Ils s’effraient à notre vue, font un subit tête à queue; les voilà partis ventre à terre et nous à leur poursuite. Jamais chevaux de poste persans n’ont tant et si vite couru! Enfin ils ont l’intelligence d’entrer dans une clairière et de nous laisser passer.

Le ciel devant nous est sombre; les montagnes de l’Elbourz sont voilées par les nuages; on n’aperçoit pas le Demavend; il doit y avoir un orage sur Téhéran, car le vent brûlant nous souffle dans la figure avec rage et commence à soulever les sables. Nous les regardons de loin se lever du sol et filer sur le flanc des montagnes en longues traînées grises. Et comme nous arrivons au sommet d’un petit col, nous sommes enveloppés par un tourbillon. On ne voit plus à un mètre devant soi; il faut arrêter le moteur. La poussière fine se change en gros grains de sable et en petites pierres qui nous fouettent le visage avec une telle force, que nous voici aussitôt agenouillés dans l’auto, les yeux fermés, la figure dans nos mains, à moitié asphyxiés par la rafale qui pique. C’est un sentiment fort angoissant; il manquait à la collection de nos sensations de voyage. Comme nous sommes, je crois que nous l’avons démontré, de vrais touristes curieux de tout ce qui est nouveau, l’idée d’être pris dans une tempête de sable nous aide à supporter notre détresse physique.

Le tourbillon ne dure que cinq minutes.

Mais comment le moteur se trouvera-t-il de cette aventure? Les poussières n’auront-elles pas envahi ses organes délicats? Marchera-t-il encore?—Oui, le voilà qui ronfle régulièrement et nous entraîne de nouveau dans une course folle vers Téhéran.

La nuit vient. Nous franchissons les chaînes de montagnes, retombons dans les plaines, gravissons d’autres pentes raides, filons entre les rochers, à une allure vertigineuse.

Et cependant sommes secoués comme bouteilles qu’on rince. Ni caniveaux, ni remblais ne nous arrêtent; nous sautons et passons.

Maintenant on y voit à peine. Un arrêt, tout à coup; nous plongeons dans un caniveau, on entend un bruit sec et le moteur s’arrête.

Minutes pleines d’angoisse! Est-ce la panne? La panne à une heure de Téhéran, en auto, à une nuit en voiture persane?

Keller descend pour examiner le dommage. Nous sommes dans un caniveau d’espèce nouvelle. C’est le caniveau à dos d’âne. Il y a profonde dépression d’abord, puis au milieu du caniveau une petite voûte en arête pour laisser passer une conduite d’eau. Le volant a tapé contre la voûte. Est-il cassé? Non, même pas faussé.

Keller remet en marche et nous avons la joie ineffable d’entendre le bruit cher et régulier du moteur.

A huit heures et demie, dans la tempête de vent qui n’a pas cessé, nous sommes à la porte de Téhéran. Nous avons mis cinq heures et demie pour couvrir une distance qui nous avait demandé en voiture persane vingt-cinq heures de supplice continu.

*
*  *

Téhéran, 7 et 8 juin.—Journées fort occupées à dire adieu à nos amis, à expédier par la poste nos bagages et les colis qui nous rejoindront à Enzeli. Grâce aux Belges, les postes sont fort bien organisées, et nous leur confions sans crainte nos trésors.

Nous retrouvons les Phérékyde qui nous racontent leurs aventures et, à peine nous les ont-ils dites, qu’ils repartent en landau pour Resht.

Nous allons à Goulah-ek où est la légation de Russie en été et à Schimran où loge le ministre d’Angleterre pendant les chaleurs. Ce sont, au pied des montagnes, des parcs délicieux d’eaux vives et de verdures fraîches où il règne, même pendant les jours du Chien, une exquise température.

Et le jeudi 8 juin—ces jours passent comme un tourbillon—nous voici de nouveau en auto sur route pour gagner Resht et la mer Caspienne.

De Téhéran à Resht en automobile.—Nous avons eu beaucoup de peine à trouver de l’essence pour cette dernière étape. Enfin on nous en a cédé au prix coûtant qui est près de trois francs le litre.

Nous aimerions faire les trois cent cinquante kilomètres en douze heures, avec halte pour déjeuner. A ce train-là, nous arriverons rompus à Resht, mais pour la nuit. Comme nous l’avons vu à l’aller, il y a sur cette route un caniveau tous les cent mètres. Cela fait trois mille cinq cents caniveaux entre Téhéran et Resht. Il est inutile de dire qu’on ne peut pas ralentir trois mille cinq cents fois et que nous prendrons les caniveaux en vitesse. Georges Bibesco est sûr des ressorts de la voiture. Nos épines dorsales supporteront-elles ces secousses aussi bien que les ressorts? Cela reste à voir, mais ce sont de ces choses que l’on n’apprend que par expérience.

A neuf heures (au lieu de huit qui étaient fixées) nous sommes à la porte de Téhéran, et nous filons par-dessus les premiers caniveaux.

Nous n’avons pas roulé depuis trois quarts d’heure que le pneumatique de droite éclate. Georges Bibesco et Keller changent la chambre à air, tandis que nous nous abritons du soleil déjà brûlant sous des saules qui ombragent un ruisseau rapide.

Vingt minutes de perdues, nous repartons. Nous ne roulons pas longtemps. Nouvel éclatement. La chambre à air et l’enveloppe à droite arrière ont sauté. Cette fois-ci, je me mets à la besogne aussi; il faut défaire le rouleau des enveloppes qui restent. Il fait terriblement chaud à réparer en plein soleil. Nous passons là une demi-heure pénible.

En route! Maintenant nous arrivons à la rivière et au pont écroulé. Nous descendons de voiture et nous réconfortons d’un verre de thé à la zastava voisine. Puis traversons la passerelle à pied, tandis que Georges Bibesco conduit l’auto à travers la rivière dont les eaux sont moins hautes qu’il y a un mois.

Et nous filons sur Kaswyn dont quatre-vingts kilomètres encore nous séparent et où nous comptons déjeuner. Il est déjà près de midi. Si nous n’avons pas d’autre crevaison, nous y serons avant deux heures. Il est déjà certain que nous descendrons les pentes rapides des montagnes du Ghilan pendant la nuit.

Un quart d’heure après le passage de la rivière, le pneumatique de gauche arrière s’aplatit. Nouvelle réparation. Cette fois-ci la chaleur en plein soleil est à mourir. Ouvrir les boîtes d’outils, défaire la courroie des enveloppes, enlever la vieille chambre à air et remonter la nouvelle, pomper surtout, que cela est fatigant! On ne sait pas, avant de l’avoir essayé, ce qu’il faut de courage, arrosé de sueur, pour gonfler un pneumatique dans le désert, à midi au mois de juin.

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Une crevaison de pneu à midi dans le désert!

Accablés de fatigue, nous repartons, priant le dieu qui conserve les pneumatiques d’avoir pitié de nous.

Mais ce dieu se moque de nos prières, car moins d’une heure après la même chambre à air éclate, et l’enveloppe aussi. C’est une réparation d’une demi-heure. Nous sommes heureusement dans un petit village. Les habitants se rassemblent autour de nous; et nous prenons l’un d’eux pour gonfler la nouvelle enveloppe. Je le photographie en train de se livrer à cette besogne inaccoutumée.

Il est deux heures et demie de l’après-midi. Avec quel retard arriverons-nous à Resht, et, si notre déveine continue, nous restera-t-il assez d’enveloppes et de chambres à air?

Vers trois heures et demie, nous entrons sans nouvel incident dans la cour du monumental chapar khané de Kaswyn. Nous mourons de faim et nos épines dorsales ont déjà reçu quatorze cents secousses violentes au passage d’autant de caniveaux. On imagine difficilement la lenteur du service dans ce relais où des affiches imprimées en persan, en français et en russe donnent la liste des plats que l’on tient à la disposition des voyageurs et le prix modique que l’on aura à payer.

Il faut une heure et demie pour obtenir quelques portions de kebab et un samovar.

A cinq heures, au moment où nous voulons partir, un orage noircit le ciel et soulève des tourbillons de poussière. Nous sommes aveuglés et forcés d’arrêter un instant dans l’avenue royale, près du palais du gouverneur. Puis c’est une brève et violente averse et tout de suite après un soleil radieux.

Nous sommes maintenant dans la montagne. Nous avons à peu près quatre cents mètres à gravir pour arriver au point le plus haut d’où nous redescendrons de seize cents mètres sur la Caspienne par une route difficile, dans la nuit.

Mais nous n’en avons pas fini avec les ennuis de pneumatique. Comme nous commençons la descente, la chambre à air de la roue de gauche devant crève. Vingt-cinq minutes de perdues. Et ce ne sera pas tout. Avant la nuit encore nous serons obligés de changer enveloppe et chambre à air à droite devant. Jamais guigne pareille ne nous poursuivit.

Bien que nous soyons à quinze cents mètres et que le soleil soit couché, la chaleur est si forte que nous restons dans l’auto en manches de chemise et sans gilet. Nous traversons un paysage et des montagnes arides d’une extraordinaire grandeur. La nuit vient et s’installe brusquement au-dessus des cimes déchiquetées. Voici, éclatantes au-dessus de nous, Véga de la Lyre, Deneb du Cygne, à gauche Altaïr de l’Aigle, à l’ouest Arcturus du Bouvier.

Notre phare est allumé; nous avançons aussi vite que possible pour gagner Mendjil où un pilaf nous attend à la zastava amie. Dans le fond de l’auto, nous sommes meurtris de tant de secousses et très las.

A dix heures, nous arrivons à la zastava dans le défilé, si fatigués que c’est à peine si nous pouvons jouir de l’excellente hospitalité qu’on nous y offre. Seul du thé bouillant nous est un réconfort.

Pendant que nous sommes là, nous entendons, sur la route, les clochettes des chameaux dont les longues caravanes commencent à passer.

Nous partons enfin pour notre dernière étape. Nous devrions ne pas mettre plus de trois heures pour les quatre-vingt-dix kilomètres qui nous restent à faire.

Mais nous constatons bientôt qu’il n’est pas question de faire trente kilomètres à l’heure dans la nuit, car à chaque moment nous rencontrons ou rattrapons une caravane. Quand ils voient le phare éblouissant de l’auto, les grands chameaux tremblent sur les quatre articulations de leurs pattes, forment un cercle, tournent le dos à l’ennemi, mettent leurs têtes les unes tout près des autres et se racontent leur frayeur. J’ai beau leur crier: «Kabardar, kabardar», ils n’écoutent rien. Les chameliers accourent; les chameaux oscillent de droite et de gauche, mêlent les cordes qui les attachent, et nous restons à attendre que ces nœuds inextricables d’animaux se défassent. Les ânes, eux, ont une autre façon de procéder; ils s’hypnotisent sur le phare, refusent de bouger, et il faut les porter sur le bord de la route.

Nous rencontrons et croisons peut-être une vingtaine de caravanes de chameaux et autant de caravanes de mulets et d’ânes. C’est chaque fois entre cinq et dix minutes d’arrêt forcé.

Nous arrivons enfin à la forêt: il y règne une fraîcheur délicieuse. A la clarté du phare nous voyons les oliviers centenaires, le dôme que nous font les hêtres et les érables; des haies de liserons courent le long de la route, et les fontaines descendent en cascades à travers les bois; le bruit de leurs chutes nous accompagne et berce notre fatigue extrême. A peine gardons-nous les yeux ouverts; mais les cahots rudes nous empêchent de dormir et nous obligent à nous tenir à nos sièges. Sur la route un chacal file devant nous obliquement. Georges Bibesco est toujours au volant.

Un nouvel arrêt, encore un pneumatique crevé. Il ne reste plus qu’une chambre à air; on est obligé de mettre un bandage à l’enveloppe. Longue réparation pendant laquelle nous nous enfonçons dans la forêt à la recherche d’un torrent que nous entendons chanter doucement près de nous. Sous les arbres, l’obscurité est profonde. A grand peine nous arrivons au bord du ruisseau, nous nous déchaussons et plongeons nos pieds dans l’eau fraîche. Entre les feuilles, on aperçoit le ciel plein d’étoiles claires.

Nous filons de nouveau. Il est plus de trois heures du matin. Jamais fatigue plus forte ne nous accabla. Voilà dix-neuf heures que nous sommes en route. Le bandage cède. Il faut le renforcer. Et nous repartons. Nous longeons des clairières ouvertes et des taillis obscurs.

Maintenant une aube affaiblie laisse voir les grands arbres immobiles qui bordent la route. Autour d’eux flotte une buée légère, comme la respiration de la nuit qui s’en va. Le ciel est gris, chargé de vapeurs. On y voit à peine.

Pourtant l’énervement a gagné notre conducteur. Nous marchons à grande allure, car nous avons quitté les montagnes et sommes en terrain plat. Dans le fond de la voiture, la princesse Bibesco, son cousin et moi sommes si fatigués que nous ne pouvons plus parler. Il semble que nous touchions à la limite extrême où l’on perd conscience. C’est un engourdissement des membres rompus par les secousses, engourdissement qui est très douloureux et presque agréable.

Nous arrivons à un carrefour. Un arc de triomphe dit que le Chah a passé par là. A droite? A gauche? Nous prenons à droite entre deux habitations qu’une galerie supérieure réunit. Nous filons à cinquante kilomètres à l’heure dans la lumière indistincte de l’aube. Soudain, nous sommes projetés en l’air tous trois, nous envolons et parcourons d’un furieux élan je ne sais combien de mètres. Comment cela finira-t-il?... Retrouverons-nous, lorsque nous redescendrons, l’automobile intact?... Oui, nous retombons sur nos sièges et l’auto qui avait donné violemment contre un dos d’âne continue comme si de rien n’était. Nous n’avons eu aucune émotion, nous étions trop fatigués, mais la violence de la secousse nous a réveillés et nous regardons autour de nous.

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Paysage aux environs de Resht.

Nous sommes dans un lieu calme, inattendu, dont l’étrangeté nous surprend et nous ravit. Au lieu de la route, une allée droite couverte de sable fin; des deux côtés, des rizières restreintes la bordent d’une eau de couleur jade clair encadrée par des haies de buis taillé d’un vert foncé. De petites touffes de riz percent à intervalles réguliers la surface glauque et luisante de l’eau. Par-delà les rizières, des taillis et de nobles bosquets d’arbres, un bois paisible où pas un oiseau ne chante. De place en place, bâtie sur pilotis, une petite maison couverte de chaume; sur la galerie ouverte, protégés par un store de roseaux, des jardiniers dorment couchés sur des nattes de jonc. Dans un réchaud des braises couvent sous la cendre. Et sur tout cela règne un calme solennel; c’est la paix où s’assoupit le parc d’une Belle au Bois dormant. Nous regardons ces choses précieuses avec des yeux pleins de sommeil, et, ne sachant si nous rêvons ou si nous sommes éveillés, ne parlons pas de peur de chasser la vision de ces petits parterres de jade enchâssés de buis vert.

....... ......... .........

A six heures, nous arrivons au consulat. Il y a vingt-deux heures que nous sommes sur route, fatigués et poussiéreux comme nous ne l’avons jamais été. Nous espérons quelques heures de repos, mais les moustiques ne nous laissent pas dormir.

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A Resht.

A dix heures arrivent les Phérékyde qui n’en sont plus à compter leurs accidents de voiture. Une roue a cassé; ils ont fait les derniers trente kilomètres sur les charrettes sans ressorts de la poste.

*
*  *

Le soir de ce même jour nous prenons une voiture, non pour retourner dans le parc de l’aube de peur de ne le retrouver point, mais pour aller dans un autre jardin que veut nous montrer la princesse Bibesco. Des chevaux sont attachés à la porte où nous laissons la voiture pour flâner à pied sous les ombrages centenaires. Des Persans y passent par couples; il y a des allées, des arbres, des fleurs et des pelouses. Que j’aime ce parc dans la nuit!

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Jardin de fleurs à Resht.

Et comme nous nous promenons, nous arrivons près d’une enceinte grillée. Derrière la grille, on distingue dans l’obscurité des jardins de lis et plus loin un pavillon rond, à galeries ouvertes, où sont accrochées des lanternes allumées. Nous trouvons une porte ouverte, nous entrons parmi les lis, les iris, les marguerites; l’air de la nuit est lourd de parfums. Dans une allée un Persan s’approche de nous; c’est le maître du jardin. Il nous remercie courtoisement d’y être entrés; il fait apporter des sièges, des rafraîchissements, du thé, des glaces au citron. Un ami qui l’accompagne, un vieillard, tire de sa poche une blague qu’il déplie lentement et qu’il nous tend. Dans l’obscurité, je ne vois pas ce qu’il nous offre; je crois que c’est du tabac, mais, en le prenant dans la main, je suis détrompé. C’est une odorante pincée de fleurs de chèvrefeuille que ce vieux Persan porte avec tant de précaution au fond de sa poche.

Nous emportons de Resht, ces visions exquises de l’aube et de la nuit.

*
*  *

10 juin.—Nous avons quitté la Perse.

Nous sommes à l’ancre devant Lencoran. Georges Bibesco, le médecin du bord, et moi, nous déshabillons dans les roues du bateau et faisons une pleine eau dans la Caspienne. L’eau est tiède.

11 juin.—Nous traversons Bakou, et prenons le train pour Tiflis. Nous ne nous arrêtons plus.

12 juin.—Tous les magasins de Tiflis sont fermés. A l’hôtel de Londres, nous retrouvons Léonida revenu depuis deux jours. Il nous conte ses aventures périlleuses. Elles valent, à elles seules, un chapitre.

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CHAPITRE X
DE TIFLIS A TABRIZ ET ZENDJAN
OU AVENTURES HÉROIQUES DE LÉONIDA ET D’UNE MERCÉDÈS
DANS LES MONTAGNES DE LA PERSE

Notre ami Léonida laissé à Tiflis, ayant décidé de se rendre compte par lui-même de la valeur des renseignements sur la route de Tabriz, organisa son expédition. Il aménagea sa voiture de façon à pouvoir prendre trois cent cinquante kilos d’essence. Il se munit d’un interprète, et en compagnie de son fidèle Giorgi, son mécanicien dont le nom doit aussi passer à la postérité... il prit le train pour Akstafa. C’est ainsi que commencent en ce pays les voyages en automobile.

Il y avait une route jadis d’Akstafa à Tiflis; mais depuis vingt-cinq ans que le chemin de fer a été construit, le gouvernement russe a détruit la route de façon à obliger les voyageurs à se servir du train. Voilà un procédé simple et sommaire à recommander aux compagnies de chemin de fer, qui font de mauvaises affaires.

A Akstafa, commencent le voyage en auto et les aventures de Léonida. Ces dernières furent si nombreuses, si variées que je pense que la meilleure façon de les raconter au lecteur est de publier les brèves notes que jour par jour Léonida prit sur son carnet. On verra mieux ainsi l’énergie extraordinaire et l’obstination presque folle que notre ami apporta à l’exécution de son plan, ayant à lutter dans les circonstances les plus désavantageuses contre un pays de montagnes ou inondé, dans lequel à ce moment-là, les populations étaient soulevées, où Arméniens et Tatares se massacraient, où les brigands étaient maîtres des routes. On verra la malchance terrible qui s’abattit sur Léonida, à la suite d’une faute grave de son mécanicien, l’inouïe ténacité qu’il apporta à réussir quand même, et à essayer, malgré tout, de nous rejoindre à Téhéran.

Laissons donc la parole à Léonida.

*
*  *

Dimanche 7 mai.—A midi à Akstafa. Il pleut. Pour franchir dans la boue le kilomètre qui sépare la gare de la chaussée, il faut une heure. Là, les cosaques m’arrêtent; ils ont l’ordre de ne laisser passer personne à cause des brigands. Je montre la lettre du gouverneur de Tiflis, et ils consentent à me laisser aller.

La route est bonne. J’entre dans les montagnes. Première difficulté, traversée d’un torrent qui a près d’un mètre de profondeur.

Je le passe tout de même. A quatre heures, arrivée à Délijan au pied du col. Malgré qu’on veuille m’empêcher de partir pour Erivan, je me décide à continuer. La montée est si raide que je vais en première vitesse. Je prends de la neige pour refroidir le moteur qui commence à chauffer. La pluie se change en neige. Je suis à près de deux mille mètres, le vent est terrible. Je descends sans accident jusqu’à Elenovka, près du lac Goktcha. Je ne suis plus qu’à quatre-vingt-dix kilomètres d’Erivan.

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Sur le col de Délijan.

Il est six heures et demie. Sans vouloir écouter personne, je file sur Erivan. La route est cette fois bonne, les phares éclairent bien. Avant dix heures j’arrive à Erivan. Impossible d’entrer la voiture à l’hôtel. Je la fais garder par des cosaques au milieu de la rue.

Mardi 8 mai.—Le gouverneur télégraphie aux autorités de la route. A deux heures et demie je pars, après avoir acheté tout ce que je trouve de benzine.

Au sortir de la ville, pendant cinq kilomètres, vieille chaussée délaissée, des trous qui atteignent jusqu’à un mètre de profondeur et pleins de boue, puis une route passable avec de grandes montées et descentes sur laquelle on peut marcher à peu près à quinze kilomètres à l’heure, si on a le cœur solide.

Mais après une dizaine de kilomètres, je m’aperçois que la voiture ne marche plus, bien que le moteur donne régulièrement. J’examine toutes les pièces de transmission, les unes après les autres, et j’arrive enfin à découvrir que l’axe des pignons tourne dans son cône d’engrenage. C’est très grave.

Je démonte la carrosserie, le changement de vitesse, et consolide l’axe du mieux que je puis.

Tant bien que mal maintenant la voiture marche, je retourne vers Erivan. Je n’y arrive pas. A neuf heures, je suis dans un petit village où l’on ne veut pas me recevoir. Il faut que je sorte la lettre officielle pour qu’on me laisse coucher à l’auberge. Toute la nuit, de cinq minutes en cinq minutes, les gardes dans le village s’appellent.

Mardi 9 mai.—A cinq heures du matin, je quitte mon lit de camp. Je pars. Je trouve les routes plus défoncées encore et plus boueuses. J’ai fait à peine trois kilomètres lorsque la machine s’enfonce dans la boue jusqu’aux essieux. Et cette fois-ci hélas! l’axe des pignons se casse complètement.

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QUELQUES INCIDENTS DE VOYAGE (1)
L'axe cassé!

Quatre bœufs me sortent d’un trou. Je perds trois heures à chercher des chevaux et enfin je m’achemine lentement vers Erivan. Sur le bord de la route des centaines de paysans qui m’ont vu passer hier se rassemblent et se moquent de moi.

Que je suis loin de Tabriz!

A trois heures et demie je suis à Erivan. Je suis décidé à renvoyer l’auto inutile à Tiflis par le train. Mais il y a eu un éboulement sur la voie ferrée. Ce petit accident change ma décision. Je prends le parti de réparer tant bien que mal ici et de tenter encore une fois la fortune.

On me trouve un mécanicien; c’est un homme très intelligent et chef du parti révolutionnaire à Erivan. Nous travaillons ensemble. Je renvoie mon interprète qui, lorsqu’on lui demandait dix roubles, me disait vingt roubles. Désormais je me tire d’affaires tout seul avec l’aide du petit manuel de conversations Baedeker.

Mercredi 10 mai.—Réparation de la machine; changement des deux axes; le frein de pied est cassé; on le serait à moins. Je mets la onzième lame à mes ressorts! J’en avais cinq en quittant la Roumanie.

Jeudi 11 mai.—Continuation du même travail. A dix heures du soir, je commence à remonter la voiture.

Vendredi 12 mai.—Départ à onze heures. Marche excellente. Route à peu près bonne et sèche qui serait impossible par la pluie.

A deux heures je déjeune à 66 kilomètres d’Erivan. De là je pars pour Nakhitchévan, assez bonne route, une seule montagne à franchir. Je suis à sept heures à Nakhitchévan que je trouve plein de soldats. Les cosaques veulent m’empêcher de partir pour Djoulfa à cause des brigands. Grâce à la lettre du gouverneur je passe malgré la consigne. Je traverse d’abord la rivière Nakhitchevan sous les yeux de deux mille personnes assemblées sur ses rives. Le courant est violent; l’eau dépasse les essieux et jaillit jusque sur moi. Mais le moteur continue à travailler excellemment et je réussis à passer à la grande stupéfaction de la foule.

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QUELQUES INCIDENTS DE VOYAGE (2)
Passage de la rivière Nakhitchévan.

De l’autre côté de la rivière, je trouve un chemin très difficile et montagneux. Je retombe sur une petite rivière, l’Alingiaciai, qu’il me faut traverser quatre fois. C’est une détestable petite rivière. Elle a des bords escarpés et cache sous l’eau de gros rochers. Je m’en tire sans rien casser, c’est miraculeux. Au sortir de la rivière, c’est une route impossible de trous, de rochers, de boue solide et jaune. Je n’avance pas. Et voilà que tout à coup, je vois à quelques centaines de mètres devant moi, dans la nuit qui tombe, cinq hommes en travers de la route.

J’aperçois leurs fusils. Ce sont sans aucun doute, quelques-uns des brigands annoncés par les cosaques. Il n’y a pas à reculer. Je tâcherai de passer en vitesse et de les prendre par surprise. Heureusement, comme je m’approche d’eux, la route devient meilleure. Je marche à trente kilomètres à l’heure. Ils font signe d’arrêter. Je file droit sur eux: ils s’écartent et je passe. Nous n’avions pas fait cent mètres, que des coups de feu éclatent. Des balles sifflent près de nous; mais nous sommes loin déjà et en sûreté.

Ouf! l’alerte a été vive! Huit kilomètres plus loin, voilà la machine embourbée. Pour la sortir de là, je mets en marche, descends de voiture, et, avec Giorgi, nous nous couchons à plat ventre sous l’essieu que nous soulevons.

Pendant que nous nous apprêtons à monter dans la voiture, un Tatare, surgi on ne sait d’où, me saute dessus. Je suis assez heureux pour lui coller un coup de poing dans la figure, qui l’envoie rouler à terre. Giorgi et moi avons vite fait de le ficeler comme un saucisson. Une fois bien attaché, nous le jetons dans la voiture, et l’emportons à Djoulfa, où nous arrivons sans autre accident, à onze heures du soir après avoir mis cinq heures pour faire les trente kilomètres qui séparent Nakhitchevan de Djoulfa.

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QUELQUES INCIDENTS DE VOYAGE (3)
Le débarquement à Djoulfa.

Nous remettons le Tatare au commandant de Djoulfa.

Je ne puis avoir aucun renseignement sur la route qui va à Tabriz.

Samedi 13 mai.—Je suis sur les bords de l’Arax. Il est impossible de traverser le fleuve avant neuf heures du matin. L’Arax a deux bras; ils sont gonflés par les pluies de l’abominable printemps que nous avons. Le premier bras se traverse sur un bac. Mais la rivière débordée empêche d’arriver au bac et je suis obligé de construire moi-même un pont de planches, pour amener la voiture jusque sur le bac. Je perds ainsi plusieurs heures. Au second bras, il faut embarquer l’auto dans une très petite barque qui n’a que trois mètres trente de long sur un mètre soixante de large. Les autorités s’opposent à l’embarquement.

Enfin j’obtiens l’autorisation et après mille peines j’arrive à installer la machine sur la petite barque.

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QUELQUES INCIDENTS DE VOYAGE (4)
Embarquement sur le deuxième bras de l’Arax.

Nous voilà au milieu du courant rapide. Je débarque sur terre persane enfin. Il m’a fallu sept heures pour la traversée des deux bras de l’Arax. Je pars; j’entre dans les montagnes; ce n’est plus une route, mais un chemin innommable. Je n’ai pas fait cinq kilomètres que dans un grand effort, l’axe casse de nouveau.

Désolation! Des bœufs me ramènent à Djoulfa, où il est impossible de réparer. Que faire? Retraverser l’Arax? rentrer à Tiflis? Jamais. Je décide d’aller à Tabriz, qui est à cent cinquante kilomètres en me faisant traîner par des chevaux. Là je pourrai sans doute réparer. On me demande deux mille francs pour m’y mener. L’aimable directeur de la douane, un Belge, m’arrange l’affaire pour huit cents francs. C’est déjà un bon prix, vous savez.

Dimanche 14 mai.—Départ à quatre heures de l’après-midi seulement. Je voyage toute la soirée et toute la nuit, les quatre chevaux de poste n’avançant dans la montagne qu’avec les plus extrêmes difficultés.

Les terrassements que l’on fait pour l’établissement d’une route russe rendent le passage plus difficile encore.

Je mets douze heures pour couvrir les vingt premiers kilomètres, sans prendre aucun repos. L’axe de devant et la direction tirée par les chevaux à hue et à dia se faussent.

Je rencontre le consul d’Autriche venant de Tabriz, en voiture. Il a cassé deux roues et déclare que je ne pourrai pas passer.

Lundi 15 mai.—Je continue lentement; je trouve sur mon chemin des canaux d’irrigation, qui ont un mètre de large sur un mètre cinquante de profondeur.

Il y en a un tous les demi-kilomètres et chaque fois, il faut faire un pont de planches. A dix heures du soir, j’arrive à Marand, grand village persan. Il est impossible de continuer. Je suis reçu par le gouverneur. Je dors quelques heures enfin!

Mardi 16 mai.—Je démonte la machine de grand matin, prends l’axe et pars pour Tabriz en voiture. Je n’ai pas roulé dix kilomètres qu’une roue de la voiture casse. Je ne suis à Tabriz qu’à dix heures du soir. J’ai mis quatorze heures pour faire les cinquante kilomètres qui séparent Marand de Tabriz. Je couche dans un abominable gîte à l’hôtel de Russie.

Mercredi 17 mai.—La colonie européenne me reçoit de la façon la plus aimable. Je me mets à la recherche d’une pièce d’acier pour refaire l’axe. On ne trouve pas facilement de l’acier à Tabriz. Je suis obligé de fouiller les bazars et de remuer toutes les vieilles ferrailles que j’y vois. Enfin je découvre une pièce ayant servi d’axe à un moteur.

Je passe deux jours avec un mécanicien à tourner l’axe sur un tour à main qui a quatre-vingts centimètres de longueur. Et je cherche de la benzine. Il n’y en a plus.

Enfin on me raconte que le Prince héritier, gouverneur de Tabriz, en a fait venir pour un cinématographe qui ne marche pas.

On me la cède au prix coûtant, et j’en achète cent soixante litres à dix francs le litre, prix qui peut paraître excessif aux Européens mais que l’on trouve très normal lorsque, comme moi, on a fait le trajet entre Erivan et Tabriz, trajet qui a été suivi aussi par cette benzine.

Jeudi 18 mai.—Je pars à la nuit pour Marand et mets treize heures pour y arriver. Il a plu continuellement pendant deux jours. Nous sommes obligés, le cocher et moi, de pousser sans cesse la voiture qui s’embourbe. Le trajet en auto promet d’être accidenté.

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Dans les rues de Marend.

Vendredi 19 mai.—Je remonte la voiture. Je commence à connaître mon métier.

Je pars à midi. Ici l’eau coule dans les rues. Je ne peux faire ces quinze premiers kilomètres qu’en première vitesse. Me voilà sur la terrible montagne Jam. Il y a une boue épaisse et gluante. Sur le plateau, l’auto enfonce et reste en panne. Dans l’effort pour sortir de là, l’axe casse de nouveau! C’est la troisième fois.

J’ai envie de pleurer de rage et de tristesse.

Il faut quatre heures de recherches pour trouver des bœufs. Cinq bœufs et vingt hommes travaillent pour me sortir du trou où je suis.

Je mets trente-deux heures sans une minute de repos pour arriver à Tabriz où je n’arrive que le samedi à huit heures du soir!

Dimanche 21 mai.—Remontage de la machine! je paie cinq cents francs pour un nouvel axe. Il faut deux jours pour le fabriquer. Cependant je visite Tabriz où la colonie européenne me fait fête...

Mardi 23 mai.—Je remonte la machine. Le gouverneur me donne une lettre pour la route, avec droit de réquisition.

Je promène mes aimables hôtes en voiture dans Tabriz.

Les Persans s’effarent à travers les bazars. On n’a jamais vu d’auto ici.

A une heure et demie je pars au milieu d’une grande manifestation de la colonie européenne. Jusqu’à ce que je sois sur le haut du plateau, le chemin sera très dur. J’aurai quarante rivières à traverser sans pont, et les grandes montagnes escarpées qui flanquent de toutes parts le plateau de l’Iran et en font une forteresse presqu’inaccessible. Je suis bientôt dans les montagnes, des rochers sont tombés sur le chemin; il y a des éboulements; il faut faire un travail de terrassier pour pouvoir passer. Sur la montagne Chiblin je trouve des pentes de 30 degrés. Je marche continuellement en première vitesse. Je mets quatre heures pour faire les vingts premiers kilomètres. J’arrive à dix neuf cents mètres d’altitude, étant parti de Tabriz qui est à onze cents mètres.

Je suis obligé tant la route est dure d’atteler des bœufs pour aider le moteur. Soudain l’axe se casse de nouveau. C’est la quatrième fois! Je suis abîmé de fatigue et de chagrin. Enfin j’amène la voiture jusqu’à un caravansérail et pars à cheval pour Tabriz avec un guide persan. J’y arrive à une heure du matin. Jamais je ne pourrai dire l’impression désolée de ce Tabriz mort au milieu de la nuit.

Mercredi 24 mai.—J’envoie des bœufs chercher la voiture. Cette fois-ci, je renonce à aller plus loin. Voilà quatre fois que je répare l’axe cassé primitivement par Giorgi. Je n’en puis plus.

Je décide de démonter la voiture et de l’envoyer par chameaux à Erivan. Je fais un prix avec un chamelier. Il me demande quatre mille francs. Épouvanté du prix, je décide coûte que coûte de refaire un axe et de rentrer en auto sur Tiflis. Je trouve avec une peine inouïe un morceau d’acier que je paie cent cinquante francs et je suis obligé de donner cent francs au mécanicien.

Jeudi 25 mai.—La machine revient traînée par des bœufs.

Il y a de sinistres nouvelles du Caucase russe. Le pays autour d’Erivan est soulevé; on s’y massacre. Les communications sont interrompues entre Djoulfa et Erivan. La route est fermée pour le retour. Que faire? Aller de l’avant. Essayer encore de gagner Téhéran et de rejoindre mes amis, qui, plus heureux que moi, doivent être dans la lointaine Ispahan à cette heure.

Vendredi 26 mai.—Essai de la voiture et du nouvel axe. J’engage un goulam, ex-cocher du prince héritier qui déclare le trajet impossible.

Je l’emmène avec moi autour de la ville pour lui montrer ce que l’auto peut faire. Les caniveaux sont si durs que je suis obligé de construire des ponts pour les passer.

Dans la traversée d’une rivière, l’auto tombe dans un trou. Impossible d’en sortir. Je passe toute la nuit sur le siège, l’eau coule sous mes pieds. En outre il tombe une grande pluie.

Vers cinq heures du matin, une panthère vient boire non loin de moi.

Samedi 27 mai.—A 10 heures des bœufs me sortent du trou, grande et générale revision de la voiture, j’enlève l’eau des cylindres, j’huile partout; je retourne à Tabriz, et me prépare au départ. Sur les conseils du goulam, j’achète une hache, une pioche et une pelle, des madriers de quatre mètres, pour passer les crevasses. J’aurai besoin de bœufs en cinq endroits que le goulam m’indique. Quand le prince héritier part, il a deux mille hommes de corvée, trois voitures, des roues et des ressorts de réserve.

Dimanche 28 mai.—Je pars avec le goulam. Je ne puis décrire les difficultés de la route qui sont encore augmentées par les terrassements que l’on prépare pour la nouvelle route russe qui mènera de Tabriz à Kaswyn. Sur les crevasses profondes, je dois faire des ponts. J’arrive à couvrir 78 kilomètres en 18 heures; c’est du quatre à l’heure.

Je passe les relais de Seitabab (24 k.), Hagiaga (24 k.) et atteins à dix heures du soir Ghigin (30 k.) où je couche dans la voiture. Je suis parti à 4 heures du matin.

Lundi 29 mai.—Départ à 8 heures. Je suis de plus en plus dans les montagnes; je traverse des torrents à rives abruptes. Je passe Turkmanchaï (30 k.) et arrive à Mianeh (30 k.) où je couche dans la voiture.

Mardi 30 mai.—Je suis au pied d’une grande montagne. On perd toute la journée à me chercher des bœufs; je ne pars que le soir avec un attelage de douze bœufs que je regrette bien de ne pouvoir photographier. Je marche pendant toute la nuit et je couvre ainsi dans les 24 heures, 18 kilomètres.

Mercredi 31 mai.—Belle journée de fatigue; je ne sais comment Giorgi et moi y résistons. Nous ne trouvons que des œufs dans le village et encore faut-il battre les gens pour les avoir. Nous faisons tout de même 72 kilomètres aujourd’hui, passons Serchem (30 k.), Achmazer (24 k.) et arrivons près de Nickbey (30 k.).

1er juin.—Nous continuons à marcher 14 et 15 heures par jour. Le soleil devient brûlant. Nous sommes maintenant sur le haut plateau de l’Iran, mais il y a encore plusieurs chaînes de montagnes à traverser avant d’arriver à Sultanieh, et de là gagner Kaswyn où je trouverai la grande route Resht-Téhéran où mes amis ont dû passer voilà trois semaines déjà.

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La route! Entre Tabris et Zendjan.

Je traverse Zendjan, puis recommence une nouvelle ascension. La machine tire formidablement; il y a des cahots énormes; les roues s’engagent dans des crevasses. Soudain les deux roues d’arrière entrent dans une fissure, et dans l’effort que fait le moteur pour les en arracher, l’axe des pignons casse. C’est la cinquième fois! Cette fois-ci plus rien à faire. Je suis même trop fatigué pour me laisser aller au désespoir. Je ne sens plus rien. Ce qui m’arrive n’a pas l’air de m’arriver à moi, c’est comme si on me le racontait.

Il ne nous reste qu’à retourner sur nos pas, traînés par des bœufs qui n’auront pas de peine à couvrir autant de chemin dans la journée que j’en faisais à l’aller lorsque la machine marchait.

On me trouve six bœufs. Il faut la lettre du gouverneur pour les avoir, de force plus que de gré. Je n’ai plus de provisions; les villageois n’ont même pas des œufs; je dois sortir mon revolver pour les obliger à me donner ce qu’ils ont caché et qu’ils me font payer un prix excessif. Et pendant une semaine entière, je marche sur Tabriz traîné par des bœufs lents, dans ma pauvre voiture cahotée.

Il me faut une semaine pour couvrir ce que j’avais fait en cinq jours à l’aller. Voilà le seul gain qu’il y a à voyager en auto entre Tabriz et Kaswyn. On gagne deux jours par semaine sur les bœufs.

Mercredi 7 juin.—Je suis de nouveau à Tabriz. La colonie européenne me reçoit chaleureusement. Les consuls me donnent des attestations disant que j’ai fait l’impossible en ce pays affreux. Je trouve un axe prêt, car j’avais télégraphié de Zendjan. Maintenant, je n’ai plus qu’une hâte: rentrer à Tiflis coûte que coûte. Comment ma voiture tient-elle encore?

Jeudi 8 juin.—Je pars à huit heures du matin. Je retrouve la même route détestable et dangereuse qu’à l’aller, mais immense progrès! il n’y a plus de boues. Le temps s’est mis au beau. On peut rouler, avec précautions, partout. J’établis un prodigieux record. Par-dessus les montagnes et à travers les vallées, j’arrive à 5 heures de l’après-midi à Djoulfa d’une seule traite.

Là, au lieu de me reposer, je décide de traverser immédiatement l’Arax. La traversée du premier bras en barque se fait sans peine. Au second, je prends le bac. Mais pour passer du bac à terre, il faut un pont de planches. Je le fais, je m’engage dessus... Un craquement sinistre!... Les planches cassent, voilà la voiture qui tombe à l’eau. Elle en a jusqu’au haut des roues. Impossible de trouver du monde pour m’aider à sortir de là. Il faut attendre le matin. Je passe toute la nuit sur le siège au-dessus de l’eau qui coule autour de moi.

Vendredi 9 juin.—Bœufs et chevaux me sortent de la rivière. Je repars. Ici il a plu constamment, les routes sont impossibles. Je trouve des marécages.

Je suis obligé de mettre des planches devant l’auto; je fais quatre mètres; je retire les planches derrière et les mets devant; j’avance de nouveau et je recommence. Il me faut des heures pour passer ce marécage, qui n’a que quelques kilomètres.

Plus loin au passage de la petite rivière, je prends le parti d’en remonter le cours pendant trois kilomètres pour éviter d’en franchir quatre fois les berges escarpées.

J’enfonce dans la rivière Alingiaciai. De nouveau, il me faut des bœufs pour me tirer. Je mets dix heures et demie pour faire trente kilomètres. A onze heures du soir, j’arrive près de Nakhitchévan. Tout le pays est en révolution. Le village est barricadé; je suis obligé de dormir sur la route dans la voiture.

Samedi 10 juin.—A quatre heures et demie du matin, je traverse le village. Arméniens et Tatares s’y massacrent.

Je compte jusqu’à dix chariots pleins de morts. De leurs terrasses les habitants se fusillent à distance. Pourtant on me laisse passer. Personne ne fait même mine de m’attraper.

Je n’ai plus d’huile pour le moteur. J’achète de l’huile de table. Il faut arriver. Dans tous les villages que je traverse on se bat. Partout il y a des soldats. Je dors de nouveau sur la route près d’Erivan.

Dimanche 11 juin.—Erivan est en révolution. Pour le traverser, il me faut l’autorisation du chef du parti révolutionnaire.

C’est cet excellent mécanicien qui m’a refait mon axe à l’aller. Il m’accompagne à travers la ville. Je vois des Arméniens jeter des bombes sur des maisons tatares, des Tatares fusiller des Arméniens. Je file sur Délijan et Akstafa où je prendrai le train.

La route est ici sèche, j’avance. Pendant les vingt derniers kilomètres, je n’ai plus d’eau dans le moteur! Impossible d’en trouver. J’avance tout de même; tant pis pour la voiture, je veux arriver. Le moteur continue à marcher comme s’il était rafraîchi par l’eau. J’arrive enfin à Asktafa. Je prends le train et le lundi 12 juin, je suis à Tiflis. Le lendemain matin, mes compagnons descendent du train de Bakou.

Ils ont été jusqu’à Ispahan, et, en auto, jusqu’à Koum, au centre de la Perse!...

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CHAPITRE XI
LA DERNIÈRE ÉTAPE

Tiflis, 12 juin, 9 heures du soir.—Nous sommes sur le quai de la gare, prêts à prendre le train pour Batoum. Nous quittons sans regret Tiflis où l’on ne parle que de troubles et d’assassinats politiques.

Le train est bondé; grande agitation dans la gare. Comme nous causons devant notre wagon avec le colonel de Tamamchef qui jusqu’à la dernière minute a voulu nous accompagner, je sens qu’on tire mon pardessus. Je me tourne et vois un homme agenouillé à côté de moi. Le manteau dont il est revêtu ne dit pas la misère et il est coiffé d’un bonnet pas trop usé. Avant que j’aie pu bouger, il me prend la main et me la baise deux fois; je sens ses lèvres molles appuyer sur ma chair; je frissonne de dégoût, et m’écarte vivement. Pourquoi cet homme qui est vêtu comme moi s’abaisse-t-il à me baiser la main? Je voudrais le frapper, tant je suis écœuré de le voir s’humilier ainsi... L’homme n’a pas bougé; il reste les mains suppliantes. Je cherche de l’argent dans ma poche. Je m’approche et lui donne quelques pièces blanches; alors il saisit le pan de mon pardessus et de nouveau le baise.

Je ne puis dire à quel point cette courte scène me révolta. A y réfléchir, je ne sais pourquoi, mais j’eusse préféré qu’il me tombât dessus à coups de poings.

Je n’oublie pas le frisson de dégoût qui me secoua lorsque ces lèvres s’appuyèrent sur ma main.

Batoum, 13 juin.—A Batoum, nous n’avons qu’une idée: trouver des charretiers pour emmener nos malles, nos caisses d’objets persans et nos valises de la gare au port. Les charretiers ne sont pas en grève et à onze heures nous sommes à bord de la Circassie de la Cie Paquet.

Nous trouvons là un déjeuner à la française, un commandant plus que français, marseillais. A quelques dizaines de mètres de nous, à terre, ce sont les grévistes, les patrouilles de cosaques, les faces alarmantes des rôdeurs de toutes nationalités qui flânent sur les quais, c’est la sainte Russie, ses émeutes, ses massacres. A bord la paix, la sécurité enfin gagnée, la langue maternelle, quel soulagement!

Le temps est couvert. Bientôt une forte pluie tombe et masque les montagnes boisées qui entourent Batoum. Il pleut ici près de trois cents jours par an; la chute d’eau est de deux mètres soixante chaque année, plus de trois fois celle que nous avons dans le climat parisien.

Vers six heures nous levons l’ancre. La mer est calme.

Villes d’Asie Mineure.—Trébizonde, 15 juin.—La Circassie est notre yacht. Nous faisons à petites journées les escales de la côte sud de la mer Noire, voyage exquis où nous nous reposons et rêvons à loisir devant les décors changeants qui passent sous nos yeux. Le bateau ne marche que de nuit. Au petit jour il s’arrête dans une rade nouvelle.

Nous dormons dix heures sur les lits étroits, mais lits tout de même, du bateau, et, quand je me réveille, nous sommes en face d’une double baie. Des collines rapides descendent vers la mer. Les maisons qui les couvrent nous regardent de tous leurs yeux. Des arbres se mêlent aux maisons. En haut dans les rochers un couvent inaccessible, semble-t-il; çà et là quelques minarets effilés et blancs. A mi-hauteur sur la verdure fraîche d’un pré qui est sans doute un ancien cimetière, des cyprès séculaires, sombres et immobiles, me rappellent un tableau de Puvis de Chavannes vu jadis. Des murs énormes en ruines, restes de quelque château-fort, bordent un ravin. Près de la mer sur les bâtiments de la douane, flotte le drapeau rouge au croissant d’or. Nous sommes en Asie de nouveau, devant une ville au nom évocateur d’un Orient fabuleux, Trébizonde.

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Trébizonde vu de la mer.

Aucun batelier ne veut nous mettre à terre. Ceux qui viennent au bateau apportent des fruits et des légumes. Le transport des passagers leur est interdit. Si l’un d’eux nous prenait, il serait jeté en prison sur la plainte des bateliers qui ont le monopole du service des voyageurs. On comprend ici la liberté de travail à la façon américaine. Trébizonde rivalise avec Chicago.

Finalement le commandant met le youyou à notre disposition.

A terre, nous prenons des voitures et un guide, gentleman accompli au fez rouge, et nous partons à travers la ville qui est construite sur trois collines et dans le fond de deux vallées, lesquelles collines et vallées descendent précipitamment à la mer. Maisons petites, mais solides, rues en pente raide, mais de bon macadam, ponts de pierres. Trébizonde est une ville riche, affairée. Les Turcs qui l’habitent sont manifestement d’une race forte, faite pour conquérir et dominer; je vois des vieillards à la figure belle et fine, des marchands avisés, des ouvriers et manœuvres infatigables.

Les bazars de Trébizonde ne sont pas couverts. Nous flânons dans le dédale des petites rues étroites où d’actifs artisans assis sur leurs talons travaillent le cuir, le bois ou les métaux précieux. Au milieu du bazar nous traversons une ancienne maison carrée construite au quinzième siècle par des Génois qui faisaient le commerce de l’Orient. Elle a d’énormes portes de fer et d’épaisses murailles de pierre. Il est assez émouvant de voir ce palais italien de la première renaissance dans le bazar d’une ville asiatique.

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Palais génois du XVe siècle à Trébizonde.

Le charme évocateur de Trébizonde est puissant. Les Dix mille et Xénophon s’y reposèrent; elle fit partie de l’empire byzantin et les Grecs y construisirent des églises qui sont encore debout. Puis les Commène y régnèrent dans des palais superbes, les Commène dont les femmes et les filles furent renommées pour leur beauté dans le monde entier. Vinrent enfin les Turcs sous Mahomet II. Les fortifications et quelques murs des demeures des Commène subsistent. On a creusé de petites maisons dans les vieux remparts; des arbres poussent entre les pierres rongées par le temps.

Nous visitons des églises byzantines dont quelques-unes ont conservé des fresques anciennes, des linteaux de porte ou des ambons de belle sculpture ornementale. Plusieurs d’entre elles sont devenues des mosquées, dans lesquelles, à notre grande surprise, on nous laisse entrer, non sans nous avoir préalablement déchaussés. Les mosquées où nous pénétrons ne contiennent rien d’intéressant. Les femmes voilées et les mosquées défendues, un des mystères attirants de la Perse!

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Cimetière à Trébizonde.

Nous voyons au hasard de nos courses d’admirables cimetières où les herbes folles poussent autour des anciennes pierres sculptées que gardent des cyprès séculaires. Ces cimetières nombreux forment de beaux et mélancoliques jardins au cœur de la ville.

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Cimetière turc à Trébizonde.

Nous grimpons à un couvent grec au sommet de la colline. La dernière partie de la course se fait à pied. Nous gravissons un sentier abrupt, puis des marches et arrivons dans l’enceinte du couvent. Là, groupés de façon pittoresque sur deux terrasses, sont les bâtiments du couvent, un portique qui semble pris d’une fresque de Fra Angelico et sous lequel des nonnes filent de la laine à l’aide de vieux rouets d’une forme bizarre, une petite église, une chapelle taillée dans le roc. Sous la conduite d’un prêtre à barbe blanche, nous entrons dans le couvent: dans chaque chambre une nonne travaille à un métier à tisser la toile.

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Monastère orthodoxe à Trébizonde.

De la terrasse supérieure, la vue est admirable sur Trébizonde étalée à nos pieds. Nous dominons la ville de si haut que les deux crêtes et les deux vallées dont nous avons franchi les pentes raides semblent sur un même plan. Les ruines du château d’Alexis Commène montrent leurs murs noircis encore debout; les toits des maisons pressées les unes contre les autres sont couverts de tuiles au ton chaud; des minarets blancs élancés mettent une note claire dans le paysage où les cimetières font des taches de verdure. Dans les trois petites baies la mer vient mourir en franges d’écume sur le sable et s’en va, bleue ou glauque suivant la lumière, jusqu’à l’horizon lointain.

Nous goûtons dans un café en plein air, buvons une tasse de moka et mangeons du rahat parfumé à la rose et à la vanille.

Fatisa, 16 juin.—Une petite ville au fond d’un golfe. Nous y embarquons quelques douzaines de sacs de noisettes. Nous n’avons pas touché à Kérasonde. La raison pour laquelle nous manquons cette escale pittoresque est inattendue: une baisse du prix des œufs sur le marché de Londres et sur celui de Paris. Alors les habitants de Kérasonde, avertis par télégramme, refusent de livrer des œufs frais. Toutes ces petites villes sur la côte de l’Asie-Mineure exportent des œufs par millions. Il faut une semaine pour les réunir, dix jours de bateau pour Marseille, trois jours de Marseille à Paris. Voilà des œufs de plus de trois semaines que l’on nous vend comme frais à Paris. Je déclare que dès mon retour, j’achète des poules.

Unie.—Ici, malgré la baisse, nous embarquons quelques dizaines de milliers d’œufs. Le temps est gris, il pleut par moments, mais la mer est calme.

Sans quitter le pont du bateau où nous sommes allongés sur de confortables chaises longues, nous nous contentons de parcourir la terre des yeux.

Nous ne nous lassons pas de parler des inoubliables journées que nous avons vécues, l’idée que nous touchons au terme de notre voyage nous oppresse. Nous avons subi tant de fatigues, connu tant de privations, traversé tant d’heures grises et difficiles, partagé tant de joies aussi; nous avons eu des journées d’une si belle humeur, d’une gaîté si franche, que maintenant nous ne pensons pouvoir nous séparer; il semble que nous devons continuer à aller ainsi à travers la vie tous ensemble.

Nous songeons à ce que nous avons fait et nous en avons un peu de fierté, je l’avoue. Qui donc oserait se présenter sans trembler à l’épreuve à laquelle nous nous sommes soumis? Dans le train de notre existence ordinaire, nous ne nous montrons les uns aux autres qu’en cérémonie, vêtus de nos habits les meilleurs et avec nos âmes de luxe. Nous ne nous demandons rien; nous ne voulons rien nous sacrifier non plus. Nous ne passons avec les autres que quelques minutes ou quelques heures par jour, heures artificielles et charmantes, où nous semblons appartenir à une humanité dégagée de toutes préoccupations autres que de vivre élégamment et de cueillir sans effort des fleurs qui attendent d’être détachées de leur tige par notre main. Si nous avons des soucis, nous les laissons chez nous; si nous sommes fatigués, nous sourions; si nous avons envie de pleurer, nous dansons. Voilà la société, voilà comment nous voyons nos semblables.

Mais ce voyage, cette intimité coude à coude de chaque instant, la nécessité de supporter bravement, en public, les mille ennuis de la route, l’inconfort, la fatigue, les déceptions, la faim même, ce spectacle de nous-mêmes que chacun offrait à chacun tout le long du jour, l’impossibilité de s’isoler, cette étude de nos caractères où nous n’avions que trop le loisir de nous complaire, chaque mouvement de notre âme, chaque saute de notre humeur enregistrés aussitôt par d’attentifs témoins, cette communauté de vie si totale où il n’y avait feinte qui fût possible, ni masque qui ne tombât, où nous nous montrions finalement, malgré toutes les ruses, nus et tels quels,—ce voyage, quelle épreuve franche et complète de nous-mêmes! L’intimité qui est née entre nous ne doit rien à l’engouement d’un instant. Et nous restons mélancoliques à penser que la vie qui nous a réunis d’une si puissante étreinte va nous séparer dans peu de jours.

Samsoun, 17 juin.—Une petite ville insignifiante quand on la voit de la mer. Mais lorsque nous descendons à terre, nous trouvons des rues ombragées, une place animée, une mosquée dans les arbres, une fontaine de marbre.

Nous allons à la manufacture de tabac où la régie fabrique d’excellentes cigarettes. Nous sortons de ville et faisons quelques kilomètres en voiture sur la route d’Amasia. Le cocher effrayé nous montre une vallée déserte et nous fait comprendre qu’il y a là des brigands tatares. Nous ne sommes plus à nous effrayer des Tatares. Mais le cocher ne veut pas continuer et nous ramène à Samsoun.

A bord, nous prenons, entre hommes, un bain dans la mer Noire.

Inéboli, 18 juin.—Notre dernière escale avant Constantinople. Nous sommes sur le lac de Lucerne. Les collines brisées descendent jusqu’à l’eau. Inéboli, ce sont de petites maisons forme châlets, aux balcons de bois, galeries ouvertes, toits à l’ample avancée.

Un passager nous remet une liasse de journaux. Il y a longtemps que nous en avons été privés. Nous en dévorons cinq ou six et nous en donnons une indigestion. Nous n’en voulons plus lire jamais.

La Circassie continue à longer la côte. Ce pays serait d’une extrême richesse, s’il était cultivé. Mais il n’a pas de routes. Et, en dehors des villes, l’insécurité est grande. Tel quel, il produit des œufs, du bétail, de l’orge, du tabac, des noisettes en abondance.

Et maintenant nous approchons du Bosphore. Nous avons été pris au charme de cette vie paresseuse sur l’eau. A peine une habitude agréable est-elle formée qu’il faut la briser...

La princesse Bibesco a enfermé en quelques vers précieux le parfum de notre voyage sur la mer Noire. Je les donne ici.

REGRET SANS FIN

En souvenir des côtes d’Asie-Mineure.

O pays que nos yeux ne doivent plus revoir!
Où nos voix n’ont été qu’un seul jour entendues.
Villes que nous avons atteintes et perdues
En l’espace qui va d’un soir à l’autre soir,
Ports d’où nous repartions à la lune naissante,
N’aviez-vous pas au cœur de vos mille jardins
La retraite où devaient s’accomplir nos destins
Et dont la porte ouverte attestait une attente?
Vous viendrez nous troubler dans nos nuits d’Occident,
Villes roses de l’aube où nous vous avons vues.
Avec les escaliers de vos petites rues,
Vos toits, vos ponts, vos cours où grince un puits strident.
Éternellement verts en leur printemps d’Asie,
Vos jardins de tombeaux fleuris de liserons,
De quel regret sans fin nous les désirerons,
Oasis que déjà nous nous étions choisie!
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Le Bosphore.

19 juin.—C’est l’entrée étroite du Bosphore, ses rives escarpées, les demeures impériales, les bois de pins, le ciel chargé de vapeurs lumineuses comme le ciel d’un tableau de Delacroix; c’est l’assaut des souvenirs qui nous battent l’esprit; c’est, montant dans les brumes d’argent, des palais, des mosquées, des tours, des maisons, la plus belle ville du monde: Constantinople.

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