Lettres à Françoise
X
Il y a des gens qui se disent cultivés, chère Françoise, et qui, suivant la formule d’un couplet célèbre, ne sont pas du tout cultivés. Ou plutôt, ayant subi une culture plus ou moins défectueuse, ils se contentent de ce réconfortant souvenir. J’ai connu un étudiant qui, durant un an, prit toutes ses inscriptions à la Faculté de droit de Paris; jamais il n’assista à un cours; jamais il n’ouvrit un livre; jamais il ne passa d’examen. Il dit aujourd’hui: «Quand je faisais mon droit...»
Méfions-nous de ce préjugé singulier en vertu duquel la culture d’un esprit consiste à avoir pris des inscriptions, ou même à avoir suivi des cours! Un esprit et une terre méritent l’épithète de «cultivé» quand l’effet de la culture persiste. La campagne romaine fut une des plus fertiles du monde; dira-t-on pour cela que le steppe splendidement stérile déroulé aujourd’hui entre Saint-Jean-de-Latran et les monts Albains est une terre cultivée? Elle le fut, et ne l’est plus. Beaucoup d’entre nous devraient dire, pour parler vrai: «Je fus cultivé.»
J’engage la plupart des gens du monde, et même bon nombre d’intellectuels, à faire sur ce point leur examen particulier. Que l’un de nous s’enferme dans une chambre avec de l’encre, une plume, du papier blanc, et rédige un mémoire de sa science, sur une matière qui ne soit pas sa spécialité, son métier. Qu’un ingénieur, par exemple, résume, sans le secours d’aucun livre, ce qu’il sait d’histoire littéraire, ou un notaire ce qu’il sait de géométrie. Aucun de nous ne remplira cinq pages: et le texte de ces pages déshonorerait un élève de cinquième. Autre expérience: réunissez dix personnes prétendues cultivées, proposez-leur la composition scolaire la plus facile: pas une n’en viendra à bout. Il n’y en a pas une sur cent qui soit capable de retrouver sans préparation le nom et la place des provinces de l’Espagne, la théorie de la multiplication, le sens de cinq vers de Virgile pris au hasard, l’explication du phénomène de la rosée. Pourtant, tous, nous avons suivi des cours secondaires. Nous avons passé des examens. Un certain jour, quand nous prîmes congé de nos maîtres, ils nous dirent: «J’ai enseigné.» Et nous leur dîmes: «J’ai appris.»
Qui trompait l’autre, du maître ou de l’élève?
Ni l’un ni l’autre. Ou plutôt le maître et l’élève se trompaient d’accord, ayant vécu dans une erreur commune, plus ou moins volontaire, sur le sens d’un petit mot essentiel en pédagogie: le verbe SAVOIR.
J’entends, moi, ce mot dans un sens très étroit, très précis: le sens de posséder. Si savoir ne signifie pas posséder, il ne signifie rien du tout. On sait l’anglais, par exemple, quand on peut le comprendre, le parler, le lire et l’écrire sans l’aide du lexique et de la grammaire. Si l’on a besoin d’un recours fréquent au lexique et à la grammaire, on ne sait pas l’anglais, on est en route vers la science de l’anglais. De même, une fois qu’on a défini les notions que contient la géographie élémentaire, on devra dire: «Cette élève sait la géographie élémentaire», quand elle possédera lesdites notions sans le secours du livre et d’une façon définitive.
Ce dernier point aussi est d’importance. De ce qu’une de vos compagnes, Françoise, répond parfaitement en classe sur la leçon du jour, on ne peut pas conclure qu’elle en saura la moindre bribe huit jours après. Et je ne parle pas seulement de la mémoire, mais de la compréhension proprement dite. Il est plusieurs degrés de «comprendre» comme il est plusieurs degrés de «se rappeler». Cela est surtout sensible en mathématiques, où le rôle de l’intelligence est si prépondérant qu’il exclut presque celui de la mémoire. Vous m’avez cité des théories d’arithmétique, chère enfant, que vous avez comprises un jour, et que vous ne compreniez plus. Le déclic intellectuel s’était soulevé un instant, puis était retombé... Il fallait s’efforcer de nouveau pour le faire jouer. Le jour où l’on a trouvé le moyen de soulever ce mystérieux déclic à l’état permanent, on a vraiment compris.
Eh bien! dans la plupart des classes, enseignement officiel ou enseignement libre, il existe entre maîtres et élèves un accord tacite pour vivre dans «l’illusion de comprendre» et dans «l’illusion de savoir». La surcharge insensée des programmes force à courir la poste à travers la science; la nécessité des examens contraint à apprendre pour une date déterminée, tandis qu’on doit apprendre pour toujours. Ainsi la classique image du tonneau des Danaïdes s’applique exactement à l’œuvre de ces pauvres maîtres, versant infatigablement la science dans l’oreille de l’élève—la science qui, selon le mot pittoresque des bonnes gens, «lui ressort par l’autre».
Surtout en matière d’enseignement secondaire, ce procédé est déplorable. Car nous avons vu, Françoise, que le but de l’enseignement secondaire est la culture générale: ce qu’on y apprend est utile à savoir tout le long de la vie. On rencontre souvent des personnes qui vous disent: «A quinze ans, je parlais l’anglais couramment; mais, aujourd’hui, je n’en sais plus un mot.» Elles auraient mieux employé leur temps à ne point l’apprendre, car c’est justement hors de l’école que les langues vivantes sont d’un usage avantageux.
Notre procédé pédagogique sera juste le contraire de celui-là. Nous tiendrons pour nulle et non avenue toute leçon que l’élève n’aura pas définitivement comprise et définitivement retenue. Aucun esprit, pour borné ou léger qu’il soit, n’est absolument réfractaire à la bonne façon d’apprendre: la preuve, c’est que certaines parcelles de nos études secondaires, par hasard mieux apprises et mieux comprises, surnagent malgré tout dans le naufrage général. Au delà d’un certain effort, l’esprit s’assimile définitivement la chose apprise.
Mais, naturellement, pour apprendre ainsi, il faut beaucoup de temps. D’autre part, le programme de la culture générale comprend beaucoup de matières. Si l’on supprime une seule de ces matières, la culture cesse d’être générale. Le problème de l’enseignement secondaire serait-il donc insoluble?
Point du tout, ma nièce. La solution consiste tout simplement à ne pas perdre de vue l’objet même de cet enseignement. Être cultivé, ce n’est pas, avons-nous dit, être érudit en quoi que ce soit: c’est n’être, en quoi que ce soit, un ignorant. Il ne s’agit donc pas de faire sur chaque matière de petits savants, de petites savantes; il s’agit de donner à l’esprit adolescent ce que Molière appelait des clartés de tout. Des clartés et non des obscurités ou de confuses pénombres,—comme je vous le faisais remarquer à la fin de ma dernière lettre. Ce que l’enseignement perd en étendue, il le gagne en profondeur: et encore la perte en étendue est-elle seulement apparente, puisque le soi-disant savoir étendu n’est que superficiel et s’efface aussitôt.
Ainsi se définit logiquement le rôle de l’éducateur. Il fournit à l’élève des notions de tout; il les donne très précises, très bien coordonnées; il exige que l’élève les possède, c’est-à-dire les comprenne et les retienne comme les mots de la langue. Mais ces notions ne doivent nullement viser à l’érudition: on en exclura tout ce qui excède le savoir d’une personne moyennement cultivée. Pour en fixer le programme, on se posera toujours cette question: «Que devra savoir l’élève, non pas pour passer un examen plus ou moins arbitraire, mais pour s’accommoder utilement et agréablement de la vie?» Et le programme des connaissances qui doivent rester dans un esprit cultivé, lorsque cet esprit a trente ans, sera le programme de ce que nous enseignerons à l’esprit de quinze ans, sans plus.
Maintenant, chère Françoise, si vous voulez apprécier combien les méthodes en usage sont différentes de celles-là, ouvrez n’importe quel ouvrage pratiqué dans les collèges secondaires de filles ou de garçons. Ouvrez la géographie de Lavallée, les histoires de Dauban, les manuels d’histoire naturelle d’Aubert, les grammaires. Vous tomberez d’accord avec moi qu’une personne qui posséderait un quelconque de ces ouvrages serait, en la matière, véritablement érudite. Et c’est tous à la fois qu’on prétend inculquer à l’élève! Même intelligent et studieux, l’élève ne retient de tout ce fatras scientifique qu’un infime résidu, composé d’éléments disparates... Encore une fois, n’est-il pas plus logique de composer à l’avance ce résidu d’éléments essentiels, bien alliés ensemble, et de s’en tenir là?
Cette doctrine, ma jolie nièce, est d’une évidence presque grossière. Je n’aurai garde, cependant, de négliger les objections.
Les défenseurs de ce que nous appellerons l’enseignement en surface nous disent:
—Il faut offrir à l’élève bien plus de notions qu’il n’en doit retenir, parce que, forcément, il se fait à la longue une déperdition, une évaporation plus ou moins importante dans ce jeune esprit. Vous aurez beau réduire le nombre des notions, il s’en évaporera toujours quelque peu. Avec votre enseignement minimum, l’élève ne conservera presque rien.
Je réponds:
—Il ne s’évaporera rien du tout, parce que l’élève recevra le petit nombre des notions qu’on lui impose à un état de densité et avec une force de pénétration qui ne leur permettent plus de s’évaporer. Dame! il faudra naturellement beaucoup plus de temps pour enseigner ainsi. Aussi cherchera-t-on à enseigner un très petit nombre de choses; mais au moins, une fois enseignées, ces choses feront vraiment et définitivement partie de la fortune intellectuelle de l’élève.
Autre objection, cousine de la première:
—Vous ôtez toute indépendance à l’esprit de l’élève, en lui imposant un programme absolu et en lui défendant de le dépasser, même s’il le trouve trop étroit. Il faut que l’élève choisisse lui-même, au milieu d’aliments intellectuels abondants, ce qui convient à son génie particulier.
Je réponds hardiment:
—Tout cela, indépendance de l’élève, choix des aliments intellectuels, ce sont, pour ce qui concerne l’enseignement secondaire, pures fariboles. L’enseignement secondaire, je l’ai dit et le répéterai, est à la fois une éducation et une tutelle. Ah! si vous me parliez de l’enseignement supérieur, il en irait tout autrement. Alors il convient de respecter le génie de l’élève, de le laisser butiner où il lui plaît, inventer ses méthodes de travail. Mais, de grâce, songez à ce que sont un garçonnet, une fillette de dix ans, ou de onze, douze, treize, quinze ans même! Vous vous imaginez qu’ils vont «choisir» dans le tas des notions dont vous les accablez? C’est le hasard qui choisira pour eux, au petit bonheur de leur attention distraite; ou, pour quelques-uns, en effet, une sorte de génie bizarre qui les porte à collectionner telle série de faits comme ils collectionneraient des timbres-poste... Je me souviens qu’un jour, assistant à des examens de baccalauréat, j’entendis un candidat réciter à l’examinateur les profondeurs moyennes de la Loire, de ville en ville, depuis Orléans jusqu’à Saint-Nazaire. L’examinateur le félicita... Examinateur, j’aurais refusé le candidat; recteur, j’aurais fait révoquer le maître qui avait favorisé ou toléré un si sot usage de la mémoire.
D’ailleurs, qui parle ici d’attenter à l’indépendance intellectuelle de l’élève? Il ne s’agit point de l’empêcher de lire, d’écouter, de réfléchir au delà de ce minimum qu’on lui enseigne. Il s’agit de ne pas lui laisser ignorer ce qui est essentiel, et, le lui ayant appris, de ne pas le lui laisser oublier. Il s’agit de ne pas souffrir qu’il comprenne à moitié ce qui, sous peine de ne plus rien comprendre au delà, doit être compris tout à fait.
Je ne prétends nullement, Françoise, avoir inventé ces principes. Non seulement ils sont très vulgaires, mais ils sont appliqués scrupuleusement par une catégorie de maîtres que les intellectuels regardent comme inférieurs, à cause de l’objet de leur enseignement: les maîtres d’armes et les maîtres d’équitation. Les uns et les autres commencent par enseigner à l’élève un programme de gestes fixes, par exemple: parer le contre de quarte ou faire exécuter au cheval une demi-volte. Ils ne se contentent pas d’indiquer ces gestes à l’élève, bien qu’aucun d’eux ne présente de difficulté ardue. Il les lui font répéter et répéter jusqu’à ce que l’élève les exécute sans même avoir besoin de réflexion, avec l’infaillibilité de l’instinct. Alors seulement l’élève est autorisé à se livrer à son génie: il peut faire assaut ou dresser des cavales indomptées, s’il en a la fantaisie...
Qu’en résulte-t-il? C’est que, dix ans après la sortie de l’école, l’élève d’aptitudes moyennes qui a appris l’escrime ou l’équitation sait toujours l’une et l’autre; le manque d’exercice, l’âge, peuvent avoir diminué sa souplesse, mais un léger effort lui restituera sa maîtrise. Tandis que ce qu’il a appris dans ses classes de lettres ou de sciences, pourtant avec le même cerveau, a radicalement disparu; il n’en reste rien, rien, rien.
Devons-nous en conclure que les maîtres d’armes et de cheval sont supérieurs aux professeurs de mathématiques et de philosophie? Non. Nous devons conclure que, des deux procédés d’enseignement, c’est celui de l’écuyer et du prévôt qui est rationnel. Écuyer et prévôt l’ont découvert, non pas parce qu’ils sont plus intelligents que le mathématicien et le philosophe, mais parce que l’illusion de comprendre, l’illusion de savoir, ne sont pas possibles en escrime et en équitation. On peut s’imaginer à tort entendre un théorème; on peut se croire en possession d’une science dont en réalité on ne possède que des bribes: le cheval qui vous jette à bas, l’épée qui vous bourre les côtes, chassent brutalement toute illusion sur votre force de cavalier ou d’escrimeur.
Voici maintenant la plus forte objection au système de n’enseigner que ce que doit retenir l’élève. Je vous la recommande; elle est spécieuse.
—Monsieur, me dit-on, vous commettez une lourde bévue pédagogique. Vous vous méprenez absolument sur le but de l’enseignement secondaire. On ne se propose pas du tout d’entasser des connaissances dans le cerveau de l’élève. Qu’il retienne seulement une faible partie de ce qu’on lui enseigne, c’est dans l’ordre. Le but principal est d’exercer son esprit. C’est à la gymnastique intellectuelle que nous visons. Que l’élève sorte de nos écoles secondaires avec l’habitude du travail, la pratique des méthodes,—cela nous suffit. Sa culture générale, dont nous lui avons indiqué le procédé, il la poursuivra justement au cours des années de libre effort que vous appelez la période tainienne.
Ainsi, de l’aveu même des fauteurs de l’enseignement en surface, l’élève ne retiendra rien de ce qu’on lui enseigna: la lanterne magique de la science aura joué devant ses yeux, voilà tout. Et l’on s’imagine qu’entre seize et vingt ans il perfectionnera de lui-même sa culture générale? C’est purement un leurre. Leurre pour les garçons: la fin de l’enseignement secondaire marque pour eux la date des études spéciales, de l’apprentissage professionnel, du service militaire. Leurre aussi pour les filles. Je vous indiquerai, un jour, ma chère nièce, comment une jeune personne sortie de pension, comment une jeune femme dans la vie du monde, peuvent et doivent poursuivre leurs études.
Mais vous le sentez bien vous-même: la sortie de pension, l’entrée dans le monde, c’est la fin d’un temps de recueillement et de fructueux loisir que vous ne retrouverez plus dès que votre rôle social ne sera plus limité à ce seul devoir: apprendre... Enfin, le jeune homme ou la jeune fille issus des écoles secondaires eussent-ils et le loisir et la volonté de l’étude,—justement parce qu’ils commencent cette féconde «ère tainienne»,—ce n’est pas la culture générale qui les sollicitera. A douze ans, on fait des mathématiques même à contre-cœur, même quand on n’aime que la poésie. Vîtes-vous jamais au contraire un jeune esprit libéré des écoles secondaires cultiver les sciences qui ne l’attirent pas?... Tout un ordre de connaissances est instantanément renoncé par l’étudiant dès qu’il peut choisir son étude. Et, en somme, l’étudiant a raison, puisqu’il faut à tout prix élire une spécialité si l’on veut exceller. Donc, sorti de l’enseignement secondaire sans culture générale acquise, on est condamné à n’avoir jamais qu’une culture fractionnaire.
Toutefois, l’utilité de la gymnastique intellectuelle n’est pas niable. En apprenant, on apprend à apprendre. Il est fort exact que cet enseignement en surface qu’on vous donne, Françoise, qu’on m’a donné, nous a tout de même rendus plus souples et plus adroits aux jeux de l’esprit... Mais en quoi, pour Dieu! cette gymnastique intellectuelle, puisque gymnastique il y a, serait-elle moins pratiquée dans un enseignement limité et intensif? Notre prétention, justement, est de la rendre infiniment plus sérieuse, plus méthodique, plus «gymnastique» en un mot, plus semblable aux exercices du corps auxquels les pédagogues de l’enseignement superficiel empruntent bien improprement cette image.
Car c’est nous les gymnastes, dans le vrai sens du mot, c’est nous qui voulons des gestes précis, exécutés infailliblement, inoubliables. Et l’abus est étrange d’appeler gymnastique une méthode d’entraînement qui ressemble bien plus à une promenade sans but, à une veule flânerie, qu’à la sévère, stricte, discipline des gymnastes frottés d’huile.
J’énonce en terminant cette lettre, amie Françoise, les deux nouveaux principes acquis, qui font suite aux deux premiers:
III. Le but de l’enseignement secondaire est de mettre l’esprit de l’élève en état de culture, non pour le temps de l’enseignement, mais pour la vie.
IV. L’enseignement secondaire a rempli son rôle quand il a appris à l’élève, sans plus, ce que celui-ci doit retenir.
XI
Vous confesserai-je, Françoise, que mardi, en me rendant chez vous, où je devais dîner entre votre mère et vous, comme c’est mon privilège à chaque jour de sortie de l’institut Berquin, je n’étais pas rassuré tout à fait sur l’accueil que me réservait votre ironie coutumière?
Il me semblait que vous ne failliriez pas à vous moquer de ma dernière lettre. Je n’avais pas voulu la relire, cette lettre, avant de vous l’envoyer, craignant, si je la relisais, de la jeter définitivement au panier, comme un fatras lourd et pédantesque, mal approprié à la grâce juvénile de la destinataire... Je vous l’envoyai cependant, mais ce fut par un scrupule de conscience. Vous m’aviez demandé mes idées sur l’enseignement des jeunes filles; je vous les exposais loyalement. Si l’exposé manquait d’élégance et de légèreté, c’était peut-être un peu la faute du sujet.
J’arrivai donc place Possoz et j’entrai dans votre maison avec un certain malaise. Rien n’est plus sensible aux hommes de mon âge que la moquerie des jeunes filles. Vous avez sur nous trop d’avantages: nous ne pouvons nous défendre.
La porte du salon me fut ouverte, je vous vis, haussée sur la pointe de vos pieds, mettant bon ordre à la révolte d’un abat-jour sur une des bougies de la cheminée. Et nos regards se rencontrèrent dans la glace.
O surprise! Vous quittâtes aussitôt bougie et cheminée, vous vîntes me tendre votre front, et tandis que je posais dessus un baiser vous me dîtes:
—Savez-vous, mon oncle, que vous êtes très gentil?
A parler vrai, je ne le savais pas; mais j’étais tout disposé à le croire si seulement vous me donniez quelques bonnes raisons. Je vous les demandai.
—Vous m’avez écrit une lettre!... répliquâtes-vous, oh! une lettre qui m’a fait tant de plaisir!...
J’interrogeai vos yeux et les lignes de votre visage: non, décidément, vous ne vous moquiez point. L’idée me traversa l’esprit que peut-être la poste avait commis une erreur et vous avait remis une lettre destinée à une autre nièce par un autre oncle. Je vous questionnai timidement.
—C’est... de la lettre... sur... (lâchement j’hésitai devant les gros mots d’«enseignement secondaire») sur... vos études... que vous parlez, Françoise?
—Mais bien sûr, mon oncle. La lettre sur l’enseignement secondaire... où vous m’exposez votre doctrine.
Et, avec une amusante gravité, vous ajoutâtes, comme si vous faisiez une conférence:
—L’enseignement secondaire a pour objet la culture générale de l’esprit: on ne peut donc réduire le nombre de ses matières, puisque alors il ne serait plus général. D’autre part, comme cette culture générale doit persister tout le long de la vie, ce qu’enseigne l’enseignement secondaire doit être appris très à fond, appris pour être su dans le vrai sens du mot, pour être retenu. Il faut par conséquent limiter ledit enseignement aux notions essentielles, aux clartés de tout... Est-ce bien cela, mon oncle?
Si c’était cela! Mais c’était cela divinement, bien mieux que je n’aurais su le dire! Ah! les mots ne vous font pas peur, à vous, Françoise. Jusqu’au moment où l’on servit le dîner, il fut impossible de parler avec vous d’autre chose que de culture, d’époque tainienne, du vrai sens du verbe savoir, de la méthode d’enseignement en surface et des objections que font ses défenseurs à la méthode d’enseignement précis et bref... Le dîner imposa une courte trêve à ces entretiens. Mais ils reprirent ensuite de plus belle, tandis que la chère Mme Le Quellien s’endormait paisiblement sur le tricot de laine commencé pour quelque petit pauvre... Et, quand je vous reconduisis à l’institut Berquin, je dus noter par écrit, à la porte de l’établissement, les sujets que vous dictiez à mes prochaines correspondances.
Ils sont inscrits là, au dos d’une de mes cartes de visite que j’ai placée hier en évidence sur ma table de travail, afin qu’elle me rappelle mes promesses:
Dire ce que doit savoir effectivement une femme cultivée.
Dire comment devraient être faits les livres de classe.
Dire comment il faut apprendre pour retenir, et comment distribuer le temps des études.
Les lignes qui précèdent sont griffonnées de ma main; au-dessous, m’ayant ôté des doigts le crayon et la carte, vous avez ajouté vous-même les quatre mots:
«Avec beaucoup de détails.»
Aujourd’hui, chère enfant, assis à ma table avec le dessein de satisfaire vos désirs, je regarde cette carte, et sa vue m’inspire pour vous, souffrez que je vous le dise, une admiration sincère. Vous m’avez assuré que vos sentiments et vos soucis vous étaient communs avec nombre de vos compagnes. J’admire combien les jeunes Françaises de la nouvelle génération sont peu frivoles, combien est éveillé chez elles le goût des choses de l’esprit et des importants problèmes de la vie. Je ne me trompe pas: quelque chose a réellement changé depuis moins de vingt ans dans l’être qu’on désigne par ces mots charmants et mystérieux: une jeune fille. Il se passe parmi nous, avec moins de fracas et d’excès parce que la France est un pays de liberté et de mesure, un phénomène analogue à ce qu’on vit en Russie quand les jeunes filles de l’aristocratie, désertant les fêtes et les bals, coururent aux Universités. Et pour écrire Mères et Filles, pendant de l’immortel Pères et Fils de l’écrivain russe, il ne manque qu’un Tourguéniev français.
Le romancier qu’une pareille œuvre tenterait pourra lire, à titre de notes sans prétention, les lignes qui suivent. Elles résument une conversation que j’eus le surlendemain du jour où je dînai chez vous, Françoise, avec une charmante femme de la société parisienne, votre aînée d’une quinzaine d’années, ce qui ne la fait pas bien vieille, mais ce qui lui permet cependant de compter déjà deux lustres de mariage et d’habiller de la façon la plus ingénieusement ridicule une fillette de six ans.
Par un effet assez étrange, mais que j’ai déjà observé plusieurs fois et que les théoriciens de l’influx psychique expliqueraient sans doute par la télépathie, depuis que, grâce à vous, je médite sur des questions d’éducation, une foule de gens me parlent d’éducation, qui, jusque-là, ne m’en avaient jamais ouvert la bouche. Voici comment nous vînmes, Mme X... et moi, à ce sujet ordinairement inusité entre nous.
Juliette (c’est sa fille) venait de faire dans le petit salon où nous bavardions une entrée et une sortie compassées, sous la garde de la miss quelconque qui préside à son développement intellectuel et moral. Il y eut un instant de silence.
—Juliette est ravissante, dis-je. Elle commence à ressembler à sa mère.
—Oui, elle sera assez bien, je crois, fit Mme X... Elle aura les traits plus réguliers que moi; seulement elle manque un peu d’expression. Vouliez-vous dire qu’elle sera mieux que moi?
—Je n’aurais garde, chère amie. Il faut être mal élevé comme Horace pour faire des compliments à une jeune demoiselle aux dépens de sa mère.
—Horace? Quel Horace? Le poète latin?
—Précisément. Vous savez tout.
—Je ne sais pas le latin, assurément, répliqua Mme X... d’un ton un peu piqué. Je laisse cela aux demoiselles nouveau style que vous vantez dans vos livres.
Cela fut dit, vous pensez bien, d’un ton assez malveillant et pour les demoiselles que je suis censé vanter et pour moi-même. Je tâchai de réparer mon impair.
—Mon Dieu, fis-je, soyez assurée, chère amie, que je n’ai aucun goût pour les pédantes. Seulement, je n’ai jamais compris pourquoi les langues anciennes, prétendues indispensables aux hommes cultivés, seraient interdites aux femmes. S’il existe un rapport entre le sexe de l’élève et le fait de connaître un certain langage, ce rapport m’échappe.
Mme X... répliqua:
—Les hommes ont besoin du latin et du grec pour leurs professions.
—Quelles professions?
—Pour être avocats, médecins, pharmaciens, que sais-je?
—D’abord les femmes peuvent être avocates, doctoresses, pharmaciennes...
—Quelques folles!...
—Prenez garde! Ce sera peut-être la vocation de Juliette.
—Si je croyais une chose pareille, je lui défendrais même d’apprendre à lire.
—D’ailleurs, chère amie, il me semble que vous ne vous faites pas une idée exacte de l’objet de telles études. On n’apprend pas le latin et le grec aux hommes pour qu’ils puissent lire dans le texte Justinien ou Aristote, ni pour qu’ils puissent écrire sur des bocaux: «acetum boricum» au lieu d’acide borique.
—Alors, pourquoi?
—Si vous tenez à le savoir, je vous dirai, sans vous fatiguer par l’exposé de doctrines courantes, mais incontestables, sur l’hérédité, que nous sommes des Latins, et que toutes les notions générales de vie sociale, d’histoire, de politique et même d’industrie, entrent d’une façon particulièrement aisée dans l’esprit d’un bambin français par l’intermédiaire du latin.
—Mieux que par l’intermédiaire du français?
—Oui, en ce sens que la compréhension est plus large, plus ample, remonte plus avant dans les origines. On peut évidemment acquérir ces notions sans l’aide du latin, mais de la même façon qu’on peut lire un roman dans un volume où manquent les cinquante premières pages.
—Et le grec?
—De grâce, épargnez-moi: et croyez-moi sur parole si je vous dis que le grec, balbutiement divin des premières civilisations, des premiers arts où les nôtres ont pris leur source, est également des plus favorables à la culture complète d’un esprit français.
—Alors, d’après vous, Juliette doit apprendre le latin et le grec?
Je soutins du mieux que je pus le feu du regard un peu méprisant que me jetait Mme X..., et je lui répliquai:
—Laissons la question du latin et du grec: ce n’est après tout qu’un chapitre du programme de la culture. Juliette, si elle veut être cultivée, doit apprendre tout ce qui compose la culture de l’esprit, absolument comme un garçon. A bagage égal, une femme n’est pas instruite et un homme ignorant. Le fait d’avoir des cheveux longs, le teint plus clair, de plus jolis yeux et de porter une jupe au lieu de pantalon n’empêche pas qu’on ignore ce qu’on ne sait point.
Mme X... éclata de rire.
—M. de la Palice ne s’exprimerait pas plus clairement, dit-elle... Mais alors il n’y a pas de raison pour ne pas envoyer Juliette à l’École normale ou à Polytechnique, sous prétexte qu’elle y eût peut-être été si Dieu l’avait créée garçon?
—Non, madame. Ne me faites pas dire ce qui n’est pas ma pensée. Les écoles dont vous me parlez donnent un enseignement spécial, supérieur, qui n’a rien de commun avec la culture générale. Un jour viendra sans doute où filles et garçons recevront indifféremment cette culture supérieure. Pour le moment, tenons-nous-en à égaliser la culture secondaire des deux sexes. Il n’y a vraiment pas de raisons valables pour qu’à seize ans un garçon et une fille n’aient pas acquis les mêmes connaissances.
—Mais alors les filles n’auront pas le temps d’apprendre la couture ni la conduite d’une maison?
—Si fait. Elles y consacreront les heures attribuées par les garçons aux exercices violents: escrime, gymnastique, etc. Il y a là des différences d’éducation nécessaires, indiquées par la nature elle-même, au moins pour le temps présent.
Mme X... médita un instant:
—Et vous croyez sérieusement, me dit-elle, qu’une malheureuse fillette, jusqu’à l’âge de dix-sept ans environ, aura le temps d’apprendre, outre la couture et le ménage, tout ce qu’on enseigne aux garçons, grec, latin, mathématiques, etc.?
—Permettez-moi d’y ajouter encore un métier pratique, facile, tel que la dactylographie, par exemple, ou la reliure. Plus encore certaines notions qui ne figurent dans aucun programme d’enseignement secondaire et qui cependant sont bien plus utiles que la troisième dynastie égyptienne.
—Lesquelles?
—Un peu d’histoire de l’art... Les styles d’architecture, de mobilier, de décoration. L’organisation de la cité, de l’état modernes. L’hygiène usuelle. Voilà qui fait essentiellement partie de la culture générale, c’est-à-dire de celle qui rend l’usage de la vie courante plus utile et plus agréable.
—Dites tout de suite que le cerveau de ces pauvres petits doit être une encyclopédie... Et l’on parle de supprimer le surmenage! Vous n’êtes guère dans le mouvement, cher ami.
Mme X... se leva; sa jupe décrivit sur le tapis un gracieux paraphe; son index pressa le bouton électrique voisin de la cheminée. Un valet de chambre ayant paru, elle lui demanda le thé, qui fut apporté aussitôt sur un petit meuble à tablettes, chargé de petits fours, de brioches et de puddings.
Ces friandises ne me désarmèrent point.
—Madame, repris-je, ma tasse à la main, vous me calomniez. Je suis un ennemi juré du surmenage. Ou plutôt je ne crois point au surmenage, du moins pour la plupart des enfants. Vous pouvez les faire tenir assis devant un pupitre durant treize heures par jour: les faire travailler, c’est autre chose. De mon temps, le surmenage était à la mode. On versait, versait encore dans l’outre des programmes le vin amer de la science; l’outre s’enflait à en crever. Mais je vous donne ma parole que, philosophes impassibles, nous n’en buvions pas une goutte de plus... Si donc j’étais pédagogue, je n’imposerais pas plus de trois heures de travail quotidien à mes élèves.
—Trois heures! avec un programme aussi étendu que le vôtre!...
—Mon programme ne serait pas étendu. Il comprendrait évidemment les douze ou quinze chapitres entre lesquels peut se partager la culture générale d’un esprit. Mais chacun de ces chapitres serait très court. Voulez-vous des chiffres, des nombres de pages, pour fixer vos idées? J’admets que la quantité réelle d’histoire générale, idées et faits, qui peuvent raisonnablement habiter l’esprit d’un homme cultivé non spécialiste n’atteint pas les trois cents pages de ce roman jaune que j’aperçois là, sur le guéridon Louis XVI... Je me charge de faire tenir en trente pages l’arithmétique élémentaire, pratique et théorie. L’histoire naturelle utile et «retenable» vaut à peine cinquante pages (les manuels ordinairement en usage en ont quatre cents pour le moins). Un atlas de quarante pages renferme infiniment plus de connaissances géographiques que la plupart des cerveaux d’intellectuels: d’ailleurs cet atlas existe, signé Foncin...
—Je comprends! interrompit Mme X..., c’est le système du docteur Mattei, le système des granules. Un granule de mathématique, un de géographie, un de grammaire... Tout de même, avec leurs cinquante pages d’histoire naturelle, ils n’iront pas loin, vos élèves.
—Plus loin que vous et moi, madame, qui ne saurions présentement ni expliquer la circulation du sang ni classer de façon satisfaisante une sole ou une araignée.
—Et le latin, et le grec, et les langues vivantes?
—Il n’y a pas de langue, vivante ou morte, qui ne puisse être bien apprise en deux ans. Un garçon de café, une domestique venue de la campagne, n’en mettent pas tant pour posséder le vocabulaire. Et, quand la grammaire générale a été bien enseignée à un enfant, il passe aussi aisément d’une grammaire à une autre qu’un violoniste au violoncelle ou à la cithare... Ah! le tout est de bien enseigner, j’en conviens, et surtout de ne pas changer de méthode tous les six mois.
Mme X... ne répondit pas aussitôt. Elle réfléchissait, ce qui donnait à son agréable visage un charme très nouveau, très piquant.
—Savez-vous, me dit-elle enfin, que j’ai envie de vous confier Juliette? Il est certain que son Anglaise ne lui apprend que des pauvretés, les mêmes d’ailleurs que j’ai apprises moi-même... Pourquoi riez-vous?
—Parce que j’ai déjà deux disciples: une charmante jeune fille de dix-huit ans, ma nièce Françoise, et la fille que celle-ci est bien résolue à avoir un an après son mariage. Nous appelons cette pupille hypothétique Françoise II.
—Eh bien, vous demanderez à Mlle Françoise II si elle veut de Juliette pour compagne d’école.
Je promis de faire la commission, et, comme un visiteur entrait, je pris congé.
Que Françoise II ne soit pas jalouse. Mme X..., j’en suis certain, a déjà oublié son projet et notre conversation. Juliette restera aux mains de son Anglaise, jusqu’au jour où elle suivra des cours réputés pour l’élégance de leur clientèle. Et à moins qu’elle ne s’affranchisse elle-même un jour, comme les petites Russes, elle sera à son tour une madame quelconque, ignorante et compréhensive, frivole et charmante, comme sa mère.
Et c’est vous seule, chère Françoise, qui, lisant le récit de cet entretien mémorable, y picorerez adroitement les indications que je vous avais promises sur la culture d’un esprit féminin.
XII
A plusieurs reprises, chère Françoise, je vous ai exprimé le peu d’admiration que m’inspirent les livres classiques en usage dans les écoles. Le moment est venu de justifier ces critiques. La question a son importance. Pour enseigner l’élève, un bon livre importe autant qu’un bon maître. J’allais dire: il importe plus. Car l’esprit de l’élève (comme celui de tout être humain, d’ailleurs) se distrait moins de ce qu’il lit que de ce qu’il entend. Une fois envolée, la parole du maître est perdue si l’oreille ne l’a recueillie. Au contraire, l’œil revient de lui-même sur le passage difficile, mal compris à première lecture. Le livre est un maître toujours présent, toujours prêt à renouveler sa leçon.
Par malheur, les livres de classe, à peu d’exception près, ont deux défauts habituels.
Le premier, c’est qu’ils n’ont pas l’air de se douter de l’objet pour lequel on les destine. Ce sont des ouvrages que seul un esprit déjà cultivé peut consulter avec intérêt et avec profit.
Le spécialiste qui les a composés, étant par métier très documenté sur la matière, n’a fait grâce à l’élève d’aucun des détails de sa science. Ainsi tel cours d’histoire célèbre, à l’usage des classes de lettres, comprend environ six volumes de cinq cents pages, soit trois mille, d’ailleurs excellentes. Trois mille pages ont dû passer sous les yeux de l’élève pour la seule matière historique, pendant ses classes secondaires. On s’en rapporte à lui pour avoir extrait de ces trois mille pages le résidu qui doit être retenu. C’est cela qui est absurde.
Je répéterai encore une fois, je répéterai opiniâtrement en toute occasion, que l’élève, entre dix et seize ans, n’est pas capable de faire de choix et n’en a pas le loisir. L’heure n’a pas encore sonné où la meilleure manière d’étudier sera pour lui de se laisser guider par sa fantaisie à travers une vaste bibliothèque (ce que nous avons appelé l’«époque tainienne»). Entre dix et seize ans l’enseignement est encore, est surtout une éducation, une tutelle: il doit être résolument protectionniste, au besoin restrictif. Il doit présenter à l’esprit qui se forme un choix élaboré à l’avance des éléments essentiels. Autrement, l’esprit adolescent se perd dans le labyrinthe des idées et des faits, ne sait que choisir, choisit mal ou abdique tout effort de choix, et finalement ne retient rien de précis ni de coordonné.
Le second défaut des livres de classe ordinaires, c’est qu’ils sont trop: et j’avoue que ce défaut-là, il faut plutôt le reprocher à ceux qui les emploient qu’à ceux qui les font. Un élève ou une élève qui ont suivi le cours complet des études classiques ont bien manié, rien qu’en géographie et en histoire, une douzaine de bouquins différents; ils ont pâli sur trois ou quatre grammaires françaises. Chaque éditeur classique envoie ses produits récents aux professeurs, à chaque renouveau scolaire. Pour peu que le bouquin plaise au professeur, voilà l’élève obligé de déménager une chambre de son esprit. Cela aussi est absurde. Un étudiant dont la culture générale est achevée peut avec plaisir, avec avantage, feuilleter des traités divers. Il a dans l’esprit un plan intérieur qu’il compare inconsciemment avec le plan de l’auteur qu’il lit; il décide entre l’un et l’autre, corrige au besoin son plan intérieur et le développe. L’élève de dix ans n’a dans l’esprit qu’une page blanche: si vous tracez dessus dix épures successives, il en résulte un gribouillage où nul dessin ne se reconnaît.
On vous dira, Françoise, qu’il faut bien changer de livre, de temps à autre, parce que le même ne saurait convenir à dix ans et à quinze. N’en croyez rien. Le livre scolaire bien fait convient à tous les âges, moins approfondi d’abord, pénétré plus tard jusqu’au fond. Pour ma part, je lis avec agrément, à un âge où mon adolescence n’est plus, hélas! qu’un souvenir assez reculé, l’histoire de France que M. Guizot racontait à ses petits-enfants. Le modeste atlas de Foncin, signalé dans ma dernière lettre, reste à portée de ma main; et toujours mon ignorance y rencontre le secours qu’elle cherche... L’aptitude à s’adapter aux âges divers de l’écolier, voilà le vrai signe du bon livre scolaire. Il marque également les œuvres de littérature vraiment classiques, vraiment formatrices de l’âme adolescente. Dans les fables de La Fontaine, l’esprit le plus cultivé, voire le plus décadent, trouvera un ragoût sans pareil: et le petit enfant qui commence à lire s’y divertira.
Le patrimoine littéraire de notre pays est riche en œuvres littéraires, classiques dans cette acception essentielle du mot. Mais les livres scolaires proprement dits sont chez nous presque inconnus. Avouons qu’ils sont très difficiles à faire. Pour y réussir il faut joindre deux conditions rares l’une et l’autre, plus rarement conjointes: il faut être un grand savant et un grand pédagogue. Il faut être parvenu à ce sommet de la connaissance d’où l’importance relative des notions apparaît au premier coup d’œil, d’où nul rapport ne vous échappe. En même temps, il faut se souvenir des difficultés qu’on eut à apprendre soi-même. Cette alliance exceptionnelle constitue le «bon professeur». Voulez-vous, Françoise, un souvenir personnel? Durant les deux années que j’ai passées à l’École polytechnique, je n’ai eu, naturellement, que des professeurs éminents; mais deux seulement étaient, à proprement dire, de bons professeurs: M. Sarrau et M. Grimaux.
Je vous exposais dans une précédente lettre, ma nièce, l’avantage qu’il y a, pour élaborer des programmes de réforme, à n’être point ministre. Il n’en va pas de même quand il s’agit d’exécuter les réformes conçues dans le silence du cabinet: et voilà que je me prends, en cet instant précis, à regretter de n’être point, pour quelques semaines, grand maître de l’Université. Car, si je l’étais, je tâcherais aussitôt de découvrir, dans chaque science, un Sarrau, un Grimaux, un Foncin, un Guizot, et je leur commanderais à chacun un précis de leur spécialité. Ce précis ne devrait rien avoir de commun avec une nomenclature. Le précis nomenclature est un mauvais précis. Malheureusement, presque tous ceux qui fabriquent des précis leur donnent la forme d’une nomenclature, qu’ils bourrent d’ailleurs de divisions, de noms, de chiffres et de faits, tant qu’il en tient dans l’espace assigné. Alors, parce qu’ils ont supprimé des membres de phrases, adopté une disposition typographique conventionnelle, tableaux synoptiques ou autres, ils s’imaginent qu’ils ont simplifié la science! Ils ont seulement raccourci l’écriture. Certains micrographes se chargeraient peut-être de faire tenir l’histoire universelle de Cantù dans cent pages d’un volume ordinaire: ce volume n’en serait pas pour cela devenu un précis.
Les précis que, ministre de l’Instruction publique, je demanderais aux maîtres de la science, ne devraient rien avoir de commun avec une table de matières. Ils devraient être des «discours» sur la science.—C’est-à-dire qu’ils devraient être construits en phrases ordinaires, non seulement correctement, mais même élégamment écrites. Ils devraient offrir à l’élève, en même temps que le raccourci de chaque science, un modèle de la façon d’exposer cette science. Ils seraient courts, très courts, aussi courts que possible—non pas parce que l’auteur s’y exprimerait en «petit nègre» ou recourrait à des artifices de typographie, mais parce qu’il aurait éliminé résolument tout ce qui n’est pas essentiel. Cette élimination, ce choix résolu, seul un vrai savant, très savant et très intelligent, ose et peut les pratiquer. Le demi-savant hésitera toujours à sacrifier ceci ou cela, parce qu’il n’est pas certain de l’importance relative des notions.
Une fois constitués pour l’ensemble des matières et tenus au courant des progrès ou des changements de la science, les «précis» magistraux deviendraient la base de l’enseignement officiel. Chacun d’eux serait le seul livre imposé à l’élève, durant toutes ses classes secondaires: sur ce thème unique porteraient les explications et les commentaires. Leurs matières seraient seules l’objet des examens. L’examinateur aurait évidemment le droit de «pousser» l’élève, de s’assurer par des questions latérales qu’il a retenu et compris; mais toute question à laquelle le livre, bien retenu et bien compris, ne donnerait pas la réponse serait interdite.
... N’auriez-vous pas aimé, Françoise, au lieu de ces bouquins indigents de science, vulgaires de style et laids d’apparence, que vous allez abandonner avec dégoût en quittant l’institut Berquin, emporter de vos classes une dizaine de volumes de format, de dimensions semblables, d’aspect élégant et uniforme, typographiés de la même manière, rédigés d’après les mêmes idées générales, et qui résumeraient pour vous l’ensemble de votre acquit scolaire? Des savants, des artistes contemporains auraient créé pour vous une Encyclopédie élémentaire, mesurée à votre jeune esprit et au temps de vos études. Le contenu de ces livres vous serait parfaitement familier: non pas qu’on vous eût imposé l’exercice ridicule d’en apprendre le texte par cœur; on n’aurait fait appel à votre mémoire que pour retenir les faits et leur ordre. Mais la substance de tous ces petits livres serait incorporée à votre cerveau, comme les mots et les tournures de votre langue maternelle. Leur style scientifique, leur procédé d’investigation, leur mode de raisonner, vous pourriez à votre tour les exercer sur des objets analogues. J’imagine d’autre part qu’à la fin de chaque volume l’auteur (par hypothèse très savant) aurait placé quelques pages de bibliographie, indiquant les sources où l’étudiant pourrait puiser s’il voulait plus tard acquérir plus de science. Ces pages ne seraient pas enseignées; l’élève ne devrait pas les apprendre; elles seraient des pages à consulter, lues avec profit dans les loisirs des études. De toute façon, même si vous vous en teniez, Françoise, à votre bibliothèque de «discours sur les connaissances humaines», elle contiendrait vraiment, pratiquement, le résumé de votre culture générale.
Ainsi votre jeune esprit arriverait à «l’époque tainienne» dans les plus favorables dispositions, assez renseigné sur les principes de toutes les connaissances humaines pour diriger sciemment ses préférences, averti des méthodes et des sources, rompu aux procédés du travail, exercé aux discours scientifiques, ayant l’horreur de la phraséologie superflue, le goût et l’habitude d’enclore beaucoup de choses en peu de mots... Est-il un meilleur état pour aborder les études supérieures et spéciales, c’est-à-dire pour commencer à apprendre, non plus ce que tout le monde doit savoir, mais ce qui est l’apanage d’un petit nombre d’esprits, ce que le vôtre choisit d’acquérir?
En vérité, chère Françoise, je ne crois pas qu’on puisse nier de bonne foi les avantages de ce système de culture ramassée et intensive... Elle ne présente d’ailleurs aucune difficulté en ce qui concerne l’enseignement des sciences, sciences de faits ou de raisonnement... Elle paraîtra peut-être d’une application plus délicate en ce qui concerne la culture littéraire. Attardons-nous un peu sur ce point.
Je suis, pour ma part, tellement convaincu de l’inutilité de l’enseignement dispersé, vague, superficiel, que, même en matière littéraire, je ne craindrais pas d’écrire sur le fronton des classes l’adage essentiel: Timeo hominem unius libri. D’illustres exemples recommandent ce système. Blaise Pascal n’avait reçu dans son jeune âge aucune culture littéraire. Adolescent, il lut les Essais de Montaigne: mais il les lut à fond. Toute sa culture antique sort de là: dans les Pensées, elle paraît énorme... La Cyropédie, un livre de l’Iliade et un de l’Odyssée possédés par une élève de seize ans constituent (à mon sens) une rare culture grecque. De même, pour la culture latine, les Mœurs des Germains, un livre des Géorgiques, deux ou trois épîtres d’Horace. Aux pédagogues de l’enseignement vague qui diraient: «Alors l’élève ignorera le plus grand nombre des chefs-d’œuvre littéraires?» je répondrai qu’il en est ainsi même à présent. Rien n’est plus arbitraire (et souvent plus bouffon) que le choix des auteurs imposés alternativement par les programmes. Pourquoi Denys d’Halicarnasse et pas Théocrite? Pourquoi Ovide et pas Juvénal? N’est-il pas inouï, si vous prétendez à un enseignement intégral, qu’un jeune homme ou une jeune fille issus des cours secondaires ignorent Gœthe ou Shakespeare, sauf de nom? C’est pourtant ce qui arrive, selon que l’élève a suivi les cours d’anglais ou ceux d’allemand. Dans les deux cas, l’élève ignore Stendhal, Chateaubriand, Sand, Balzac,—pour ne parler que des Français... Vous voyez bien que vous choisissez. Seulement votre choix est arbitraire, et en somme injustifiable.
Puisqu’il faut se borner, puisque le temps et la capacité intellectuelle de l’élève nous contraignent à choisir, je recommande encore le système du petit livre, du précis, qui prend dans ce cas le nom charmant d’anthologie, choix de fleurs. Oui, résolument, pour l’instruction littéraire de Françoise II, il me plairait toujours, si j’étais ministre, de commander à des maîtres le volume très court qui contiendrait seulement des passages de choix d’auteurs de premier plan.
Le jour où je mettrais pour la première fois cette anthologie entre les mains de Françoise II, je lui dirais:
«Petite Françoise, voici un livre comme il en existe un grand nombre: c’est un livre de morceaux choisis. Le titre n’a pas une très bonne réputation: c’est qu’il y a beaucoup de «morceaux choisis» très mal choisis. Rien n’est plus aisé, en effet, pour un paresseux ou pour un sot, que de fabriquer un bouquin en taillant à tort et à travers dans des œuvres illustres. Le présent recueil a ceci de spécial qu’il a été composé par de vrais érudits, pour un objet déterminé. D’abord le choix des noms d’auteurs n’a rien d’arbitraire. On a systématiquement limité l’érudition qu’on vous impose. Tous les auteurs qui sont nommés ici ou bien sont des maîtres ou bien ont l’importance de faits historiques. Tous les morceaux qu’on a choisis dans leurs œuvres ou bien sont célèbres, habitent traditionnellement la mémoire des hommes cultivés, ou bien sont caractéristiques de la manière des auteurs, ou bien présentent un modèle littéraire particulièrement précieux, ou enfin, si nulle autre raison de choix ne s’est imposée, vous offrent un enseignement historique, géographique, scientifique, outre l’enseignement littéraire...
«Vous comprenez, Françoise, qu’un tel livre a été infiniment difficile à composer. Aussi, pour le composer, nous sommes-nous adressés aux princes de la littérature et de la critique, et non pas à M. Durand, Colas ou Jeannot, payé cent francs pour ce travail par un éditeur rapace.
«Maintenant, petite Françoise de dix ans, sachez bien qu’il y aurait quelque chose de meilleur encore que l’anthologie: ce serait de réunir une bibliothèque contenant l’œuvre complète de tous les auteurs cités dans cette anthologie et de vous faire connaître toute cette œuvre à fond. Ce serait meilleur si ce n’était impossible, et parce que vous êtes trop jeune, et parce que le temps nous presse. Donc ne parlons même pas de cette solution pour la regretter: autant regretter de n’avoir pas double cerveau et vie deux fois plus longue... L’anthologie bien possédée vous acquiert des clartés de tout, rien de plus.
«Afin que votre jeune esprit se rende compte de ce qu’est «une œuvre» à côté de fragments notables, mais isolés, on mettra entre vos mains une ou deux œuvres entières, pas plus, car les journées sont brèves, et vous ne sauriez tout connaître entre dix et dix-huit ans.
«Enfin, on ne cessera pendant les années d’enseignement secondaire de vous exhorter à poursuivre, plus tard, par d’abondantes et libres lectures, les études dont vous apprenez ici les éléments et la méthode.
«Il faut que votre érudition, au sortir de notre enseignement, ressemble à un corps de logis essentiel, bien bâti en pierre de taille, bien distribué, bien aéré, mais faisant partie d’un plan architectonique plus général. Édifice assez solide pour qu’on puisse l’exhausser par d’autres étages, et portant aux chaînes de ses pignons les pierres d’attente où viendront s’encastrer les chaînes des autres ailes, que, dans le cours de la vie, vous construirez librement.»
XIII
«Mon oncle, m’écrivez-vous, tout cela va fort bien. Mais vous n’êtes pas ministre de l’Instruction publique. Vous ne le serez jamais. Donc, quand Françoise II arrivera à l’heure de l’enseignement secondaire, les fameux «discours», les précis savants, les merveilleuses anthologies n’existeront pas. Comment donc, hors des hypothèses et dans le réel, éduquerons-nous Françoise II? Votre admirable méthode me paraît ressembler à la jument de Roland; comme ce quadrupède légendaire, elle a toutes les qualités: son unique défaut est de ne pouvoir exister.»
Rassurez-vous, Françoise: notre méthode n’a pas besoin des pouvoirs publics. Je vous ai exposé son application à un enseignement officiel idéal. Pour l’appliquer à Françoise II, il n’est pas indispensable que tous les outils de l’enseignement officiel soient achevés et disponibles. Quelque chose est plus précieux que les outils, c’est la méthode même.
Si le professeur de Françoise II est résolu à appliquer ladite méthode et s’il n’est pas un sot, il fera déjà en bien moins de temps une élève infiniment plus instruite. Seulement il faudra qu’il s’impose à lui-même le soin de préparer à son élève la nourriture concentrée que nous recommandons. Il faudra qu’il prenne le meilleur traité élémentaire de chaque science et que, selon le cas, il le complète ou l’allège. Ainsi Françoise II travaillera sur des textes assurément moins parfaits que nous ne les rêvions; mais du moins on lui imposera d’acquérir une quantité de notions d’avance mesurée, précisée, et ces notions, on les lui fera posséder de façon définitive. Là est l’important de la méthode. L’excellence des textes n’est qu’un surcroît.
Vous m’écrivez encore, ma jolie nièce, qu’un autre souci vous préoccupait tandis que je vous exposais le plan d’enseignement secondaire destiné à Françoise II... Comment devra-t-on distribuer le travail de l’élève pour l’acquisition de toutes ces connaissances? En un mot, comment la méthode s’accommodera-t-elle avec les heures de la journée? Cela importe à définir; tant de méthodes excellentes ne prévoient pas les nécessités pratiques de la vie!...
Afin de vous expliquer cette harmonie de la méthode et des heures, je vais simplement imaginer une journée de Françoise II et la remplir. Soucieux de traiter le cas général, nous supposerons la fillette en pension... Elle a une douzaine d’années, sa santé est moyenne: je veux dire qu’il ne la faut point surmener. Votre amour-propre de future maman ne se froissera point si je prévois à cette hypothétique demoiselle une intelligence et un goût de travail simplement ordinaires.
Le P. Gratry, chère Françoise, dans un très aimable récit de sa propre jeunesse, s’indigne contre l’excès de travail «que les hommes imposent aux enfants, alors qu’ils refuseraient de se l’imposer à eux-mêmes». Le P. Gratry a raison. Un plan de journée dans lequel treize heures, ou même onze heures, sont prévues pour l’effort et deux ou quatre pour la récréation n’a pu être imaginé que par un garde-chiourme de profession ou par un moine tortionnaire. C’est barbare, et d’ailleurs c’est imbécile. On ne travaille pas treize heures, ou du moins on ne fournit pas treize heures de travail intensif, à moins d’être un phénomène promptement voué à l’usure et à la mort (Balzac). Ceux qui imposent treize heures d’étude à l’enfant s’en doutent bien: ils ne sont, en fait, ni des garde-chiourme ni des tortionnaires. Mais ils appliquent au procédé de travail de l’élève les mêmes principes lâches et vagues qu’à la composition du programme d’enseignement. Toujours l’illusion scolaire! Sur les treize heures de prétendu travail, heureux si l’élève n’en consacre que douze à la flânerie, au sommeil furtif ou simplement à cet ennui spécial, dissolvant, qui ronge les pensionnats!
Quand j’évalue le temps que j’ai perdu ainsi, dans le sens absolu du mot, sans profit ni pour mon esprit ni pour mon corps, pendant les années de ma jeunesse, l’envie me prend d’aller demander des comptes au mânes de M. de Cumont, en ce temps-là ministre de l’Instruction publique.
On ne travaille pas treize heures, ma chère nièce, ni dix, ni huit, ni sept. La moyenne des jeunes cerveaux ne peut donner plus de TROIS heures de travail quotidien. Trois heures au lieu de treize: vous voyez que nous ne procédons point par demi-mesures... Savez-vous toutefois que trois heures pendant sept années scolaires cela fait près de six mille heures? Qui de nous a employé utilement six mille heures de son adolescence d’écolier?
J’appelle heures de travail les heures d’effort intellectuel intensif, consacrées soit à écouter un enseignement précis, soit à comprendre des raisonnements, à retenir des faits, soit enfin à s’exercer pratiquement à un art ou à une science: faire une composition française, par exemple, ou résoudre un problème d’arithmétique. Je n’appelle pas heures de travail intensif celles où l’élève écrit une lettre à sa famille,—ni celles où il lit un livre, même sérieux et utile, écoute une conférence même profitable, si les contenus du livre et de la conférence ne sont pas destinés à être sus, possédés par lui.
Tout cela bien établi, voici comment j’imagine distribuée la journée de Françoise II.
Elle ne se lève pas avant sept heures, et guère avant huit heures en hiver. La coutume du lever avant l’aube est un legs des moines: convenable pour des moines, elle ne l’est pas pour de jeunes laïques. Il faut se lever quand la lumière du jour rayonne dans les maisons, et, autant que possible, à peu près à la même heure en toute saison.
Ce n’est pas trop pour une pensionnaire de consacrer soixante minutes, après le lever, à la toilette matinale. La fillette s’habituera ainsi de bonne heure à ne commencer le travail de la journée qu’une fois nette et honnêtement parée. L’habitude lui en restera plus tard, et on ne la verra pas traîner jusqu’à midi, jeune fille, jeune femme, en robe de chambre, les cheveux brouillés.
Il est neuf heures. Notre petite Françoise II, sa chevelure bien lissée, sa jeune peau bien brillante et ses idées bien claires, descend au réfectoire, où elle prend son premier repas avec ses compagnes, en pleine liberté de parler, de remuer, de rire. A mon avis, le repas matinal le mieux adapté à l’appétit de l’enfant est le déjeuner anglais, dont le type est: des œufs, de la confiture, arrosés de thé ou café au lait. Vers neuf heures et demie, le déjeuner est fini. Les élèves vont en classe.
Une classe d’une heure est déjà longue. Une classe qui dure plus d’une heure et demie est un non-sens. Hommes faits, accoutumés au travail, nous n’écoutons pas attentivement un de nos semblables s’il parle une heure et demie. On impose aux enfants des classes de deux heures! encore un effet de ce que nous avons appelé l’illusion scolaire.
Nous tiendrons une heure seulement en classe Françoise II et ses mignonnes compagnes. Ou plutôt nous ne limiterons pas la classe d’une façon si étroite. Un laps total d’une heure et demie sera prévu pour elle, mais avec une heure seulement d’effort intensif. La demi-heure restante sera consacrée à la conversation entre le maître et les élèves. Toutes les fois que cette conversation sera jugée inutile, les élèves y gagneront quelques minutes de loisir. Mais l’heure minimum consacrée à la classe sera ce que nous appelons intensive: le maître y fera vivre devant les élèves la science qui est dans leurs livres. Par des explications, par des commentaires, au besoin par des lectures appropriées à l’âge et à l’esprit de son auditoire, il complétera et diversifiera ce qu’un enseignement borné à un livre unique aurait de sec et de monotone.
C’est juste après la classe que je placerais l’heure d’étude consacrée à apprendre ce qui vient d’être enseigné. Une heure intensive y suffira, utilement prolongée par une demi-heure de travail en commun des élèves, où la conversation soit permise, où les plus faibles puissent aller s’asseoir à côté des plus fortes et se faire aider par elles, avec le sentiment de la liberté, de l’effort spontané.
Tout ce bel exercice a mené les fillettes jusqu’aux environs de midi et demi. On leur donne une demi-heure pour faire un brin de toilette, et à une heure on leur sert à déjeuner.
Il n’y a pas à recommander la frugalité aux repas des pensionnats; je tiens de vous, Françoise, quelques renseignements concluants là-dessus, du moins en ce qui concerne l’institut Berquin. De cette frugalité les jeunes filles se plaignent rarement. La jeune fille gourmande, en France, est un phénomène. Tout de même, la nutrition ayant son importance dans l’œuvre de formation des jeunes filles comme dans celle des jeunes gens, il y aurait peut-être lieu que des inspecteurs exerçassent là-dessus un sérieux contrôle, tant dans les établissements libres que dans ceux de l’État... Mais ce n’est pas la question présente... Admettons que vers une heure et demie toutes les petites demoiselles aient déjeuné, bien déjeuné. Qu’allons-nous en faire jusqu’à la fin de la journée?
D’abord nous allons libérer leur esprit de tout travail intensif jusqu’à cinq heures environ. Durant trois heures et demie, pas de cours intellectuels, pas d’études, pas de devoirs. Repos pour la tête. Ce n’est pas trop que trois heures et demie par jour soient consacrées aux exercices du corps, à la lecture libre et agréable, aux arts d’agrément, à la préparation des habitudes ménagères. Sur ces trois heures et demie, j’en prévois une seule par jour, prélevée alternativement pour ceux des exercices corporels qui exigent un enseignement,—la gymnastique, par exemple,—pour les travaux féminins par excellence (couture, cuisine, ménage), pour la leçon d’arts d’agrément. Les deux heures et demie restantes seront laissées à l’élève pour lire, jouer, s’exercer dans les arts qu’elle cultive, coudre si elle veut, mais, j’y insiste—librement. En somme, je veux que pendant l’après-midi la jeune fille fasse, bien entendu sous les yeux et au besoin avec l’aide des maîtres, l’apprentissage de son rôle de femme.
La vie scolaire proprement dite ne recommencera que vers six heures, après un léger goûter. Nous profiterons alors de ce que toute une après-midi de repos intellectuel aura derechef rendu dispos l’esprit des élèves pour placer à ce moment la troisième heure de travail intensif.
Elle sera avantageusement consacrée à un exercice pratique: résoudre un problème d’arithmétique, élaborer une composition française, faire un thème, une version, un résumé d’histoire ou de géographie.
Autant que possible, ces exercices devront correspondre à la classe, à l’étude matinales du même jour. Et quelle qu’en soit la matière on leur appliquera les mêmes méthodes de brièveté et d’intensité. On n’imposera pas trois problèmes, mais un problème: seulement on exigera que la solution soit suivie du rappel, écrit sans livre, de toute la théorie invoquée pour le résoudre. Pareillement une version de dix lignes, à laquelle s’adjoint un commentaire continu, écrit, d’analyse grammaticale, apprend plus à l’élève qu’une traduction approximative de cinquante lignes. Plusieurs fois par semaine, durant l’heure du travail vespéral, l’élève devra tout simplement récapituler au moyen d’un texte précis (toujours écrit sans livre) ce qu’elle sait en telle ou telle matière, depuis les éléments jusqu’aux points où elle est arrivée. Et toujours une rallonge d’une demi-heure, après l’étude du soir, servira à la libre communication des élèves entre elles ou avec la personne qui les surveille.
A sept heures et demie, brin de toilette; dîner.
Je trouve mauvaise la coutume de coucher les élèves à huit heures: c’est encore une coutume de religieuses, qu’elles seront forcées d’abandonner dès qu’elles se mêleront à la vie ambiante. J’aime infiniment mieux leur donner de l’école la sensation de la «soirée», utile ou divertissante, qu’elles auront dans le monde.
N’est-il pas surprenant que les écoles du système courant, en France, école de filles ou école de garçons, ne contiennent pas une pièce commune, destinée à abriter les élèves quand ils ne sont pas en classe, à l’étude, au réfectoire et au dortoir? La cour, l’horrible cour morne et pelée, doit suffire à tout, avec un hangar en cas de pluie, comme pour des moutons ou des poules...
Vous m’interrompez:
—Sachez, mon oncle, me dites-vous, qu’il y a, à l’institut Berquin, une très vaste salle où l’on nous rentre quand il pleut, quand il neige, quand il fait bien froid. Seulement, comme cette salle consiste en quatre murs nus, qu’on ne peut s’y asseoir que par terre et qu’elle est horriblement humide en hiver, nous préférons remonter dans nos études...
Une telle salle, Françoise, ne sert à rien: il faudrait d’abord la chauffer et la meubler. Je prétends que chaque école doit avoir son hall couvert, confortable, où les élèves se comportent, quand ils—ou elles—sont libres de se distraire, comme des gens convenablement élevés dans un salon ou dans un club. Pour des jeunes filles, bien entendu, ce hall pourra être aussi orné, aussi attrayant, aussi féminin qu’on le jugera à propos. Et c’est là qu’elles se tiendront les soirs des mois d’automne, d’hiver et de printemps, quand on ne saurait sortir.
J’aimerais qu’un soir sur deux ce hall servît à une conférence sur des questions pratiques, artistiques, sur des faits d’actualité,—à la lecture d’une pièce célèbre, à une représentation familière. Mais j’aimerais aussi que, certains soirs, l’on y fût tout simplement assis par groupes, à causer, ou isolément, à lire, à faire de la musique comme dans la vie.
A dix heures, coucher.
La prière du soir en commun est d’usage dans la plupart des établissements d’instruction. Il me plairait qu’on la fît précéder d’une sorte de méditation commune—sur l’emploi qui a été fait de la journée finie et celui qu’on propose pour le lendemain. Une élève tirée au sort pourrait être chargée de faire à haute voix cette méditation.—Après quoi élèves et maîtresses s’en iraient reposer jusqu’au lendemain.
Voilà, ma chère nièce, ce que serait une journée de Françoise II. Vous voyez que cette façon de comprendre l’enseignement, loin de restreindre l’initiative de l’élève, la favorise, la développe bien plus généreusement que les méthodes usuelles. Discipline du corps, discipline de l’esprit, sont réduites au strict minimum. En revanche, ce minimum est imposé avec une rigueur absolue.
—Alors, mon oncle, le collège où les heures et les travaux seraient ainsi distribués représente pour vous le collège idéal?
—Non, Françoise. Je vous ai décrit simplement l’application, à un collège ordinaire, d’une méthode que je crois bonne. On peut, sans frais et sans fracas, inaugurer cette méthode dans un établissement quelconque de garçons et de filles, du jour au lendemain, par exemple chez l’excellente Mme Rochette, votre directrice. Mais n’allez pas croire que cela suffit pour transformer l’institut Berquin en un collège idéal. Berquin sera toujours une grande prison, clémente à ses prisonnières, je le sais, aimée d’elles,—un grand couvent, si vous trouvez le mot plus juste.
Or le collège idéal n’est ni une prison ni un couvent: c’est une FAMILLE.
Vous êtes cent quatre-vingts élèves à Berquin; il n’y a pas de famille si nombreuse, et, s’il y en avait, on serait forcé de la discipliner à la mode des prisons ou des cloîtres. Ce n’est pas non plus l’ordinaire que les familles, surtout quand elles sont nombreuses, soient composées exclusivement de filles. Il y a des frères et des sœurs, et ce mélange familial influe sur l’éducation de l’un et de l’autre sexe.
A l’époque où il sera temps de mettre Françoise II en pension, existera-t-il en France des pensions constituées sur le modèle de la famille? J’en doute, et ce sera dommage, car peut-être le collège familial donnerait-il en France ses meilleurs effets... La réforme que je préconise est plus facile, n’exigeant aucun bouleversement des mœurs et ne choquant aucune timidité. Une maîtresse de pension un peu énergique peut la tenter sous l’inspiration de quelques mères intelligentes. Tout simplement une mère dévouée à sa fille peut l’accomplir chez elle, sur le sujet vivant que la Providence lui a confié!...
Vous vous arrêterez sans doute à ce dernier parti, Françoise. Tant que les collèges de filles ressembleront à des couvents et les collèges de garçons à des maisons d’arrêt, je crois bien que vous aurez raison.
Et me voilà, ma jolie nièce, au terme de cette longue exposition d’une doctrine un peu sèche, un peu sévère. Il faut être une jeune personne aussi sérieuse que vous pour l’avoir désirée, demandée, suivie d’un bout à l’autre.
Mais le temps est passé, Dieu merci! des Agnès nigaudes et sournoises, et même des petites demoiselles de Labiche, que les parents envoient chercher un peloton de fil dès qu’il est question du mariage et des enfants.
Votre génération a des curiosités plus franches. Jeunes filles, vous voulez qu’on vous parle de votre prochain rôle de femmes. Tandis qu’on achève tant bien que mal de vous instruire, suivant les procédés d’une tradition un peu routinière, vous rêvez déjà d’être des éducatrices mieux avisées, mieux informées,—le jour où une autre fillette, chair de votre chair, levant sur vous ses yeux puérils, vous demandera:
—Mère! comment faut-il apprendre?
XIV
La dernière fois que je vous rencontrai chez votre mère, chère Françoise, vos premières paroles furent pour me demander «si j’avais vu la ferme». Ce qui me prouva que les murs de l’institution Berquin ne protègent pas absolument les pensionnaires contre la contagion des tics parisiens. Je ne sais plus par quel artifice oratoire j’évitai le piège dissimulé sous votre question, ce qui vous fit faire la moue... Aujourd’hui, Françoise, nul artifice ne m’est nécessaire pour vous répondre; car, bien réellement, j’ai vu la ferme, je la vois tous les jours, il s’en faut de peu que j’y demeure, l’usage de ce pays d’Albret, d’où je vous écris, étant de séparer simplement par une cour commune l’habitation du maître de celle des métayers. Donc je vois la ferme, ses travaux et ses mœurs. J’en suis tout pénétré, je ne pense guère à autre chose. Et, puisque vos jolies lèvres n’ont pas craint l’autre jour d’emprunter leur langage aux familiers des Buttes-Chaumont, vous n’échapperez pas aujourd’hui à quelques propos rafraîchissants sur la vie rurale.
Aimez-vous la ferme, petite Françoise, ou plus généralement aimez-vous la campagne? Sans doute, vous seriez fort en peine de me renseigner; vous n’en savez rien vous-même. Arrière-petite-fille de paysans, il a suffi de deux générations pour vous embourgeoiser, vous «citadiniser» à ce point que vous ne professez pour la terre ni goût ni dégoût. Vous l’ignorez.
—Mais non, mon oncle...
—Mais si! ma nièce. Toutes les fois que je vous ai entendu parler de la campagne, j’ai déploré votre profonde ignorance. Il semble que vous confondiez la vie rurale et la vie provinciale, et celle-ci vous ennuie. Durant quelques vacances, chez vos parents du Poitou, vous avez vu la sous-préfecture; mais vous n’avez pas vu la ferme. Or je crois qu’il manque quelque chose à l’éducation d’une jeune fille de votre âge, lorsque les choses de la terre lui sont tout à fait indifférentes ou tout à fait inconnues. Je regrette que la digne Mme Rochette n’ait pas installé en pleine campagne une succursale de Berquin. Lorsque, vous et moi, nous élaborerons un programme définitif d’enseignement secondaire, nous n’oublierons pas ce perfectionnement.
Élevée, pour cela du moins, à peu près comme vous élève Mme Rochette, la génération de jeunes femmes qui vous précède immédiatement n’eut, comme vous, aucun contact avec la terre; et ce n’est peut-être pas la moindre des raisons qui valurent à cette génération d’être si frivole, si bibelot, si fragile... En ai-je connu, de vos aînées, en ai-je entendu qui me demandaient avec une stupeur sincère: «Mais enfin, à quoi pouvez-vous bien passer votre temps à la campagne?» Qu’on laissât Paris en pleine saison pour vivre en tête à tête avec les champs et les bêtes, elles n’en revenaient point. La plupart affirmaient qu’elles «avaient horreur de la campagne»; les plus indépendantes d’esprit parlaient avec estime de la campagne anglaise, la campagne des seigneurs, s’entend, avec le somptueux château bourré de confort, le tennis, le golf, les chasses d’automne et, désormais, l’automobilisme... Pour quelques-unes, enfin, la campagne se résumait dans les invitations suburbaines de l’été: Louveciennes, Marly, Saint-Germain... Prendre, au lieu du coupé ordinaire, «le train de quatre heures trente-cinq à la gare Saint-Lazare» et dîner avec les mêmes hommes qu’en hiver, ceux-ci ayant seulement échangé le frac contre un smoking, tel était le symbole de leurs passe-temps ruraux. Je vous le répète, cela nous valut d’assez pauvres âmes, dont Bourget et Maupassant furent les exacts historiens.
A l’honneur du sexe fort et laid, il convient d’observer que souvent, laissant les femmes à leurs intrigues, à leurs chiffons, à leurs occupations de simili-littérature et de simili-art, les hommes du même monde se montraient moins distants de la terre. D’abord, la plupart des Parisiens sont chasseurs, et, même réduite à ce massacre systématique d’innocents lapins, comme celle des Parisiens, la chasse est tout de même une école de vie rurale. Elle force à fréquenter les paysans. Elle enseigne à consulter les présages du temps, à étudier les formes des terrains, la diversité et la date des cultures, les mœurs des animaux rustiques et des bêtes libres... D’autre part, nombre de Parisiens connus, répandus, mondains, ont ajouté à leurs multiples labeurs le souci bienfaisant d’une exploitation agricole: ce qui les force à laisser Paris de temps à autre pour surveiller de près leurs intérêts en province. S’ils n’ont pas réussi à inspirer à leurs compagnes le goût passionné des champs, peut-être l’inspireront-ils à leurs filles. Le perpétuel va-et-vient des mœurs et des goûts permet cet espoir. En sortant d’une époque où la mode féminine fut la complication psychologique et le pessimisme libertin, n’est-il pas possible qu’on assiste à une revanche de la santé, de la simplicité? Naguère, le règne des roués fut immédiatement suivi par les temps idylliques de Florian, de Gessner, de Bernardin de Saint-Pierre. Et Mme du Barry vivait encore alors qu’une princesse de votre âge, Françoise, se complaisait à nourrir les poules et à traire les vaches dans sa ferme de Trianon.
Sans vous demander d’être fermière, je souhaiterais, mon enfant, vous inspirer le besoin et l’habitude de la vie rurale, non exclusive, mais intimement mêlée à votre vie intellectuelle, à votre vie de Paris. Toutes sortes d’enseignements qui manquèrent à la génération féminine de la fin du XIXe siècle, et en firent, confessons-le, une génération manquée, cette vie différente vous les fournira sans que vous ayez même le besoin d’un effort pour en profiter. Les femmes de Bourget et de Maupassant pâtirent d’une extrême agitation nerveuse; elles n’eurent aucune réflexion, aucune vie intérieure; elles furent des égoïstes; enfin elles furent des tristes au fond, elles se complurent dans le découragement. Ce n’est point un paradoxe d’affirmer que «les champs et les bêtes» guérissent de tout cela.
Êtes-vous nerveuse, Françoise? Pas trop, pas habituellement; pourtant, quelquefois, la chère Mme Le Quellien me dit: «Je trouve la petite un peu agitée...» et vous-même, je vous entends dire: «Aujourd’hui, j’ai mes nerfs...» De grâce, chère enfant, si vous avez vos nerfs, ne l’avouez jamais; que personne ne s’en doute; cachez cette misère afin de la mieux combattre. Maladie endémique de la fin du siècle dernier, cette nervosité excessive des femmes pourrait bien s’aggraver dans celui-ci. Car la vie moderne comporte, de plus en plus, trop de choses à faire, à lire, à voir; elle excède les forces de la plupart de vos semblables. Même si les femmes s’affranchissent (et ce sera votre cas, je l’espère) du superflu sentimental dont s’encombraient les héroïnes de Fort comme la mort et de Mensonges, elles risquent d’être assez tôt détraquées rien que par le jeu normal de leur activité. Que dis-je? Cette légitime curiosité qui vous anime, cet appétit de connaissance, ce goût de concourir avec l’effort masculin, tout le «nouveau»—et le plus louable «nouveau» de votre génération—aggrave le péril de votre système nerveux. Savez-vous que la fièvre de l’agitation physique et intellectuelle ravage à ce point vos contemporaines d’Amérique qu’elles en sont réduites à faire, sous la direction de coûteux spécialistes, des cures de lenteur et des cures d’immobilité!... Oui, les malheureuses! il faut qu’on rapprenne à leurs membres et à leur cerveau le rythme normal de la vie!... Eh bien! au lieu de vous astreindre à une gymnastique charlatanesque, au lieu de passer des mois dans l’immobilité et l’obscurité, comme les dames de Boston et de New-York, n’est-il pas préférable de la faire chaque année et plusieurs fois l’an, la cure de lenteur face à face avec l’indulgente nature? Ah! ne lisez pas Jean-Jacques, puisqu’il n’est plus à la mode; mais venez prendre hors des villes des leçons de patience, de méditation, de quiétude. Là seulement vous reposséderez ce que la vie citadine supprime: le temps!... N’être plus en retard de huit jours ou d’un mois sur sa propre vie, comme on l’est toujours à Paris; s’affranchir de la tyrannie d’une énorme activité artificielle; pouvoir compter les heures et se dire: «Aujourd’hui, il m’en reste une pour réfléchir»!... Cette heure unique, où vous ne ferez pas de courses, où vous n’écrirez pas de petit bleu, où vous ne verrez pas à la hâte une pièce de théâtre ou une exposition de peinture, pour le vain avantage d’en pouvoir parler,—cette heure vide est précieuse entre toutes: elle est celle de votre vie intérieure,—et nous ne valons que par là. Or, l’heure quiète, propre à la vie intérieure,—retenez ceci qui n’est point banal malgré les apparences,—ni Paris, ni les bains de mer, ni les eaux, ni les voyages ne la donnent. On n’en jouit que face à face avec la terre. La vie rurale vous la donne, dans l’extraordinaire silence qui succède aux travaux du jour. Là, vous aurez enfin des minutes pour vous demander: «Où en suis-je avec moi-même? Quels sont mes projets? Où vais-je, et en quel point suis-je parvenue?» N’est-il pas douloureux de penser que des jeunesses entières d’hommes et de femmes s’écoulent sans qu’ils aient, sans qu’elles aient une seule fois réservé cette heure de loisir, cette heure de vie intérieure, pour s’examiner et se reconnaître?...
La campagne vous donne cette heure: et du même coup elle vous apprend à en user. On peut railler l’idyllisme et traiter ces grandes vérités de rengaines; il est un enseignement auquel on n’échappe point, qui se dégage de la lenteur et de l’infaillibilité des événements dont se compose l’humble drame annuel de la terre. Cela enseigne à la fois la patience et l’espoir... Quand on a mis une parcelle de son désir dans une pauvre tige de bois nu plantée en terre, qui sera un arbre dans quinze années, on commence à se guérir des envies fiévreuses, au jour le jour, des envies à courte portée qui veulent une satisfaction immédiate ou sinon la crise de nerfs... Quand on a éprouvé que, malgré les intempéries, les gelées, les grêles, les printemps trop hâtifs ou trop lents, les sécheresses et les pluies interminables, chaque cycle de douze mois se referme à peu près sur la même besogne accomplie, et que cinq années prises au hasard portent à peu près la même somme de récoltes que cinq autres années quelconques,—on devient calme devant les brusques catastrophes et l’on acquiert une sérénité quasi scientifique, très différente de l’espoir hasardeux ou de l’optimisme quand même. «Il faut très longtemps pour parvenir à faire quelque chose; mais en revanche, malgré tant d’imprévu, les choses entreprises avec l’effort proportionné s’accomplissent à l’ordinaire.» Tel est l’humble enseignement qu’un peu d’agriculture nous donne. Victor Hugo a exprimé cela en deux vers que j’ai longtemps (je m’en accuse) pris pour une adroite cheville, dans un petit poème célèbre. On sent, dit-il, parlant du Semeur:
La fuite utile des jours!... Dire que l’activité citadine a pour principal objet de faire fuir le temps plus vite, et inutilement!...
Enfin, la campagne est une grande maîtresse d’altruisme, de fraternité sociale, de simplicité. Les auteurs bucoliques insistent surtout sur la leçon de simplicité. Il est profitable, en effet, de constater par ses yeux combien peu de place, peu d’objets sont indispensables à la vie humaine. Mais la leçon d’altruisme est la plus importante. Petite Françoise, vous assisterez probablement dans le cours du siècle qui s’ouvre à des révolutions considérables. Ne vous laissez pas prendre au dépourvu, comme les belles dames de la fin du XVIIIe, pour qui fut inventée l’expression: danser sur un volcan. Quelques mois par an passés à la ferme, j’entends quelques mois d’observation attentive, vous adapteront excellemment aux éventualités. Rien comme la terre ne nous inspire la conviction sincère que les choses, même réputées nôtres, nous sont prêtées provisoirement, et que notre effort n’est qu’un petit élément dans l’effort intégral de tous les hommes. Planter un chêne, c’est faire un acte indiscutable d’altruisme: car d’autres êtres humains jouiront du chêne bien plus longtemps que le planteur, et l’auront plus beau. En revanche, lorsque vous cueillez une châtaigne à un beau châtaigner, vous pouvez vous dire presque à coup sûr que l’homme qui planta l’arbre n’existe plus... De la sorte vous vous sentez relié, à chaque instant, et aux êtres qui vous ont précédé et à ceux qui vous succéderont sur le même sol. Vous sentez que vous n’auriez rien si d’autres n’avaient travaillé pour vous; vous sentez que, même malgré vous, vous ne sauriez limiter à vous-même l’utilité de votre effort... Tout vous enseigne l’esprit de solidarité, tandis que votre pitié s’émeut chaque jour devant la pauvre vie de vos semblables... L’ouvrier rural est de tous le plus touchant; il est le plus sain et le moins rétribué. J’assistais hier à une paye hebdomadaire de terrassiers campagnards. Durant la semaine, je les avais vus, sur le coteau prochain, défoncer le sol où bientôt l’on plantera de la vigne. Leur semaine finie, ils emportaient chacun treize francs vingt-cinq centimes pour prix de leur effort... Avec cela ils devront, pendant sept jours, nourrir, en moyenne, une femme et deux enfants... Je sais, d’ailleurs, qu’en payant à ses ouvriers des salaires aussi bas l’agriculteur a de la peine à vivre lui-même... N’importe, Françoise, de tels menus faits économiques suggèrent aux bourgeois de profitables réflexions et les inclinent à penser qu’une société arrangée de la sorte n’est pas la société idéale.
Santé des nerfs, loisirs de la vie intérieure, leçons de patience, d’espoir et de charité, tout cela dans la ferme?... Oui, tout cela, et bien d’autres choses que ne pourrait enclore cette lettre déjà longue. J’y glisse pourtant un conseil encore, un conseil et un souhait. Je voudrais aux jeunes femmes nouvelles le sens de la vie rurale, mais je le voudrais non exclusif, tempéré par l’activité intellectuelle et la pratique des villes... Ce fut la vie d’une Sévigné. Grâce à la facilité accrue des communications, ce pourrait être aujourd’hui la vie de simples bourgeoises. Hélas! il n’en est rien, et chacun peut en vérifier un signe assez frappant. Dans la plupart des habitations bourgeoises de la campagne française, il y a une bibliothèque; mais, hors les brochures sans importance, cette bibliothèque contient bien peu de livres postérieurs à 1830...
Petite Françoise, il faut que votre génération féminine, de ses doigts légers et forts, brise la cloison qui sépare aujourd’hui, en France, au grand détriment de l’une et de l’autre, la vie intellectuelle et la vie rurale.
XV
Tous les gens soucieux de se lever chaque matin un peu moins mauvais que la veille (modeste et excellent programme de vie, ma chère Françoise) ont regretté de n’être pas observés constamment par un impartial témoin de leurs actes, de leurs pensées, des mouvements de leur cœur, qui les évoquerait ensuite à son tribunal comme autant de prévenus à juger. Il y a bien la conscience; mais nous la disciplinons si ingénieusement à tolérer nos faiblesses favorites! Et puis, l’examen de conscience dépend de la mémoire, tellement faillible! Il y a bien l’ange gardien. Mais ce personnage ailé de blanc s’obstine à demeurer aussi muet qu’indiscernable, en sorte que nous ne converserons avec lui qu’au moment où l’entretien n’offrira plus que du charme, sans nul profit. Ah! quel Edison du XXe siècle inventera l’appareil merveilleux, miroir et phonographe combinés, d’où notre vie, enregistrée mécaniquement, pourra ressurgir à volonté sous nos yeux?
Je veux être aujourd’hui pour vous, petite amie, cette mécanique enregistreuse. Certes, je vous sais capable de méditer sur vous-même et de vous apprécier sainement. Mais, à certaines heures (d’ordinaire agréables par leur surexcitation même), n’avez-vous pas remarqué que nous perdons la faculté de nous voir agir et, plus tard, de nous rappeler nos actes? Des forces jouent en nous, dirait-on, émancipées de notre contrôle; elles jouent avec l’harmonie aisée, l’impulsive infaillibilité de l’instinct. Après quoi, il nous semble que nous avons rêvé...
«L’azur du lac veillait derrière les feuillages; à l’horizon s’amoncelaient les sommets de l’Alpe des Grisons; une brise passant et se retirant à travers les saules s’accordait avec l’aller et le venir de la vague; nous ne voyions personne; nous ne savions où nous étions...»
Ainsi s’exprime le vicomte de Chateaubriand, contant une promenade sur le lac de Constance en compagnie de Mme Récamier. Elle approchait alors de la quarantaine; l’auteur d’Atala avait soixante-quatre ans sonnés... Quoi d’étonnant si une jeune personne de votre âge, qui n’a pas écrit les Études Historiques et pas tenu salon d’esprit à l’Abbaye-aux-Bois, perd en certaines circonstances la critique de son activité et, comme les deux passagers de la barque, ne sait plus, un temps, où elle est?...
Ce ne fut pas un paysage suisse qui servit de cadre à ceux de vos gestes et de vos propos que je veux vous rappeler. Les blancs murs stuqués, décorés de tableaux, d’un assez riche salon moderne remplaçaient l’Alpe des Grisons; l’incandescence des boules électriques suppléait à la lumière du soleil, depuis longtemps éteinte; le rythme continu d’innombrables valses eût empêché d’entendre le duo de la brise et de la vague,—quand même vous eussiez dansé cet interminable cotillon dans une villa du lac de Constance au lieu de vous y livrer sous les plafonds d’un appartement parisien. Aux côtés de Mme Le Quellien, j’assistais à cette innocente sauterie, donnée par les parents d’une de vos compagnes de Berquin, à l’occasion des dix-neuf ans de leur fille... Vous dire que la sauterie en soi me divertissait serait mensonger. Il y a beau temps que je ne prends plus une part militante à ces transpirations méthodiques; et, comme spectacle, tous les bals non costumés sont affreux à voir. Les parents de votre amie, notables commerçants vitraillistes, n’avaient point cherché à renouveler la formule. Pourtant, je ne me suis pas ennuyé. Tandis que votre mère et toutes les mères souriaient vaguement et murmuraient: «Comme ces petites s’amusent!»—je vous suivais des yeux obstinément, vous, Françoise. J’étais pour vos actions et vos paroles le vivant appareil enregistreur... Or, maintenant qu’on a tourné les commutateurs et renvoyé les violons rue de Miromesnil; que le vitrailliste est retourné à ses ateliers, les petites Berquin à leur pension, et le délicieux frère de Lucie Despeyroux à Saint-Cyr,—je vais vous faire part de mes observations et de mes réflexions. Leur opportunité est manifeste, puisque vous étiez, cette nuit-là, parfaitement absente de vous-même.
Vous étiez absente de vous-même, et je ne m’en étonnais pas. Cette ordinaire sauterie fut pour vous une sorte d’acompte inespéré et prématuré sur «l’entrée dans le monde» dont une dizaine de mois vous séparent encore, et à laquelle vous rêvez sans cesse. Avisée comme vous l’êtes, vous savez fort bien que le «monde» n’est pas tout à fait ce salon de la rue Miromesnil, ni par le décor, ni par les gens qu’on y rencontre, ni même par les danseurs, choisis exprès, ce soir-là, parmi de très jeunes gens. Mais tant de lumière, de bruit et de mouvement vous grisait; votre imagination, votre plaisir et votre désir de vivre transfiguraient les choses autour de vous... Griserie qui persista jusqu’au bout de la fête, jusqu’au moment où je posai votre manteau sur vos épaules chastement décolletées. Je vous mis en voiture avec votre mère. Vos yeux brillaient, vous parliez abondamment, vous riiez un peu nerveusement... Je rentrai chez moi. Mon cinématographe était si chargé d’observations que j’en notai quelques-unes avant même d’aller me coucher.
—Voici, pensai-je, une des mieux nées, des mieux douées, des mieux élevées entre les jeunes filles de la génération nouvelle. Elle a l’honnêteté dans les moelles; le mal lui fait horreur... Jusqu’ici, elle m’assurait (et cela me semblait véritable) qu’elle n’aimait guère être courtisée. Les courtisans la gênaient, l’intimidaient. Je ne l’ai guère perdue de vue ce soir: et j’ai contemplé avec stupeur une Françoise Le Quellien nouvelle, que j’ignorais... D’abord, sans aucun doute, durant cette nuit mémorable, le commerce des jeunes hommes lui fut agréable. Elle a cru, il est vrai, devoir me glisser à l’oreille, dans l’intervalle de deux valses: «Vous savez, ils sont encore plus nigauds que nous autres, tous ces petits gigolos.» Entre la société d’une «petite Berquin» et celle des danseurs qu’elle appelle tranquillement «des gigolos», elle n’hésitait pas. Elle a écouté sans rougir ni se rebeller des fadeurs (que j’écoutais aussi, indiscrètement) sur l’insuffisante échancrure de son corsage. L’interlocuteur était un grand gaillard blond à monocle, avec un œil fripé, dangereux, sous le monocle. Elle dansa enfin le cotillon avec le frère de Lucie Despeyroux, ce saint-cyrien célèbre au parloir de Berquin pour sa jolie taille et son visage fin. Et, quoi qu’elle m’en dît si je l’interrogeais, ce n’était pas seulement la joie de se trémousser en mesure avec un parfait danseur qui éclairait ses joues et ses yeux... Le plaisir insolite qu’elle éprouvait troublait un peu sa conscience. De temps à autre, ayant remarqué que je l’observais sans relâche, elle me jetait un regard affectueux, comme pour me faire entendre: «Mes vieilles amitiés n’ont à craindre aucune concurrence.» Vers la fin du bal, les regards changèrent d’expression. Ils me télégraphièrent à peu près ceci: «Ah! mais... je fais ce qui me plaît, je suppose? Et je ne veux de leçons de personne...» Puis Mme Le Quellien et moi nous fûmes effacés de la pensée de Françoise, et Françoise, oubliant même de danser, s’isola dans sa conversation avec le joli saint-cyrien.
Je me livrai alors à une invocation intérieure dont je ne fis point part à ma voisine tranquillement souriante, mais que vous entendrez, belle danseuse. «O mères, disais-je, mères honnêtes et chrétiennes qui regardez tout cela d’un air paisible, vous ne comprenez donc rien, vous ne savez donc rien?... Si l’on vous avait proposé, quand vos filles avaient six ans, de les élever dans les mêmes classes, les mêmes préaux et les mêmes études que ces danseurs pimpants, qui s’en allaient alors par la vie en culotte mal ajustée et le nez mal mouché, vous eussiez poussé des cris d’orfraies en croix. Vos filles furent éduquées entre filles, tandis que les petits gamins s’acheminaient entre gamins vers le cigare, le monocle et le reste... Aujourd’hui qu’ils ont de vingt à vingt-trois ans, et elles de seize à vingt, vous trouvez tout simple de faire communiquer les deux compartiments jusque-là étanches, et, comme entrée de jeu, vous autorisez l’aparté et le corps à corps! Vous ignorez donc le principal souci de ces jeunes hommes, le sujet des pensées qu’ils avaient en venant ici, des conversations qu’ils auront tout à l’heure entre eux, quand vous leur aurez repris vos filles et qu’ils fumeront une cigarette en regagnant leur logis? Vous ne savez donc pas qu’élevés, eux aussi, soigneusement à part de l’autre sexe, ils ne songent, une fois émancipés, qu’à rejoindre cet autre sexe et à en jouir! On ne vous a donc pas dit sur quels exemplaires ils apprennent la femme? J’entends vos protestations: «Un salon est un salon, ces jeunes gens sont bien élevés, ils se savent en présence de pures jeunes filles, et d’ailleurs nos filles les remettraient à leur place si...» Comptez surtout sur vos filles, en effet. Il est parfaitement vrai que la plupart d’entre elles rebuteront le danseur maladroitement impertinent. Mais n’est-ce donc rien que de les troubler ainsi à l’improviste et de les exposer? Hier, à la même heure, la froide couchette du pensionnat: ce soir l’étreinte du bras masculin, les moustaches contre les joues, les propos admirateurs. Si le propos devient leste, pourtant? Si l’étreinte se fait caresse, dans le tourbillon de la danse? Votre fille aura beau répliquer sèchement qu’elle «est un peu fatiguée» et se faire reconduire à sa place, elle n’en aura pas moins entendu le propos et subi la caresse. Et neuf fois sur dix elle ne vous en dira rien. «A quoi bon tracasser maman? Un rien l’affole...» Dans le cas le plus heureux, quand les danseurs se tiennent correctement, ce qui est rare, n’est-il pas dangereux de soumettre un tempérament de jeune fille à ces brusques alternatives de froid et de chaud? Songez que peut-être (il me paraît que c’est aujourd’hui le cas d’une demoiselle de ma connaissance) ce jeune tempérament, par un cours plus vigoureux du sang, par l’approche de l’émancipation définitive, par une sorte de disposition printanière, est ce soir mieux préparé à s’émouvoir!... L’enfant innocente, prenant cet émoi de nerfs pour de l’amour, ne va-t-elle pas imprudemment, malgré vous et malgré elle, engager son cœur?»
Ainsi, ce n’était pas vous que j’accusais, chère Françoise, mais bien la mode absurde de l’éducation qui vous fut imposée, et que vous vous garderez, je l’espère, d’imposer à vos filles, si vous en avez.
Les jours qui suivirent cette nuit mémorable, je ne cessai pas de penser à vous avec un peu de tristesse... Car je savais bien que, dans un cœur comme le vôtre, le trouble ne serait pas d’une nuit seulement. Tout ce qui s’apprête en vous de dévouement, de tendresse, était en jeu. Vous n’êtes point de celles qui disent, une fois mariées: «Jusqu’à mon mariage, j’ai eu au moins vingt toquades...» Et vous avez raison, il ne faut pas assouplir son cœur, l’emplir et le vider comme une outre. On ne met pas les essences précieuses dans des outres, mais dans des flacons qu’on ferme aussitôt à l’émeri. Vous voilà donc dans l’alternative ou d’aimer sérieusement le danseur d’une nuit, qui déjà, peut-être, ne songe plus à vous,—ou d’apprendre à traiter légèrement, par cette première expérience, les émotions de votre cœur: périlleux entraînement aux toquades.
Ce ne fut pas votre faute, j’y insiste. Les relations entre jeunes gens et jeunes filles, à la fin du XIXe siècle, et en France principalement, ont été réglées de façon détestable. Par une séparation jalouse, à l’âge où leur réunion ne présente aucun inconvénient, on surchauffe la curiosité des uns et des autres. Chaque sexe prend pour l’autre l’apparence et l’attrait d’un fruit défendu: premier inconvénient. Le second, c’est qu’à l’âge où on les mêle garçons et filles ne savent rien les uns des autres. Toute leur adolescence s’est écoulée dans des travaux et des plaisirs différents. Soyons sincères: ils n’ont en commun qu’une seule préoccupation: l’amour. Amour plus idéal chez les jeunes filles, plus terre-à-terre chez les garçons; soit, mais amour... «Dans les collèges, a dit justement Balzac, on parlera toujours de la femme, et, dans les pensionnats, de l’amoureux.» L’adolescence s’achève, les jeunes gens commencent à retrousser leur moustache, les jeunes filles n’ont plus mains rouges ni corsages plats; vite on profite de cet instant physiologique pour mettre en présence ces deux ignorances curieuses, ces deux timidités ardentes... Il n’y a décidément qu’un mot pour qualifier ce système éducatif: il est idiot.
Le système raisonnable n’est pourtant pas bien malin à découvrir; il nous est indiqué par la nature même, et le raisonnement comme l’expérience sont d’accord avec les indications naturelles. La nature compose les familles de garçons et de filles, au hasard des naissances; il en résulte, entre les frères et les sœurs, un chaste sentiment de confiance et de protection. Que si par fortune un cousin, une cousine du même âge sont élevés avec les frères et les sœurs, cela ne cause aucun trouble. C’est un frère, une sœur de plus... Pourquoi le projet d’élargir tout simplement ce mode familial d’éducation se heurte-t-il en France à une si vive répugnance? La nécessité le fait appliquer au tiers de nos écoles primaires, sans le moindre inconvénient. Mais, dès qu’il s’agit de l’enseignement secondaire et des enfants des villes, on se hâte de revenir aux compartiments étanches. Élever en commun les deux sexes demeure jusqu’à présent le privilège des grandes civilisations nouvelles.
Vous portez, Françoise, la peine de notre vieux système, antinaturel et antimoral. Malgré votre instinct de progrès, votre goût de la liberté, ce clair et curieux regard que vous attachez sur l’avenir des femmes,—une éducation demi-cloîtrée influe sur les mouvements de votre cœur. J’ai constaté, l’autre nuit, que l’atmosphère d’un bal, d’un bal à peine mondain, peut faire de vous pour quelques heures une autre Françoise. Connaissez le péril et soyez armée. Plus heureuses que vous, les jeunes filles de la génération prochaine pourront peut-être aller au bal sans autre pensée que de se divertir. Les danseurs ne seront plus pour elles des compagnons nouveaux «dont le cœur n’est pas sûr». Elles les connaîtront aussi bien que leurs propres compagnes. Vous, il vous faut faire d’abord l’apprentissage de ces compagnons. Appliquez là votre faculté de pénétration et d’ironie. Et jusqu’à ce que vous ayez une idée un peu nette de ce qu’est un jeune homme moderne, de ce qu’il sait, de ce qu’il désire, de ce qu’il vaut, mettez au cran d’arrêt les battements sentimentaux de votre propre cœur...
... J’entends les éclats de rire de Françoise:
—Non! mon oncle... mais ce que vous êtes coco, aujourd’hui!... Parce que j’ai un peu flirté avec le frère de Lucie!...
«Coco» ou pas «coco», je souhaiterais que Mme Rochette enseignât à ses élèves que le mot «flirt», avec son apparence pimpante et inoffensive, est parfois un assez vilain mot.
XVI
Il n’est pas interdit, Françoise, de se rappeler en carême les divertissements du carnaval, surtout s’ils furent honnêtes et décents. Ma conscience, sur ce point, ne m’adresse aucun reproche. On ne me vit pas, décoré d’un nez artificiel, sonner de la trompe par les places publiques de la ville, ni, du haut d’un char enguirlandé, éblouir les badauds par un travesti de Pierrot ou de Turc: plaisirs que l’Église condamne, je voudrais bien savoir pourquoi. Rentré à Paris le dimanche gras—oui, j’ai quitté «la ferme»—j’eus la joie de trouver sur ma table de travail des livres qui s’y étaient engerbés pendant mon absence: une moisson de choix. Du coup toute envie de sortir me passa. Et, si je n’avais pas eu l’honneur, hier mardi, de vous avoir à déjeuner chez moi avec Mme Le Quellien et de manger ainsi quelques crêpes que nous fîmes de compagnie, le premier carnaval du siècle ne m’eût laissé que le souvenir d’agréables dégustations littéraires.
Mais les crêpes aussi eurent leur mérite et surtout notre concours à les faire sauter dans la poêle. Mme Le Quellien en manqua une seule: ce qui lui présage, paraît-il, une vieillesse à peu près exempte d’ennui. Moi, j’en réussis tout juste la moitié; je n’aurai donc qu’un bonheur couleur du temps, moitié pluie, moitié soleil, larmes et sourires à doses égales. Quant à vous, Françoise, vous les réussîtes toutes avec une sécurité imperturbable. Un geste sec de vos petites mains gantées, et la crêpe exécutait le saut périlleux comme un chien de cirque sous le fouet du maître. La femme de chambre vous avait, pour la circonstance, prêté son plus coquet tablier à bretelles et à bavette. Avant de vous mettre à l’œuvre, vous aviez goûté la pâte du bout des lèvres, et aussitôt vous aviez réclamé l’addition d’un peu d’eau et d’un verre d’armagnac. Victoire, ma cuisinière, obéit en rechignant: mais il se trouva que vous aviez raison. Jamais je ne goûtai crêpes si aériennes ni si parfumées... Je m’amusais fort à vous regarder: cette petite scène m’affirmait à la fois votre science culinaire et votre aptitude à l’autorité domestique. Double mérite bien important! On a beau faire son entrée dans le monde en 1901 et posséder une conscience très avisée de ses droits, il importe qu’une femme, même moderne, sache conduire son ménage. La différence de nos idées avec celles d’autrefois est seulement qu’on disait naguère: «Il faut cela, et cela suffit...», tandis que nous disons: «Cela ne suffit pas, mais il faut cela.»
Dans cette Amérique dont je vous parle souvent, parce que, n’ayant pas de traditions anciennes, l’Amérique a dû constituer un système d’éducation tout neuf, certains collèges mixtes font suivre en commun par les garçons et les filles les cours de cuisine et de couture, sous le prétexte que, les deux sexes étant égaux et destinés aux mêmes fonctions, il n’y a pas de raison pour qu’ils n’apprennent pas exactement les mêmes choses... Un tel usage serait absurde, en France, à l’heure qu’il est. Votre génération, Françoise, conquerra sans doute de notables avantages sur l’exclusivisme des hommes; mais à l’âge où vous serez épouse, mère, maîtresse de maison, c’est-à-dire dans un petit nombre d’années, il est certain que l’organisation et la conduite d’un ménage français bien ordonné seront encore dévolues à la femme. Il faudra donc que celle-ci soit «ménagère», comme disaient nos aïeux, qui avaient fini (et c’était l’abus) par prendre ce mot dans le sens même du mot «épouse».
Toute maison, pour bourgeoise et modeste qu’elle soit, ma chère enfant, est un petit gouvernement, où chaque ministre d’un grand État (au moins les ministres de la paix) trouverait une image réduite de ses fonctions. Vous y voyez le département de l’intérieur, des finances, des relations étrangères, de l’enseignement, etc... Que l’épouse et l’époux, par un accord tacite ou exprès, se partagent la gestion de ces divers départements, il n’y a rien là que de raisonnable. Le partage devra s’opérer de façon que Monsieur et Madame puissent commodément gérer leur département respectif, voilà tout. Je sais, par exemple, un ménage où la femme est masseuse, tandis que le mari, rendu impotent fort jeune par un accident, fait chez lui des calculs pour une compagnie d’assurances. Comme le métier de masseuse est essentiellement ambulatoire et celui de calculateur en chambre essentiellement sédentaire, la force des choses a imposé au mari la surintendance d’un intérieur où la femme ne passe guère que l’heure des repas et la nuit... Pareillement, si l’habitude s’est implantée chez nous de réserver cette intendance domestique à la femme, cela vient tout simplement de ce que l’homme est à l’ordinaire forcé de s’absenter de la maison pour gagner sa vie. Il est donc juste et prudent qu’une jeune fille de votre âge se prépare à l’avance à un ministère qu’elle a tant de chances d’exercer.
Ce ministère de l’intérieur, c’est le gouvernement des domestiques, c’est l’ordre et la propreté des objets mobiliers, c’est le soin des vêtements, du jardin, de la table. Malheureusement, les arts domestiques ne sont attrayants que dans leurs effets. La propreté, l’ordre des meubles, sont joyeux et flatteurs; mais le balai, le plumeau et la «serviette merveilleuse» sont des outils sans éclat. Jenny l’ouvrière façonne des costumes qui valent des poèmes; mais elle y fane ses yeux et y sacrifie la netteté de ses doigts. Enfin, la Sophie de Rousseau, bien qu’elle n’épargne pas ses soins aux devoirs domestiques, «n’aime pas la cuisine. Le détail en a quelque chose qui la dégoûte: elle laisserait plutôt tout le dîner aller par le feu que de tacher sa manchette, et rien ne la déciderait à toucher aux serviettes sales. Elle n’a jamais voulu, pour la même raison, de l’inspection du jardin. La terre lui paraît malpropre; sitôt qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur...» Ce qui est plus grave, c’est que la plupart des maris, avec le goût de trouver chez eux les choses en ordre et une bonne table bien servie, ont les mêmes répugnances que Sophie. Ou plutôt ils ont ce goût d’ordre et de bonne chère, uni à ces répugnances, avec une sorte d’exaspération. Libérés du souci d’ordonner une maison, nous ne la trouvons jamais assez ordonnée. N’ayant point coutume d’assister aux préparatifs, ils heurtent davantage nos sens.
L’épouse qui, comme dit Horace, gagnera tous les points à cette partie difficile est celle qui saura ordonner son ménage et sa table en bon metteur en scène, sans rien laisser voir des coulisses au spectateur,—au mari. Quand vous faisiez, Françoise, sauter les crêpes du mardi gras, vous étiez charmante à voir; mais vous n’aviez aucunement l’air d’une cuisinière. Votre tablier de soubrette, vos gants, et cette mantille de blonde que vous aviez jetée sur vos cheveux, les abritant des vapeurs qui ne plaisent qu’au palais, tout marquait bien que vous étiez là comme un général empruntant un instant le mousquet du soldat pour lui apprendre à tirer, ou comme un ingénieur corrigeant la manœuvre du maçon novice. Vous n’éprouviez et vous n’inspiriez, à coup sûr, nulle répugnance... J’en déduis que Sophie était une sotte, avec son horreur des serviettes et du fumier. D’abord elle n’avait qu’à mettre des gants, elle aussi. Et puis (voilà des pensées bien idoines à ce présent mercredi des cendres!) le grand mal si les soins de la terre et de la cuisine nous rappellent de quelle poussière nous sommes faits et parmi quel fumier nous vivons? Il eût fallu enseigner à Sophie—mais Pasteur n’était pas né—que sa propre bouche, telle, nous dit Rousseau, «qu’on n’en pouvait voir de plus belle», était, quelque soin qu’elle en eût, une colonie de ferments n’attendant que le dernier souffle pour pulluler, grouiller, dévorer. Il eût fallu lui expliquer qu’afin d’élaborer le jeune sang de ses veines la nature se livrait à une cuisine infiniment moins ragoûtante que celle de notre Victoire façonnant des crêpes. Seulement, la nature conciliante masquait, en Sophie, toute cette cuisine, tout ce fumier, par de délicieuses apparences. La très laide chimie de la vie ne nous choque pas, parce que nous ne la voyons pas. Ainsi la nature enseigne à la femme le secret d’accomplir ses fonctions ménagères sans cesser pour cela d’être séduisante.
Voici donc comme j’imagine la maîtresse de maison idéale. Elle est d’une compétence magistrale en l’art d’arranger et d’entretenir les objets mobiliers; elle connaît tous les détails de la bonne chère. Elle excelle à choisir, à commander ses gens. Mais de tout cela, gouvernement des domestiques et appareils de la maison et de la table, elle ne parle jamais à son mari. Elle est une fée dont la baguette même est invisible. Deux choses exaspèrent un homme qui rentre chez lui ayant travaillé tout le jour: c’est que sa femme lui soumette une querelle ménagère à juger, ou que le repas ne soit pas mangeable. Et il a raison, cet homme, lorsque, dans son ménage comme dans la plupart des ménages français, le ministère de l’intérieur appartient à la femme. De même l’honorable masseuse dont je vous citais le cas tout à l’heure aurait le droit de se mettre en colère si, rentrant chez soi le soir après avoir fourbu ses phalanges à restaurer des muscles de bourgeoises, elle trouvait que son mari, lequel n’a pas quitté la maison, a mal commandé le dîner, ou qu’il compte sur elle pour morigéner la femme de chambre... Lorsque la netteté des appartements et l’excellence de la table apparaissent comme la floraison éclatante d’un mystérieux travail, la «ménagère» de nos aïeux se transforme en véritable artiste. Tout l’appareil, tout le laboratoire disparaît: on ne voit plus que les résultats, qui sont beaux dans le propre sens du terme, puisqu’ils expriment l’ordre, l’harmonie. La difficulté d’obtenir de tels résultats en rehausse le mérite, car, ne vous y trompez pas, Françoise, tout cela est d’une extrême difficulté. Notre pays est le premier, dit-on, pour le joli aménagement des intérieurs et la qualité de la chère: vous constaterez, cependant, lorsque vous irez dans le monde, que l’on compte aisément, même à Paris, les maisons où l’ordre est parfait et parfaite la table.
Je ne suis pas inquiet à votre endroit, Françoise. Toute moderne, tout «en avant» que je vous connaisse, vous gardez la tradition de votre famille, vieille famille française éprise de règle et point ennemie de fine chère. Qui vous a vue mardi goûter, assaisonner votre pâte et tourner vos crêpes, devine la pimpante ménagère que vous serez. Ce n’est pas vous qui infligerez à votre mari ni à vos invités cette effroyable cuisine de cercle qui envahit, hélas! tant de tables honnêtes! Mais ce n’est pas vous non plus qui, dans la plus simple intimité, laisserez voir une manchette tachée. Moins nigaude que Sophie, vous sauriez sauver le dîner qui brûle sans maculer votre linge. D’autre part, ce n’est pas dans vos cheveux châtains que le baiser de votre mari percevra jamais un relent d’office... Enfin, j’en suis sûr, vous aurez ce don merveilleux: l’autorité. De quel air ferme et souple vous commandiez à Victoire, la cuisinière, à Clémentine, la femme de chambre! On sentait qu’il n’y avait pas à résister, pas à biaiser; et en même temps l’on avait plaisir à vous satisfaire. Oui, vous avez reçu ce don rare et précieux, cette faculté d’être obéie, qui s’aide assurément de nos organes, de notre regard, de notre voix, mais que confirme surtout l’ordre qui règne dans l’esprit. Savoir parfaitement ce que l’on veut, n’exiger que ce qui est faisable, connaître le temps qu’il faut à chaque effort pour produire son effet, telle est l’essence même de l’autorité, laquelle n’est ainsi que l’expression de l’ordre mental. Or, votre jeune esprit lucide, Françoise, me parut ce jour-là offrir l’image d’un ordre parfait, comme votre chambre de la place Possoz, comme votre pupitre de Berquin, comme vos vêtements, comme vos cahiers.
Tout cela dans quelques crêpes? Mon Dieu, oui! Françoise... Du moins j’y voyais tout cela, et c’est peut-être l’agréable distraction d’avoir vu tant de choses dans vos crêpes qui fit si mal tourner les miennes...
XVII
On m’assure, chère enfant, qu’on utilise en Angleterre, comme porteurs de dépêches, des jeunes filles montées à bicyclette. Ces jeunes filles, nous dit-on, «manifestent plus de promptitude et d’intelligence que leurs collègues masculins»... Voilà un métier féminin qu’on ne prévoyait guère. Et je pensais que, si vous n’aviez mieux à faire dans votre pays, alerte Françoise, vous seriez en terre britannique une petite télégraphiste parfaite: car, pour dénicher une adresse, votre malice rendrait des points à quiconque, et votre aisance, votre endurance, votre sang-froid de cycliste, vous ont valu, vous le savez, l’admiration de tous vos amis, outre la mienne.
De façon générale, vous montrez, Françoise, du penchant aux exercices du corps. C’est trop naturel. On ne se soustrait pas à la contagion des modes et des plaisirs de sa génération. Est-il province en France, pour reculée qu’elle soit, qui fasse encore grise mine aux dames de la pédale? Nommerait-on une sous-préfecture de trois mille âmes qui se refuse le luxe d’un tennis? Il est vrai que le sport des femmes françaises (je parle du grand nombre) ne va guère au delà. Tennis et vélocipède les contentent. Ces sports ont, pour l’économe esprit de la France, l’avantage d’être à bon marché; tout le monde ou presque s’y peut adonner, tandis que le cheval ou l’automobile restent des divertissements de luxe. Vous, ma fringante nièce, je crois que, coûteux ou non, tous les sports vous attireraient. Et comme, après tout, pour que Françoise devienne riche il suffira qu’un agréable millionnaire souhaite un mariage intelligent, je vous verrai peut-être un jour galopant dans l’allée des Poteaux ou cornant votre furia de chauffeuse aux oreilles des simples piétons tels que moi.
Prévoyons ce cas éventuel et, tandis qu’il en est temps encore, philosophons un peu sur les sports féminins.
D’abord, convenons que le type de la jeune fille frêle, vaporeuse, délicate de la poitrine, type cher aux conteurs de la période romantique, n’est pas celui dont rêvent aujourd’hui les courtisans de votre sexe. La science moderne, avec ses précisions vulgarisées, est la cause principale du changement. Au lieu de «frêle et vaporeuse», la science dit: «anémique et névropathe»; au lieu de «délicate de la poitrine», elle dit: «tuberculeuse». Ces gros vocables suscitent des images désolantes: le dernier surtout évoque les tableaux usuels de pathologie, le buste humain coupé verticalement avec les organes respiratoires saignants, tachés de microbes... Grâce à la science, le charme principal d’une jeune fille est désormais sa belle santé. Or, l’exercice physique est à la fois une preuve et une sauvegarde de la santé. Lorsqu’on vous voit patiner, Françoise, ou manier la raquette, ou monter une côte à bicyclette, on éprouve la joie de contempler un appareil humain solide, harmonieux, jouant bien de tous ses organes, même sans tenir compte des agréments de l’enveloppe.
Accueillons donc et encourageons les sports; mais soyons avertis des dangers auxquels ils exposent quelques esprits de femme insuffisamment pondérés. Le premier est d’attribuer à des occupations en somme inférieures et accessoires une importance démesurée: ridicule encore plus choquant chez les femmes que chez les hommes. Quel Théophraste vingtième-siècle viendra fixer à propos les traits de la femme que les sports hypnotisent? On entrevoit, n’est-il pas vrai? l’esquisse du portrait qu’il pourrait faire:
«Émilie est de bonne naissance et de fortune suffisante; elle a appris tout ce qu’apprennent les femmes de son rang, elle a un mari intelligent et qui l’adore; elle a d’aimables enfants; mais une seule passion la dévore: obtenir par l’effort de ses muscles des résultats auxquels ne puissent atteindre les efforts musculaires d’aucune autre femme ni de la plupart des hommes. Toute son énergie est asservie à cet objet. Sa vie se divise en deux parties, l’une où elle dispute la maîtrise de la raquette ou de la pédale; l’autre où elle s’entraîne pour ces disputes. Elle a renoncé, naturellement, à tous les attraits ordinaires de son sexe; sa conversation est merveilleusement étrangère aux choses de l’esprit. Ne lui parlez pas d’un livre ou d’un événement d’art récent, ne faites pas allusion devant elle à une crise politique ou à un mouvement social; elle ne lit qu’Auteuil-Longchamps, le Vélo et les pages 2 et 3 de certain journal américain publié à Paris, où sont résumés chaque jour les événements sportifs du monde entier... En revanche, elle parle de ceux-ci avec une abondance de documents et une propriété d’expressions effrayantes; elle ne vous fait grâce d’aucun des termes d’argot spécial, d’aucune des abréviations familières dont usent les professionnels du cheval, du cycle ou du golf. Et l’admirable, c’est qu’elle croit très sincèrement que de tels soucis sont les plus nobles des soucis, et qu’elle regarde du haut d’un dédain sincère les mortels inférieurs dont l’ambition ne se résume pas à faire manœuvrer suivant certaines lois arbitraires et précises l’appareil musculaire de leurs bras ou de leurs jarrets...»
Vous avez bien trop de sens commun, petite Françoise, pour être jamais une Émilie. Mais combien de femmes, sans incarner ce type ridicule, ont la faiblesse de parler trop et trop complaisamment des exercices physiques auxquels elles s’adonnent?... Dans la vie courante de la femme, le souci des exercices physiques ne doit pas plus paraître que celui des soins domestiques, par exemple, ou de la toilette. La femme qui me parle hors de propos de ses prouesses de patineuse ou de chauffeuse m’énerve autant qu’à m’entretenir de ses essayages ou de l’arrangement de son intérieur. Comme la grâce du vêtement, comme l’harmonie de la maison, l’adresse musculaire des femmes doit paraître d’elle-même, sans annonce préalable et sans commentaire rétrospectif, au moment précis où elle est requise. On la voit, on l’admire, et c’est tout.
Un autre ridicule bien moderne de certaines femmes occupées de sport, c’est d’être sportives par ambition d’élégance, par snobisme, comme l’on dit. Ah! la belle matière encore à traiter pour le Théophraste du XXe siècle!
«Julie n’était pas destinée par la nature à concourir avec les professionnels de la gymnastique, et, certes, si elle n’écoutait que le conseil de ses instincts, elle s’adonnerait aux soins tranquilles de la maison, elle se divertirait par des lectures et des promenades modérées. Même elle était douée pour les arts: enfant, ses yeux et ses oreilles se plaisaient aux beaux spectacles, aux belles harmonies. Mais la voici possédée du désir de frayer avec ce que les «Mondanités» des journaux appellent le grand monde, et, comme Julie n’a point une origine illustre ni de grosse fortune, elle s’est rendu compte que d’être exceptionnelle en un exercice physique apprécié des mondains forcerait ces mondains à l’accueillir. En quoi elle ne se trompait point. Grâce à une étude persévérante, à un entraînement poussé jusqu’à la mortification, elle est parvenue à être une golfiste incomparable: et, cette espèce étant encore rare en France et ne se recrutant que parmi des gens de loisir, voilà Julie membre du Golf-Club, avec tout ce que Paris compte de muscles aristocratiques... Un jour, le plus beau jour de sa vie, Julie, figurant dans une partie avec un prince de maison régnante, eut l’honneur d’avoir la cheville à demi brisée par un faux mouvement de l’Altesse! Ce jour-là, il lui sembla que toute sa roture héréditaire était abolie, qu’elle devenait elle-même un peu Sérénissime. Il a fallu pour la faire redescendre de ces hauteurs chimériques la plate nécessité d’un fiacre pour rentrer chez elle, et la vue, au logis, d’un mari qui n’a pas même une heure par jour à donner au «training»,—tout son temps étant pris à gagner, dans le négoce des tissus, l’argent du ménage...»
Ce travers, chère Françoise, me semble encore plus insupportable que celui d’Émilie. Il révèle un esprit plus faux: et je ne sais rien vraiment de si attristant que de voir une bourgeoise honnête chercher parmi l’attirail des sports ce que nos aïeux appelaient une «savonnette à vilains»... C’est de l’humilité à rebours, et de la bassesse sous couleur d’ambition. Certes, même cent dix ans passés après la nuit du 4 Août, on ne saurait prétendre qu’une grande naissance, qu’un opulent train de vie soient des avantages négligeables dans la société contemporaine. Mais ces avantages, quand on en est exclu, il est absurde d’en chercher l’apparence,—pas même! le voisinage; il est absurde de croire qu’on sera presque de l’aristocratie ou presque de la grande vie par le reflet de celle-ci sur sa propre médiocrité. Dans le fait, c’est le contraire qu’on obtient. Julie en est pour ses illusions, et elle reçoit de temps en temps de cruelles rebuffades. Elle ne console son amour-propre qu’en fréquentant ses véritables égales, les bourgeoises comme elle, à qui elle peut dire: «La grande-duchesse me contait hier...» ou bien: «Le prince Paul m’a fait ses adieux... Il est charmant, mais je plains sa jeune femme...»
Chère Françoise, avertie par votre sens critique et par votre oncle, vous aimerez les exercices physiques, vous ne les exclurez jamais de votre vie, parce qu’ils sont une condition de santé et d’équilibre; mais vous ne leur permettrez pas d’occuper une place qui ne soit secondaire. On vous dira, je le sais, que les sports tiennent le premier rang outre-Manche, et qu’il faut absolument faire comme les Anglais. Croyez d’abord qu’en Angleterre même les sports féminins, pour la masse de la population, ne sont pas à ce point encombrants. Quant aux sports masculins, ils sont en effet répandus, développés à l’excès. Résultat: une nation où l’on doit admirer l’énergie des hommes, sans qu’il soit possible de dissimuler leur faible culture. Auprès d’un Allemand, d’un Français, d’un Italien de même rang social,—exception faite de l’aristocratie,—un Anglais sincère sera forcé d’avouer l’infériorité de sa culture. La guerre du Transvaal vient d’illustrer ce fait d’une façon mortifiante pour nos voisins. Leur exemple démontre combien il est périlleux de glorifier outre mesure le muscle dans l’éducation. Le muscle est et doit rester l’humble serviteur de la tête. Quand la tête lui enjoint de s’exercer, c’est pour le trouver prêt, au besoin, à exécuter n’importe quel commandement ou pour se distraire elle-même. Et, si le muscle se montre adroit et fort, la tête ne doit pas s’enorgueillir outre mesure. Conduire à quatre, sauter à cheval des haies de «un mètre quatre-vingts», faire du «soixante-dix à l’heure» en automobile ou du «trente» à bicyclette, tout cela est fort gentil évidemment; mais il ne faut pas se dissimuler qu’un grand nombre de gens le font. Cela doit rendre modestes la plupart des amateurs de sports, tous ceux qui sont simplement dans la bonne moyenne, qui font des sports—et c’est le cas général—avec la même maîtrise que les demoiselles de pensionnat font de la peinture. Un autre motif de modestie sportive, c’est que tout enfant de constitution ordinaire, exercé à temps, est apte à faire un sportsman de jolie force. Exemple: presque tous les fils de maîtres d’armes tirent bien. Autre exemple: les familles de gymnastes, ornement des cirques ambulants. Soyons donc pleins d’humilité pour les petits talents de nos muscles: ce sont de faciles talents.
Ayant mis le souci des exercices physiques à la place qu’il doit occuper dans votre vie, vous tiendrez, ma chère nièce, en vous y livrant, à garder l’allure et les façons d’une femme. Là comme ailleurs (j’y reviens obstinément presque dans chaque lettre que je vous écris) une femme peut s’adonner aux mêmes occupations qu’un homme, mais il faut qu’elle s’y adonne autrement. Qu’un bicycliste mâle ait l’air d’un singe agrippé par les pattes de devant au guidon et par les pattes de derrière à la pédale, ce n’est que demi-mal, et si ce singe est, dans cette attitude, extrêmement vite, il sera tout de même un glorieux cycliste. Tandis qu’une femme, si elle bat disgracieusement tous les records du monde, est, en somme, une maladroite femme de sport. Ses triomphes sont autant de défaites. L’aisance harmonieuse des gestes est obligatoire pour le joli sexe. Cela indique aux femmes quels exercices elles doivent exclure et que, dans ceux qu’elles ont élus, elles doivent chercher, puisque c’est le mot, à battre le record de la «grâce robuste».
C’était le souci de vos aïeules, Françoise, car les femmes de l’ancienne France aimaient et cultivaient les sports: lisez sur ce point les belles études de M. Jusserand. De ces charmantes aïeules n’abdiquez point la volonté de grâce—tout en demandant à votre énergie et à vos muscles plus qu’elles ne demandaient et en leur imposant une meilleure méthode... Faites comme elles et mieux. Le secret de l’éducation, c’est la tradition corrigée, adaptée, perfectionnée...
XVIII
L’autre soir, chère enfant, à une représentation de Quo Vadis? tandis qu’évoluaient sous nos yeux les couples voluptueux de «l’orgie romaine», j’eus une distraction. Je me rappelai qu’un certain mercredi, au parloir de l’institut Berquin, où votre amie Lucie Despeyroux, Mme Le Quellien, vous et moi-même formions un groupe assez bavard dans un coin de la salle du fond, l’entretien était venu au fameux roman de Sienkiewicz. Par-dessus les murs austères bâtis par Mme Rochette, le renom de ce triomphe universel avait pénétré jusqu’aux oreilles des pensionnaires. Quelques-unes avaient lu le livre, profitant d’un jour de sortie: elles en avaient raconté l’intrigue aux autres. Ursus, Lygie, l’Arbitre étaient familiers à Lucie et à vous, qui pourtant n’aviez point tenu le blanc volume entre les mains.
—Vous l’avez chez vous, monsieur? me demanda Lucie en chargeant son regard ambré d’une irrésistible prière.
Je feignis de ne pas comprendre son désir. Je répondis:
—Oui... Je crois.
—Oh! vous me le prêterez?...
Il est difficile de refuser quelque chose aux regards suppliants de votre amie Lucie... Mme Le Quellien me tira d’embarras en me demandant à son tour:
—D’abord, est-ce un livre pour les jeunes filles, ce Quo Vadis?
Lucie éclata de rire, et vous l’imitâtes, Françoise.
—Cette maman! Elle a peur de tout!... Quo Vadis? est un livre tout ce qu’il y a de plus moral, presque un livre de piété... N’est-ce pas, mon oncle?
Je réfléchis un instant. Enfin, pressé par vos questions étonnées, je trouvai cette piteuse réponse:
—Que Mme Le Quellien le lise d’abord. Moi, je ne sais pas...
Je dois à la vérité d’ajouter que cet oracle fut salué par les huées unanimes des deux alertes pensionnaires qui me consultaient.
Eh bien! chère Françoise, depuis j’ai parcouru à nouveau Quo Vadis? j’ai vu la pièce qu’on en a extraite; je ne saurais donner un avis plus ferme à la séduisante Lucie, si elle n’avait depuis renoncé à me consulter. Je suis presque certain que Quo Vadis? est une mauvaise lecture pour des collégiens. Je n’oserais affirmer qu’elle en soit une bonne pour de jeunes demoiselles en pension. Et ce que je vous dis là de Quo Vadis? je le pense, avec des aggravations ou des atténuations, de beaucoup de romans dit moraux, de beaucoup de pièces de théâtre «où l’on peut aller en famille». Loin de moi la prétention d’affirmer: «Vous pouvez lire ce roman, vous pouvez voir cette comédie...» Quand on a soi-même essayé d’exprimer sa pensée devant le public, quand on a soi-même eu un certain nombre de lecteurs, quelques-uns de ceux-ci (et combien il faut les remercier!) ont pris la peine de vous renseigner sur l’effet moral qu’ils ressentent de vos œuvres: c’est alors que la contradiction des opinions exprimées démontre l’infinie diversité des âmes!... Voyez-vous, Françoise, chaque âme est une terre qu’il conviendrait d’analyser avant d’y jeter n’importe quel engrais intellectuel. Ici il y a du phosphore en excès, et la chaux manque; à côté, c’est l’inverse. Il faut aiguiser celle-ci d’acide pour la rendre productive; il faut ingérer du sel à celle-là. Et l’on pourrait assez raisonnablement poser ce double axiome:
I.—Il n’y a pas de livre moral pour tout le monde.
II.—Conséquence: il n’y en a guère d’immoral pour tout le monde.
Lorsqu’il s’agit de «grandes personnes» la question des lectures morales n’a pas une importance extrême, car la vie réelle est le plus brutal des romans, et d’ailleurs un âge vient où, comme l’ossature du corps, l’armature morale de l’individu est à peu près définitive. Le cas est plus délicat s’il s’agit de jeunes gens, et principalement de jeunes filles. La jeune fille, respectée par tous, peut être violemment ou insidieusement blessée par un roman. Et le pire est qu’aucun esprit avisé n’oserait affirmer, comme les imprudentes réclames de librairie, que tel roman «peut être mis entre toutes les mains».
Comment faire? Comment répondre à la confiante question d’une jeune fille comme Lucie ou comme vous, Françoise, demandant: «Puis-je lire ce livre?»
Il y a plusieurs doctrines, pour ne parler que des raisonnables.
La première, la doctrine traditionnelle de la France, celle qui régnait encore dans mon enfance, fut d’avoir pour les jeunes filles une littérature expressément neutre. Il y a de cette littérature des exemples célèbres: tels les récits de Mme de Genlis, les proverbes de Mme de Maintenon, les romans de ce Berquin, patron de votre école. Je crois bien qu’une telle littérature est spéciale à notre pays. Je n’en connais pas d’aussi notoirement innocente hors de chez nous. Elle réalise vraiment le maximum d’honnêteté, la plus forte probabilité de non-péril. La jeune fille qui se monterait la tête à lire le Petit Grandisson donnerait la preuve d’un tempérament exceptionnel. Je n’en dirais pas autant, par exemple, des fameux romans anglais dont nos voisins d’outre-Manche nous vantent la moralité. Ni le Vicaire de Wakefield, ni, pour parler de «bons romans» plus modernes, Dodo ou The Manxman, ne sont absolument appropriés à l’âme d’une Agnès de Molière: ils l’inquiéteraient. Et j’accorde qu’Agnès aurait tort; mais, si l’on adopte un système d’éducation, il faut l’appliquer sans défaillance.
Ce système a de moins en moins d’adeptes aujourd’hui. Est-ce faute de Berquins, de Maintenons ou de Genlis? Peut-être. Un magazine se fonda il y a quelques années pour les jeunes filles: les jeunes filles s’y abonnèrent, mais au bout de quelques mois ce fut parmi elles un tollé contre l’insipidité des romans que leur magazine publiait... Nous vîmes en même temps naître un théâtre blanc comme l’âme d’Agnès. S’il existe encore, il ne fait guère parler de lui.
Le principal défaut du système autrefois classique n’est pas, du reste, la difficulté d’offrir à la jeune fille une nourriture romanesque exempte de tout danger et cependant savoureuse. C’est de se fier uniquement à la vigilance du pourvoyeur et de ne faire aucun appel à la volonté, à la probité de la jeune fille. Un beau jour Agnès trouve un vrai roman oublié sur une table. Aguichée par la saveur imprévue de ce ragoût, elle le dévore en cachette. Voilà compromis l’effet du système, et, de plus, voilà l’hypocrisie encouragée.
Un second système, assez en honneur parmi les champions «avancés» de l’éducation féminine moderne, c’est de laisser la jeune fille libre de ses lectures, dès qu’elle n’est plus tout à fait une enfant. Si révolutionnaire, si antitraditionnel et j’ajoute si peu séduisant que nous apparaisse le système, les arguments par lesquels ses partisans le défendent ne manquent pas de force.
«Comment, nous disent-ils, une petite Française peut être légalement épouse à seize ans, mère à dix-sept ans, c’est-à-dire que, dans la pratique de la vie, l’activité sociale de la femme se manifeste près de dix ans plus tôt que celle de l’homme; et c’est la jeune fille que vous tenez le plus longtemps à l’écart de la réalité? N’est-ce pas absurde? Ne doit-elle pas, au contraire, être renseignée sur la vie, armée pour la vie la première, elle dont la responsabilité conjugale, sociale, commence à l’âge où l’homme est à peine bachelier?»
Ces raisons ont leur poids; mais le système de lecture sans frein et sans choix qu’elles recommandent est vraiment trop contradictoire avec le type traditionnel de la jeune fille en France. Qu’Agnès, papillon curieux, brise sa chrysalide, essaye ses ailes au grand air, soit! toute cage est malsaine. Mais que gagnera-t-elle à déflorer prématurément la poussière qui décore ces ailes brillantes? Nous touchons ici, Françoise, à l’une des dangereuses erreurs du féminisme exaspéré. Rendons plus pareille l’éducation des deux sexes, soit, mais en assainissant d’abord, en moralisant celle des garçons. Le résultat serait déplorable d’élever les jeunes filles à l’image de nos collégiens d’aujourd’hui.
—Et votre système, à vous, mon oncle? En avez-vous un, seulement?
—Oui, Françoise, n’en déplaise à votre ironie, j’ai un système.
Je peux hésiter à vous recommander, à vous défendre tel roman, parce que, malgré nos confidences réciproques, vous êtes encore, sur beaucoup de points, chère enfant, un mystère pour moi. Ce n’est pas moi qui vous ai élevée, qui ai formé votre esprit, d’années en années. Mais si cet honneur m’était échu je vous aurais accoutumée à juger par vous-même, autant que possible, de l’opportunité de vos lectures. Du jour où votre curiosité se serait éveillée, nous en aurions conversé ensemble. Je vous aurais avertie que la conscience de la jeune fille, si elle est saine et bien disciplinée, est un fort bon juge. Assurément j’aurais écarté de vos yeux et de vos mains certains livres dont les titres mêmes sont une injure pour une âme délicate, mais, parmi les autres, je vous aurais demandé de me guider vous-même. «Chaque fois, vous aurais-je dit, qu’une page de livre vous cause une inquiétude, un malaise moral, arrêtez-vous à l’instant, fermez le livre et venez me confier votre souci. Peut-être est-il puéril: d’un mot il sera dissipé, et, dès lors, rassérénée, vous continuerez votre lecture. Si, ayant lu un livre d’un bout à l’autre sans que rien vous y ait alarmée, vous vous sentez cependant déprimée, moralement moins active, moins ardente à bien faire, tenez le livre pour mauvais, et ne lisez plus rien de son dangereux auteur. Ainsi, peu à peu, vous vous accoutumerez à faire vous-même le choix de votre nourriture intellectuelle, comme vous faites celui de vos aliments. C’est la sagesse même, car un esprit est aussi mal venu à prétendre imposer ses lois à un autre esprit qu’un estomac à un autre estomac.»
—Alors, mon oncle, si rien ne me choque, je puis lire sans danger toute espèce de romans?
Soyez certaine que votre conscience s’alarmerait bien plus tôt que vous ne le pensez. Et puis, correctif important au système des «lectures responsables», le premier conseil à donner aux jeunes filles est de lire le moins possible de romans. Il n’est nullement indispensable à Lucie ou à Françoise de lire «tout ce qui paraît». L’abondance des lectures romanesques, entre autres méchants effets, empêche la jeune fille de pourvoir à sa véritable économie intellectuelle. Elle se figure être «au courant de la littérature» parce qu’elle peut causer du roman à la mode. Et assurément, surtout en France, le roman est une forme littéraire d’une ampleur merveilleuse; mais, parmi toutes ses importantes qualités, on ne saurait compter celle de former l’esprit et le cœur des jeunes filles... Enfin, durant la période d’éducation, il importe bien plus que la jeune fille apprenne à connaître le style, l’art d’un romancier, que ses romans eux-mêmes. A la place de Mme Rochette, j’exclurais de l’institut Berquin les volumes jaunes, bleus ou blancs à 3 fr. 50; mais j’inaugurerais des cours sur la littérature contemporaine et je laisserais librement entre les mains des élèves des anthologies de nos romanciers, telles qu’en fit, par exemple, Gustave Toudouze pour Daudet... Quant au roman lui-même, il serait proscrit de l’école, fût-il approuvé par Mgr de Tours; le roman est, par excellence, un «objet de divertissement», et, dans le temps des études, le divertissement doit surtout consister à jouer aux barres, au tennis, à faire de la bicyclette et du «footing».
De ce qu’on ne lirait plus de romans, même moraux et recommandés par Mgr de Tours, dans les écoles de demoiselles, il n’en résulterait pas qu’on n’y entretiendrait plus le goût des lectures. Au contraire, on y lirait davantage les choses importantes qu’on ne lit guère plus hors de l’école. L’absence de lecture de nos jeunes filles modernes—malgré l’apparente surcharge des programmes—est désolante. Songez qu’à votre âge, Françoise, une Mme Roland avait lu Vertot, Descartes, saint Jérôme, Diodore de Sicile, Young, Pascal, Montesquieu, Locke, Virgile, Clarke, Homère, Cicéron, Diderot, Pope, d’Alembert, Platon, Machiavel, Xénophon, Réaumur, etc., etc... lu et annoté en faisant des extraits! (Voir Mme Roland, par Oct. Gréard.)—Et vous, Françoise, qu’avez-vous lu? qu’ont lu vos compagnes? En est-il une seule, dans toute l’institution Berquin, qui ait, d’un bout à l’autre, parcouru ce livre, qui fut, en France, le bréviaire de toute une génération: les Hommes illustres, de Plutarque?
Lisez les Hommes illustres, Françoise. Quand vous les aurez bien lus,—si vous avez encore envie de lire Quo Vadis?—nous en recauserons.