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Lettres à Françoise

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XXX

Excursion dans l’Indre.—Le choix de la maison.—Opinion de Lucie sur la province.—Opinion de Françoise.—Opinion de l’oncle.—Un chapitre de la philosophie du bonheur.—Que la médiocrité de la fortune et du séjour est bienfaisante aux jeunes époux.—Conseils pratiques sur le trousseau, sur le mobilier.—Point de luxe.—Point de provisoire.

Hôtel Adriatique, janvier 1902.

Je vous ai suivie par la pensée, chère Françoise, dans l’expédition que me narre votre lettre. Je vous ai vue prenant avec Mme Le Quellien et Lucie le train de Châteauroux, débarquant à la gare de cette modeste capitale. J’ai imaginé votre joie à retrouver Maxime, à pénétrer dans son garni de sous-lieutenant, à déjeuner dans son hôtel. Moi-même, il y a quelque quinze ans, j’ai habité le chef-lieu du département de l’Indre; mes souvenirs ont su évoquer d’une façon précise les places, les rues, les allées que vous avez parcourues tous les quatre à la recherche du logis où s’abritera, dans quelques mois, votre jeune félicité d’épouse.

Il paraît que Lucie poussait les hauts cris: «Dieu! que cette ville est laide!... Que ces maisons sont inconfortables!... Faut-il que Françoise t’adore, Maxime, pour consentir à vivre dans un pareil trou!... Moi, mon parti est arrêté: je ne me marierai qu’avec la condition d’habiter Paris!...» Entre nous, Lucie, malgré ses airs entendus, malgré qu’elle soit de cinq mois votre aînée, est une enfant qui parle à tort et à travers, infiniment plus enfant que vous, Françoise. En dépit de ses préoccupations et de ses propos romanesques, elle ne sait pas ce que c’est que d’aimer... Plus raisonnable et mieux renseignée, ma chère nièce, vous n’avez pas éprouvé la sensation d’un exil en pays barbare, parce que des maisons un peu moins hautes, pourvues de magasins un peu moins brillants, bordaient des rues un peu moins larges qu’à Paris... Sans doute vous ne pouviez exagérer la complaisance jusqu’à admirer Châteauroux. Mais c’était la ville où les nécessités de la vie fixaient votre fiancé; vous la visitiez pour la première fois dans l’allégresse de marcher côte à côte avec lui; surtout vous pensiez que là s’inaugurerait votre vie à deux. Cette espérance vous rendit intéressant et presque cher le décor banal d’une préfecture de province française.

«Est-ce drôle, mon bon oncle! me dites-vous, Châteauroux n’est pas le séjour que nous aurions choisi, ni Maxime ni moi... La ville est mélancolique; tout ce que Maxime nous a fait visiter en fait de logements est médiocre, plutôt laid... Pourtant, revenue place Possoz, je me sens un violent désir de ce grand village morne, de ces vieilles maisons mal bâties... Et je crois que, si d’ici à mon mariage Maxime était inopinément nommé à Paris, j’en aurais un peu de regret...»

Voilà, Françoise, d’excellentes dispositions pour vous adapter à la vie de femme d’officier. Je partage d’ailleurs pleinement votre avis sur le dernier point: je considérerais comme fort regrettable pour vous et pour Maxime que celui-ci fût nommé à Paris en ce moment. Vous n’obtiendriez pas de moi, malgré ma faiblesse et vos séductions, une démarche pour aider à ce changement. Cela vous étonne? Je vais vous dire mes raisons, et du même coup je répondrai à diverses questions que vous me posez sur le point de votre installation pratique, et sur le problème d’accorder le légitime désir d’un intérieur agréable, voire élégant, avec un budget limité.

Prenons les choses d’un peu haut.

Il y a, Françoise, une philosophie, ou, plus modestement, une hygiène du bonheur. Elle n’est codifiée nulle part, et c’est dommage: car la plupart des gens gâchent leurs facultés d’être heureux bien plus imprudemment encore que leur santé. Je ne prétends pas tenir dans ma tête ni dans mes cartons le code de cette hygiène. Mais j’en sais au moins quelques principes que la méditation m’avait enseignés et qu’a confirmés pour moi l’expérience. L’un de ces principes, qu’on devrait sans cesse répéter aux nouveaux époux, est: que le bonheur d’un jeune ménage est tout entier dans le fait d’être jeunes à deux, et que non seulement il n’emprunte rien aux avantages de situation, de relations, de fortune, de luxe, mais que ces divers avantages, s’ils sont excessifs, empiètent sur lui et l’amoindrissent.

J’exclus, bien entendu, le cas où le jeune ménage manque du nécessaire: l’absence de souci, a dit Saint-Augustin, est la première condition du bonheur. Mais j’affirme que pour être, à vingt-cinq ans (l’âge de Maxime), parfaitement conscient de la joie d’être votre mari, Françoise, il vaut mieux avoir huit mille francs de revenu total que cent mille; il vaut mieux être un insoucieux lieutenant qu’un homme célèbre ou un important brasseur d’affaires; il vaut mieux habiter sur les allées de Déols, à Châteauroux, une humble maison provinciale, qu’un hôtel princier sur l’avenue Montaigne...

Observez que je n’invoque pas de vagues et plates théories sur les joies de la médiocrité. Je dis une chose plus précise et mieux circonscrite. Quand Maxime aura quarante ans et vous trente-trois, jolie Françoise, je vous tiendrai un tout autre langage... Ce que je prétends, sans plus, c’est que la médiocrité de la fortune, de la situation, c’est que le silence et l’humilité du milieu sont propices, presque indispensables au bonheur de deux nouveaux mariés qui, dans le sens total du mot, s’aiment. C’est que le jeune amour, quand il est vraiment jeune et vraiment amour, se suffit à lui-même; qu’il est une joie tellement rare, tellement essentielle, que toute joie autre et simultanée diminue la somme totale du bonheur.

J’ai dit: le jeune amour. Car, Françoise, vous pouvez bien espérer que l’amour ne désertera jamais votre foyer: mais la jeunesse le désertera certainement. Et donc il viendra un temps où, sans aimer moins Maxime, vous l’aimerez d’autre façon. Votre amour vieillira comme son visage et le vôtre: se le dissimuler est pure vanité et puérilité. L’amour ne dévorera plus toutes les minutes de votre vie. Vous ne lui ferez plus de tort en donnant de votre pensée, de vos loisirs, de vos efforts, à autre chose qu’à lui. Alors, s’occuper avec Maxime de son avancement, de votre fortune, du luxe de la maison, sera une façon nouvelle de vous aimer, adéquate à votre âge. De cette adaptation progressive aux saisons de l’amour résultent l’harmonie et le bonheur du ménage. Le bonheur à deux est, alors, un fruit naturel mûri dans sa saison. Les fruits hâtifs, les fruits tardifs sont de mauvais fruits.

J’éprouve une pitié sincère pour la plupart de ces couples de «grands mariages» dont Paris nous offre le spectacle presque quotidien. Pauvres jeunes gens! En additionnant leurs âges, à peine ils dépassent la quarantaine, et déjà on les condamne à vivre dans le maximum du luxe et du confort, avec un nombreux appareil domestique, le harassement de recevoir et d’être reçus, le souci d’avancer dans la fortune, dans les places ou simplement dans le monde. On leur impose les soins et le régime qui conviennent merveilleusement, mais exclusivement à la maturité. En somme, on leur escamote la jeunesse, la précieuse, irremplaçable, divine jeunesse. On leur vole dix ou quinze ans de vie sentimentale, pour leur offrir en échange dix ans de la vie d’affaires, dont ils connaîtront toujours assez tôt le vide décevant. On les prive, même dans cette vie d’affaires, du seul condiment qui l’assaisonne: la sensation de grandir, de progresser. Tout de suite, ils ont tout.

Je plains aussi, Françoise, les couples plus modestes qui installent leur foyer à Paris. Pour droits que soient leurs cœurs et si fort qu’ils s’aiment, la foire au luxe qui les environne suffit à leur tourner l’esprit s’ils ne l’ont solide. En ai-je vu, de ces pauvres couples que l’envie du luxe impossible hantait au point de gâter leur joie de jeunes époux! Le moyen pour deux petits oiseaux d’être heureux, s’ils dédaignent leur nid? Souvent, d’ailleurs, ce dédain du nid trop modeste part d’un bon sentiment, d’un sentiment altruiste: en le grattant bien, on trouverait de l’amour dessous. Le mari pense: «Comme le luxe lui siérait bien! Cet écrin médiocre à ce bibelot rare, quel contresens!...» La femme pense: «Je serais tellement plus jolie dans les robes, dans le salon de madame X...! Et qu’il m’aimerait mieux!...» Ah! les nigauds! ils ne se doutent pas que nulle parure n’accroît le charme de l’extrême jeunesse, et que ce charme n’a pas besoin d’un cadre luxueux, au contraire. Mettez une collerette d’or à une rose, sera-t-elle plus belle? Nullement, et elle sera moins une rose. Vérités que tout le monde proclame, la jeunesse passée. Il n’y a que les jeunes gens pour n’en pas être convaincus.

Aussi, chère Françoise, je considère sans paradoxe que c’est un grand bonheur pour Maxime et pour vous de n’être point riches, de n’être nullement des personnages en vue, et d’installer votre foyer dans une des plus insignifiantes villes de la province française... La miséricordieuse destinée vous préserve même de la tentation somptuaire. Avec vos huit mille livres de revenu et les commodités de la vie militaire, vous ne saurez souffrir, à Châteauroux, de comparaisons humiliantes: mais aussi ne pourrez-vous entreprendre d’étonner l’Indre par l’éclat de votre luxe. Donc il ne sera pas question de luxe dans votre nid. Il ne sera pas non plus question d’ambition, hors celle—modeste—que Maxime soit en temps utile maintenu au tableau... Heureux enfants! Vous n’aurez qu’à penser l’un à l’autre, à vous aimer sans distraction! Heureux, trop heureux enfants!

Pour en venir aux conseils pratiques que vous sollicitez sur votre installation et même (faut-il que je sois assez un vieil oncle de tout repos!) sur votre trousseau, je recommande, naturellement, une grande simplicité, conforme à votre âge et à vos ressources. Mais qui dit simplicité ne dit pas laideur ou vulgarité, et sur la façon d’être simple il faut encore s’entendre.

Prenons, par exemple, la question du trousseau. Comment simplifier le trousseau? Premièrement, en excluant le linge, les toilettes et les bijoux d’un prix excessif, d’un prix en désaccord trop manifeste avec votre jeunesse et votre revenu. Je vous préviens que si j’aperçois dans ledit trousseau «le jupon de cinq cents francs» dont périodiquement nous entretiennent les gazettes je le déchire sous vos yeux.

Seconde manière de simplifier le trousseau: en diminuer la quantité. Ce moyen, le plus sûr et le plus facile, vous permet, malgré vos ressources restreintes, de n’acquérir tout de même rien de laid. Jamais, jamais, sauf le cas d’indigence, on n’est excusable d’acheter pour son usage quelque chose de laid. Réduisez donc au large nécessaire, sans plus, votre lingerie et vos costumes. Grâce à cette réduction, ne composez l’un et l’autre que d’éléments choisis et jolis,—sinon de grand luxe et de grand prix.

Le même principe vous guidera dans l’installation du foyer. Choisissez une petite maison, mais agréable à l’œil et bien située. Vous avez déjà constaté, pendant les mois de Rosny-sur-Mer, qu’un très grand bonheur peut tenir en très peu d’espace. Je veux que votre jeunesse, votre amour, votre qualité de «débutants dans la vie» soit exprimée par l’exiguité relative du logis. A quoi bon tant de place, si le bonheur consiste à être tout proches l’un de l’autre?... D’ailleurs une petite maison exige moins de meubles, moins de tentures, moins de rideaux, et le service en est plus aisé. Votre maison sera donc mieux tenue avec le personnel domestique restreint dont vous disposez, et,—comme pour le trousseau,—achetant moins de choses, vous pourrez n’en point admettre de laides ni de vulgaires.

Pour vous guider dans vos choix, je vous propose une règle très simple. Choisissez les objets de votre ménage nouveau, de façon qu’ils ne déparent jamais la maison, quand celle-ci sera plus ample et que vous, les habitants, serez plus vieux et plus considérables. Il est aisé, soit avec les exemplaires simples des styles anciens, soit avec ceux des styles modernes qui ne visent pas à l’extravagance, de s’entourer à peu de frais d’un décor agréable et durable. Durable: c’est important. Méprisons les gens qui changent à tout propos de mobilier! Ils n’ont pas le sens du foyer. N’installez que trois pièces de votre maison si l’argent vous manque, mais n’y tolérez rien de vulgaire, sous prétexte de provisoire. D’ailleurs, avec une personne de votre goût, on peut être tranquille. Je ne verrai pas dans votre salle à manger le buffet Henri II du faubourg Saint-Antoine, orné de perdreaux en saillie sur les panneaux, ni les affreux rideaux en faux velours, ni les imitations de tapisseries, ni tout le luxe à bas prix, aussi répugnant que les «complets confection» des grands magasins. Vous ne choisirez que des choses jolies. Il suffit de vous mettre en garde contre la tentation de les choisir trop luxueuses ou d’en vouloir trop.

Donc, trousseau restreint, ne contenant nulle pièce vulgaire,—mais dont nulle ne vise à étonner par son prix excessif; logis point trop grand, dont les dimensions et le décor expriment l’état de fortune, l’âge et la situation des habitants,—mais où chaque objet soit, autant que possible, adaptable à l’accroissement progressif du ménage; telle me paraît être la formule qui convient au cas du jeune couple Despeyroux. Vous éviterez ainsi l’effort ridicule, malsain, de paraître au-dessus de vos ressources, ce qui est une faute d’harmonie et par suite une laideur. Vous éviterez cette autre erreur de goût et de sentiment dont témoigne l’installation «provisoire» de certains nouveaux mariés. Le foyer, fût-il d’un militaire, doit exclure le provisoire. Les choses destinées à être témoin de votre premier bonheur d’épouse méritent d’être ensuite précieusement conservées: donc il les faut assez jolies dans leur simplicité pour qu’elles vous tiennent compagnie toujours, sans vous déparer jamais.


XXXI

Une station d’hiver.—L’inutile verdure et l’inutile soleil.—Petites cosmopolites.—Pepa, Concha, Lily.—Indiscrétion professionnelle.—Les enfants.—Système de l’aveuglette.—Système de la demi-innocence.—Système de Molière.—Françoise est dans la tradition nationale.—On peut hâter le mariage.

Hôtel Adriatique, février 1902.

Dans ce coin privilégié de l’Europe d’où je vous écris, chère Françoise, l’hiver est venu si doucement—à pas de voleur—qu’on se croirait toujours au milieu de l’automne. L’heureux goût des habitants, ou peut-être l’artifice des hôteliers et des entrepreneurs de casinos, a garni les promenades, les parcs, jusqu’aux horizons prochains, d’arbres et de plantes qui ne connaissent pas la caducité annuelle. Comme le soleil rayonne presque toujours d’un ciel inaltérable, projetant sur le sol sec l’ombre des éternels feuillages, la nature ne prend jamais le deuil de l’été disparu. Et le temps semble s’arrêter, devenir immobile lui-même, ainsi que la verdure des magnolias, des fusains arborescents, des poivriers et des mimosas.

Beaucoup de gens sont venus ici, comme moi, chercher cette illusion de ne point vieillir nous-mêmes que suggère la jeunesse persistante des choses, autour de nous. Ce sont, pour la plupart, des gens riches et oisifs, qui ne sont de nulle part, suivent les «saisons» mondaines partout où il y en a, et toujours, selon le mot de Stendhal, reviennent de Cosmopolis ou s’y rendent. Rien de plus effacé, de plus banal, de moins curieux en somme que cette population errante; rien de moins estimable que son caractère et ses mœurs. En observant ces femmes trop parées, ces jeunes filles trop libres, ces hommes à l’oisiveté insolente, on se rend compte du peu de joie vraie qu’ils goûtent à être là, riches et maîtres de leur vie, dans ce lieu paradisiaque... Malgré moi, je les regarde: je songe à toutes les humbles tireuses d’aiguille, à tous les mornes employés de magasins et de bureaux qui, à la même heure, se fanent dans le brouillard et la neige de Paris... Comme ils seraient extasiés et transfigurés, ceux-là, par une quinzaine de jours vécus ici, quinze jours de soleil et de verdure en plein hiver! Hélas! hélas! Les petites ouvrières, les mornes employés ne goûteront pas cette joie, et les cosmopolites, qui ne savent plus en jouir, s’en gorgeront inutilement. Le monde, inégal, est plein de contradictions irritantes.

... Trois jeunes filles de ce monde cosmopolite vinrent hier s’asseoir à quelques pas de ma fenêtre,—j’habite au rez-de-chaussée de l’hôtel,—et se mirent à converser. Leur bavardage me valut un instant d’impatience; j’attendis. Elles n’en finissaient pas de causer. Je pris alors mon parti, je repoussai mon papier, je déposai ma plume, je m’approchai de la fenêtre à demi fermée et j’écoutai. C’était indiscret?... Sans doute! J’attends de vous les mêmes reproches qu’une semblable conduite provoqua naguère, lorsqu’un certain vendredi, dans le parloir de Berquin, je surpris la conversation de trois élèves et d’une de leurs amies. Oui, c’était indiscret: mais quiconque veut raconter les mœurs de son temps n’est-il pas forcé d’être indiscret? Et puis, que ne restaient-elles à distance, ces trois perruches, et de quel droit me venaient-elles troubler?

Il m’était impossible de les voir sans révéler ma présence, mais je les reconnus à leurs voix. C’étaient, dans toute la force du terme, trois petites cosmopolites, trois petites «saisonnières». Elles avaient dû naître dans un first-class hotel, au Caire, à Péra, à Rome, à Ostende, ou sur la Riviera. Deux d’entre elles étaient sœurs, sans se ressembler, encore que brunes de chevelure pareillement. Pepa, l’aînée, était grasse, et même, comme l’on dit familièrement, un peu boulotte, avec d’agréables yeux bleus assez niais; la seconde, Concha, très jolie de visage, fine, un peu grêle, faisait penser à ces élégants et sveltes insectes qui volent l’été sur les nénuphars, les roseaux et les iris, et qu’on appelle des demoiselles... Les noms de ces deux sœurs signifiaient assez clairement leur origine espagnole; mais de quelle Espagne ou de quelle Amérique? Je l’ignorais. Et cela n’avait aucune importance, vu que toute trace de leur nationalité s’était depuis longtemps effacée. Elles s’entretenaient en français et en anglais,—les deux langues cosmopolites, les deux langues d’hôtel,—passant de l’une à l’autre sans même s’en apercevoir. Elles les parlaient avec une correction parfaite, mais avec cette absence d’accent des gens qui ne savent plus en quelle langue ils pensent. Leur interlocutrice, à laquelle elles prodiguaient des marques d’amitié excessives, était une autre jeune fille d’allures fort indépendantes, dont elles avaient fait la connaissance à l’hôtel et qui, depuis, ne les quittait guère,—une jeune Roumaine vraiment belle, installée ici avec sa mère pour toute la saison. Elle est fiancée à un officier autrichien qui, chaque semaine, vient passer la journée du dimanche auprès d’elle. Je ne sais quel est son vrai prénom: ses deux petites camarades l’appellent Lily, en prononçant le diminutif à l’anglaise, comme il convient. Je ne puis la voir sans songer à vous, Françoise, à cause de la similitude de vos situations de fiancées «militaires».

Lily, Pepa et Concha commencèrent par parler toutes ensemble, et naturellement il me fut impossible, dans ce concert où deux idiomes et trois voix se mêlaient, de distinguer autre chose que le nom de Rodolphe: ainsi s’appelle le fiancé de Lily. Peu à peu, cependant, l’entretien s’ordonna. On dirait que certaines jeunes filles, lorsqu’elles se rencontrent, ont ainsi un trop plein de loquacité dont elles se débarrassent au plus vite et simultanément: à ce prix seulement elles peuvent ensuite imiter à peu près les procédés de conversation des personnes raisonnables.

—Moi, déclara Concha dans un instant où ses deux amies se taisaient, je n’en veux pas du tout, jamais.

—Moi, fit Pepa d’un ton moins décisif, je crois que cela ne m’ennuierait pas... seulement quand je serai un peu vieille, vers trente ou quarante ans.

—Vous exagérez, répliqua Lily avec le ton d’autorité d’une personne d’expérience. Mais je ne suis tout de même pas de l’avis de Rodolphe, et, plutôt que de lui céder sur ce point, j’aime mieux tout casser.

De quoi s’agissait-il? Et quelles pouvaient bien être les exigences de Rodolphe pour que la délicieuse Lily songeât à «tout casser», quoiqu’il fût baron et riche?

—C’est déjà bien assez, reprit la jeune Roumaine, d’être condamnée à passer plusieurs mois par an dans la garnison de Rodolphe, un coin de province à cinquante lieues de Trieste! Je n’ai pas envie d’être enchaînée toute l’année... L’exemple de ma sœur aînée me suffit... Depuis son mariage, elle est comme prisonnière au fond d’une campagne perdue, en tête à tête avec son mari et ses deux bébés... Le troisième est annoncé... Est-ce une existence, voyons?

Pepa convint que ce n’en est pas une. Pourtant elle insinua «qu’on pourrait peut-être les emmener avec soi en voyage»... Et je commençai à comprendre qu’il ne s’agissait pas de bagages ordinaires.

—Les emmener en voyage! s’exclama Lily... Tu ne sais pas ce que c’est, ma pauvre chérie! D’abord un hôtel convenable n’admet pas des gens traînant après eux des bébés qui piaillent, qui dérangent tout le monde, qui tombent malades pour un oui ou pour un non, car c’est très fragile, tu sais, les bébés!... Et puis, une femme n’a aucun succès quand elle arrive flanquée d’un côté par le mari, de l’autre par la nourrice... Ça éloigne les flirts comme le feu...

—Du reste, fit observer Concha, je ne comprends pas ce qu’on trouve d’intéressant aux enfants. Ce sont des poupées bruyantes et pas propres, voilà tout.

—Il y en a de gentils, risqua Pepa.

—Tu crois ça parce que tu les vois dehors, pomponnés, lavés, et qu’on les ôte de devant toi dès qu’ils deviennent insupportables, répondit Concha. Mais ce que ça doit être rasant chez soi!... Moi, les enfants des autres me suffisent. Quand je me marierai, je poserai à mon futur la condition de s’en passer. Et il faudra bien qu’il l’accepte.

—Je ne suis pas si absolue avec Rodolphe, reprit Lily. Je comprends parfaitement qu’il désire un fils, à cause de la fortune et du nom... Mais je veux au moins trois ans de répit après mon mariage, pour jouir un peu de ma liberté. Ensuite je consens à sacrifier dix mois... Une femme doit accepter ça comme une maladie nécessaire, voilà tout.

—S’il refuse, c’est un tyran, dit Pepa.

—Et tu feras bien de l’envoyer promener, lui et sa progéniture hypothétique, conclut Concha... Ouf! il fait chaud ici, le soleil nous gagne. Allons-nous à la beach?

—Allons!

Elles se levèrent, et bruissantes, froufroutantes comme un vol de perdrix, partirent ensemble vers ce qu’elles appellent en leur jargon: la beach, c’est-à-dire la plage.

La tranquillité de ma chambre me fut ainsi rendue, amie Françoise, et j’en profitai pour relire votre dernière lettre, la lettre où vous discutez mes conseils sur la question de l’installation à Châteauroux. Vous me croirez si vous voulez, mais je sentis mes yeux un peu humides en arrivant à cette phrase de ladite lettre, qui contrastait si heureusement avec les propos que je venais de recueillir:

«... Oui, mon oncle, je suis d’accord avec vous, il faut peu de place pour être heureux à deux: une maison très exiguë contiendra le bonheur de Maxime et le mien. Cependant il me semble que vous oubliez quelque chose d’assez important, à quoi je pense souvent, pour ma part: dans cette maison si petite ne faut-il pas préparer une place à nos enfants?...»

«Nos enfants!...» Françoise bien chère, je vous embrasserais volontiers pour ces deux mots, si simplement dits. Bravo! Bravo! c’est ainsi qu’une jeune fiancée à la veille de mariage doit parler de son espoir d’être mère, hardiment, tranquillement. Malheur aux douteuses demoiselles qui souhaitent le mariage sans la maternité. Foin des fausses Agnès telles que les glorifie l’odieux répertoire de Labiche,—vous savez? celles qui rougissent quand on parle d’enfants, ou que leur mère envoie chercher leur tapisserie plutôt que de leur laisser entendre que, mariées, elles deviendront mères à leur tour. Grâce à Dieu, il me semble que le XIXe siècle a emporté les derniers vestiges d’une éducation si absurde, si immorale même. Quoi! le plus grand devoir et la fonction suprême de la femme, c’est d’être mère: et lui faire entrevoir, souhaiter à l’avance cette fonction, ce devoir, serait chose dangereuse? L’on devrait marier les jeunes filles en leur faisant accroire qu’il s’agit d’une sorte de promenade à deux, d’une contredanse un peu plus intime?...

J’estime pour ma part que, s’il reste en France quelques représentants de cette doctrine, on doit les pourchasser comme des malfaiteurs, comme des empoisonneurs publics. C’est eux, en somme, qui furent responsables de cette faillite du mariage signalée par tous les historiens des mœurs, en France, durant les dernières années du siècle passé. A force de faire silence autour de la jeune fille sur les devoirs de la maternité, on lui préparait des terreurs, des dégoûts, des déceptions. Ou bien elle demeurait vraiment ignorante, se mariait à l’aveuglette—les parents se prêtaient à ce crime de lèse-personnalité!—et alors elle courait dix chances contre une de devenir l’ennemie de son mari, quand ses yeux seraient dessillés. La littérature a étudié vingt fois ce cas. Vous le lirez, mariée, dans l’Ami des Femmes, de Dumas, et aussi dans un livre plus récent, très curieux, très sincère, écrit par une femme: l’Autre Amour, de Claude Ferval. Ou bien la jeune fille levait en cachette le rideau qu’on tendait entre elle et la réalité. Alors, masquée d’ignorance, dévorée de curiosité, elle était condamnée à l’attitude la plus hypocrite, tandis que son imagination battait la campagne vers les horizons interdits. Ce fut la race des demi-innocentes, qu’on m’a reproché d’avoir dépeintes et flagellées, Françoise, dans un livre que vous lirez aussi après votre mariage. Je vous confesse que je suis fier de l’avoir écrit... C’est la race des Pepa, des Concha, des Lily, de la plupart des petites cosmopolites, et, grâce à Dieu, d’un nombre extrêmement restreint de petites Françaises.

Vous, Françoise, vous êtes dans la vraie tradition de notre pays, laquelle fut fâcheusement corrompue au dernier demi-siècle. Vous êtes de la lignée de l’Henriette de Molière. Votre œil candide est sincère aussi, et brave. Fiancée, vous n’avez pas de fausse honte à aimer, de tout votre être, le fiancé que vous avez choisi. L’ayant choisi, vous déclarez bravement que le désir d’être mère s’unit dans votre cœur au désir d’être épouse. Et, quand vous installez le foyer, vous vous préoccupez déjà qu’il soit assez grand pour contenir les enfants.

Cela me réchauffe le cœur, ma mignonne nièce, et je crois vraiment qu’un mariage ainsi préparé ne peut donner que la félicité. C’est tout le contraire du mariage impromptu et à l’aveuglette, du mariage à la Labiche. Un sentiment spontané chez les deux époux en fut l’origine. Un intervalle de fiançailles l’a précédé, assez long pour que, dans la présence et dans l’absence, les deux fiancés aient pu apprendre à se connaître, pour qu’ils se soient vus en une autre posture que celle de soupirant. Enfin, le désir d’avoir des enfants l’ennoblit; il se mêle intimement à l’amour de la fiancée pour le fiancé; il n’est point remis à un terme plus ou moins indéterminé; il plane sur les projets immédiats, sur les soins de l’installation immédiate.

... Ah! petite Françoise, que j’ai hâte de vous dire ma joie pour ces présages favorables! Ce ne sera plus dans bien longtemps: car je vais quitter ces jours-ci les bords de l’Adriatique et me diriger vers la patrie. Vous m’annoncez, pour votre prochaine lettre, une «grande nouvelle...» Vous me la direz de vive voix: avant la fin de la semaine je serai à Paris. Et, voyez si je suis perspicace! j’ai idée que la grande nouvelle se rapporte à votre mariage. Je n’ai pas oublié, petite masque, que vous vous faisiez fort, naguère, d’abréger un peu les fameuses «longues fiançailles»... Et je n’avais pas douté une minute que vous n’y réussissiez. Un mot de Mme Le Quellien semble m’indiquer qu’elle fléchit. Elle me consulte mollement. Me croyez-vous le cœur assez dur pour répondre contre vos désirs? Non, n’est-ce pas? Je hâterai votre mariage d’un cœur tranquille. Vous êtes prête à faire une brave petite épouse, une brave petite maman...

Et voilà sans doute, chère Françoise, la dernière lettre qu’écrit votre oncle à «Mademoiselle Françoise Le Quellien»...


A Madame Maxime Despeyroux.

Une carte postale m’apporte, avec la figure du petit roi d’Espagne sur son timbre rouge, l’image de la cathédrale de Burgos et ces trois lignes:

«Bonjour, mon oncle. Je suis heureuse.
Mais il faut m’écrire.

«Françoise Despeyroux...»

Hum!... Pour les motifs que je vous ai détaillés déjà, chère madame toute neuve, je n’aimerais point à vous interrompre d’être heureuse, et, cette fois, le temps des conseils est fini, fini.—Afin de vous obéir sans manquer à mes principes, et puisqu’il vous faut absolument une lettre, je m’en vais copier quelques pages sur mon journal intime et vous les envoyer. Ces pages furent écrites le 17 mars dernier, en rentrant chez moi après le très intime dîner de contrat qui eut lieu chez vous ce soir-là. Si vous avez gardé mes autres lettres, épinglez celle-ci à la fin de la collection, en manière d’épilogue.

*
*  *

«... Dernière soirée passée auprès de Françoise jeune fille. A pareille heure, demain elle sera loin de nous, emportée par son heureux mari. Dure loi, juste loi... Ah! que cette chère enfant soit heureuse!

«Pendant toute cette soirée, où j’ai peu parlé, je n’ai guère cessé d’observer Françoise quand elle ne causait pas avec moi. Je pensais à elle, avec un mélange de mélancolie et de joie, où dominait la joie. Je pensais aussi un peu à moi. Je repassais dans ma mémoire les conseils que je lui avais donnés, les espérances que j’avais tâché de lui inspirer... Je faisais, en somme, l’examen de ma conscience de directeur de conscience...

«Quiconque assume la tâche de diriger une jeune conscience a deux devoirs: il ne lui est pas permis de tromper, et il ne lui est pas permis de se tromper.

«Que je n’aie jamais trompé sciemment Françoise, je ne le discute même pas. Le charme de sa jeunesse ne m’aveuglait pas au point que je désirasse lui plaire par des conseils uniquement agréables et flatteurs. D’ailleurs, ma propre jeunesse n’est pas encore assez loin de moi pour aciduler mes conseils du regret de n’être qu’un oncle, ni pour que toute intelligence d’une âme de dix-huit ans me fût ôtée. J’ai bien dit à Françoise ce que je pensais sur les choses, sur les doctrines, sur elle-même. Le chemin que je lui ai montré est vraiment celui que je crois le meilleur.

«Maintenant ne me suis-je pas trompé moi-même?

«Il y a une idée qui m’est chère: c’est que, depuis quelques années, la femme française, plus particulièrement la jeune fille, est en pleine évolution, que de jour en jour elle se transforme, et que cette transformation est salutaire. Il me semble qu’elle prend un sentiment plus net de ses droits et de ses destinées, qu’elle rompt les bandelettes où on la momifiait; qu’elle est plus sérieuse et plus laborieuse, qu’elle s’évade du souci exclusif des chiffons et du plaisir. Il me semble que ces changements sont visibles en France, à Paris même, depuis une courte période, mettons depuis dix ans... Il me semble que le type de la fausse innocente n’apparaît plus dans la bourgeoisie qu’exceptionnellement, qu’il se réfugie dans le monde cosmopolite, dans l’étroit troupeau des «jeunes filles de plages», pour l’agrément de quelques rastaquouères faisandés.

«Est-ce vrai, cela?

«N’est-ce pas de ma part une pure illusion, une apparence toute littéraire? Ne vois-je pas cela parce que, littérairement, je désire le voir, parce que cela courbe harmonieusement une doctrine de la jeune fille au début du XXe siècle? Ou bien encore, ne suis-je pas victime d’une erreur analogue à celle du voyageur qui, de son train, regarde un autre train engagé sur la voie parallèle? Le mouvement que j’attribue au train où je ne suis pas, n’est-ce point le mouvement du train où je suis? N’est-ce pas mon évolution, en un mot, où je crois voir l’évolution de la jeune fille?

«Tachons d’étudier une fois de plus ce problème à la façon d’un chimiste qui fait une analyse et ne désire nullement trouver tels ou tels éléments au fond de ses alambics.

«Quels sont les motifs essentiels de ma conviction,—motifs de raisonnements, motifs d’observation?

«Voyons... Il y a d’abord une grande raison générale, qui règle les mouvements sociaux comme les phénomènes mécaniques. Dans ce dernier quart du XIXe siècle,—je ne parle que du temps que j’ai vu,—l’éducation féminine eut pour principe fondamental: «Défense à la jeune fille d’être une personne Sous cette contrainte, la jeune fille n’eut d’autre ressource que l’hypocrisie ou la nullité. Voyez dans la littérature: Augier, Dumas, Feuillet, etc. Pas une seule jeune fille vraie, pas une!... La réaction contre un tel système était infaillible comme le retour du soleil après la pluie. Il était infaillible que des parents, que des éducateurs, et aussi que des jeunes filles voulussent un jour briser ce mauvais cadre, émanciper l’éducation.

«Outre cette raison de mécanique sociale (principe de réaction égale à l’action), il y a une raison spéciale à notre époque: l’effort du sexe féminin tout entier vers plus de liberté, plus d’initiative, vers la parité de droits et de devoirs avec les hommes. On peut déplorer cela, on peut en rire. On ne peut pas le nier. La femme veut être «sa» personne, et non le reflet de telle ou telle personnalité masculine. Elle le veut et elle l’obtient de la loi, de plus en plus, à l’étranger et chez nous. Il est naturel, immanquable, que la jeune fille subisse le contre-coup de cet effort, tende aussi à affirmer sa personnalité, et par suite à avoir son caractère propre, sa morale propre, ce qu’on lui interdisait autrefois.

«Donc, il est probable a priori que la jeune fille a changé, évolué, comme disent les pédants. L’observation des faits vient-elle corroborer ces probabilités, mon observation, par exemple?

«Hélas! le champ est bien étroit où un seul observateur peut étudier ses contemporains. Et les jeunes filles sont des sujets particulièrement malaisés à connaître, peu mêlées encore à la vie ambiante.

«La seule que j’aie vue de près et constamment suivie est cette chère Françoise. De celle-ci je suis sûr. Ce n’est pas l’oie blanche, la petite niaise des comédies de Labiche. Ce n’est pas le petit hussard (expression de Taine) des comédies d’Augier ou de Dumas. Ce n’est pas non plus une fausse Agnès. C’est un type nouveau, qu’aucune littérature ne nous a présenté, un type transitionnel. Elle a subi sans se plaindre la contrainte de l’ancienne éducation, mais elle a émancipé spontanément son esprit, en pleine contrainte officielle. Éduquée dans une institution des plus arriérées, des plus vieux jeu, elle n’a perdu aucune occasion de s’instruire ailleurs. Destinée par sa mère au mariage de convenance cher à la bourgeoisie française, elle a choisi son mari, à peine plus âgé qu’elle et sans fortune. Elle ne cherche pas dans le mariage l’argent, la situation, ni même la liberté. Elle y cherche, sans plus, d’être épouse et d’être mère. Et sans doute quelques-unes des bandelettes de l’antique momie entravent encore ses gestes. Il y a encore un peu de coquetterie, un peu de ruse, un peu de sensiblerie dans cet attrayant personnage. Ce n’est pas sa faute. Elle est transitionnelle. Mais quel progrès accompli déjà dans une Françoise!

«... D’autres jeunes filles?

«Oui. J’en connais quelques-unes.

«Je pense en ce moment à deux sœurs, filles d’un fonctionnaire supérieur de l’État, lequel m’a confié ceci. Ses deux filles, récemment, vinrent le trouver et lui dirent: «Père, voilà l’une de nous qui a passé vingt-cinq ans; l’autre va y atteindre. Il est probable que nous ne pourrons jamais nous marier, étant peu riches et d’ailleurs résolues à épouser seulement un homme que nous nous sentirions capables d’aimer... Enfin, notre jeunesse va passer... La vie fausse, inutile et sans but que nous menons nous excède. Voulez-vous nous permettre d’apprendre un métier et de gagner notre vie?» Le père a permis.

«Autre fait d’observation personnelle. A la suite d’un livre que j’avais publié il y a deux ans, je reçus, signée d’un nom inconnu, une lettre me disant en substance:

«Monsieur, j’ai dix-huit ans, je vis seule avec ma mère, comme votre Frédérique ou votre Léa. Je veux, comme elles, me libérer, être une personne, gagner ma vie (toujours, c’est le nœud de la question). Que faire?...»

«Je lui conseillai la sténographie-dactylographie. Trois mois plus tard, une dame à cheveux grisonnants se présenta chez moi, accompagnée d’une ravissante petite personne de dix-huit ans. Celle-ci était ma correspondante inconnue.

«—Monsieur, me dit-elle, j’ai suivi vos conseils. Voici mes diplômes de sténographe-dactylographe...»

«Je réussis à la placer dans les bureaux d’une grande entreprise industrielle. Au bout d’un an, elle voulut spontanément partir pour l’Angleterre, afin de se perfectionner dans la langue du pays. Elle en est revenue récemment, fiancée, de son propre choix; mais, durant l’intervalle des fiançailles, elle continue à travailler. Elle vient d’entrer dans les bureaux parisiens d’une grande compagnie d’assurance américaine, où elle gagne 250 fr. par mois... Et ce n’est nullement «une manœuvre». C’est une jeune fille du monde, accomplie, jolie, élégante, pratiquant tous les arts dits d’agrément...

«Autre exemple encore. Tout près de chez moi, habite une jeune institutrice qui, elle aussi, est venue un jour me consulter sans me connaître. Elle gagne 75 francs par mois! Elle est sage. Elle n’attend rien du mariage, sur lequel elle ne compte pas. Ses joies sont la lecture, le spectacle de Paris, la maigre liberté dont elle jouit, ses leçons finies. De temps en temps elle me rend visite: elle m’affirme qu’elle ne désire rien, qu’elle est heureuse, parce qu’elle est libre de sa pensée, parce qu’elle est «une personne».

«Ce ne sont que des cas isolés!... dira-t-on...

«Pourquoi se sont-ils groupés sous mes yeux depuis quelques années seulement?

«Enfin, dans les milieux dits mondains, où toujours plus longtemps les vieux errements d’éducation persistent, pourquoi les jeunes filles, quand je les interroge, protestent-elles de leur volonté de choisir leur genre d’existence et leur mari? Pourquoi la mode n’est-elle plus de la fausse ignorance? Pourquoi les flirteuses clandestines se font-elles moins audacieuses et deviennent-elles tout à fait décriées?

«Si je me trompe, je me trompe de bonne foi, et les motifs de mon erreur tromperaient un plus avisé. Et puis, je ne me trompe pas! Pourquoi douter de sa raison et de ses yeux? Quelque chose de nouveau s’élabore vraiment: la jeune fille française renaît. Elle n’est déjà plus une «expression psychologique» comme dans les livres du dernier quart de siècle... Si elle porte encore la marque de l’éducation opprimante d’hier, elle a déjà les yeux fixés sur demain. La transformation continue. Celles de demain n’auront peut-être plus la grâce double d’une Françoise, encore traditionnelle et pourtant émancipée. Elles seront tout à fait, sans effort et naturellement, des «personnes»... Les hommes de demain, qui se seront modifiés avec elles, les aimeront ainsi...»


[Bandeau]

POST-SCRIPTUM


LA RÉPONSE AUX FRANÇOISES

Janvier 1903.

Au mois d’avril dernier, chère Françoise, quand je me décidai à réunir en un seul cahier les feuillets des lettres que je vous avais écrites, je vous avouai combien je jugeais imparfait le livre ainsi composé. Je souhaitais alors, en toute franchise, que diverses Françoises, celles de la promotion virginale qui suit tout juste la vôtre, fillettes encore penchées sur les pupitres, et rêvant, parmi les études, de liberté et de mariage, me signalassent les défauts de ce livre, m’en montrassent les défaillances et les vides.

A vrai dire, j’exprimais là un vœu platonique, et je ne comptais guère qu’il fût suivi d’un effet notable. C’est que, pour ma part, je ne me souviens pas d’avoir jamais écrit à un auteur touchant les questions traitées dans son livre. Quand j’essaye de démêler les raisons de cette abstention, j’aperçois vite que la première est une incurable paresse. S’il m’arriva jamais de pousser mon dessein épistolaire jusqu’à installer le papier devant moi et à piquer l’encre de ma plume, une timidité bizarre m’empêcha d’aller plus avant. J’imaginais ma lettre touchant à destination, nichée dans le tas d’autres lettres attendues, elle, petite intruse, malgré ses intentions amicales!... Plus je la concevais laudative, émue, plus je redoutais pour elle l’indifférence, la lecture pressée, incomplète, au vol des yeux, l’oubli pur et simple, et surtout l’ironie!... Pendant que ces imaginations m’occupaient, l’encre était déjà sèche au bout de ma plume, qui n’avait rien écrit. Je repoussais plume et papier, j’allumais une cigarette, et je me contentais d’offrir à l’auteur, par la pensée, l’oraison jaculatoire de mon admiration.

Il n’y a pas là de quoi se vanter, Françoise. Paresse et respect humain, ce sont les vilains motifs pour quoi je m’abstenais. Je confesse ma faute, et je n’en suis que plus disposé à remercier les plumes actives qui contribuèrent à ce gros tas de réponses que j’ai sous les yeux dans le moment où je vous écris. Réponses de petites Françoises inconnues, qui voulurent bien me choisir pour oncle momentané, aux divers points de la France ou de l’Europe. Réponses de mamans, de papas, voire de futurs époux de toutes ces Françoises. Il y en a! il y en a!... Jamais aucun de mes livres ne m’en fit engerber une telle moisson. Et cela ne s’arrête pas: mon courrier de ce matin m’en apporte deux nouvelles, une de Paris, une de Mulhouse. Vous souriez? Vous trouvez que j’ai l’air de faire état de toutes ces lettres, de dire: «Admirez le succès de mes discours!» Oh! Françoise très chère! Que j’aurais de chagrin si vous croyiez que telle est ma pensée! Je sais si bien que la cause de tant de répliques, ce n’est pas la qualité, mais bien le sujet du livre!...

Mon projet primitif fut de répondre en détail à chacune. J’y ai bientôt renoncé pour deux raisons. La première est leur nombre même: à moins de me borner à trois mots de remerciements, mon temps n’y suffirait pas... L’autre raison est plus décisive: ces lettres posent souvent des questions, des objections d’un intérêt réel, général, qui valent une réponse méditée, détaillée. Les mêmes questions, les mêmes objections se reproduisent d’une lettre à l’autre. Enfin je crois que quiconque, ayant lu les Lettres à Françoise, s’est donné la peine d’écrire à l’auteur, lira volontiers ce que répond l’auteur, non seulement à sa lettre, mais aux lettres écrites par d’autres dans le même propos.

J’ai donc colligé ce volumineux courrier; je l’ai classé suivant un ordre analytique; j’en ai, si l’on peut dire, extrait l’essentiel; je vais tâcher d’y répondre de mon mieux. Ce post-scriptum me semble, l’avouerai-je?... d’importance presque égale au livre lui-même. Il en sera le commentaire pratique. Le livre professe l’opinion d’un seul. Le post-scriptum place en parallèle l’opinion de tous.

Mes citations sont scrupuleusement exactes. J’ai omis les noms par un sentiment de discrétion qui sera compris et approuvé. J’ai supprimé le plus possible les passages purement gracieux pour l’auteur. Ce n’est pas qu’ils ne m’aient charmé, mais ils contribuent à mon seul plaisir; et puis, entre nous, Françoise, il convient de garder un certain sens du ridicule. Cependant j’ai tenu à noter les adhésions à la méthode et aux idées: elles importent, comme confirmation de la doctrine.

Mon but unique a été de rendre plus complète, plus utile, plus vivante, cette nouvelle édition des Lettres.

I.—Le Système d’Études.

C’est sur ce point (le mode d’apprendre recommandé, Françoise) que se rencontrent le plus d’assentiments.

D’abord les élèves proclament l’insuffisance de leurs études et paraphrasent sur des tous divers la devise: «Nous ne savons rien...» Voici l’excellent commentaire d’une jeune Française, en train de pratiquer l’allemand aux bords du Rhin:

«... Comme toutes les jeunes filles qui ont terminé leur éducation au commencement du siècle, j’ai beaucoup lu... Que m’en reste-t-il? L’année où j’ai passé mon brevet simple, nos bonnes religieuses, pensant bien faire, m’ont fourré dans la tête presque tout le contenu de mes livres, sous prétexte qu’on pouvait me demander telle ou telle question à l’examen... J’ai eu d’excellentes notes... Maintenant, de ce que j’ai su et appris, il ne subsiste qu’un vrai chaos, d’où je tire à grand’peine quelque chose de bon...»

Une jeune Nantaise:

«... Votre opinion est très juste sur les examens: on nous fait trop apprendre et nous apprenons mal. Comme Françoise, j’ai passé mon brevet supérieur... Hélas! que m’en reste-t-il?»

«Que nous reste-t-il de ce que nous avons appris?» Telle est la formule quasi universelle de ces plaintes d’élèves studieuses. Écoutons maintenant l’opinion des maîtres.

Une «vieille éducatrice», qui dirige une institution à Neuilly-sur-Seine, écrit (et ceci vous servira pour Françoise II):

«... D’après mon expérience, la gymnastique intellectuelle préconisée par les Lettres à Françoise pour l’enseignement secondaire peut s’employer même avec les plus jeunes enfants... Ils sont ravis, ces petits, lorsqu’on les amène à découvrir eux-mêmes ce qu’ils doivent apprendre...»

De Metz, une institutrice française, chargée d’instruire et d’élever quatre fillettes:

«... J’ai été très heureuse, et un peu fière, de voir préconiser le système que j’applique et qui me semble le plus raisonnable. Les Lettres à Françoise m’encouragent à le mettre en pratique: elles me montrent les améliorations à y apporter...»

Quand je vous disais, Françoise, que je n’inventais rien! L’institutrice de Metz avait sans doute, comme votre oncle, aimé les pêches et médité sur la culture du petit pêcher.

Une autre «vieille éducatrice», de Bruxelles:

«... Il ne suffit pas de bourrer le cerveau, d’y accumuler matière sur matière, il s’agit d’y faire entrer peu à peu ce qui devra le pénétrer, s’y graver et n’en plus sortir. Et, si l’éducateur le veut, c’est si facile, même en tenant compte des programmes et des examens!...»

Vous entendez, Françoise? Une institutrice qui a trente-trois ans de métier déclare que l’application de notre système est facile!... Ai-je dit autre chose?

Sur le point spécial des précis, un correspondant, du sexe fort cette fois, ingénieur civil, se distingue parmi l’approbation générale. Je veux citer en partie sa lettre, d’une belle chaleur.

«J’approuve hautement le système des précis... Mais, monsieur, faire voir n’est pas tout: il faut agir. Je suis bien convaincu que ce n’est pas de gaîté de cœur ni par goût que Jules Lemaître a laissé les lettres pour courir la politique; il croyait devoir le faire. Vous, quoique le métier d’éditeur n’ait rien de réjouissant pour vous, vous devez l’entreprendre!... Il faut prêcher d’exemple. A côté de ces terribles publications pédagogiques exécutées par un tas de malheureux sous la direction du célèbre M. Untel, il faut que vous preniez la direction effective d’un ensemble classique de livres d’instruction comme vous les comprenez. Vous l’avez bien dit, vous avez pour cela l’avantage de n’être pas ministre. Il faut que vous preniez l’initiative de créer les livres de classe de Françoise II, et même de Maxime II. Ce n’est peut-être pas bien amusant, mais c’est un grand devoir à remplir. Vous ne pouvez l’éluder.

«Trouvez des collaborateurs dans les diverses connaissances nécessaires: qu’ils s’inspirent de vos idées pour écrire, chacun, sur la matière qu’ils connaissent le mieux et dans l’ordre tracé par vous, le livre des connaissances minimum. Surveillez-en l’exécution en les dirigeant, en uniformisant l’esprit de cette publication. Vous aurez ainsi rendu le plus éminent service.»

Je répondrai à ce correspondant (en le priant de croire que je ne fais pas ici de fausse modestie) que je me sens radicalement incapable de diriger une telle publication scolaire. L’œuvre requiert une expérience pédagogique, une érudition aussi, auxquelles je ne prétends point. Tout au plus serais-je en état d’exécuter un volume, entre autres, de l’encyclopédie des précis... A chacun son métier: les livres d’enseignement doivent être faits par des maîtres. Notre rôle, à nous autres, est de méditer les questions générales et d’y proposer des solutions. C’est ce que j’ai tâché de faire.

II.—La Coéducation.

Voici l’une des thèses les plus controversées par mes correspondantes.

Il est assez facile de répondre à l’objection émise par quelques-unes d’entre elles, que «la coéducation habitue seulement la jeune fille aux jeunes gens élevés avec elle, que les autres sont toujours pour elle l’inconnu, le danger...» En vérité, peut-on nier que ce danger d’inconnu ne soit largement atténué si l’on ne pratique pas dès l’enfance, entre les deux sexes, une cloison étanche, qu’on renverse brusquement aux approches de la vingtième année?

De plus importantes critiques sont formulées par une institutrice. Je ne puis citer sa lettre tout entière à cause de son extrême précision, mais j’en indiquerai du moins l’esprit.

«Je parlerai de ce que j’ai vu moi-même. Sans aller jusqu’en Amérique, on trouve des classes formées de jeunes garçons et de jeunes filles. Nous avons en Suisse, où j’ai fait mes études, la coéducation des sexes presque partout dans les écoles primaires (la fréquentation de l’école est strictement obligatoire jusqu’à quatorze ou quinze ans, suivant les cantons) et en maint endroit dans les écoles, dites secondaires, qui correspondent aux écoles primaires supérieures en France.

«C’est dans ces conditions-là que j’ai suivi des cours depuis l’âge de dix ans jusqu’à quinze ans et demi. J’ai été, en dernier lieu, élève d’une de ces classes dans un grand village du Jura bernois. Nous étions une vingtaine, jeunes garçons et jeunes filles, âgés de quinze, seize et même dix-neuf ans.

«Je puis vous assurer que cette promiscuité donnait lieu à des abus déplorables, dont les professeurs étaient certes loin de se douter.

«Ainsi, un jour, entrant dans une classe pendant la récréation, une amie et moi, nous apercevons un groupe très animé et très gai. Nous approchons. Un jeune garçon faisait une lecture à haute voix. A la première phrase qui parvint jusqu’à nous, la rougeur nous monte au front et nous nous éloignons au plus vite: c’était Daphnis et Chloé, de Longus, qu’on lisait ainsi.

«... A côté de la question de morale, on pourrait encore faire d’autres objections au système de la coéducation. Je n’ai vraiment pas remarqué que les jeunes gens devinssent efféminés; mais ils ont pour les jeunes filles, au sujet des leçons, des complaisances qu’ils n’auraient pas entre eux, et vice versa. Que de fois n’ai-je pas vu, avant une leçon, des jeunes filles copier prestement sur le cahier d’un voisin le problème qu’elles auraient dû avoir fait! Le voisin ne se faisait jamais prier. Et je me souviens d’une jeune fille qui tenait son livre ouvert derrière elle sur ses épaules, afin que l’honnête garçon assis au banc suivant pût lire, au lieu de la réciter, la leçon qu’il ne savait jamais. Le professeur était myope et n’y voyait que du feu.

«Car vraiment, de toutes ces choses, les professeurs et les parents ne savent rien. Les élèves acceptent cela sans songer qu’il pourrait en être autrement. Moi-même, du reste, très occupée alors à préparer un examen, je m’inquiétais fort peu de ce qui se passait autour de moi et je ne songeais nullement à me demander si le système était bon ou mauvais. Ce n’est que plus tard que j’ai pesé le pour et le contre et que j’ai désiré me faire une opinion.

«... Comment pourrait-on obvier aux inconvénients de la coéducation? comment les faire disparaître?»

Je vais tâcher de répondre succintement à ces graves objections.

1o Ma correspondante déclare que le système de la coéducation est pratiqué dans la plupart des écoles primaires de Suisse. Or la Suisse est précisément un des pays réputés comme modèles pour l’instruction primaire. Le résultat obtenu, quels que soient d’ailleurs les défauts du système, est donc excellent. N’est-ce pas un argument d’importance?

2o Sur le point de la moralité, je répliquerai que toute agglomération d’enfants est dangereuse si elle n’est étroitement surveillée. Quelques élèves peuvent lire Daphnis et Chloé dans un collège exclusivement féminin, ou exclusivement masculin, absolument comme dans le collège mixte du Jura bernois. Mais une école où un groupe d’élèves lit habituellement Daphnis et Chloé (ou tout autre livre analogue) sans que les maîtres s’en doutent est une école mal surveillée.

Mettons, si l’on veut, que le collège mixte exige une plus étroite surveillance. Si par ailleurs les avantages sont réels, le maître doit-il y renoncer afin d’épargner son effort?

3o De même pour la question des complaisances. Ma correspondante croit-elle sérieusement qu’un tel inconvénient soit spécial aux écoles mixtes?... Là encore elle nous donne la réponse: «Le professeur était myope et n’y voyait que du feu.» Un professeur ne doit pas être myope, pas plus qu’il ne doit être bègue. Pourquoi pas aveugle?

En résumé, je ne trouve signalé dans cette controverse (par ailleurs si intéressante) aucun vice inhérent au système de la coéducation. Et ma correspondante n’en nie pas, d’ailleurs, les avantages.

III.—Les Lectures.—Agnès.

La question des lectures préoccupe bon nombre de jeunes demoiselles, et la discussion générale à laquelle nous nous sommes livrés ensemble sur cet objet, ma jolie nièce, n’a pas suffi à éclairer leur choix. J’ai même la tristesse de n’avoir pas été compris par plusieurs, qui me demandent carrément «une liste de livres à lire».

Je ne puis que renvoyer ces trop dociles catéchumènes aux Lettres elles-mêmes (lettre XVIII). J’y expliquais de mon mieux que presque aucun livre n’est ni bon pour tout le monde ni mauvais pour tout le monde... Il est donc particulièrement impossible de dresser une liste de lectures utiles à toutes les jeunes filles.

—Pourtant, me direz-vous, il est bien désirable que les jeunes filles puissent s’initier, au cours de leurs études, à la beauté littéraire?

Assurément. Et pour chaque élève, ou, si l’on veut, pour chaque groupe d’élèves, il y aura un choix de lectures recommandables; c’est au maître à les choisir. Enfin on signale certaines anthologies bien composées. Quant à me décider à publier une liste de «livres pour demoiselles», non! cent fois non! Pourquoi pas une liste d’aliments convenant à tous les estomacs de jeunes filles?

Un problème plus délicat, que mes correspondantes m’ont prié de préciser, est celui de savoir jusqu’à quel point la jeune fille contemporaine a le droit d’être... une oie blanche. Et que la question soit ainsi posée, cela montre combien celles qui la posent sont encore éloignées de concevoir la jeune fille comme vous et moi la concevons, ma Françoise.

Car ce n’est point l’IGNORANCE d’Agnès, plus ou moins dosée, qu’il faut recommander à la jeune fille: c’est la FRANCHISE. Ce que la vie lui a appris, elle doit professer qu’elle le sait et ne pas se retrancher derrière des mines et des rougeurs. Ce qu’elle ignore, elle doit dire simplement: «Je l’ignore.» Certes, elle garde le droit de ne pas vouloir être documentée comme un carabin; mais toute curiosité qui n’ose s’avouer est malsaine. Il se forme alors dans l’âme comme des dépôts, des engorgements analogues à ceux qui minent l’organisme physique. Et la santé même de l’âme en est compromise.

IV.—Le Féminisme.

Il faut, comme mes correspondantes, l’appeler par son nom, quoique j’aie évité autant que possible de le nommer dans les Lettres elles-mêmes, non par timidité ni par hostilité, mais parce qu’en somme je ne sais pas très bien ce que le mot signifie. Va pour «féminisme», si cela veut dire le souci d’une condition féminine meilleure dans la vie sociale, dans la vie sentimentale, dans la vie intellectuelle.

Constatons d’abord que la différence entre la présente génération et celle-ci m’est signalée de toutes parts, et par les filles et par les mères. «Il me semble toutefois,» écrit une femme d’officier, très sensée, jeune mère de plusieurs enfants, «qu’entre ma génération et celle de mes filles la différence d’habitudes, d’idées, de goûts, est déjà moins grande qu’entre nos mères et nous.»

Parmi mes correspondantes voisines de la vingtième année, je note avec joie une quasi unanimité sur la volonté d’être des personnes, d’assurer leur liberté au prix du travail. Je constate, en revanche, une fâcheuse tendance à demander aux arts, et, hélas! hélas! surtout à la littérature, les moyens de vivre. A ces néophytes je répéterai obstinément que les difficultés de gagner sa vie dans les arts, avec un talent moyen, sont extrêmes. Qui veut gagner sa vie doit apprendre un vrai métier, un métier dont la «demande» soit courante... Si par ailleurs on a quelque talent artistique, il trouvera bien moyen de réclamer impérieusement du temps et de la place.

Plusieurs jeunes filles, et je m’en réjouis, parmi celles qui m’écrivirent, ont d’ailleurs compris cela. L’une veut étudier la médecine; l’autre simplement l’art de garder les malades. Mais elles insistent sur les difficultés qu’elles rencontrent dans leur milieu et même dans leur famille. Pauvres familles! Pauvres âmes directrices auxquelles manque le sens de la direction!... Être des parents et se rebeller contre l’effort d’énergie de ses enfants! Que c’est bizarre, et que c’est triste!

... Voici, d’autre part, une question assez singulière: «—Puis-je rester une femme du monde en devenant une femme qui gagne sa vie?» interroge une jeune dame après avoir développé le programme de son existence actuelle.

—Mon Dieu!... S’il s’agit, madame, du monde purement aristocratique, l’idée qui y domine est assurément qu’on déchoit en travaillant, fût-on un homme... (Chacun pourra examiner à quel état d’importance et de vitalité, en France, une telle doctrine a conduit ce monde-là.) Je dois à la vérité d’ajouter que même dans le «surmonde», pour ainsi dire, certains esprits hardis osent braver l’opinion et travailler. Je citerai, dans des genres différents, le marquis de Dion et la comtesse de Noailles.

Des quatorze lettres reçues où est traitée principalement ou incidemment la question du féminisme, une seule proteste contre l’évolution qui porte de plus en plus le sexe faible à faire autrement les mêmes choses que le sexe fort. Si l’auteur de ce billet, d’ailleurs aimable et charmant, mais très parfumé, un peu trop parfumé, ne l’avait pas écrit au moment où elle n’avait lu encore (elle l’avoue) que les six premières des Lettres à Françoise, elle eût sans doute glané dans les lettres suivantes quelques réponses à ses objections—et sur la moindre grâce des femmes qui travaillent, et sur l’incapacité physique du joli sexe à supporter les fatigues d’un métier de docteur, d’avocat, d’ingénieur... Nous avons répliqué à tout cela, n’est-il pas vrai, ma nièce? Et puis, voyez-vous, la meilleure réplique, c’est qu’il y a tout de même aujourd’hui des femmes avocats, des femmes médecins, voire des femmes ingénieurs; il y en a maintenant qui exercent depuis des années. Elles ne sont pas mortes à la peine et elles sont restées des femmes. Contre le fait aucun argument ne prévaut. S’il est clair que toutes les femmes ne sont pas armées pour de pareils efforts, ma correspondante parfumée accordera que la situation d’une femme avocat, médecin ou ingénieur est plus enviable que celle de la plupart des femmes qui, n’étant point riches, ne travaillent pas.

La plus forte et la mieux présentée des objections m’a été proposée par un correspondant. Je ne le nommerai pas, mais je donnerai sa lettre presque tout entière. Elle est fort bien écrite:

«... Parmi les exemples particuliers, me dit-il, que vous offrez à l’appui de votre thèse, vous citez une jeune fille qui, grâce à la sténo-dactylographie et à la connaissance de l’anglais, est arrivée à se créer une position très honorable.

«Sténo-dactylographe, polyglotte moi-même, j’ai depuis une dizaine d’années, au cours du soir où je suis professeur, dirigé vers cette carrière un assez grand nombre de jeunes filles, auxquelles j’ai été heureux de procurer de la sorte, avec le gagne-pain, un bien plus précieux encore: l’indépendance.

«Mais toute médaille a son revers. Certaines de mes élèves, par leur zèle, leur activité, leur faculté d’assimilation bien féminine, sont arrivées à occuper dans les maisons ou les administrations où je les ai casées des postes très rémunérateurs. Filles d’artisans ou de petits employés, leur maigre dot (et toutes n’en auraient pas eu) n’attirait pas autour d’elles beaucoup d’épouseurs; mais leurs appointements, souvent supérieurs à ceux de leurs collègues masculins, n’ont pas manqué d’accroître l’attirance de leurs gracieux visages. Mes vierges fortes, suivant en cela l’impulsion de la nature, se sont mariées pour la plupart. Presque toutes (je vois fort peu d’exceptions), malgré leur mariage et les enfants qui ont suivi, ont continué à occuper leur place.

«Je me suis toujours élevé contre le travail, au dehors, de la femme mariée; mais ma croisade a produit fort peu d’effet dans mon entourage. Mes jeunes couples prétendent avoir de la sorte une vie plus large, plus facile, et bien des fois la femme préfère être au bureau plutôt que de s’occuper des soins du ménage, dont elle se décharge sur quelques vagues mercenaires. Ceci ne se passe certainement pas dans le monde que vous avez sous les yeux; mais parcourez les magasins, les bureaux et les ateliers parisiens: vous verrez la place énorme tenue par la femme mariée. Les enfants, lorsqu’on n’a pu les éviter, sont envoyés en nourrice en province; la femme rentre fatiguée à la maison; rien n’est prêt pour le repas du soir, et bien souvent, à déjeuner, chacun a mangé de son côté. Ce n’est vraiment pas la vie de famille comme je la conçois; c’est une simple association entre collègues.

«Vous devez connaître suffisamment l’Angleterre pour savoir que le travail de la femme mariée hors de son intérieur est pratiquement nul. A Londres, les administrations publiques ou privées occupant un personnel féminin n’admettent que des veuves ou des célibataires; la femme mariée, qui a un protecteur légal travaillant pour elle, doit rester au foyer.

«Voilà ce que je voudrais voir établir en France, et je croirais mal vous connaître si je doutais un seul instant de votre avis à ce sujet. Ne pourriez-vous pas, dans une de vos prochaines œuvres, ou lorsque l’occasion s’en présentera, signaler cette mauvaise compréhension de la vie à deux, combattre ce danger qui menace l’existence même de la famille, mettre en garde l’Ève d’aujourd’hui contre des propositions matrimoniales trop souvent guidées par l’intérêt?»

Si mon correspondant veut dire qu’un labeur qui entrave la vie à deux dans le ménage est fâcheux pour une femme mariée, il est clair que je suis avec lui.

Mais:

1o Il admet lui-même le travail au dehors pour les veuves et les vieilles filles. Or il y a beaucoup de veuves (les femmes se mariant plus jeunes et vivant plus longtemps que les hommes); le célibat est aussi la condition forcée d’un grand nombre de femmes, d’un nombre qui va croissant.

2o Un employé de bureau, absent de chez lui toute la journée (sauf l’heure du repas méridien), jouira-t-il d’une vie conjugale moins intime si sa femme a elle-même des heures de bureau qui, naturellement, coïncident à peu près avec les siennes? Une femme est-elle plus séparée du mari absent parce qu’elle-même travaille au dehors? Notez que dans bien des cas, au contraire (les postes, les banques, etc.), le mari et la femme peuvent s’employer au même lieu, et alors se voient plus que si la femme ne travaillait pas.

Cette solution du travail en ménage n’est-elle pas l’idéal des travailleurs mariés?

3o Reste la question de l’intérieur et des enfants. Parlons d’abord des ménages sans enfants. Mon correspondant s’illusionne s’il croit que je vis exclusivement dans le monde riche et oisif. J’en demande pardon à quelques lectrices que je vais certainement choquer un peu; mais du temps que j’étais fonctionnaire en province et à Paris j’ai constaté que la plupart des ménages moyens, ménages d’employés, de petits professeurs, etc... sont tenus de façon assez ordinaire, assez neutre, pour qu’une mercenaire qualifiée, surveillée par la maîtresse de la maison aux heures que celle-ci passe chez soi, puisse prétendre à faire aussi bien.

S’il y a des enfants, c’est autre chose: une mère n’est nulle part mieux placée qu’auprès d’eux. Mais encore faut-il qu’elle puisse y demeurer, car avant tout il importe de nourrir, de faire vivre ces enfants! C’est en de tels cas de nécessité que le travail de la femme au dehors, non seulement se justifie, mais s’impose.

Une réflexion, pour finir:

Quand on discute la question des enfants élevés chez leurs parents, il ne faut pas se payer de paroles. On doit juger l’état de choses existant, non pas d’après l’intérieur idéal qui correspond à cet état de choses, mais d’après l’intérieur réel, d’après la moyenne des ménages. Et je demande à mes correspondants si, à peu près une fois sur deux, une honnête pension n’est pas pour la jeune plante humaine, au point de vue de toutes les hygiènes, un meilleur milieu que la maison paternelle. Qu’on me réponde franchement!

V.—L’Amour et le Mariage.

«Voulez-vous mon avis? m’écrit une spirituelle petite Parisienne. Je regrette que vous l’ayez lâchée trop tôt, votre nièce. Il n’y a pas beaucoup de vies de jeunes filles aussi unies que la sienne. Aussitôt sortie de pension, pan! mariage d’amour!... C’est exquis! Mais elles auraient bien besoin d’un conseil affectueux et intelligent, les jeunes filles qui veulent choisir un mari, l’aimer et en être aimées. On est tiraillée par des parents qui souhaitent telle ou telle position: on s’en fiche un peu (sic) de la position: on veut un peu d’amour et de bonheur durable... Je vous assure qu’on est parfois inquiète et énervée. Moi, dans ces cas-là, pour me calmer, je fais des divisions avec des chiffres décimaux...»

Ce dernier trait (de ceux qu’on n’inventerait pas) n’est-il point charmant, bien jeune fille, bien «Françoise»?

Tandis que cette lettre m’arrivait de Paris, la suivante m’était adressée de Saint-Étienne:

«Votre livre me sera d’autant plus cher que je suis dans le cas de votre Françoise. Sans fortune ou à peu près, j’aime un officier sans fortune. Si, comme Françoise, je deviens l’heureuse femme d’un mari résolument aimé, je n’irai pas vous le dire: mon bonheur sera de ceux qui fuient la grande ville; mais je vous en serai reconnaissante, car je suis persuadée que Françoise y aura contribué.»

La petite Parisienne de tout à l’heure saurait-elle aimer aussi «résolument» que cette jeune Stéphanoise? C’est déjà une question. N’importe! ce rapprochement des deux lettres prouve une fois de plus que l’amour souffle où il lui plaît: il y a des privilégiées, des déshéritées de la vie sentimentale. L’une trouve tout de suite son bonheur à Saint-Étienne; l’autre le cherche vainement à Paris. Cruelle vérité, confirmée par nombre de lettres de vieilles filles, si touchantes, si palpitantes d’espoir inquiet à travers leur désespérance!

Cela n’empêche pas que le mariage, enthousiaste ou simplement sage et loyal, doive être la règle pour la jeune fille. Il faut qu’elle s’y destine, tout en acceptant l’éventualité du célibat et en s’armant l’âme et l’esprit pour que le célibat lui soit tolérable. Je demande pardon de me citer moi-même, mais enfin, puisque c’est mes idées sur quoi l’on m’interroge, je me permets de renvoyer au discours de Pirnitz, dans Frédérique. A part l’extrême conclusion (qui est la partie romanesque), c’est bien là mon sentiment.

Sur la nécessité des longues fiançailles, assentiment unanime, sauf, d’une maman, cette boutade, trop drôle pour que je ne la cite point:

«Depuis que votre livre a paru, monsieur, les jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans viennent annoncer à leur famille qu’ils se décident pour les longues fiançailles, et les petites cousines sont là toutes prêtes pour les encourager...»

Eh bien! chère correspondante très mûre (c’est vous qui le dites), quel inconvénient voyez-vous à cet accord? S’il y a danger à laisser longtemps fiancés les cousins et les cousines, à qui faut-il s’en prendre? Sans doute à qui les éleva? Faites bien vite votre meâ culpâ!

Cette même correspondante est d’ailleurs d’accord avec de nombreuses autres pour dauber sur «les jeunes gens contemporains».

«La génération des hommes de trente à trente-cinq ans a pris pour idéal les femmes troublantes de Bourget, tout au moins en province... Il faut dix ans pour préparer une génération d’hommes assez réfléchis pour voir dans la fiancée de leur choix la mère destinée à élever leurs enfants, non la poupée plus ou moins poétisée par les artifices de toilette...»

Encore sur les jeunes gens.—Opinion d’une jeune fille:

«Je trouve qu’en général les jeunes gens d’aujourd’hui ne sont pas à la hauteur des jeunes filles. Bien peu songent à modeler convenablement, à agrandir, à élever leur être intime, à développer leur volonté, tandis que cette préoccupation est constante chez beaucoup de jeunes filles.»

Opinion d’une autre jeune fille:

«Énormément de jeunes gens mal élevés, surtout dans ce qu’on appelle le grand monde...»

Les jeunes gens sont-ils en vérité si chenapans que cela? Je n’en sais rien; mais je persiste à conseiller aux Françoises du XXe siècle de les épouser tout de même, ces vilains jeunes gens, et d’avoir bien vite des fils qu’elles élèveront de manière que ceux-ci, du moins, soient d’irréprochables gentlemen vers l’âge nubile.

L’avertissement est toutefois caractéristique, et les jeunes gens actuels feraient bien de le méditer. La génération mariable des jeunes filles les juge avec une sévérité unanime. Et cela encore prouve que la jeune fille moderne est plus critique, plus consciente que ses aînées.

VI.—Les Omissions.

J’arrive aux reproches.

Il paraît que j’ai péché par omission.

L’on m’accuse d’avoir négligé de parler de deux sujets importants: 1o la Charité; 2o la Religion.

Il est vrai, chère Françoise, que je n’ai pas traité dans mes lettres, isolément et directement, ce beau sujet: la charité. Et je pourrais me tirer de ce pas par une pirouette, en citant deux amusantes répliques empruntées au Fils de Giboyer:

Madame de la Vieuxtour.—Le père Vernier a été admirable ce matin... Il a eu sur la charité des pensées si nouvelles, si touchantes!

Giboyer.—A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire?

Il n’est pas aisé, en effet, de dire des choses neuves sur la charité, fût-on le père Vernier. Certaines vertus sont si évidemment nécessaires à l’équilibre, à la santé morale, qu’il semble superflu de les recommander lorsqu’on n’est pas, comme le père Vernier, choisi pour faire périodiquement l’inventaire et le blanchissage des âmes de ses ouailles. Cependant, pour les lectrices qui aiment à entendre des choses touchantes, sinon nouvelles, sur la charité, je veux insérer ici, tout simplement, la lettre d’une des leurs. Je ne saurais mieux faire, ni surtout mieux dire. Je prendrai la citation d’un peu haut, d’abord parce que la lettre est charmante, puis parce qu’elle montre gentiment combien est naturel, chez la femme, le passage du simple désir d’aimer à la charité:

«... Je n’ai plus l’âge de Françoise, hélas! Quoique jeune fille, j’ai déjà une épingle dans ma coiffe... Mais qu’importe? J’ai gardé quantité d’illusions; c’est un avantage, n’est-ce pas? Sœur aînée de cinq frères, n’ayant plus de mère, je suis maîtresse de maison absolue. Je ne pourrai jamais avoir le sort enviable de Françoise, et pourtant l’ai-je espéré, désiré de toute mon âme! J’aurais voulu, comme elle, être la compagne d’un être aimé; l’éducation que j’ai reçue de ma mère ressemble en tous points à celle que l’oncle donne à sa nièce. Et, si la Providence avait voulu qu’il y ait une Ellen II, votre livre aurait été mon bréviaire...

«Il y a pourtant une légère lacune: vous avez oublié les pauvres, et mademoiselle Françoise n’y songe pas non plus. Moi, l’humanité souffrante a toutes mes sympathies, et, si j’avais le temps, je lui consacrerais plusieurs heures par jour. Il est doux de faire l’aumône de sa pitié. Un sourire sur des lèvres flétries, un regard reconnaissant, valent toutes les récompenses. Les confidences des malheureux sont si intéressantes, ils aiment tant qu’on les écoute!...»

Encore un coup, peut-on mieux dire? Bien qu’il n’y soit plus question de la charité, je ne résiste pas au plaisir de citer la fin de la lettre:

«Je suis une petite campagnarde, j’aime la nature. Elle m’aide à vivre, et c’est avec elle que j’ai les rapports les plus agréables. Perchée sur les flancs du Môle, notre petite habitation domine la vallée de l’Arve... Notre panorama est superbe. Si vous aimez vraiment à boucler votre malle, oncle de Françoise, mettez-vous en route pour... (ici le nom d’une station d’été très connue); arrêtez-vous dans notre ville; puis ayez l’amabilité de vous faire conduire à... (ici le nom de la maison). Vous y trouverez une petite demoiselle heureuse de causer un instant...

«... Huit pages! je vous prie, monsieur, de m’excuser...»

Voilà, ma chère Françoise, une de ces lettres qui découragent les écrivains d’écrire des «Lettres de Femmes».

Pour ce qui est de cet autre grand sujet,—la religion,—je ne m’étonne pas que des lectrices me reprochent de ne l’avoir pas traité.

«... Pourquoi, me dit une mère, dans un programme si juste d’éducation omettre sciemment la place que doit tenir l’élément religieux?»

Trois jeunes filles, qui signent côte à côte: Yvonne, Louise, Marguerite, m’écrivent:

«... L’éducation de la jeune fille moderne, sérieuse et instruite, nullement asservie aux anciennes formules et pourtant avertie des périls d’un excessif affranchissement, nous paraît idéale et absolument complète, en ajoutant toutefois à l’ensemble de ses perfections l’idée religieuse comme motif dominant

Une des rares lettres non signées professe:

«Que vos lettres soient lues dans tous pays, c’est là mon grand désir. Avec cette saine morale, et en plus la grande pensée de Dieu, notre créateur, il y aura moins de ménages malheureux, beaucoup moins de souffrances morales et matérielles pour les femmes. Je ne dis rien des hommes, parce que ceux-là trouvent toujours le moyen de souffrir gaîment.»

Ainsi parlent quelques lectrices; mais une autre leur répond, en me répondant:

«Un peu plus âgée que Françoise, mais jeune fille encore, même pour ceux qui mettent la limite à vingt-cinq ans, j’ai reçu l’éducation et l’instruction dans un couvent de religieuses cloîtrées où les idées sont absolument traditionnelles...

«Assurément, je rejette beaucoup de ce que je croyais alors, ou je le crois différemment. Et de là ce peu d’empressement que je mets à retourner au couvent... On m’a reproché cette abstention: est-il vrai que je sois moins bonne que d’autres plus fidèles? Je ne puis le croire. Il est certain que je suis différente, comme piété par exemple. J’ai aujourd’hui, avec assez d’indifférence, le goût de la discussion...»

Il suffit qu’il y ait des âmes d’honnêtes jeunes filles comme cette dernière pour que les autres m’excusent de ne pas avoir traité la question religieuse. D’ailleurs, pour professer la religion ou les religions, il y a des ministres qualifiés. Quelle autorité porterais-je, moi laïc et profane, en une telle matière? Si respectueux qu’il soit de ce mystérieux attrait, la Foi, qui aimante et dirige les âmes à travers l’inconnaissable,—un laïc comme moi estime que l’enseignement exclusivement fondé sur le sentiment religieux ne saurait avoir un caractère de généralité. Il peut blesser les consciences désaimantées de la Foi. Il peut au moins leur paraître inutilisable. Or les Lettres à Françoise doivent servir à toutes les Françoises. C’est donc systématiquement que j’ai traité les seules questions inscrites en marge de la Foi... Si mes idées sur ce point intéressent les lecteurs ou les lectrices, ils les trouveront dans d’autres de mes livres. Je ne les ai jamais cachées.

Et me voilà, ma nièce, au bout de cette revision de ma correspondance. Ce n’est pas sans allègement. Je me sens moins coupable envers tant de charmantes âmes qui voulurent bien me donner de leur pensée, de leur temps. Plus que jamais, je les supplie de rester mes collaboratrices. Ne voient-elles pas que leur concours n’a pas été superflu? Elles vont sans doute, à d’autres Françoises, faire un peu de bien. Il y a là de quoi les satisfaire, et cela vaut mieux pour elles, à tout prendre, qu’un remerciement banal confié à la poste.

Cela vaut mieux... et pourtant ce n’est guère. Certes, je ne me juge pas quitte avec elles! Je regarde le tas des papiers épars sur ma table de travail, si divers de nuance, d’aspect, d’origine, couverts d’écritures variées comme les âmes qui les inspirèrent et les mains par qui elles furent tracées. Je pense que chacun de ces précieux billets représente une heure de méditation, un petit acte d’énergie volontaire, un désir touchant d’être écoutée et conseillée... N’est-il pas un peu triste que le temps trop court et l’espace trop vaste m’interdisent à jamais de les voir, ces correspondantes inconnues, de leur parler, d’apprendre davantage de leur cœur et de leur sort? Que de grâce, d’espoir, quel chaste désir de goûter les joies de la vie, quel parfum de jeunesse, pour tout dire, s’exhalent de ces feuillets entassés! A l’instant de les enfermer de nouveau, me voici tout ému.

Ah! puissent-elles être heureuses, ces enfants! Puissent-elles comme vous, Françoise, comprendre, vouloir, posséder leur destinée de femmes!

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