Lettres à Françoise
XIX
Je me préparais, chère enfant, à vous écrire encore quelque tranquille commentaire sur un point d’éducation, quand votre lettre m’arrive et bouleverse mes projets...
Décidément, l’œil clair des jeunes filles ne révèle rien de leurs pensées intimes, même à l’observateur professionnel. Quoi! Françoise, de si graves desseins vous inquiétaient, tandis que je vous croyais exclusivement occupée de sciences, de lectures, de bicyclette ou de toilette? J’en demeure confondu,—sans vous reprocher pourtant d’avoir gardé le secret. Notre cœur, selon le mot de saint Paul, ne doit pas être un vase qui fuit... Et voilà qu’après m’être irrité un instant de votre mystère votre confiance d’aujourd’hui m’embarrasse. Peut-être bien fait-elle lever en moi quelque méchant ferment d’égoïsme. S’entendre dire par une jeune fille: «Je vais vous confier ce que je n’ose dire à ma mère de peur de la troubler à l’avance...» et recevoir ensuite l’aveu du premier sentiment tendre de cette jeune fille pour un homme de vingt-trois ans,—c’est assurément flatteur,—mais cela classe tout de suite le confident, n’est-il pas vrai, dans la réserve de la territoriale? Vous les connaîtrez un jour, Françoise, ces surprises angoissantes que prépare à la jeunesse persistante de notre âme la franchise inconsciente des êtres physiquement jeunes. Vous saurez la mélancolie de cette constatation résignée: «Tiens! cela encore ne m’appartiendra plus...» N’importe! Plions-nous à la loi nécessaire de nos âges respectifs—vous, en souhaitant épouser un jeune homme que vous aimez, moi, en vous donnant paternellement les avis que vous me demandez.
Donc, Françoise, il se trouve que je vous avais à la fois devinée—et un peu calomniée—ce soir de bal où je vous vis danser le cotillon avec le joli saint-cyrien, frère de votre amie Lucie Despeyroux. Je vous avais reproché de risquer votre cœur dans une aventure de coquetterie. J’ignorais que votre cœur était déjà donné et pris. Il paraît que le complot date de près d’une année, ô petite masque; les conspirateurs étaient Lucie, son frère et vous. Ainsi, quand, à la rentrée dernière de l’institut Berquin, vous me demandiez gravement de vous renseigner un peu, par delà les murs de la pension, sur les réalités de la vie—l’avenir de votre vie commençait de se fixer... Et moi qui vous entretenais de livres, de sports, de costumes! Vous deviez lire mes lettres d’un œil bien distrait; et, si j’avais su, je vous aurais parlé d’autres sujets.
Vous plaidez gentiment les raisons de votre silence:
«Songez, mon oncle, comme de telles choses sont délicates à dire, et combien il faut être sûre de son propre sentiment pour le confier, même à un ami aussi cher que vous!... Qu’auriez-vous pensé de moi, si, vous ayant dit il y a six mois: «J’aime le frère de Lucie», j’avais dû vous dire, quelque temps après: «Non, décidément, je ne l’aime pas»? Eh bien! mon oncle, croyez-moi si vous voulez, mais les jeunes filles les meilleures sont exposées à de tels changements. Lucie, par exemple, qui est exquise, a déjà eu trois toquades pour des personnes à qui, d’ailleurs, elle n’a jamais parlé; elle ne les a confiées qu’à moi, et elle a bien fait, car au bout d’un temps qui variait entre quinze jours et deux mois elle s’apercevait qu’elle s’était trompée... Moi, mon oncle, je n’ai jamais eu de toquade. Quand j’ai vu pour la première fois Maxime Despeyroux, il m’a paru si bien de sa personne que j’ai eu un peu d’éloignement pour lui—me comprenez-vous? un peu de timidité à lui parler. J’ai dû me forcer pour vaincre cette timidité; et, comme toutes mes compagnes disaient qu’il est charmant et que quelques-unes le lui laissaient entendre, j’ai été, peut-être par esprit de contradiction ou de défense, un peu désagréable, un peu hostile avec lui. Et puis, insensiblement, toute ma timidité s’est fondue, et ma belle défense s’en est allée à vau-l’eau... Il faut vous dire aussi que c’est un peu la faute de Lucie. Elle est si imaginative, si sensible, si romanesque, cette Lucie! Rien ne la ravissait comme l’idée que son frère et moi nous nous aimerions, nous nous marierions, et qu’elle saurait tout de ce petit roman, qu’elle y vivrait, qu’elle en serait un des personnages... Alors, elle ne cessait pas de me parler de son frère ni de parler de moi à Maxime... J’avais bien un peu d’appréhension, d’abord... Mais Maxime était si respectueux, si discret!... Je vous assure que je n’ai jamais rien appris de ses sentiments pour moi que par cette folle chérie de Lucie... Et, bien que je ne voulusse rien confier des miens à Lucie, qui me pressait, je suis bien sûre qu’elle imaginait de prétendues confidences pour les lui rapporter... Alors, que voulez-vous, mon oncle? Tout doucement, en nous voyant très peu, et sans rien nous avouer,—mais en entendant si souvent parler l’un de l’autre,—nous avons fini par nous aimer... Le soir de ce bal intime après lequel vous m’avez fait de la morale, je vous assure que ni Maxime ni moi n’avons prononcé de paroles définitives. Il m’a seulement parlé de ses goûts et de ses projets de vie... Moi, j’ai dit les miens, et il a bien fallu nous apercevoir qu’ils s’accordaient... Mais il avait l’air encore plus intimidé que moi, et, s’il n’y avait pas eu Lucie pour tirer des confidences à chacun de nous deux, après, il ne serait rien sorti de ce fameux cotillon... Elle a si bien avancé les choses que nous avons su que nous pensions l’un à l’autre, que nous nous aimions... Oh! alors, j’ai bien failli vous écrire; j’étais prise de peur, figurez-vous; il me semblait que nous étions trois enfants qui allions au hasard, et je voulais un conseil de votre sang-froid, de votre expérience... Et puis, cette fois-là encore, je n’ai pas osé... Ce n’est que ces jours-ci, quand Lucie m’a parlé des classements de fin d’année de Saint-Cyr, qui trois mois à l’avance commencent à préoccuper les saint-cyriens; quand j’ai arrêté mon esprit sur le fait que dans si peu de temps Maxime serait envoyé au bout de la France peut-être, peut-être aux colonies... alors j’ai senti au dedans de moi cette grande anxiété, et en même temps cette forte certitude que j’espérais... Pour la première fois j’ai dit à Lucie: «Oh! Lucie, c’est terrible... Voilà que je suis sûre de l’aimer...» Et vous voyez que je n’ai pas attendu longtemps pour vous écrire: juste le lendemain...»
Ne croyez pas, Françoise, que j’aie d’inquiétude ni de reproche pour ce grain de romanesque dont s’assaisonne votre projet de mariage. Assurément, ce n’est pas de cette manière qu’on se conjoint d’habitude dans la bourgeoisie de France, et vous avez raison de me charger de préparer la douce Mme Le Quellien à un tel impromptu. Je sais—mieux que vous peut-être—quels étaient, touchant votre mariage, les projets de cette mère excellente... et attardée. Nombre de fois, elle m’a dit: «Vous qui voyez tant de monde à Paris, vous devriez bien chercher un mari pour Françoise... Hélas! elle n’a pas une grosse dot, mais elle est bonne et instruite; il me semble qu’un homme ayant une situation, approchât-il de la quarantaine, serait heureux de...» Je la laissais dire, la chère femme! Eh parbleu! l’homme approchant de la quarantaine, qui eût été heureux de... je l’aurais peut-être déniché en effet,—mais ce n’était pas là le mariage que rêvait Françoise, j’en étais sûr, et je n’aurais jamais osé le lui conseiller... D’abord parce qu’à mon sens il ne faut pas marier une génération avec la suivante. Je sais bien que certains commencements d’automne ressemblent à certaines fins de printemps; mais le printemps, même tardif, va vers l’été, et l’automne le plus splendide s’achemine à l’hiver. Donc ne marions pas l’automne au printemps: leur accord ne durerait point... Et d’autre part je n’avais pas au même degré que Mme Le Quellien le souci de vous savoir maigrement dotée et le désir de vous attribuer un riche mari...
C’est que, sur le chapitre de la dot, je n’ai pas tout à fait les idées que j’entends défendre et commenter dans les familles. «Les jeunes filles sans dot ne se marient plus,» nous dit-on. J’estime qu’on se trompe. Les différences de dots entre les jeunes filles (à part les dots énormes et par conséquent rares) perdent, au contraire, de plus en plus leur importance. Nous assistons à ce double phénomène que le travail est de plus en plus rétribué et le capital de moins en moins. Un valet de chambre, même honnête, coûte dans une maison le revenu de cent mille francs. Pratiquement, il n’y a plus de grosses dots, il n’y a plus de jeunes filles riches, et, par une heureuse réciproque, il n’y a plus de jeunes filles pauvres ni de petites dots... L’erreur des familles est de chercher obstinément à marier à contre sens les jeunes filles sans dot,—à faire bon marché de l’âge pour se contenter de l’argent ou de la situation. C’est absurde. D’abord les hommes riches de quarante à cinquante ans, épouseurs de jeunes filles pauvres, ne sont pas nombreux, et la jeune fille pauvre vieillit tandis qu’on les lui cherche... Puis on ne réfléchit pas que marier une jeune fille de dix-huit ans à un lieutenant de vingt-huit, par exemple, revient au même que de marier la vieille fille de trente ans au commandant de quarante; à cette différence près qu’ils n’auront pas été pauvres ensemble durant les années où la pauvreté ne pèse exactement rien pourvu qu’on s’aime... Ce qui donne créance à ce bruit fâcheux que les jeunes filles sans dot ne se marient pas, c’est donc qu’on ne tente pas de les marier comme il convient, c’est-à-dire jeunes, avec des hommes jeunes et d’avenir.
—Alors, mon oncle, j’ai raison de vouloir épouser Maxime dès sa sortie de Saint-Cyr?...
Patience, Françoise, je n’ai pas tout dit!... Et avant de m’en aller en ambassade vers Mme Le Quellien je prétends ne pas vous ménager les avertissements.
Oui, c’est charmant d’aimer comme vous, à dix-huit ans, un jeune homme de vingt-trois ans à peine, et, si cet amour est durable, il est possible et salutaire de fonder dessus un bon ménage...
—Mais notre amour est durable, mon oncle, vous n’en doutez pas!
... Nous discuterons plus tard ce point délicat: je vous le cède aujourd’hui. J’admets qu’un lien sûr et fort unira toujours votre cœur au cœur de Maxime; un mariage tel que vous le rêvez n’en comporte pas moins de part et d’autre une certaine abnégation et le renoncement à certains avantages qui pour la plupart des gens ont leur prix. Si l’on vous dit qu’avec votre petite dot, la petite dot de Maxime et son traitement d’officier, vous ne pourrez point vivre, vous ne pourrez point élever des enfants, n’en croyez rien, ce n’est pas vrai. On peut toujours. Mais il faut résolument renoncer à toutes les satisfactions d’amour-propre, de situation, de réceptions, etc., et en général à toute joie puisée ailleurs que dans l’amour réciproque et l’amour des enfants... Si l’on fait bien carrément cet acte de renoncement avant le mariage, on n’en souffre pas. Car la jeunesse—j’entends celle qui va de vingt à trente—ne pâtit nullement du défaut de confortable: et l’amour n’est pas vrai qui ne suffit point à emplir les heures d’un jeune ménage entre vingt et trente ans.
Donc, Françoise, dix ans de vie d’étudiants réguliers, voilà ce que vous prépare votre mariage avec le lieutenant Despeyroux; et j’y insiste, vous n’en pâtirez point du tout si, résolument, vous remettez les ambitions, des ambitions sages et mesurées, bien entendu, à une date plus tardive,—par exemple aux environs du grade de commandant. L’erreur de maints jeunes époux est de vouloir cumuler tout de suite le bonheur de l’amour avec les plaisirs de la vanité. C’est qu’ils ne s’aiment pas bien, et qu’ils ne sont pas de vrais jeunes gens; car l’amour sincère et fort est exclusif de l’ambition; la vraie jeunesse ne s’en soucie guère... Plaignons les ménages qui n’ont pas connu l’époque surhumaine où l’amour se suffit à lui-même...
Je sais bien, Françoise, que vous allez me répondre:
—Nous serons, Maxime et moi, le ménage où l’amour se suffira à lui-même, non seulement durant la jeunesse, mais durant la vie entière.
Et je sais bien aussi que vous êtes sincère, qu’il est sincère. Mais vous êtes en pension, il est à Saint-Cyr; vous ne vous connaissez que par les dehors qui sont agréables, les siens et les vôtres, par des mots de tendresse intime à peine balbutiés, et par les entremises optimistes de Lucie. Chère Françoise, le péril est là. Le sort de tout ménage est incertain; mais on peut dire que le plus incertain est celui qui se fonde sur l’attrait, et voilà pourquoi les gens prudents ont fait une mauvaise réputation aux mariages d’amour...
Avant de parler à Mme Le Quellien, il vous faut donc bien réfléchir sur la qualité du sentiment qui vous attire vers le frère de Lucie... Je vous y aiderai dans ma prochaine lettre—encore que ce soit un sujet assez malaisé à traiter avec une jeune fille.
Ah! petite Françoise, comme il m’était plus facile de correspondre avec vous quand je croyais votre cœur tout à fait libre... Il ne me venait pas à l’idée que ce cœur pût accueillir un sentiment ardent... Que j’étais sot!
XX
Ma dernière lettre, chère Françoise, n’a changé ni vos sentiments ni vos projets, et je ne m’en étonne point. Votre cœur n’est pas de ceux qui se donnent sans réflexion, ni qui se reprennent aisément, s’étant une fois donnés. La perspective de quinze ans de vie médiocre qui vous attendent si vous épousez Maxime Despeyroux ne vous effraye pas; vous savez qu’elles vous attendent et vous faites d’avance bon marché des joies d’amour-propre, d’ambition, pour escompter seulement la joie que donne la présence continuelle d’un être aimé... Vous pensez bien que je vous approuve. Il n’y a pas de plaisirs moins réels, ni dont on se lasse plus vite, que ceux de l’extrême confortable ou du moyen luxe, et tant qu’on n’est pas un Rockfeller ou un Vanderbilt, c’est-à-dire un vrai roi par la puissance de l’argent indéfini, il n’importe pas énormément d’avoir dix mille ou cinquante mille livres de rente.
Des gens graves, expérimentés, vous diront cependant: «Prenez garde, mon enfant!... L’argent ne fait pas le bonheur du ménage, mais il y contribue en procurant aux époux une vie plus large, où les deux natures associées se heurtent et se froissent moins aisément...» En termes plus francs, les époux riches appartiennent plus à la société, moins l’un à l’autre, et comme le mariage usuel est fondé chez nous sur l’hypothèse que les conjoints ne s’aiment guère, ou du moins ne s’aimeront pas longtemps, les époux riches seront plus heureux parce qu’ils seront moins époux...
Ni vous ni moi, Françoise, n’acceptons cette conception du mariage. Vous vous mariez pour être la femme réelle et perpétuelle de votre mari: l’association des personnes prime, à votre sens, la communion des intérêts. De la sorte, la question d’argent est secondaire; le couple attend sa félicité du seul fait d’être uni... A la bonne heure!... Seulement il faut la certitude que cet unique bienfait: être uni, procurera une joie assez intense, assez durable, pour suppléer à tout. Et, comme disaient nos pères, voilà le point.
Vous avez cette certitude aujourd’hui, lui également, parbleu! Mais vous êtes trop intelligente pour ne pas comprendre qu’elle ne garantit rien de l’avenir. Analysez bien vos sentiments: au fond, vous trouverez qu’ils se réduisent à une foi violente et aveugle dans un bonheur que vous ne connaissez point! Bien plus: ce bonheur inconnu, vous l’attendez d’un homme que vous connaissez à peine davantage; du moins vous ne connaissez point ses aptitudes à vous donner ledit bonheur... Certes, la foi aveugle, c’est beaucoup; c’est probablement le meilleur guide vers la félicité trouble et charmante que votre innocence devine dans le mariage. Un mystérieux attrait vers une félicité mystérieuse, soit; l’abîme appelle l’abîme. Toutefois, le mariage n’est pas seulement cela, et vous ne l’ignorez pas, bien qu’en ce moment vous l’oubliiez un peu.
Passons gaiement sur la question d’intérêts; vous en faites le sacrifice. Reste encore—reste surtout—la question des aptitudes à vivre en commun, non pas aux moments d’enthousiasme et de délire sentimental, qui sont évidemment exceptionnels, mais dans les moments ordinaires, aussi bien par les temps gris, couverts, que par les temps de soleil ou de bourrasque, en un mot, pour «le bon et le mauvais» de la vie... Que Maxime Despeyroux soit capable de s’accorder avec vous pour ce trantran monotone des jours, ce n’est pas prouvé; qu’il soit capable, par sa seule présence, de transformer éternellement cette monotonie en joie positive, c’est fort incertain. En toute hypothèse, vous n’avez là-dessus aucune clarté. Vous n’avez appris le caractère de Maxime que par les récits de sa sœur, qui est une imaginative et qui, voulant à tout prix marier son frère à son amie, s’est suggéré le plus sincèrement du monde que Françoise et Maxime furent créés l’un pour l’autre.
—Assurément, mon oncle, me direz-vous, je ne suis pas renseignée à fond sur le caractère de Maxime, et je me doute bien que, dans nos rares entretiens, il a quelque peu paré ce caractère... Mais n’est-ce pas le cas inévitable de tous les mariages? A moins de hasards bien rares ou d’unions de cousin à cousine, quelle fiancée connaît à fond l’âme de son fiancé?... Connaîtrais-je, mieux que Maxime, tel autre prétendant qui s’offrirait par la suite? Et Maxime n’est-il pas, au contraire, le jeune homme du monde sur lequel je suis le mieux renseignée?
Il est trop vrai, Françoise... L’usage de notre pays étant de marier les jeunes gens sans qu’ils se connaissent,—parmi tant d’autres unions bâclées en quinze jours, votre union avec Maxime, à laquelle du moins vous songez l’un et l’autre depuis une dizaine de mois, pourrait passer pour une exception. Admirable économie du mariage français! Après avoir tardé indéfiniment à marier sa fille sous prétexte de lui trouver un parti de choix, le bourgeois de France est pris brusquement d’une hâte extravagante; il marie sa fille comme s’il s’agissait de parer à un sinistre. Grâce à cette double absurdité, on est arrivé chez nous, à quoi bon le nier? à jeter un certain discrédit sur le mariage. Ce n’est pas la littérature, ce sont les mœurs qui l’ont peu à peu dépouillé de toute sa parure d’idéal, pour en faire un plat contrat analogue à celui d’honnêtes trafiquants. Et j’accorde que pour certains cœurs privilégiés, hommes ou femmes, le mariage apparaît encore dans sa poésie biblique; mais il faut m’accorder en retour—et c’est l’évidence—que le mariage en France n’est aucunement ce que, par exemple, il est en Angleterre: le réservoir inépuisable de l’idéal, du romanesque, de la poésie; et cela non pas seulement pour les poètes, les romanciers et les philosophes, mais pour la nation entière, pour les seigneurs et les bourgeois, pour les riches et les pauvres, pour la fille de pair du royaume et pour la bar-maid.
Une telle différence dans l’opinion correspond assurément à une différence profonde entre les mœurs de l’un et de l’autre pays. La coutume de la dot, prépondérante en France, est une de ces différences; mais il serait exagéré de dire que toutes les jeunes filles anglaises sont dépourvues de dot. L’argent peut donc, là comme ici, guider le choix des épouseurs pratiques... La différence radicale entre les mœurs matrimoniales des deux pays, c’est que le mot «fiançailles», qui ne signifie absolument rien en France, possède en Angleterre une signification importante, reconnue de tous. Chez nous, deux jeunes gens sont fiancés le 15 mai et mariés le 15 juin; les fiançailles ont duré juste le temps matériel de publier les bans, de rédiger le contrat et de composer la corbeille... Outre-Manche, les fiançailles d’une année sont courtes. On en voit de trois ans, de cinq ans, de dix ans. Elles sont un acte quasi public, transformant publiquement la situation des contractants pendant une période assez longue pour que le jeu imprévu des événements, ou, sans plus, l’action usante de la durée, éprouvent l’engagement et la volonté de ceux qu’il lie.
Vous comprenez, chère enfant, que de telles fiançailles n’ont rien de commun avec le ridicule mois de «cour» à la française, avec les visites froides où, en des attitudes de menuet, le fiancé apporte à la fiancée des bouquets et des friandises; où, si tout se passe pour le mieux, la conversation roule sur le mobilier futur et les projets de voyage du jeune couple... Nulle part autant que dans les procédés préparatoires du mariage nous ne traînons les résidus des coutumes d’autrefois, devenues contradictoires avec les âmes d’aujourd’hui. Votre âme de jeune fille en 1901, petite Françoise, diffère grandement de l’âme de votre arrière-grand’mère à la veille de son mariage. Celle-ci avait été élevée par des femmes, dans un couvent clos, comme une sorte de novice: on la sortait du couvent pour la marier, et elle se mariait comme on prononce des vœux, en se remettant corps et âme au bon plaisir d’un maître souverain. Qu’un tel système fût bon ou mauvais vers 1780, ce n’est pas la question: ce qui crève les yeux, c’est qu’il est absurde de l’appliquer tel quel à une jeune fille moderne. Vous ne voulez pas, Françoise, être mariée à la mode de votre mère-grand. Vous prétendez choisir votre mari.
Fort bien; mais prenez garde!
Si vous le choisissez par simple attrait du cœur, vous abdiquez implicitement votre droit de choisir: le droit de choisir n’est légitime que si le choix est sérieux, réfléchi, la volonté s’accordant avec la conscience et la raison. Or, la conscience et la raison ne se décident pas d’après la forme d’un visage et le timbre d’une voix. Leur opération veut le concours du temps. D’où la nécessité des longues fiançailles.
Les longues fiançailles, avant toute chose, offrent à chacun des fiancés le moyen de s’éprouver soi-même; elles le renseignent sur les aptitudes de son propre cœur, en même temps que sur le sentiment spécial soumis à l’épreuve. La plupart des humains, c’est triste à dire, s’illusionnent étrangement sur leurs facultés d’attachement. Ils croient indispensables à leur bonheur des êtres auxquels ils ne donneraient plus une pensée au bout de huit jours de séparation... Hélas! qu’ils sont vite oubliés, les plus sincèrement pleurés parmi les morts!... Si cruelle que soit cette loi d’oubli, il importe d’en tenir compte et de l’expérimenter sur soi-même. Dites-vous bien, Françoise, qu’il est rare et presque miraculeux de rencontrer à dix-huit ans l’époux indispensable. Vous faites la moue?... Vos yeux deviennent humides?... Bon! je n’ajouterai rien de plus sur ce point délicat. Votre cœur, après tout, peut être sûr de lui, et il est possible que le temps ne fasse que confirmer ses sentiments, ce qui déjà serait un résultat. Mais les longues fiançailles ont d’autres avantages encore, outre l’épreuve de la constance personnelle.
Elles ont l’avantage de faire connaître réciproquement aux deux fiancés leur vrai caractère. On se masque aisément l’un pour l’autre, pendant l’unique mois des visites et des bouquets. Il faut, au contraire, une bien rare maîtrise de soi pour garder le masque seulement une année, quand le fait de la conquête n’est plus en question. Voilà où réside l’admirable de cette invention d’engagements à long terme, usités chez nos voisins. Le temps des fiançailles n’est pas encore la libre vie conjugale, mais déjà il est superflu entre fiancés de prendre une attitude, de «poser» l’un pour l’autre. Qu’y gagnerait-on? On est engagé. Alors, tous les «réflexes» de notre tempérament (si l’on peut oser une telle image) se mettent à jouer en liberté et malgré nous. Le jaloux, l’impérieux, dévoile sa jalousie, son instinct autoritaire. La boudeuse, la coquette, laisse percer sa bouderie, sa frivolité. Dans le cycle complet d’une année, surtout entre deux êtres qui se proposent d’unir leur vie, qui, par conséquent, se regardent avec attention et s’attribuent l’un sur l’autre des droits, il est fort improbable que des sujets de conflit ne surgissent pas: à la façon dont naîtront, évolueront et se régleront ces conflits intimes, chacun des deux, si peu avisé qu’il soit, apprendra le caractère de l’autre. Et ne dites pas: «Si Maxime est en garnison en Bretagne tandis que je demeure à Paris, je n’aurai guère d’occasion de l’étudier.» D’abord, Maxime fût-il en Bretagne et vous à Paris, une fois les fiançailles accomplies vous devenez la personne à laquelle il doit le plus de son temps libre, et cela d’accord avec la famille: en sorte que vous pourrez tout de même passer dans l’année bon nombre d’heures avec lui... Et puis, il y aura la correspondance, qui, banale ou artificielle avant les fiançailles, devient sincère et significative après, toujours par cette raison qu’il n’est plus question de se conquérir et qu’on est conduit par la force des choses à se parler d’événements positifs, de projets réels, voire d’intérêts pressants, au lieu de s’exalter dans le vide des épithètes d’adoration. Fine comme vous l’êtes, Françoise, après six mois de billets échangés avec votre fiancé je mets bien le pauvre garçon au défi de rien vous cacher de son «par-dedans».
Enfin, j’ai gardé pour suprême argument ce dernier avantage des longues fiançailles: elles sont à la fois très moralisantes et très agréables... Je vous fais grâce des lieux communs sur le désir d’un bonheur prochain, plus doux—assure l’expérience des philosophes—que ce bonheur lui-même. Fiancée, une jeune fille passe déjà en importance les autres jeunes filles. Elle a l’orgueil d’avoir été élue, la douce présomption de la sécurité, tout cela acidulé par l’arrière-pensée que l’engagement est en somme conditionnel, qu’il n’y a pas de honte à le rompre si l’essai loyal ne réussit pas... Parce qu’elle est fiancée, la voilà préservée de la tentation de coqueter au hasard et sans but, périlleuse pour les demoiselles sorties récemment de leur pensionnat; la voilà conduite insensiblement aux graves pensées de fidélité, de dévouement, aux rêves de la maternité...
Que de considérations j’ajouterais si c’était à Maxime et non à vous, Françoise, que j’écrivais!... Bien plus que la fiancée, c’est le fiancé que moralise un engagement à long terme. Cet engagement de conscience aère et vivifie ses pensées et ses mœurs: c’est lui surtout qui conservera plus tard, comme un précieux sachet d’aromates, le souvenir des années juvéniles, où, parmi les grossiers divertissements de ses camarades, il rêvait à une jeune fille qui déjà était sa femme par le cœur...
Je me résume. Mariage jeune et longues fiançailles: si contradictoire que cette formule paraisse au premier abord, tel est mon souhait pour une demoiselle de votre âge. Vous êtes déjà résolue au mariage jeune. Si vous vous convertissez à la condition des longues fiançailles—mais dans ce cas seulement—j’accepte d’être votre ambassadeur auprès de Mme Le Quellien.
XXI
Selon ma promesse, chère enfant, j’ai pris hier le chemin de la place Possoz dans l’intention d’aller trouver Mme Le Quellien et d’entreprendre auprès d’elle les négociations dont vous m’aviez chargé.
Si je vous disais que cette mission m’était fort agréable, vous ne me croiriez pas. D’abord, j’ai horreur du rôle de Providence. La Providence, telle que la conçoivent ceux qui ont foi en elle, connaît les causes lointaines des événements et lit à livre ouvert, dans l’avenir, le sort final des démarches. La vraie Providence peut donc librement s’occuper de mariage. Pour moi, au contraire, comme pour vous, comme pour nous tous, demain s’enveloppe de mystère. Comment oserais-je échafauder votre bonheur sur des conjectures? Et j’ai beau vous répéter que je ne veux être qu’un simple truchement entre votre mère et vous, j’ai beau «faire mon Pilate» (c’est votre mot), je sais bien que votre cœur m’attribuera un jour une part de responsabilité dans l’heur ou le malheur de votre ménage... Voilà l’une des raisons pour lesquelles j’étais d’assez méchante humeur hier, vers deux heures après midi, tandis que par les calmes voies de Passy je me dirigeais vers la place Possoz.
L’autre raison qui me rendait maussade était plus complexe et plus égoïste à la fois. A je ne sais quelle jalousie quasi paternelle contre l’adolescent qui va nous ravir Françoise se mêlait la mélancolie de jouer un rôle de barbon, un rôle de Bartolo ou d’Arnolphe à rebours.—«Avant la quarantaine, c’est un peu tôt, que diable! Et Françoise abuse de ma complaisance...» Comme je vous gourmandais ainsi, le mot de quarantaine évoqua heureusement dans ma mémoire une foule de souvenirs des bons auteurs du siècle dernier, tels Balzac et Sand, qui traitent le quadragénaire comme un vieillard à ses débuts, mais comme un vieillard. Félix de Vandenesse, à quarante ans, montre les façons d’un homme «averti par une longue expérience». Bien mieux, à trente-quatre ans, le Jacques de George Sand appelle sa fiancée Fernande «Ange de ma vie, dernier rayon de soleil qui luira sur mon front chauve!» C’est de nos jours seulement que la nécessité d’un long service militaire, l’encombrement des carrières et l’âpreté de la lutte pour vivre ont allongé la période dévolue par l’opinion aux agréments de la jeunesse. Les journaux appellent froidement «jeune maître» des écrivains, des peintres de cinquante ans, tandis que, par un sentiment d’équité, donnant une rallonge de dix ans à la jeunesse des hommes, on en octroie une de quinze pour le moins à la jeunesse des femmes, principalement des comédiennes. Tout cela est charmant dans les romans et dans les chroniques, mais tout cela n’empêche pas que la vie moyenne des Français soit de quarante-quatre ans, et donc que vers la trente-huitième année on doive être apte aux pensées et aux besognes graves...
Ce fut donc dans l’état de componction résignée le plus idoine à ma mission que j’atteignis la place Possoz, chère Françoise, et qu’un instant après je pénétrai dans l’appartement de Mme Le Quellien.
Votre charmante mère, cette après-midi-là, n’apurait point ses comptes de ménage, sur ce cahier dont l’agencement savant et la tenue méthodique excitent votre admiration et la mienne. Elle ne lisait pas non plus un de ses deux livres familiers: l’Introduction à la vie dévote ou l’Imitation... Comme il faisait une tiède journée printanière, elle avait ouvert la fenêtre de sa chambre sur la place ensoleillée, déserte et somnolente comme la place d’une sous-préfecture de province. Assise sur un fauteuil et les pieds appuyés sur un tabouret, son giron plein de menus ustensiles de couture, elle brodait sans la moindre paire de lunettes, un délicieux petit rond de fine batiste fixé sur une piécette de toile cirée verte. Je reconnus un de ces labeurs interminables et délicats que vous désignez, Françoise, sous le nom générique de «travaux de maman». Vous ne les nommez pas ainsi sans ironie, et vous assurez qu’il est bien plus pratique d’acheter, tout faits, dans divers grands magasins de Paris, les objets auxquels Mme Le Quellien consacre tant d’heures patientes. Vous prétendez aussi que ces objets n’ont aucune affectation utile, que quand ils sont achevés on ne sait où les mettre, qu’ils finissent tristement sous quelques vases à fleurs, sous quelques vagues flambeaux, lesquels se passaient fort bien de leur voisinage. Et vous affirmez, pour votre part, la résolution de ne faire jamais concurrence aux «travaux de maman».
Il me parut que Mme Le Quellien n’attachait pas elle-même à son ouvrage une importance infinie, car elle le remisa aussitôt dans la corbeille, avec tout l’attirail de couture.
—Voilà qui est aimable, me dit-elle... Au lieu d’aller vous promener au Bois, où vous rencontreriez de jeunes et jolies femmes, vous pensez à venir bavarder un moment avec votre vieille amie...
Je protestai—ce qui est la vérité même—que l’on ne me ferait pas faire quatre pas pour aller regarder «les jeunes et jolies femmes» du Bois, tandis qu’il m’est toujours agréable de converser avec la mère de Françoise. L’âme de votre mère, Françoise, me donne l’impression d’un beau cristal, et, en outre, d’un cristal dont la forme est devenue presque introuvable. Votre jeune âme, à vous aussi, est agréable à regarder; mais elle est cristallisée dans un «système» qui m’est plus familier, pour employer le jargon des physiciens. Votre mère est un parfait cristal de l’ancien système.
Nous n’avions pas échangé dix répliques que, déjà, la jeune pensionnaire de l’institution Berquin occupait notre conversation. Je dis «occupait» dans le sens tactique du mot, occupait militairement, souverainement, barrant les issues à tout autre sujet. O Françoise, soit dit sans reproche, que votre gracieuse personnalité est envahissante, principalement dans cet appartement de la place Possoz! Même absente, vous y régnez: on n’y pense qu’à vous, on ne parle que de vous. Je n’eus donc aucun effort diplomatique à tenter, aucune transition à chercher, pour amener cette phrase importante:
—... Justement je suis chargé par Françoise d’une mission auprès de vous.
—Une mission!... De quoi s’agit-il, bon Dieu?
Déjà l’affection de votre mère s’alarmait. Je répliquai en hâte qu’il s’agissait d’événements considérés à l’ordinaire comme heureux... Le dialogue qui s’engagea entre votre mère et moi à partir de cet instant m’est, je crois, demeuré mot pour mot dans la mémoire.
MOI
Ne songez-vous pas quelquefois, chère amie, au mariage de Françoise?
MADAME LE QUELLIEN
Oh! Françoise est si jeune!...
MOI
Elle est jeune assurément, mais si elle se mariait dans dix-huit mois, par exemple, elle serait une petite mariée de vingt ans, ce qui est fort raisonnable...
MADAME LE QUELLIEN
Françoise mariée!... Que voulez-vous, mon ami?... je n’aperçois cet événement que dans un avenir éloigné, indistinct... Il me semble qu’il faut que la petite voie un peu de monde, apprenne un peu la vie... Pourquoi souriez-vous?...
MOI
Pardonnez-moi... Je ne crois pas autant que vous à l’enseignement pratique que pourront donner à Françoise, sur «la vie», quelques réunions intimes et quelques sauteries. Et puis, entre nous, Françoise n’est pas si dépourvue de clartés sur les choses... C’est une petite personne d’esprit curieux et lucide, qui, depuis des années déjà, regarde la vie bien en face et cherche à la comprendre.
MADAME LE QUELLIEN
C’est possible. J’oublie toujours qu’il y a quarante années entre Françoise et moi, et que les temps sont changés. A son âge, j’étais une petite nigaude si mal au courant...
MOI
... D’ailleurs il ne s’agit pas de marier Françoise dare-dare au sortir de la pension... Il s’agit de prévoir les événements d’un peu loin, de préparer un peu l’avenir...
MADAME LE QUELLIEN
Mon Dieu, mon ami, vous savez quelle confiance vous m’inspirez. Vous avez un bon parti pour Françoise?
MOI
S’il est bon, vous en jugerez. La vérité m’oblige à dire que ce n’est pas moi qui «l’ai»—ce parti—mais bien Françoise elle-même. Tout l’honneur du choix et de l’initiative lui en revient.
MADAME LE QUELLIEN
Comment!... la petite a eu l’idée de se marier? Elle a choisi? Mais ce n’est pas sérieux, voyons?...
MOI
C’est on ne peut plus sérieux, chère madame. Françoise a eu l’audace extrême de se distribuer à elle-même le rôle principal dans l’organisation de son bonheur. Et je confesse que je ne trouve pas cela coupable. Pour une petite nigaude qui n’entend que le jeu du corbillon, il est évidemment sage que parents et tuteurs prennent les devants et choisissent eux-mêmes... Mais vous m’accordez que Françoise est tout le contraire d’une petite nigaude...
Depuis quelques instants Mme Le Quellien ne m’écoutait plus. Ses jolis yeux gris, toujours jeunes et spirituels, suivaient une image invisible, et sa pensée suivait ses yeux.
Elle m’interrompit:
—Ce n’est pas, j’espère, ce gamin de Maxime Despeyroux dont Françoise s’est entichée?...
(La clairvoyance maternelle, vous le voyez, n’était assoupie qu’en apparence. Mme Le Quellien n’avait pas pris garde à Maxime parce qu’il lui semblait impossible, a priori, que l’initiative d’un projet de mariage vînt de vous. Mais, une fois désabusée, ce fut le nom de Maxime qui surgit tout de suite.)
Mon ambassade, dès lors, fut très malaisée. Quand il me fallut convenir que c’était précisément «ce gamin de Maxime Despeyroux» qu’avait distingué Françoise,—et qu’elle l’aimait, et qu’elle voulait absolument être sa femme, je me heurtai d’abord à un formel refus. Mme Le Quellien appuyait son refus de raisons que j’inclinais à trouver bonnes, vous les ayant déjà données et me les donnant encore à moi-même: entre autres que vous ne connaissez pas Maxime et que personne ne sait ce que Maxime est capable de fournir comme sujet conjugal, vu qu’à vingt-trois ans un homme est un enfant... Faut-il que mon amitié pour vous soit ingénieuse, Françoise! Je trouvai pour vous défendre et pour défendre votre choix des arguments qui jusque-là m’avaient échappé.
—Assurément, répliquai-je, un mari de vingt-quatre ans—l’âge qu’aura Maxime s’il épouse Françoise dans dix-huit mois—n’est pas pris extrêmement au sérieux. Mais n’est-ce pas une mauvaise coutume de notre pays, absolument injustifiable en raison? Si les jeunes gens de vingt-quatre ans ne donnent pas à l’ordinaire l’exemple de la stabilité et de la vertu, n’est-ce pas parce que leur état social est officiellement instable et antivertueux?... «Il faut, nous dit-on, qu’ils apprennent la vie, eux aussi, comme les jeunes filles.» Nous savons ce que cela signifie. Tandis que les demoiselles sont censées l’apprendre dans les bals et les tennis, les messieurs doivent l’étudier en malsaine compagnie... Pourquoi ne l’apprendraient-ils pas dans le mariage même, et par les nécessités quotidiennes du ménage?... D’autre part, ne craignez-vous pas qu’à force de vouloir mettre de la maturité et de la sécurité dans le mariage de vos enfants vous ne dépouilliez l’institution de toute grâce et de tout attrait?... Maxime et Françoise, s’ils sont célibataires dans dix ans, auront, en effet, probablement d’autres idées qu’aujourd’hui sur le mariage, et de plus graves, et de plus pratiques. Seulement, il est fort possible que ces graves et pratiques idées les conduisent simplement à ne pas se marier du tout!...
Mme Le Quellien, dont l’intelligence est vive et pénétrante, ne niait pas la force de ces objections; mais elle répondait avec fermeté par des considérations pratiques, lesquelles n’étaient pas sans force, elles non plus.
—Tout cela est bel et bon en théorie, mais, dans la réalité des faits, vous voulez marier Françoise à un sous-lieutenant sans fortune, qu’elle connaît peu, et dont nous ignorons tout, sauf sa jolie figure et ses bonnes façons... Eh bien! je dis que c’est là une entreprise incertaine par trop de côtés pour que j’y risque le bonheur de ma fille... Vous me trouvez arriérée et bourgeoise? Peut-être! Mais vous aurez beau mettre, comme vous dites, de la grâce et de l’attrait dans le mariage, vous n’empêcherez pas que ce soit une association où des intérêts matériels importants sont en jeu. Si nous négligions ces intérêts, nous ferions une faute aussi grave que si nous négligions absolument l’accord des sentiments... Voilà pourquoi il faut que les parents, qui sont de sang-froid, interviennent dans le mariage des enfants. Ils jouent dans l’affaire, si vous voulez, le rôle du Sénat: les enfants jouent celui de la Chambre. Pour que la décision ait force de loi, il faut qu’elle soit votée par la Chambre et le Sénat, en bonne harmonie.
Je trouvai la comparaison divertissante, et je m’en emparai.
—Eh bien! répliquai-je, la Chambre, représentée par Maxime, Lucie et Françoise, nous envoie un projet de loi, médité depuis près d’une année. Vous et moi, qui composons le Sénat, nous devons au moins l’examiner... Étudions de plus près Maxime Despeyroux, ses chances d’avenir, sa vraie situation de fortune. Vous-même, causez avec Françoise, accablez-la d’objections, éprouvez sa résistance. Quand le projet et ses inconvénients et ses conséquences nous seront ainsi devenus familiers, nous déciderons...
Cette solution dilatoire fut tout ce que ma diplomatie put obtenir de Mme Le Quellien. Je ne voulus pas insister outre mesure: car la séance avait un peu usé les nerfs de la chère femme, et, par moments, ses yeux se remplissaient de larmes. C’était l’idée du mariage de Françoise, du départ de Françoise, aujourd’hui ou demain, avec ce promis-là ou un autre, qui commençait à travailler la tendre jalousie maternelle.
Et voilà comment, chère Françoise, le Sénat, avant de vous retourner votre amendement accepté, modifié ou rejeté, a décidé un supplément d’enquête et de discussion.
XXII
Parce que vous avez le mariage en tête, petite Françoise, et que vous m’avez chargé de plaider votre cause, je n’entends pas abdiquer mes vieilles fonctions d’oncle prêcheur... Laissons Mme Le Quellien et les Despeyroux déblayer la carrière où vous rêvez de vous élancer en compagnie de Maxime, et revenons, pour cette fois, à nos exercices familiers. Aussi bien vous n’êtes pas encore mariée...
—Mais, mon oncle, je ne pense plus qu’à mon mariage!...
Voilà justement l’excès à éviter. Tout être humain traverse, au cours de la vie, un certain nombre de crises qu’on pourrait appeler des crises d’attente, pendant lesquelles un événement qui ne dépend pas de lui, mais qui le touche, est en suspens... Et la tentation est forte, pendant de telles crises, de tout laisser là, de renoncer à l’effort, de ne pas vivre, en un mot, jusqu’au moment où l’événement s’accomplit.
Eh bien! c’est une mauvaise hygiène de l’âme.
La bonne hygiène est au contraire de s’appliquer, par le temps de crise, à ne négliger aucune des habituelles occupations de la vie courante, travaux, lectures, délassements... Actuellement, Françoise, cette discipline vous est facile, car votre journée à l’institut Berquin est réglée heure par heure, et vous n’avez qu’à faire exactement et minutieusement ce qui vous est imposé pour que le temps coure assez vite et que l’activité amortisse l’anxiété... Plus tard, quand vous serez maîtresse de vos journées et que nulle règle imposée n’en distribuera les heures, le point sera d’assurer vous-même cette distribution, puis, vous étant ainsi imposé une règle, d’y obéir. Ainsi vous parerez au péril de voir votre volonté se dissoudre par les tourmentes morales, et les périodes de paix seront défendues contre l’ennemi sournois de la quiétude: l’ennui.
L’absence de règle dans la vie fut longtemps considérée comme une marque d’indépendance d’esprit, et le désordre comme le compagnon nécessaire du génie. On est revenu aujourd’hui de cette fantaisie romantique. Un artiste fort pénétrant, Georges de Porto-Riche, a écrit franchement dans une curieuse pièce: «Les vrais artistes sont des réguliers.» L’observation est juste: Gœthe, Hugo, George Sand, furent des réguliers, en ce sens du moins que nulle crise de leur vie n’arrêta leur labeur. Leconte de Lisle écrivait quatorze vers chaque jour, quitte à les déchirer le lendemain s’il les trouvait mauvais. L’œuvre énorme d’un Zola n’est humainement possible que lorsque l’écrivain (et c’est le cas de l’auteur de Travail) s’impose quotidiennement l’effort d’un certain nombre de pages.
Ce qui est vrai de tels artistes, petite Françoise, l’est à plus forte raison des gens qui ne travaillent pas pour la gloire et dont la modeste activité se borne aux limites de la maison, du foyer. Une vie désordonnée qui a produit un chef-d’œuvre n’est pas entièrement perdue; mais à quoi aura servi une vie médiocre si elle fut, en plus, désordonnée? Or, la règle, l’ordre, sont encore plus universellement absents de la vie des femmes que de celle des hommes. Dans la classe à laquelle vous appartenez, chère enfant, l’homme a d’ordinaire une fonction sociale, un métier comportant des heures laborieuses, des rendez-vous d’affaires, des nécessités périodiques de bureau et de démarches... La femme au contraire est, chez elle, maîtresse de son temps. Elle a autant de devoirs que l’homme, mais ces devoirs ne lui sont dictés que par sa conscience. Elle a plus d’indépendance et plus de loisirs... Hélas! l’usage qu’elle fait de cette liberté est rarement satisfaisant. Les plus frivoles se laissent simplement vivre; des sous-ordres accomplissent tant bien que mal le gros œuvre domestique; la maîtresse du logis n’intervient que par quelques impatiences et quelques colères... Sa vie a deux parts: les divertissements plus ou moins fréquents qui la distraient d’elle-même, et les intervalles de ces divertissements, où elle s’ennuie... Quant aux femmes plus sérieuses, à celles qui vraiment s’occupent de «leur intérieur», de leur mari, de leurs enfants, leur péché est souvent l’excès opposé: elles se laissent envahir par les menus soucis, par la collaboration superflue à toutes les intimes besognes de la maison. Elles ne réservent rien de leur journée pour ce devoir impérieux de tout être humain: connaître sa personne morale et la diriger vers le mieux.
Si quelques-unes de ces «femmes sérieuses» lisaient les lignes que je vous écris en ce moment, ma mignonne amie, je suis bien sûr qu’elles hausseraient les épaules.
«Il est bon, vraiment, ce psychologue, avec sa personne morale et sa direction vers le mieux!... On voit bien qu’il n’a pas de ménage à surveiller ni d’enfants à élever...»
Eh bien! le psychologue insiste; il affirme qu’une femme n’est pas obligée d’être ou étrangère aux soins de son foyer ou abrutie par ces mêmes soins. Souci du perfectionnement personnel, soins de l’intérieur, tout cela peut trouver place dans la même vie féminine, à la condition que cette vie connaisse l’ordre et s’astreigne à la règle. «Il faut, disait un chimiste dont le nom m’échappe,—Sainte-Beuve le cite dans son article sur Louvois,—il faut commencer quatre fois plus de choses qu’on n’en peut accomplir.» La phrase est paradoxale, mais la vérité en est toute proche, et c’est que «chacun de nous peut accomplir quatre fois plus de choses qu’il n’en commence». Car presque personne, sorti du collège, n’a de règle et d’ordonnance dans sa vie, sinon celles qu’imposent les événements et le métier. Or, la vraie règle est celle qu’on s’impose à soi-même, la règle de sa propre liberté.
Comment régler sa vie, Françoise? ou, pour préciser, comment régler votre vie, le jour prochain où vous cesserez d’être une pensionnaire disciplinée pour devenir, d’abord une jeune fille maîtresse de ses heures, puis une épouse? Considérez cette vie indépendante, qui va bientôt être la vôtre, comme un canevas solide et nu: quelle étoffe allez-vous broder dessus? Sera-ce un simple fouillis de points analogues aux tapisseries que font les enfants pour se divertir, ou sera-ce une broderie savante, conduite avec méthode sur un dessin médité et soigneusement tracé à l’avance?... Votre choix est fait, n’est-ce pas? Vous voulez broder d’harmonieuses arabesques sur le canevas de votre vie de femme?
Étudions ensemble les procédés pratiques, jolie brodeuse.
Il faut d’abord bien fixer le dessin, c’est-à-dire (parlons sans figure) bien déterminer l’objet de votre activité. J’ai eu assez souvent le plaisir de m’entretenir avec vous pour connaître vos penchants, vos aptitudes, un peu de vos rêves. Vous avez le goût des choses de l’esprit, avec une tendance aux sciences d’observation, au document sur les réalités modernes. Vous prisez les arts, sans passion, cependant avec une ferveur spéciale pour la musique, un peu d’indifférence pour la poésie ou même la littérature pure... Vous aimez les humbles, les pauvres, les ignorants, et leur situation inférieure dans la vie sociale vous préoccupe, vous émeut, ce qui est fort bien... Vous avez besoin, pour vous bien porter, d’exercices physiques, et vous y êtes leste et résistante. Enfin vous êtes ménagère adroite. Aucun de ces principes d’activité ne devra être exclu de votre vie, et le dessin de la fameuse broderie devra associer, sans les embrouiller, les traits distincts auxquels chacune de vos aptitudes, chacun de vos goûts, fournit le départ et l’essor.
Les nécessités quotidiennes, d’abord chez votre mère et plus tard dans votre ménage, vous offriront l’occasion d’employer vos capacités de gouvernement domestique. Il ne s’agira pour vous que de limiter le temps que vous y consacrerez. Quand une femme vous dit: «Mon intérieur ne me laisse pas un instant de repos», n’en croyez rien. Il n’y a pas d’intérieur si compliqué, si surchargé, dont une femme intelligente ne puisse assurer le fonctionnement avec deux heures d’effort bien employé par jour, en temps normal. A ces deux heures de travail domestique, si vous ajoutez le temps nécessaire à la toilette, aux courses indispensables, aux repas, vous constaterez vite que huit heures vous sont prises quotidiennement par le devoir courant, par votre «métier de femme». Restent seize heures à partager entre le sommeil et le loisir.
Ce partage, chacun doit l’effectuer suivant son tempérament; mais l’usage ordinaire est de ne pas l’effectuer du tout, de laisser le hasard, la veulerie accidentelle, faire la répartition des heures entre la veille et le repos. Or, on peut affirmer comme une loi générale que toute vie humaine où les heures du sommeil ne sont pas fixes est une vie désordonnée. Notez qu’il ne s’agit pas de se lever à telle ou telle heure, de dormir un plus ou moins grand nombre d’heures, mais simplement que ces heures soient invariables. Balzac dormait de six heures du soir à minuit; mais il travaillait de minuit à six heures du lendemain. Levez-vous à midi s’il vous plaît, mais alors levez-vous toujours à midi, et que votre vie soit organisée sur le lever méridien. Dans la pratique, il est évidemment préférable de se lever au moment où commence à fonctionner la vie autour de soi: il est donc naturel qu’un citadin quitte son lit plus tard qu’un paysan...
D’autre part, toute une vie intense, une vie de sociabilité et d’intellectualité, à Paris, se vit le soir; l’activité parisienne s’apaise entre minuit et une heure du matin; elle recommence vers huit heures. Je ne dis pas qu’une Parisienne doive se lever à huit heures et se coucher à minuit. Je dis seulement qu’elle dépensera beaucoup de temps inutilement et perdra beaucoup du bénéfice social de la grande capitale si elle se couche à neuf heures du soir pour se lever à cinq heures du matin. Un grand principe d’harmonie vitale est de vivre en conformité avec son milieu. Si cette conformité semble impossible au tempérament, mieux vaut changer de milieu résolument.
Le temps du sommeil utile, c’est trop évident, varie suivant les natures et les âges. Un vieil adage latin disait:
Vix pigris septem, nemini concedimus octo!
Ce qui signifie: «Sept heures pour les paresseux—et encore!—huit heures pour personne...» Je dirais plutôt qu’il faut, là-dessus, que chacun fasse sur soi-même un essai loyal. Couchez-vous quinze jours durant exactement à la même heure: la nature se chargera d’établir l’heure moyenne de votre réveil, qui doit être celle du lever... Le sommeil est presque le seul besoin physique dont on puisse mesurer ainsi quasi mathématiquement l’intensité.
J’admettrai, Françoise, qu’à votre jeune âge les huit heures refusées par l’hexamètre ci-dessus aux paresseux soient excusables. Cela vous permet encore de vous coucher à onze heures pour vous lever à huit. Ma préférence est pour ces deux dernières heures. Non pas que je vous conseille de passer toutes vos soirées au théâtre ou dans le monde: si vous épousez Maxime, il n’y faudra pas songer, et d’ailleurs ce n’est guère enviable. Mais la soirée au logis, dès qu’elle est organisée, est un des moments les plus agréables et les plus fructueux de la vie. Convenons que presque dans aucun ménage parisien elle n’est organisée. Dépenser sa soirée dehors jusqu’à deux heures du matin, ou se coucher à neuf heures si l’on ne sort pas, voilà le régime de nos concitoyens. Il est imbécile. Entre neuf heures du soir et cette heure du coucher qui se place fort bien de onze heures à minuit, il y a pour les âmes soucieuses de leur progrès personnel un laps de temps précieux. Sans crainte d’être dérangé ou distrait on peut alors lire, écrire, ou simplement méditer, bien mieux que dans le brouhaha fiévreux de la journée parisienne. N’usât-on que deux fois par semaine de ces heures nocturnes, songez, Françoise, qu’elles suffiraient, dans l’espace de deux années, à un esprit prompt comme le vôtre, pour apprendre une langue usuelle, pour connaître les chefs-d’œuvre d’une littérature, pour accomplir un progrès décisif dans une science, dans la technique d’un art. Oh! je vous en prie, chère enfant, ne supprimez pas de vos projets l’usage studieux de quelques soirs par semaine! Quand certaines femmes que je connais, et qui sont d’honnêtes et charmantes femmes, regardent en arrière et se remémorent les soirs de leur vie entre vingt-cinq et trente-cinq ans, il me semble qu’elles doivent rougir d’avoir si vainement jeté au vent une monnaie précieuse...
Me voilà, Françoise, au bout de mon papier; c’est donc ma prochaine lettre qui vous proposera une règle des heures diurnes.
XXIII
Les inévitables incidents qui surgissent autour de tous les projets humains, dès qu’ils exigent le concours de plusieurs volontés, encombrent et retardent les décisions définitives. Voilà-t-il pas, chère enfant, que la grand’mère de notre saint-cyrien—personne autoritaire avec d’autant plus de raison qu’elle résume les espérances dotales de Maxime—s’avise d’avoir un accès de goutte rhumatismale! Sa jambe, allongée dans un soigneux emmaillotage sur un tabouret articulé, barre provisoirement la route à vos communes espérances. La vieille dame ne veut s’occuper que de son mal tant qu’elle souffre. Que faire, Françoise? Je vous l’ai dit au cours de ma dernière lettre: continuer le labeur et le perfectionnement quotidiens avec plus de minutieuse application que jamais.—Sans rêver?... Non pas; mais en ordonnant, en réglant votre rêve même. Bientôt, vous serez libre, vos études achevées; bientôt, peut-être, vous serez épouse, vos souhaits accomplis... Achevons d’établir ensemble le plan utile de ces heureuses journées que vous trouvez lentes à venir, mais qui accourent vers vous cependant, de l’horizon de la vie, aussi rapides qu’elles s’enfuiront lorsque vous voudrez les retenir.
Nous sommes d’accord, Françoise, sur ce point qu’il n’est pas de vie régulière compatible avec l’irrégularité de dormir. Nous avons, élargissant la mesure concédée par l’hexamètre latin, réservé huit heures au sommeil. Ces huit heures pourront être parfois diminuées par un coucher plus tardif; mais l’heure du lever doit être constante, tout au moins au cours de chaque saison. Restent à distribuer les seize heures de veille entre les travaux imposés, les travaux choisis et les divertissements.
J’appelle travaux imposés ceux qui sont la conséquence du rôle social: et le plus humble, la plus humble d’entre nous, ont leur rôle social comme les plus marquants.
Dans votre temps et dans votre pays, quel est le travail imposé par son rôle social à une jeune fille telle que vous, une fois sortie de pension?
C’est, d’abord, l’apprentissage direct des fonctions de maîtresse de maison... Rien de plus charmant, pour l’œil d’un ami familier, si cet ami est tant soit peu observateur, qu’un foyer où commence à se manifester, à travers les habitudes maternelles, l’influence toute neuve de la fille de la maison, fraîche émoulue des pensionnats. Très vite, le mobilier, l’arrangement, la table, les réceptions prennent une autre allure... Les coutumes traditionnelles se tempèrent d’un goût instinctif de réforme, de progrès. Toutes sortes de menus inconvénients d’installation auxquels les parents s’étaient résignés, par ennui de l’effort, choquent l’impatiente jeunesse de la nouvelle venue: pour qu’ils soient abolis, elle se charge aussitôt de l’effort, et la voilà pour la première fois aux prises avec la réalité des œuvres domestiques,—la voilà responsable pour la première fois... Si les objets ont ces larmes que leur prête le poète, combien la venue souveraine de la jeune fille doit être redoutée par les confortables acajous, par les reps côtelés, par les pendules cubiques de marbre noir sur lesquelles s’assied un personnage de faux bronze—par les salles à manger assombries de boiseries moroses, telles que les aimaient les architectes du siècle dernier jusqu’au présent renouveau de l’art décoratif!... Voici que s’affirme le goût moderniste: les meubles pesants sont expulsés; de claires tentures remplacent les papiers sombres ou fanés; les vieux rideaux jaloux qui barraient l’accès du jour sont décrochés, remplacés par des soies ou des toiles légères, transparentes; les boiseries noirâtres de la salle à manger s’étonnent de leur vêtement neuf, blanc, vert pâle, gris clair; l’art, la jeunesse et la lumière pénètrent ensemble dans l’antique logis...
Précieux courage d’innover, même s’il en coûte quelques erreurs! Ce courage ne sied vraiment qu’à l’adolescence. Les vieux sont fatigués ou sceptiques. La jeune fille rajeunit l’organisation et la direction du ménage; et c’est vraiment là un travail qui lui est imposé par le bon sens... Toutefois, Françoise, se contenter de l’accomplir et se divertir ensuite serait tout de même encore gâcher de belles heures. La part du travail choisi doit être large pour la jeune fille qui, comme vous le ferez bientôt, habite un temps la maison paternelle entre la sortie de pension et le mariage.
Cet intervalle qui sépare la vie scolaire de la vie mariée, les jeunes filles y pensent sans tendresse et ne rêvent, avant et pendant, que de l’abréger... Vous-même, chère enfant, si clairvoyante et de tempérament si bien équilibré, je sais bien que vous m’envoyez au diable—in petto—lorsque je vous dis que c’est un temps fructueux, béni, et que, s’il convient de marier jeunes les jolies pensionnaires émancipées, il ne faut pas pour cela sacrifier le stagese confondre—avec celles que je vous donnais naguère pour préconiser les longues fiançailles... Oui, Françoise, les deux ou trois années passées par la jeune fille dans la famille, ses «études» proprement dites achevées, sont extrêmement profitables si elles sont bien employées. La jeune fille y apprend son métier de maîtresse de maison, et, en même temps, elle y complète, elle y refait l’éducation de son esprit. Taine dit quelque part (je vous ai déjà cité ce propos) que l’esprit de l’homme pousse ses fleurs les plus belles entre seize et vingt-trois ans. La floraison intellectuelle de la jeune fille commence à peu près en même temps, mais elle est plus rapide et plus courte: vers vingt et un ans sa «période tainienne» est achevée: l’esprit ne donnera plus ensuite que les fleurs d’arrière-saison, rares et vite déchues. On peut le dire hardiment: toute femme qui s’est mariée sans avoir, avant son mariage, étudié et réfléchi librement pendant une ou deux années (selon la promptitude de l’esprit) n’aura jamais de culture... La vie d’une épouse est trop aisément dévorée par les devoirs ou les divertissements pour qu’elle puisse y commencer un régime d’effort intellectuel. Voilà pourquoi tant de petites demoiselles qui ont eu des succès de cours ou de concours, qui ont décroché des brevets, fussent-ils supérieurs, à leurs examens, se muent rapidement en bécasses ignorantes et paresseuses ou en insupportables snobettes parlant de tout sans rien savoir au fond.
Donc, Françoise, tandis que, s’il plaît à Dieu et à votre famille, vous jouirez, l’an prochain, du doux temps des fiançailles, il conviendra de distribuer avec méthode les heures que laisseront libres les soins de la maison, les ingénieux labeurs de couture—confection de blouses ou de chapeaux—les relations sociales et la correspondance. Tout cela vaut, en bloc, à peu près cinq heures: deux pour la maison, deux pour la vie sociale, une pour les chiffons; si vous ajoutez quatre heures pour les repas et la toilette, il subsiste encore sept heures pour le loisir et les travaux de choix. Donnez trois heures au loisir: c’est encore quatre heures qui restent, quatre libres heures que vous pouvez utiliser pour votre perfectionnement quotidien. Quatre heures! On ne peut guère fournir par jour un plus long effort intellectuel intensif... Quatre heures par jour de méditation et de notes,—voilà de quoi avoir écrit au bout de la vie les mémoires de Saint-Simon...
Ces quatre heures précieuses, Françoise, comment les emploierez-vous?... Il serait fâcheux, je vous en avertis d’avance, de vouloir y loger une réduction du système d’enseignement pratiqué à l’institut Berquin, l’enseignement à la fois encyclopédique et superficiel... Vous admettrez donc qu’il vous a fourni «des clartés de tout»—quitte à contrôler et à compléter vos connaissances générales à mesure que les questions surgiront devant vous... Le procédé que je vous recommande est d’étudier tel art ou telle science qui vous sollicitent, pour lesquels votre éducation scolaire vous démontra vos propres aptitudes, et de vous perfectionner dans cet art, dans cette science, en ne négligeant aucune documentation latérale à son propos. Bientôt vous vous apercevrez qu’il n’y a guère moyen d’être vraiment érudite en ceci et ignare en tout le reste,—qu’une connaissance complète de certaine application de l’esprit humain conduit à l’intelligence de beaucoup d’autres. Ainsi votre culture générale se groupera, se distribuera autour d’une culture spéciale, plus importante et plus poussée, ce qui est le principe d’une bonne culture—même au réel et toute figure à part.
Exemple: vos goûts personnels et vos dons naturels ont toujours fait de vous, à Berquin, la plus «forte en histoire» de la classe... Que l’étude approfondie de l’histoire serve de nervure centrale à votre système de travail libre. A propos de l’histoire, quantités de notions de géographie, d’art, de sciences, de littérature, s’imposeront tour à tour: et, comme vous les épinglerez sur des notions fortement acquises, elles s’incorporeront à leur tour à votre patrimoine intellectuel. Dans l’étude de l’histoire, un système identique se recommande: choisir une époque qui soit la nervure principale sur laquelle se grefferont les études successives des autres époques. Procédé assurément recommandable, parce qu’il nous est enseigné par l’infaillible nature...
Vous joindrez à l’étude documentaire préférée la culture de l’art que vous goûtez le plus: c’est pour vous, Françoise, la musique, et vous y êtes assez douée pour qu’il vaille de ne la pas abandonner. Si vous n’aviez de goût pour aucun art principal, je vous dirais: «Abstenez-vous...» Rabattez-vous plutôt sur quelque art secondaire, où la bonne volonté suffit: la photographie, la tapisserie, voire la reliure... Il est toujours inutile de fabriquer de mauvais tableaux, de plates poésies, inutile d’écorcher des chefs-d’œuvre de la musique avec le larynx ou avec les doigts. Maltraiter un grand art—fût-ce en famille—est besogne ingrate et niaise.
Puisque, au contraire, petite Françoise, vous avez l’intelligence et le goût de la musique, ne laissez pas, comme tant d’autres, s’atrophier peu à peu votre aptitude dans l’indifférence et la paresse. Peut-être, de tous les arts, la musique est-elle le plus précieusement consolateur: c’est le seul, il me semble, où l’exécutant jouisse sur-le-champ de son effort, à mesure qu’il s’efforce. De cette simultanéité de l’effort et de la sensation naît une faculté singulière de s’exciter ou de s’apaiser les nerfs, pour ainsi dire à volonté... Heureux qui sent et qui possède cet art, le plus vénérable à coup sûr puisqu’il est le plus antique,—sans doute le premier de tous!
Enfin, pour clore ce programme par un dernier conseil pratique, faites une place, Françoise, dans vos occupations de choix, à quelque modeste besogne qui ne demande pas grand effort intellectuel, mais qui vous offre, aux mauvaises heures, la facilité de la cure par le travail. Je range dans ce groupe toutes les collections, tous les recueils de notes, les classifications de fiches, et—préférablement à tout cela—l’étude d’une langue morte ou vivante. Lire un livre étranger, le vocabulaire à portée de sa main, en inscrivant dans la marge chacun des mots qu’on a dû chercher,—voilà un calmant merveilleux pour les heures où l’intelligence anxieuse se dérobe... Et, au bout d’un an de ce régime, on est tout surpris d’avoir appris la langue.
... Il ne faudra pas montrer cette lettre à vos compagnes, chère enfant. Quelques-unes—les frivoles—la trouveraient terre à terre et se moqueraient de nous deux... Laissez-leur les prétentions à la fantaisie et au romanesque, qui aboutissent d’ordinaire à la banalité des intrigues bourgeoises. Vous, gardez la foi dans l’ordre, dans la règle qu’on s’impose librement à soi-même. Ni l’ordre ni la règle n’empêchent, croyez-moi, l’imprévu de la vie intérieure: seulement, ils l’ennoblissent... Dans la nature aux lois immuables, les orages, les cataclysmes même ont de la beauté.
XXIV
Dimanche dernier, chère Françoise, vers les trois heures après midi, comme j’étais en train de constater que le thermomètre de mon jardin marquait, à l’ombre, vingt-neuf degrés centigrades, j’entendis résonner le timbre de ma porte... Je regagnai aussitôt mon cabinet de travail et m’y trouvai face à face avec un jeune homme que l’on venait d’y introduire. Il était vêtu d’un complet gris fort ordinaire, mais que sa taille avantageuse rendait élégant. Sous ce vêtement, j’hésitai un instant à le reconnaître: d’ailleurs je ne l’avais pas vu très souvent, même paré du costume plus éclatant qui lui est habituel.
—Monsieur, me dit-il d’une voix parfaitement assurée, mais où la volonté de plaire s’exprimait dans je ne sais quelle inflexion déférente, monsieur, je suis Maxime Despeyroux, le frère de Lucie... J’espère que je ne vous dérange pas?...
—Vous ne me dérangez nullement, monsieur, répliquai-je. Asseyez-vous, et dites-moi ce qui me vaut l’avantage de vous voir chez moi.
Il s’assit, face à la clarté des grandes fenêtres, tandis que je choisissais un siège à contre-jour, propice à l’observation. Aussitôt assis, il commença une phrase adroitement tournée, ma foi, et qui ne sentait en rien la préparation. Il me dit que, peut-être un peu imprudemment, il s’était décidé à profiter d’une de ses sorties de Saint-Cyr pour venir me voir; je n’ignorais pas assurément quels intérêts chers à son cœur étaient en question à l’heure présente; il savait, de son côté, l’influence que j’exerçais sur Mme Le Quellien et sur sa fille; enfin, il espérait entendre de ma bouche que j’étais, bien franchement et sans nulle réserve, un allié pour ses projets de mariage.
Tandis qu’il parlait, je le regardais avec attention, et j’écoutais sa voix plus que ses propos. J’admirais d’abord la force juvénile que montrait ce visage sans ride et sans boursouflure, ces yeux d’ambre pâle, si clairs, ce teint net et sain sous le hâle des manœuvres, ces dents de loup adolescent, tout ce corps nerveux assoupli par les exercices physiques quotidiens. Belle et brève jeunesse, si propice aux hardies entreprises! Je lui donnai cet instant d’admiration un peu jalouse, et je fis, je ne sais pourquoi, un retour sur moi-même.
Je me vis, à peu près à l’âge de ce saint-cyrien, allant remercier le père Sarcey d’un bon article écrit spontanément sur mon premier roman... L’exclamation de Sarcey me chanta aux oreilles, l’exclamation presque irritée dont il me salua alors: «Ah! bon Dieu!... que vous êtes jeune!...» En considérant Maxime, je compris soudain ce qu’il y a de désobligeant dans un air trop évident «d’avoir une vingtaine d’années». C’est comme si un milliardaire vous rendait visite, portant son milliard dans un sac, bien en évidence... Puis je pensai à vous, Françoise, et je me dis que d’avoir su vous plaire et d’être pour vous le complice rêvé de l’avenir heureux—c’est une fortune autrement rare que de publier un roman loué par Sarcey ou d’être M. Pierpont Morgan, le célèbre milliardaire américain...
Toutes ces pensées se succédèrent bien plus vite que je ne le puis raconter; Maxime Despeyroux m’en laissait le loisir en développant avec abondance les raisons de sa visite, qu’il entremêlait de compliments sur mes livres... Et j’eus même encore le temps de remarquer la grâce réelle de ses gestes et l’adresse insinuante de sa phrase: ce jeune homme a bien tout ce qu’il faut pour plaire. Je me sentais contre lui, d’abord, une âme étrangement prévenue... Mais il n’était pas assis devant moi depuis dix minutes, enfilant d’agréables périodes où votre nom revenait fréquemment, que je songeais en moi-même:
«Toi, mon ami, tu feras de moi ce que tu veux, ou plutôt ce que veut cette futée de Françoise. Et cependant j’aperçois ce qu’il y a d’artificiel dans les choses gracieuses que tu me dis, et je sais pourquoi tu me les dis. Tu te moques de ma littérature comme de ton premier pompon; tu traites—in petto—de rabâchages ridicules mes correspondances avec ta fiancée. Si tu te maries avec Françoise, ton premier soin sera de la soustraire à ce que tu appelles «ma précieuse influence sur elle...» Je sais tout cela; je t’en veux d’ailleurs d’avoir vingt-trois ans et de nous voler Françoise;—cependant je ferai ce que tu souhaites. Je me dépenserai en démarches. J’essayerai de donner à Mme Le Quellien une confiance dans l’avenir que je n’ai pas moi-même absolument. Je me laisserai mener par toi—comme je me laisse mener par Françoise—parce que tu possèdes, comme elle, la force inflexible de la jeunesse en marche vers le bonheur!»
... Donc, chère enfant, votre fiancé m’expose en fort bons termes l’état des négociations qui vous concernent tous les deux. L’aïeule rhumatisante, qui, par son accès de goutte, tenait depuis plusieurs semaines tout en suspens, commençait enfin à marcher, redevenait abordable. Les conciliabules de famille avaient repris leur cours; cette lutte, touchante au fond parce qu’elle s’inspire d’un sentiment altruiste,—la lutte des intérêts entre les parents pour l’avantage des enfants,—se poursuivait avec des incidents divers. On était, en somme, à peu près d’accord... Mme Le Quellien avait inopinément annoncé qu’elle augmenterait de près d’un quart la dot modeste dont vous vous saviez pourvue: admirable Mme Le Quellien, exemple de cette robuste économie française que nul déboire, nulle médiocrité ne lassent! Là-dessus, l’aïeule aux rhumatismes s’était piquée d’honneur, avait ouvert plus largement la veine par où elle se saignait au profit de son petit-fils le saint-cyrien... En résumé, tout allait au mieux sous le rapport des négociations d’intérêt, mais il restait cette terrible question de jeunesse sur laquelle Mme Le Quellien se montrait intraitable: «Françoise est trop jeune pour se marier avant deux ans, déclarait-elle. Et Maxime lui-même profitera très utilement de ces deux ans pour bien apprendre—à l’abri des distractions et des préoccupations d’un ménage—le métier qu’il doit exercer toute sa vie.»
Or, Françoise,—ce que je vous dis là ne vous causera pas d’étonnement,—notre ami Maxime ne partage pas sur ce point l’avis de votre mère ni le mien. Il n’a pas le goût des longues fiançailles, cet apprenti héros. Il ne m’a pas caché que le but principal de sa visite était de m’acquérir à son idée.
—Voyons, monsieur, s’est-il écrié, est-ce raisonnable de dire à Françoise et à moi: «Vous vous aimez; vos parents sont d’accord; votre mariage est décidé en principe: maintenant, retournez chacun chez vous, soyez, vous un bon officier, elle une bonne petite demoiselle: on vous unira dans deux ans!...» Mais on ne comprend donc pas que deux ans de remise sont proprement, pour Françoise et pour moi, de la vie perdue? Qu’est-ce que je vais faire de ces deux ans, moi, par exemple? M’exercer dans mon métier?... On s’imagine que j’y prendrai goût, à mon métier, alors que je ne penserai qu’à une seule chose,—savoir: que Françoise est loin de moi et que je voudrais être à ses côtés?... Ce n’est pas d’être heureux qui m’empêcherait de travailler, au contraire!... Je ne ferai rien de bon tant que j’aurai ce tourment au cœur. Je vous en prie, monsieur, usez de votre influence sur Mme Le Quellien... J’admets qu’on attende pour nous marier que je sois sorti de l’École et que Françoise soit sortie de pension... (Il accorde cela! cher Maxime! Est-il raisonnable!...) Mais je crois, moi, que notre mariage doit être le premier acte de notre liberté. Oui ou non, le but de notre vie est-il le bonheur à deux? Alors pourquoi ne pas nous mettre en route sur-le-champ? Les gens qui se proposent d’aller en Amérique attendent-ils deux ans le départ du paquebot avant de s’embarquer?
Maxime s’animait, et je constatais avec un certain contentement d’oncle qu’il marquait une bien autre conviction, une passion bien plus ardente que tout à l’heure, quand il me parlait de mes livres. Évidemment, Françoise, ce jeune guerrier ne vous considère pas avec indifférence. Je crus devoir, cependant, diriger son attention sur quelques réalités pratiques et morales qu’il me semblait négliger.
—Mon cher monsieur, lui dis-je, vous venez de prononcer quelques paroles qui me plaisent sur le bonheur à deux. Votre impatience même m’est sympathique. Cependant, puisque nous voilà en tête à tête et que ni Françoise ni sa mère ne nous écoutent, souffrez que, d’homme à homme, je vous pose une question. Croyez-vous sérieusement que l’organisation de ce bonheur à deux doive être le but principal de votre activité?
Maxime Despeyroux n’hésita pas une seconde et répliqua:
—Oui, monsieur, c’est mon avis.
—Vous ne pensez pas, repris-je, qu’un homme de votre âge a tout de même d’autres devoirs et doit nourrir d’autres ambitions que celles dont la famille occupe et limite le champ? Par exemple, vous êtes soldat; vous aimez votre métier?...
—Beaucoup.
—Eh bien! dans ce métier, vous avez des projets, je suppose? Vous désirez être quelque chose de distingué, de brillant?...
Maxime hocha la tête:
—Ma foi! monsieur, si vous voulez ma vraie pensée, je vous avoue que je ne me monte pas la tête sur le point de ma carrière d’officier. Ou bien j’aurai la chance d’une guerre, et alors ce sera bien le diable si je ne fais pas un bond en avant; ou bien il n’y aura pas de guerre, et je ne connais pas de moyen sûr pour avancer plus vite et plus loin que les camarades... Ce n’est la faute de personne, remarquez-le bien... Toutes les grandes armées font à peu près la même situation à l’officier. N’empêche que je vous dirai aujourd’hui, sans me tromper de trois ans sur l’ensemble, à quelle date je serai lieutenant, capitaine, commandant... toujours le cas de guerre excepté... Où voulez-vous qu’il y ait place, là-dedans, pour l’ambition?... Reste à faire son métier en conscience: je vous répète que mon métier me plaît.
Je réfléchis un instant, puis je repris:
—Soit! Mettons à part l’ambition professionnelle... Vous n’êtes pas seulement un officier, vous êtes un homme. Vous devez avoir le désir de cultiver votre esprit, de devenir journellement meilleur—dans le sens le plus large du mot—que vous ne l’étiez la veille... C’est, à proprement dire, un devoir que de se perfectionner ainsi. Ne croyez-vous pas que ce soit un but de la vie aussi important que d’être «heureux à deux», selon votre mot?
Maxime eut un sourire un peu ironique.
—Je crois, monsieur, répliqua-t-il, que l’on peut travailler à son perfectionnement individuel tout en étant heureux en ménage.
—Trop de félicité intime rend paresseux à l’effort... Et puis, vous éludez ma question... Qu’est-ce qui vous importera le plus: être heureux ou être «meilleur»? A quoi travaillerez-vous le plus: à votre culture ou à votre quiétude?
—Franchement, monsieur, je chercherai d’abord à être heureux, par des moyens que, d’ailleurs, je juge honorables:—par la famille et l’accomplissement régulier de mon travail. Ai-je tort?... Si j’ai tort, pardonnez-moi la sincérité de mes réponses et ne m’en veuillez pas.
... Non, jeune homme, je ne vous en veux pas. D’abord, vous êtes un adroit séducteur, et vous avez compris tout de suite que mieux valait me dire votre vraie pensée plutôt que de soutenir quelque belle théorie où votre bonne grâce eût été mal à l’aise. Et puis, nous avons assisté à de telles faillites, dans ma génération, qui parlait beaucoup d’énergie—(vers 1890, il n’était si humble revue, si pauvre journal, où l’énergie ne se professât couramment)—que nous finissons par nous demander si les vrais hommes d’action ne sont pas hommes d’action à leur insu. Craignons de partir pour la bataille de la vie costumé en Tartarin tueur de lions et de revenir avec quelques modestes alouettes pour tout butin... Qui sait, ô Maxime, tranquille et lucide jouteur, si le prix de la lutte ne vous est pas réservé? Rostand ne raconte-t-il pas que, dix ans avant Cyrano, il ne songeait même pas à la gloire littéraire?...
Et tout à coup, en regardant l’aimable visage de cet adolescent qui voulait une seule chose,—épouser Françoise, mais qui le voulait avec l’absolutisme de l’instinct,—j’eus la pensée que ce serait peut-être lui, un jour, le grand victorieux que ce pauvre pays de France, impatient de gloire, espère depuis si longtemps.
Rassurez-vous, Françoise, et rassurez-le: je tâcherai d’obtenir de Mme Le Quellien que le temps de vos fiançailles soit réduit à une seule année.
XXV
Que vous disais-je, Françoise? Rien qu’à laisser faire le temps et ceux qui vous aiment, voilà que peu à peu tout s’arrange pour vous contenter. L’on est d’accord, côté Despeyroux et côté Le Quellien, sur l’opportunité d’unir ma jolie nièce avec l’homme qu’elle a distingué. Comme décidément vous êtes l’un et l’autre extrêmement jeunes, la sagesse de vos ascendants vous impose seulement une année d’attente... De quel air gentiment soumis et même reconnaissant je vous ai vue, l’autre jour, accepter ce délai—réduit à une année sur mes instances, et pour vous complaire! J’en fus moi-même surpris et je pensai: «La raisonnable petite fiancée!...» Il est vrai que quelques instants plus tard, comme nous causions sans témoin, vous m’avez dit: «Vous comprenez, mon oncle, j’aime mieux avoir l’air de dire comme eux pour avoir la paix. Mais si leur année dure seulement six mois je vous dois une discrétion!...» Petite masque!... Décidément vous n’êtes pas l’Ève nouvelle, qui dédaignera la ruse des faibles, même innocente...
Vous voilà donc rassurée. Le petit mois qui nous sépare maintenant de votre examen et de votre sortie de l’institut Berquin sera un mois de fête pour votre cœur. Souffrez que «l’oncle prêcheur», qui vous recommandait l’ordre et la règle comme préventif et calmant de l’anxiété, vous y incite encore dans la joie...
Faut-il donc apprendre à être heureux?
Mais oui, Françoise! Plus nombreux qu’on ne croit sont ceux que la joie déséquilibre, désarçonne. Depuis le savetier de La Fontaine jusqu’à cette pauvre servante dont les journaux nous contèrent l’histoire et qui mourut de saisissement en apprenant qu’elle gagnait un gros lot, combien de gens valent moins dans le succès qu’ils ne valaient dans la peine ou dans l’effort! L’effort est salutaire en soi, parce qu’il nous élève à chaque instant un peu au-dessus de nous-même. La joie, pour la plupart des êtres humains, est une cause de détente et de stagnation. Je ne veux pas, ma jolie nièce, que vous ayez la joie stagnante. Jours de soleil et jours de pluie, jours où l’âme est angoissée et jours où elle est comblée, tous sont également profitables au perfectionnement personnel, si l’on sait bien les employer.
Et pour cela il n’est pas besoin de chercher de bien ingénieux procédés: il faut simplement faire soigneusement et sans retard, dans l’anxiété comme dans le contentement, sa besogne quotidienne. Si le savetier de La Fontaine avait tranquillement continué à marteler ses semelles; si la servante, à l’annonce de son gros lot, avait eu l’âme assez disciplinée pour se dire: «Fort bien! mais ne laissons pas brûler notre rôt...» leur bonne aventure n’aurait pas abouti à une si pitoyable fin... Poursuivez donc, chère Françoise, vos exercices de chaque jour, absolument comme si de sûres et douces promesses ne vous avaient pas été faites. Votre bonheur n’en sera pas amoindri: on ne se distrait pas de son propre bonheur. Il s’accroîtra de chacun de vos efforts; il gagnera en solidité et en durée. Et par là vous échapperez à cette sensation de vide, d’inquiétude vague, d’ennui inavoué et, disons le mot: de déception, qui guette la plupart de vos semblables dès l’heure où la fortune leur a donné ce qu’ils souhaitaient.
Votre devoir quotidien, à l’heure présente, c’est de préparer votre examen... Je vous dirai la prochaine fois ce que je pense du programme officiel imposé aux jeunes filles, brevet élémentaire et brevet supérieur... Que ce programme soit ou non raisonnable, ce n’est pas pour vous la question intéressante aujourd’hui. On vous a imposé de conquérir le brevet supérieur après le brevet élémentaire; votre devoir actuel est de travailler de votre mieux à cette noble conquête. Vous ne vous imaginez pas, à coup sûr, que le résultat de cet examen donnera l’exacte mesure de votre science. Vous avez trop lu et trop entendu la doctrine moderne qui court les journaux et les revues: que l’examen est absurde et qu’il faut le supprimer... Plus les gens soutiennent cette doctrine avec âpreté, plus on peut être sûr qu’ils sont ignorants des choses pédagogiques et dépourvus de réflexion. La vérité, c’est que le programme de tel ou tel examen peut être mal conçu, c’est que l’importance du résultat peut être exagérée par les mœurs scolaires. Mais, avec mille défauts inhérents à l’application bien plus qu’au principe, l’examen demeure un précieux adjuvant d’étude, et c’est chimère que d’en rêver la suppression.
Le principe de l’examen est excellent, parce que c’est le principe de l’inventaire. L’inventaire est le complément, le contrôle de toute opération de longue haleine entreprise en vue d’un gain, gain de science ou gain d’argent. Il faut, de temps à autre, arrêter les échanges, faire son bilan, chiffrer son doit et son avoir. Et, sans doute, le meilleur et le plus sincère inventaire est celui qu’on établit soi-même et pour soi, sans dissimulation comme sans majoration, ce qu’Ignace de Loyola appelait l’examen particulier. Mais combien d’écoliers sont capables de ce sage et franc inventaire? Rien n’est agaçant, en vérité, comme de lire les divagations de quelques illuminés là-dessus. «Il faut, disent-ils, lâcher l’élève à travers la science, bride sur le cou; il ira naturellement à ce qui lui peut profiter.» On oublie que la plupart des élèves, comme la plupart des hommes, ont pour unique souci de passer le temps en fournissant le minimum d’effort. On oublie que le mot même d’éducation implique l’idée de conduite, de direction. Si, dans une classe, il existe un élève capable de faire chaque soir, chaque semaine ou même chaque année, l’examen particulier de sa science acquise, oh! celui-là n’a plus besoin de pédagogues ni de régents; on peut lui ouvrir les portes du gymnase et le renvoyer à ses parents. Il dirigera lui-même, mieux que personne, la culture de son champ intellectuel. Mais quel éducateur, familier avec l’esprit et les mœurs des jeunes écoliers, oserait proposer un tel système comme méthode générale? Il faut que l’inventaire soit dicté par le maître à l’élève, et cela le plus souvent possible, de façon que l’élève sache à toute heure «où il en est» et du même coup mette un peu d’ordre dans le tas des notions amassées au jour le jour de la vie scolaire.
L’examen est utile comme inventaire; il est précieux aussi comme «alerte». Vous savez, Françoise, ce qu’est l’alerte... Au milieu de la nuit, le clairon sonne à l’improviste dans le quartier endormi... Vite les hommes se lèvent, s’habillent, s’équipent; on selle les chevaux; la section, la batterie, le régiment, s’assemblent... Cela ne va pas sans bousculade: tous les vices d’ordre, toutes les malfaçons apparaissent. L’organisme brusquement secoué résiste de toutes ses forces d’inertie; mais l’alerte permet de juger la puissance d’effort et d’exécution que le régiment possède réellement à l’état disponible... Eh bien! pour l’étudiant, pour l’étudiante, l’examen est cette alerte. Même préparé, même à date fixe, le tête-à-tête avec l’examinateur force l’élève à ramasser soudain, devant la question à brûle-pourpoint, tout son disponible de pénétration, de mémoire, de science, d’éloquence. Et cette rencontre est, en somme, assez analogue aux futures circonstances de la vie, où il faudra effectivement utiliser tout d’un coup ce même disponible. Quiconque a passé des examens—et quel Français n’en a pas passé un grand nombre?—se rappelle telle ou telle question inattendue, qui lui révéla son ignorance sur un point qu’il croyait parfaitement posséder... Le maître ordinaire, le pédagogue, qui vous enseignèrent ne peuvent pas suppléer à ces alertes. Dans l’escrime intellectuelle comme dans celle des salles d’armes, il y aura toujours la leçon et l’assaut; et l’assaut n’est profitable qu’avec des adversaires inaccoutumés.
Donc, chère Françoise, le principe de l’examen est très raisonnable et l’examen est un ingénieux auxiliaire de l’enseignement... Comment se fait-il donc que peu à peu—sans parler des casse-cou qui détruisent au hasard—tant de bons esprits aient été mis en défiance contre un procédé si rationnel, si profitable?... Tout simplement parce que le principe a été appliqué à faux, et cela de plus en plus, jusqu’à perdre absolument de vue l’objet proposé, ou plutôt jusqu’à confondre le moyen avec le but.
L’examen est un inventaire et une alerte, disions-nous. Mais le but du négociant n’est pas seulement d’établir promptement de justes inventaires; le but du colonel n’est pas seulement de mettre son régiment en état de défier les alertes. En dehors des inventaires et des alertes, il importe de progresser; il faut que le négociant accroisse son négoce et que le colonel entraîne son régiment... Or, dans l’école contemporaine, l’habitude est prise aujourd’hui de considérer l’examen comme la raison dernière de l’enseignement: on enseigne pour mener à l’examen, au lieu de mener à l’examen pour aider et fortifier l’enseignement. C’est un renversement si manifeste de l’ordre naturel que tout le monde en est choqué, les parents, les élèves, et les maîtres qui préparent à l’examen, et les examinateurs qui le font passer. Tous, juges et justiciables, s’accordent à déclarer ce système absurde: et tout le monde, par une merveilleuse contradiction, s’emploie à le fortifier... Il y a tous les jours plus d’examens et plus de candidats... Je laisse de côté, pour cette fois, la question des programmes, sur laquelle je reviendrai dans quinze jours; vous aurez alors conquis votre brevet, et je n’aurai plus de scrupule à vous dégoûter de la nourriture que vous absorbez de force en ce moment. Mais vous savez comme moi qu’une contradiction semblable préside à la confection de ces malheureux programmes; tout le monde se plaint de leur surcharge et de leur incohérence, et chaque année les fait plus chaotiques et plus lourds.
Au milieu de ce désordre, ma mignonne nièce, que doit faire une jeune personne de votre âge et de votre monde, que sa famille et ses maîtres incitent à conquérir un diplôme? Mon Dieu! elle doit se comporter comme le bon citoyen qui voit le défaut des lois existantes et s’y conforme par respect pour l’ordre et par amour pour la cité... Préparez-vous de votre mieux et passez l’examen aussi brillamment que possible; ne mettez d’ailleurs nulle passion dans le désir d’un succès de brevet et n’en tirez aucune vanité. Ce n’est pas votre génération qui profitera de la révolution scolaire désirée et prévue par nous tous.
XXVI
Eh bien! Françoise, le voilà passé, ce rébarbatif examen, et vous voilà nantie du brevet supérieur! Vous vous êtes, ma foi, fort adroitement tirée de l’épreuve. Sans aucun souci d’étonner le jury par des connaissances démesurées, vous avez sur-le-champ donné l’impression que vous étiez très intelligente et cultivée suffisamment. Et puis, il n’y a pas à dire, vous avez ce don merveilleux qui ne s’acquiert pas: l’autorité. Je vous observais, debout dans votre costume tailleur gris foncé, coiffée d’une toque de paille élégante,—pas trop élégante,—alors que vous exposiez votre science à la perspicacité de l’examinateur. Tandis qu’il proférait sa question, le regard de vos prunelles gris clair ne le quittait pas. Ce regard n’était pas effronté, loin de là! Il était moins encore timide ou implorant. Il marquait à la fois la curiosité et l’assurance. Il disait: «Mon cher monsieur, ne vous imaginez pas que, parce que vous m’examinez, je me considère comme livrée à votre bon plaisir... Je dois être reçue. Vous ne me troublerez pas et vous me recevrez... Par conséquent, inutile d’aller puiser au fin fond de votre sac à malices une de ces questions ingrates auxquelles on ne saurait congrûment répondre... Je veux une bonne question moyenne bien nette...» Et, ma foi! le docile universitaire obéissait... Il cessait d’être tatillon, nerveux, taquin. Votre épreuve semblait être pour lui un repos. Il vous laissait parler, sans vous tourmenter, sans chercher non plus à vous faire briller. Il pensait évidemment: «Celle-ci sera admise; ne nous fatiguons pas...» L’examen s’achevait: vous et lui échangiez un salut d’augures, et c’était tout. Heureuse Françoise!
Il n’en alla pas de même pour toutes les jeunes personnes qui, ce même jour, subirent cette épreuve... Une surtout attira mon attention et ma pitié; tandis que vous-même attendiez la proclamation des résultats, je me pris à suivre sa lamentable odyssée de candidate...
C’était une jeune fille de votre taille, chère enfant, je veux dire ayant à peu près les mêmes dimensions que vous; mais le divin potier, s’il vous avait à toutes deux consacré la même quantité de pâte, s’était donné une peine inégale pour modeler l’une et l’autre. Mlle Alexandrine F...—je vis son nom sur les listes affichées—ressemblait à certaines paysannes du Berry; petit visage aux traits indécis, au teint brouillé, aux cheveux blond-jaune; buste plat rejoignant les hanches sans amincissement apparent; grands pieds, lourdes mains. Tous les gestes qu’elle ébauchait, même en conversant avec sa mère ou ses compagnes, étaient gauches et manqués; la main, le bras, s’arrêtaient en route, revenaient au point de départ, comme s’ils n’avaient fait qu’une tentative de geste, ou qu’un instinct décourageant leur eût soufflé: «Non, ce n’est pas encore ce geste-là... Renonçons-y!...» Vêtue d’une robe vert-olive et coiffée d’un chapeau de velours sous lequel son front suait à gouttes pressées, Alexandrine s’isolait volontiers pour rouvrir fiévreusement ses cahiers de notes et ses manuels. Courbée en deux sur les pages, on voyait qu’elle comblait à la hâte les failles de sa science, qu’elle mastiquait tant bien que mal les fissures de sa mémoire, comme un entrepreneur en retard à la veille de l’inauguration... J’avais envie d’aller à elle, de lui ôter des mains son compendium, de lui dire: «Mais reposez-vous donc, ma petite! L’appoint de connaissances que vous acquérez actuellement est nul, et vous dépensez une force nerveuse qui vous fera cruellement défaut tout à l’heure...» Cette revision suprême de ses pauvres connaissances l’absorbait à ce point qu’elle n’entendit pas l’appel de son nom quand arriva son tour d’être examinée. Il fallut qu’une de ses compagnes la secouât par le bras, la réveillât comme d’un pesant sommeil, pour qu’elle se rappelât où elle était, qu’elle s’en vînt, trébuchante et l’œil écarquillé, jusqu’au tribunal scientifique où le juge, déjà, s’impatientait...
Au regard qu’il dirigea sur Alexandrine, je compris que les choses allaient tourner ardument pour la candidate... Ce fut un regard presque hostile,—le regard de l’homme excédé à qui l’on vient de voler une minute de son temps,—et tout de suite après j’observai une détente ironique de la physionomie qui signifiait: «Toi, je vais te faire un peu payer ma fatigue et mon ennui; nous allons nous distraire...» Hélas! tant qu’il y aura des juges et des examinateurs, pourquoi faut-il que certains candidats et certains prévenus soient infailliblement des bêtes noires, des souffre-douleurs sur lesquels professeur et magistrat «passent leurs nerfs» sans s’imaginer un instant qu’ils pèchent contre l’équité?...
Alexandrine faisait un effort pénible pour sourire, gracieusement et humblement, à son bourreau... Une grimace déplaisante résultait de cet effort.
—Veuillez, mademoiselle, dit l’examinateur d’un ton extrêmement poli, m’expliquer la division en classes des arthropodes?
Le visage d’Alexandrine se décomposa: il s’y peignit un véritable désespoir. Les arthropodes! quelle question allait-on dénicher pour elle!... Elle fit cependant un effort, ramassa tout ce qui lui restait de lucidité et de salive, murmura:
—Les arthropodes... les arthropodes... sont les hannetons... les écrevisses... et les... (un temps, puis, piteusement:) et les hannetons.
L’examinateur sourit sèchement et répliqua:
—Non, mademoiselle...
Ce «non» brusque acheva de désarçonner la pauvre fille. Il y eut un silence pénible. Alexandrine reprit d’une voix de déroute:
—Les hannetons... les écrevisses... et les... crustacés... sont des arthropodes.
L’examinateur se contenta de hausser les épaules. Puis, prenant son couteau à papier de buis, il se mit à l’examiner de tout près, comme si c’eût été un objet d’art extrêmement curieux. Alexandrine, plus à l’aise maintenant qu’il ne la regardait plus, reconquit un peu d’assurance.
—Les hannetons, proféra-t-elle sans s’apercevoir que les spectateurs eux-mêmes commençaient à ricaner lâchement, sont des insectes qui passent successivement par plusieurs métamorphoses. Ils sont d’abord œuf, puis larve, puis nymphe, puis insecte parfait... L’œuf du hanneton...
Elle continua ainsi, d’abord troublée, peu à peu avec une volubilité et une assurance croissantes, décrivant d’un ton de récitation les métamorphoses du hanneton. Elle ne s’arrêta qu’au bout de sa science.
—C’est tout? demanda l’examinateur d’un ton détaché.
Elle fit signe que oui, que c’était bien tout.
—Vous apprenez des manuels par cœur, mademoiselle, déclara l’homme au coupe-papier. Mais le morceau que vous venez de me réciter n’a aucun rapport avec ce que je vous demandais... (Il dessina lentement une note sur la feuille placée devant lui.) Voyons... Voulez-vous me dire ce qui se passe quand vous ajoutez un même nombre aux deux termes d’une fraction?
Cette fois, ce fut la débâcle de la triste Alexandrine. Elle essaya bien d’énoncer quelques théorèmes sur les fractions, mais on l’arrêta net, la ramenant au cas spécial proposé, qu’elle était évidemment hors d’état de traiter... On vint à la physique: elle dit quelques mots du prisme à réflexion totale, mais s’embrouilla dans le dessin explicatif du phénomène, qu’on exigea d’elle. Et, quand le «Je vous remercie» traditionnel eut été prononcé, elle garda juste assez de forces pour aller se trouver mal dans les bras de ses maîtresses et de ses compagnes...
—Voilà, pensai-je, le vice cruel des examens publics et de leurs programmes. Cette pauvre fille a évidemment une culture secondaire très ample; elle est considérée comme une bonne élève dans son école; cependant elle sera refusée parce que, faute de souplesse d’esprit et de toupet, elle a mal répondu sur le prisme à réflexion totale, sur un point très spécial de la théorie des fractions et sur les arthropodes. Or, les arthropodes et le prisme à réflexion totale sont absolument oubliés de la plupart des gens cultivés, l’époque de leurs examens révolue. Des fractions, l’on connaît à peu près la pratique des opérations, et c’est tout... Donc il est bien inutile de savoir ces trois questions; donc on a tort d’examiner et surtout de refuser là-dessus... On devrait se faire une loi de n’interroger que sur quelques questions très générales, très importantes, en poussant l’élève à fond pour s’assurer qu’il les a bien comprises... Pourquoi, d’ailleurs, pourquoi enseigner aux élèves des choses qu’ils ne peuvent ni ne doivent retenir?
J’en étais là de mes réflexions, quand une main légère se posa sur mon épaule, tandis qu’une voix bien timbrée me disait:
—Mon oncle, si vous voulez, nous pouvons partir... Je suis reçue... Et ici il fait un peu chaud.
C’était vous, Françoise, toujours calme, aussi calme que la veille, aussi calme que pendant l’examen.
—Reçue?... m’écriai-je. Mais le résultat ne sera connu que dans deux heures?...
—Oui, mon oncle. Mais j’ai dit à ce bonhomme que vous voyez là, au garçon de bureau, à cette espèce d’huissier, enfin... de s’arranger pour savoir mes notes... Les voilà...
Vous me tendîtes un papier sur lequel, d’une grosse écriture maladroite et appliquée, le garçon de bureau avait écrit vos notes,—excellentes,—à côté du nom de chaque examinateur.
J’admirai une fois de plus votre maîtrise à manier la volonté des hommes, quels qu’ils fussent... Je vous demandai:
—Vous ne tenez pas, alors, à entendre proclamer votre gloire?
—Mon oncle, répliquâtes-vous avec un sourire, je n’ai pas besoin de vos conseils pour estimer cette gloire à son prix!
Un fiacre découvert nous ramena, par la chaude splendeur du Paris d’été, vers la place Possoz, où Mme Le Quellien nous attendait, infiniment moins calme que sa fille. Vous, Françoise, malgré votre admirable équilibre, la joie d’être délivrée d’une sotte épreuve, et sans doute aussi la pensée de votre prochaine émancipation, animaient votre visage et vous incitaient à parler plus et plus gaiement que de coutume... Je remarquai que nul passant ne vous croisa sans recevoir au vol, comme un reflet envoyé par un miroir, le coup de lumière de votre joyeuse jeunesse. Plus d’un sans doute envia ma place à côté de vous, sans se douter qu’il souhaitait honnêtement d’être votre oncle. J’avoue que vous étiez exquise à voir: un charmant objet de fraîcheur, de vigueur, de bonheur. Et peut-être fus-je le seul, parmi ceux qui vous admirèrent entre la place Saint-Sulpice et Passy, à sentir cette admiration se mêler d’un peu de mélancolie... Car je songeais, en égoïste et presque malgré moi, que bientôt un autre que moi serait votre chaperon officiel et que la situation d’oncle sans nièce est dépourvue de prestige... Votre succès, votre amusante loquacité, votre bonne grâce, me faisaient aussi penser, par une naturelle évocation, à la pauvre Alexandrine... J’imaginais son retour dans sa famille et son entrée dans la vie,—humble être disgracieux, malchanceux, maladroit... Combien ce mot unique «la vie» signifie une réalité variable selon que le caprice de la nature nous fit le cerveau ou même le nez de diverse façon!... Et quelle place étroite et incommode la société laisse aujourd’hui à la femme laide!...
Cependant votre intelligent babillage berçait mes réflexions:
—... Vous comprenez, mon oncle, j’aimerais bien mieux quitter Berquin tout de suite, puisque voilà mon examen passé... Mais vous savez que Mme Rochette tient énormément à l’usage de la maison: faire faire une retraite de huit jours à l’élève qui va quitter la pension pour entrer dans le monde.
—Je ne trouve pas cela si bête, répliquai-je. Est-ce une retraite dans le sens religieux du mot?
—Il y a de cela, naturellement... Mais c’est aussi un temps de méditation sur la vie qu’on va mener dans le monde, sur le mariage, sur la conduite d’une maison. Un peu le sujet des lettres que vous m’écrivez, mon oncle... C’est Mme Rochette qui dirige les méditations.
—Pourquoi riez-vous en disant cela, Françoise?
—Parce que cette brave Mme Rochette, qui ne fut jamais autre chose qu’une maîtresse d’école, est tellement ignorante de la vie, tellement innocente!...
Je vous regardai sur ce mot, Françoise: et votre œil lucide, fixé sur moi, et le son de votre voix, et je ne sais quoi de toute votre allure, me démontrèrent qu’en effet Mme Rochette n’aurait pas beaucoup de clartés à vous donner sur «la vie»...
—Eh bien! répliquai-je, c’est vous qui l’instruirez. Vous proposerez à Mme Rochette une série de méditations sur la jeune fille du XXe siècle et sur la nécessité de marcher avec son époque.
Cette idée vous plut, vous fit rire... Nous arrivions à la place Possoz. Je vous laissai aux félicitations émues de Mme Le Quellien, et je m’en retournai chez moi.
Je n’étais pas très joyeux, je vous l’avoue. Je regardais sans complaisance les arbres et les fleurs de mon jardin, qui, eux, vivaient avec énergie sous le soleil de cinq heures, déjà moins ardent. Je me disais que quelque chose de ma vie allait prendre fin—cette correspondance de quinzaine, qui, peu à peu, m’était devenue précieuse... Dans quinze jours, vous serez sortie de pension définitivement, la fameuse retraite finie... Vous n’aurez qu’à regarder vous-même les choses autour de vous, de ces yeux gris-bleu qui voient si bien. Le truchement de l’oncle deviendra superflu... Bien vite, d’autres plaisirs et d’autres soucis que de correspondre avec moi s’imposeront à vous... Ainsi, ce qui vous apparaît comme un commencement prometteur m’apparut, à moi, comme un morne achèvement...
Je me rappelai le soir où, dans ce même jardin, notre échange de lettres avait été décidé... Je comptai les mois... Il y en avait tout près de douze. Et ces douze mois de plus me pesèrent lourdement sur les épaules.
XXVII
Ma lettre, chère enfant, ira vous trouver aux bords de la mer normande, où votre mère vous emmena quinze jours après l’examen passé, pour vous y faire goûter un repos bien acquis... Moi, je vous écris de Paris, toujours... Cela n’est guère élégant, en plein été... Mais que voulez-vous? Cette année, je ne puis me décider à boucler mes malles, comme de coutume. Ailleurs, je n’aurais pas mes livres, ma table de travail, l’arrangement familier de ma maison, la fraîcheur de mon jardin,—et, pas plus qu’à Paris, je n’aurais Françoise... Recommencer une fois encore la nuit de sleeping-car, l’arrivée dans le first-class hotel, les excursions tarifées, les visites de convenance aux paysages et aux chefs-d’œuvre... non, décidément, j’ai beau me gourmander moi-même, le désir n’en ressuscite pas cette fois dans mon cœur.
Et très probablement je laisserai couler le temps des «vacances» dans ce coin de Paris, un peu provincial, où j’ai du moins le plaisir de passer, presque chaque jour, devant vos fenêtres fermées.
Il y avait bien le projet de vous rejoindre à Rosny-sur-Mer. Mme Le Quellien m’y conviait, et vous m’en renouvelez très gentiment l’invitation... Eh bien! tout réfléchi, j’aime encore mieux regarder d’en bas, à Passy, le visage endormi de votre appartement... Si vous étiez seules, votre mère et vous, à Rosny-sur-Mer, peut-être me serais-je décidé. Mais les Despeyroux ont loué une villa près de vous. Sans compter le brillant Maxime, vous êtes accaparée par la famille de votre fiancé, notamment par Lucie, l’une des jeunes personnes les plus infatigables dans la conversation qu’il m’ait été donné de rencontrer... Quel personnage viendrait jouer, avec ses conseils et ses doctrines sur la vie, «votre oncle prêcheur» parmi tout ce monde uniquement occupé d’un grand bonheur immédiat?... La plupart m’enverraient secrètement au diable. Vous-même, chère Françoise, qui feriez tout votre effort pour être gracieuse avec l’oncle, et qui le seriez, j’aurais des remords à vous faire perdre quelques minutes de votre ferveur enthousiaste, de votre libre joie.
Votre cœur est si charmant que mon refus va vous faire un peu de peine, je le sais... Peut-être froisserez-vous ma lettre, d’un de ces mouvements spontanés qui ne sont pas la moindre de vos grâces. Peut-être murmurerez-vous comme naguère, quand je vous grondais un peu de votre coquetterie: «Méchant!... Méchant!...» Puis votre front s’assombrira, vos yeux gris s’immobiliseront; vous méditerez...
«Pourquoi refuse-t-il de nous rejoindre? Est-ce qu’il est fâché?...» Probablement vous ajouterez: «Serait-il jaloux?»
A cette dernière question, je puis d’autant mieux répondre, amie Françoise, que je me la suis déjà posée à moi-même... Je m’empresse de vous dire la réponse: aucune jalousie ne me ravage. J’ai, Dieu merci, trop de bon sens et d’équilibre sentimental pour que les billevesées d’un Bartolo me soient déjà venues à l’esprit. Mais, vous voyant seule dans la vie avec votre mère,—qui ne sait guère la vie,—je m’étais accoutumé à considérer que je jouais auprès de vous un rôle quasi paternel... J’étais le seul ami un peu mêlé au monde extérieur qui pénétrât dans l’appartement de la place Possoz. Par la force de cette habitude, et à votre insu, des façons de voir les choses, des idées qui sont miennes, ont peu à peu conquis votre jeune intelligence et votre sensibilité. Vous n’êtes pas, tout à fait, la même Françoise que si vous ne m’aviez pas connu. Votre cerveau, peut-être votre cœur, me doivent quelque chose de leur forme présente. Ainsi je suis pour une part mystérieuse, mais importante, un des collaborateurs de l’ouvrage exquis que vous êtes... N’est-il pas naturel, dès lors, que j’aie pour vous quelques-uns des sentiments d’un père—ou plus exactement d’une mère?... Il y a beaucoup d’analogie entre ma façon de vous chérir et celle de Mme Le Quellien. Comme elle je veux votre bien, jusqu’à le vouloir malgré vous. Comme elle, tout ce qui vous a fait peu à peu grande fillette, puis jeune fille, m’inspirait un sentiment de tristesse égoïste que j’avais de la peine à combattre. Comme elle enfin je regarde votre fiancé d’un œil extrêmement lucide, dont nulle présomption favorable ne diminue la clairvoyance. Maxime en doit prendre son parti: il aura deux belles-mères.
L’âme de belle-mère que je me suis découverte depuis vos fiançailles, j’emploie en ce moment pour l’analyser tout ce que j’ai d’habitude psychologique. Et je m’étonne que la coutume des écrivains ait été jusqu’à présent de ridiculiser ce type, car il est surtout pitoyable. Mal du souvenir, sensation de l’abandon, constatation de sa propre lente destruction par les années, tristesse des illusions effeuillées, angoisse du lendemain: l’âme de la belle-mère contient tout cela. C’est un musée de mélancolies.
Les souvenirs! Oh! chère Françoise, quelle collection m’en offre ma mémoire, de souvenirs qui vous touchent, où votre jeune personnalité, peu à peu accusée, joue le rôle d’héroïne!... Quelques-uns remontent au temps où vous aviez les cheveux sur le dos, les jambes nues et une robe princesse: nous les échangeons pieusement, Mme Le Quellien et moi, quand nous conversons en tête à tête...
Un entre mille.
Vous aviez sept ans, vous habitiez déjà place Possoz; moi je demeurais, en ce temps lointain, au numéro 8 de l’avenue Percier. Dans cette avenue, le numéro 8 est doublé d’un numéro 8 bis. Infailliblement, les cochers parisiens, qui ne sont pas très attentifs, s’obstinaient à me débarquer au 8 bis quand je rentrais chez moi; j’avais pris mon parti de les avertir à l’avance.
Or, ce matin-là, j’étais allé place Possoz vous enlever à votre maman, car j’étais toqué déjà de votre babillage pittoresque. Sur la place, nous hélâmes un fiacre; quand il fut près de nous, je donnai mon adresse au cocher: 8, avenue Percier, et j’ajoutai:
—Prenez garde! il y a un 8 bis.
Alors, vous, petite Françoise, vous serrant contre moi, effarée, vous eûtes ce cri:
—Où qu’il est, l’huit bis?...
«L’huit bis», devant votre imagination enfantine, surgissait évidemment comme un monstre extraordinaire et périlleux, dont il fallait se garer au plus vite... Je ne sais pas si cette historiette puérile est vraiment divertissante en soi, mais je sais qu’elle a bien des fois diverti votre mère et votre oncle. Aujourd’hui, en la rappelant, je n’ai pas envie de rire.
... Puis, je vous évoque à douze, à treize ans, à ces âges prétendus ingrats où je trouvais gracieuses, moi, votre gaucherie et votre timidité mêmes. Alors vos prunelles gris-bleu commençaient de se poser sur les choses, sur les êtres, avec une curiosité intelligente. Alors votre jeune esprit se tournait vers moi et recevait avidement ce que j’essayais de lui donner... Bien des fois, sous les acacias de mon jardin, devant le grand espace de ciel où se profilaient les tours du Trocadéro, bien des soirs nous réunirent alors, Mme Le Quellien, vous et moi! Souvent, ces soirs-là, Mme Le Quellien s’endormait doucement dans son fauteuil d’osier, et nous poursuivions notre entretien à demi-voix, pour ne pas troubler son sommeil. L’âge de transition que vous traversiez vous rendait par instants inquiète et nerveuse; moi, j’étais encore presque un jeune homme... Mais quelle douce confiance nous avions l’un dans l’autre! Comme vous vous sentiez en sécurité près de moi! Comme je laissais grandir en moi ce sentiment quasi paternel, ou, si vous voulez, maternel, que les années ont affermi!...
Des jours, des jours passèrent encore; on vous mit à l’institut Berquin, vous apparûtes jeune fille, votre caractère se dessina. Ce fut la Françoise bien moderne, sérieuse et pratique, sachant ce qu’elle voulait et ne voulant rien au hasard, nullement asservie aux anciennes formules et pourtant avertie des périls d’un excessif affranchissement. Mais ce caractère aux vives et nettes arêtes n’excluait point une relative docilité aux conseils de votre oncle: ce dont je demeurai fier plus que vous ne le sauriez croire... Je continuais cependant d’exercer ma paternité par ces lettres bi-mensuelles, où vous vouliez bien recueillir quelques règles de vie, quelques directions morales... Mon illusion—véritable illusion de belle-mère—fut de m’imaginer que cela durerait toujours ainsi, que toujours vous auriez besoin de mon expérience et de mes méditations, que toujours je serais ce qu’on appelait au XVIIe siècle votre «directeur»!... Illusion absurde,—c’est évident: vous étiez, comme toutes les jeunes filles, destinée à l’amour et au mariage, et votre directeur naturel serait fatalement, un jour, votre mari.
Mais est-il des illusions raisonnables?
Ce ne fut pas, je le confesse, sans une douloureuse émotion que je connus, que je mesurai mon erreur. Ce ne fut pas sans angoisse que je distinguai, si vite, si vite, l’autre influence qui se glissait dans votre esprit. Maxime Despeyroux, que vous avez vu à peine une dizaine de fois depuis cet hiver, a déjà modifié Françoise plus que ne l’avait fait son oncle en quinze ans. C’est dans l’ordre—Dieu me garde de vous le reprocher!... Mais avais-je tort de signaler cette horrible sensation de l’abandon, qui devrait suffire à rendre les vaudevillistes pitoyables aux belles-mères?
Une autre sensation douloureuse, commune aux belles-mères et à votre oncle, est celle de la mise à la retraite... On a eu un emploi, et quelqu’un s’y substitue à vous. On servait à quelque chose, et l’on devient inutile... Rien de plus injurieux que la mise à la retraite; c’est un avertissement officiel de sénilité, de décrépitude. Être mis à la retraite, c’est mourir un peu. Or, me voilà retraité, Françoise, de mon préceptorat moral. L’emploi sera tenu désormais par un plus jeune, qui a devant lui les années que je vous ai consacrées: il est demain et je suis hier... Savez-vous que certains fonctionnaires, amoureux de leur état, ne peuvent pas supporter l’idée que leur bureau, leur fauteuil, leur table, serviront à d’autres qu’à eux-mêmes, et se mettent à dépérir dès que le rond-de-cuir leur est ravi? Combien la privation est plus cruelle lorsque ce qu’on perd, c’est Françoise! Et que vais-je devenir, moi que les événements dépouillent d’une fonction si précieuse: recevoir les confidences d’un cœur de jeune fille et lui donner des conseils?
Voilà, chère enfant, mes raisons de mélancolie, et voilà pourquoi je veux rester seul à Paris, afin de m’en bien repaître, sans faire supporter à personne ma méchante humeur. Avec toutes ces tristesses, cependant, ne craignez pas que mes méditations arrivent à fabriquer de la jalousie... La jalousie est un sentiment vilain où il y a du désir de nuisance: et vous savez que je veux le bonheur de Françoise... Ma petite amie, ma petite élève, je souhaite que vos heures de fiançailles soient remplies d’une félicité sans mélange. Goûtez bien ce temps d’enthousiasme: il est fugitif; les illusions mêmes en sont adorables. Soyez toute à l’heureux conquérant que vous avez élu: c’est la règle, c’est le devoir. Nous vous aimons assez, Mme Le Quellien et moi, pour nous arranger encore un semblant de joie avec le surplus de votre joie... Évidemment, pendant ces jours exceptionnels, vous ne penserez pas énormément à votre oncle. C’est la règle encore, et je ne vous en veux point... Toutefois, il y a, même dans les périodes les plus gaies de la vie, des quarts d’heure d’arrêt et de recueillement. On ne résisterait pas à l’enthousiasme continu. Eh bien! ce que je vous demande, Françoise, c’est de me donner de temps en temps un de ces quarts d’heure. La meilleure façon de converser avec moi sera de reprendre le paquet de nos vieilles lettres, celles surtout que je vous écrivis de quinzaine en quinzaine, depuis un an... Peut-être, en les relisant, trouverez-vous mes conseils surannés ou maladroits; vous avez désormais, pour les contrôler, les conseils d’un autre. Mais cette comparaison même vous sera profitable. Elle vous suggérera des réflexions personnelles: entre Maxime et moi, vous jugerez en dernier ressort.
Cependant, je penserai à vous, mignonne petite amie; je formerai des vœux pour votre joie... De temps en temps, quand le souvenir de Françoise m’obsédera, j’irai regarder les volets clos de sa maison. Je m’accommoderai de mon automne en rêvant à votre printemps, dans ce Paris peu à peu désert, où les feuilles jaunes des marronniers commencent à choir, tandis que certains lilas poussent, çà et là, des bouquets tardivement refleuris.
XXVIII
Hôtel Adriatique, à A... près Trieste.
Novembre 1901.
On ressent parfois, chère Françoise, un vif plaisir à être grondé. Il faut pour cela que la personne qui gronde vous soit très chère, que l’objet même de la gronderie soit une preuve de l’intérêt qu’elle vous porte; il faut aussi que la conscience ne vous tourmente pas trop cruellement... Si l’on n’est pas coupable du tout, la gronderie devient quelque chose de presque voluptueux: l’on s’écrierait alors volontiers, avec l’épouse de la comédie: «Il me plaît, à moi, d’être battu.»
Votre lettre, chère enfant, m’a valu ce plaisir raffiné. Vous avez grondé votre oncle, de verte façon. «N’avez-vous pas de honte? vous écriez-vous. Regardez un peu le calendrier; mesurez la longueur du temps écoulé depuis que je n’ai pas reçu une ligne de vous... Votre dernier billet date du milieu de l’été: nous voici à la fin de novembre; vous gardez toujours le silence. Ne vous imaginez pas, au moins, que je compte à votre actif trois lignes glissées, par-ci, par-là, à mon intention, dans votre correspondance avec ma mère. Ah çà! qu’est-ce que cela veut dire?... Est-ce que, parce que je suis hors de pension, nous ne devons plus nous écrire? Est-ce que, parce que je suis fiancée, je ne suis plus votre nièce?»
Oh! les douces meurtrissures que me fit votre petite main fâchée, Françoise!... Quoi! mes lettres vous manquent un peu? Je n’osais le croire. Il est vrai que vous vous en apercevez huit jours après que votre fiancé Maxime, nommé sous-lieutenant à Châteauroux, a quitté Paris pour rejoindre son régiment. Tant qu’a duré la villégiature de Rosny-sur-Mer, où Maxime et sa famille habitaient une villa voisine de la vôtre, et même un mois et demi après, vous ne semblez pas avoir souffert de ce silence que vous me reprochez... N’importe: n’eût-on que le second rang dans votre cœur, on est fier de l’avoir gardé, mademoiselle. Et pour cela votre gronderie m’est précieuse.
Elle est injuste, d’ailleurs, ce qui, suivant la règle énoncée tout à l’heure, double mon plaisir. N’avez-vous pas remarqué, en effet, que si trois mois et plus s’écoulèrent depuis ma dernière épître, moi non plus, durant quinze longues semaines, je n’ai rien reçu de vous?... Sans la fidèle Mme Le Quellien, qui m’eût renseigné sur Françoise?... Que les reproches féminins sont donc divertissants, et que vous êtes donc femme, ma nièce!
Maintenant, voulez-vous mon avis? Nous eûmes parfaitement raison de ne point nous écrire durant ces mois d’été et d’automne. Et de façon générale, quand on n’a rien à se dire et que d’ailleurs on ne sent pas un impérieux besoin d’entrer en communication avec l’absent, il n’est pas bon de se forcer à aligner des phrases sur un papier qui ne demandait qu’à rester vierge et à ne point voyager. J’observe ce principe dans ma propre correspondance. Il m’a fait quelques ennemis; pourtant je m’y tiens. Écrire pour écrire m’est odieux. La lettre de convenance me semblerait un manque d’honnêteté et de franchise si je la signais; elle me cause un malaise et me prévient défavorablement contre le signataire quand je la reçois... Je me méfie instinctivement des gens qui, sans affaires, vaquent à une longue correspondance quotidienne: ils ont une âme de banalité. Je ne réclame aucune part dans la distribution de leur amabilité postale.
Vous avez senti cela d’instinct, chère Françoise, durant les semaines où Maxime était près de vous presque à toute heure du jour: son image, sa pensée, fermaient pour ainsi dire toutes les issues de votre âme. De quelles pauvres lettres vous m’eussiez alors gratifié, grand Dieu! si vous aviez eu le tort de vous contraindre à rompre un instant l’enchantement. Vous n’auriez pas voulu tracer sur la feuille blanche ces mots cent fois répétés: «Je l’aime... Je l’aime!...» Et pourtant c’eût été la seule lettre sincère. Votre pudeur sentimentale préféra ne pas l’écrire: moi, je préfère ne l’avoir pas reçue. Car cela ne m’eût rien appris de nouveau; et, comme l’humain égoïsme rapporte tout à soi-même, j’aurais instinctivement traduit les mots de la phrase écrite, par d’autres, très mélancoliques.
N’allez pas croire, cependant, ma jolie nièce, que mon humeur soit aussi grognonne qu’au dernier été. Quand je pense à votre fiancé, je me sens encore, de temps en temps, quelque peu «l’âme de belle-mère», mais d’une belle-mère traitable, voire bienveillante. A Maxime je sais gré d’aimer Françoise et d’être aimé d’elle assez pour lui donner du bonheur. Ce n’est aucunement par bouderie que je ne vous ai pas écrit. C’est parce que, moi aussi, tant que Maxime fut près de vous et vécut dans une intimité quotidienne avec vous, je n’avais positivement rien à vous dire... Les sujets de vos entretiens avec lui étaient évidemment ce qui vous intéressait le plus: ma lettre n’aurait eu d’autre effet que de vous interrompre. Or ce rôle d’interrupteur est des plus sots. Et le sort aveugle qui mène les lettres à leur destination les fait parfois arriver au but en des instants si mal choisis!
Aujourd’hui, il n’en est pas de même. Vous êtes seule, de nouveau, avec Mme Le Quellien, dans le provincial logis de la place Possoz; plus seule que jamais, puisque vous n’avez plus auprès de vous ni les compagnes de pension, comme l’an passé, ni le fiancé, comme durant les vacances et jusqu’à ces derniers jours. Assurément, Maxime ne manque pas de vous écrire fréquemment. Assurément, les projets d’avenir et les soins pratiques qui préparent cet avenir vous occupent, outre tout ce qui peut distraire un esprit cultivé comme le vôtre. Mais, enfin, une présence absorbante, dominatrice, n’est plus là, et, justement parce qu’elle fut absorbante et dominatrice, elle laisse en s’éloignant un large vide et un peu de froid. Alors, tout naturellement, les autres objets frappent de nouveau votre vue... Je suis sûr que, depuis une semaine, Mme Le Quellien a reçu de vous des baisers plus tendres, des enlacements plus passionnés que depuis bien longtemps. Et plus loin qu’elle, à l’horizon de vos pensées, vous avez soudain retrouvé votre oncle, l’ami de votre enfance et de votre adolescence, le sermonneur qualifié de votre dernière année de pension.
Ne vous en défendez pas, Françoise. C’est trop naturel. Votre mère, votre oncle, sont pour vous des amis, et le rôle de l’amitié est de s’effacer devant l’amour (on peut prononcer ce grand mot aujourd’hui devant vous, puisque vous êtes fiancée). Mais l’amitié a ses revanches. Moins exaltée, moins égoïste aussi que l’amour, elle occupe sans brusquerie les heures que laisse inoccupées celui-ci. Elle est le recours fidèle, sûr, infaillible, contre les peines causées par l’amour, et l’amour en cause inévitablement, par cela même qu’il est un sentiment exalté, un enthousiasme quelque peu orageux. Donc vous avez eu raison, dans votre première peine d’amour, causée par l’absence de l’être aimé, de vous tourner vers les affections qui peuplent des régions plus tranquilles de votre cœur: celle de Mme Le Quellien et la mienne.
La mienne ne vous manquera pas dans votre nouvel état, mignonne amie. Parce qu’elle s’était faite à dessein silencieuse durant les derniers mois, ne croyez pas qu’elle fût abolie. La lampe brûlait toujours: j’avais seulement posé devant sa flamme un écran discret, pour ne point importuner de son reflet le rêve où vous viviez... Car l’amitié sincère est prévenante et pense toujours à autrui: une amitié égoïste ne mérite pas le beau nom d’amitié. Un jour, sans doute, vous goûterez à votre tour le charme de cet altruisme; on ne l’apprécie bien qu’après avoir passé la première jeunesse. La première jeunesse ne connaît point la joie de l’amitié active. Si elle consent à se laisser aimer, nous lui en savons un gré infini. Si parfois elle va jusqu’à nous dire: «Aimez-moi!» nous nous sentons comblés.
Il y a un peu de cette charmante prière dans l’appel que je reçois de vous, mon enfant: et j’en ai le cœur tout réchauffé. Certes, je continuerai «à vous aimer comme avant» (ce sont vos expressions), à vous écrire, aussi, tant que je serai loin de vous, puisque vous le souhaitez et que votre fiancé n’y voit pas d’obstacle. Peut-être pas aussi souvent et aussi régulièrement: il n’y aurait plus de raison à ces lettres de quinzaine qui avaient pour objet de vous faire communiquer avec le monde extérieur tout en vous offrant quelques préceptes utiles. Aujourd’hui, le monde vous est ouvert. Vous le voyez avec vos yeux, qui savent très bien voir. Quant aux préceptes, aux propos d’oncle prêcheur, ils ne seraient plus à leur place dans des lettres adressées à une grande jeune fille sortie de pension, nantie de ses brevets, et qui a maintenant un directeur tout indiqué, pourvu d’un joli galon d’or sur sa manche.
—Alors, mon oncle, vous ne me donnerez plus votre avis sur les choses?
—Que si! que si! ma nièce... Je voudrais me l’interdire que je n’y réussirais pas, tant l’habitude de prêcher est incommode à perdre. Seulement je suis bien résolu à ne prêcher désormais que sur des matières choisies par vous-même. En d’autres termes, je répondrai de mon mieux aux questions qu’il vous plaira de me poser, sans plus. J’abdique les fonctions de mentor. Je ne veux plus, je ne dois plus ambitionner qu’une voix consultative aux délibérations de votre conscience et de votre cœur. Que mon rôle même soit encore plus modeste: il me suffit d’être pour vous un lexique moral, bien en désordre, hélas! bien imparfait. Feuilletez-moi à votre loisir et à votre fantaisie.
Ainsi les lettres que nous échangerons éviteront ce banal caractère de lettres de convenances pour lequel je vous disais tout à l’heure mon dégoût. Puisque vous me consulterez sur des objets qui vous intéressent, vous ne vous ennuierez point à m’écrire. Et moi qui me divertis toujours à bavarder avec vous, je garderai un peu d’espoir que vous lirez mon bavardage sans trop d’impatience,—l’ayant provoqué.
XXIX
Hôtel Adriatique, décembre 1901.
Votre première lettre-consultation, ma chère Françoise, porte sur le point délicat du voyage de noces. A l’occasion de son mariage, Maxime obtiendra de ses chefs un congé de six semaines, qu’on pourra prolonger un peu grâce à la faveur du colonel. A quoi emploierez-vous ces six semaines? Votre mère conseille le traditionnel voyage de noces: Maxime est de son avis. Lucie, la sœur de Maxime, prétend au contraire que le voyage de noces est une coutume surannée. «Lorsqu’on n’a pas de château pour y passer sa lune de miel—dit Lucie—le plus chic est de s’en aller tout simplement, incognito, dans un bon hôtel de Paris, comme si l’on était des étrangers... Les voyages sont inconfortables et bien vite ennuyeux. Le voyage de noces est, en plus, ridicule... Toutes mes amies mariées sont d’accord là-dessus...» Ainsi parle Lucie du haut de sa charmante inexpérience. Vous, ma nièce, vous hésitez. Le voyage vous tente, mais les propos de Lucie vous alarment. Et vous me dites: «Mon oncle, vous qui, par goût, êtes si souvent sur les routes, conseillez-moi... Les voyages sont-ils vraiment à ce point décevants? Et le voyage de noces, en particulier, est-il une coutume si grotesque?»
J’aurais mauvaise grâce, Françoise, à dauber sur les voyages en général, puisque à l’heure présente je vous écris d’une station d’hiver de l’Adriatique et qu’un timbre autrichien sert de passe-port à ma réponse. Toutefois, je sais ce qu’on reproche aux voyages en général, et moi-même, à certaines minutes de mauvaise humeur, je le leur ai reproché. Au commencement de l’été dernier je m’étais bien juré de laisser passer la belle saison sans monter ni dans un sleeping-car ni dans l’ascenseur d’un hôtel étranger. Je vous avais informée de ce beau projet... Pourtant, ce ne sont pas les kobolds qui m’ont transporté ici... Cela prouve qu’il ne faut jurer de rien. Cela prouve aussi que quiconque a une fois introduit dans sa vie l’habitude des voyages sentira infailliblement, de temps à autre, la nostalgie de l’«ailleurs», la manie d’essayer d’être un autre homme sous d’autres latitudes... Quant au voyage de noces, il possède les attraits et les défauts des voyages ordinaires à la dixième puissance, pourrait-on dire. Il est le voyage par excellence, le plus voyage de tous les voyages. C’est pourquoi il a des détracteurs et des fauteurs passionnés. Je vous dirai mon avis sur ce qui le concerne en particulier. Traitons d’abord la question des voyages en général.
On a dit à Lucie que tous les voyages étaient décevants. Ils le sont en effet. Peut-être est-ce la faute des illusions que nous nous forgeons à l’avance, sur la foi des récits que nous font d’autres voyageurs, sur la lecture des livres, même sur l’inspection de ce qui semble pourtant un témoin irrécusable: les photographies. Livres et voyageurs mentent en général, ou du moins exagèrent: c’est trop naturel. Faire un récit en prévenant d’avance qu’il est dépourvu d’intérêt, c’est provoquer l’objection: «Pourquoi le faites-vous?» Rien n’est plus assommant qu’un voyageur proclamant son dégoût et son dédain: tandis qu’un léger ton de gasconnade ou une pointe d’accent marseillais ne messied point au conteur revenu de loin... Les gravures, les tableaux, les photographies elles-mêmes mentent aussi. Quiconque a manié la plaque sensible et la poire de caoutchouc connaît «les trucs» au moyen desquels on approfondit une perspective, les choix ingénieux d’éclairage, les points de vue transformateurs. On flatte la nature, on flatte l’œuvre d’art en les reproduisant, comme on flatte un visage humain.
Ainsi tout conspire pour tromper le voyageur au départ. Mais ce qui le trompe le mieux, c’est encore son imagination. Il y a de la magie dans ces mots: «Voyage... Partir...» Selon le vers du poète latin:
Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie...
Or, partir, voyager, il semble que ce ne soit plus attendre quiètement la vie, mais courir au-devant d’elle. Comme notre vie est habituellement réglée, et, par là, doucement monotone, nous imaginons qu’en sortant soudain des lieux et des habitudes de cette vie quotidienne nous allons pénétrer aussitôt dans un monde d’imprévu et d’aventures.
Il se trouve qu’en réalité presque rien de tout cela ne se réalise. L’imprévu et l’aventure du voyage sont supprimés depuis qu’il est aussi aisé (sauf la question de temps) d’aller de la gare de l’Est à Irkoutsk que de la même gare à la place du Trocadéro. Dans les deux cas, il suffit de s’asseoir dans un véhicule et de laisser faire... Tout pèlerin sincère conviendra d’ailleurs que le premier tête-à-tête avec un chef-d’œuvre, un monument, un site célèbres comporte presque toujours une déception. Ce n’est pas la faute du chef-d’œuvre ou du site: c’est la faute de notre rêve qui les a parés à l’avance d’irréalisables attraits. C’est tellement peu la faute du chef-d’œuvre ou du site qu’au second pèlerinage il n’y a plus de déception. Mais que de gens ne font point, ne peuvent point faire ce second pèlerinage au même lieu!
Heureusement, et c’est un trait notable de la psychologie du voyageur, il est bien rare que celui-ci garde rancune aux œuvres d’art et aux paysages. Une sorte de pudeur l’empêche d’avouer sa déception au moment où il l’éprouve: il s’impose alors une factice admiration, d’accord avec les guides. Puis, dès que l’objet n’est plus sous ses yeux, l’impression décevante commence à s’effacer. Une harmonie spontanée se fait entre le sentiment personnel et l’opinion courante. Enfin, le voyage fini, le voyageur rentré dans ses foyers, l’imagination recommence sur le canevas du passé la broderie de Pénélope dont elle avait décoré l’avenir. Comme on avait rêvé à l’avance des émotions irréalisables, on se suggère qu’on en éprouva. Le souvenir, ingénieux et illusoire, réédifie lentement et secrètement le décor qu’avait dressé l’espérance, en sorte que le voyageur est sincère lorsque à son tour, vous contant son voyage, ses mensonges vous préparent des illusions.
Eh bien! cette double excitation du sens imaginatif, avant et après, suffisent, à mon avis, pour recommander les voyages: et à ce même titre le voyage de noces me semble un usage digne d’être maintenu... Dans quelques mois, Françoise, en même temps que vous partirez pour quelque pays étranger en compagnie de Maxime, vous commencerez un voyage bien autrement aventureux, celui de la vie conjugale. Ce voyage-là, vous y rêvez comme à l’autre; comme l’autre vous l’ornez à l’avance de toutes sortes d’émotions et de plaisirs. Vous avez beau être une petite personne d’esprit lucide et pratique, je vous défie d’imaginer dans votre avenir avec Maxime autre chose que de la joie... La solitude avec Maxime, joie. Attendre à la maison Maxime qui va rentrer du quartier, joie. La maternité, joie. Maxime lieutenant, capitaine, décoré, joie... Et ainsi de suite... En fait, la vie conjugale, même entre deux êtres qui s’aiment, est un mélange de félicité et de peine, et sans doute, devant la réalité, vous éprouverez souvent, Françoise, la déception du voyageur en présence du site ou du chef-d’œuvre vantés... Alors, ne vous arrêtez pas à cette déception; selon le mot des casuistes, n’y consentez point... Ayez confiance: dites-vous que l’éloignement dans le passé vous rendra bientôt le mirage auquel l’éloignement dans l’avenir avait accoutumé votre âme... Quand votre mère songe à ses propres fiançailles, à son propre voyage de noces, à tous les événements de l’existence étroitement unie qu’elle mena avec votre père, elle revoit un pays aussi enchanteur, aussi chimérique que celui dont vous rêvez aujourd’hui. Pourtant votre mère a vécu, et vous allez vivre! Oh! la merveilleuse réserve d’espoir enchanteur, de souvenir illusoire, que chaque génération transmet à la suivante, et qui est comme le sel de la vie!
Le mérite du voyage de noces, c’est d’accroître cette dose d’espoir et d’enthousiasme si nécessaire à deux êtres qui vont ensemble s’avancer dans la vie. C’est de parer de mystère et d’imprévu les premiers pas du couple nouveau. Qu’importe s’il amène les petites déceptions, inévitables dès que la réalité vient contrôler un rêve?... Rentré dans la vie courante du ménage, le jeune époux, la jeune épouse, aboliront instinctivement la mémoire de ces déceptions. De nouveau le voyage de noces apparaîtra dans un halo de joie, de tendresse, d’enthousiasme. Il demeurera, en même temps qu’un symbole charmant de la vie conjugale, la porte de lumière par où le jeune couple fit son entrée dans cette vie.
Donc, chère Françoise, non seulement je suis partisan du voyage de noces, mais je conseillerais volontiers à tous les époux de le recommencer de temps à autre. J’entends que deux êtres qui s’aiment font sagement de s’isoler parfois des spectacles et des personnes qu’ils voient habituellement, et de s’essayer au tête-à-tête, comme dans les premières semaines du mariage. Tant de couples perdent insensiblement l’habitude de vivre réellement en commun! Cependant, le goût de la vie à deux, le besoin réciproque de la présence, sont les vrais biens du mariage, ceux qu’aucun incident ne saurait briser. Le voyage à deux permet aux époux de se rendre compte de la solidité, de la tension de ces liens. Le voyage à deux, c’est, dans la vie mariée, l’équivalent de la «retraite» dans le célibat monastique.
Aussi les gens du monde, les ironistes et les philosophes de salon raillent-ils les voyages conjugaux, en particulier le voyage de noces: car philosophes de salon, ironistes et mondains ont l’horreur, la peur de la «retraite», et, en général, de la vie intérieure.
Je vous le demande, Françoise, quelle retraite, quelle halte dans la vie peut comporter un banal séjour de quelque vingt-quatre heures dans un hôtel parisien, avec le bruit familier de la capitale autour de soi et tout l’appareil de dissipation inséparable de Paris? Ah! la laide coutume, imaginée à coup sûr par des viveurs éreintés et des demoiselles désabusées à l’avance!
N’y cédez pas, Françoise. A l’aube du mariage, faites comme votre mère, comme vos aïeules, le traditionnel pèlerinage vers l’inconnu, vers la solitude à deux, vers le rêve. Sans doute la vie est un tissu de joies et de peines; il faut se fortifier le cœur à l’avance pour soutenir tous les chocs qu’elle nous destine. Est-ce une raison pour refuser, dès le commencement de la route, le meilleur viatique: l’espoir—dût à cet espoir se mêler une dose d’illusion?...—Les sages, voyez-vous, ma jolie nièce, se gardent bien de chasser l’illusion de leur vie, sous prétexte d’éviter les déceptions. Pour eux, c’est la réalité, c’est la déception même, qui ne durent point; elles masquent un instant l’illusion, puis disparaissent. L’illusion demeure; elle est éternelle. Aimez l’illusion.