← Retour

Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

Author: Edmond About

Release date: December 12, 2021 [eBook #66927]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Clarity, Joël Savary and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UN BON JEUNE HOMME À SA COUSINE MADELEINE ***

LETTRES

D’UN

BON JEUNE HOMME

A

SA COUSINE MADELEINE


Paris. — Imprimerie A. Wittersheim, rue Montmorency, 8.



LETTRES
D’UN
BON JEUNE HOMME
A
SA COUSINE MADELEINE

RECUEILLIES ET MISES EN ORDRE

PAR

EDMOND ABOUT

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

1861

Tous droits réservés

A CHARLES EDMOND

Mon cher ami,

Vous avez suivi notre pauvre Valentin depuis ses débuts jusqu’à sa mort, et je ne crois pas qu’il ait eu un ami plus dévoué que vous, si ce n’est moi.

Lorsqu’il nous arriva de Quevilly, fort ignorant de la vie et bon jeune homme dans toute la sincérité du mot, vous l’avez dissuadé, comme moi, de gaspiller son encre dans les journaux de tapage. Il nous échappa cependant, l’espace de deux ou trois mois ; mais il revint bientôt, désabusé et vieilli. Il a brûlé de ses propres mains les premières lettres qu’il avait publiées : c’est pourquoi vous ne les trouvez pas ici.

Un peu plus tard, quand un homme de bien et un publiciste éminent fonda l’Opinion nationale, Valentin fut assez heureux pour suivre la fortune de M. Guéroult et travailler sous sa direction. Durant une année, il publia, en style courant, et sous une forme un peu trop légère, des idées qui ne manquaient ni de hardiesse ni de maturité. Il donnait son avis sur la question du moment et ne craignait pas, à l’occasion, d’attacher le grelot. C’est ainsi qu’il eut le bonheur de provoquer l’arrêté ministériel qui arrachait à la destruction les tableaux du Louvre.

Si vous trouvez le temps de relire les vingt-quatre lettres que je publie aujourd’hui sous le patronage de votre amitié, vous reconnaîtrez que, pour un simple conscrit, notre ami avait fait une campagne assez honorable. Il avait pris parti pour Raphaël et Rubens contre M. Villot, pour la méthode Chevé contre la routine musicale, pour l’enseignement professionnel contre la routine universitaire, pour le libre échange contre la prohibition, pour les malheureux Parisiens contre le préfet de la Seine, pour le Trésor contre l’entreprise des Monnaies, pour les Italiens contre leurs maîtres, pour les médecins contre les homœopathes et pour la liberté de la presse contre vous savez qui.

Un penchant irrésistible, surtout dans les derniers mois de sa vie, l’entraînait vers les questions politiques. Mais il lui fut toujours difficile, pour ne pas dire impossible, de dire ouvertement ce qu’il pensait. Lorsqu’on écrit dans un journal et qu’on peut d’un seul mot ruiner une grande entreprise, on a les mains liées par l’intérêt d’autrui.

Valentin s’exprimait assez librement sur la politique étrangère. Il ne craignait point de publier ses sympathies pour les nations opprimées en Italie, en Hongrie et dans votre glorieuse et infortunée Pologne. Il a pu prédire aux Italiens une destinée qui s’accomplit aujourd’hui, et dessiner sur le papier la carte de l’Europe telle que nous la verrons dans trois ou quatre ans. Mais lorsqu’il touchait au gouvernement chatouilleux de la France, il avait beau prendre des gants de la peau la plus douce, il manquait rarement de se faire donner sur les doigts.

Cependant il n’était pas un révolutionnaire de la dangereuse espèce. Il pensait, je l’avoue, que la République est un bien joli gouvernement ; mais il croyait aussi qu’on doit prendre le temps comme il vient et tirer le meilleur parti possible du gouvernement que l’on a.

L’empereur Napoléon III ne lui ayant jamais fait ni bien ni mal, il le jugeait sans passion et ne voyait en lui ni un tyran ni un dieu. Une étude approfondie de l’histoire contemporaine l’avait conduit à supposer que la politique impériale, si ferme et si inflexible en apparence, pourrait bien être un roseau peint en fer. Il s’imaginait, bien à tort sans aucun doute, qu’il suffisait d’un choc, d’un souffle, d’un rien, pour faire pencher vers la révolution ou vers la réaction les maîtres d’un grand empire. Et le pauvre garçon écrivait naïvement ses petites lettres comme si elles avaient dû aller à Quevilly en passant par les Tuileries, Compiègne ou Saint-Cloud.

Quelquefois, pour faire excuser une vérité un peu hardie, il lançait deux ou trois mots polis à l’adresse des hommes qui nous gouvernent. Mais quel n’était pas son désappointement lorsqu’en lisant le journal il ne trouvait plus que les petits mots gracieux et nulle trace de cette vérité hardie qui devait passer sous le pavillon de la politesse ! Souvent aussi on lui rendait des articles tout entiers, que la direction prudentissime n’osait insérer dans le journal.

Ces contrariétés ne l’ont pas conduit au tombeau, car nous sommes loin de 1830, et l’on ne meurt plus pour si peu. Mais vous savez comme moi que notre ami s’est éteint assez tristement, peu satisfait de la vie et surtout de la politique, mécontent des idées et des personnages qui prévalaient alors et persuadé que les hommes ne sauraient être sains et bien portants dans un édifice sans toiture.

Pauvre Valentin ! c’est le 23 novembre qu’il est mort, à la veille de ces glorieux décrets qui lui auraient rendu le courage et la vie. J’achèverai sa tâche, si je le peux, maintenant qu’il est permis d’écrire.

EDMOND ABOUT.

LETTRES

D’UN

BON JEUNE HOMME

A

SA COUSINE MADELEINE


I
LE BEAU PAYS DE BADE

De mon respect pour les journaux. — Opinion de la presse française sur Bade et son gouvernement. — Je voyage par admiration. — Passage du Rhin. — Je me lie d’amitié avec un honnête Allemand. — De quelques usages allemands qui ne se retrouvent pas chez nous. — Contrebande, contrefaçon, loterie, fausse monnaie, etc., etc. — Bon conseil que je n’ai pas suivi. — Promenade solennelle des wagons allemands. — Bade et ses hôtes. — Mélancolie publique. — Une personne dont on dit du mal et un homme dont on dit du bien. — Elle. — Je la trouve. — Bataille. — Défaite. — Arrestation. — Lui. — Je pars sans l’avoir vu. — Un souhait en l’air.

Ma chère cousine,

Je lis les feuilles avec le plus profond respect, et toute parole imprimée est pour moi parole d’Évangile. Ne savons-nous pas depuis longtemps que MM. les rédacteurs aimeraient mieux se couper le poing que de tromper la crédulité publique ? D’ailleurs, j’ai entendu dire dans plusieurs cafés que le journalisme est un sacerdoce.

Or, il y a quasiment trois mois que tous les journaux de Paris célèbrent à l’unisson une petite ville d’Allemagne appelée Bade. Les uns admirent la beauté sauvage de ses environs, la solitude de ses forêts, la majesté des ruines qui l’entourent, la salubrité de ses eaux, la douceur de son climat, le silence, la paix et le recueillement qu’on y goûte. Les autres sonnent une fanfare retentissante en l’honneur des bals, des spectacles, des symphonies, des chasses, des courses, des feux d’artifice et du brouhaha plein de charmes qui remplit cet adorable enfer.

Un sceptique serait peut-être alarmé de ces descriptions contradictoires. Pour moi qui ai le cœur simple et l’esprit conciliant, j’ai compris que chacun, suivant ses goûts, trouvait à Bade le silence ou le bruit, la cohue ou la solitude, et que tout le monde y était content. Lorsque j’entendais louer les mœurs simples, l’hospitalité et le désintéressement des indigènes, je me rappelais les ballades du moyen âge et les contes du bon chanoine Schmidt ; j’étais heureux d’apprendre que rien n’avait changé et qu’on trouvait encore au delà du Rhin l’Allemagne au cœur d’or, l’Allemagne aux yeux bleus. Quand je lisais dans une correspondance de Bade : « La ville est pleine de ducs, de grands-ducs, d’archiducs ; nous ne les comptons plus que par douzaines. Il y en a dans tous les hôtels ; on les rencontre à la Conversation par compagnies de sept ou huit ; il est permis de les toucher avec la main et même de leur taper respectueusement sur le ventre ; » je me disais avec une pointe d’orgueil démocratique : « Qu’est-ce que cela prouve ? Que le siècle a marché, et que la bonne Allemagne est à la tête du progrès. »

Quand j’apprenais qu’un pauvre Italien est arrivé à Bade avec vingt sous dans sa poche et qu’il en est parti millionnaire, je souriais finement, et je pensais en moi-même : « Pourquoi s’en étonner ? ne faut-il pas s’attendre à tout dans un pays gouverné par le plus magnifique des monarques ? Ce Bajazet ou Bénazet que les journaux exaltent à l’envi, ce prince qui donne les plus belles fêtes de l’Europe dans des salons dignes de Louis XIV, cet ami des arts qui commande des comédies et des opéras-comiques pour l’ébattement de sa cour, ce sportsman qui jette quatorze mille francs en litière à un cheval qui a bien couru, ne devait-il pas faire quelque chose pour la malheureuse Italie ? »

Voilà, ma chère cousine, l’opinion que les journaux m’avaient faite sur Bade et son souverain. Je présume que tous les Français sont dans les mêmes idées, puisqu’ils vont puiser la vérité aux mêmes sources que moi.

Tu comprendras le désir irrésistible qui m’a poussé un beau matin vers la petite ville et le grand homme dont on parle si avantageusement tous les étés. Je suis parti comme un boulet. Que dis-je ? comme un caissier. C’est au point que dans ma hâte j’ai oublié d’aller voir midi à la belle horloge de Strasbourg.

Quand l’omnibus de Kehl aborda la rive droite du Rhin, mon cœur battit, mes yeux se mouillèrent : « Salut, m’écriai-je en moi-même, salut ! pensive Allemagne ! séjour de la bonne foi et de la simplicité ; patrie des vertus naïves ; sanctuaire des souvenirs innocents ! Reçois un étranger que le hasard a fait naître en France, mais qui méritait de voir le jour au milieu des honnêtes Germains ! » Peut-être avais-je pensé un peu haut, car tous les voyageurs de l’omnibus se mirent à me regarder. Mon voisin me tendit la main et me dit :

— Monsieur, nous sommes faits pour nous entendre ; touchez là.

Comme il parlait mal la langue allemande, je reconnus qu’il était Allemand du grand-duché de Bade. Sa figure me plut au premier coup d’œil, et son costume aussi. Ses traits semblaient avoir été ébauchés à coups de couteau par un artiste de la contrée. Ses pieds longs, larges et plats étaient de ceux qui s’appuient fortement sur la terre patrie et couvrent une vaste étendue de sol natal. Des bas de laine noire, une culotte de drap bleu, un gilet rouge à boutons de cuivre, une redingote tombant jusqu’aux talons et une casquette de loutre achèveront de te peindre ce vieil Allemand de l’âge d’or. Nous eûmes bientôt fait connaissance : donnez-moi un homme de cœur, et, avant cinq minutes, j’en fais mon ami.

Il m’offrit si cordialement un verre de bière, que je me fis un plaisir de manquer le train pour le suivre dans sa maison. C’était une maison de commerce, bien fournie en marchandises de toute sorte et de tout pays : vins, liqueurs, cristaux, cigares, librairie, épicerie, coutellerie, il y avait de tout dans ce magasin. La politesse me commandait d’y faire quelques emplettes. Je jetai mon dévolu sur certains cristaux de Bohême que je destinais à ton étagère ; mais l’énormité des droits à payer me retint.

— Qu’à cela ne tienne, s’écria mon nouvel ami : nous les ferons entrer sans la permission de la douane.

— En contrebande ?

— Bien sûr.

— Est-il Dieu possible ! Honnête Allemand, vous faites la contrebande ?

— Hélas ! monsieur, à quoi me servirait-il d’être Allemand, si je ne la faisais pas ?

Je demeurai confus. A mon sentiment, la contrebande est un vol. Mais je ne voulus pas le dire à ce brave homme, de peur de l’affliger.

— Ainsi, repris-je d’un air indifférent, vous faites tort au gouvernement français de tous les droits qu’il aurait à percevoir sur vos marchandises ?

— Je m’en flatte, et il n’y a pas un Allemand qui ne raisonne comme moi. Nous aimons les Français individuellement, mais nous n’aimons pas le gouvernement de la France. Obliger les individus en fraudant l’administration, c’est double plaisir.

Il y avait dans cet argument je ne sais quoi de spécieux qui m’éblouit.

— J’espère au moins, lui dis-je, que vous vous abstenez de faire tort à votre gouvernement ?

Il me regarda en homme qui ne comprend pas. Je développai ma question.

— Voici, lui dis-je, du vin de Champagne, de l’eau-de-vie de Cognac, des cigares de la Havane, des rasoirs anglais, du thé : je ne doute pas que toutes ces denrées étrangères n’aient payé des droits à Bajazet, je veux dire au gouvernement du grand-duc.

Le digne Allemand se mit à rire, et de si bon cœur, que je partageai son hilarité sans savoir pourquoi.

— Ça ! criait-il en montrant du doigt les marchandises que j’avais nommées ; ça ! c’est allemand comme ma casquette, et ça n’est jamais venu de l’étranger.

— Quoi ! ce vin de Champagne ne vient pas de la Champagne ?

— Est-ce qu’il y a une Champagne ?

— Cette eau-de-vie de Cognac ?…

— Nous la faisons nous-mêmes, et je vous prie de croire qu’elle n’en vaut ni plus ni moins.

— Mais vos rasoirs anglais ? vos cigares de la Havane ?

— Rasoirs anglais d’Allemagne, cigares havanais de Hambourg.

— Et le thé, que diable ?

— Thé allemand, mon cher monsieur. Et vive la patrie allemande !

J’étais sérieusement étonné, et je commençais à me dire que la probité varie suivant les climats. Car, enfin, un Rouennais qui ferait ce genre de commerce ne passerait pas pour un honnête marchand, et les tribunaux le condamneraient pour tromperie sur la nature des marchandises. Je regrettai d’avoir amené la conversation sur un texte si délicat, et, pour rompre les chiens, je me mis à regarder un rayon de librairie. Tous nos romanciers y figuraient par rang de taille, depuis M. Mérimée jusqu’à M. Xavier de Montépin.

— Pour le coup, m’écriai-je avec un certain soulagement, voici bien de la marchandise française.

— Française, si l’on veut. Il est possible que ces livres aient été écrits en français ; mais on ne nous disputera pas l’honneur de les avoir imprimés.

— Miséricorde ! des contrefaçons !

— Ah ! vous ne connaissez pas encore le patriotisme allemand.

Je me sentis rougir jusqu’aux oreilles. A mon avis, cousine, la contrefaçon est le plus infâme de tous les vols, car elle ne dépouille guère que des pauvres. Mon hôte prit mon silence pour de l’admiration ; il me montra des statues, des groupes, des objets d’art de toute nature, surmoulés en Allemagne au détriment des artistes français ; des gravures et des lithographies françaises reproduites et gâtées par le patriotisme allemand. Ce spectacle ne diminuait pas positivement mon enthousiasme, mais il ébranlait toutes mes idées. Je m’apercevais que la notion du juste et de l’injuste est fort incomplète chez les Parisiens, et que l’Allemagne a le sens moral beaucoup plus large que nous.

— Attendez ! dit mon hôte, vous n’êtes pas au bout de vos étonnements. Voici un tiroir dont vous me direz des nouvelles. Il est plein de curiosités tout à fait allemandes, et comme on n’en fabrique pas à Paris.

Ici, ma pauvre cousine, permets-moi de me voiler la face. Ni ton âge, ni ton sexe, ni ma pudeur ne me permettent de faire l’inventaire de ce tiroir. Contente-toi d’apprendre qu’il était plein d’images, de moulages et de joujoux curieux sans doute, mais d’une nature indescriptible. « Il faut, me dis-je, que le peuple allemand soit bien honnête au fond, et d’une candeur bien éprouvée, pour qu’il manie sans danger toutes ces malpropretés-là. »

Un tiroir voisin contenait quelques milliers de billets de toutes les loteries royales et grand-ducales. Des loteries en Allemagne ! Tu vois d’ici ma nouvelle stupéfaction. Je n’eus pas le temps de l’exprimer tout haut : une jeune Allemande venait d’entrer dans le magasin, et j’admirais sa beauté suave. Ses cheveux étaient aussi blonds et aussi soyeux que le chanvre le mieux peigné. Simplement vêtue, un petit sac de voyage à la main, elle me parut plus poétique que la Dorothée du chef-d’œuvre de Gœthe. Elle nous salua modestement et acheta diverses choses. Ses emplettes, que je n’aurais pas osé faire, me surprirent tellement, que je lui demandai dans quel pays elle allait. Elle me conta, sans se troubler, qu’elle allait à Paris vivre familièrement avec un homme assez âgé, mais jeune de cœur. Une de ses amies, établie en France depuis deux ans, lui avait procuré cette bonne place. Elle ne craignait point de s’ennuyer, car elle trouverait à Paris plusieurs Allemandes de sa connaissance, établies dans des conditions analogues.

— Voilà, dis-je à mon hôte, un nouveau genre d’exportation.

— Eh ! eh ! répondit-il avec son gros rire cordial ; on vend ce qu’on a.

La jeune fille paya en or ; le marchand lui donna son reste en argent français.

— Puisque vous allez à l’étranger, lui dit-il, je ne veux pas vous donner de fausse monnaie !

Ce fut encore à moi à dresser l’oreille. De la fausse monnaie… Je n’en revenais pas.

L’excellent homme me montra dans son comptoir un casier tout rempli de cuivre argenté et désargenté.

— Toutes ces pièces, me dit-il, sont bien loin de valoir la somme qu’elles représentent. Mais, comme une grande partie de la richesse nationale est en monnaie de cet acabit, nous nous en servons entre nous.

Il n’y avait pas une heure que je foulais le sol sacré de l’Allemagne, et j’avais eu le temps de faire connaissance avec des institutions bien différentes des nôtres. La fausse monnaie, la loterie, la contrebande, la contrefaçon, la falsification des denrées, l’exportation des blondes et tant d’autres choses inattendues me montraient ce beau pays sous un jour nouveau. Ma bonne opinion des Allemands restait entière, car on n’oublie pas en un jour trente ans de sympathie et d’admiration. Cependant je sentais au fond du cœur une inquiétude vague ; il me tardait d’arriver à cette ville de Bade dont la réputation est si pure dans les journaux. Je pris congé de mon hôte, qui ne parut pas me dire adieu sans regret :

— Ainsi, dit-il, vous partez sans avoir rien choisi dans ma boutique. J’en suis contrarié, non pour moi, mais pour vous.

— Pour moi ! Ah ! je ne sortirai pas d’ici que vous ne m’ayez expliqué ce mot-là.

— Rien de plus simple. L’argent que vous dépenseriez chez nous serait autant d’épargné, et ce que vous emportez à Bade est autant de perdu.

Ce mot méritait une explication. Je voulus à toute force en avoir le cœur net, et je manquai le train pour la deuxième fois.

Mais pourquoi n’ai-je pas cru l’honnête marchand de Kehl ? pourquoi l’ai-je accusé de calomnier les institutions de son pays et les grands hommes de l’Allemagne ? Que j’aurais mieux fait de vider ma bourse dans son magasin ! J’aurais rapporté à Paris des denrées assez médiocres, mais du moins j’aurais rapporté quelque chose.

Je partis pour Bade en dépit des augures. Le premier objet que j’aperçus à la gare, c’est un suisse en livrée, la canne à la main. Personnage emblématique, qui symbolise à lui seul la lenteur majestueuse des chemins de fer allemands. Comme la distance entre Kehl et Bade est fort courte, on nous fit trois fois changer de train pour l’allonger un peu. Nous cheminions doucement à travers des paysages médiocres. Quelques petits villageois, pieds nus, s’amusaient à courir le long de la route et à nous dépasser de temps en temps. Nous arrivons enfin.

Au premier abord, quand mon pauvre argent sonnait encore dans mes poches, les environs de la ville m’ont paru beaux. Oui vraiment, presque aussi beaux que les Vosges, que les Français connaissent si peu. Il y a des collines boisées, des pelouses assez vertes, et une petite rivière où il serait facile de verser de l’eau. La ville elle-même, autant que j’ai pu en juger, se compose d’auberges assez propres, avec quelques jardinets alentour. Comme j’étais venu sans bagages, je cheminais tout doucement, les mains dans mes poches, et suivant le monde. Il me parut que tout le monde allait du même côté. Je passai devant un vaste bâtiment chargé de grandes mauvaises peintures, et je craignis un instant que ce ne fût le palais du souverain. Mais la foule ne s’y arrêtait pas, et personne n’y entrait. Était-ce la laideur des peintures qui faisait peur au public ? Je n’ai pu le savoir. Un promeneur obligeant m’a dit que cet édifice contenait une source d’eau minérale. On ne sait pas encore si elle est bonne ou mauvaise, attendu que personne n’a eu la curiosité d’en goûter.

Je passai outre, et j’arrivai devant une grande halle, pavoisée de drapeaux. Les couleurs du pays sont jaune et rouge. Cet ensemble n’est pas harmonieux, mais il est gai, cela fait penser à polichinelle. Quelques ouvriers accrochaient des verres de couleur à la devanture du monument ; d’autres préparaient tout pour un feu d’artifice. Une affiche collée sur le mur annonçait, pour le soir, un grand bal et un spectacle, et des courses de chevaux pour le lendemain. A ces munificences je reconnus que j’étais bien dans la capitale de M. Bénazet.

La place était couverte d’un populaire assez nombreux. J’y découvris en peu de temps vingt figures de ma connaissance. Arsène Houssaye, Decourcelle, Méry, Maxime Ducamp, Amédée Achard, Delacour, Edmond Martin, Charles Marchal, Carjat, Paul d’Ivoi, Clément Caraguel, Vivier, Régnier, Bressant, Sainte-Foy, des poëtes, des philosophes, des journalistes, des artistes se promenaient là, comme sur le boulevard des Italiens. Le comte Sollohub rimait en bon français au pied d’un arbre allemand, et mademoiselle Fix, dans un petit coin, faisait enrager les trois quarts du Jockey-Club. « Évidemment, dis-je en moi-même, l’homme qui a su grouper autour de son palais tant d’êtres intelligents n’est pas un prince ordinaire, et, depuis Périclès… »

Un ami fit le tour de la place avec moi en me nommant les grands personnages. Il y en avait de toute l’Europe ; moins pourtant que je n’aurais cru. Je vis cinq ou six femmes vraiment jolies, à qui personne ne faisait attention. En revanche, on s’empressait autour de deux ou trois haridelles étrangères, fripées, ridées, roussies, fanées comme si elles avaient voyagé dans des malles jusqu’à l’âge de cinquante ans. Voilà ce que je vis du premier coup d’œil.

A la seconde inspection, je remarquai que tous les visages étaient sinon tristes, du moins maussades. Je ne m’attendais pas à trouver le public si sérieux au milieu d’un océan de plaisirs. Deux membres du Jockey-Club passèrent à ma droite en se donnant le bras. L’un disait : « Elle m’a pris mille louis en deux jours. — J’ai eu plus de bonheur, répondit l’autre : je ne lui en laisse que cinq cents. — Ce qui me console un peu, reprit le premier, c’est que ce gros garçon d’Agen nous a vengés. »

Elle ? qui, elle ? Ce féminin m’intriguait un peu. Assurément, la personne dont on parlait n’était pas mademoiselle Fix. Mais j’aurais bien voulu savoir le nom de celle qui puisait si gaillardement dans les poches du Jockey-Club.

Je tombai au milieu d’un groupe de chroniqueurs et de vaudevillistes. Ils parlaient de la même personne, mais sans la nommer. L’un se plaignait de lui avoir donné six cents francs ; un autre lui avait laissé le prix de dix-huit articles ; un troisième s’était vu dépouiller par elle de tous ses droits d’auteur de la saison. Elle, toujours elle ! Je n’osai pas demander le nom d’une créature aussi dangereuse : on se serait moqué de mon ignorance, car ces messieurs aiment à gouailler le prochain.

La faim me prit, il était six heures ; j’entrai dans un restaurant appelé Restauration. Je demandai qu’on me servît à l’allemande ; les garçons comprirent probablement que je voulais être servi avec lenteur. J’attendis une chaise pendant vingt minutes, et les autres plats accoururent du même train. Tu penses si j’eus le temps d’écouter la conversation des tables voisines ! Il y en avait une entièrement meublée de jolies filles ou qui avaient été jolies. Je les reconnus presque toutes pour les avoir vues au bois de Boulogne dans des voitures à deux chevaux. A Bade, leur fortune semblait plus modeste ; à peine s’il leur restait quelques bijoux. Elles se serraient tristement les unes contre les autres, comme des colombes surprises par l’orage, et elles buvaient du vin de Champagne en jurant tout bas entre leurs dents. « Assurément, pensais-je, ce n’est aucune de ces dames qui a dévalisé le Jockey-Club. » Je vis bientôt que je ne m’étais pas trompé, car elles maugréaient aussi contre la créature dangereuse qui les avait dépouillées de tout. Diantre ! j’avais toujours entendu dire que les loups ne se mangent pas entre eux.

Une de ces dames s’écria dans la chaleur de son dépit :

— Dire que la gueuse m’a volé cinquante mille francs !

— Bah ! répondit philosophiquement sa voisine ; tu te referas cet hiver.

— Oui, mais quel travail !

Pauvre dame ! Je la plaignais de tout mon cœur. Elle était d’un certain âge et visiblement fatiguée. Par quels efforts pouvait-elle gagner cinquante mille francs en un hiver, dans notre pays où le travail des femmes est si mal rétribué ?

Je dînai cependant, et je fis un des plus mauvais repas dont il me souvienne. Ah ! ce n’était point cette table de M. Bénazet, dont il est question dans les journaux. Aussi me tardait-il de faire connaissance avec ce grand homme, pour qu’il m’invitât à dîner. Ce fut lui du moins qui me régala au dessert. Son feu d’artifice que je vis pour rien, et sans quitter la table, me plut infiniment. J’appelai un journaliste de Paris qui entrait dans la salle, et je lui dépeignis en termes chaleureux mon admiration et ma reconnaissance.

— Vous avez raison, me dit-il, c’est le plus aimable, le meilleur et le plus généreux des hommes. Granier de Cassagnac a dit autrefois ; « Enfoncé Racine ! » S’il venait à Bade pour un jour, il s’écrierait avec autant de raison : « Enfoncé Louis XIV! »

Je me levai de table et je me promenai devant la grande halle, sous le portique illuminé. J’ai la digestion philosophique, comme tu sais, surtout après un mauvais repas. Je me disais que les Manichéens n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils prétendent que le monde est partagé entre deux influences contraires. Car voici d’un côté une mauvaise créature qui s’applique à mettre les gens sur la paille ; et voilà d’autre part un bienfaiteur des hommes qui se signale chaque jour par une nouvelle libéralité. Mais quelle pouvait être cette personne funeste ? Un passant me l’apprit en me culbutant.

— Gredine ! criait-il ; elle m’a rasé comme un ponton : il ne me reste pas trente francs pour rentrer à la boutique !

— Qui ? lui dis-je en le prenant au collet, qui est-ce qui vous a dépouillé de votre argent ?

Le voyageur du commerce répondit avec une brusquerie bien excusable :

— Mais est-il bête ! c’est la Banque.

En même temps, il me montra du doigt, à travers la porte ouverte, une grande table entourée de monde.

J’allai voir ce qui s’y passait, et je compris en peu d’instants que la Banque est un être de raison, une abstraction pure, mais une abstraction qui enlève l’argent du pauvre monde. L’honnête marchand de Kehl m’en avait parlé à mots couverts, mais j’avais oublié ce qu’il m’avait dit. Je regardai innocemment la bataille de la Banque et des joueurs. Mon voisin, qui jouait, fut assez heureux pour amasser en peu d’instants une somme rondelette. Cet exemple m’attira. Je vis qu’avec un peu de bonheur il me serait facile de faire payer par la Banque toutes les dépenses de mon voyage. Quel plaisir de raconter à Paris que j’ai vu M. Bénazet face à face, et qu’il ne m’en a rien coûté ! Je me mis donc à jouer très-petit jeu ; mais le diable était probablement de la partie, car je perdis à tous les coups. Ou plutôt non : je gagnai une fois dix francs qui furent ramassés par un monsieur, et une autre fois un beau louis d’or que je vis enlever par une dame très-respectable.

J’espérais encore que la fortune se retournerait vers moi, et que mes voisins me permettraient d’en profiter, mais ma bourse s’épuisa plus tôt que ma mauvaise veine, et je me trouvai sans un sou. Le déménagement de mes finances s’était fait en moins d’une demi-heure. Tout mon argent était allé grossir un énorme tas de monnaies où je ne reconnaissais plus même mes louis.

Je demeurai un instant tout penaud, sans trop savoir où je coucherais. Un petit Allemand timide se glissa devant moi et jeta cinq francs qui furent aussitôt perdus. Mais au même moment un agent de police lui frappa sur l’épaule et l’emmena dans un coin. Je les suivis et j’entendis l’agent qui disait :

— C’est la seconde fois que je vous y prends. Pour commencer, on vous a mis à l’amende ; aujourd’hui, votre affaire est claire ; vous ferez de la prison.

Rien n’était plus injuste que ces menaces ; car enfin le pauvre diable avait joué et perdu loyalement. Je résolus de prendre sa défense et de me prouver à moi-même qu’on pouvait, sans un sou vaillant, obliger le prochain. Mais, au premier mot de mon plaidoyer, l’agent répondit brutalement :

— Monsieur l’étranger, ceci ne vous regarde pas. Cet homme est un habitant de Bade ; les gens de la ville n’ont pas le droit de jouer, et je suis payé pour les en empêcher.

— Parbleu ! répliquai-je, vous auriez bien dû me rendre le même service. Il faut que vous ayez peu d’estime pour la Banque, puisque vous lui défendez de ruiner vos concitoyens. Vous êtes donc sûr qu’elle doit gagner à tout coup ? Voilà pourquoi vous lui livrez les étrangers naïfs, comme moi, tout en protégeant vos nationaux contre elle. Je l’écrirai à ma cousine, et cela modifiera ses idées sur la loyauté allemande.

Ce qui m’affligeait le plus, ma chère Madeleine, ce n’était pas d’avoir perdu mon argent ; c’était de quitter Bade sans avoir vu ce bon M. Bénazet. Car enfin je n’avais pas un instant à perdre ; il fallait profiter de mon billet de retour et prendre la fuite à l’instant. Maudite Banque ! scélérate de Banque ! elle m’a privé du plaisir de connaître le Louis XIV de notre siècle, le plus magnifique des bienfaiteurs de l’humanité !

Si la Providence faisait bien les choses, elle placerait M. Bénazet à un bout de l’Europe et la Banque à l’autre bout. Et je ne m’égarerais jamais dans le pays de la Banque, mais j’irais tous les ans admirer les belles fêtes de M. Bénazet.

II
UN CLUB EN PLEIN AIR

Danger de ramasser des marrons d’Inde dans le jardin des Tuileries. — Une réunion très-mêlée. — L’arc-en-ciel. — Le chapelet. — Les choristes à l’unisson. — Une jeune femme d’affaires. — La blouse bleue et les lunettes d’or. — L’homme aux boulettes de mie de pain. — Le valet d’un seigneur étranger. — Une vieille dame déraisonnable. — La politique de Tortillard. — Mon intervention. — Je reçois un accueil fraternel, comme tous les nouveaux venus du journalisme. — Réflexions philosophiques.

Ma chère cousine,

Tu as beau vivre loin de Paris et lire les contes bleus plus souvent que les journaux : il est impossible que tu n’aies pas entendu le bruit qui s’est fait ici la semaine dernière. La liberté de la presse était sur le tapis. Un journal a pris la liberté de dire qu’il ne se sentait pas assez libre, et quelques autres ont fait chorus. Le gouvernement leur a répondu qu’ils se trompaient, qu’ils n’avaient pas les mains liées, et qu’il fallait avoir perdu l’esprit pour secouer si bruyamment des fers imaginaires.

Le jour où cette nouvelle fut publiée à Paris, il faisait beau, par grand hasard. Je me promenais, à mon ordinaire, sans songer à rien ; mes pieds me portèrent dans un grand jardin qui s’étend au bord de la Seine, entre le palais des Tuileries et la place de la Concorde. Les marrons d’Inde commencent à tomber ; j’en ramassai quelques-uns. Cette innocente récréation me jeta au milieu d’un groupe de neuf ou dix personnes. Il y avait deux dames dans le nombre ; cependant tout le monde parlait à la fois, suivant l’usage des journaux ou des journalistes.

Un homme qui semblait exercer une certaine autorité criait de temps en temps : « Silence ! » Un butor gros, gras et grêlé recommençait toujours le bruit et montrait les poings à tout le monde. Le premier devait être un personnage officiel. Son front chauve et sérieux contrastait singulièrement avec sa figure jeune. La boutonnière de sa redingote brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’autre avait la tenue d’un cuistre et les manières d’un portefaix : je l’aurais pris pour un homme de rien, si je n’avais vu un chapelet pendant hors de sa poche.

Enfin le tumulte s’apaisa. Le jeune homme à l’arc-en-ciel déclara que la séance était ouverte ; chacun prit une chaise, et je m’assis comme tout le monde, par esprit de curiosité.

— Messieurs, dit l’arc-en-ciel, il nous manque deux de nos confrères, et précisément, si je ne me trompe, deux orateurs de l’opposition. Nous commencerons cependant, car l’opposition est un fait et non pas un principe, et nous devons agir avec elle comme si elle n’existait pas.

L’homme au chapelet poussa des cris de corbeau. L’arc-en-ciel le rappela poliment à l’ordre ; ce ne fut pas sans hausser les épaules. Il se pencha même vers son voisin, et lui dit à l’oreille :

— On ne trouverait pas dans tout le pays un homme aussi mal élevé ; on n’en trouverait pas deux dans l’Univers.

Il reprit à haute voix :

— Je vous ai réunis pour entendre vos réclamations contre la petite note de ce matin. Pour ma part, j’en suis très-satisfait. La liberté de la presse me sourit peu. J’ai eu, sous tous les régimes, le privilége de tout dire impunément, mais je n’en ai jamais profité. La moindre parole prend une trop grande importance en passant par ma bouche. Je souffle la hausse ou la baisse, la confiance ou la terreur, la paix ou la guerre. C’est pourquoi je tiens mon vent, dans l’intérêt de tout le monde. On pourrait presque m’appeler le Whist, organe du silence. Or, messieurs, je vous le demande, si mes voisins avaient le droit de dire tout ce que j’ai le devoir de taire, me resterait-il un abonné ?

L’orateur se boutonna jusqu’au menton. Il se tourna ensuite avec une familiarité protectrice vers quatre ou cinq messieurs dont l’habit bleu à boutons de métal avait un air d’uniforme ou de livrée.

— Messieurs, leur dit-il, développez dans votre sens les choses que j’ai sommairement exprimées. Il est bien entendu que, si vous vous trompez d’un seul mot, je suis là pour vous démentir.

Les hommes en uniforme se mirent à prononcer tous en même temps un seul et même discours. Ils parlaient à l’unisson, comme les voix qui font la même partie dans un chœur :

— J’applaudis, dirent-ils, aux remarquables paroles de mon confrère officiel : pourquoi Dieu m’aurait-il donné deux mains, sinon pour applaudir ? La liberté de la presse est trop grande, à mon sens, puisqu’on laisse subsister des journaux qui n’applaudissent jamais à rien. Pour ma part, je suis parfaitement libre d’imprimer tout ce qu’un ministre me dicte, sauf à recevoir d’un autre ministre un avertissement ou un démenti. Cette condition me plaît, quoique un peu dépendante. Car enfin, si j’ai revêtu l’uniforme que voici, ce n’est pas pour agir à ma tête, c’est pour gagner beaucoup d’argent avec peu de danger.

L’arc-en-ciel se mit à sourire en signe d’alliance et de protection. Il dit ensuite, d’un front plus rembruni :

— La parole est à nos ennemis acharnés. Vous, madame, veuillez parler la première. Vous êtes de l’opposition ; du moins, vous en avez été sous tous les régimes.

La personne interpellée était une jeune femme de vingt-trois ans, mais bien mûre et bien sérieuse pour son âge. Veuve d’un journaliste de génie, elle s’est mariée en secondes noces à un grand financier, et l’on assure qu’elle lui rend des services. Quoi qu’il en soit, son nouveau seigneur lui confie les intérêts les plus précieux, car je vis sur ses genoux un énorme rouleau d’actions de toute sorte. Elle les caressait de la main, tout en parlant. Sa voix était brève et saccadée ; sa phrase tombait en alinéas, comme le métal jeté de haut tombe en grenaille.

— Messieurs, dit-elle, mon premier mari, qui est parti plein de gloire et de vie pour les Champs-Élysées, m’a appris à défendre la liberté.

» Non-seulement la liberté de la presse, mais toutes les libertés imaginables.

» Car il n’y a pas plusieurs libertés, il n’y en a qu’une.

» Mais manquons-nous de liberté ?

» Les uns disent oui, les autres non. Je parle comme les uns et je pense comme les autres.

» Car je me suis retirée des affaires, ou, pour parler plus juste, dans les affaires. Les affaires sont mon unique souci, et je n’ai plus d’autre affaire que les affaires.

» La Bourse est un beau monument. La Chambre des députés n’était pas mal, mais la Bourse est mieux.

» Dès que nous aurons terminé cette conférence, qui m’intéresse médiocrement, j’irai à la Bourse.

» Rentrée chez moi, j’écrirai un bulletin de la Bourse, le plus complet qui se publie à quatre heures.

» Aucune puissance humaine ne m’empêchera de dire que mes actions sont en hausse et que mes obligations vont aux nues.

» Aucun ministre ne me défendra d’annoncer sur mes quatre dernières pages les biberons les plus infaillibles et les médicaments les plus mystérieux ;

» Et de faire par ces moyens une fortune colossale ;

» Et de gagner l’estime et la considération qui accompagnent la richesse.

» Voilà ma politique.

» La plus riche de toutes les libertés, c’est la liberté de s’enrichir.

Comme elle achevait de parler, je vis accourir un homme en blouse qui s’essuyait le front avec un mouchoir brodé. Il avait des lunettes d’or sur le nez, une casquette sur la tête et quatre millions dans la poche. Au premier coup d’œil, je crus reconnaître en lui un de ces ouvriers de la pensée qui demandaient la députation en 1848.

— Arrivez donc ! cria le président ; il y a un Siècle que nous vous attendons.

— Vous m’excuserez, répondit-il avec une simplicité majestueuse. J’étais chez le marchand de vins de la rue du Luxembourg, et je parlais de gloire et de liberté à quelques prolétaires en goguette.

Le chapelet crasseux murmura entre ses dents :

— Chez le marchand de vins ! Il y est toujours. On n’y entre jamais sans le rencontrer sur la table, ou dessous.

— Comment le savez-vous ? Je croyais que vous n’alliez qu’à la messe.

— Chauvin !

— Jésuite !

— Navet !

— Silence, messieurs ! s’écria l’arc-en-ciel. Ou plutôt, M. de l’opposition radicale est appelé à donner son avis sur la question. Qu’il exhale son mécontentement, sans oublier les convenances.

— Mes bonnes gens, puisque nous sommes entre nous, je ne ferai point de premier-Paris, et je dirai ce que je pense. Il est vrai que je revendique assez fièrement la liberté de la presse, mais c’est surtout pour faire plaisir à mes abonnés. Les abonnés en général, et les miens en particulier, aiment bien que leur journal revendique quelque chose : ils déclament le premier-Paris en prenant leur café au lait, et se persuadent ainsi tous les matins qu’ils ont mis le gouvernement au pied du mur. Mais moi ! vous connaissez mes opinions et mes capitaux. Lorsqu’on a quatre millions dans sa poche, on n’est pas assez fou pour souhaiter le renversement de toutes choses.

» Je fais une petite opposition innocente qui amuse l’abonné et enrichit le journal, sans ébranler le gouvernement. Le régime un peu restrictif auquel nous sommes tous soumis est plus utile à mes intérêts qu’aux vôtres. Premièrement, il me permet de tempérer la fougue de mes collaborateurs ; deuxièmement, il me débarrasse de toutes les feuilles radicales qui me faisaient concurrence ; il force les républicains de toutes couleurs à venir s’abonner chez moi. Si la liberté absolue de la presse renaissait, pour mon malheur, vous verriez le National, la Réforme, la Démocratie Pacifique, le Peuple et tous mes ennemis, sortir de terre en un instant. Ils se partageraient mes abonnés et mes annonces, et mes quatre malheureux millions ne vaudraient plus quatre sous.

— J’irai le dire à Sparte ! hurla l’homme au chapelet.

— Et moi, répondit le faux ouvrier, j’irai dire à Rome comment vous entendez la charité chrétienne !

Ce débat fut interrompu par l’arrivée d’un nouveau personnage. Il marchait d’un pas solennel, la main droite noblement cachée dans le châle de son gilet. Un faux col ferme et droit encadrait sa mâchoire imposante ; son costume était correct comme une phrase de M. Villemain et moderne comme une fable de M. Viennet. Un parfum académique voltigeait autour de lui. On s’empressa de lui donner la parole, car il était de ceux qui la prennent lorsqu’on ne la leur offre pas.

— Messieurs, dit-il, je m’étais oublié sur la place Vendôme.

— C’est un lieu fécond en enseignements, murmura l’arc-en-ciel.

— Peut-être ; mais je suis né pour donner des leçons, et non pour en recevoir. Je me suis, dis-je, oublié sur la place Vendôme avec toute l’Académie française, et madame de Saint-Benoît, bien connue dans les Deux Mondes pour la vivacité de ses saillies. Nous avons fait ensemble une petite manifestation assez hardie, qui consiste à lancer contre la base de la colonne quelques boulettes de mie de pain.

— Pensez-vous donc l’ébranler ainsi ?

— A Dieu ne plaise ! C’est une façon d’exprimer en style parlementaire le regret de quelques belles âmes pour un système d’institutions et un réseau de libertés que le nouvel ordre de choses a momentanément, je l’espère, éloigné de mon pays.

— L’animal parle bien ! murmura entre ses dents l’homme au chapelet ; mais nous éreintons mieux que ça.

— Silence ! dit l’arc-en-ciel. C’est l’honorable préopinant qui a réclamé la liberté de la presse. Il a la parole pour développer sa motion.

— Dieu puissant ! s’écria l’orateur avec une terreur visible. Penserait-on à m’accorder ce que je demande ? Ce serait fait de moi, et il ne me resterait plus qu’à mourir.

— Rassurez-vous, dit le président. Mais je croyais, en bonne foi, que vous réclamiez la liberté absolue de la presse, comme le régime parlementaire, le cens électoral et toutes les fictions du gouvernement constitutionnel.

— Je demande à m’expliquer. Si vous aviez l’habitude de me lire, peut-être, messieurs, au lieu de vous arrêter à la superficie des mots, sauriez-vous pénétrer le sens intime et les arrière-pensées de ma polémique quotidienne. Car je dis ce que je veux, et les bons entendeurs me comprennent fort bien, et il n’est pas une idée qu’on ne puisse exprimer, sous quelque régime que ce soit, lorsqu’on ne manque ni d’esprit, ni de politesse.

» Mes abonnés, qui sont tous personnes riches et éclairées, savent interpréter mes soupirs et les porter à leur adresse. Lorsque je réclame une liberté pour le peuple ou un privilége pour la classe moyenne, ils sous-entendent ingénieusement le nom de la dynastie qui pourrait seule apporter à mon pays des biens si précieux. Je ne suis pas un journal de principes, car mes principes ont changé plus d’une fois ; je suis un journal de famille, et je me glorifie d’être toujours resté fidèle à mes affections. Or, messieurs, si votre gouvernement, pour me nuire, m’accordait les libertés que je lui demande pour le harceler, qu’arriverait-il ? Je serais forcé ou de me rallier ouvertement à lui et de trahir ceux que j’aime, ou de m’insurger sans aucune apparence de raison contre mon bienfaiteur. Conservons donc, s’il vous plaît, et le plus longtemps qu’il sera possible, ces utiles restrictions sans lesquelles je n’aurais plus aucune raison de parler ni, par conséquent, aucune raison d’être.

Une petite voix aiguë et chevrotante comme la voix d’une perruche, s’écria tout à coup :

— Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui !

Toute l’assemblée jeta les yeux sur l’auteur de cette manifestation bizarre. C’était une petite dame excessivement cassée, mais qui n’avait pas abdiqué ses prétentions. Elle portait avec orgueil une robe semée de fleurs de lis, sans voir que les fleurs de lis étaient presque partout effacées. Ses cheveux étaient poudrés avec soin, quoique le temps les eût faits plus blancs que la poudre. Cinq ou six mouches de satin noir émaillaient sa figure sillonnée de rides ; sa main osseuse folâtrait, non sans coquetterie, avec un petit drapeau blanc.

Le président se pencha à son oreille et lui cria tant qu’il put :

— Madame ! avez-vous quelque chose à dire ? La parole est à vous. Vous savez de quoi il s’agit ?

Elle répondit avec une volubilité extraordinaire :

— Oui, oui, oui, oui, oui, oui ! Mon âge ? Bientôt deux cent cinquante ans. Mon principe ? L’appel au peuple. Appelez ! appelez ! ne craignez pas ! Le peuple est pour nous à Paris, à Parme, à Florence, à Modène ! Jouez-vous le reversi ? Moi, je l’adore. J’aime aussi M. de Wellington ; il a beaucoup fait pour nous. J’avais un pauvre carlin ; c’était le dernier, oui, oui, oui ! mais joli comme un amour ! Hélas ! monsieur, la Révolution me l’a tué ; Robespierre l’a fait cuire. Comment se porte Madame ? Monseigneur le dauphin, vous savez ? le grand dauphin, fils du grand roi ? Je l’ai connu bien enrhumé. Le vidame de Cachan nous abandonne ; on ne le voit plus. Vive le roi quand même ! mais n’oubliez pas l’appel au peuple !

Le président arrêta ce moulin à paroles. Il voyait bien que la bonne dame n’avait plus toute sa raison.

— Madame, lui cria-t-il, on a fait appel au peuple.

— Ah ! vraiment ! vous me faites plaisir. Oui, oui, oui. Eh bien, qu’est-ce qu’ils ont répondu, ces braves gens ? vive le roi ?

— Je regrette d’avoir à vous annoncer une mauvaise nouvelle, mais ce n’est pas cela qu’ils ont dit.

— Ah ! les marauds ! les faquins ! les bélîtres ! Voyez-vous cette canaille qui se révolte contre ses maîtres ! Aussi, pourquoi s’avisait-on de les consulter ? Envoyez-les tous ici, que je leur apprenne à vivre. Vidame, tirez l’épée, prenez ce ruban ; il est à mes couleurs ; exterminez-moi les maroufles, tous, tous, et, quand il n’en restera plus un seul, je vous donnerai ma main à baiser.

La cause était entendue. Le président dit à l’homme au chapelet :

— Vous avez la parole ; n’en abusez pas.

— Et s’il me plaît d’en abuser, répondit-il brutalement, qui de vous se permettra de me reprendre ? Je dis ce qui me plaît, je ne relève que de moi-même, et d’un homme qui n’est pas en France. C’est lui qui me paye mes gages. Lorsque je vais le voir, il me donne à baiser le pied de son valet de chambre. Quant à votre gouvernement, je le tolère, il me tolère, nous sommes quittes. Tout le monde sait que je cogne dur ; voilà ma liberté de la presse. Pour ce qui est des lois répressives, j’en demande, et de bonnes, et de terribles. Il m’en faut pour mes inimitiés et mes vengeances. Si je dénonce un homme à la justice, il faut qu’elle le ruine, qu’elle l’enferme, qu’elle l’étrangle !

Il reprit avec une mélancolie assez touchante :

— Mais hélas ! Dieu clément ! notre siècle est bien mollasse : on n’étrangle plus. Les navets de l’Université se permettent d’écrivailler contre nous, et ils ne sont pas même brûlés ! Tout au plus si l’on brûle leurs livres.

Il leva ses regards au ciel, lorgna du coin de l’œil une jolie promeneuse qui traversait l’allée, et se mit à dire son chapelet.

Tous les assistants avaient parlé, et je croyais que le président allait résumer les débats, quand je sentis quelque chose remuer sous ma chaise. Un nain boiteux, qui semblait sortir de terre, s’écria en grimaçant :

— Elle est trop bonne ! Et moi, j’en suis donc pas ?

On allait lui demander son nom, mais l’homme au chapelet le reconnut :

— Bonjour, Tortillard, lui dit-il, bonjour petit. Tu es bien laid et bien vicieux, mais je t’aime : on n’a jamais su pourquoi. Parle, mon mignon ; ces messieurs et ces dames sont tout oreilles.

Le nain se redressa tout fier, et commença ainsi :

— Mavessavieurs ! Jave vavous daviravai…

— Quel est ce langage ? demanda le président.

— Ça ! c’est le javanais, la langue des jeunes personnes de ma connaissance. Monsieur ne sait pas le javanais ? On va servir autre chose à monsieur. Je commence. Mes petites vieilles, nous sommes tous du bâtiment. Si je me mettais à vous vendre mon piano, vous diriez : « Gnouf ! gnouf ! trop tard le tonnerre ! »

L’assemblée, qui ne connaissait pas l’argot des coulisses, se récria violemment.

— Mais, tas de pantes, reprit l’orateur dans un nouveau langage, vous êtes plus sinves que des largues

— Arrêtez ! s’écria l’académicien parlementaire. Je reconnais ce dialecte. On l’a parlé assez longtemps au rez-de-chaussée de ma maison, lorsque M. Eugène Sue écrivait les Mystères de Paris. C’est l’argot de Toulon, malheureux jeune homme ! Avez-vous donc été au bagne ?

Le nain répondit avec une dignité qui nous frappa tous :

— Non, monsieur, j’ai toujours été acquitté.

— Tant mieux pour vous, reprit le président ; mais vous ne le serez peut-être pas toujours. Si les lois qui régissent la presse sont appliquées dans toute leur rigueur, que deviendrez-vous ?

— Ce que je deviendrai ? Elle est trop bonne ! Je deviendrai millionnaire. Je ne suis pas politique, moi ; je n’éreinte que les innocents, je ne discute que la vie privée, je n’attaque que les gens sans place. Supprimez les vrais journaux, je les remplacerai tous, et le public me dévorera comme les dévotes mangent des boudins de poisson et des côtelettes de pâte frite, pour tromper l’austérité du carême. Je serai le Moniteur de la prostitution, la Patrie du scandale, le Journal des Débats malhonnêtes, l’Union des vices, l’Estafette des lettres anonymes. On me lira par curiosité, par malveillance, par peur. Tous les honnêtes gens iront m’acheter le matin pour s’assurer que je ne les accuse pas d’inceste ou de parricide.

— Mais si vous ne touchez que des choses malpropres, vous risquez fort de vous salir les mains.

— Il n’y a pas de danger : les gens véreux me payeront des gants.

— Nous avons des lois sur la diffamation.

— Connu. Mais j’ai calculé la chose. Supposé que je tape un peu trop fort sur un monsieur pas tolérant. Il me fait un procès ; bon ! il est sûr de le gagner ; bon ! qu’est-ce que je fais ? Je cours trouver mon homme loyalement, le front haut. Je lui dis : « Vous allez me perdre, ruiner un pauvre petit ouvrier qui travaille dans la calomnie pour gagner son malheureux pain. En serez-vous plus fier ? Non ; car, avant de me laisser condamner, mon avocat vous jettera à la face un boisseau d’injures. En serez-vous plus riche ? Non ; car, si je vous paye des dommages-intérêts, l’honneur vous commande de les porter au bureau de bienfaisance. Croyez-moi, dans votre intérêt, vous ferez mieux de me pardonner. Je vous offre mes colonnes ; elles sont à vous ; nous y accrocherons tous vos ennemis. Si vous avez quelque bonne vengeance à exercer en dessous, j’ai deux ou trois petits jeunes gens qui feront l’ouvrage. Voulez-vous du mal à quelqu’un ? Nous allons l’injurier, lui, sa femme, ses enfants, ses amis, ses domestiques, son portier, son cheval ! Oui, nous dirons que son cheval a la morve, et s’il a besoin de le vendre, il n’en tirera pas vingt-cinq francs ! » Messieurs et chers confrères, ce petit discours éloquent réussit neuf fois sur dix.

— Mais un homme diffamé ne s’adresse pas toujours aux tribunaux. Il y a des épées et des pistolets en ce monde.

— Tant mieux ! qu’on me tue mes rédacteurs ! J’en trouverai assez d’autres, et l’argent gagné ne périt pas. Ah ! messieurs ! si Dieu permettait que je perdisse un homme par semaine ! C’est ça qui fait vendre les numéros !

L’homme au chapelet battit des mains ; les autres gardèrent le silence. Pour moi, cousine, une démangeaison invincible me poussait à protester un peu.

— Mais, mon petit monsieur, dis-je à l’orateur, si, dans l’intérêt de la sécurité publique, on vous écrasait comme une chenille ?

— Mon bonhomme, répondit-il, il ne faut qu’une courbette et une cabriole pour éviter bien des malheurs. Au reste, personne n’a rien à voir dans mes affaires, puisque j’éreinte tout le monde, excepté les gens en place. Mais qui es-tu pour me parler ainsi ? Je ne t’ai rencontré ni dans les brasseries ni dans les autres lieux où je vais chercher l’esprit français.

— Monsieur, répliquai-je fièrement, je ne suis rien qu’un bon jeune homme. Mais la parole des gens de bien mérite d’être écoutée partout. C’est, comme qui dirait, la voix de l’opinion nationale.

L’assemblée se leva comme un seul homme, en criant : « Un intrus parmi nous ! » Mon expulsion fut votée d’enthousiasme. Seul, l’homme au chapelet proposa de me garder, pour me faire cuire à petit feu. Je m’enfuis à toutes jambes, comme si tous les diables de l’inquisition avaient été à mes trousses.

Quand j’arrivai devant le palais des Tuileries, à deux pas de la sentinelle, le courage me revint. Je m’assis sur un banc, et je repassai dans ma mémoire tout ce que j’avais entendu en ma vie pour et contre la liberté de la presse.

Il est certain, pensai-je en moi-même, que l’empereur de Russie est solidement assis sur son trône. Cela tient apparemment à ce que la presse n’est pas libre dans ses États. Mais le trône d’Angleterre est aussi solide, pour le moins, quoique la presse soit libre et très-libre en Angleterre. On a dit qu’un roi des Français avait été culbuté en 1848 par la liberté de la presse. Mais on dit aussi qu’un roi de France s’est mis à voyager en 1830, parce qu’il avait fait la faute de lier les mains aux journaux. Il y a du pour et du contre dans cette question-là.

Je levai les yeux sur le palais des Tuileries, et je me dis : « L’homme qui a su trouver un tel logement en passant par la prison de Ham n’a rien à craindre de sept ou huit feuilles de papier. Si jamais son étoile doit tomber du ciel, où elle brille d’un éclat assez imposant, ce n’est pas la plume d’un journaliste qui ira la décrocher ! Par le bonnet de coton de mon vieux père ! je donnerais deux sous pour rencontrer l’empereur dans son jardin ! « Sire, lui dirais-je, j’ai une idée à vous offrir ; prenez-la pour ce qu’elle vaut. M’est avis que vous feriez bien de nous accorder la liberté de la presse, histoire de faire enrager quelques méchants journaux, en leur prouvant que personne ne les craint. »

III
LES PIÈCES DE DIX SOUS

Ma joie et mon chagrin. — Un fait divers. — Physionomie du marchand de tabac. — Chaque Français a droit à 4 fr. 50 c. de petite monnaie, si jamais on fait un partage. — Visite à Godard. — Bataille de l’or et de l’argent. — Les crises. — Économie politique. — Destruction des pièces de cent sous. — Loi de 1803. — Visite à l’Hôtel des monnaies. — Générosité d’un grand État envers un simple particulier. — Fabrication des monnaies. — J’ai une idée. — Mon idée n’est pas de moi, elle est de Colbert, de Turgot, de Necker, de Montesquieu et de M. Humann. — Objections de Godard. — Je les réfute une à une. — Godard s’aperçoit que j’ai raison et me met à la porte.

Ma chère cousine,

Je suis plus content et plus glorieux que le bourgeois gentilhomme après sa leçon de philosophie. « Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose ! » Mais je suis brouillé avec Godard.

Devine un peu l’école où je suis allé ce matin ? Ce n’est ni le Collége de France, ni la Sorbonne, ni l’Institut : tout cela est fermé pour cause de vacances. Je viens, ma chère, de l’Hôtel des monnaies.

Voici comment la chose s’est faite. J’avais lu dans mon journal et dans plusieurs autres :

« Les presses de la Monnaie de Paris, bien connues par leur activité miraculeuse, frappent, depuis quelques jours, une énorme quantité de pièces de cinquante centimes pour les besoins du commerce. »

Cette annonce me fit plaisir. J’avais remarqué que la monnaie d’argent devenait rare, et que les marchands de tabac n’en donnaient pas pour cinq francs sans faire une petite grimace. « Bon ! dis-je en moi-même, le gouvernement a vu cela comme moi, et il frappe des pièces de dix sous pour dérider les marchands de tabac. »

Je croyais encore que c’était le gouvernement qui frappait la monnaie ; tu le crois peut-être aussi, et, sur trente-six millions de Français, il y en a trente-cinq et demi qui vivent dans la même erreur.

Si quelqu’un était venu me dire que ce droit souverain était le privilége d’un simple particulier, je lui aurais donné un fameux démenti. Que nous sommes ignorants, bons dieux ! Mais, si je te dis tout à la fois, tu ne me comprendras pas. Il faut procéder par ordre, ou je m’embrouillerai pour sûr.

Quand j’ai vu qu’on frappait des pièces de dix sous, j’ai senti la nécessité de voir le gouvernement dans son coup de feu, au milieu d’une grêle d’argent. Pour lors, il me revint à l’esprit que le petit Godard, le fils du garde champêtre de la Bouille, était chimiste à la Monnaie de Paris, et qu’il devait jouer un bout de rôle dans cette fabrication-là. Godard est un camarade, un pays ; nous avons canoté ensemble à l’âge de dix-sept ans ; ma foi ! je n’ai fait ni une ni deux, je suis allé le trouver dimanche, et je lui ai conté mon désir.

Il s’habillait pour aller dîner à la campagne ; mais, tout en faisant sa barbe, il m’a appris un million de choses dont nous ne nous doutons pas. Sais-tu combien de petite monnaie il s’est fabriqué en France depuis la création du système décimal ? Pas beaucoup, car, en supposant qu’il ne se soit ni égaré, ni exporté, ni fondu une seule pièce, chaque Français n’aurait pas plus de 4 fr. 50 c. de petite monnaie en pièces de quarante, de vingt, de dix et de quatre sous. Quant à la monnaie de cuivre, nous en avons pour cinquante millions au total, ce qui fait un peu moins de vingt-huit sous par tête ! Voilà pourquoi les grandes compagnies industrielles, la Banque et le Trésor lui-même, sont obligés quelquefois de faire fabriquer, pour leur commodité particulière, une ou deux montagnes de pièces de dix sous.

Une admirable chose que tu ne sais pas non plus, c’est la bataille de l’or et de l’argent. Ces deux métaux précieux se trouvent en assez bonne quantité dans les entrailles de la terre. Depuis le temps qu’on les cherche, on s’est aperçu que l’or était beaucoup plus rare que l’argent. Il est, en outre, plus utile, plus beau et plus agréable. Le législateur français a calculé toutes ces choses-là, et, après s’être rendu compte de la rareté, de l’utilité et des agréments relatifs de l’or et de l’argent, il a décidé, en 1803, que l’or valait quinze fois et demie plus que l’argent, ou qu’un gramme d’argent pur était à un gramme d’or pur ce que le nombre un est au nombre quinze et demi.

Depuis 1803, la loi n’a pas changé : l’État a maintenu invariablement le même rapport entre les deux métaux. Et pourtant, de 1803 à 1860, il s’est produit dans l’or et dans l’argent des révolutions curieuses. La recherche de l’or est facile, mais incertaine et aventureuse ; l’exploitation d’une mine d’argent est pénible et coûteuse, mais d’un revenu sûr. Il peut arriver que, pendant cinq ou six ans, les chercheurs d’or ne fassent pas leurs frais, se découragent et abandonnent le métier, tandis que les mines d’argent vont leur train et envoient des milliards en Europe. L’argent se fait commun, l’or devient rare et presque introuvable. Ceux qui ont des pièces de vingt francs les gardent pour eux, ou ne les vendent que pour vingt francs et quelques sous. L’or fait prime, comme on dit. C’est ce qu’on appelle une crise monétaire.

Mais il arrive aussi que les chercheurs d’or mettent la main sur quelque pot aux roses comme l’Australie ou la Californie. Des navires chargés d’or abordent dans tous les ports de l’Europe. Les ouvriers qui suaient sang et eau pour déterrer l’argent au Mexique, se débandent comme des fous, et courent au pays où l’or fleurit à la surface de la terre. On ne voit plus d’argent, on ne peut plus s’en procurer. La pièce de cent sous émigre ou se cache dans les petits trous. Celui qui veut en avoir quatre donne un louis et quelque chose de plus. C’est encore une crise monétaire : l’argent fait prime à son tour.

Il y a eu crise entre le 1er janvier 1842 et le 21 décembre 1846. L’or était si rare, que, dans l’espace de cinq années, la Monnaie de Paris n’a pas frappé plus de 9,627,140 francs en pièces d’or. L’argent était si commun, que le même établissement fabriquait 349,528,900 francs 50 centimes en monnaie d’argent. En d’autres termes, la France a frappé en moyenne, pendant cinq années, trente-six fois plus d’argent que d’or.

Il y a eu crise, mais en sens contraire, à partir de l’année 1853. L’or est devenu si commun et l’argent si rare, que, dans une seule année, en 1854, la Monnaie de Paris a frappé 526,528,200 francs en pièces d’or. La fabrication de l’argent était réduite à 2,123,887 francs et quatre sous. C’est-à-dire que l’année 1854 a vu frapper environ deux cent quarante-huit fois plus d’or que d’argent. Cet accident s’est prolongé jusqu’à nos jours ; il dure encore, et la preuve, c’est qu’en 1859, le gouvernement a été obligé de fondre des pièces de cent sous pour fabriquer de la petite monnaie.

Oui, ma chère cousine, les choses en sont là. Le gouvernement retire les pièces de cent sous que l’impôt fait arriver dans ses caisses, et il les envoie à la Monnaie de Paris pour qu’on en fasse des pièces divisionnaires. Il y a plus d’économie à détruire des œuvres d’art toutes faites et bien faites qu’à payer des lingots d’argent brut : tant l’argent est devenu rare et cher !

Lorsque Godard me révéla ces mystères, je demeurai stupéfait et épouvanté.

— Ainsi donc, lui dis-je, l’or nous déborde. La France, l’Europe, l’univers entier est en proie à une véritable inondation d’or. L’argent, de son côté, devient plus rare et, par conséquent, plus précieux. Que va faire le gouvernement ? J’espère bien qu’il ne tardera pas à abroger la loi de 1803, et à décider que trois pièces de cent sous en argent valent vingt francs en or !

— Mon pauvre ami, répondit-il en souriant, tu raisonnes comme un économiste. Mais l’État regarde les choses d’un peu plus haut. Il voit que, malgré l’exportation et la déformation de quelques pièces de cent sous, nous avons encore en circulation pour plus de deux milliards d’argent blanc. Il sait que les mines d’argent du Mexique sont loin d’être épuisées ; que les mines de l’Oural, peut-être plus importantes, ne sont pas encore en exploitation. Il devine que les placers de la Californie, qui sont des caches de la nature plutôt que des mines proprement dites, s’épuiseront un beau matin ; que la production régulière de l’argent reprendra son cours naturel, et qu’après quelques secousses, l’équilibre se rétablira tout seul entre les deux métaux. C’est pourquoi il attend les bras croisés, remplaçant la pièce de cent sous par une petite pièce d’or, fondant la grosse monnaie d’argent pour suffire aux nécessités du commerce, et répétant à haute et intelligible voix l’excellente loi de 1803 : « L’argent est à l’or comme le nombre un au nombre quinze et demi. »

— Tu me fais plaisir, répliquai-je en lui serrant la main. Mais pourquoi as-tu dit que je raisonnais comme un économiste ?

— C’est que, de 1842 à 1847, durant la première crise dont je t’ai parlé, le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes ont poussé des cris de terreur. Ces deux honorables publications déclaraient à tout propos que la France était au plus bas ; qu’une pléthore d’argent, maladie incurable, ruinerait infailliblement le commerce et l’industrie, et jetterait une perturbation terrible dans toutes les relations des hommes. Depuis 1853 jusqu’à ce jour, les mêmes publications, rédigées par les mêmes auteurs, recommencent les mêmes articles contre l’invasion des matières d’or. L’art de plaider le pour et le contre à dix années de distance, et d’épouvanter la nation par l’annonce de dangers imaginaires, s’appelle d’un nom particulier dans le langage des gens sérieux. C’est l’économie politique.

Là-dessus, comme l’ami Godard avait achevé sa toilette, il me donna rendez-vous à la Monnaie pour ce matin. Tu penses bien que je suis arrivé à l’heure dite.

L’Hôtel des monnaies est situé sur la rive gauche de la Seine. C’est un bel immeuble qui appartient à l’État. L’État se charge de le réparer ; l’État a dépensé tout dernièrement 55,000 francs pour faire gratter la façade. Le matériel énorme et coûteux qui remplit ce palais appartient à l’État. Les commissaires et contrôleurs chargés de surveiller le titre et le poids des monnaies, et d’empêcher qu’on ne fasse tort au public, sont rétribués par l’État. L’État dépense tous les ans 189,400 francs pour que les monnaies françaises soient les plus justes et les plus loyales de l’univers.

Dans cet immeuble, avec ce matériel, sous l’inspection de ces commissaires, un simple particulier fabrique, tous les ans, pour cinq cents millions de monnaies à ses risques et à son profit personnel. Quiconque a besoin d’or ou d’argent monnayé s’adresse à cet entrepreneur, et lui porte le métal en lingots. Sa clientèle se compose des grandes compagnies, des financiers, de la Banque de France et de l’État lui-même. Si M. de Rothschild, l’État ou M. Mirès a besoin de dix millions en pièces de vingt francs, il porte ses lingots à l’entrepreneur, qui rend la somme dans un délai déterminé, après s’être payé des frais de fabrication. Ces frais, fixés par deux décrets de 1849 et de 1854, se montent à 1 franc 50 centimes par kilogramme d’argent, et 6 francs 70 centimes par kilogramme d’or. L’État les subit comme un simple particulier, avec cette différence, cependant, que l’entrepreneur réduit quelquefois ses tarifs en faveur d’une maison de banque et jamais en faveur de l’État.

Tu peux croire ce que je te dis là, si invraisemblable que cela paraisse. Oui, ma chère, un simple bourgeois, qui n’est pas même chef de bureau au ministère des finances, exerce à son profit le plus auguste de tous les droits de la couronne, et s’en fait trois mille francs de revenu… par jour.

Godard m’a montré la fabrication depuis A jusqu’à Z. C’est vraiment beau, je dois l’avouer : on frappait pour le gouvernement des pièces de vingt, de dix et de quatre sous ; pour les particuliers, de l’or. Les particuliers font leurs affaires, et je ne les en blâme pas ; le gouvernement songe aux intérêts de tout le monde. Il y a là soixante et dix ou quatre-vingts millions en lingots d’or, qui attendent l’empreinte légale pour entrer en circulation. L’entrepreneur pourrait en frapper pour six millions tous les jours, et il ne demanderait pas mieux. Mais le ministre des finances, qui craint l’encombrement, lui a défendu de fabriquer plus de deux millions d’or en vingt-quatre heures.

Lorsque je suis arrivé, Godard m’attendait dans une espèce de forge.

— Entre vite, me cria-t-il, on va couler.

Deux grands garçons, noirs comme des diables et armés de grandes perches en fer, tirèrent du feu une espèce de marmite où l’argent cuisait. Ils le versèrent tout liquide dans un moule à gaufres, qui laissa tomber l’instant d’après une demi-douzaine de barres solides, longues d’une coudée, larges d’un demi-travers de main et épaisses de deux doigts.

— C’est avec ces maquettes, me dit Godard, qu’on fait les pièces de dix sous. Mais il y a encore de l’ouvrage.

Il me conduisit ensuite dans un atelier où les grosses barres passaient et repassaient entre des cylindres de fer qu’on appelle laminoirs. C’est ainsi qu’on les amène à n’être pas plus épaisses que des pièces de dix sous. Elles s’aplatissent petit à petit en s’allongeant si bien, qu’on n’en voit plus le bout. Mais il faut du temps et de la peine. La même barre d’argent passe au laminoir plus de soixante fois, et, de deux en deux fois, on est obligé de la recuire au four : sans quoi, le métal deviendrait cassant comme de la pierre. Du reste, l’argent n’est pas beau dans cet exercice-là. Il devient noir comme de l’encre, et celui qui le trouverait dans la rue ne serait pas tenté de le ramasser.

Lorsque ces grandes banderoles noires sont arrivées à l’épaisseur d’une pièce de dix sous, il y a une petite mécanique qui les découpe à l’emporte-pièce ; on dirait alors des rondelles de cuir. Godard m’apprit que ces jetons d’argent sans marque, ni rien, s’appelaient des flans. On les pèse un à un, et ceux qui n’ont pas le poids sont mis au rebut. Cela ne veut pas dire qu’on les jette dans la rue. Ceux qui sont trop lourds sont rabotés à la mécanique ou limés à la main jusqu’à ce qu’ils aient le poids, et rien de plus.

On lave les flans dans je ne sais quel acide, jusqu’à ce qu’ils soient du plus beau blanc, et il ne reste plus qu’à leur donner l’empreinte. Cela se fait d’un seul coup, la face, le revers et la tranche : un vrai miracle de mécanique ! Figure-toi, cousine, que, jusqu’en 1841, les monnaies se fabriquaient avec un énorme balancier. Il fallait les bras de treize hommes pour faire une pièce de cent sous ; et les meilleurs ouvriers, en se hâtant bien, n’en faisaient pas plus de vingt à la minute. Un mécanicien français, appelé Tonnelier, a fabriqué une petite machine, un vrai joujou à vapeur, qui frappe de cinquante à soixante-cinq pièces à la minute, avec un seul ouvrier pour surveiller la besogne. Chaque flan reçoit une pression de trente à quarante mille kilogrammes. Il entre tout brut et sort tout fabriqué. C’est une merveille : un moulin qui moud le métal comme du blé et rend de la monnaie au lieu de la farine ! Le grand homme qui a inventé cette presse n’y a pas fait fortune. En revanche, il n’est pas célèbre du tout. Mais ces choses-là ne nous regardent point.

Je croyais que le travail était fini quand la pièce était frappée ; mais non.

— Maintenant, me dit Godard, l’entrepreneur a fait sa besogne et gagné son argent. L’État va se mettre de la partie en vérifiant l’empreinte, le poids et le titre de toutes ces pièces. Il le fera gratis.

— Pourquoi gratis ?

— Par grandeur d’âme. Le commissaire du gouvernement vérifiera le poids et les empreintes, le laboratoire des essais constatera le titre, la commission des monnaies se réunira en séance pour déclarer que le titre indiqué par le laboratoire et le poids indiqué par le commissaire sont le poids et le titre légaux, et elle prononcera avec une certaine solennité son jugement sur le poids et le titre. Le commissaire, le laboratoire et la commission sont payés par l’État. Tu vois que l’État ne ménage rien pour nous faire fabriquer des monnaies irréprochables.

— Mais, dis-je à mon tour, pourquoi l’État ne les fabrique-t-il pas lui-même ? S’il y a trois mille francs à gagner tous les jours, je serais bien aise de les voir entrer dans les coffres de l’État. De plus, il me semble que la fabrication des monnaies étant un privilége très-noble, appartient de droit à l’empereur. Les tabacs, les postes, les poudres et salpêtres, l’Opéra et la Comédie-Française sont placés directement sous la main de l’État ; pourquoi n’en serait-il pas ainsi des monnaies ? Si l’État régissait lui-même le bel établissement que tu m’as montré, il aurait un remède tout trouvé contre les crises monétaires. Lorsque l’argent deviendrait rare, il abaisserait à zéro le tarif de la fabrication, et l’argent sortirait de terre pour se faire frapper gratis. Lorsque l’or serait trop commun, l’État pourrait doubler, tripler les droits, et éviter ainsi l’encombrement. Il se réglerait sur l’intérêt public, qui est toujours le sien, tandis qu’un entrepreneur ne songe qu’à fabriquer n’importe quoi pour faire fortune au plus tôt. Enfin, n’est-il pas possible qu’il se rencontre un entrepreneur assez malhonnête pour emporter à l’étranger les matières précieuses que le public lui a confiées ? Tu m’as dit toi-même que vous aviez soixante ou quatre-vingts millions de lingots à la Monnaie. Quelle garantie les dépositaires ont-ils contre l’entrepreneur ?

— Son cautionnement de cent cinquante mille francs. Mais tu as touché, sans le savoir, à une question très-sérieuse. Tu voudrais que le gouvernement mît en régie la fabrication des monnaies, au lieu de la livrer à l’entreprise. L’idée n’est pas de toi, mon brave garçon, quoiqu’elle te soit venue tout naturellement. Colbert, Turgot et Necker, trois hommes bien respectables, ont poursuivi la même chimère. Montesquieu a fait l’éloge de la régie dans une page dangereuse, car elle n’admet point de réplique. La Russie et l’Angleterre ont une régie des monnaies, et ne s’en portent que mieux. Un ministre de Louis-Philippe, M. Humann, a proposé aux Chambres ce que tu proposes à ton ami Godard.

— Hé bien ? Qu’a-t-on répondu ?

— Des choses très-sensées : que l’entreprise attirait dans le pays les métaux précieux.

— Je croyais que c’était le commerce et l’industrie. Si nous exportons pour un milliard de marchandises, sans en importer pour plus de 900 millions, il faudra, si je ne me trompe, qu’il entre cent millions d’argent dans le pays.

— On a dit que le système d’entreprises soulageait l’État d’une lourde responsabilité. En effet, il ne garantit pas les lingots déposés à la Monnaie.

— Tu appelles cela un avantage ! J’aimerais mieux que l’État garantît les lingots ; car il n’est pas mauvais que les lingots soient garantis.

— On a dit que, grâce à l’entreprise, on était sûr que le gouvernement ne tromperait pas le public.

— Et que gagnerait-il à le tromper ? L’État ne saurait rien prendre au public sans se voler lui-même.

— On a dit enfin, et c’est un argument très-sérieux, qu’un fonctionnaire prendrait moins de soin des intérêts publics qu’un particulier n’en prend de ses propres intérêts.

— Connu ; c’est l’argument des particuliers qui veulent encaisser à perpétuité l’argent du public. Je comprends que, pour une industrie nouvelle et dans l’enfance, on laisse à l’intérêt personnel le soin de chercher les perfectionnements et de poursuivre les progrès. C’est ainsi que l’Angleterre a fait organiser l’administration des postes. Mais, dès que l’intérêt personnel eut donné tous les miracles dont il était capable, l’État s’est mis à la place des particuliers. La machine était montée ; elle ne s’est pas arrêtée en changeant de mains. La machine que tu m’as fait voir ce matin n’est pas mal montée non plus. Crois-tu qu’elle se détraquerait du jour au lendemain si on la donnait à conduire aux ingénieurs de l’École polytechnique ? Et crois-tu que ces jeunes gens de talent se trouveraient plus déplacés ici qu’aux Tabacs ?

— Mais, malheureux ! c’est toute une révolution que tu proposes !

— Pas du tout ; ce n’est qu’un déménagement. Je dirais à l’entrepreneur : vous avez bien travaillé, vous êtes riche, je vous remercie et je vous remplace, moi l’État.

Godard réfléchit quelque temps, puis il me dit :

— Tu as peut-être raison. Mais l’entreprise date de Charles le Chauve. Cet abus, si toutefois c’est un abus, n’est pas inutile à tout le monde. Tu froisserais bien des intérêts particuliers pour mettre quelques millions de plus dans les coffres du Trésor. Je ne te savais pas si dangereux, et je me demande si j’ai eu raison de te traiter en ami. Les hommes qui ont la rage de tout changer sont un fléau dans l’État, quelle que soit d’ailleurs la justesse de leurs idées et la pureté de leurs intentions. Je te parle en fonctionnaire, et, si tu veux conserver de bonnes relations avec moi, tu feras bien de m’éviter à l’avenir.

Là-dessus il me conduisit à la porte. C’est la deuxième fois, cousine, que pareil accident m’arrive depuis huit jours. Il y a là de quoi réfléchir, et plus d’un se corrigerait à ma place. Mais j’ai beau me raisonner, la chose est plus forte que moi, et, toutes les fois que la langue me démange, il faut que je dise la vérité.

IV
LA RENTRÉE DES CLASSES

Visite de la tante Camille et du petit cousin Octave. — On me demande un conseil, et je suis fort embarrassé. — Mes souvenirs de collége. — Je cherche un remplaçant. — Opinion d’un vieux professeur sur l’instruction publique. — Discours un peu trop long. — Les lycées de notre pays sont faits pour les jeunes millionnaires. — 1789 et 1859. — Rollin. — Les universités anglaises ont du bon. — La bourgeoisie de Paris a pris d’assaut le collége et la Bastille. — Abus de l’égalité. — Complaisance de l’État. — Expiation. — Invasion des bacheliers dans les emplois publics. — Danger d’étendre à tout un pays la culture des roses. — Plaintes des familles. — Tâtonnements. — Utopie de mon vieux professeur. — Toto entre au collége Chaptal.

Ma chère cousine,

Lundi dernier, vers quatre heures du soir, la bonne tante Camille est montée jusque chez moi avec son fils. Tu te rappelles ce joli petit Octave que toute la famille appelait Toto ? Il a douze ans sonnés ; on a coupé ses cheveux blonds, et c’est, comme qui dirait, un petit homme. Fort bien élevé, du reste, et nullement gamin, attendu qu’il ne s’est jamais éloigné de sa mère. Je me suis senti tout aise en le voyant grandelet et posé, quoique ces métamorphoses des enfants que nous avons vus naître nous poussent terriblement vers la vieillesse.

J’étais de loisir, ayant fini ma tâche quotidienne, et je relisais, par manière de récréation, une belle et excellente brochure que M. Dentu m’avait envoyée le matin. J’adore les gens qui pensent comme moi, sans toutefois demander la tête des autres, et je me réjouissais de voir que M. Anatole de la Forge, un noble, avait si honnêtement résolu la question des duchés.

— Il ne s’agit pas d’Italie, me dit la tante Camille, femme active et positive, et qui n’aime pas à perdre son temps. J’ai un grand conseil à vous demander, un conseil de la plus haute importance, puisque l’avenir de mon fils en dépend.

A cette ouverture, la peur me prit. Je ne déteste pas de demander des conseils, parce que rien ne m’oblige à les suivre. Mais, s’il s’agit d’en donner un moi-même, j’ai toujours peur d’être cru sur parole et d’avoir ensuite à me reprocher le malheur des gens. La tante Camille ne prit nulle pitié de mon embarras, et elle poursuivit, sans voir que je rougissais jusqu’aux oreilles :

— Octave est en âge de commencer ses études ; je lui ai enseigné le peu que je savais ; il n’a plus rien à apprendre de moi. Vous êtes son cousin, vous avez fait vos classes ; vous commencez à connaître Paris ; voici l’époque de la rentrée : où me conseillez-vous de mettre mon fils ? Que faut-il qu’il étudie ? Dans quel chemin doit-il entrer pour arriver à quelque chose ?

Elle parla assez longtemps sur ce ton, avec la volubilité naturelle aux femmes. Pour moi, je cherchais le moyen de la renvoyer à quelque conseiller plus habile, et de lui rendre un meilleur service sans être responsable de rien. Je me rappelai fort à propos un vieux professeur de latin que j’avais connu à table d’hôte. Plus d’une fois nous avions discuté ensemble, tout en pelant une poire ou en égrenant une grappe de raisin. Ses idées m’étonnaient souvent par leur bizarrerie ; mais elles étaient bien à lui, et il les défendait avec une chaleur de bonne foi. Je le tenais pour le plus honnête homme du monde, sans l’avoir beaucoup pratiqué, et malgré sa manie de bouleverser l’enseignement.

— Ma chère tante, dis-je à Camille, la bonne volonté ne suffit pas pour donner les bons conseils. J’ai été au collége comme tout le monde ; mais j’y ai si peu profité, que mes parents auraient mieux fait d’économiser le prix de ma pension. Les professeurs me rangeaient parmi les cancres, le maître d’études prophétisait dans sa chaire que je mourrais sur l’échafaud, et mes camarades me regardaient comme une brute, parce que je faisais des contre-sens dans toutes les versions. A la dernière année, j’ai appris un gros livre intitulé Manuel du Baccalauréat. La Faculté m’en a fait réciter quelques passages et m’a reçu bachelier en haussant les épaules.

» Depuis cette cérémonie, j’ai travaillé avec goût, étudié avec plaisir, prouvé aux autres et à moi-même que je n’étais pas un cancre, et qu’à moins de révolutions bien imprévues, je ne mourrais pas sur l’échafaud. Il suit de là que je ne regrette point le collége, puisque je n’ai été un peu instruit, un peu heureux et un peu considéré que depuis le jour où j’en suis sorti. Cependant je persiste à croire que les études classiques et la fréquentation des auteurs grecs et latins sont nécessaires à l’éducation et au développement de l’esprit. M’a-t-on servi trop tôt cette bonne nourriture, ou les professeurs ont-ils oublié quelques assaisonnements ? Je ne saurais le dire… Toujours est-il que mes dix années de collége m’ont été trop désagréables et trop inutiles pour que j’en souhaite autant à votre cher fils.

» Ne prenez pas ceci pour un conseil ; ce n’est qu’un souvenir d’enfance. Je ne m’explique pas moi-même comment je puis avoir les études classiques en grand honneur et les classes du collége en profonde horreur. Mais, si vous me permettiez d’aller chercher un vieux savant qui demeure à quelques portes d’ici, il mettrait peut-être un peu d’accord dans mes contradictions, et nous ferait comprendre à tous les deux certaines choses dont j’ai comme un pressentiment vague, sans pouvoir les exprimer.

La tante Camille accepta mon remplaçant. Je courus le chercher, et, comme il ne sort guère que pour ses classes et ses repas, je le trouvai au gîte. Il me suivit de bonne grâce, et mit ses lumières au service de la tante avec une cordialité qui la toucha.

— Monsieur, lui dit-elle, voici mon fils unique. Il est toute l’espérance de ma vie, et, je puis le dire devant vous, la seule ressource que Dieu m’ait donnée pour mes vieux jours. Mon plus cher désir serait de lui voir apprendre le latin et le grec dans un bon collége, pour devenir bachelier, et, par la suite, arriver à tout. Mon parent a l’air de blâmer mon ambition, et en même temps il a peur de me donner un conseil. Vous êtes professeur ; je m’en rapporte à vous ; dites-moi ce que je dois faire.

Le professeur aspira lentement une prise de tabac, passa la main sous le menton du petit Octave, et dit d’un ton quelque peu doctoral :

— Madame, votre projet serait louable de tout point, si ce charmant enfant devait avoir un jour cent mille livres de rente.

Je me récriai violemment ; la tante aussi.

— Permettez ! reprit-il, vous avez coupé mon second membre de phrase. Je dis : Si votre fils devait avoir un jour cent mille francs de rente bien solide et bien assurée, ou si vous le destiniez à devenir un vieux pédant comme moi. L’enseignement des humanités, tel qu’il a été institué par nos ancêtres et tel qu’il existe encore dans la plupart des établissements publics, n’est propre qu’à orner l’esprit des jeunes gens riches, ou à fournir des professeurs de grec et de latin.

— Monsieur, dit la tante avec une modestie qui n’était pas sans dignité, je suis veuve et sans fortune. Mon mari occupait un emploi honorable dans une administration particulière ; lui mort, je n’ai droit à aucune pension. Nos deux patrimoines réunis, augmentés de toutes nos économies, forment un capital si minime, que je suis obligée de le faire valoir moi-même. J’ai fondé un petit commerce de lingerie dans le quartier du lycée Bonaparte, et, depuis deux ans, je gagne en moyenne sept à huit francs par jour. C’est le strict nécessaire à Paris, au prix où sont toutes choses. Cependant je me suis dit qu’en m’imposant quelques privations je pourrais envoyer mon fils au lycée comme externe, pour qu’il y reçût cette instruction classique qui conduit à la fortune et aux honneurs.

— Hélas ! madame, répondit-il, votre fils est dans la même situation que les neuf dixièmes de nos élèves. Neuf familles sur dix, non-seulement à Paris, mais dans toute la France, donnent à leurs enfants l’éducation classique et croient leur donner un gagne-pain. Toute la petite bourgeoisie de notre pays, depuis 1789 jusqu’à 1859, s’est jetée aveuglément dans cette fausse route.

— Pourquoi fausse ?

— Ceci demande quelques développements historiques, mais n’ayez pas peur ; je ne veux pas remonter jusqu’au déluge. Il sourit silencieusement à cette grave plaisanterie, et poursuivit :

« Avant la Révolution, il y avait en France environ cinquante mille jeunes gens qui naissaient riches. Chacun d’eux trouvait dans son berceau tout ce qu’il faut pour vivre et pour vivre bien. Leur avenir était tout fait, leur revenu assuré. S’il leur plaisait de vivre sur leurs terres, ils n’avaient besoin de rien, ni de personne. S’ils préféraient habiter Versailles, ou Paris, ou quelque autre capitale du royaume, toutes les charges de la cour, tous les emplois publics leur appartenaient par droit de naissance. Égaux à peu près par le sang et la fortune, ils ne pouvaient se distinguer entre eux que par le mérite : aussi leurs parents s’appliquaient-ils à leur en donner. Les uns s’élevaient dans l’hôtel ou le château de leurs pères, sous la direction d’un précepteur habile ; les autres entraient au collége, soit seuls, soit avec un gouverneur. C’est au collége qu’ils jouissaient des avantages de l’éducation publique, la meilleure de toutes, parce qu’elle habitue les petits hommes à vivre en société. Comme ils avaient du temps devant eux, et que nulle affaire pressante ne les appelait dans le monde, ils vivaient dix années et plus dans une sorte de cloître intelligent.

» Quelques bons maîtres qui n’étaient ni clercs ni laïques, mais qui tenaient de l’un et de l’autre, et qui remplissaient en conscience un vrai sacerdoce, s’appliquaient à orner l’esprit de ces jeunes gens. On les façonnait aux belles-lettres ; on les nourrissait de la meilleure prose et des vers les plus parfaits ; on leur donnait pour conseillers et pour amis les plus grands hommes de l’antiquité ; ils dînaient dans la compagnie d’Homère et s’endormaient avec Cicéron. Bientôt la contagion de ces illustres modèles avait transformé leur esprit et leur langage : ils pensaient en grec et en latin ; ils parlaient des idiomes oubliés ; ils écrivaient des discours un peu vides dans la belle langue de Salluste ; ils transvasaient des idées modernes dans le moule divin des vers de Virgile. Le professeur applaudissait ; et comment n’aurait-il pas applaudi ? Tous ces jeunes élèves étaient gens de loisir. Ils n’avaient rien de plus urgent à faire, rien qui fût plus utile à la société, à leurs familles et à eux-mêmes. Lorsqu’ils sortaient du collége, ils étaient en état de faire bonne figure dans le monde, d’écrire un billet irréprochable, de tenir un discours correct, de juger sainement un ouvrage de l’esprit, et de prouver aux hommes bien nés de toute l’Europe qu’ils avaient fait leurs humanités. En ce temps-là, madame, l’enseignement des colléges était ce qu’il devait être, et, pour ma part, je n’y vois rien qui ne soit digne d’éloge.

» A ces jeunes gens riches et bien nés, qui payaient une grosse pension, le collége avait soin d’adjoindre quelques boursiers, choisis pour leurs talents dans les échoppes du royaume. Ceux-là recevaient gratis la même instruction qu’on vendait cher aux autres. C’est qu’ils étaient destinés à enseigner à leur tour, et à monter dans la chaire de leurs maîtres. Ainsi Rollin, fils d’un pauvre coutelier de Paris, fut reçu par charité, ou plutôt par un calcul habile, au collége du Plessis, où il remplaça son professeur à l’âge de vingt-deux ans. Tout cela marchait au mieux, si je ne me trompe. Le collége n’était pas fait pour les gens de la classe moyenne. On n’y recevait que des enfants riches, pour développer en eux les qualités brillantes de l’esprit, et quelques petits malheureux, réservés au labeur pénible de l’enseignement. Les artisans et les boutiquiers, qui destinaient leurs fils à travailler pour vivre, ne les condamnaient pas à lire ou à écrire des vers latins pendant dix ans. Un enfant de condition médiocre apprenait les choses nécessaires à son métier. Lorsqu’il savait lire, écrire et compter, comme M. Jourdain, il s’en tenait là, et se jetait bravement dans l’industrie ou le commerce. Soyez bien sûre, madame, que, si nous étions encore en 1788, vous ne songeriez pas à mettre M. votre fils au collége, mais plutôt à lui apprendre la valeur des tissus, le prix de la main-d’œuvre, et les petits secrets d’un commerce honnête et modeste.

» Les Anglais n’ont pas eu de 89 ; ils n’ont eu qu’un 93, ce qui est bien différent, l’instruction publique est encore chez eux ce qu’elle était chez nous avant la Révolution. Ce peuple, médiocre en bien des choses, mais grand dans tout ce qui touche à la vie pratique, ne nourrit pas les bœufs avec des oranges, ni les bourgeois avec du latin. Savez-vous combien il a de colléges, de lycées et facultés des lettres ? Deux en tout, Oxford et Cambridge. Deux admirables établissements, les premiers de l’univers pour l’étude des lettres grecques et latines ; mais tout le monde n’y entre pas. Les enfants destinés à la Chambre des lords, les petits millionnaires dont la position en ce monde est toute faite, vont à Oxford ou à Cambridge se polir l’esprit au frottement de l’antiquité. Ils y restent longtemps, ils s’y livrent aux travaux les plus inutiles et les plus honorables ; ils y reçoivent une éducation vraiment libérale ; ils y font leurs humanités ; ils y écrivent non-seulement des vers latins, mais des vers grecs ! Ils ont le temps. Leur pain est assuré. Au milieu d’eux se forment quelques honnêtes professeurs, sortis du peuple, et qui, dans l’étude du latin et du grec, ne voient pas autre chose qu’un gagne-pain. Tout le reste de la nation apprend à la hâte, dans des écoles primaires, les choses nécessaires à la vie, et se répand ensuite dans les carrières de l’industrie et du commerce.

» Nos Français ne sont pas si sages. Le lendemain de la Révolution, les petits bourgeois, ivres d’égalité, ont voulu que leurs enfants fussent élevés comme des fils de princes. Ils ne savaient pas au juste où cela pourrait les conduire, mais ils avaient à cœur de prendre le collége d’assaut, comme la Bastille. Tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous dans un espace de soixante et dix ans ont été pleins de complaisance pour cette manie de la nation. Ils ont créé lycée sur lycée, collége sur collége ; ils ont formé des milliers de professeurs érudits, abaissé généreusement le prix de l’instruction classique, et versé le latin à pleins bords dans les cerveaux français. Cette ambition des uns, cette complaisance des autres nous a conduits vous savez où. Tous les ans, vers la fin de l’été, les établissements d’instruction publique répandent dans le pays une épouvantable fournée de bacheliers, fort ignorants de toute chose, excepté des lettres latines, et persuadés que le monde leur appartient. La plupart n’ont pas de quoi vivre, ni, par conséquent, de quoi nourrir leur père et leur mère, ni à plus forte raison de quoi se marier et élever leurs enfants. Que font-ils ? C’est l’État qui leur a donné l’instruction ; c’est à l’État qu’ils demandent du pain.

» L’État, qui s’est toujours conduit en bon père, quelle que fût la forme du gouvernement, a commencé par satisfaire ces innombrables ambitions qu’il avait lui-même éveillées. Il a distribué à ses élèves tous les emplois publics que la chute de l’aristocratie avait laissés vacants. Le flot des bacheliers montait toujours. L’État a créé des emplois nouveaux. Cette ressource venant à s’épuiser, il a fallu inventer le surnumérariat, c’est-à-dire une catégorie de places dont les titulaires travaillent sans manger. Les bacheliers arrivaient encore, et les emplois de surnuméraire ne suffisaient déjà plus. L’État a créé des aspirants au surnumérariat, une dérision greffée sur une dérision. Mais une nouvelle cohorte de bacheliers, à qui l’on ne put rien promettre, pas même de les nommer un jour aspirants au surnumérariat, se répandirent tumultueusement dans le pays, appelant le peuple aux armes, et criant que la société était mal organisée. Hélas ! non, ce n’est pas la société, c’est l’enseignement.

» N’est-il pas absurde, en effet, de donner presque gratis une éducation vide et toute d’ornement à des enfants qui n’ont pas de quoi vivre ? Que penserions-nous d’un gouvernement qui conseillerait aux cultivateurs de planter des rosiers dans toutes les plaines de France ? Ne mériterait-il pas un reproche de plus s’il fournissait à ces malheureux des graines et des replants au-dessous du prix de revient ? Qu’arriverait-il le jour où la France serait couverte de roses, comme elle est peuplée de bacheliers ? Les paysans diraient tous à l’État : « C’est vous qui nous avez encouragés ; achetez notre récolte ! » L’État achèterait des roses ; il en prendrait d’abord un peu, puis beaucoup, puis trop, et, quand il en aurait fait une énorme provision inutile, les producteurs continueraient à jeter les hauts cris.

Le bonhomme toussa, prit une deuxième prise, et s’aperçut que la tante Camille ouvrait de grands yeux étonnés.

— Je me suis mal expliqué, dit-il, car je vois que vous ne m’avez pas bien compris. Au fait, vous ne vous attendiez guère à voir des rosiers dans cette affaire. Je reviens à l’enseignement des colléges.

» L’État, je vous assure, est animé du meilleur vouloir. Il est même singulier que des gouvernements si divers aient cherché à résoudre le problème de l’instruction publique avec un zèle égal et une égale bonne foi. Mais le passé pèse sur le présent, et, malgré tous les efforts des souverains et des ministres, la routine des professeurs et l’ambition des bourgeois nous feront encore bien du mal. L’enseignement est une vieille machine qu’on raccommode tous les jours à grands frais, lorsqu’il serait plus économique d’en faire une neuve. Nous avons pris les colléges de 1788 et nous y avons entassé les bourgeois de 1830. Il en est sorti quoi ? Des fonctionnaires et des révolutionnaires. Aujourd’hui que l’ère des révolutions est fermée, du moins en France, il se produit un nouvel accident. L’instruction publique languit. Les professeurs, les élèves, les familles se découragent. Les parents sentent au fond du cœur que leurs fils perdent un temps précieux. Les enfants, qui savent combien le pain est cher et la vie difficile, ne s’intéressent ni au grec, ni au latin : ils pensent à l’avenir et prennent en grippe Virgile et Cicéron. Les professeurs se lassent de parler à des sourds, et perdent courage.

» Autant Rollin était heureux d’enseigner les belles-lettres à des enfants riches, qui devaient lui faire honneur dans le monde, autant je me dégoûte de faire avaler quelques tranches de latin et de grec à de futurs industriels qui n’y mordent pas sans grimace. De tous côtés, les familles crient à l’État : « Enseignez à nos enfants quelque chose qui leur profite ! Nous n’avons pas de rentes à leur laisser ; donnez-leur un gagne-pain. » L’État, plein de bonne volonté, mais accoutumé de tout temps à faire les choses à demi, l’État hésite, tâtonne, fait et défait, juge et déjuge, modifie les programmes, sans arriver à un résultat satisfaisant. Il ajoute aux études classiques l’enseignement des langues vivantes, du dessin, des sciences mathématiques, physiques et naturelles. Bravo ! crient les hommes positifs. Mais on s’aperçoit bientôt qu’il ne reste plus de place, c’est-à-dire plus de temps pour l’enseignement du grec et du latin. Vite, il faut remédier à la chose. Les colléges sont divisés en deux sections. Dans l’une, on apprendra les choses utiles ; dans l’autre, les belles et glorieuses inutilités que Rollin enseignait à ses élèves en 1687. Mais voici bien une autre affaire ! La division utile est encombrée d’élèves ; tel est l’esprit du temps et la nécessité du siècle. Le professeur d’humanités reste seul dans sa chaire, et catéchise les gradins vides. L’État craint d’avoir fait fausse route ; il revient sur ses pas. Il ramène au latin et au grec les brebis égarées et récalcitrantes ; il impose le baccalauréat ès lettres à tous ceux qui veulent être quelque chose. Le baccalauréat ès sciences lui-même devra passer sous les fourches caudines du peuple latin. On obéit, mais on murmure ; personne n’est content de l’ordre établi dans les colléges de l’État, pas même l’État.

— Mais, monsieur, dit la tante Camille, vous ne m’apprenez pas ce que je dois faire de mon fils ?

— Eh ! madame, il ne s’agit pas seulement de votre fils, mais de cent mille enfants du même âge qui, tous les ans, sont dans le même embarras au commencement du mois d’octobre. Si seulement l’État daignait me consulter ! Mon plan est tout tracé ; j’ai tout prévu. Et qu’il serait facile de réformer en un rien de temps notre pauvre instruction publique !

— Que feriez-vous ? dis-je à mon tour.

— Ce que je ferais ! J’établirais dans toutes les communes un bon établissement d’instruction primaire gratuite, mais non pas obligatoire.

— C’est chose faite.

— A peu près. Dans tous les chefs-lieux de département, et dans toutes les villes d’une certaine importance, ou plutôt à la porte de toutes les villes, j’aurais un établissement d’instruction secondaire, où les enfants de dix à quinze ans apprendraient le français et une langue étrangère, l’arithmétique et la géométrie, la physique et la chimie, avec quelques notions de cosmographie, l’histoire de France et quelques éléments d’histoire universelle, le dessin, la musique et la gymnastique.

» Savez-vous que l’orthographe se perd ? Quinze bacheliers sur vingt sont refusés pour cause d’orthographe. Le dessin ne s’enseigne un peu que dans les écoles spéciales, et cependant, tout homme a besoin de savoir un peu dessiner. La musique est, pour la plupart de nos concitoyens, une langue plus étrangère que le chinois, quand une méthode admirable de simplicité, inventée par Rousseau, perfectionnée par M. Chevé, l’a mise à la portée de tout le monde. Et la gymnastique, que nous avons laissée dans un honteux oubli, fortifierait les nouvelles générations, et réparerait victorieusement l’effet des études sédentaires. Voilà le collége que je rêve ; l’école où toute la classe moyenne de notre pays serait heureuse d’envoyer ses enfants, puisqu’on n’y enseignerait que des choses utiles ; l’université où tous les professeurs seraient pleins de zèle et de contentement, parce qu’ils verraient croître, autour de leur chaire, des hommes. Au sortir de là, chacun suivrait sa vocation. Les uns entreraient à l’École des beaux-arts, les autres à l’École de Châlons, les autres à l’École du commerce, les autres dans une ferme modèle. L’École navale, les Écoles militaires viendraient prendre chez nous de jeunes marins et de jeunes soldats.

— Mais, malheureux ! m’écriai-je, que faites-vous du grec et du latin ?

— Ce qu’ils doivent être dans une société comme la nôtre : l’ornement de quelques esprits qui n’ont d’autre affaire en ce monde que de se cultiver eux-mêmes. Je ne supprimerais pas tous les lycées ; j’en garderais en France autant que l’on en compte en Angleterre. Au lieu d’abaisser le prix de la pension dans ces écoles de luxe, je le doublerais, je le quadruplerais. Je n’y laisserais entrer que ceux qui ont leur pain assuré et leur fortune faite, avec les enfants pauvres et bien doués qui se destinent au professorat. C’est là qu’on dévorerait du latin et du grec ! On y absorberait l’antiquité tout entière, non par petites tartines misérables, comme on la distribue dans nos colléges, mais en gros morceaux, en blocs énormes, comme Bossuet la servait au dauphin de France.

» Là, les études seraient longues, complètes, approfondies, et personne ne s’en plaindrait. Les lettres classiques y seraient servies à haute dose, et chacun en consommerait suivant ses besoins. Un futur avocat, un aspirant médecin viendrait chercher une légère teinture du latin, et apprendre en un an ce qu’il en faut pour déchiffrer les Institutes, ou pour écrire une ordonnance. Un jeune homme destiné à la tribune, à la littérature ou à l’enseignement, s’y plongerait comme Achille dans les saintes eaux de l’antiquité, et vous l’en verriez sortir brillant, lumineux et invulnérable.

— Mais, monsieur, interrompit la tante Camille, dans combien de temps fondera-t-on un bon collége, bien modeste et bien utile, où mon fils apprenne en quelques années ce que tout homme doit savoir pour gagner son pain ?

— Madame, répondit-il, nous en avons quelques-uns en France. Si vous habitiez Mulhouse, ou si vous étiez disposée à placer votre fils à l’école d’Ivry, je vous recommanderais deux établissements admirables dans leur genre et dignes de la faveur de tous les gens de bien ; mais, sans sortir de Paris, vous pouvez choisir entre le collége Chaptal et l’école Turgot, fondée par notre digne et excellent confrère M. Pompée.

Le lendemain, ma chère cousine, Toto entrait au collége Chaptal. Quand sa mère sera assez riche pour se séparer de lui, elle le mettra en pension à l’école d’Ivry, que M. Pompée dirige en personne.

V
LA COMÉDIE FRANÇAISE

Tout Paris en parle depuis une semaine : parlons-en. — La Comédie-Française est une académie de beau langage. — Protection et surveillance du gouvernement. — M. Buloz, roi constitutionnel. — La république de 1848. — M. Arsène Houssaye, président. — M. Empis monte sur le trône. — Éloge motivé d’un souverain déchu. — Léger inconvénient de la Comédie-Française. — Souvenir d’une commission réparatrice. — M. Édouard Thierry était de la commission. — L’avenir. — Préjugés de province. — Il est facile d’être joué rue Richelieu. — Il est difficile d’y être applaudi. — Les habitués de l’orchestre. — M. Verteuil. — Le comité. — Le régisseur. — Bonne compagnie. — Le foyer des acteurs.

Ma chère cousine,

Depuis environ huit jours, tout Paris s’entretient de la Comédie-Française. Pourquoi ne ferions-nous pas comme tout Paris ?

Le théâtre qui a changé de directeur, et qui va, selon toute apparence, changer de direction, passe à bon droit pour le premier de l’Europe. Il est le seul qui joue Molière, Racine et Corneille avec une conscience qui approche de la perfection ; le seul qui conserve pieusement la tradition des grands artistes de tous les temps, depuis Molière jusqu’à mademoiselle Rachel ; le seul enfin où les spectateurs assis dans leurs stalles apprennent agréablement le français. C’est quelque chose de plus qu’un lieu de plaisir ; c’est une académie de beau langage. Le dictionnaire qui se rédige au palais Mazarin n’a pas besoin d’indiquer la prononciation des mots : elle s’enseigne tous les soirs, de huit heures à minuit, au numéro 2 de la rue Richelieu. Aussi les gens de province et les étrangers disent-ils, dans un langage elliptique : « Je vais au Français, » comme on dit : « Je vais puiser de l’eau à la source. »

Tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous ont tenu à honneur de garder la source pure. Ils ont protégé, enrichi et surveillé ce théâtre, unique en son genre, qui jette tant d’éclat sur la capitale de la France. L’État ne trouvait pas mauvais qu’une compagnie de comédiens administrât elle-même cette glorieuse maison ; cependant il se réservait le droit d’intervenir directement et de juger en dernier ressort les affaires importantes. Il suit de là que la constitution de la Comédie-Française a été remaniée presque aussi souvent que la constitution de la France. De 1838 à 1848, au plus beau temps des fictions parlementaires, M. Buloz, commissaire royal, fut dans la maison de Molière un Louis-Philippe au petit pied. Il régnait et ne gouvernait pas. La révolution de février le précipita de son trône, et les comédiens affranchis proclamèrent une république qui tourna insensiblement à l’anarchie. A la fin 1849, le principe d’autorité se releva dans toute l’Europe et dans la rue Richelieu.

Un poëte avait sauvé la France du drapeau rouge ; un autre poëte, M. Arsène Houssaye, sauva la Comédie de la faillite. Il régna doucement ; son rôle ne fut pas celui d’un souverain, mais plutôt celui d’un président de république. Ce causeur, ce paresseux, cet homme d’imagination rouée et de fantaisie galante, prit de sa blanche main les rênes du théâtre, et le théâtre se mit à marcher droit. Les poëtes ses amis accoururent en foule, et le public suivit en masse. Le déficit de la caisse se combla par enchantement ; les recettes s’élevèrent, et les comédiens, qui avaient toujours touché une part imaginaire dans les bénéfices de la maison, apprirent avec stupéfaction qu’il y avait un dividende à partager. Cependant, en 1856, le gouvernement se rappela ce mot de Platon : « Le poëte est chose légère. » Il craignit de voir la fantaisie s’impatroniser dans le théâtre, à l’exclusion de l’art sérieux. M. Arsène Houssaye, attristé par un malheur domestique, aspirait à quitter la Comédie, et demandait un remplaçant. Il l’obtint.

On choisit pour lui succéder un homme d’une valeur incontestable : un écrivain souvent applaudi au théâtre, un ancien fonctionnaire éprouvé dans tous les hauts emplois, un membre de l’Académie française. Comme on voulait lui mettre en main un sceptre fort, on ajouta à l’autorité de son nom et de son titre l’importance d’un traitement élevé et des pouvoirs quasi discrétionnaires. L’administrateur général de la Comédie fut investi d’une sorte de dictature, sous la suzeraineté du ministre d’État.

En a-t-il abusé ? Je ne le crois pas. J’ai eu l’honneur de voir quelquefois M. Empis, dans l’exercice de ses fonctions. C’est un grand et beau vieillard, très-svelte et très-droit. Ses yeux vifs et ses cheveux blancs font un contraste agréable. La politesse la plus exquise ne l’abandonne pas même dans ses boutades ; car il est sujet à s’emporter. Tout en lui me rappelait les élégances correctes de la vieille cour de France : les gentilshommes de la Chambre devaient être ainsi en 1820.

Dans l’administration proprement dite, il a conservé les louables habitudes de M. Arsène Houssaye, évité les dépenses inutiles, ménagé la subvention, élevé les recettes, et augmenté le dividende des sociétaires. Je ne crois pas que ses administrés lui reprochent rien, sinon la vivacité de son caractère, et quelques-unes de ces préférences auxquelles tous les hommes sont sujets.

Le public a ratifié tous ses actes et approuvé la direction qu’il donnait au théâtre, puisque le public a toujours rempli la salle et la caisse. Pascal a dit quelque part : « Il faut croire les témoins qui versent leur sang à l’appui de leur dire. » On peut ajouter avec autant et plus d’autorité : « Il faut croire les témoins qui donnent leur argent. »

Pourquoi donc M. Empis est-il tombé d’une position qu’il honorait ? Hélas ! chère cousine, parce qu’il était de son temps. Ce n’était pas qu’il fût de son âge ; non, son esprit est toujours jeune et plein de vigueur. Mais le goût, qui change à chaque génération, l’avait laissé quelque peu en arrière. L’auteur de la Mère et la Fille, du Jeune ménage, de l’Ingénue à la cour, regrettait la littérature de 1827. Il la regrettait activement, et voilà le terrible. Il usait de ses pouvoirs discrétionnaires pour ressusciter des morts aimables et distingués, mais bien morts. Le public ne s’en fâchait pas, je te l’ai dit. Paris et la province envoyaient tous les jours des députations d’un certain âge devant la rampe du Théâtre-Français. Mais les auteurs vivants, ceux qui écrivent pour notre temps et un peu pour l’avenir, s’égaraient à droite et à gauche, les uns vers le Gymnase et le Vaudeville, les autres vers l’Odéon.

Il faut pourtant que je te le dise : les résurrections systématiques de M. Empis n’étaient pas le seul obstacle à l’arrivée des jeunes auteurs. Tu ne sais probablement pas qu’à Paris le beurre de table coûte trois francs la livre ; c’est une chose qui détourne bien des gens de porter leurs pièces au Théâtre-Français. Les auteurs y sont payés moins cher que partout ailleurs : ils reçoivent tant en argent, tant en gloire, tant en billets d’entrée pour l’Académie. De plus, ils ne sont pas joués plus de trois ou quatre fois par semaine, dans la plus grande nouveauté de leur succès. Il suit de là qu’une pièce est bien vieille à la vingt-cinquième représentation, lorsque l’auteur est à peine payé de ses frais.

Les choses vont tout autrement dans les théâtres moindres. Pour te citer un seul exemple, la Dame aux camélias, jouée au Vaudeville, a rapporté 120,000 francs de droits d’auteur. Si elle avait pu être représentée à la Comédie-Française, elle aurait donné au plus 40,000 fr. Il est vrai que l’auteur aurait une prime de 5,000 francs, comme fiche de consolation. Le Père prodigue, que l’on monte au Gymnase, vaudra 50,000 fr. à M. Alex. Dumas fils, si le succès de l’ouvrage est médiocre. S’il est grand, comme je l’espère, il faut doubler la somme : tu vois que le Gymnase a du bon. Le ministre d’État, qui voit nettement les choses, quoique d’un peu haut, songe à rétablir l’équilibre, et même à faire pencher la balance vers le grand théâtre de l’État. Il a réuni une commission de critiques, d’auteurs et de hauts fonctionnaires, et tout ce monde a déclaré que la Californie était trop loin du Théâtre-Français.

La commission assure que tout irait mieux si la Comédie donnait 15 pour 100 aux auteurs sur la recette de chaque soir, et je suis fort de cet avis. Mais je me suis laissé dire que les rapports des commissions tombaient quelquefois dans des cartons noirs où on ne les retrouvait plus.

Heureusement, le successeur de M. Empis a fait partie de cette commission, du temps qu’il était simple critique. Si M. Édouard Thierry a aussi bonne mémoire qu’il a bon goût et bon cœur, il n’oubliera pas le rapport qu’il a signé naguère, et il fera des pieds et des mains pour qu’on le convertisse en arrêté ou en décret. S’il arrive à ce but, sa tâche deviendra plus facile. Pourquoi l’a-t-on logé dans la maison de Molière ? Pour rajeunir la comédie. Il apporte des idées jeunes : c’est fort bien. Il amènera ses amis, qui sont jeunes : c’est encore mieux. M. Émile Augier, M. Sandeau, M. Ponsard, M. Alexandre Dumas fils, M. Barrière et vingt autres reviendront ou viendront au Théâtre-Français, pourvu toutefois qu’ils ne rencontrent pas à la porte ce spectre de la faim qui chasse les loups hors des bois.

Tu crois sans doute qu’il est très-difficile de faire jouer une pièce à la Comédie-Française ? C’est un préjugé répandu en province et même accrédité dans Paris. Ne reste pas dans cette erreur, et apprends, ma chère cousine, que le premier théâtre d’Europe est en même temps le plus accessible et le plus hospitalier.

Il est difficile d’y être applaudi ; d’accord. Je ne sais rien de plus redoutable et de plus imposant que l’orchestre de la Comédie, le jour d’une première représentation. On y voit non-seulement les critiques du lundi, qui vont partout, mais les doyens de la critique littéraire, les Villemain, les Patin et les plus illustres personnes de l’Institut.

A ces juges qui ont le droit de se montrer difficiles, ajoute, s’il te plaît, le bataillon sacré des habitués et des abonnés du théâtre, cent vieillards de tout âge : il y en a de vingt-cinq ans. Ces messieurs, qui savent leur répertoire sur le bout du doigt, qui ont assisté à l’éclosion de tous les ouvrages modernes, ont nécessairement, au fond du cœur, un préjugé contre la pièce nouvelle. Ils la comparent d’avance avec les chefs-d’œuvre immortels dont ils se sont nourris ; ils mesurent d’un air dédaigneux la distance qui sépare les contemporains des maîtres. Et plus d’un qui n’a jamais tenu une plume, se dit dans son for intérieur : « Si je voulais me mêler de comédie, avec mon instruction dramatique et mes souvenirs de l’orchestre, je ferais mieux que cela. » Ces délicats ont fait tomber à la première représentation plus d’un ouvrage qui s’est relevé à la deuxième. Heureux l’écrivain qu’ils daignent trouver de leur goût !

Mais le premier venu peut être admis devant ce terrible aréopage. Les débutants s’imaginent que les petits théâtres sont d’un accès plus facile que les grands. Ils se brisent le crâne contre la porte du directeur des Funambules, sans arriver à l’ouvrir. La porte du Théâtre-Français est toujours ouverte, et, chose incroyable ! le portier lui-même est poli. Voit-il entrer un auteur jeune et timide, le manuscrit sous le bras, il pourrait jeter homme et papiers par la fenêtre, et personne ne se plaindrait ; car les porteurs de manuscrits sont résignés à tout. Mais non : ce concierge ouvre une porte qui donne sur un escalier qui conduit au cabinet de M. Verteuil.

— Évidemment, pense le jeune homme, c’est une erreur. On m’a pris pour un autre. Il faut croire que je ressemble à M. Scribe ou à M. Ponsard. Mais, quand M. Verteuil entendra mon nom, il me poussera vers la porte et le concierge sera grondé.

Il entre en frissonnant : la porte de M. Verteuil est toujours ouverte.

Sa figure aussi. C’est bien la plus aimable physionomie de galant homme qu’on puisse rencontrer sous le soleil. M. Verteuil interrompt sa lecture ou sa conversation. C’est un causeur charmant et un glouton de livres. Il achète tout ce qui s’imprime à Paris : c’est son luxe. Il lit tout ce qui entre dans sa bibliothèque : c’est son vice. M. Verteuil prend le manuscrit et l’adresse de l’inconnu ; il le questionne, l’encourage, lui promet que sa pièce sera lue par l’administrateur du théâtre, et envoyée devant le comité, si elle vaut quelque chose.

— Je vous écrirai bientôt, lui dit-il. D’ici là, si vous voulez étudier le théâtre, venez de temps en temps me demander des billets.

— C’est un piége, se dit l’auteur en rentrant chez lui. Il y avait du feu dans la cheminée : mon manuscrit doit flamber à l’heure qu’il est. Heureusement j’avais conservé un double.

Huit jours après, il apprend que sa pièce est admise à la lecture. On l’invite à comparaître devant le comité.

Ce comité, contre lequel on a tant dit et tant écrit, se compose de l’administrateur et d’un certain nombre de sociétaires. Les femmes n’y sont plus admises. Les gens de lettres et les critiques qu’on y a fait entrer il y a quelques années, sont également partis. Tel qu’il est, je le trouve non pas infaillible, mais excellent. On peut s’inscrire en faux contre telle ou telle de ses décisions ; on ne prouvera jamais qu’il soit mal composé.

En bonne logique, les ouvrages présentés au théâtre doivent être appréciés par ceux qui ont intérêt à bien choisir. Or, l’administrateur et les sociétaires sont tous intéressés à la prospérité de la maison. Il faut, de plus, que les juges soient compétents : je ne connais pas de sociétaire qui manque d’instruction ou d’expérience. Il y a plus : si un auteur prétend qu’il doit être jugé par ses pairs, on a de quoi le satisfaire au comité de la rue Richelieu. M. Samson, M. Beauvallet, M. Régnier, M. Got, M. Monrose, ont tous écrit et même signé des ouvrages dramatiques. On a jeté leurs noms au public, au milieu des applaudissements. Et, lorsqu’ils viennent déposer dans l’urne du scrutin leurs petites boules blanches, rouges ou noires, personne ne les prendra pour un comité d’aveugles occupé à juger des couleurs. Il y a même des femmes à la Comédie-Française qui pourraient voter comme des auteurs. Et, si le régisseur général, M. Dubois-Davesne, était admis à donner sa voix, nos écrivains auraient mauvaise grâce à se plaindre, car il a été applaudi comme eux et avant eux.

Tu vas pour sûr me demander l’explication de ces trois couleurs, noire, rouge et blanche, qui servent au vote du comité. Le noir et le blanc s’expliquent d’eux-mêmes : l’un veut dire refusé, l’autre reçu. Mais le rouge ? Le rouge, ma chère cousine, est la couleur de la politesse. Une boule rouge dit à l’auteur, avec tous les ménagements imaginables : « Monsieur, votre pièce n’est pas de celles qui peuvent réussir chez nous. Cependant, comme vous n’êtes pas le premier venu, et que nous sommes gens bien élevés, nous n’avons garde de vous infliger la honte d’un refus. Il vous est permis de dire, en sortant d’ici, que l’ouvrage est reçu à correction. Ne vous y trompez pas cependant, et ne perdez pas votre temps à le corriger : vous nous mettriez dans la nécessité de l’accabler sous nos boules noires. Si nous l’avions cru corrigible, nous lui aurions donné des boules blanches, en vous priant tout bas de le corriger. » Ce petit discours te montrera que la politesse et la Comédie-Française habitent sous le même toit. Que t’en semble, cousine ? savais-tu que les comédiens fussent gens si délicats ?

Nos petites villes jugent fort mal ces excommuniés, parce qu’elles n’en connaissent guère que le rebut. Je t’assure que, si tu pouvais pénétrer pour une heure dans les coulisses du Théâtre-Français, ton opinion changerait du tout au tout. Tu t’imagines probablement qu’on s’y promène le chapeau sur la tête ? Pas plus qu’à l’église, ma chère amie. Tu crois que ces messieurs et ces dames se tutoient comme au théâtre de la foire ? C’est encore une illusion à rayer de tes papiers. Sache que le foyer de la Comédie est un des salons les plus corrects de tout Paris. On n’y vient pas en pantalon crotté ; on n’y a dit en vingt ans qu’un seul gros mot. La conversation n’y est pas collet monté comme au Gymnase : le Gymnase, c’est la famille ; la Comédie-Française, c’est le monde. Une liberté assez galante anime le discours, mais la plaisanterie a des limites qu’elle ne franchit jamais.

On y voit et l’on y entend des hommes qui sont, par leur tenue et leur caractère, des gentlemen accomplis, quoique le public les appelle Bressant tout court, Leroux tout court, Maillart tout court, Delaunay tout court. Je m’arrête au quatrième, parce qu’il me faudrait nommer à peu près tout le monde. Parmi les maîtresses de la maison, qui font séparément les honneurs du salon commun, il y en a qui ne sont pas seulement des artistes de premier ordre, mais encore des femmes célèbres, comme madame Augustine Brohan. Il y a des ingénues qui gardent pour un mari problématique leur innocence natale ; de vraies ingénues sans reproche, et qui mériteraient ce titre glorieux même à Quévilly. Ingénues savantissimes, cela va de soi : on n’étudie pas Molière, Regnard et Beaumarchais sans que la vertu se dérouille et s’aiguise au frottement de ces libres génies. Mais on est plus forte contre le danger lorsqu’on le voit chaque soir de tout près. Je pourrais te nommer ces jeunes filles dignes d’éloges ; j’aime mieux m’en abstenir : non que la liste soit trop longue ; mais, en citant les ingénues en qui j’ai foi, je craindrais de désobliger les autres.

Le salon est d’un grand aspect et d’une élégance noble. Les beaux marbres n’y manquent pas, ni les toiles de prix. Tout le passé de la Comédie y entoure les vivants d’une sorte d’auréole. Les peintres et les sculpteurs ont fixé, au profit de la génération nouvelle, cette gloire du théâtre, la plus brillante de toutes, et la plus fugitive aussi. Un artiste vivant, qui s’est fait un grand nom dans la comédie et un beau nom dans la peinture, M. Geffroy, a peint pour ce salon deux tableaux justement célèbres.

Les amis de la maison, ceux qui entrent par la porte fermée au public, sont des écrivains, des avocats, des médecins, des peintres. La plupart se sont fait une douce habitude de ce salon tranquille où l’on peut perdre une partie d’échecs contre cet excellent M. Provost, tout en promenant ses yeux sur les plus belles épaules et les plus jolis visages de Paris. Ils y viennent tous les soirs. Cependant la réunion n’est pas nombreuse à l’ordinaire : souvent même, elle est assez intime pour qu’on se mette en rond devant la cheminée et qu’on engage une conversation générale. On raconte les bruits de Paris, on s’égaye au bénéfice du prochain ; on débat une question d’art ou de littérature ; on raconte des histoires. Les conteurs se font rares de jour en jour ; lorsqu’on n’en trouvera plus dans les salons du monde lugubre, on pourra venir en chercher là. De temps à autre, au plus beau du récit, le narrateur et les auditeurs sont interrompus par une voix respectueuse : « Mesdames et messieurs, le troisième acte est commencé! »

Le foyer a ses grands jours, ses fêtes simples ou carillonnées. Le Mariage de Figaro est toujours une petite fête. Chacune des jeunes femmes qui jouent dans la pièce attire un certain nombre d’amis, d’admirateurs ou d’amoureux. Mais la plus grande solennité est toujours la représentation du Malade imaginaire. Toutes les jolies artistes du théâtre sont tenues de figurer dans la cérémonie, et elles ont soin d’arriver avant l’heure. Il faut voir l’affluence d’habits noirs et de gants paille ! Mais aussi, quel régal pour les yeux et les oreilles ! Le beau rire argentin de madame Augustine Brohan, ce rire sans pareil qui a la vertu miraculeuse de ressusciter Molière ; et les grands yeux rêveurs de mademoiselle Favart, et la beauté sans égale de mademoiselle Riquier, et la malice pétillante de mademoiselle Fix, et la candeur mutine de mademoiselle Emma Fleury, et le joli museau fripon de mademoiselle Figeac, et la perfection opulente de cette admirable Madeleine ! J’oublie une bonne moitié du spectacle, mais en vérité il n’en faudrait pas le quart pour troubler la raison des sept sages de la Grèce.

Que si tu es curieuse de savoir où la Comédie-Française va chercher toutes les merveilles dont elle est peuplée, je te répondrai : un peu partout. Le Conservatoire en fournit un certain nombre. Madame Augustine Brohan, par exemple, n’a fait qu’une enjambée, de la classe de M. Samson jusqu’au théâtre où elle règne. M. Got, après avoir fait des études brillantes à Charlemagne, et remporté des prix au concours général, a pris le même chemin pour atteindre le même but. Beaucoup d’autres, et les plus nombreux sans contredit, ne sont arrivés ici qu’en traversant la province et les théâtres de genre. Ainsi, M. Bressant est venu du Gymnase et madame Guyon de la Porte-Saint-Martin.

Le Conservatoire a cela de bon, qu’il est, à proprement parler, l’école de la Comédie-Française. On ne peut pas en dire autant des théâtres secondaires de Paris. Un simple écolier qui s’est exercé à bien dire Racine ou Molière dans la classe de M. Régnier ou de M. Provost, ne sera pas dépaysé s’il arrive du premier bond au théâtre de ses maîtres. Mais un artiste accoutumé à réciter la prose de M. Thiboust dans le voisinage de M. Hyacinthe, fera d’abord une pauvre figure au numéro  4 de la rue Richelieu. Certes, M. Bressant avait étudié à une école fort estimable, et cependant il lui a fallu du temps pour se rompre à la comédie classique. Madame Guyon, la plus grande actrice des boulevards, n’a pas encore pris le la du Théâtre-Français.

La transition serait plus douce et moins dangereuse si les théâtres de drame avaient le droit de jouer Racine et Corneille ; si le Gymnase, le Vaudeville et les Variétés étaient autorisés à donner Regnard, Molière et Marivaux. La Comédie-Française conserve avec un soin jaloux le privilége de représenter les grands classiques, sans songer qu’elle se fait tort à elle-même. Pourquoi défend-elle au Gymnase de donner Tartufe, au Vaudeville de représenter le Misanthrope, aux Variétés d’essayer le Légataire ? Ces théâtres n’abuseraient pas de la permission, mais je pense qu’ils en useraient un peu de temps à autre. Pour moi, je serais ravi de voir madame Rose Chéri dans Elmire, M. Félix dans Alceste, madame Fargueil dans Hermione, M. Derval dans Philinte, M. Dupuis dans Dorante, et même M. Lassagne dans Mascarille.

Si un bon décret impérial disait que les chefs-d’œuvre du répertoire appartiennent à tout le monde, on ne verrait plus tel théâtre s’encroûter dans un genre absurde, tel comédien oublier le français pour apprendre un jargon barbare. Les auteurs qui travaillent pour les scènes de drame et de genre seraient rappelés au bon sens et au bon goût par le voisinage des maîtres ; le public le plus modeste et le plus ignorant accepterait de bonne grâce la représentation d’un chef-d’œuvre : ceux qui l’ont vu applaudir Racine et Corneille aux spectacles gratuits ne me contrediront pas sur ce point. Et le Théâtre-Français aurait dans toutes les scènes de Paris des succursales qui ne lui feraient aucun tort, et des pépinières qui lui feraient du bien. Amen.

Chargement de la publicité...