Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine
XX
LA DÉMOCRATIE IMPÉRIALE
Le gouvernement de la France est démocratique et absolu. — L’ancienne monarchie. — Les associés du pouvoir royal. — A quelles conditions on pouvait régner sur la France. — La révolution abroge le droit divin et proclame le droit du peuple. — L’Europe monarchique se révolte contre ces nouveautés. — La France choisit un chef militaire. — La coalition est la plus forte. — Restauration. — Révolution bourgeoise de 1830. — La bourgeoisie règne pour son compte. — Révolution de 1848. — Faiblesse du parti démocratique. — Les vieux partis s’accordent contre la démocratie. — Élection d’un président. — Résistance de la démocratie. — Influence des partis vaincus. — Dix ans de réaction. — Expédition de Rome au dehors et au dedans. — Initiative de l’empereur et retour aux principes de 89. — Campagne d’Italie au dedans et au dehors.
Ma chère cousine,
Le spectacle des affaires publiques est assez curieux pour mériter un quart d’heure d’attention.
Nous avons un gouvernement absolu et démocratique. On peut même affirmer, sans trop de paradoxe, qu’il se fait plus démocratique à mesure qu’il devient plus absolu. Un prince élu par la majorité du peuple, en vertu d’un principe révolutionnaire, gouverne le pays dans l’intérêt du plus grand nombre et continue l’œuvre de la révolution française.
Depuis l’origine de notre nation jusqu’à l’année 1789, la majorité des citoyens a obéi par habitude, par bonhomie, par ignorance, à une monarchie théocratique et aristocratique. Théocratique, car le roi régnait par la grâce de Dieu, comme le délégué d’une puissance invisible et surnaturelle qui le sacrait par la main de ses prêtres. Aristocratique, car le souverain s’appuyait sur le dévouement intéressé d’une classe privilégiée.
En ce temps-là, le roi n’était pas tout à fait maître, mais la majorité de la nation était parfaitement esclave. Le roi devait une certaine obéissance à Dieu, c’est-à-dire aux prêtres, et une certaine déférence à la noblesse. Bon gré mal gré, il fallait compter avec ces deux puissances collatérales, et quelquefois rivales de la royauté. La noblesse ne craignait pas d’entrer en campagne contre Louis XI, Louis XIII et Louis XIV enfant ; sans parler des petites conspirations qui remplissent notre histoire. Le clergé régna sur les rois et les contraignit d’exécuter les volontés de Dieu, c’est-à-dire les siennes. Rien n’était plus logique ni plus conforme aux principes de la monarchie. Lorsqu’on règne par la grâce de Dieu, on est tenu d’exécuter ses commandements, et au besoin de leur prêter main-forte. Cette théorie est admirablement développée dans un chef-d’œuvre de Bossuet : la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. L’évêque de Condom ne fit que résumer en un corps d’ouvrage les idées qui avaient été de tout temps imposées par le clergé catholique et subies par les rois de la France.
De toute antiquité, nos souverains par la grâce de Dieu ont eu des gendarmes, des dragons et des bourreaux au service de l’Église. Je ne veux pas remonter jusqu’à Charlemagne, qui punissait de mort la rupture du jeûne, ni jusqu’à ce roi très-pieux qui perçait d’un fer rouge la lèvre des blasphémateurs. Relisez seulement l’histoire du XVIe siècle, écrite en lettres de sang, sous la dictée de la cour de Rome. Rappelez-vous que notre Henri IV, après avoir échappé aux dangers de la Saint-Barthélemy, menaça de la peine de mort les bouchers qui vendraient de la viande en carême. Il ne pouvait faire moins, du jour où il régna par la grâce de Dieu. Louis XIV, le mieux obéi de tous les maîtres, employa une partie de son règne à se défendre contre les empiétements de l’Église et l’autre à venger par le fer et par le feu les intérêts de l’Église.
Ce grand prince, élevé par les prêtres, se regardait comme un député du ciel, et, quoiqu’il eût souvent maille à partir avec ses électeurs, il accomplissait fidèlement un mandat impératif. Louis XV, qui ne croyait pas en Dieu, défendait aux philosophes de penser comme lui, car l’athéisme aurait sapé les fondements de son autorité. Jusqu’aux derniers jours du droit divin, jusqu’à la veille de 89, le roi maintint les priviléges de la noblesse et du clergé, fit brûler des sorciers pour la grande gloire de Dieu et conserva des serfs sur la terre de France. C’est l’Assemblée constituante qui eut la gloire de mettre en liberté les derniers esclaves. Ils vivaient en Franche-Comté, et ils appartenaient à un couvent de moines. Jamais peut-être les rois n’auraient osé accomplir cet acte de justice, de peur de susciter la colère de Dieu.
La Révolution abrogea le droit divin et proclama le droit du peuple. Depuis longtemps déjà, l’absurdité du vieux principe était admise par tous les bons esprits. Quelques penseurs hardis avaient lancé, dès le XVIe siècle, des protestations un peu déclamatoires. Sous Louis XIV, un grand homme peu connu aujourd’hui, le pasteur Jurieu, établit avec une logique invincible ce principe de la souveraineté nationale, qui fut prêché par Rousseau, adopté par la nation, décrété par la Convention. Principe aussi vieux que la raison humaine ; admis sans contestation par les philosophes de l’antiquité, mais étouffé, durant plusieurs siècles, par la double oppression de la force et de la foi.
L’Église nous avait appris que les uns naissent pour commander, les autres pour obéir ; celui-ci pour encaisser les impôts, celui-là pour les verser dans la caisse et pour rendre à César ce qui n’appartient point à César. La Révolution a décidé, conformément aux lois de la nature, qu’il n’y avait ni maîtres ni sujets, mais des citoyens égaux entre eux, nés pour s’aider les uns les autres et vivre en paix.
Il était naturel que tous les souverains de l’Europe, tous les rois par la grâce de Dieu prissent les armes contre une doctrine formidable qui menaçait de les détrôner. De là cette coalition qui faillit écraser la république française. La nation dut se défendre ; elle s’organisa en armée et remit tous ses pouvoirs aux mains d’un général, imperator. Napoléon, quel que soit l’usage et l’abus qu’il a faits de son pouvoir et de son génie, n’a jamais été, en droit, que le premier magistrat d’une démocratie. Sa légitimité n’avait pas sa source dans le droit divin, mais dans le droit national. Il régnait par délégation du seul souverain qui n’abdique jamais : le peuple.
La coalition fut plus forte que lui. Les armées de la vieille Europe entrèrent chez nous, la baïonnette en avant, et nous imposèrent la monarchie du droit divin, à laquelle personne ne croyait plus.
Louis XVIII et Charles X régnèrent quinze ans, grâce à la fatigue et au découragement du peuple. Ils s’appuyèrent, suivant l’usage de leurs ancêtres et le principe de leur pouvoir, sur la noblesse et l’Église, roseaux fêlés, appuis débiles qui ne pouvaient les soutenir longtemps. Une force nouvelle grandissait autour de la monarchie et contre elle. La bourgeoisie, fière du rôle qu’elle avait joué en 89, enrichie par la vente des biens nationaux, éclairée par la lecture des philosophes du XVIIIe siècle, battit en brèche les derniers représentants du droit divin, et les culbuta en 1830.
Elle les avait renversés par la main du peuple, au nom des principes de 89 et de la souveraineté nationale. Mais, lorsqu’elle aperçut le trône vide, elle s’avisa qu’un trône est un siége confortable, et elle s’assit. Durant dix-huit années, la souveraineté nationale fut confisquée par la bourgeoisie à deux cents francs. La classe la plus riche et la plus éclairée de la nation se couronna elle-même dans la personne de Louis-Philippe. Elle administra à son profit les affaires du dedans et du dehors, sans nul souci des besoins ni des sentiments du menu peuple.
La nation est fière de son drapeau ; elle aime la gloire ; elle souffre impatiemment les mépris de l’Europe : la bourgeoisie officielle adopta la paix à tout prix et rangea modestement la France parmi les puissances de troisième ordre. Le peuple n’était pas heureux ; il manquait de vêtements chauds, de bas de laine, et de mille choses nécessaires à la vie : la bourgeoisie régnante maintint énergiquement un système de monopoles dont elle tirait grand profit. Le peuple est désireux de prendre part aux affaires publiques, depuis qu’il sait que c’est son droit : l’oligarchie bourgeoise eut soin de le tenir à l’écart. Elle se réunissait dans deux Chambres, où elle faisait de beaux discours ; elle décida, de concert avec son roi, que les grands hommes sans argent ne seraient point admis à ces réunions.
Je dois dire à la louange de la bourgeoisie parlementaire que, durant ces dix-huit années, elle se défendit énergiquement contre les invasions de la noblesse et du clergé. Le pouvoir lui semblait si bon, qu’elle n’admettait personne au partage. Mais, un beau matin, le petit peuple, qu’elle oubliait un peu trop, lui rappela qu’elle ne régnait ni par la grâce de Dieu, ni par la volonté nationale. Cet événement se rapporte à l’année 1848.
La France fut pendant quelques mois dans le même état que sous la Convention nationale. Chaque citoyen reprit la part de souveraineté qui lui revenait de droit, et mit la main aux affaires du pays. Neuf cents députés, véritablement élus par le vrai peuple, arrivèrent à Paris pour aviser à toutes les nécessités du dedans et du dehors. Je crois même qu’ils rédigèrent ensemble une constitution démocratique dont on pourrait trouver quelques exemplaires dans les bibliothèques.
Mais le parti démocratique n’avait guère pour lui que le bon droit. Il était faible, divisé, et pauvre en hommes de génie. Pour comble de malheur, il traînait à sa suite une queue de principes faux, de théories subversives et d’utopies absurdes.
Tandis qu’il s’agitait inutilement, sans ordre, sans lien, ses ennemis s’organisaient à merveille. Les partisans du droit divin, renversés en 1830, et les chefs de la bourgeoisie censitaire détrônés en 1848, se liguaient contre l’ennemi commun. On vit, dans une maison de la rue de Poitiers, les meneurs de la noblesse, du clergé et de la boutique, former une association fraternelle et travailler ensemble au renversement de la République.
Les uns rêvaient le retour de la monarchie de droit divin et de cette race de saint Louis dont la Providence nous conserve un rejeton en Allemagne. Les autres ne voulaient pas remonter si haut. Ils se seraient contentés d’un de ces princes d’Orléans qui ont régné si bourgeoisement au profit de la bourgeoisie. En attendant, pour réveiller chez nous l’esprit monarchique, ils décidèrent que la République serait gouvernée par un président.
Il se présenta un candidat de qui le nom, par un hasard merveilleux, avait une triple signification. C’était un prince d’origine démocratique. Le chef illustre de sa maison avait relevé le principe d’autorité et rétabli le culte catholique : deux recommandations toutes-puissantes aux yeux des partis qui regrettaient le passé. Mais son plus grand prestige était dans les souvenirs de gloire inséparables du nom de Napoléon. Le corps de la nation, ces paysans et ces ouvriers qui entretenaient pieusement, depuis 1815, le feu sacré du patriotisme, votèrent comme un seul homme pour ce candidat de la gloire. La bourgeoisie déchue et les champions du droit divin l’appuyèrent de toute leur influence, espérant qu’il relèverait le principe d’autorité et remplirait dignement l’interrègne, en attendant mieux. Les vieux partis poussèrent la complaisance jusqu’à offrir leurs services au président de la République, persuadés que, s’ils mettaient la main aux affaires, ni la République, ni le président ne dureraient longtemps.
Un seul parti résista obstinément à toutes les séductions du nom et de l’homme : ce fut le parti démocratique. Ceux qui avaient inutilement cherché à fonder la république de 1848 ne voulurent voir qu’un ambitieux, un prétendant, un prince, dans l’élu du suffrage universel. L’alliance de Louis-Napoléon avec les vieux partis explique cette erreur, qui faillit creuser un abîme entre la démocratie et son nouveau chef. On oublia que ce prétendant avait dit autrefois, dans un procès fameux : « Je représente un principe, l’appel au peuple. » On ne se souvint plus du jugement de Carrel sur ce prince écrivain qui débuta dans le journalisme par des écrits démocratiques où circule librement la séve audacieuse de 89. La guerre fut violente et finit par un événement que le vainqueur lui-même a sans doute déploré.
Ce malentendu nous a procuré dix années de réaction antidémocratique. Napoléon III, malgré les tendances de son esprit et l’origine de son pouvoir, a dû s’appuyer sur les partis du droit divin et du droit bourgeois. Il a dû faire au clergé, qui le soutenait sans l’aimer, des sacrifices énormes. Il a dû prendre des mesures sévères contre la liberté de la presse. Il n’a pas été en son pouvoir de défendre l’Université, fille de Napoléon Ier, contre ses éternels ennemis. A cette malheureuse expédition de Rome, qui écrasait dans son œuf une démocratie légitime, il a fallu faire succéder, sur la réclamation énergique des vieux partis, une expédition de Rome à l’intérieur.
Lorsqu’on pourra envisager sans passion l’histoire de ces dix dernières années, on sera frappé de voir à toute heure un démocrate très-libéral comprimer une majorité qu’il aime et dont il est aimé, pour la satisfaction d’une minorité qui le hait. L’esprit démocratique qui est le fond même de Napoléon III, se trahit par échappée, toutes les fois que l’initiative personnelle trouve une petite place. Voyez la lettre à M. Edgard Ney, après l’expédition de Rome. Rappelez-vous cet acte éclatant par lequel le souverain de la France a épousé une personne de grande famille et de grand cœur, mais qui n’était pas de sang royal. Y a-t-il rien de plus démocratique au monde que ces discours, ces brochures, ces articles du Moniteur, qui établissent comme un dialogue quotidien entre le prince et la nation ?
Il semble qu’à la fin les tendances personnelles de Napoléon III aient surmonté tous les obstacles. Les vieux partis ont perdu leur influence sur le prince aussi bien que sur le pays. Le jour où l’empereur partit pour la guerre d’Italie, le peuple se jeta en foule autour de sa voiture avec des acclamations et des larmes. Ce fut, si je ne me trompe, le premier jour de vraie popularité. Les vieux partis boudaient dans un coin, je ne sais où. Le prince marchait à l’accomplissement d’une grande œuvre démocratique et libérale ; la nation applaudissait de toutes ses mains ; tous les cœurs battaient à l’unisson ; il n’y avait plus personne entre la France nouvelle et le chef qu’elle s’est choisi.
Après les victoires de Magenta et de Solferino, l’empereur a commencé, si je ne me trompe, une campagne d’Italie à l’intérieur. La réforme des lois douanières, l’essor donné aux grands travaux d’utilité nationale sont, pour ainsi dire, un Magenta et un Solferino démocratiques. Si les Autrichiens du dedans, c’est-à-dire les vieux partis, s’obstinent dans leur attitude rogue, s’il n’intervient entre la démocratie et le droit divin aucun traité de Villafranca, la France est en bonne voie.
Nous ne marcherons pas sans quelques difficultés dans cette route nouvelle. Il est aussi impossible de changer en un jour la pente d’un gouvernement que de rejeter en arrière un train lancé à grande vitesse. Les instruments du pouvoir sont tous ou presque tous choisis sous l’influence des vieux partis, et dans leur sein. L’administration est ici légitimiste, là orléaniste, presque partout ultramontaine et soumise aux influences cléricales. Mais je me figure qu’un souverain et une nation qui s’entendent sur les principes auront bon marché des ennemis communs qui les séparent.
XXI
ABD-EL-KADER ET LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
Ma chère cousine,
La sagesse des nations a beau dire qu’il ne faut jamais parler des absents, nous dirons quatre mots d’Abd-el-Kader et de la liberté de la presse, quoique l’un et l’autre soient assez loin de nous.
J’aime le noble émir, sans l’avoir jamais vu. J’aime aussi la liberté de la presse, quoique je l’aie vue en mars 1848.
Elle est très-désirable et très-utile ; elle est très-honorable pour les peuples ; elle honore aussi les princes qui sont assez forts pour la supporter ; elle établit un commerce de vérités et un échange de bons offices entre les souverains et les sujets.
Quant à moi, je vouerais une reconnaissance éternelle au gouvernement qui me permettrait de tout dire ; non-seulement à moi, mais à tous ceux qui tiennent une plume, sans excepter M. Louis Veuillot. M. Veuillot est convaincu, j’aime à le croire. Les théories qu’il développait sont absurdes aux yeux de bien des gens, mais il les croyait bonnes, puisqu’il les publiait. C’était des vérités, au moins pour lui. Il est pénible et presque dégradant de se sentir les mains pleines de vérités et de n’oser les ouvrir. Or, nous en sommes tous là, nous autres gens de plume. Et cette multitude de vérités, vraies ou fausses, que la loi nous interdit de publier, nous procure au creux de la main des démangeaisons intolérables.
Nous maudissons de bien bon cœur toute espèce de censure : non-seulement la censure dramatique, qui coupe maladroitement dans une comédie le trait que nous aimons le mieux ; non-seulement la censure du colportage, qui nous interdit de vendre au peuple des campagnes le petit livre que nous avions écrit exprès pour lui, mais aussi la censure de l’imprimeur timide qui refuse de nous mettre sous presse parce qu’il craint pour son brevet ; la censure du rédacteur en chef, qui nous sabre la moitié d’un article, la meilleure, et pourquoi ? parce que le journal a déjà reçu deux avertissements et qu’une phrase mal interprétée peut réduire à zéro un capital de plusieurs millions.
Oui, toutes les restrictions qu’on apporte au droit d’écrire sont une gêne horrible pour l’écrivain. Il est si doux et si naturel d’offrir librement au public les fruits de notre cerveau, tels que nous les avons mûris !
L’empereur Napoléon III, qui a été choisi pour régner sur la France, est assurément de la même opinion que nous. Quoiqu’il soit né au palais des Tuileries, il a été écrivain longtemps avant de devenir empereur. Il a eu les mains pleines de vérités nouvelles et hardies, et il les a ouvertes toutes grandes. Comme nous, il s’est froissé plus d’une fois aux entraves légales de la pensée ; il a vu ses écrits arrêtés par la douane ou saisis par la police ; il a maudit les obstacles et rêvé la liberté de la presse. Lorsqu’il relit ses œuvres complètes, il éprouve assurément, comme le dernier d’entre nous, le plaisir très-noble et très-libéral de voir sa pensée intacte et sans coupure.
Il est donc, comme nous, pour la liberté de la presse, et je ne croirai jamais que l’avancement rapide où il est parvenu lui ait fait oublier les aspirations légitimes et les droits sacrés de l’écrivain. Il nous rendra à tous ce franc parler dont il use si noblement lorsqu’il écrit à M. de Persigny. Il nous le rendra, car il a promis de nous le rendre. Peut-être même la chose serait-elle faite depuis quelque temps, n’étaient certaines objections que l’empereur entend faire autour de lui.
On lui dit que la liberté de la presse ne peut être que le couronnement de l’édifice impérial, et qu’il manque plusieurs étages à l’édifice. « Il est certain, lui dit-on, qu’il nous reste beaucoup à faire. Un édifice de grandeur militaire, de diplomatie ouverte, d’égalité, de prospérité, de paix intérieure et extérieure ne s’achève pas en un jour. Et ceux qui nous pressent de poser le couronnement, sans nous laisser le temps de consolider la base, sont ceux qui souhaiteraient de voir écrouler l’édifice. »
A ces conseils d’une sagesse un peu excessive, je répondrai, si l’on veut bien me le permettre, par l’histoire d’Abd-el-Kader.
Lorsque Abd-el-Kader se soumit à la France, la nation, par l’organe de ses généraux et de ses princes, jura de lui laisser la liberté.
Provisoirement, on le mit en prison ; mais il était bien entendu que le vaillant émir de l’Afrique, le Jugurtha de l’histoire moderne, s’en irait seul et sans geôliers vivre à sa guise en pays musulman.
Le roi Louis-Philippe, honnête homme au fond et bonhomme, était bien décidé à tenir sa parole. Mais les conseillers de la monarchie protestèrent, au nom de la raison d’État, contre cet acte de loyauté. « Sire, disaient-ils d’une commune voix, il importe au salut de la France que vous violiez votre serment. Les Anglais, dont l’amitié nous coûte si cher, n’attendent qu’une occasion de nous prouver leur haine. Si l’émir était libre aujourd’hui, demain l’Algérie serait en feu ! » Le roi crut et céda, croyant agir en politique. Il retint son prisonnier contre la foi jurée, et il s’applaudissait naïvement d’avoir sauvé ses possessions d’Afrique, lorsqu’un accident de 1848 lui ravit la France et l’Algérie d’un seul coup.
Le prince Louis-Napoléon, président de la république de 48, répara cette injustice. La compassion, l’équité et une certaine droiture de cœur assez rare chez les princes, lui conseillèrent une bonne action, et il ne prit point d’autres conseils. Il eut un mouvement honnête ; il suivit son penchant, sans tenir compte de la raison d’État ; il remplit l’engagement contracté par un autre : Abd-el-Kader reçut la liberté et cent mille francs de rente.
Qu’arriva-t-il ? L’Angleterre ne fit pas tourner contre nous cet acte de générosité spontanée. Personne ne mit l’Algérie en feu. Jugurtha vécut honorablement du revenu que nous lui avions assuré. Je dis plus : il nous aime et le prouve. La gratitude parle plus haut chez lui que le fanatisme musulman. Il défend nos consuls, recueille nos nationaux, protége nos protégés, et mérite à son tour notre reconnaissance.
Si Louis-Napoléon avait soumis son cœur et sa conscience à la raison d’État, il y aurait dix mille chrétiens de moins en Syrie.
Combien de nobles cœurs, combien d’esprits d’élite, combien de citoyens excellents manqueraient à la France, sans l’amnistie de 1860 ! Un funeste malentendu s’était élevé entre la démocratie et son chef. Le gouvernement du 2 décembre, suivant l’exemple déplorable que les chefs de la République avaient donné en juin 1848, expulsa de leur patrie tous les hommes en qui il voyait ses ennemis.
Le temps marcha, les années se succédèrent, les craintes se calmèrent, les rancunes faiblirent, la gloire de notre armée confondit dans une commune joie les citoyens de tous les partis ; cependant nos exilés n’osaient rentrer en France. On assure que, si la porte restait fermée, ce n’était pas l’empereur qui gardait les clefs dans sa poche. Tous les ans, le 14 août et le 31 décembre, il témoignait la résolution de décréter une bonne amnistie ; mais la plupart des conseillers poussait de grands cris : « Aujourd’hui l’amnistie, demain les barricades ! » Ainsi parlaient les sages défenseurs de la raison d’État.
Un beau matin, l’empereur, qui n’a d’autre Cavour que lui-même, signa le décret d’amnistie et rappela les exilés. On ne fit point de barricades, et le trône impérial se trouva plus affermi.
L’annexion des Romagnes au Piémont, le traité de commerce avec l’Angleterre, ont excité des craintes presque aussi vives et tout aussi frivoles. Les conseillers très-timides d’un prince très-hardi voyaient déjà les paysans de la Bretagne entraînés par leurs prêtres, et les ouvriers de Rouen soulevés par leurs patrons. Le saint-père a perdu les Romagnes, nos manufacturiers ont perdu les priviléges exorbitants qui les faisaient trop riches à nos dépens, et l’ordre règne dans toute la France. Les Bretons piochent la terre ; les Rouennais filent le coton.
Je me figure que la liberté de la presse ne serait pas une nouveauté plus dangereuse que tant d’autres, et que, si l’empereur nous l’accordait un beau matin, sans prendre conseil de personne, il affermirait son trône au lieu de l’ébranler.
J’ai dit : sans prendre conseil de personne, car je crois connaître l’opinion de tous les conseillers de l’Empire, et la voici, résumée en quelques mots :
« C’est le propre de l’opposition de dire au gouvernement : « Donnez-moi des bâtons pour vous battre. » Tous les gouvernements, usant du droit de légitime défense, répondent à l’opposition : « Je ne vous donnerai des bâtons pour me battre que si vous êtes assez forts pour venir les prendre. » Interrogez les chefs les plus illustres du parti soi-disant libéral, M. Guizot, par exemple, et M. Thiers. Ils ont dirigé le gouvernement et mené l’opposition, tour à tour. Comme opposants, ils ont toujours demandé la liberté de la presse ; comme gouvernants, ils l’ont toujours refusée.
» M. Guizot prépara contre la presse la loi du 21 octobre 1814 : il était alors secrétaire général de l’intérieur, sous le ministère de M. de Montesquiou. Cette loi servit de modèle aux ordonnances de 1830, que M. Guizot combattit énergiquement, parce qu’il n’était plus au pouvoir. M. Thiers, en 1830, défendait la liberté de la presse. Il mit sa tête au bas de la protestation du National : il était de l’opposition. Cinq ans plus tard, il combattit comme un lion pour les lois de septembre : il était ministre.
» Aujourd’hui, M. Guizot et M. Thiers sont également passionnés pour la liberté de la presse, car ils ne sont ministres ni l’un ni l’autre. Nous qui le sommes et qui avons l’honneur de servir un gouvernement fort au dedans et au dehors, pourquoi imiterions-nous la couardise de ces boutiquiers de 1848 qui écrivaient sur leur devanture : Armes données ! Nous avons une tâche à accomplir ; il nous faut du repos et de la sécurité. Que penseriez-vous d’un homme qui aurait sur les bras une besogne délicate, et qui permettrait aux importuns de venir incessamment le tirer par la basque de son habit ?
» Si nous accordions bénévolement à nos ennemis cette liberté qu’ils réclament, croyez-vous qu’ils s’en serviraient pour nous, ou contre nous ? Se borneraient-ils à demander quelques réformes, à censurer quelques abus, à nous conseiller les mesures les plus propres à nous affermir ? Ils commenceraient par là, selon toute apparence ; mais, avant six mois, ils auraient si bien vilipendé les instruments du pouvoir, les préfets, les ministres, la famille impériale et l’empereur lui-même, que nous serions tous discrédités dans l’esprit de la nation. Or, il y a des prétendants à l’étranger. Ces prétendants ont ici leurs amis, leurs clients, leurs fanatiques, leurs avocats, leurs banquiers, leurs ministres in partibus infidelium, et nous serions de grands fous si nous leur permettions d’y avoir leurs journaux ! »
J’ai analysé, sans l’affaiblir en rien, l’argumentation des conseillers très-sages. Elle est spécieuse, elle est solide ; je n’entreprends pas de la réfuter, et je crois que ces raisons me paraîtraient sans réplique, si j’étais ministre.
Mais, si j’étais le souverain d’un pays comme la France, élu et réélu par sept ou huit millions de citoyens, confirmé dans mes pouvoirs à chaque élection partielle par la nomination des candidats que j’ai présentés, je verrais peut-être les choses d’un peu plus haut et je raisonnerais moins timidement.
La grande majorité de la nation française se compose de paysans et d’ouvriers. Cette multitude que M. Thiers appelait « la vile multitude » et que tous les gouvernements, sauf 93 et 48, ont écartée de la vie politique, est la base solide et inébranlable du gouvernement impérial. Les paysans, les ouvriers et les soldats, qui sont des paysans et des ouvriers en uniforme, ont fondé par leurs votes le second empire français. Ils ont adopté la dynastie nouvelle, qui, de son côté, a pour eux des soins tout particuliers. Ils la soutiendront fidèlement et lui demanderont peu de chose. Pourvu que le nom français soit respecté en Europe, que la religion ne soit ni persécutée ni persécutrice, et que chacun puisse vivre en travaillant, ils voteront et combattront pour Napoléon III et sa postérité. Combien ne faudrait-il pas de premiers-Paris, d’entre-filets, de variétés et de feuilletons pour entamer la fidélité de ces braves gens, qui, d’ailleurs, ne lisent guère que les almanachs ? Ouvriers, paysans, soldats sont et seront longtemps étrangers à ces détails de la politique quotidienne qui se discutent dans les journaux. J’excepte les ouvriers de Paris, qui, par l’aisance et l’éducation, sont souvent de véritables bourgeois.
Quant à la bourgeoisie, cette minorité lettrée, elle adore sincèrement la liberté de la presse. Quel homme ayant de quoi vivre ne s’est frotté les mains en lisant dans son journal une bonne critique bien salée de tel ou tel acte du gouvernement ? Quel rentier doux et pacifique ne s’est pâmé d’admiration devant une charge à fond de train exécutée par un peloton serré de publicistes contre tel ou tel abus ? On relit le journal en famille, on l’envoie à ses amis, on le réclame le lendemain, on le met de côté, on se promet de le relire, et vive la liberté de la presse !
Enfantillage ! d’accord. Mais cette niaiserie puérile cache un besoin sérieux de l’esprit. L’homme a soif non-seulement d’eau et de vin, mais aussi de la parole de l’homme. Nous sommes fiers de lire une chose écrite et imprimée librement. Cela nous relève à nos propres yeux et nous donne une satisfaction innocente, quoique un peu turbulente.
Refuser ce petit plaisir aux honnêtes gens, c’est jeter un levain d’aigreur au fond de leurs esprits. La minorité lettrée, qui n’est pas indispensable à la solidité de l’Empire, mais qui peut beaucoup pour sa grandeur et sa prospérité, s’intéresse aux journaux et aux livres. Sevrez-la violemment, elle sera tentée de prêter l’oreille aux orléanistes et aux légitimistes qui se déguisent en libéraux.
Nous faisons la partie trop belle aux ennemis de la démocratie et de l’Empire. Ils courent de salon en salon, colportant leurs petites doléances. Que regrettent-ils du temps passé ? M. le comte de Chambord ? M. le comte de Paris ? la religion d’État ? le suffrage restreint ? Non. Ils ne regrettent, ils ne réclament, ils ne revendiquent officiellement que la liberté de la presse. « Nous sommes libéraux, » disent-ils ; et on les croit, et on les écoute, et les bourgeois les plus sensés s’oublient quelquefois jusqu’à murmurer avec eux, car il est certain que la liberté de la presse est un bien très-désirable.
Si la presse était libre, les orléanistes et les légitimistes seraient forcés de se montrer tels qu’ils sont, de confesser leurs véritables regrets, d’afficher leurs vraies espérances, et la nation leur rirait au nez en voyant tomber le masque.
Que craignons-nous ? Quand la presse sera libre, les ennemis du gouvernement écriront contre lui : rien n’est plus probable, assurément. Mais nous leur répondrons, et ce serait bien le diable si nous étions battus dans la discussion, quand la raison sera pour nous ! Il n’y a ni raisonnements ni sophismes qui puissent renverser une monarchie populaire, fondée sur le suffrage universel et la volonté de la France.
Mais aujourd’hui, lorsqu’un écrivain des vieux partis publie un livre ou une brochure, lorsqu’il serait facile de le réfuter, de le combattre et peut-être de le battre, une sorte de pudeur nous oblige au silence. Nous nous croisons les bras, nous laissons faire la police qui saisit, la justice qui condamne, la police et la justice qui ne réfutent rien.
Un dernier mot, ma chère cousine. Je pense à l’avenir. Les hommes d’État se formaient jadis à deux écoles : la presse et le parlement. L’empereur Napoléon III s’est entouré de ministres capables et formés à la vieille école. Mais où prendra-t-on les ministres de Napoléon IV, lorsque la presse et le parlement n’existeront plus que de nom ?
XXII
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE
Ma chère cousine,
Depuis que la France est tranquille au dedans et respectée au dehors, on voit flotter dans les salons de Paris et de la province une multitude de petits drapeaux avec ces mots : « Régime parlementaire ! »
Les drapeaux dont je parle ne sont pas tous de la même couleur. Il y en a de blancs, il y en a de rouges ; il y en a beaucoup de tricolores, surmontés du coq orléaniste. On en compte quelques-uns qui portent les armoiries du roi de Naples ou les vénérables clefs de saint Pierre. J’en ai même aperçu (croyez-moi si vous voulez) qui représentent l’aigle d’Autriche, noir sur fond jaune.
La faction qui agite ces divers étendards ornés d’une seule et même devise s’est formée par la réunion de divers partis. Tous les ennemis de l’Empire et quelques ennemis de la France se sont donné le mot pour réclamer unanimement le régime parlementaire. Ils sont descendus pêle-mêle dans le cirque et ils agitent leurs banderillas autour du gouvernement comme autour d’un taureau qu’on effarouche avant de le tuer.
Si l’on faisait le dénombrement de ces jouteurs, on y trouverait des philosophes et des dominicains, des rhéteurs sceptiques et des jésuites, des révolutionnaires à tous crins et des champions de l’ordre à tout prix. Voici des légitimistes qui supprimeraient jusqu’aux noms du parlement, si nous leur permettions de ramener leur roi. Voilà des orléanistes qui ont lutté héroïquement jusqu’en 1848 contre l’impertinence des avocats, des professeurs et des médecins qui réclamaient le droit de suffrage. Voici des législateurs de la rue de Poitiers qui ont voté en 1850 la restriction du suffrage universel. Voilà des hommes du 15 mai qui ont fait consciencieusement tout ce qu’ils ont pu pour jeter le parlement par les fenêtres.
Cette armée sans chefs, recrutée au hasard dans tous les camps de la politique, commencerait par tourner ses armes contre elle-même s’il lui arrivait de perdre ou d’oublier le mot d’ordre.
Les journaux étrangers, ou du moins les journaux de l’ennemi s’unissent de loin à cette croisade. Ils affectent de nous plaindre ; ils répandent leur encre en larmes hypocrites sur le malheur et l’abaissement de la nation française.
« Pauvres gens ! nous disent-ils, vous avez des canons rayés qui portent plus loin que les nôtres et des zouaves qui sont les croquemitaines de nos soldats.
» Votre marine que nous avions coulée avec la coopération du roi Louis-Philippe, est remontée sur l’eau en dix ans. Votre diplomatie, que lord Palmerston faisait passer par le trou d’une aiguille, est devenue plus fière que pas une autre.
» Vos finances sont relevées ; vos emprunts se souscrivent au quadruple ; vos ouvrages publics s’achèvent par enchantement ; vous guérissez par le travail cette plaie de la misère qui est incurable chez nous ; la statistique de vos tribunaux atteste une diminution notable dans le nombre des crimes ; mais nous vous plaignons cordialement, car vous êtes privés du régime parlementaire ! »
S’il est vrai que nous soyons dégradés aux yeux de l’étranger, tous les bons Français (et j’en suis) seront heureux de remonter en grade par la restauration du régime parlementaire.
Mais quel parlement demanderons-nous ? Il faudrait s’entendre sur ce point.
Est-ce le parlement qui coupa la tête de Charles Ier ? Est-ce le parlement qui fit guillotiner Louis XVI ?
Est-ce le parlement-croupion qui opposa cette belle résistance au général Lambert ?
Est-ce la Diète polonaise, ce parlement à cheval où le veto d’un gentilhomme pris de vin annulait toutes les délibérations ?
Est-ce le parlement américain, où le revolver dit son mot dans les discussions les plus frivoles ? où l’orateur doit avoir le coup d’œil juste, moins pour démêler le vrai du faux que pour viser en plein gilet ses honorables contradicteurs ?
Est-ce le parlement prussien, où la Chambre des seigneurs et la féodalité résistent obstinément à toutes les réformes ?
Est-ce le parlement anglais, où la Chambre des lords s’amuse incessamment à défaire les lois à mesure que la bourgeoisie les a faites ? Envierons-nous à nos voisins les priviléges aristocratiques de la Chambre haute ? Importerons-nous en France les bourgs pourris, le suffrage restreint, les élections arrosées de bière et égayées par les coups de bâton ? Nos orléanistes ont pris l’habitude de célébrer le gouvernement anglais. Ils nous l’offrent à chaque instant comme un parfait modèle d’organisation parlementaire. Mais ce qu’ils admirent le plus chez nos voisins est précisément ce que nous voulons empêcher ici : l’oppression de la démocratie.
Le souverain, la noblesse, le haut clergé et la riche bourgeoisie de l’Angleterre s’entendent pour régler à l’amiable les affaires du pays, étouffer les masses, écraser l’Irlande, asservir les colonies. C’est la vieille politique du sénat romain, le plus parlementaire et le plus odieux de tous les gouvernements. L’histoire n’a rien connu de plus injuste, de plus oppressif et de plus anti-démocratique que ce parlement orgueilleux qui fit la conquête du monde. Les plébéiens, les esclaves, les alliés étouffaient sous la pression de ces hommes de bien, ces Brutus, ces Caton ! A chaque instant, le peuple entier se jette dans les bras d’un homme pour qu’il en finisse avec le parlement et fonde la démocratie. Marius, Catilina et bien d’autres l’ont essayé ; César l’a fait.
L’histoire romaine est-elle trop ancienne pour servir d’exemple ? Revenons à nos temps et à notre pays.
Que vous semble du parlement de Louis XVIII et de Charles X ? Regrettez-vous la Chambre des pairs qui remporta une si courageuse victoire sur le maréchal Ney ? Faut-il aller chercher dans le passé la Chambre introuvable, ou la Chambre de 1825, qui vota coup sur coup, dans l’espace de huit jours, la loi du sacrilége et le milliard des émigrés ? Il faut croire que ce régime parlementaire pesait à la France, puisqu’elle a fait une révolution pour le secouer.
J’aime mieux le régime parlementaire dont nous jouissons théoriquement aujourd’hui, quoiqu’il laisse à désirer dans la pratique.
Quatre pouvoirs établis par la Constitution gouvernent la chose publique :
1o L’empereur, élu par la totalité des citoyens et véritable député de la nation ; je ne sache pas qu’aucun roi de France ait régné en cette qualité : Louis XVIII fut mis sur le trône par les alliés, et Louis-Philippe par quelques amis ;
2o Le Sénat, nommé par l’empereur, comme la Chambre des pairs par le roi, comme la Chambre des lords par la reine, comme la Chambre des seigneurs par le roi de Prusse, et le Sénat de Turin par le roi d’Italie ;
3o Le Conseil d’État, nommé par le souverain pour préparer les lois, comme dans tous les pays où il existe un Conseil d’État ;
4o Le Corps législatif, élu directement par toute la nation comme l’empereur lui-même. Il vote les lois et le budget. Il est maître absolu de refuser l’impôt, maître absolu de rejeter les lois qu’on lui présente. L’empereur, le Sénat et le Conseil d’État réunis ne pourraient ni ajouter un article à nos lois, ni décréter un centime d’impôt sans l’aveu du Corps législatif.
Telle est, en théorie, l’organisation actuelle du régime parlementaire.
Je ne crois pas qu’une seule monarchie de l’Europe soit constituée aussi démocratiquement. Il est dit, il est su, il est entendu que la France appartient à la totalité des citoyens français ; que le droit de souveraineté réside dans la nation ; que la nation le confie à un homme ou à une dynastie, en se réservant le droit de le reprendre.
Ce principe, le plus hardi de tous ceux que la Révolution a mis en avant, paraîtrait non-seulement nouveau, mais monstrueux aux souverains les plus libéraux de l’Europe. Et l’aversion de presque tous les princes régnants pour la dynastie napoléonienne n’a pas d’autre cause que ce fond absolument démocratique sur lequel l’empire est assis. Tous les rois et les empereurs vivants règnent plus ou moins par la grâce de Dieu. Ils ont tous la prétention plus ou moins avouée de rester sur le trône et d’y asseoir leurs descendants, lors même que la majorité du peuple en serait mécontente. La France est le seul pays constitué de telle façon qu’une dynastie n’y serait plus ni possible ni légitime le jour où elle n’aurait plus pour elle la majorité des citoyens.
Il suit de là que le Corps législatif, si modeste en apparence, est théoriquement une très-grande autorité dans l’État. N’est-il pas, comme l’empereur, issu du suffrage universel ? On ne s’est jamais demandé ce qui arriverait si une élection générale envoyait au Palais-Bourbon deux cent soixante-sept députés contraires à la dynastie impériale. Qu’une opposition s’élève par accident au sein du Sénat ou du Conseil d’État, la chose n’aura qu’une gravité secondaire, puisque les conseillers d’État et les sénateurs sont des auxiliaires choisis par le souverain. Mais que deviendrait la dynastie, le jour où le Corps législatif, aussi légitime que l’empereur lui-même, refuserait de voter l’impôt ?
Au temps de la monarchie constitutionnelle, le roi fondait son autorité sur quelque chose de supérieur à la volonté du peuple. Rencontrait-il une opposition un peu trop vive dans les députés, il les renvoyait chez eux et disait aux électeurs d’en nommer d’autres. Comme, après tout, les députés ne sortaient pas des entrailles du peuple et qu’ils étaient les élus d’une coterie de deux ou trois cent mille personnes, la dissolution d’une Chambre n’était pas un crime de lèse-nation. Les temps sont bien changés. Que dans cent ans, par exemple, Napoléon V ou Napoléon VI ait le malheur de se brouiller avec la France ! Le Corps législatif lui dira, avec toute l’autorité de la logique : « Les huit millions de Français qui ont donné la couronne à votre dynastie sont morts depuis longtemps ; la génération nouvelle, usant d’un droit imprescriptible, vous invite à vous retirer. »
Nous sommes bien loin d’une telle catastrophe, et chaque élection partielle le prouve clairement. De tous les pouvoirs de l’État, le Corps législatif est peut-être le plus dévoué à la personne et à la politique de l’empereur. C’est sans doute qu’un parfait accord n’a cessé d’exister entre la nation et son chef. Il suffit qu’un candidat se présente au nom du gouvernement pour qu’il soit élu d’emblée. Le paysan, l’ouvrier, le bourgeois se dit dans son gros bon sens : « Puisque l’empereur veut celui-là au Corps législatif, c’est celui-là que nous devons lui envoyer. »
Heureuse intimité ! Trois fois heureux mariage d’un homme et d’une nation ! Mais pour que cette union se prolonge au delà des limites de la lune de miel, il importe que l’empereur se tienne au courant des besoins, des idées et des aspirations de son peuple. La bonne harmonie et la confiance réciproque ne sauraient se conserver qu’à ce prix.
Puisque le gouvernement impérial, par une erreur commune à beaucoup de gouvernements, a cru bon de limiter à l’excès la liberté de la presse, il ne lui reste qu’un seul moyen de savoir ce qui se passe et ce qui se pense, de connaître les sentiments et les griefs de la nation et les abus de pouvoir commis par les agents de l’État. Il s’agit d’accorder aux députés le droit d’interpellation ; rien de plus. Si l’on craint que les campagnes parlementaires ne deviennent assez orageuses pour arracher les ministres à l’expédition des affaires, on peut, suivant la tradition du premier empire, désigner quelques ministres sans portefeuille pour soutenir le choc de l’opinion publique, le diriger à l’occasion et s’y soumettre au besoin.
Quelques modifications dans le règlement intérieur de l’Assemblée couronneront, sans danger pour le gouvernement, cette réforme sage et nécessaire. Le droit d’amendement peut et doit être étendu ; il faut relever la tribune qu’une terreur puérile a rasée comme la maison d’un malfaiteur. Il est décent de permettre aux députés la publication de leurs discours en style direct, et d’autoriser les journaux à raconter librement les séances de la Chambre. Car enfin les membres du Corps législatif sont, comme l’empereur lui-même, les délégués du souverain, qui est le peuple. Et il convient que le peuple vive en communication directe avec tous ses députés sans exception.
Si le gouvernement impérial est assez sage pour nous accorder les réformes innocentes que nous lui demandons dans son intérêt, le Corps législatif se distinguera bientôt par d’autres mérites que le dévouement et l’obéissance. Les hommes créent les institutions, mais les institutions aussi modèlent les hommes. Nous verrons naître des orateurs le jour où l’on relèvera la tribune ; et l’éloquence française, qui est entrée pour une si grande part dans la gloire de notre pays, ne sera plus reléguée dans le domaine archéologique.
Le régime parlementaire, tel que nous l’avons en théorie et tel que nous demandons à l’avoir en pratique, se distinguera toujours de l’ancien régime par le suffrage universel. Ce sera le règne de tous substitué à l’oligarchie des nobles ou des riches, le principe de la souveraineté populaire succédant, au nom du droit, au soi-disant principe de la souveraineté de la naissance ou du capital.
L’empereur a tout à gagner dans cette réforme, et rien à perdre. Il est légitime parce qu’il est voulu par la nation ; il sera légitime, lui et ses descendants, aussi longtemps que la nation trouvera avantageux d’obéir à son illustre dynastie. La seule chose qu’il ait à craindre, c’est d’être un jour en désaccord avec le peuple français, et ce danger ne peut être écarté que par la liberté de la presse ou l’indépendance du Corps législatif.
Personne ne songe à contester le brevet de grand homme au physicien qui a découvert le parti qu’on pouvait tirer de la compression des vapeurs. Mais celui qui inventa les soupapes de sûreté était un grand homme aussi.
Le Corps législatif est pour le gouvernement impérial, autant et plus que pour la nation française, une soupape de sûreté. Il est plus nécessaire encore à la dynastie qu’à la nation. Car, si la dynastie et la nation se brouillaient un jour faute de s’entendre, ce n’est pas la nation qui succomberait dans le conflit.
XXIII
LES LIBERTÉS MUNICIPALES
Ma chère cousine,
Par surcroît de prudence, on fera bien d’adapter à la puissante machine qui nous mène une deuxième soupape qui s’appelle liberté municipale.
La Constitution, d’accord avec le sentiment populaire, concède à l’empereur un pouvoir à peu près illimité dans les affaires importantes. Il choisit ses ministres sans prendre conseil de la nation et les garde aussi longtemps qu’il lui plaît ; il dispose de l’armée et la commande en personne, décide des questions de paix et de guerre, signe les traités d’alliance et de commerce, entreprend ou suspend la délivrance d’un peuple ami. Depuis le vote du suffrage universel qui rétablissait la forme impériale, on peut dire que la majorité de la nation a approuvé ou accepté tout ce que l’empereur a voulu.
Cependant il n’est pas infaillible. En admettant qu’il le fût, il ne saurait transmettre à ses ministres ce don précieux d’infaillibilité. Si même il le transmettait à tous les ministres sans exception, je ne sais pas si les ministres pourraient le communiquer à tous les préfets, à tous les sous-préfets, à tous les maires et à tous les gardes champêtres. On m’accordera bien, je l’espère, que le gouvernement le plus heureux et le mieux servi emploie au moins un fonctionnaire incapable ou malhonnête, et, partant, odieux et ridicule aux yeux des citoyens.
Or, la nature est ainsi faite que tout homme investi d’un lambeau d’autorité se persuade qu’il est infaillible et prétend être honoré comme tel. Les gardes champêtres eux-mêmes sont sujets à cette erreur, puisqu’ils sont hommes et fonctionnaires. J’ajouterai, sans crainte d’être contredit, que cette étrange illusion est plus arrogante dans les monarchies absolues que dans les États constitutionnels, car le garde champêtre lui-même se répète tous les dimanches en se faisant la barbe : « Souviens-toi que tu es l’instrument d’un pouvoir fort ! »
Il se produit donc en tout pays, mais principalement dans les monarchies absolues, un certain nombre d’abus. Quelques-uns sont réprimés ; ils ne le sont pas tous ; car il y a une certaine solidarité entre les agents d’un même pouvoir, et chacun d’eux se fait comme un point d’honneur de sauvegarder le principe d’autorité. Supposez, par exemple, qu’un garde champêtre vous manque très-gravement. Vous irez signaler au maire la conduite de son agent ; mais il faudra que vous apportiez des preuves bien écrasantes pour qu’il se décide à trouver coupable un homme de son choix. Si le maire refusait de vous faire justice, vous le dénonceriez, sans doute, au préfet ; mais il est presque surnaturel que le préfet donne gain de cause à un simple citoyen contre un fonctionnaire qu’il a nommé ou désigné lui-même. Et, si vous allez jusqu’au ministre de l’intérieur, il aura les mêmes raisons pour vous refuser la tête de son préfet.
Il suit de là que les simples citoyens, comme vous ou moi, sont livrés à peu près sans défense aux plus minces dépositaires de l’autorité. Les abus sont assez rares, je le veux bien ; il s’en commettait cent mille fois plus, et de plus intolérables, avant la révolution de 89. Mais, en ce temps-là, le peuple avait la peau moins délicate ou plus endurcie. D’ailleurs, il n’éprouvait pas le besoin de soutenir son rang, n’étant pas roi. Il me semble que nous sommes plus sensibles à la violence et à l’injustice depuis que chacun de nous est la trente-six millionième partie d’un souverain.
Si le malheur voulait que les fonctionnaires de notre pays, enhardis par une sorte d’impunité, cédassent au penchant de la nature humaine et prissent l’habitude de faire les maîtres, le gouvernement perdrait, dans toutes les classes de la nation, un grand nombre d’amis sincères et désintéressés. Rien n’est plus injuste assurément que d’imputer au chef de l’État ou même à ses ministres les peccadilles des agents subalternes ; mais le Français a l’esprit fait de cette façon qu’il rapporte au gouvernement tout ce qui lui arrive en bien ou en mal. Considérez d’ailleurs que, pour l’habitant de trente mille communes rurales, le gouvernement est incarné dans trois personnes visibles, le maire, le gendarme et le garde champêtre. Si l’une de ces trois autorités le moleste ou lui fait tort, il se brouille avec le gouvernement. Et convenez que ce serait un spectacle à la fois triste et curieux si un empire brillant et respecté au dehors périssait miné par les gardes champêtres, comme ces navires qui s’élancent glorieusement vers la haute mer, toutes voiles déployées, et la carène rongée par les tarets.
On me dira que je prévois les malheurs de trop loin et qu’il n’y a pas péril en la demeure. Mais c’est précisément parce que le danger est encore loin que nous pouvons le prévenir.
D’ailleurs, le remède est simple, facile et indiqué par la Constitution. Il est dit que le suffrage universel choisira parmi le peuple du département, de l’arrondissement et de la commune trois assemblées dont le droit et le devoir sont de contre-balancer l’absolutisme du maire, du sous-préfet et du préfet. Il importe non-seulement à la nation, mais surtout au gouvernement lui-même, que le conseil général, le conseil d’arrondissement et le conseil municipal soient composés de citoyens éclairés et indépendants ; car, le jour où ces trois corps ne seraient plus que des masses inertes, soumises par avance à l’impulsion du fonctionnaire qu’elles doivent contrôler, le département, l’arrondissement et la commune se verraient exposés à l’arbitraire, et le gouvernement à la désaffection.
Il est donc à souhaiter, je dis plus, il est nécessaire à l’avenir de la dynastie impériale que les citoyens les plus indépendants par leur fortune, leur caractère et leur éducation, s’introduisent dans les conseils provinciaux de tout rang et tempèrent l’omnipotence des autorités locales. Cela étant, le gouvernement sera plus solide, sans être moins fort. Il conservera toute sa liberté d’action au dedans et au dehors. L’opposition, si elle se produit en quelque endroit, ne s’attaquera pas à l’empereur, mais à tel ou tel agent trop enclin à usurper les prérogatives impériales.
Si enfin quelques fonctionnaires, par un excès de prévoyance impardonnable, sacrifiaient les intérêts de la dynastie régnante à l’un des prétendants qui nous entourent ; s’ils avaient la tentation d’entrer dans les petits complots ultramontains qui minent le sol de la France, ils seraient arrêtés tout court au début de leur trahison. On sait, à n’en pas douter, que, dans les premières années du nouvel empire, un certain nombre d’administrateurs ont regretté activement le règne des anciens partis. Il est certain qu’aujourd’hui même le vénérable saint Vincent de Paul, devenu recruteur malgré lui, enrôle tous les jours plus d’un fonctionnaire sous un drapeau qui n’est ni celui du gouvernement ni celui de la nation. Ces conspirations souterraines seraient facilement déjouées si la nation avait le droit de nommer des surveillants à ses administrateurs.
Pendant sept ou huit ans, le gouvernement impérial, par une erreur surtout préjudiciable à lui-même, s’est effarouché des moindres symptômes d’opposition locale. Préoccupé du soin de fonder l’ordre public et la paix intérieure, il a cru bon d’étouffer tous les bruits, de paralyser tous les mouvements, comme si le bruit de la respiration et le mouvement du cœur n’étaient pas la vie elle-même ! Au plus léger symptôme de résistance légale, l’autorité tombait en garde et s’apprêtait à soutenir le choc de l’ennemi. Mais les ennemis d’un préfet mal choisi ou d’un maire indigne sont précisément les meilleurs amis du gouvernement qui s’est trompé.
Il y a deux ans et demi, j’eus une assez longue conversation avec le préfet d’un de nos principaux départements. C’est un homme très-capable et très-vif, d’ailleurs sincèrement dévoué au gouvernement qui l’emploie. Il se plaignit à moi du conseil municipal de son chef-lieu avec l’impatience nerveuse d’un cheval de pur sang tourmenté par les mouches. « Si vous écrivez quelque chose sur notre pays, me dit-il (j’écrivais alors au Moniteur), demandez hardiment qu’on me débarrasse de ce maudit conseil et qu’on nomme une commission municipale. » Je plaidai la cause contraire, qui me paraissait la bonne ; mais le conseil municipal fut sacrifié, par la suite, aux impatiences de l’honorable préfet.
Les plus grandes villes de France sont administrées aujourd’hui par des commissions, et cela sur la demande des préfets. Si le gouvernement les consultait tous, s’il prenait l’avis des sous-préfets et des maires, tous les conseils municipaux seraient supprimés sans exception et remplacés par des commissions administratives. Mais, s’il est naturel que tout fonctionnaire cherche à se délivrer des entraves qui le gênent, le gouvernement serait bien fou de lâcher la bride à tous ses agents.
L’esprit de domination, toujours fécond en ressources, suggère à nos administrateurs un expédient. Ne pouvant expulser leurs conseils électifs, ils cherchent le moyen de les élire eux-mêmes. Non-seulement ils présentent les candidats les plus incapables de leur résister, mais ils travaillent de tout leur pouvoir à les imposer aux électeurs. La corruption électorale est incompatible avec le suffrage universel ; on la remplace par une pression, quelquefois même par une terreur électorale. L’empereur ne le sait pas, ni le ministre non plus. On se réjouit naïvement à Paris, dans les cercles officiels, lorsqu’on apprend que les listes de l’administration ont passé dans toute la France. On regarde cet heureux événement comme une preuve de sympathie universelle, et le gouvernement se persuade qu’il est devenu plus fort parce que ses employés ont su se rendre plus indépendants.
Je ne veux point revenir sur le passé ni parler une seconde fois du Corps législatif. Il me suffit de rappeler ici deux faits bien connus, qui prouvent combien les victoires électorales sont quelquefois de sottes victoires. On se rappelle le beau zèle du sous-préfet de Fougères, qui fit au gouvernement cent fois plus de mal que de bien, et compromit l’élection d’un honorable député qui aurait été nommé plus facilement s’il se fût présenté tout seul. J’ai assisté d’un peu loin aux efforts héroïques de l’administration locale pour faire élire dans le Haut-Rhin le remplaçant de M. Migeon. Le succès répondit au zèle des fonctionnaires ; M. Keller, candidat du préfet, obtint la majorité. Mais ce candidat, sorti tout armé du scrutin comme Minerve du cerveau de Jupiter, sauta sur un drapeau qui n’était pas celui de la France et courut se placer aux premiers rangs du parti ultramontain.
Les fonctionnaires ne se trompent pas toujours aussi lourdement. Je crois même que leur clairvoyance n’est presque jamais en défaut lorsque l’intérêt de leur petite domination est en jeu. Mais je maintiens que le gouvernement a tort de se trop réjouir lorsqu’il voit les conseils généraux élus indirectement par les préfets, les conseils d’arrondissement par les sous-préfets, les conseils municipaux par les maires. Chaque fois qu’une liste officielle passe au scrutin sans débat, comme une lettre à la poste, on devrait s’attrister à Paris, non-seulement parce qu’il y aura désormais un fonctionnaire sans contrôle, mais aussi parce qu’il y a un petit coin de la France où le ressort de la vie politique s’est brisé.
M. le ministre de l’intérieur sait tout cela mieux que nous, lui qui a figuré longtemps à la tête du parti libéral. La circulaire qu’il a publiée à la veille des dernières élections municipales, restera comme un monument de sagesse politique. Au moment où la France réunie autour de l’urne du suffrage universel se préparait à renouveler tous les conseils municipaux de l’Empire, M. Billault engageait les maires à recommander aux électeurs les hommes les plus éclairés et les plus indépendants de leurs communes, sans toutefois en imposer aucun et sans entraver les autres candidatures qui pourraient se produire. Rien n’est plus droit et plus libéral que cette circulaire et je l’admire encore très-sincèrement, quoiqu’elle ait fait faire à mon pauvre ami Gottlieb un faux pas assez ridicule.
Je ne sais si sa mésaventure s’est reproduite en plus d’un endroit ; mais je suis bien tenté de le croire, car l’homme est fait partout de la même façon, et il n’y a pas de circulaire ministérielle qui puisse corriger en un jour la rage d’arbitraire et de domination si fréquente chez les plus petits fonctionnaires.
Il me semble que le récit de sa maladresse et de sa déception ne sera pas inutile au public, car les faits portent leur enseignement avec eux, et toutes les déclamations sur l’injustice et la violence ne valent pas le simple récit d’un homme de bonne foi.
Donc, après avoir lu la circulaire de M. Billault, mon ami se rappela qu’il était citoyen d’une petite ville de cinq à six mille âmes, qu’on appelle Schlaffenbourg ; citoyen notable et bien noté, et dans les meilleurs termes avec toute la population.
Schlaffenbourg est une des plus jolies villes de la France ; le paysage qui l’environne, un vrai décor d’opéra ; la population douce, tranquille, honnête, hospitalière, intelligente : on n’en peut dire que du bien. Il n’y a, dans tout le pays, qu’un seul mari de Molière ; encore est-ce un homme qui s’est fait lui-même ce qu’il est et qui ne changerait pas d’état pour mille écus de rente.
Quant à mon ami Gottlieb, c’est un de ces philosophes contemplatifs et pansus que vous admirez dans les contes d’Erckmann-Chatrian. Docteur en philologie, auteur d’un poëme didactique sur la pisciculture, propriétaire d’une vieille maison et d’un assez beau jardin, il cultive passionnément les lettres et les légumes : la chronique de Schlaffenbourg ne lui connaît point d’autres vices.
Comment un homme de ce tempérament a-t-il pu se laisser entraîner dans une mêlée électorale ? Ceci demande deux mots d’explication. Le jardin de Gottlieb et sa vieille maison sont situés à huit ou neuf cents mètres de la ville. On y va par un chemin vicinal qui n’a pas été réparé depuis 1789. Mon pauvre ami, qui aime à sortir en voiture, versait au moins quatre ou cinq fois par semaine ; exercice violent qui finirait par lasser la patience de l’Alsacien le plus doux. Cependant Gottlieb payait, en impôts fonciers, cotes personnelles et mobilières et centimes additionnels une somme assez ronde, sans compter les prestations en argent ou en nature pour la réparation et l’entretien des chemins vicinaux. « Je ne m’expliquerai jamais, disait-il, qu’on emploie mon argent à réparer tous les chemins de la commune, excepté le chemin qui conduit à ma maison. » Plus d’une fois il avait soumis cette question à M. Jean Sauerkraut, maire de Schlaffenbourg. Mais M. le maire, ancien brigadier dans le train, avait d’excellentes raisons pour mépriser les hommes de science. Il tournait le dos à Gottlieb et s’en allait boire un verre de bière à la brasserie de l’Esturgeon.
Après cinq ou six ans de démarches inutiles, Gottlieb voulut savoir à quoi l’on employait l’argent de la commune. On lui répondit que c’était un grand mystère ; que M. le maire était un homme violent ; qu’il réglait tout à l’amiable avec les conseillers municipaux, sauf à lever sa canne sur ceux qui n’étaient point de son avis ; que, d’ailleurs, la comptabilité municipale se réduisait à fort peu de chose, M. le maire n’étant pas un homme de plume, mais un homme de canne.
Ce propos et la circulaire de M. le ministre de l’intérieur inspirèrent à Gottlieb un vif désir d’entrer au conseil municipal. On lui dit que M. le maire s’occupait d’écrire ou de dicter la liste des candidats de l’administration. Gottlieb, qui avait dédié son poëme sur la pisciculture à Sa Majesté l’empereur Napoléon III, s’imagina innocemment qu’il avait quelques droits à figurer sur la liste. Il fit donc sa visite à M. Jean Sauerkraut, qui buvait de la bière de mars et fumait une pipe de porcelaine. Ce fonctionnaire le reçut mal et s’écria, en cassant une cruche et deux verres : « Je ne veux pas d’un savant dans mon conseil municipal ! »
M. Jean Sauerkraut dit mon conseil, comme on dit mon chapeau, mon chien, ma pipe. C’est le pronom possessif.
Gottlieb aurait pu objecter qu’il n’était pas aussi savant que M. Coste et que, d’ailleurs, la circulaire de M. Billault ne proscrivait point cette catégorie. Il se contenta de maintenir sa candidature et jura sur son bonnet de docteur qu’il serait conseiller municipal en dépit de M. le maire ! C’est que les agneaux de l’Alsace se métamorphosent en lions quand on les pousse à la dernière extrémité.
Il courut au sous-préfet comme au feu. Malheureusement, le sous-préfet, M. Ignacius, était à la messe. Gottlieb ne fréquente pas les églises parce que le mauvais latin lui donne sur les nerfs. Il attendit. Un ami qui passait lui communiqua la liste officielle. Sur vingt-trois candidats, on y comptait neuf brasseurs, dix cabaretiers et quatre aubergistes.
« C’est donc ainsi, s’écria le bon Gottlieb, qu’on interprète la circulaire de M. Billault ? Il conseille à tous les maires de porter les hommes les plus éclairés et les plus indépendants, et tous les candidats de M. Sauerkraut sont directement sous sa dépendance ! » Il retourna dans l’après-dînée à l’hôtel de la sous-préfecture. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était à vêpres.
Mon Gottlieb, entêté comme un savant, rentra chez lui et écrivit sur deux ou trois mille bulletins :
ÉLECTIONS DES 18 ET 19 AOÛT
Candidat :
GOTTLIEB !
Il déposa un exemplaire au parquet et retourna le soir même à la sous-préfecture. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était au salut.
Le bruit se répandit en ville que M. Gottlieb, le doux Gottlieb, le petit patriarche Gottlieb, se portait candidat malgré le maire. Il ne fallait rien de plus pour mettre Schlaffenbourg en révolution. Gottlieb est plutôt riche que pauvre ; il fait un peu de bien dans le pays. Lorsqu’il y a quelque démarche à entreprendre en faveur d’un malheureux, Gottlieb a bientôt chaussé ses souliers et pris sa casquette de loutre. Ajoutez que la douceur et l’aménité de son caractère lui ont fait beaucoup d’amis dans les hautes classes de Schlaffenbourg. Il en aurait davantage encore s’il était moins économe de ses visites ; mais les relations qu’il a lui suffisent et suffisaient aussi pour le faire nommer au conseil municipal.
Des hommes de toute condition accoururent chez lui pour savoir si véritablement il voulait être élu.
« Oui ! répondait Gottlieb avec une énergie voisine de la colère. — Vous le serez, monsieur Gottlieb ! »
Et chacun emportait une liasse de bulletins au nom de Gottlieb.
Cependant Jean Sauerkraut, ancien brigadier du train, maire de Schlaffenbourg, buvait de la bière et tourmentait entre ses dents le tuyau de sa pipe. C’est sa manière de méditer.
Sous une enveloppe assez épaisse, ce fonctionnaire cache une certaine dose de malice. Il économise depuis dix ans les revenus de la commune pour doter Schlaffenbourg d’un boulevard. La ville n’a point de boulevard et n’en désire point. Mais un boulevard qui couperait en deux le jardin de M. le maire ne serait pas inutile à tout le monde. Jean Sauerkraut se verrait dans la douce nécessité d’exproprier Jean Sauerkraut. Comme propriétaire, il demanderait une grosse indemnité qu’il n’hésiterait pas à s’accorder comme maire. Après quoi, Jean Sauerkraut, deux fois plus riche que devant, donnerait sa démission et se retirerait, couvert de gloire, dans quelque bonne recette particulière, ou même dans la sous-préfecture de M. Ignacius. C’est un beau rêve, et Jean Sauerkraut n’est pas le seul maire qui raisonne ainsi, dans ce siècle de démolitions, de percements et de boulevards. Mais supposez qu’un homme dangereux, un perturbateur, un Gottlieb, s’introduise par force au sein du conseil municipal : il y prendra d’autant plus d’autorité que ses collègues seront des hommes doux et sans défense. On l’écoutera comme un oracle, grâce à sa réputation de savant. Il demandera des comptes, il voudra voir des écritures ; il exigera que les fonds de la commune soient consacrés aux besoins réels de la commune. Il prouvera qu’un boulevard n’est pas plus nécessaire à la ville de Schlaffenbourg qu’une plume à l’oreille d’un porc !
« Allons ! s’écria Jean Sauerkraut en éteignant sa pipe de porcelaine, il faut donner une leçon à M. Gottlieb et au suffrage universel ! »
Aussitôt dit, il rassembla les pauvres gens qui vivent dans la dépendance absolue d’un maire : le secrétaire de la mairie, les expéditionnaires, l’agent voyer, l’appariteur, le commissaire de police, les sergents de ville, les cantonniers, les gendarmes et les gardes champêtres. « Mes enfants, leur dit-il, vous savez à quel point je vous aime. Eh bien, je vous mets tous à pied si M. Gottlieb pénètre dans mon conseil. Si vous l’empêchez d’arriver, je paye à boire. — Vive monsieur le maire ! » répondit la foule des subordonnés.
Dès ce moment, Gottlieb fut gardé à vue. On fit sentinelle autour de sa maison, il y eut un factionnaire nuit et jour dans ce joli petit chemin en pente où les voitures versaient si bien. On inscrivit les noms de ceux qui lui faisaient visite ; on le suivit lui-même dans ses promenades. C’est ce que Jean Sauerkraut appelait déjouer les machinations de l’ennemi.
Les sergents de ville rencontrèrent un vieillard de soixante-quinze ans qui paraissait sortir de chez M. Gottlieb. C’était un pensionnaire de l’hôpital ; on l’arrête, on le fouille, on trouve sur lui des bulletins qui portaient le nom de Gottlieb. « Ah ! scélérat, lui disent les agents, c’est toi qui veux nous mettre sur la paille ! » On le traîna par la ville entre deux argousins pour montrer aux bons habitants de Schlaffenbourg à quoi ils s’exposaient en soutenant la candidature de Gottlieb. Le septuagénaire fut enfermé dans la prison de l’hôpital et il y demeura cinq jours, pour le bon exemple.
Après avoir frappé ce grand coup, Jean Sauerkraut s’occupa de quelques fonctionnaires indépendants qui avaient osé prendre parti pour Gottlieb. Il leur écrivit, ou du moins il signa une lettre circulaire conçue en ces termes :
« Je suis le gouvernement. M. Gottlieb me contrarie ; donc, il est l’ennemi du gouvernement. Si vous vous déclarez en sa faveur, je serai forcé d’apprendre à votre ministre que vous faites cause commune avec les ennemis du gouvernement. Redoutez ma colère ! »
Un haut employé des finances ne craignit pas de répondre que la colère de M. Sauerkraut lui paraissait plus comique que redoutable. Savez-vous ce qui arriva ? Une dépêche télégraphique de M. le ministre des finances à l’employé récalcitrant ! La ville entière en eut connaissance, car M. le maire la fit copier au bureau du télégraphe et la déclama lui-même dans les carrefours. Il demeura avéré que Gottlieb était un homme dangereux et qu’il se portait au conseil municipal avec l’arrière-pensée de détrôner l’empereur Napoléon III.
Gottlieb courut à la sous-préfecture pour protester contre une imputation si mal fondée. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était à confesse. L’aumônier de Schlaffenbourg ne veut aucun bien à mon ami Gottlieb, qui ne fréquente pas les églises. Il prêcha contre lui, avec la permission de M. le maire. Cette fois, le sous-préfet, M. Ignacius, y était. Mais il hocha la tête avec bienveillance et s’endormit à la péroraison, en signe d’assentiment.
Le scrutin s’ouvrit enfin. Malgré les sermons du curé et les violences de M. le maire, la ville de Schlaffenbourg s’imaginait encore qu’elle allait voter pour M. Gottlieb ; mais on lui fit bien voir qu’elle n’y connaissait rien.
Une forte escouade de police gardait les abords de la mairie. Tous les gardes champêtres étaient là, confiant les récoltes aux bons soins de la Providence. On avait emprunté les gendarmes et les agents de plusieurs communes voisines, où la liste de l’opposition triompha pour cette fois, faute de police et de gendarmerie.
Lorsqu’un pauvre diable d’électeur se présentait, sa liste à la main, les agents de M. le maire ouvraient le papier, l’examinaient scrupuleusement et le mettaient dans leur poche, si peu qu’il y fût question de Gottlieb : ils donnaient en échange un beau bulletin imprimé, le bulletin de M. le maire.
M. le maire lui-même, dans la salle du scrutin, procédait à une seconde vérification. D’un seul coup d’œil (le coup d’œil de l’aigle !) il distinguait le bulletin écrit du bulletin imprimé. Et peu d’hommes furent assez hardis pour affronter sa colère.
Une scène touchante avait lieu à l’hôpital de Schlaffenbourg. Vingt-cinq vieillards, nourris et logés par la bienfaisance publique, s’apprêtaient à remplir leurs devoirs de citoyens. Le vingt-sixième était toujours au cachot. Un digne aumônier harangua ces pauvres diables, leur prit les bulletins qu’ils s’étaient fait écrire et leur donna en échange la liste imprimée de M. le maire ; puis il les conduisit lui-même à la mairie, sans les perdre de vue un seul instant ; puis il les félicita d’avoir voté selon leur conscience.
Le dépouillement se fit par les agents de la mairie, sous les yeux de M. le maire. Un serviteur dévoué lisait les bulletins, un autre écrivait. Lorsque ces braves gens rencontraient par hasard le nom de Gottlieb, le premier toussait violemment, le second se grattait l’oreille avec sa plume. Gottlieb surveillait les opérations comme il pouvait. Vous auriez dit un diable dans un bénitier.
« Hé ! monsieur ! criait-il, vous venez d’omettre mon nom !
— Silence ! répondait le maire d’une voix tonnante.
— Mais, monsieur le maire, mon nom était sur le bulletin et votre salarié ne l’a pas lu !
— Ce n’est pas une raison pour troubler la paix publique.
— Je proteste !
— Vous en avez le droit. »
A dix heures du soir, les employés de M. le maire avaient fini leurs additions. Jean Sauerkraut se leva dans sa gloire et dans sa majorité pour annoncer à la ville et à l’univers, urbi et orbi, que sa liste avait passé tout entière et que M. Gottlieb n’entrerait point dans son conseil.
— Je proteste ! murmura Gottlieb.
Mais les quinze ou vingt subalternes qui attendent leur pain de la mairie hurlaient unanimement : « Vive le maire ! vive la bière ! vive monsieur le maire ! vive madame la bière ! vive la bière de Schlaffenbourg ! vive notre bon maire de mars ! »
L’enthousiasme était si contagieux, qu’il gagna Jean Sauerkraut lui-même, et l’on entendit ce magistrat crier plus haut que la foule environnante : « Oui, mes amis, vive votre excellent maire ! »
Les brasseries ne désemplirent point de toute la nuit et le soleil levant aperçut plus d’un garde champêtre qui courait en zigzag dans les avoines et grognait d’une voix chevrotante : « Notre maire est triomphant ! »
Depuis cette grande journée, Gottlieb est en butte aux persécutions de l’autorité locale. Son célèbre chemin s’est changé en ravin, en torrent, en carrière. On en extrait du sable et des cailloux pour réparer les grandes routes. Ses récoltes sont en proie au premier occupant ; le garde champêtre n’y regarde plus. Les domestiques de sa maison peuvent le voler tout à leur aise : l’indulgence de la police leur est acquise. On ne surveille, on ne réprime, on ne punit que les crimes de Gottlieb. Ces jours passés, il a tué un mulot d’un coup de pied. Deux gardes champêtres qui le guettaient derrière un arbre, lui ont sauté à la gorge. Délit de chasse ; procès-verbal. Le tribunal a condamné Gottlieb à l’amende et aux frais, avec confiscation de l’arme, c’est-à-dire du soulier. Qui peut dire où s’arrêtera la guerre ? On parle déjà d’une prime de 25 francs offerte à l’homme qui abattra le farouche Gottlieb.
XXIV
UN SINGULIER CONGRÈS
Ma chère cousine,
Un congrès comme on n’en avait jamais vu, un congrès de têtes couronnées, s’est réuni le 1er avril dans un salon de l’hôtel du Louvre, à Paris.
Les lettres de convocation avaient été envoyées par le sultan Abdul-Medjid, commandeur des croyants. Presque tous les souverains des grandes puissances répondirent par lettres autographes, sans parler de rien à leurs ministres, et quittèrent leurs capitales dans le plus grand secret.
Étaient présents : Sa Majesté l’empereur des Français, qui semble appelé à présider les assemblées générales de l’Europe ; Sa Majesté la reine Victoria, notre gracieuse alliée, toutes les fois que l’Angleterre a peur ou besoin de nous ; Sa Majesté l’empereur de Russie ; Sa Majesté l’empereur d’Autriche ; Son Altesse royale le prince régent de Prusse ; Sa Majesté le roi de Sardaigne ; Sa Majesté le roi de Naples ; Sa Sainteté le pape Pie IX, roi de quelques provinces italiennes ; Sa Majesté le sultan Abdul-Medjid.
Aucun sténographe, aucun secrétaire n’assistait aux délibérations. Les renseignements que nous sommes heureux de livrer au public nous ont été fournis par un garçon de l’hôtel, sourd-muet de naissance, qui préparait les verres d’eau sucrée.
Sa Majesté le sultan, après avoir bâillé trois fois, prit la parole d’un ton ferme et doux. Il déclara : « que l’état de ses finances ne lui permettait plus de payer l’armée ; que ses soldats, n’ayant ni pain ni souliers, ne pouvaient ni ne voulaient le défendre contre les ennemis du dedans et du dehors ; que les Grecs, qui sont en grand nombre dans l’empire ottoman et en majorité dans plusieurs provinces, se révoltaient de tous côtés ; que la plupart des races conquises par Mahomet II et ses successeurs réclamaient impérieusement le droit de se gouverner elles-mêmes ; qu’un ennemi puissant, repoussé à grand’peine, il y a quelques années, par les forces de la France, de l’Angleterre et du Piémont, s’apprêtait à recommencer la guerre et poussait activement les lignes de ses chemins de fer dans la direction de la Turquie ; qu’en présence de ces embarras et de ces dangers, il convenait de reconnaître avec soumission une fatalité irrésistible. En conséquence, le commandeur des croyants, chef spirituel et temporel de tant de millions d’hommes, avait résolu d’abdiquer le temporel et de se retirer dans la ville sainte de la Mecque, avec une centaine de femmes et autant de serviteurs, pour y exercer en paix l’autorité religieuse, laissant le reste à la disposition de l’Europe. »
Le saint-père se leva à son tour et fit voir à l’assemblée des trésors de douceur et de patience qu’il économisait depuis longtemps. « Mes chers enfants, dit-il, l’exemple de cet infidèle m’a touché jusqu’au fond du cœur. Il ne sera pas dit qu’un Turc s’est montré plus humain qu’un pape. La raison m’a fait comprendre, malgré l’avis contraire du cardinal Antonelli, que les deux pouvoirs réunis entre mes mains se détruisaient l’un l’autre. L’expérience m’a prouvé que les trois millions d’hommes soumis à mon sceptre obéissaient malgré eux et par contrainte. La nécessité des restaurations violentes et des occupations étrangères m’a fait sentir qu’un pape ne pouvait plus régner par ses propres forces. L’humanité me reproche deux fois par jour le sang qu’on a répandu pour me rendre ou me conserver ma couronne. C’est pourquoi, mes très-chers fils, je veux revenir à l’auguste simplicité de l’apôtre Pierre et régner modestement sur cent trente-neuf millions d’âmes, sans faire égorger personne. Faites-moi bâtir une chaumière à Jérusalem, avec une chambre au second pour mon cher Antonelli. Plus la maison sera petite, comme disait un journaliste de notre époque, plus le pontife sera grand. Là, délivrés des soucis de la terre, nous nous adonnerons en paix au soin des intérêts spirituels, qui ont un peu souffert par notre faute. M. Dupanloup viendra nous voir de temps en temps pour se fortifier dans la pratique de la douceur et de la modestie. Si même vous aviez la bonté de construire une cage au fond du jardin, je ne désespérerais pas d’apprivoiser Veuillot. Cependant l’Italie, rendue à elle-même, se consolera peu à peu du mal que nous lui avons fait, et notre bien-aimé fils le roi de Sardaigne, guéri du coup de foudre que j’ai lancé contre lui, vaquera comme devant à ses fonctions naturelles. Ainsi soit-il ! »
L’auditoire, ému jusqu’aux larmes, admirait ce grand acte de renoncement évangélique et inattendu. Mais le jeune empereur d’Autriche s’élança hors de son fauteuil avec une vivacité bien naturelle à son âge. « J’accepte, dit-il, l’héritage du saint-père en Italie. J’accepte aussi la succession du sultan ! » Il vit que l’empereur Napoléon III souriait en frisant sa moustache, et il reprit d’un ton plus retenu : « Si toutefois l’Europe y trouvait à redire, je n’accepterais rien du tout ; car mes affaires sont dans un tel état, que je ne saurais plus imposer mes volontés par la force. »
— My dear child, lui dit Sa gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, souffrez qu’une mère de famille vous donne un sage conseil. Mon peuple ne vous veut ni bien ni mal, et il l’a prouvé en s’abstenant de vous attaquer et de vous défendre. L’Angleterre vous a laissé aux prises avec les Français et les Italiens ; c’était un acte de bonne politique. A ce prix, nous sommes restés les alliés de la France, les protecteurs de la liberté italienne, et vos amis, sans qu’il nous en ait coûté ni un homme ni un schelling. Le bon avis que je vous offre ne compromettra ni mon budget ni ma neutralité… Croyez-moi, my dear child, ne cherchez plus à vous agrandir. La fureur des annexions a perdu la maison d’Autriche, comme la manie de la propriété a ruiné notre grand et excellent Lamartine. Lamartine et vous, vous êtes au-dessous de vos affaires, malgré ou plutôt par l’étendue de vos possessions territoriales. Que fait Lamartine ? Il met ses terres en adjudication pour payer honorablement ses dettes. Tâchez que cet exemple vous profite. Si vous ne prenez un grand parti, vite et tôt, vous régnerez prochainement à Clichy : la Revue des Deux Mondes l’a prouvé dans son numéro du 15 mars. Hâtez-vous donc de vendre quelques bonnes pièces de terrain, pour lever les hypothèques qui grèvent le reste de vos États. Vendez la Vénétie aux Italiens, la Hongrie aux Hongrois, la Gallicie aux Polonais. Il vaut mieux vendre à l’amiable que par voie d’expropriation. Toutes vos dettes payées, il vous restera quelques jolis millions d’argent blanc : vous les emploierez, si vous êtes sage, à l’amélioration du petit domaine qui vous restera. »
Le jeune empereur ne répondit ni oui ni non, suivant l’usage de la diplomatie autrichienne. Il remercia la belle et généreuse conseillère qui avait si bien parlé, et demanda timidement si la Valachie et le Moldavie ne lui seraient pas données en prix de sagesse. Ces deux provinces allaient se trouver sans maître.
— Elles en ont un tout trouvé, répondit Sa Majesté l’empereur des Français : c’est le peuple moldo-valaque. Le temps n’est plus où les nations devaient appartenir à quelqu’un, sous peine d’être arrêtées pour délit de vagabondage. Ce n’est plus pécher contre le droit des gens que de s’appartenir à soi-même. Ainsi raisonnent le peuple français, et la nation anglaise, et la plus noble moitié de l’Italie, et le petit peuple moldo-valaque. Peut-être, un jour, ce principe sera-t-il reconnu dans toute l’Europe, comme il l’est dans toute l’Amérique du Nord. Je ne désespère pas de voir tous les pays civilisés proclamer la souveraineté du peuple et choisir librement leurs magistrats suprêmes, comme la France m’a choisi.
— En attendant, reprit Sa Majesté l’empereur de Russie, les États du sultan sont privés de leur souverain. Loin de moi la pensée d’humilier les sujets de notre frère circoncis ! mais tout le monde conviendra qu’ils sont encore trop jeunes pour se gouverner eux-mêmes. C’est un travail dont je me chargerais volontiers, si l’Europe le trouvait bon…
Cette ouverture, quoiqu’elle ne fût pas imprévue, souleva un débat assez vif. Quelques personnes se récrièrent violemment. On alla jusqu’à dire que la Russie, comme l’Espagne de Philippe II et la France de Louis XIV, aspirait à la monarchie universelle. Cependant, comme on s’était assemblé dans un esprit de justice et de modération, et que tout le monde avait déposé les armes au vestiaire, on s’accorda à reconnaître que tous les souverains de la Russie, depuis Pierre le Grand, avaient servi assez utilement la cause du progrès. Ils avaient créé autour d’eux et propagé, par voie de conquête, un ordre de choses intermédiaire entre la barbarie et la civilisation. C’était servir les intérêts de l’humanité que d’entraîner les sauvages du Caucase et du fleuve Amour dans le courant de la vie européenne. La Russie était venue chercher nos arts et nos sciences pour les introduire tant bien que mal, à grand coups de canon, chez les peuplades les plus réfractaires. Il aurait été injuste de lui en savoir mauvais gré. Sa Majesté l’empereur Alexandre exposa avec une éloquente simplicité l’histoire des conquêtes de la Russie. Il n’eut pas de peine à prouver que le colosse du Nord ne marchait pas sur l’Europe, mais pour l’Europe ; que le but de son ambition, si souvent calomniée, était la conquête de l’Orient barbare ; qu’il ouvrait à nos idées et à nos produits des routes inconnues, et qu’on pouvait le considérer comme le maréchal des logis de la civilisation.
Le congrès, animé d’un grand amour du bien, fut frappé de cette éloquence. Peu s’en fallut qu’il n’annexât d’un seul coup l’empire turc à la Russie. Mais Sa Majesté la reine d’Angleterre fit observer que son peuple était aussi un puissant véhicule de nos idées et de notre industrie ; que les Anglais, cosmopolites de naissance, transportaient jusqu’au bout du monde une civilisation non pas ébauchée, mais parfaite, avec les tartans, les indiennes, les faïences peintes, les canifs à quatre lames et tous les instruments du progrès… ce qui parut incontestable.
Tel était le haut désintéressement des hautes parties consultantes que personne ne refusa de donner à la Russie et à l’Angleterre une portion de l’empire vacant. On pria les Anglais de se charger de l’Égypte, et Sa Majesté la reine accepta la donation, sauf à consulter le Parlement. Sa gracieuse Majesté daigna déclarer que le percement de l’isthme de Suez s’accomplirait désormais sans aucune difficulté, car la grande et généreuse nation anglaise est incapable d’entraver un projet d’utilité générale, lorsqu’il s’exécute à son profit. Elle ajouta même spontanément que, les forteresses maritimes de Corfou, de Malte et de Gibraltar lui devenant inutiles, elle en faisait l’abandon : trop heureuse de renverser cette insolente et despotique barrière de Gibraltar et de rendre à l’Europe les clefs de la Méditerranée.
De son côté, le czar Alexandre annonça généreusement qu’il ne voulait prendre aux Turcs que les provinces réellement barbares, puisqu’elles étaient les seules où la domination russe pût être un bien. Il n’accepta ni Constantinople, ni les provinces de la Turquie d’Europe, alléguant que la nation grecque, qui compose la majorité dans ces pays, devait disposer librement d’elle-même et choisir un souverain. « Les Grecs, dit-il, sont aussi éclairés pour le moins, et aussi civilisés que les Russes. Il ne faut pas juger la nation sur cet avorton de royaume que l’Europe a ébauché après 1830. Organisez un grand État, qui aura sa capitale à Constantinople ; placez-y un empereur choisi par la nation dans n’importe quelle maison d’Europe, excepté dans la mienne, et vous verrez bientôt vingt-cinq millions de citoyens marcher comme un seul homme dans la voie du progrès. »
Sa Majesté le roi de Naples éleva le voix pour demander si l’orateur était sincère. Ce jeune prince élevé à l’école du droit divin, s’étonnait qu’un souverain légitime pût plaider sans arrière-pensée la cause d’un peuple.
— Sincère ? répliqua l’empereur Alexandre avec un généreux emportement. Vous allez voir à quel point je suis sincère. Depuis tantôt quarante ans, les alarmistes se figurent que la Russie va descendre sur l’Europe, comme on vous faisait croire en 1848 que les faubourgs allaient descendre sur Paris. Eh bien, je veux guérir les bonnes gens de celle terreur puérile. Je demande que l’Europe élève une barrière infranchissable entre elle et nous. Ressuscitons d’un commun accord cette belle nation polonaise, ce peuple chevaleresque entre tous, que la diplomatie et la guerre ont sacrifié, sans abattre son courage ! Que la Pologne renaisse de ses cendres ! qu’elle soit grande ! qu’elle soit forte ! qu’elle touche par le nord à la Baltique, par le sud à la mer Noire, et les trembleurs de l’Occident cesseront peut-être de nous craindre lorsqu’ils seront protégés contre l’invasion slave par un rempart de Slaves !…
Un applaudissement unanime salua cette proposition. On se serra les mains, on s’embrassa, on pleura de tendresse à la seule idée de voir renaître le grand peuple polonais.
Toutefois Son Altesse royale le prince régent de la Prusse demanda avec une certaine inquiétude si l’on comptait lui reprendre le grand-duché de Posen ?
On lui répondit par un silence qui n’avait pas besoin de commentaire.
— En vérité, messieurs, reprit-il, voilà, vous en conviendrez, un singulier enchaînement ! Parce que le sultan des Turcs n’a pas d’argent, il faut que la Turquie d’Asie tombe aux mains des Russes ; parce que les Russes s’agrandissent en Asie, il faut reconstituer la Pologne ; et parce que la Pologne renaît de ses cendres, pour la plus grande sécurité de l’Occident, je dois perdre une des plus belles provinces du royaume ! Plutôt que d’encourir une telle nécessité, j’aimerais mieux prêter au noble Abdul-Medjid tout l’argent dont il a besoin.
Un orateur (je ne sais lequel) répondit à Son Altesse royale le prince de Prusse :
— A Dieu ne plaise que l’on vous arrache une province sans vous offrir aucune compensation ! ces brutalités étaient permises autrefois ou, du moins, tolérées : témoin la conquête de la Silésie et tant d’autres événements du même genre. Aujourd’hui, cher et honoré prince, la justice, le progrès, l’intérêt des nations sont les principes qui gouvernent la politique. Si nous désirons enlever quelques provinces à l’Autriche, c’est dans l’intérêt de ces provinces et pour le bien de l’Autriche elle-même, qui sera plus riche et plus libre, ayant moins de peuples à brutaliser. Si nous vous demandons le sacrifice du grand-duché de Posen, c’est pour le bien général de l’Europe et pour le bien particulier d’un pauvre peuple qui a beaucoup souffert. Mais la monarchie prussienne, en vertu des mêmes raisons, peut s’agrandir en Allemagne. Le moyen âge a laissé autour de vous une multitude d’États microscopiques, découpés au gré du hasard dans une seule et même nation. Réunissez en un seul corps ces malheureuses petites monarchies. Consultez les peuples : ils seront trop heureux de se fondre dans un grand royaume et d’économiser 90 pour 100 sur les frais généraux du gouvernement. Dès que l’opinion publique se sera prononcée, annexez hardiment, arrondissez-vous, prenez du corps. Tout le monde s’en trouvera bien, et surtout les nouveaux sujets de la Prusse. C’est pourquoi nous n’hésitons point à vous donner, dans le nord de l’Allemagne, tout ce qui ne nous appartient pas.
— Est-il possible ? demanda le prince visiblement ému. Mais que diront les souverains dépossédés ?
— Ils protesteront, selon toute apparence, comme le duc de Modène ; mais de la protestation à la restauration, il y a loin. L’univers est accoutumé à entendre crier les victimes du progrès, mais il ne s’émeut pas de leurs cris. Souvenez-vous du moyen âge et de cette poussière de souverains qui couvrait la surface de l’Europe. Ce petit monde croyait régner légitimement et tyranniser par la grâce de Dieu. Mais quelques bonnes révolutions, monarchiques ou autres, ont débarbouillé la terre de toute cette féodalité. Les ducs, les marquis, les comtes ont crié au brigandage ou au despotisme ; mais le gosier se fatigue à la longue, et ils se sont tus. Ils ont vu qu’on pouvait vivre décemment sans duché, ni comté, ni marquisat, et qu’une couronne un peu ridicule sur leur tête faisait très-bon effet sur la portière de leur voiture. Soyez sûr que vos petits voisins de l’Allemagne du Nord montreront même philosophie après avoir éprouvé même fortune. D’ailleurs, avec les titres qui vont leur rester, ils feront de beaux mariages.
— Et, d’ailleurs, ajouta le prince de Prusse, que la conviction gagnait peu à peu, il est temps de proclamer en Allemagne le principe de la souveraineté nationale. Un peuple n’appartient qu’à lui-même : donc, il a le droit de se donner. Les princes s’abusent étrangement lorsqu’ils se croient les propriétaires de la nation : ils ne sont que sa propriété. Fasse le ciel que j’appartienne à toute l’Allemagne du Nord ! Je jure d’obéir fidèlement à la majorité de mes sujets, et je remercie l’Europe, qui m’a fourni cette occasion de servir les hommes ! L’ambition n’est pas le guide de ma conduite, et je ne veux pas que le roi des Deux-Siciles puisse me méjuger un seul instant. Personne ne doutera de la pureté de mes intentions lorsque j’aurai rendu à l’empereur Napoléon III mes provinces françaises situées sur la rive gauche du Rhin.
L’empereur des Français refusa poliment le présent qu’on voulait lui faire. « Il est vrai, dit-il, que la géographie nous avait donné le Rhin pour frontière ; mais la diplomatie en a décidé autrement. La France, telle qu’on l’a faite il y a quarante-cinq ans, est assez grande pour n’avoir besoin de rien, et assez forte pour ne craindre personne. Si j’adhérais au travail de rectification proposé par la Prusse, il se trouverait des journaux assez injustes pour m’accuser d’ambition. La Belgique se croirait menacée… »
— Mais, sire, interrompit Sa Majesté la reine d’Angleterre, où serait le mal, quand Votre Majesté annexerait la Belgique ? Les Belges sont des Français, un peu plus spirituels que les autres. D’ailleurs, il y a un parti français en Belgique. Les grandes familles des deux pays sont unies par les liens les plus étroits, et je pense que les Mérode, par exemple, ne vous sont pas moins dévoués que les Montalembert.
— Il est vrai, madame, reprit l’empereur Napoléon III avec son sourire tranquille ; mais je porte un nom qui me condamne à être le plus pacifique et le moins conquérant des hommes. J’ai fait la guerre en Crimée pour les Turcs, en Lombardie pour les Italiens. Je suis prêt à la faire encore, s’il le faut absolument, dans l’intérêt de quelque grand principe. Mais je veux mourir à Sainte-Hélène s’il m’arrive de conquérir une demi-lieue de pays. Vous avez entendu les cris du Parlement, vous avez lu les diatribes des journaux, lorsque mon fidèle allié le roi de Sardaigne et le vœu des populations m’ont contraint d’accepter quelques versants de montagnes. J’ai juré, ce jour-là, qu’on ne m’y prendrait plus.
Toute l’assemble se récria, pria, supplia, menaça ; mais l’empereur des Français fut inébranlable. On crut un moment que l’Angleterre, la Prusse et la Russie allaient former une coalition pour lui imposer malgré lui l’annexion de la Belgique et des provinces rhénanes. La fermeté de son attitude les contint.
La fin de la séance fut employée à la délimitation des frontières. On assure que la carte remaniée se grave en toute hâte, et qu’elle sera publiée sous peu de jours chez M. Andriveau-Goujon.
On se sépara vers six heures. Quelques souverains partirent le soir même par les trains express ; les autres dînèrent aux Tuileries.
L’huissier d’un ministère de la rive gauche m’a dit que, dans la soirée, l’empereur avait réuni son conseil en séance extraordinaire ; qu’il avait annoncé à Leurs Excellences MM. les ministres le dénoûment heureux des négociations, l’Europe mise en ordre et la paix fondée sur des bases solides.
Si l’homme à la chaîne d’acier n’a pas abusé de ma confiance, l’empereur a terminé son allocution par ces belles paroles : « Messieurs, l’apaisement de tous les orages qui grondaient à l’horizon nous impose de nouveaux devoirs. Libres désormais de toutes les préoccupations de la politique extérieure, reportons notre activité vers les affaires du pays. Le bien-être matériel prendra, je l’espère, un nouveau développement, grâce au traité de commerce que j’ai signé avec l’Angleterre. Les intérêts moraux ne sont pas moins dignes de notre attention. L’instruction publique, longtemps négligée ou même détournée de son véritable but, appelle des réformes importantes. La presse, cette école destinée à l’instruction des hommes faits, devra être surveillée, mais non découragée. J’espère que nous pourrons, sans léser gravement les intérêts du fisc, supprimer l’impôt du timbre, qui pèse également sur les bonnes et les mauvaises doctrines. La discussion des affaires publiques pourra s’exercer plus librement, sans que l’État soit privé des garanties indispensables. Les élections s’ouvriront prochainement dans les pays annexés. A cette occasion, je veux et je dois vous dire que ni la Constitution ni moi n’avons jamais voulu que les députés au Corps législatif fussent nommés par le sous-préfet de Fougères, au lieu d’être élus par le peuple français. »
Tu remarqueras peut-être, ma chère cousine, que tous ces gros événements se sont passés le 1er avril. Mais la Fontaine a dit très-judicieusement :
FIN
Paris. — Imprimerie A. WITTERSHEIM, rue Montmorency, 8.
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | ||
| DÉDICACE | I | |
| I. | — Le beau pays de Bade | 1 | 
| II. | — Un club en plein air | 22 | 
| III. | — Les pièces de dix sous | 42 | 
| IV. | — La rentrée des classes | 59 | 
| V. | — La Comédie-Française | 79 | 
| VI. | — Les professions libérales | 98 | 
| VII. | — La médecine de fantaisie | 120 | 
| VIII. | — Le jury | 137 | 
| IX. | — Les apôtres et les augures de la musique | 150 | 
| X. | — Le carnaval | 166 | 
| XI. | — Un dîner de chasseurs | 178 | 
| XII. | — Un clou chasse l’autre | 197 | 
| XIII. | — Les ultramontains et les gallicans | 215 | 
| XIV. | — L’exposition des beaux-arts | 228 | 
| XV. | — Les brochures à bon marché | 242 | 
| XVI. | — Le bal de la mi-carême | 256 | 
| XVII. | — Le musée de Landerneau | 272 | 
| XVII. | — Le Louvre | 288 | 
| XIX. | — La question des fiacres | 292 | 
| XX. | — La démocratie impériale | 315 | 
| XXI. | — Abd-el-Kader et la liberté de la presse | 328 | 
| XXII. | — Le régime parlementaire | 341 | 
| XXIII. | — Les libertés municipales | 353 | 
| XXIV. | — Un singulier congrès | 376 | 
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
NOTES DE TRANSCRIPTION
Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Cependant quelques erreurs typographiques ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve ci-dessous.
D’autres corrections mineures ont été faites et ne sont pas référencées.
La mise en évidence en italique des références de noms d’œuvres ou de journaux a été harmonisée.
CORRECTIONS
P. ii : prefessionnel --> professionnel (… pour l’enseignement professionnel…)
P. 34 : bélitres --> bélîtres (… Ah ! les marauds ! les faquins ! les bélîtres !…)
P. 66 : le --> la (… l’éducation publique, la meilleure de toutes…)
P. 77 : déchiffer --> déchiffrer (… ce qu’il en faut pour déchiffrer les Institutes…)
P. 94 : petillante --> pétillante (… la malice pétillante de mademoiselle Fix…)
P. 101 : et cœtera --> et cætera (… je vous fais grâce des et cætera…)
P. 127 : quoiqué --> quoique (… quoique la proportion dans laquelle…)
P. 129 : ecouvrer --> recouvrer (… est de recouvrer la santé…)
P. 144 : veûle --> veule (… assez poltron, assez veule…)
P. 146 : absurbe --> absurde (… il est absurde de confier…)
P. 161 : armée --> armé (… Le maître, armé d’une longue baguette…)
P. 179 : saint père --> saint-père (… contre le gouvernement du saint-père…)
P. 233 : M. Dolfus --> M. Dollfus (… est un homme de l’étoffe de M. Dollfus…)
P. 257 : trés-respectueux --> très-respectueux (… à votre très-dévoué et très-respectueux…)
P. 273 : chef d’œuvre --> chef-d’œuvre (… massacrent un chef-d’œuvre…)
P. 279 : venge --> vengent (… afin que votre sanction et le grand jour du musée me vengent…)
P. 292 : millons --> millions (… Budget de 102 millions…)
P. 329 : ntolérables --> intolérables (… des démangeaisons intolérables…)
P. 360 : snpprimés --> supprimés (… tous les conseils municipaux seraient supprimés…)
P. 363 : le --> la (… avec toute la population…)
P. 376 : générale --> générales (… les assemblées générales de l’Europe…)
P. 393 : chére --> chère (… ma chère cousine…)
La capitalisation des noms propres a été harmonisée (la Providence, la Chambre, les Chambres, le Conseil d’État, la Constitution, le Code (civil), la Manufacture des tabacs, le Catéchisme poissard, l’École des Beaux-Arts).
L’accentuation des lettres capitales a été harmonisée (APÔTRES, DÎNER, l’Église, AOÛT).
VARIANTES ORTHOGRAPHIQUES INCHANGÉES
Quévilly et Quevilly.
P. 228 : die (… quoi qu’on die.) est un archaïsme de dise.
Antidémocratique et anti-démocratique.