Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine
NOTE. — Les premières lignes de ce chapitre exigent deux mots d’explication. Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, dans un mandement qui fit assez de bruit, m’avait consacré le paragraphe qu’on va lire :
« Puis-je aussi vous rappeler sans rougir les lâches calomnies vomies, c’est le mot, contre le saint-père et contre son dévoué ministre, par une plume française ? Il est vrai qu’avant d’outrager Rome, elle s’était exercée déjà au mépris de l’hospitalité reçue, et agréablement moquée de cette Grèce, qui, quoi qu’on puisse dire encore d’elle et contre elle, n’en est pas moins la seule en Europe qui tienne l’étendard levé contre l’éternel ennemi du nom chrétien. »
A cette agression tant soit peu brutale, je répondis par la lettre suivante :
« Schlittenbach, 8 octobre 1859.
» Monseigneur,
» J’habite, avec ma famille, une petite maison isolée dans le département du Bas-Rhin. Les journaux de scandale n’arrivent pas jusqu’à nous. C’est vous dire que nous ne recevons ni le Figaro, ni l’Univers, ni les mandements politiques des évêques. Mais un habitant de Saverne, qui s’intéresse à moi, et n’aime pas qu’on me dise des injures, m’a envoyé une copie de votre dernier pamphlet.
» Vous êtes, monseigneur, un esprit libéral. Vous avez défendu la liberté de l’enseignement, ou du moins ce que le clergé français déguisait sous ce pseudonyme. Vous tolérez l’étude des auteurs classiques, et vous avez des petits séminaires où l’on joue la tragédie en grec. Vous avez tenu tête à M. Veuillot avec un courage assez rare chez les hommes de votre rang, et vous ne vous êtes incliné devant ce grand génie que le jour où le pape lui a donné raison contre vous.
» Aujourd’hui, monseigneur, vous défendez la liberté de la presse. Vous faites mieux que de la défendre, vous la pratiquez hardiment, ouvertement, avec cette fierté mâle que l’assurance de l’impunité donne aux héros en robe longue. Le mandement n’était autrefois qu’une petite gazette épiscopale, traitant des œufs, du beurre et du fromage, et des choses qu’il est permis de manger en carême. Vous le transformez en journal politique, sans rien payer au timbre et sans verser aucun cautionnement. Garanti par un caractère sacré contre les rigueurs de la police correctionnelle, vous déclarez la guerre à votre ancien souverain et notre fidèle allié, le roi de Sardaigne. Vous ne ménagez pas même le gouvernement qui, de Savoyard vous a fait Français, de prêtre vous a fait évêque, et qui vous donne un traitement pour que vous le serviez. Vous affichez vos diatribes sur des murs qui appartiennent à l’État ; vous les faites lire en chaire par des fonctionnaires publics, nourris aux frais de l’État ; et le prince qui vient d’accorder une amnistie à ses ennemis vaincus et découragés, daigne laisser une apparence de triomphe à votre petite insurrection. Vous aviez deux bonnes raisons pour garder le silence, puisque vous êtes né sous le sceptre du roi de Sardaigne et que vous vivez dans l’empire français. Est-il possible que l’habit ecclésiastique vous ait affranchi de vos deux souverains légitimes pour vous soumettre à un petit prince étranger ?
» Ne croyez pas, monseigneur, qu’un sentiment de rancune personnelle m’ait inspiré ces réflexions. Vous m’avez maltraité, il est vrai, mais en si bonne compagnie, que c’était me faire beaucoup d’honneur. Je consens à rester jusqu’à la fin de mes jours dans la catégorie où vous m’avez rangé, avec le roi de Sardaigne et tous les glorieux chefs de la révolution italienne. Je confesse même entre nous que je ne savais pas mériter tant de gloire en plaidant la cause d’un peuple opprimé.
» Peut-être auriez-vous pu employer des expressions plus courtoises contre un homme poli et lettré. Mais la polémique religieuse a ses mœurs. Elle a transporté dans le langage les torches et les chevalets dont elle n’ose plus faire emploi dans la vie pratique. Le feu sacré de l’inquisition a passé tout entier dans l’éloquence des hommes.
» Je m’en suis aperçu dès le premier mandement, je veux dire dès le premier article de votre nouvel ami, M. Veuillot. Lorsqu’on m’a dit que ce père Duchesne de l’Église allait me déclarer la guerre, j’ai craint quelques objections sérieuses à mes théories, ou quelque réfutation terrible des faits que j’avais avancés. Déjà je préparais toutes les armes de la logique et de l’histoire : quelle naïveté ! M. Veuillot s’est borné à me dire des injures, comme vous, monseigneur, et à dénoncer mon livre à la police. Car il est plus facile de ruiner un éditeur que de ruiner un argument, et la réplique la plus saisissante sera toujours une saisie.
» Aux termes de la loi, monseigneur, je pourrais exiger l’insertion de cette lettre dans votre plus prochain numéro, c’est-à-dire dans votre prochain mandement ; mais je ne veux point abuser de mon droit, et il me suffit d’avoir raison.
» Je baise avec respect votre anneau pastoral et je m’incline humblement, monseigneur, devant le caractère sacré dont vous êtes revêtu. »
XIII
LES ULTRAMONTAINS ET LES GALLICANS
Définition de l’ultramontain. — L’armée du pape contre l’empereur des Français. — Le gouvernement est patient. Il reçoit des boulets et renvoie des dragées. — Le clergé gallican. — Hincmar et Bossuet. — La déclaration de 1682. — Belle conduite du clergé gallican. — Mandement de monseigneur de Condom. — Moralité.
Ma chère cousine,
Lorsqu’on parle ici d’un évêque ultramontain, on entend sous ce mot un prélat qui a son corps dans la ville d’Arras ou d’Orléans et son âme à Rome, au delà des Alpes, en pays d’Outremonts ou d’Ultramonts.
Chacun sait que les ultramontains sont une fraction et même une faction très-puissante dans le haut clergé. Secte contraire à toutes les libertés publiques et nationales, toujours prête à sacrifier la nation au souverain, et le souverain à un petit prince étranger. On les a vus complices très-résolus de tous les maîtres qui se sont assis sur le peuple français, et révolutionnaires très-fougueux lorsqu’un mot d’ordre venu de Rome les a lancés contre le roi ou l’empereur de notre pays. Aujourd’hui même, la fureur qui les emporte contre le gouvernement impérial n’est comparable qu’à leur servilité du 2 décembre. S’ils pouvaient renverser à coups de mandements l’édifice que leurs mandements ont consolidé jadis, l’Empire ne serait plus qu’une ruine.
La nation ne veut aucun bien à ces hommes, qui seront toujours ses ennemis. Si quelques dévotes d’Arras et quelques Dupanlouves d’Orléans se coiffent de violet en l’honneur de leurs évêques, l’immense majorité du peuple français supporte impatiemment les homélies révolutionnaires de ces insurgés du despotisme.
Le gouvernement les supporte. Patiemment ? Je ne sais. Avec plaisir ? J’en doute. Est-ce la reconnaissance des services rendus ? est-ce la crainte d’une pire exaspération qui conseille à l’empereur et à ses ministres une patience plus qu’évangélique ? Pour résoudre cette question, il faudrait être plus grand clerc que je ne le suis. Ce que je comprends fort bien, c’est que les évêques ultramontains, soulevés contre l’empereur des Français et son allié le roi de Sardaigne, impriment impunément les écrits les plus audacieux. La liberté de la presse, qu’on a promis de nous rendre à tous, quand nous serions trop vieux pour en user, existe dès à présent pour quelques pamphlétaires mitrés. Le droit de réunion, qu’on nous refuse encore, est accordé généreusement à de formidables sociétés ultramontaines qui enrôlent les hommes par milliers. Autant on est sévère pour nous, pauvres petits révolutionnaires de la liberté, autant on est indulgent et respectueux pour la révolution théocratique.
J’imagine que le gouvernement se croit assez fort pour dédaigner les injures ultramontaines, parce qu’il s’appuie sur le clergé gallican. On sait, ou du moins on dit que la plupart des simples prêtres et quelques évêques français sont dévoués aux libertés gallicanes et même aux libertés publiques. On rappelle la glorieuse tradition d’Hincmar, archevêque de Reims, contemporain de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, qui se prononça courageusement pour la cour de France contre la cour de Rome. On évoque les souvenirs du bon temps et le rôle démocratique des évêques élus par les citoyens, héritiers des tribuns, investis du beau titre de défenseurs du peuple.
Si les évêques gallicans étaient encore animés du même esprit, si le souverain pouvait voir en eux des successeurs d’Hincmar et la nation des défenseurs du peuple, ni le gouvernement ni la nation ne seraient désarmés en face de la révolte ultramontaine, et nous aurions tort de désespérer de l’épiscopat français.
On parle aussi de Bossuet, nouvel Hincmar, et de la célèbre déclaration de 1682, qui maintint si fièrement les droits de l’Église gallicane contre les prétentions du pape.
Malheureusement, il est prouvé que les évêques gallicans signèrent la déclaration de 1682 pour obtenir du roi la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades. L’histoire nous atteste qu’après le résultat obtenu, tous les signataires de la déclaration écrivirent au pape pour désavouer ce grand acte et humilier l’Église gallicane. Il suit de là que ces héros en habit violet n’ont été gallicans un jour que pour acheter le droit de persécuter les citoyens, et qu’ils sont redevenus ultramontains, la besogne faite.
Bossuet lui-même, le grand Bossuet, ce père de l’Église gallicane, comme on dit en plus d’un endroit, ne paraît pas avoir été plus libéral, ni même plus gallican que monseigneur Parisis, ou monseigneur Dupanloup. Si tu veux lire le mandement ci-joint, qu’un de mes amis m’envoie par la poste, tu te convaincras qu’entre le plus brutal des ultramontains et le plus sublime des gallicans il n’y a pas l’épaisseur d’un cheveu.
MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ÉVÊQUE DE CONDOM SUR LES AFFAIRES POLITIQUES.
« Dieu est le roi des rois. Il établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples. La personne des rois est donc sacrée, et leur autorité est absolue. Ils sont des dieux et participent en quelque façon à l’indépendance divine. « J’ai dit : vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » (Ps., LXXXI, 6.)
» Considérez le prince dans son cabinet. De là partent les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines, les citoyens et les soldats, les provinces et les armées par mer et par terre. C’est l’image de Dieu qui, assis sur son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature.
» Tout l’État est en lui. En lui est la puissance, en lui est la volonté de tout le peuple. Les sujets lui doivent une entière obéissance. Ceux qui pensent servir l’État autrement qu’en servant le prince et en lui obéissant troublent la paix publique et le concours de tous les membres avec le chef. Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne : quand le prince a jugé, il n’y a point d’autre jugement. Il faut lui obéir comme à la justice même ; sans quoi, il n’y a point d’ordre ni de fin dans les affaires. La crainte est un frein nécessaire aux hommes à cause de leur orgueil et de leur indocilité naturelle. Il faut donc que le peuple craigne le prince. La juste sévérité que Dieu fait éclater si visiblement dans les livres saints doit être en quelque sorte le modèle de celle des princes dans le gouvernement des choses humaines.
» Maintenant, ô rois, écoutez ! On voit auprès des anciens rois un conseil de religion, et les plus sages sont les plus dociles. Nous avons vu Samuel auprès de Saül. Nathan, qui reprit David de son péché, entrait dans les plus grandes affaires de l’État. Ira est nommé « le prêtre de David. » Zabud était celui de Salomon, et il est appelé « l’ami du roi » : marque certaine que le prince l’appelait à son conseil le plus intime. On peut rapporter en cet endroit le conseil du sage : « Ayez toujours avec vous un homme saint, dont l’âme revienne à la vôtre, et qui, voyant vos chutes secrètes dans les ténèbres, les pleure avec vous, » et vous aide à vous redresser.
» Le prince est exécuteur de la loi de Dieu. Il fait sanctifier les fêtes. Moïse fait mettre en prison et ensuite il punit de mort, par l’ordre de Dieu, celui qui avait violé le sabbat. La loi chrétienne est plus douce, mais aussi se faut-il garder de l’impunité. Les ordonnances sont pleines de peines contre ceux qui violent les fêtes, et surtout le saint dimanche. Et les rois doivent obliger les magistrats à tenir soigneusement la main à l’entière exécution de ces lois, contre lesquelles on manque beaucoup, sans qu’on y ait apporté tous les remèdes nécessaires.
» Le prince ne souffre pas les impies, les blasphémateurs, les jureurs, les parjures, ni les devins. « Le roi sage dissipe les impies et courbe des voûtes sur eux. » (Prov., XX, 26.) Il les enferme dans des cachots, d’où personne ne les peut tirer. Ou, comme d’autres traduisent sur l’original : « Il tourne des roues sur eux. » Il les brise, il les met en poudre en faisant rouler sur eux des chariots armés de fer, comme fit Gédéon à ceux de Soccoth et David aux enfants d’Ammon. Le Seigneur dit à Moïse : « Menez le blasphémateur hors du camp, et que tout le peuple le lapide. » (Lévit., XXIV, 13.) Le prince doit exterminer de dessus la terre les devins et les magiciens qui s’attribuent à eux-mêmes ou qui attribuent aux démons une puissance divine. Les lois des empereurs chrétiens, et, en particulier, celles de nos anciens rois, Clovis, Charlemagne, et ainsi des autres, sont pleines de sévères ordonnances contre ceux qui manquaient à la loi de Dieu ; et on les mettait à la tête pour servir de fondement aux lois politiques.
» Le prince doit employer son autorité pour détruire dans son État les fausses religions. Ainsi Asa, ainsi Ézéchias, ainsi Josias, mirent en poudre les idoles que leurs peuples adoraient ; ils en brûlèrent les bois sacrés ; ils en exterminèrent les sacrificateurs et les devins, et ils purgèrent la terre de toutes ces impuretés. « Le prince est ministre de Dieu. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée : quiconque fait le mal doit le craindre comme le vengeur de son crime. » (Daniel, III, 96-98.) Il est le protecteur du repos public qui est appuyé sur la religion ; et il doit soutenir son trône, dont elle est le fondement, comme on a vu. Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion sont dans une erreur impie. Autrement, il faudrait souffrir, dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion ; le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes, seraient les plus impunis.
» Dans la cérémonie du sacre, le roi promet « d’exterminer de bonne foi, selon son pouvoir, tous hérétiques notés et condamnés par l’Église. »
« Honorez le Seigneur de toute votre âme ; honorez aussi ses ministres. » (Ecclésiast., VII, 33.) Le sacerdoce et l’empire sont deux puissances indépendantes, mais unies. Les rois ne doivent pas entreprendre sur les droits et l’autorité du sacerdoce ; et ils doivent trouver bon que l’ordre sacerdotal les maintienne contre toute sorte d’entreprise. Ils ne doivent pas croire, sous prétexte qu’ils ont le choix des pasteurs, qu’il leur soit libre de les choisir à leur gré : ils sont obligés de les choisir tels que l’Église veut qu’on les choisisse.
» Les princes ont soin non-seulement des personnes consacrées à Dieu, mais encore des biens destinés à leur subsistance. Toute la loi est pleine de semblables préceptes. Abraham en laissa l’exemple à toute sa postérité, en donnant à Melchisédech, le grand pontife du Dieu Très-Haut, la dîme des dépouilles remportées sur ses ennemis. Le peuple d’Israël ne se plaignait pas d’être chargé de la nourriture des lévites et de leurs familles, qui faisaient plus d’une douzième partie de la nation. Au contraire, on les nourrissait avec joie. Il y avait, du temps de David, trente-huit mille lévites, sans comprendre les sacrificateurs, enfants d’Aaron. Tout le peuple les entretenait de toute chose très-abondamment, avec leurs familles ; on mettait dans cet entretien un des principaux exercices de la religion et le salut de tout le peuple. Néhémias protégeait les lévites contre les magistrats. O princes ! suivez ces exemples. Prenez en votre garde tout ce qui est consacré à Dieu, et non-seulement les personnes, mais encore les lieux et les biens qui doivent être employés à son service. Protégez les biens des Églises, qui sont aussi les biens des pauvres. Souvenez-vous d’Héliodore et de la main de Dieu qui fut sur lui pour avoir voulu envahir les biens mis en dépôt dans le temple. Combien plus faut-il conserver les biens non-seulement déposés dans le temple, mais donnés en fonds aux Églises ! Quel attentat de ravir à Dieu ce qui vient de lui, ce qui est à lui, et ce qu’on lui donne, et de mettre la main dessus pour le reprendre de dessus les autels !
» La plus grande gloire des rois de France leur vient de leur foi et de la protection constante qu’ils ont donnée à l’Église.
» Les enfants de Clovis n’ayant pas marché dans les voies que saint Rémi leur avait prescrites, Dieu suscita une autre race pour régner en France. Les papes et toute l’Église la bénirent ; l’empire y fut établi. Aucune famille royale n’a jamais été si bienfaisante envers l’Église romaine ; elle en tient toute sa grandeur temporelle.
» Après ces bienheureux jours, Rome eut des maîtres fâcheux, et les papes eurent tout à craindre, tant des empereurs que d’un peuple séditieux.
» Le Saint Esprit a tracé le caractère des conquérants ambitieux qui, enivrés du succès de leurs armes victorieuses, se disent les maîtres du monde. Voici le premier trait d’un conquérant injuste. Il n’a pas plutôt subjugué un ennemi puissant, qu’il croit que tout est à lui. Comme si c’était une rébellion de conserver sa liberté contre son ambition, les guerres qu’il entreprend ne lui paraissent qu’une juste punition des rebelles. Non content d’envahir tant de pays qui ne relèvent de lui par aucun endroit, il croit ne rien entreprendre digne de sa grandeur, s’il ne se rend maître de tout l’univers. Ce superbe roi n’a pas besoin de conseil ; l’assemblée de ses conseillers n’est qu’une cérémonie, pour déclarer d’une manière plus solennelle ce qui est déjà résolu, et pour mettre tout en mouvement. Mais voici un dernier trait : c’est de ne respecter ni connaître ni Dieu ni homme, et de n’épargner aucun temple, pas même celui du vrai Dieu.
» Lorsque Dieu semble accorder tout à de tels conquérants, il leur prépare un châtiment rigoureux. Dieu inspire l’obéissance aux peuples, et il y laisse répandre un esprit de soulèvement. Sans autoriser les rébellions, Dieu les permet, et punit les crimes par d’autres crimes, qu’il châtie aussi en son temps ; toujours terrible et toujours juste. Il n’y a qu’une exception à l’obéissance qu’on doit au prince, c’est quand il commande contre Dieu. Un prince qui se fait haïr par ses violences est toujours à la veille de périr. Ce n’est pas qu’il soit permis d’attenter sur eux ; à Dieu ne plaise ! mais le Saint Esprit nous apprend qu’ils ne méritent pas de vivre.
» Antiochus mourut d’une mort misérable. Saül se tua lui-même de désespoir. « Balthasar fut tué, et Darius le Mède fut mis à sa place. » (Daniel, V, 30, 31.) C’est assez d’avoir rapporté ces tristes exemples, et nous nous tairons du nombre infini qui reste. Les rois, comme ministres de Dieu, sont avec raison menacés, pour une infidélité particulière, d’une justice plus rigoureuse et de supplices plus exquis. Et celui-là est bien endormi, qui ne se réveille pas à ce tonnerre. « C’est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. » (Hébr., X, 31.) Il vit éternellement ; sa colère est implacable et toujours vivante ; sa puissance est invincible ; il n’oublie jamais ; il ne se lasse jamais ; rien ne lui échappe.
» †J. BÉNIGNE, évêque de Condom. »
P.-S. Je rouvre ma lettre en toute hâte pour te garder d’une méprise. Mon ami s’est moqué de moi. Le prétendu mandement que tu viens de lire n’est qu’une mosaïque découpée phrase par phrase dans un ouvrage de Bossuet. Ce livre est intitulé : Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Bossuet l’a écrit pour l’éducation du Dauphin, fils de Louis XIV.
Averti de mon erreur, j’ai voulu m’assurer si du moins les citations étaient exactes. Il ne s’en faut pas d’un seul mot. C’est bien Bossuet qui a exposé ces théories monstrueuses. C’est le père de l’Église gallicane qui immole si gaillardement les peuples aux rois, qui humilie si vaillamment la royauté devant le pape.
Heureusement, ma chère cousine, le temps n’est plus où les évêques donnaient des leçons de politique aux enfants des rois. Un temps viendra peut-être où les rois donneront aux évêques des leçons de politesse.
XIV
L’EXPOSITION DES BEAUX-ARTS
Le moment est bien choisi. — Nous sommes en paix, quoi qu’on die. — Les nuages sont dans la lorgnette. — Annexion de la Savoie. — Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. — Le berceau des grandes familles. — Le spirituel et le temporel sont deux. — Le temporel est soumis à des lois. — Réforme douanière. — Une lettre datée de Lille. — Beaux-Arts. — La peinture et la sculpture vont assez mal en France. — A qui la faute ? — Efforts des artistes. — Bon vouloir du public. — Excellentes intentions du gouvernement. — Les expositions bisannuelles. — Elles ont fait plus de mal que de bien. — Je propose de les remplacer par des expositions permanentes. — Avantages de mon projet. — Tout le monde y gagnera : le public, les artistes, les critiques. — Moyen d’exécution. — Profit pour le budget. — Expositions anglaises. — Le boulevard des Italiens.
Ma chère cousine,
La France et l’Europe sont en paix ; l’Italie, notre sœur aînée, organise tranquillement son indépendance ; l’Angleterre, notre alliée naturelle, unit ses intérêts aux nôtres par le lien le plus étroit ; les éternels ennemis de l’intelligence et de la liberté se suicident à coups de mandements et d’encycliques ; le gouvernement impérial, après dix années d’indécision, se jette résolûment dans la voie sacrée de la démocratie, et reprend en main la grande œuvre de 89 ; tout va bien. Le moment n’est pas mal choisi pour traiter au coin du feu la question des beaux-arts. Les arts sont les fruits de la paix, le luxe honorable de la vie. La France est assez riche et assez grande pour se donner ce luxe-là.
Il est vrai que certains journalistes signalent tous les matins de gros nuages à l’horizon ; mais je me figure qu’ils n’ont pas bien essuyé leur lunette, et qu’une légère vapeur condensée entre deux verres obscurcit, à leurs yeux, la sérénité du ciel. L’un prétend que nos ouvriers vont s’insurger en masse contre un traité de commerce qui leur donne la vie à bon marché. L’autre assure que nos paysans marcheront comme un seul homme au secours d’un petit souverain d’Italie menacé dans son pouvoir temporel.
Si tous ces dangers étaient évidents ou probables, ou simplement possibles, il y aurait presque de l’impertinence à traiter dans un pareil moment la question des beaux-arts. Mais j’ai beau lire les journaux et me travailler à les comprendre, toutes ces billevesées de quelques hommes sérieux m’amusent sans me persuader.
Est-il vrai que le roi Victor-Emmanuel ne puisse nous donner un département très-pauvre et très-stérile sans que l’Europe en prenne de l’ombrage ? Chacun sait que la Savoie ajoutera beaucoup à nos dépenses et fort peu à nos revenus. Ses honnêtes et pauvres habitants ont besoin de routes, de chemins de fer et de mille autres choses très-coûteuses que le Piémont ne saurait leur donner sans obérer ses finances, et que la France leur offrira presque gratis. En échange de notre libéralité, que gagnons-nous ? La satisfaction de rentrer dans nos frontières physiques et de fermer une porte qui n’était jamais ni ouverte ni fermée. Le moindre propriétaire a le droit de s’enclore, et l’on conteste au peuple français le droit de s’enfermer chez lui ! J’avoue que l’annexion de la Savoie nous arrondit un peu, mais quelle nation voisine a le droit de s’en plaindre ?
Si le Piémont était resté dans ses anciennes limites, nous n’aurions pas plus songé à lui demander la Savoie qu’il n’eût pensé à nous l’offrir. Le voilà, grâce à nous, accru de toute l’Italie centrale : nos bienfaits lui commandent un peu de reconnaissance ; son accroissement nous commande de prendre quelques sûretés contre lui. Nous fermons notre porte. Il en serait de même si dans quelques années la Prusse s’agrandissait des petits États protestants qui l’environnent. Nous applaudirions sincèrement à cette grande et salutaire révolution, mais nous ne saurions nous empêcher de faire un retour sur nous-mêmes et de comprendre que la Prusse agrandie devient un voisinage dangereux pour nous. Nous fermerions notre porte et nous rappellerions à l’Europe que le Rhin est fait pour couler entre l’Allemagne et nous. C’est une vérité géographique que nous n’avons pas le droit d’oublier, mais que nous aurons la discrétion de taire, aussi longtemps que la carte d’Allemagne restera ce qu’elle est aujourd’hui.
Quelques personnes trouvent surprenant que le roi-zouave nous abandonne la Savoie, qui est le berceau de son illustre maison. Il faut que ces politiques soient bien ignorants de l’histoire. Les Bourbons de France n’ont-ils pas cédé la Navarre, qui était leur berceau ? Les empereurs d’Autriche ont renoncé à la Lorraine. Notre gracieuse alliée la reine Victoria ne songe plus à régner sur le Hanovre. Quand les aigles sont devenus grands, ils désertent leur nid.
Un respectable souverain réclame obstinément une province affranchie. Pour rentrer dans des droits qu’il a perdus par sa faute, il confond le ciel et la terre, le spirituel et le temporel. Il oublie les bienfaits du prince qui l’a restauré sur son trône ; il sème à travers l’Europe des paroles de révolte ; il s’efforce d’intéresser à son budget tous les simples et tous les ignorants de la terre ; il abuse d’une autorité sainte au profit d’un despotisme impuissant et vindicatif. Ce prêtre d’un Dieu de paix sème des brandons de discorde ; il aspire à voir l’univers en feu, pour sauver une aile de sa maison.
Cependant, ma chère cousine, nous pouvons traiter à notre aise la question des beaux-arts. Le peuple français est un peuple de bon sens. Si catholique qu’il puisse être (et je crois qu’il l’est encore un peu), il sait faire une différence entre les intérêts religieux et les petites cupidités politiques. Il respecte poliment le chef de l’Église, mais il n’ignore pas qu’un pouvoir temporel est sujet à croître et à décroître, comme toutes les choses temporelles. La paix, la guerre, les victoires, les défaites, les traités, le vœu des nations, le soulèvement légitime des opprimés, agrandissent ou réduisent tour à tour les royaumes de ce monde. La seule royauté qui n’ait rien à craindre des événements est celle qui n’est pas de ce monde, suivant la belle expression du Christ. M. Thouvenel, ministre des affaires étrangères, a établi cette vérité mieux que je ne saurais le faire. C’est pourquoi je ne te parlerai que des beaux-arts.
On dit encore à Lille et à Rouen, chez quelques millionnaires de mauvaise humeur, que le changement de notre système douanier met la France à deux doigts de sa perte. Si une telle assertion était fondée, j’aurais bien mauvaise grâce à parler peinture aujourd’hui. Mais un grand manufacturier de Lille m’a fait l’honneur de m’écrire une lettre des plus rassurantes. Tous nos riches, grâce au ciel, ne sont pas des égoïstes. Un grand industriel de Mulhouse, après avoir lu la lettre de l’empereur à M. Fould, a couru droit aux Tuileries et a dit au maître de la maison : « Sire, j’approuve de tout mon cœur la mesure que vous avez prise dans l’intérêt de tous. J’y perdrai sans doute quelques millions ; mais j’étais honteux des bénéfices que nous faisions depuis plusieurs années. » Mon honorable correspondant de Lille est un homme de l’étoffe de M. Dollfus. Je copie textuellement la lettre qu’il m’a écrite :
« La fameuse lettre de l’empereur a causé ici une petite révolution ; c’est que les millionnaires sont tenaces. Être dérangé par un mauvais tarif, alors que, sans mal ni douleur, on vend 29 francs ce qui vous en coûte 14 !
» On a cherché à insurger les ouvriers en leur annonçant qu’on allait fermer les ateliers ; mais cela n’a pas pris.
» Ces messieurs vont avoir 17 pour cent de diminution de droit sur les cotons bruts et 33 pour cent de droits protecteurs. Les voilà bien à plaindre !
» Nos filateurs de lin ne sont protégés que par un droit de 15 pour cent ; ce qui n’empêche pas MM. D… de gagner 600,000 francs, bon an, mal an.
» Du reste, l’empereur, qui s’appuie sur les ouvriers, ne peut avoir la pensée de les laisser mourir de faim. Or, tant que l’ouvrier aura à vivre, les patrons ne mourront pas.
» Les machines à vapeur ne devaient-elles pas aussi laisser nos ouvriers sans travail ? Eh bien, les salaires ont doublé ; l’ouvrier s’est vu débarrassé de sa besogne la plus rude ; et c’est l’ouvrier qui manque au travail, quand c’était le travail qui devait lui manquer. Il en sera de même dans les circonstances présentes, et avant quinze ans la France industrielle n’aura plus de rivale.
» Je payais il y a sept ans le charbon 1 franc 20 centimes l’hectolitre. Les actions de 1,000 francs valaient alors de 7 à 8,000 francs. Ce même charbon, devenu fort mauvais, vaut aujourd’hui 1 franc 70 centimes. Et les actions ont monté à 82,000 francs. Voilà des monopoles qu’on veut essayer de détruire. Y réussira-t-on ? J’en doute. Mais il y a déjà du courage à le tenter.
» Les actions des charbonnages d’Anzin valent aujourd’hui 1,200,000 francs.
» Les possesseurs de ces monopoles accusent l’empereur de vendre la France à l’Angleterre !
» Quand il devrait m’en coûter quelque chose, je verrais toujours avec plaisir le gouvernement déclarer la guerre à ces fortunes si facilement acquises aux dépens de tous. »
Cette lettre, et quinze ou vingt autres que je résumerai quelque jour, m’autorisent, ma chère cousine, à ne te parler aujourd’hui que des beaux-arts.
Nos artistes (ceci soit dit entre nous) sont un peu découragés. Dans cette splendeur nouvelle de la France ressuscitée, ils se plaignent de rester cachés au dernier plan. Les uns dépensent leur vie dans les antichambres d’un ministère pour obtenir une misérable commande ; les autres, résignés à la modestie d’un commerce sans prétention, fabriquent de tout petits tableaux pour les ventes de l’hôtel Drouot ou les devantures de la rue Laffitte. Il n’y a plus ni grands ateliers, ni grandes ambitions, ni grandes passions ; les grands talents qui nous restent de 1830 meurent d’ennui dans le silence de la critique. — Si nous sommes encore à la tête de l’Europe artiste, comme l’exposition de 1855 l’a prouvé, c’est que l’Europe est aussi stagnante que nous.
L’empereur Napoléon III construit de grands palais ; il songe à les décorer, et l’on s’aperçoit un beau matin que la tradition est perdue ; que M. Ingres et M. Delacroix, l’un vieux, l’autre malade, n’ont pas d’héritiers parmi nous. Et l’on est réduit à livrer à des improvisateurs insuffisants des travaux qui réclameraient le génie de Gros et de David !
Cependant le métier de peintre est mis à la portée de tout le monde ; les écoles pullulent de jeunes gens ; les secrets de la couleur sont tombés dans le domaine public ; nous avons quelques milliers de paysagistes, tous capables de peindre un effet ; quelques milliers de peintres de genre, en état de barbouiller proprement un intérieur. Sans compter la bande austère des réalistes qui s’applique sérieusement à transporter sur la toile les grosses veines d’une feuille de chou.
Cependant le public s’intéresse de jour en jour plus vivement aux œuvres d’art. Tel qui n’allait pas au Louvre en 1840 s’arrête aujourd’hui tous les matins devant la boutique de Cachardy. Tel autre qui aurait cru jeter son argent par la fenêtre en achetant un paravent illustré, économise vingt-cinq louis pour se donner un Fauvelet. Non-seulement le goût des arts descend dans les masses de la bourgeoisie, mais il se rencontre de vrais Mécènes dans les sommets de la finance. On voit d’illustres parvenus introduire les artistes dans leurs hôtels et préférer hardiment la peinture à la dorure. On voit des spéculateurs d’assez haut rang former des galeries d’un grand prix et placer ainsi leur argent à des intérêts énormes. Je parierais qu’il se dépense plus de 50 millions par an dans les maisons où l’on vend des tableaux. J’ai vu un étranger débarquer dans un hôtel de la rue Castiglione et acheter pour 100,000 francs de peinture en moins d’une semaine. Le total de ses acquisitions ne vaudra pas 10,000 écus en 1870. D’un autre côté, j’ai rencontré un artiste de grand mérite qui colportait sous son bras un tableau de 1,000 francs, sans pouvoir en trouver cinq louis.
Il y a des artistes médiocres qui roulent sur l’or, parce qu’ils ont su se faire une clientèle, achalander leur atelier, élever leurs prix et passionner une coterie bourgeoise, loin du grand jour des expositions et du contrôle de la critique. Il y a des artistes merveilleusement doués qui meurent de faim, parce que le public ne les connaît pas, ou les oublie ou les juge mal.
Quoiqu’il en soit, les chefs-d’œuvre sont rares, et l’on peut affirmer, malgré la loi du progrès, qu’ils étaient plus communs en 1810 ou en 1830 qu’en 1860. Nos deux dernières expositions n’ont guère servi qu’à mettre en relief la médiocrité féconde de nos artistes.
Le gouvernement déplore cet état de choses : il est trop directement intéressé à la gloire du pays pour assister sans regret à cette décadence. Je crois même qu’il a cherché de bonne foi le remède du mal. Devant le très-médiocre salon de 1857, nos hommes d’État se sont dit que les expositions annuelles précipitaient le travail des artistes et les forçaient à produire vite et mal. Qu’un intervalle de deux ans leur permettrait d’apporter des œuvres plus grandes ou du moins plus mûres, et que l’art français s’en trouverait mieux.
On est parti de ce principe, croyant bien faire, et l’on a vu que l’exposition de 1859 dépassait en médiocrité celle de 1857. L’expérience continue. Le salon n’ouvrira pas en 1860, et je ne crains pas de prédire que 1861 tombera au-dessous de 1859.
C’est que le pharmacien a pris un médicament pour un autre et donné du laudanum à un malade en léthargie.
Si quelque chose peut ressusciter le grand art, c’est la publicité donnée aux ouvrages, l’émulation éveillée entre les artistes, les conseils distribués par la critique, la faveur et le blâme des regardants. Voilà pourquoi le principe des expositions annuelles était excellent, et, si l’on voulait trouver un encouragement plus actif, on n’avait qu’à décréter une exposition permanente.
Je suppose que le gouvernement mette à la disposition des artistes une aile de ce grand Palais de l’industrie, qui le plus souvent ne sert à rien. On écrirait sur la porte : Exposition permanente des Beaux-Arts.
Dès qu’un artiste connu ou inconnu aurait terminé un ouvrage, il n’inviterait pas le public à grimper les six étages de son atelier ; il ne solliciterait pas du préfet de police l’autorisation d’exposer sa statue devant le guichet du Louvre : il enverrait la statue ou le tableau au Palais de l’industrie. Une commission permanente, réunie en séance tous les huit jours, déciderait de l’admission. Les ouvrages admis resteraient trois mois exposés à la curiosité du public et à la sévérité des critiques.
Le public serait charmé d’avoir en toute saison, dans Paris, un lieu de plaisir noble et intelligent. Les étrangers pourraient, toute l’année, se faire une idée de nos artistes contemporains. Les artistes ne se tueraient plus à ébaucher précipitamment une toile pour l’exposition, puisque l’exposition serait permanente. Ils ne passeraient plus sous les fourches caudines du marchand de tableaux ; car, en donnant leur prix au gardien de la galerie, ils traiteraient presque directement avec les acquéreurs, sans avoir l’ennui de s’entendre marchander. Le grand acquéreur, l’État, représenté par le ministre, viendrait faire son choix et distribuer des encouragements solides. Le gouvernement échapperait à la honteuse nécessité de commander des tableaux et des copies à ceux qui ne savent pas les faire : la publicité donnée à toutes les œuvres d’un certain mérite lui permettrait de n’encourager que le talent.
Les critiques d’art, qui dorment vingt mois en deux ans, seraient aussi régulièrement occupés que les critiques des théâtres. Ils auraient du nouveau toutes les semaines, ils profiteraient tous les jours, ils seraient dans un commerce perpétuel avec le public et les artistes. Une agitation très-saine, très-salutaire, très-honnête, remplacerait le calme plat où nous vivons. Et bientôt, si je ne m’abuse, on verrait refleurir ces beaux temps où toute une ville se passionnait pour ou contre un tableau de M. Delacroix.
Voilà ce que je décréterais demain, ma chère cousine, si une révolution (fort imprévue d’ailleurs) me condamnait à régner sur la France. Le remède est des plus simples et des moins coûteux. Nous avons le palais, le jury et même le garçon de bureau. Si notre pays n’était pas assez riche, je pourrais ajouter qu’il y a quatre ou cinq cent mille francs à gagner sur les entrées, puisque le public a pris l’habitude de payer à la porte du Salon.
Le gouvernement va-t-il adopter mon idée ? Non, dis-tu ; eh bien, tant pis pour lui. Je parie qu’avant six mois il se formera en France une société anonyme pour l’encouragement des beaux-arts. Les Anglais en ont plusieurs, qui toutes rapportent de sérieux dividendes. Les Anglais n’ont pas été en nourrice chez Louis XIV ; personne ne les a habitués à compter sur le gouvernement comme sur une providence et à lui demander toutes les choses dont ils ont besoin, même la pluie et le beau temps. Ils savent ce qu’il leur faut, et ils se le procurent eux-mêmes. Peut-être un jour deviendrons-nous Anglais en cela. Je vois déjà s’ouvrir, au boulevard des Italiens, une petite exposition permanente qui sera peut-être le germe de la grande que nous rêvons. Si tu viens à Paris cet hiver, je t’y mènerai pour vingt sous, et tu verras de beaux Delacroix et d’adorables Meissonier.
XV
LES BROCHURES À BON MARCHÉ
Mon jardinier m’apporte une brochure. — Joseph le buveur de bière, le forgeron François et le pape. — Mise en scène. — Qu’est-ce que le pape ? — Pourquoi le pape est-il roi ? — Grave question tranchée d’un seul mot. — Aménités du forgeron François. — Il habille à sa façon le roi de Sardaigne et l’empereur des Français. — Félicité des Romains. — État misérable des Piémontais. — Ils sont réduits à montrer des marmottes, tandis que les Romains s’ébattent en carnaval. — Les sujets du saint-père se révoltent parce qu’ils sont trop heureux. — Intrigues des juifs et des francs-maçons contre le temporel du pape. — Le pape ne doit pas écouter les conseils des souverains. — L’œuf et la poule. — Réflexions demi-politiques. — MM. Proudhon et Vacherot. — Deux catégories de révolutionnaires. — Modification désirable dans les lois sur la presse. — Grâce pour les philosophes ! — Souvenirs de l’auteur. — M. le docteur Pellarin. — Arago.
Ma chère cousine,
Mon jardinier, garçon honnête, intelligent et qui sait lire, m’a apporté ce matin une brochure de vingt pages, petit format.
— Voilà, me dit-il, ce qu’un monsieur m’a donné dans la rue. Cela se vend trois sous, mais cela se distribue aussi pour rien. Vous serez sans doute étonné quand vous aurez vu de quelles sottises on a la prétention de nous nourrir.
Je parcourus cet opuscule avec une certaine difficulté, car il est écrit en patois. Mais celui qui me l’avait apporté m’aida à le traduire.
C’est un dialogue entre un misérable ivrogne appelé Joseph, et un beau, brillant et vertueux forgeron du nom de François. Joseph, le buveur de bière, passe sa matinée à la brasserie, au milieu des pots et des journaux. François, le sage, entre là par un hasard inexpliqué. Il s’étonne de voir Joseph donner de grands coups de poing sur la table ; il se scandalise en apprenant que ces brutalités sont à l’adresse du pape. Et la conversation s’engage entre ces messieurs sur le pouvoir temporel du saint-père et la question des Romagnes.
Je te préviens, ma chère cousine, que nous sommes à plus de cent lieues des dialogues de Platon. Cet entretien, par demandes et réponses, doit avoir quelque parenté avec le Catéchisme poissard, que je n’ai jamais lu.
« Qu’est-ce que le pape ? » demande grossièrement l’ivrogne Joseph. Le bon François répond : « Un grand prêtre et un roi. — Pourquoi un roi ? »
La question est délicate ; on a déjà fait plus de deux cents brochures là-dessus, sans compter les volumes. Mais François tranche la difficulté d’un seul mot : « Le pape est un roi, dit-il, parce qu’il a un royaume. »
Voilà pourquoi votre fille est muette ! Voilà pourquoi la reine des nations, la maîtresse du monde ancien, la fille de Romulus, la mère de César, Rome enfin… est muette.
Joseph, l’ivrogne, ne répond rien à une si belle raison ; il se le tient pour dit. Le forgeron lui a rivé son clou.
« Et, reprend-il timidement, combien est-il grand ce pays ? — Deux fois aussi grand que l’Alsace. »
Vous vous trompez, maître François, ou vous abusez de l’ignorance de votre interlocuteur. Les deux départements qui composent l’Alsace ont une superficie totale de 8,700 kilomètres carrés. Doublez le chiffre, vous aurez 17,400. Or, le pape règne sur 40,000. Vous vous trompez donc, ô François ! de plus de moitié. Si les États du pape étaient réduits à la superficie que vous dites, je connais deux millions d’honorables Italiens qui seraient bien contents !
Mais Joseph a sans doute la langue épaissie par la bière. Il craint de s’engager dans une discussion de chiffres. Il demande depuis quelle époque le pape est en possession de son royaume ? « Depuis mille ans, pour une partie, répond François, et depuis treize cents ans pour l’autre. » Voilà ce qui s’appelle parler en chiffres ronds et simplifier l’histoire ! Joseph accepte les chiffres ronds.
Or çà, le pape est-il un souverain très-légitime ? ou, pour parler le langage de Joseph, ce pays est-il bien à lui ?
» FRANÇOIS. — Aussi bien que mon chapeau qui est sur ma tête est à moi.
» JOSEPH. — Et, si on lui prenait son pays en entier ou en partie, comment appellerions-nous ça ?
» FRANÇOIS. — Un vol.
» JOSEPH. — Et ceux qui le lui prendraient, que seraient-ils ?
» FRANÇOIS. — Ceci, tu le sais aussi bien que moi.
François ne veut pas dire de gros mots au roi de Sardaigne, il réserve ses injures pour un autre souverain. Tu vas en juger.
» JOSEPH. — Est-ce qu’on ne peut pas aider au vol, l’approuver, le louer ?
» FRANÇOIS. — Non. Si, lorsqu’un filou te vole ton chapeau, une autre personne s’écriait : « Très-bien ! à la bonne heure ! » tu dirais à cet autre qu’il est une canaille. »
C’est parler un peu sévèrement, mais le forgeron tape dur.
Ne crains pas, ma chère cousine, que je te traduise la brochure jusqu’au bout. Je n’en veux prendre que la fleur.
François, le bien informé, apprend au faible Joseph que les sujets du pape sont heureux entre tous les hommes, « que le Français paye deux fois plus d’impôts que le Romain ; que, dans le Piémont, on vole et on assassine six fois plus que dans les États pontificaux ; que les étrangers, les Anglais, les protestants allemands et les Russes préfèrent Rome à leur pays, à cause de la liberté dont on y jouit ; que les Romains sont les oiseaux les plus joyeux du monde ; que leur carnaval est le plus gai de toute la terre, en tout bien, tout honneur ; que tous les vagabonds qui nous viennent d’Italie pour étamer les casseroles, repasser les couteaux et faire danser les marmottes, appartiennent au Piémont ; qu’on ne trouve parmi eux aucun Romain, tant les Romains sont heureux ! que le prince héritier d’Angleterre, après avoir admiré le bonheur des sujets du pape, fit cette réflexion : « C’est dommage seulement que ce peuple soit gouverné par des prêtres. » Mais le prince de Galles parlait comme un petit sot, car c’est justement parce que ce peuple est bien gouverné, qu’il est de si bonne humeur. »
Joseph se rallierait volontiers à l’amendement du prince de Galles. Il ne croit pas que les prêtres soient capables de bien gouverner.
« — As-tu essayé de leur gouvernement ? demande François.
» — Non.
» — Alors, tais-toi et ne juge pas des choses qui ne sont point de ta compétence ! Il y a trois ou quatre cents ans, nous avions beaucoup de gouvernements religieux en Europe. L’évêque de Strasbourg était maître de toute la contrée de Molsheim et d’une parcelle de pays dans le royaume de Bade. Le long du Rhin inférieur, il y avait les électorats de Mayence, de Cologne et de Trêves. Les peuples de ces provinces étaient les plus heureux. Naturellement ! un prêtre n’a pas besoin de dépouiller ses sujets pour doter ses fils et ses filles. Aussi disait-on dans toute l’Allemagne : Sous la crosse, il fait bon vivre. »
L’alinéa que je viens de citer est comme la signature de cet opuscule anonyme. La main d’un homme d’Église s’y trahit.
» — Mais, dit le pauvre Joseph, les sujets du pape se révoltent.
» — C’est parce qu’il y en a de trop heureux, répondit François. Ce petit nombre (la noblesse et la bourgeoisie apparemment) avec les canailles du Piémont, de Naples, de la Toscane, de la Hongrie et de la France, qui s’y sont donné rendez-vous le poignard en main, ont imposé leur nouveau gouvernement au peuple.
» — Mais pourquoi tout le monde a-t-il l’air d’être pour eux contre le pape ?
» — Les juifs sont furieux de n’avoir pas encore de Messie, et ils veulent que les catholiques n’aient point de pape. C’est eux qui ont commencé le tapage (affaire Mortara, probablement). Beaucoup de protestants s’impatientent de voir que, depuis trois cents ans, le pape est toujours là, quoiqu’ils aient prédit soixante-dix-sept fois sa chute prochaine. Ils se sont mis avec les enfants d’Israël. De mauvais catholiques voudraient se débarrasser du pape, parce qu’il proclame dans le monde les commandements de Dieu, et qu’il interdit le parjure, l’adultère et le vol. D’autres catholiques stupides, que Dieu leur pardonne leur sottise ! crient parce qu’ils entendent crier. Les Piémontais voudraient s’approprier le royaume du pape ; les républicains voudraient en faire une petite république ; les francs-maçons voudraient y essayer leurs truelles et leurs tabliers de cuir ; les Anglais voudraient brûler l’Italie et la France, et se chauffer à l’incendie ; les enfants d’Israël voudraient encore une fois faire le commerce avec les galons dorés, les panaches, les ostensoirs, les calices et les biens de l’Église.
» — Mais d’où vient que tous prennent feu à la fois ?
» — Parce que le diable est déchaîné. »
A cela, nous n’avons rien à dire. C’est un argument sans réplique.
Il se peut, ma chère cousine, que la prose du forgeron François te fatigue à la fin. Je ne veux plus citer qu’un mot, parce qu’il est pittoresque.
Joseph a entendu dire qu’un prince assez généralement écouté en Europe, qu’un bienfaiteur de l’Église, un protecteur du saint-siége, avait voulu donner au pape quelques salutaires conseils. Il demande bien timidement pourquoi le pape n’a rien écouté ?
« — Le pape, répond François, est le père de la chrétienté. C’est à lui de donner des conseils et non d’en recevoir. Est-ce que l’œuf est plus sage que la poule ? »
Que t’en semble, cousine ? N’admires-tu pas avec moi cette métaphore qui représente tous les souverains de l’Europe comme des œufs pondus par le pape ? Espérons que ces pauvres œufs ne se laisseront pas mettre en omelette par le forgeron François !
Je jette la brochure au panier, je me lave les mains et je reprends ma lettre.
Ne me demande pas, cousine, dans quelle imprimerie ni même dans quelle ville ce petit opuscule malpropre s’est publié. Je ne veux pas même te dire en quel patois il est écrit : ma lettre aurait une couleur de délation, et je ne dénoncerai jamais personne. Mais cette lecture m’a inspiré quelques réflexions sérieuses. Laisse-moi les jeter ici comme elles me viennent, et, si le gouvernement les lit par-dessus ton épaule, tant mieux !
Tandis que cette brochure et cent autres pareilles s’impriment librement à plusieurs millions d’exemplaires, un philosophe appelé Proudhon se condamne à l’exil pour échapper à trois ans de prison. Un autre philosophe appelé Vacherot va se constituer prisonnier un de ces jours, et philosopher trois mois sous les verrous.
M. Proudhon et M. Vacherot sont deux révolutionnaires, je l’avoue. Ils trouvent que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ils rêvent un nouvel ordre de choses qui leur semble préférable à l’ordre établi. En publiant des idées contraires aux idées régnantes, ils se sont placés sous le coup de la loi. Notre magistrature, conservatrice inflexible et incorruptible des institutions françaises, les a frappés sans haine, sans colère et sans mépris ; non qu’elle les crût ambitieux, méchants ou cupides, mais simplement parce qu’ils s’étaient rendus coupables de délits prévus par le Code.
Cependant les théories de M. Proudhon et de M. Vacherot, par la forme même sous laquelle elles ont été publiées, s’adressaient à des lecteurs éclairés, capables de juger un raisonnement et de réfuter un sophisme. J’ajoute que les deux ouvrages incriminés et condamnés légalement, ne pouvaient en aucun cas obtenir qu’un nombre assez limité de lecteurs. Il est certain, en outre, que les deux auteurs se sont abstenus d’attaquer personne, et d’avancer sciemment des faits inexacts. De sorte, qu’après avoir été déclarés coupables par la loi, ils n’en sont pas moins de fort honnêtes gens aux yeux du public, du gouvernement et des magistrats eux-mêmes qui les ont frappés.
Le digne et bon M. Vacherot, après avoir construit, comme Platon, une république dans les nuages, s’est laissé prendre à une illusion d’optique. Suivant l’usage de tous les rêveurs, il a cru toucher du doigt ce pays d’Utopie, dont les rives fabuleuses se dessinaient bien loin de lui. Ébloui par je ne sais quel mirage, il a étendu les bras, et s’est heurté douloureusement contre l’inflexibilité de la loi.
Je le plains, lui et tous ceux qui se trompent sincèrement. Peut-être un jour la loi, se rapprochant de la perfection, fera-t-elle une différence entre ceux qui se trompent eux-mêmes et ceux qui cherchent à tromper les autres.
Car il y a deux sortes de révolutionnaires, et la loi, cette conscience écrite des nations, ne les mettra pas éternellement sur la même ligne. La première catégorie, la bonne, comprend tous les chercheurs du mieux, tous ces esprits inquiets et souffrants qui rêvent pour la société des perfections ou des félicités nouvelles. Il y a du fou, il y a du dieu dans ces victimes de la pensée ; mais folie si l’on veut, leur folie est respectable.
Entre un abbé de Saint-Pierre, un Saint-Simon, un Vacherot et les révolutionnaires de la mauvaise espèce, je vois un abîme. Il est impossible de mépriser les premiers, lors même qu’on les condamne. Mais ces agitateurs égoïstes, qui, dans un intérêt de caste ou de dynastie, s’appliquent à fausser le jugement du peuple, à insurger son ignorance, à remuer la bourbe des passions basses ! ces hommes de parti, qui ne croient ni à ceci ni à cela, mais qui saisissent au hasard, comme une arme de rencontre, la première théorie qui leur tombe sous la main ! ces ennemis de tout ordre de choses où leur place n’est pas faite, ces alliés acquis d’avance à toutes les coalitions, échappent plus facilement à la rigueur des lois qu’au blâme des gens de bien.
C’est qu’ils savent porter un coup sans se découvrir eux-mêmes : rompus à la vieille tactique des campagnes parlementaires, ils ont l’art d’insinuer les choses sans les dire, et de se glisser le long du Code comme un Vendéen le long d’une haie, sans déchirer leurs habits. J’aime mieux un Proudhon tout carré ou un Vacherot tout simple, qui va droit son chemin, à la franche, à la paysanne, exposant sa poitrine découverte à tous les horions de la loi.
La loi se modifiera un jour ou l’autre ; je l’espère, je le crois. Le gouvernement ne saurait manquer d’établir une différence entre un livre honnêtement médité et les basses calomnies du forgeron François.
Bientôt peut-être on accordera aux honnêtes gens de toute opinion le droit de penser par écrit. Un gouvernement qui n’est ni sourd ni muet n’a rien à craindre des livres. Je comprends à la rigueur qu’il prenne certaines précautions contre les journaux ; car une diffamation ou une fausse nouvelle se publie à cinquante mille exemplaires, fait le tour du pays en deux jours et descend dans les bas-fonds de la société. J’admets qu’il défende au forgeron François de colporter dans les brasseries les vingt pages ignominieuses de sa brochure. Mais un livre est respectable, ne fût-ce que par le travail qu’il a coûté. Un livre n’est lu que par les gens qui savent lire, tandis que la brochure du forgeron François sera lue dans toute une province à tous les gens qui ne savent pas lire.
En attendant que la loi adoucisse ses rigueurs envers la philosophie, est-ce que nos philosophes demeureront exilés ? est-ce qu’ils iront en prison ? J’en doute, et voici pourquoi. Il y a quelques années, un honorable médecin que le sort avait désigné pour faire partie du jury se récusa lui-même en déclarant que sa conscience ne lui permettait pas de condamner un homme à la peine de mort. La cour, appliquant la loi à ce juré réfractaire, dut lui infliger une amende de 500 francs. Rien de plus juste. Mais le prince qui règne aux Tuileries, considérant que cet homme avait agi selon sa conscience, usa du droit de grâce et lui fit remise de la peine. Rien de plus noble.
En 1852, si j’ai bonne mémoire, un grand savant et un grand citoyen, placé pour l’honneur de la France à la tête d’un de nos établissements scientifiques, aima mieux quitter sa place que de prêter serment au nouveau pouvoir. Il se souvenait d’avoir régné lui-même, avec quelques amis, sur la France de 1848, et aboli, en haine du parjure, l’usage du serment politique. Napoléon III permit à notre immortel Arago d’obéir à la loi de sa conscience, et j’aime à croire que tous les hommes de conscience sont assurés de trouver grâce devant lui.
XVI
LE BAL DE LA MI-CARÊME
A Madame veuve Valentin, à Quévilly.
Ma bonne grand’mère,
J’apprends que vous êtes en parfaite santé, malgré vos quatre-vingt-onze ans, et j’en suis doublement heureux. D’abord et avant tout, parce qu’il est bon de conserver et d’aimer une excellente et respectable aïeule ; ensuite parce que, si un malheur vous enlevait à la tendresse de vos enfants, on aurait le droit de vous appeler voleuse, en vertu des priviléges imprescriptibles de l’histoire. Ce n’est pas, grâce à Dieu, qu’il y ait rien de vrai à dire contre vous. Vous avez été, durant quatre-vingt-onze ans, aussi honnête femme que monseigneur Rousseau fut honnête prélat et honnête homme ; mais l’insuffisance de notre législation permet à la calomnie d’usurper les droits de l’histoire, et tous les malappris seraient libres de vous insulter impunément, pour peu que vous fussiez morte. Conservez donc votre vie aussi soigneusement que le soldat de Sparte conservait son bouclier. Songez, ma bonne grand’mère, que, si l’on a puni le sergent Bertrand pour avoir exhumé et souillé quelques cadavres du cimetière Mont-Parnasse, la loi est sans autorité contre les sergents Bertrand de la polémique qui exhument la mémoire des morts pour la déshonorer dans leurs pamphlets. Tant que le Code français ne sera pas enrichi d’une loi qui est dans toutes les consciences, vivez pour l’honneur de la famille et la tranquillité de vos enfants ; car enfin, si vous n’étiez plus et si un brutal se permettait de vous diffamer, je ne saurais m’empêcher de le traduire en police correctionnelle, et je serais condamné aux frais du procès, ce qui est dur.
Mais, ma bonne grand’mère, vous suivez un régime et vous consultez un médecin qui vous conserveront longtemps à votre très-dévoué et très-respectueux
VALENTIN.
A Madeleine.
Ma chère cousine,
La justesse de tes observations m’a frappé. J’ai surtout médité le paragraphe de ta lettre où tu me dis :
« Lorsqu’on est poussé par une démangeaison invincible à traiter des questions graves, on écrit des premiers-Paris. On se compose un auditoire d’hommes sérieux, ou soi-disant tels, accoutumés à manger les tartines politiques et endurcis à ce plaisir. Exposer une simple femme au danger d’apprendre quelque chose, c’est presque de la trahison. »
Tu parles d’or, ma chère Madeleine, et me voilà converti. Ce n’est pas que je sois décidé à publier en premier-Paris toutes les choses que j’ai sur le cœur. Les places de rédacteur politique sont plus demandées que celles de sous-préfet, car elles sont en plus petit nombre. Paris fourmille de journalistes capables et sans emploi, tandis que la tolérance du gouvernement n’y permet guère qu’une douzaine de journaux politiques.
Heureusement, les brochures sont de mode en 1860, comme les physiologies en 1841. L’écrivain est plus libre dans une brochure que dans un journal, car il n’y compromet que lui-même. Tu me diras que le principe de l’inviolabilité des brochures n’est pas encore proclamé ; mais les brochures sont au moins aussi inviolables que les livres. La Question romaine a été saisie, parce qu’elle défendait l’humanité contre ses éternels ennemis. On vient de saisir, pour des motifs tout différents, la brochure du curé de H…, que je t’avais résumée il y a un mois. Les journaux de Paris qui ont annoncé le fait ont commis un contre-sens des plus pittoresques. Der Biersepp ne veut pas dire l’évêque, comme on l’a cru à Paris, mais Joseph le buveur de bière. Quoi qu’il en soit, Joseph le buveur de bière est tombé dans le même sac que la Question romaine. Le curé de H… et le parpaillot de Saverne sont également punis dans leur propriété littéraire, l’un pour avoir injurié le gouvernement, l’autre pour l’avoir soutenu. C’est un signe des temps ; c’est la preuve d’un conflit, d’une incertitude, d’une hésitation. La grande horloge de l’Europe est réglée par un pendule tout-puissant qui oscille depuis une année entre Solferino et Villafranca.
Moi qui n’ai jamais oscillé, n’étant qu’un démocrate naïf et sans couleur politique, je broche innocemment ma petite brochure, et tu la verras affichée un de ces quatre matins à la fenêtre du papetier : « La Démocratie impériale, par Valentin de Quévilly, homme sérieux ! » Ne pourrait-on pas ajouter, comme sur l’affiche des comédiens de campagne : « Pour cette fois seulement. » J’attendrai, pour mettre le sous-titre, que tu m’aies donné ton avis.
Cette publication fera de moi un écrivain très-recommandable ou un perturbateur dangereux, selon le vent qui soufflera le mois prochain. Car la même idée est considérée comme un bienfait ou comme un crime, comme un rayon de soleil ou comme une torche d’Érostrate, suivant que le pouvoir est bien ou mal disposé. Telle brochure qui n’a choqué que le cardinal Antonelli au mois de janvier 1860 aurait été honnie six mois plus tôt comme un crime de lèse-tout. Fasse le ciel, ma chère cousine, que la nôtre arrive en son temps !
En attendant, puisque tu as soif de paroles inutiles, causons de la mi-carême et du dernier bal de l’Opéra. C’est une dette que j’acquitte. Il y a presque deux mois, je t’ai promis une admirable description du carnaval de Paris, et les préoccupations politiques m’ont entraîné à droite et à gauche. Il est aussi malaisé à l’homme de marcher contre la pente de son esprit qu’à la rivière de marcher vers sa source. Regarde M. Arsène Houssaye, un des esprits les plus aimables et les plus délicats de notre temps : la pente de son imagination l’a toujours emporté vers les belles filles à fard, à poudre et à mouches. C’est en vain que ce penseur solide, cet historien érudit, se jette de propos délibéré dans l’étude de la philosophie et de l’histoire. Un chœur aimable de comédiennes, de danseuses et de courtisanes le suit obstinément en tous lieux. Dans l’Académie de Platon, dans le Versailles de Louis XIV, dans le Ferney de Voltaire, il marche entouré d’un essaim frétillant d’adorables drôlesses. S’il écrivait la mythologie, il raccourcirait de deux pieds la jupe de Minerve ; s’il traduisait la Divine Comédie, il égayerait d’un ballet les tortures d’Ugolin. Hélas ! cousine, j’ai l’esprit porté tout au rebours, car la danse, la poudre et les mouches me ramènent malgré moi à la philosophie.
L’Opéra est un bâtiment à deux fins. On y vend, selon le jour et selon l’heure, du plaisir ou de l’ennui. Tout cela coûte assez cher, et les pauvres garçons comme moi n’ont pas le moyen de s’ennuyer, ni même de s’amuser tous les jours aux prix de l’Opéra.
Pour dix francs, on acquiert le droit de bâiller quatre heures de suite à la Magicienne ou à Pierre de Médicis. Mais, comme ce genre d’ennui est à la mode, la salle ne désemplit guère. Les riches de Paris et les étrangers de distinction mettent des cravates blanches ; leurs femmes se couronnent de fleurs et se décollètent jusqu’à mi-corps, et tout ce monde se lorgne et se salue de huit heures à minuit, en attendant que la pièce finisse. Voilà ce qui se passe à l’Opéra, les jours d’ennui.
Les jours de plaisir sont infiniment plus rares. On n’en compte pas plus de dix ou douze tous les hivers. La fête commence à minuit, et se termine vers cinq heures du matin.
Le prix d’entrée est fixé à dix sous pour les femmes, à sept francs dix sous pour les hommes. Les billets se vendent chez les coiffeurs et les gantiers. L’entrée est gratuite pour les écrivains, les journalistes, les artistes en renom et les femmes les plus connues pour leurs mauvaises mœurs. Les noms de ces privilégiés sont inscrits sur deux listes. Les hommes donnent leur nom à la porte, les dames reçoivent une invitation à domicile.
Les hommes ne sont admis qu’en costume ou en habit noir ; les femmes en costume ou en domino. On assure qu’autrefois, sous la Restauration, les femmes du monde venaient chercher aventure au bal de l’Opéra. Je crois que la mode en est passée depuis longtemps. Les demoiselles à qui l’on a donné du bois de rose n’osent plus guère y venir, même en domino, parce que la réunion est trop mêlée. Le public féminin se compose en grande majorité de tout ce qui se promène nuitamment sur les boulevards de Paris. Quelques ouvrières en voie de perdition, quelques figurantes des petits théâtres et une centaine de femmes du demi-monde complètent le total. Les hommes sont de toute condition : beaucoup de princes russes et passablement de croque-morts. Un croque-mort très-gai et bon danseur s’est fait une sorte de réputation dans ces fêtes nocturnes. Il porte un costume de troubadour assez plaisant, et il se démène à lui seul comme un million de diables. Mais il est triste au fond du cœur : les princes russes lui ont pris sa maîtresse, appelée Rigolboche, pour en faire une célébrité.
Il y a vingt-cinq ou trente ans, les artistes et les jeunes gens du monde se costumaient volontiers pour aller rire à l’Opéra. L’admirable collection de Gavarni, que je te montrerai un de ces jours, a conservé le souvenir de ces folies élégantes. Mais le XIXe siècle avait trente ans, et voilà qu’il vient d’attraper la soixantaine. Les gens du monde ne se costument plus que pour cinq ou six bals officiels. Ils le font gravement : le choix d’un costume est presque aussi sérieux que le choix d’un état. On s’applique à être beau, imposant et sublime ; on craindrait d’être ridicule et impropre à la diplomatie en revêtant un costume gai. Aussi les réunions du monde sont-elles peuplées de costumes historiques ou nationaux. On n’y voit que des Henri IV et des Charles-Quint, des Louis XIV et des François Ier, des Buckingham et des Philippe II, des Charles Ier sortis de leur cadre et gais comme s’ils marchaient à l’échafaud. Les costumes nationaux sont presque tous empruntés à l’Orient, avec beaucoup de cachemires, d’aigrettes en brillants et d’armes damasquinées. Ce serait peu de se montrer en Turc ou en Arabe : on veut être ambassadeur arabe ou gentilhomme turc.
A l’Opéra, les gens du monde et les marchands de lorgnettes sont uniformément vêtus de l’habit noir. Ils ne diffèrent que par la coupe, et il faut être tout près pour distinguer les clients d’Alfred des habitués de la Belle-Jardinière. Ceux qui arborent le costume sont, pour la plupart, des ouvriers qui n’avaient pas d’habit, et qui ont laissé leur paletot en gage, ou des hommes spéciaux que l’administration des bals équipe à ses frais. Cette catégorie est la plus voyante et la plus bruyante. Elle arrive à pied le long des boulevards pour exciter les passants et leur prouver d’avance que le bal sera beau. Elle porte des casques fabuleux et des panaches invraisemblables ; elle crie, elle chante, elle emplit la voie publique de sa réclame tapageuse. Mais les costumes, qui servent depuis bien des années, ne sont ni très-frais ni très-originaux. C’est presque toujours la même plaisanterie : un doge récureur d’égout, ou un pacha étameur de casseroles. La seule nouveauté qui ait paru depuis dix ans est le costume de baby.
Rarement, très-rarement, quelques jeunes gens de bonne famille se costument après boire ; mais ils ont soin de se faire une figure méconnaissable, car le siècle a soixante ans.
C’est pour toi, ma chère cousine, que je me suis fourvoyé dans ce lieu de plaisance ; mais, si tu viens à Paris l’hiver prochain, je te dispense de me rendre la pareille et d’y aller pour moi. J’ai entendu dans les couloirs le cri des femmes à qui l’on prenait la taille, et j’ai regretté de n’être pas venu en costume de garde municipal.
Un flot de promeneurs en habit noir me porta bientôt jusque dans la salle. La musique, énorme et assourdissante, me fit croire un instant que j’entendais une symphonie de M. Wagner. Mais bientôt je distinguai à travers le tapage un certain nombre de motifs légers, faciles, agréables, empruntés un peu partout, mais disposés dans un ordre ingénieux. Le chef d’orchestre et le directeur des bals est M. Strauss, un fort aimable homme, grand amateur de bric-à-brac et grand connaisseur de tableaux. Je ne te dirai rien de la danse, sinon qu’elle est beaucoup plus animée que dans les bals officiels. Le parquet s’abaisse et s’élève ; il bondit avec la foule. Un danseur à panache, que j’admirais avec étonnement, écrasa d’un coup de pied mon chapeau sur ma tête. Si celui-là est payé par l’administration, je dois avouer qu’il gagne bien son argent.
Un nuage de poussière et de feu planait au-dessus de la foule. Cependant je vis que toutes les loges de la galerie étaient occupées par des jeunes gens riches qui causaient avec des dominos. Je m’expliquai facilement l’utilité de ces loges, qui sont autant de salons où le locataire est chez lui. Il peut y conduire ses amis ou les dominos dont la conversation lui a plu. C’est pourquoi une loge de la galerie se loue plus de cent francs pour un soir.
Le foyer, sans admettre une intimité aussi étroite, est cependant un lieu consacré aux plaisirs les plus délicats. On y cause, et j’aime à causer ; tu le sais mieux que personne. Je m’introduisis donc au foyer, très-curieux d’apprendre quel genre de conversation pouvait s’établir entre des personnes de conditions si diverses. Je fus un peu désappointé quand je vis qu’il n’y avait guère que des hommes, et que tout le monde gardait son chapeau sur la tête. La foule était si pressée, que les rendez-vous dans un pareil milieu me parurent impossibles ou à peu près. J’aperçus quelques femmes en domino qui s’étaient assises sur des banquettes et semblaient n’y prendre aucun plaisir. Aucune d’elles ne me fit l’honneur de m’intriguer, ni même de m’adresser la parole. Elles étaient assez mal vêtues pour la plupart, et portaient, en guise de domino, un camail de taffetas sur une vieille robe de soie noire. J’essayai, mais en vain, d’entamer avec elles quelqu’une de ces conversations où triomphe l’esprit français. La première me demanda aux premiers mots un bouquet de dix francs ; j’ai su depuis qu’elle avait l’intention de le revendre cent sous à la bouquetière. La seconde se suspendit à mon bras et me pria de lui acheter un bâton de sucre de pommes ; mais je reconnus à sa démarche qu’elle avait exprimé une envie de femme grosse, et je ne jugeai pas à propos de la satisfaire. Une troisième, plus modeste, s’informa poliment si je pouvais lui prêter dix sous pour retirer son manteau du vestiaire. A une proposition si raisonnable, je ne pouvais légitimement opposer un refus. Je donnai les dix sous, et une larme monta jusqu’à mes yeux à l’idée de toute la misère qui se cachait sous cette mendicité. Malheureusement, la même personne m’aborda une seconde fois sans me reconnaître, pour me demander les mêmes dix sous.
J’observai la physionomie des hommes qui se promenaient au foyer. Les uns bâillaient, les autres causaient de leurs affaires ; aucun n’avait l’air de s’amuser. C’était au point que je me demandai pourquoi tous ces gens-là n’allaient pas entendre Pierre de Médicis, et dormir ensuite dans leur lit ?
Cette réflexion m’en inspira une deuxième, et je pris le parti de rentrer bourgeoisement chez moi. Mais, en traversant le couloir qui sépare le foyer de la galerie, je reconnus un artiste de mes amis. Tu ne saurais croire, cousine, la joie qu’on éprouve à rencontrer, dans ces solitudes trop peuplées, une figure de connaissance. Je harponnai mon ami, qui se tenait debout, tout seul, contre une colonne. Il ne témoigna point de joie à ma vue ; mais, comme il est obligeant de sa nature, il me permit de m’emparer de lui.
— Eh bien, lui dis-je, as-tu rien vu de plus ennuyeux ?
Il sourit finement et me dit :
— Tu vas me gêner un peu ; cependant, je veux consacrer dix minutes à ton instruction. Il y a ici quatre à cinq mille personnes qui payent pour s’ennuyer hors de leur lit ; il y en a une vingtaine qui s’amusent gratis, et je suis du nombre. Tu en seras peut-être un jour, si tu prends goût au bal de l’Opéra.
— Jamais !… Quand donc et comment pourrais-je m’amuser dans cette cohue ?
— Quand tu connaîtras tout Paris, et surtout lorsque tout Paris te connaîtra. Sache, grand innocent, que, parmi tous les dominos crottés que tu as froissés du coude, il y a une centaine de jolies femmes qui valent bien quelques journées d’attention. Peu de duchesses, c’est bien certain, mais des actrices, des femmes du demi-monde, qui s’ennuient chez elles et qui viennent se distraire ici. Je t’assure, foi d’honnête garçon, que j’en ai reconnu plus de dix qui te feraient baiser la semelle de leur bottine, si elles voulaient s’en donner la peine.
— Comment les as-tu reconnues ?
— On reconnaît aisément les personnes, lorsqu’on les connaît un peu. Mais il est bien certain que je ne les aurais pas distinguées dans la foule, si elles n’avaient commencé par venir à moi.
— Elles te connaissaient donc ?
— De vue et de nom : c’est tout ce qu’il faut.
— Et tu as fait leur conquête ? et tu vas les emmener souper ?
— Grand enfant ! Une femme qui est libre de toute sa soirée, le jour où on la rencontre, ne vaut pas la peine d’être rencontrée. Mais, si tu veux connaître l’utilité pratique des bals de l’Opéra, la voici : un garçon, libre de son temps et de sa personne, qui va aux premières représentations, aux courses et au bois de Boulogne, n’est plus tout à fait un étranger pour les deux ou trois cents jolies femmes qui mènent la vie de Paris. Il les a lorgnées tout un soir au théâtre ou rencontrées tout un mois dans leur voiture. Peut-être une d’elles, au bout de quelque temps, s’est sentie portée d’inclination vers lui. Mais où se voir ? où se parler ? comment s’entendre ? L’hiver arrive ; on va faire un tour au bal de l’Opéra. Un mot dit en passant en amène deux ; la connaissance est bientôt faite. Si ce n’est pas au premier bal, c’est au second, mais on finit par prendre rendez-vous. Mon atelier a vu le dénoûment de bien des comédies qui avaient toutes commencé là, auprès de ce pilier. J’y suis toujours, car il faut que les gens sachent où nous trouver lorsqu’ils ont un mot à nous dire ; j’y suis seul, car il y a des femmes timides, même dans le demi-monde, et qui n’aiment point à parler devant un tiers. Et maintenant, fais le tour du couloir : tu compteras vingt ou trente garçons qui ont fait le même raisonnement que moi, et qui ne perdent pas leur soirée. Si l’administration avait l’idée de louer des places de couloir, elle ferait de l’argent, et les trente spéculateurs en question y trouveraient encore leur compte.
— Ainsi donc, m’écriai-je un peu stupéfait, nous sommes ici cinq à six mille pour le plaisir de vingt ou trente privilégiés comme toi !
— Halte-là ! Si tu es friand de statistique, je te prouverai un jour, chiffres en main, que le bal de l’Opéra est une institution de la plus haute utilité : il fait circuler l’argent du public ; il enrichit les gantiers, les cochers, les couturières, les tailleurs (ton habit est perdu ; nous étions sous les bougies !) ; il permet aux restaurateurs d’écouler tous leurs mauvais vins, toutes leurs crevettes de huit jours, tous leurs poulets de rebut, toutes leurs marchandises avariées ; il a fait la fortune de plus de cent médecins, d’un surtout.
— Celui qui guérit les fluxions de poitrine ?
— Précisément.
XVII
LE MUSÉE DE LANDERNEAU
Explication de mon silence. — Voyage en Bretagne. — Célébrité de Landerneau. — Embellissements de la ville. — École des Beaux-Arts. — Les artistes de Landerneau. — Les grands. — Les médiocres. — Les mauvais. — Hôtel des ventes. — Galeries célèbres. — Trouvailles. — Le Raphaël de M. Morris Moore. — Le musée de Landerneau. — Les conservateurs. — Leurs devoirs. — Un Titien sur le pavé. — Un ivoire du VIIe siècle. — Un petit homme qui nettoie les tableaux. — Galerie maudite. — Flamands sans couleur. — Vénitiens blafards. — Je demande la tête d’un conservateur. — Le vin de 1834.
Ma chère cousine,
Si je t’ai laissée un bout de temps sans nouvelles, c’est que j’ai couru le pays. J’arrive de Landerneau, en Bretagne, tel que tu me vois ce matin.
Landerneau est un petit Paris pour la culture et le culte des arts. Les habitants de cette localité s’intéressent à tout ce qui se fait de beau dans l’Empire français. Aussi, toutes les fois qu’un jeune artiste sort du pair, lorsque M. Hébert achève la Mal’aria, lorsque M. Baudry peint sa Vestale, que M. Guillaume expose ses Gracques ou M. Perraud son Faune, les connaisseurs ne manquent pas de dire : « Il y aura du bruit dans Landerneau. »
Pareillement, lorsqu’il se produit un grand scandale, que M. Galimard est chargé de peindre la rue de Rivoli dans toute sa longueur, ou qu’une dame, peintre de fleurs, obtient la commande de deux batailles ; lorsque les conservateurs d’un musée massacrent un chef-d’œuvre ou couvrent d’or une croûte, tous les gens bien informés prédisent à coup sûr qu’il y aura du bruit dans Landerneau.
Landerneau est, d’ailleurs, une fort jolie ville, reconstruite à neuf sur le modèle de Paris. Elle avait autrefois des rues étroites et des maisons malpropres. La municipalité, humiliée d’un état de choses qui rappelait le moyen âge, fit élargir les rues et rebâtir les maisons. Puis, voyant que la ville ainsi refaite manquait d’ensemble et d’harmonie, elle la fit incendier pour cause d’utilité publique et la reconstruisit sur un plan qui ne laisse plus rien à désirer. Cela coûta quelque argent, mais on pourvut à tout par un système d’octroi fort paternel, qui augmente à peine de trois francs le prix d’un verre de vin.
Landerneau possède une école des beaux-arts, précieux établissement où les professeurs viennent une fois par semaine pour s’assurer que les élèves ne sont pas morts.
Cette école produit de grands artistes, de médiocres et de mauvais.
Les grands artistes, à Landerneau, ne sont pas les plus riches. La conscience de leur talent et une certaine fierté naturelle les empêchent de faire le pied de grue aussi longtemps qu’il le faudrait dans les antichambres de M. le maire. Aussi n’obtiennent-ils guère de commandes. Ils travaillent pour la gloire, c’est-à-dire pour la satisfaction d’exposer leurs ouvrages dans une salle de l’hôtel de ville. L’exposition s’ouvre tous les sept ans, à moins toutefois que le concierge n’oublie de l’ouvrir. L’entrée du salon était gratuite jusqu’à ces derniers temps ; mais, pour répandre le goût du beau dans les classes pauvres, on l’a mise à vingt sous. Pendant toute la durée des expositions, les feuilles de Landerneau impriment un article des beaux-arts où la critique glorifie en patois d’atelier le talent de tous ses amis. Cet éloge, que le public ne lit guère, est la plus belle récompense et le plus clair revenu des grands artistes.
Les médiocres sont les plus heureux. Pourvu qu’ils suivent le courant de la mode, qu’ils se conforment au goût du jour, et surtout qu’ils se gardent avec soin de rien faire de grand, ils sont sûrs de vendre leurs tableaux 100 francs la pièce à quelques honnêtes marchands qui les revendront 1,000. Si, par exception, un tableau montait à 1,000 francs dans l’atelier de l’artiste, il en vaudrait 10,000 dans la boutique d’un marchand. La proportion est toujours la même. C’est pourquoi ces messieurs du négoce accusent la rigueur des temps et jurent que leur bénéfice se réduit à zéro.
Les mauvais artistes qui n’ont aucun talent sont l’objet d’une protection spéciale dans la ville de Landerneau. Lorsqu’ils ont démontré qu’ils ne peuvent rien faire de bon et fourni toutes les preuves nécessaires, l’autorité les adopte, le conseil municipal les prend sous son aile. On dépense un million tous les ans pour les retenir dans une voie où ils auraient mieux fait de ne jamais entrer. Au lieu de les renvoyer à l’épicerie ou à la taille des moellons, on les occupe à copier de mauvaises copies d’un détestable portrait de M. le maire ; ébauches informes que l’autorité paye en fermant les yeux et qu’elle expédie sans perdre de temps dans les villages les plus reculés. C’est ainsi que la ville de Landerneau s’efforce d’encourager les arts. Peut-être emploierait-elle plus utilement ses largesses si elle donnait 25,000 francs par an aux jeunes artistes de mérite, pour les dispenser de peindre des tableaux de pacotille et des portraits de concierges.
La ville de Landerneau s’est fait bâtir un hôtel des commissaires-priseurs où l’on vend des tableaux anciens et modernes pour plus de vingt millions par an. Tous les notables du pays, sauf pourtant M. le maire, prennent part à ce commerce. On ne les appelle pas marchands, mais amateurs, et ils décorent leurs boutiques du nom de galeries ; moyennant quoi, ils gagnent des sommes importantes. Tel gentleman qui rougirait de gagner cent écus sur la vente d’un cheval en vole cinquante mille sur un tableau et n’en est que plus fier.
Les plus riches de ces messieurs se sont associés dans un intérêt commun. Ils forment la sainte-alliance des galeries célèbres. Quiconque a pour 500 mille francs de tableaux dans sa maison est censé n’avoir chez lui que des tableaux authentiques. Aucun associé ne lui donnerait un démenti : le droit des gens s’y oppose. Il suit de là que les copies achetées par les riches amateurs se revendent comme des originaux ; les croûtes qu’ils ont honorées de leur choix s’élèvent au rang des chefs-d’œuvre.
Le public de Landerneau est si ignorant et si naïf, qu’il accepte la décision de ces messieurs comme parole d’Évangile. Il paye à des prix fous le rebut des galeries célèbres, quand les propriétaires daignent le mettre en vente. Il ferme l’oreille aux protestations des artistes et des critiques, car on a su lui démontrer que les artistes étaient incompétents dans les matières d’art, et les critiques ont eu soin de prouver eux-mêmes qu’ils n’y entendaient pas grand’chose. Il ne croit que les riches, ce bon public de Landerneau ! Qu’ils soient princes du sang, députés ou fumistes, ils sont infaillibles en peinture par cela seul qu’ils sont riches.
Cependant, ma chère cousine, il arrive que des amateurs, même très-riches, passent auprès d’un chef-d’œuvre sans le dépister. Il se peut même qu’un Raphaël aussi beau et aussi authentique que l’Apollon et Marsyas de M. Morris Moore soit exposé huit jours à l’examen de toute une ville sans qu’aucune personne autorisée y reconnaisse le pinceau de Raphaël. On a vu des hommes qui n’étaient pas très-riches mériter de le devenir par la sagacité de leurs recherches, la beauté de leurs trouvailles, l’autorité irréfutable de leurs démonstrations.
Qu’arrive-t-il alors ? Toute la sainte-alliance des galeries, tous les riches amateurs et tous les experts à leurs gages se liguent contre le chef-d’œuvre inconnu qui s’est produit sans leur permission. Quels que soient le mérite de l’œuvre et l’authenticité de la signature, on trouve d’excellentes raisons pour l’attribuer à quelque élève de Jules Romain, ou, au pis aller, à Jules Romain lui-même. Mais les amateurs et les experts se laisseraient tous égorger plutôt que de naturaliser un chef-d’œuvre qu’ils n’ont pas inventé. Le préjudice serait trop grand pour leur amour-propre et surtout pour leur intérêt. Un tolle général s’élève dans Landerneau. Le pauvre inventeur, étourdi par les criailleries, s’enfuit dans le camp des critiques. Il leur montre le chef-d’œuvre. Les critiques prennent leur lorgnon et reconnaissent la composition, le dessin, la couleur, le faire de Raphaël. Il s’adresse aux artistes, et les artistes de talent tombent à genoux devant le génie du maître. Il revient aux amateurs et les amateurs lui répondent : « Donnez-nous votre tableau pour rien ; il sera authentique avant trois jours. »
Heureusement, ma chère cousine, il y a un musée à Landerneau. Un musée est une collection d’œuvres authentiques, acquises à grands frais des deniers publics pour l’honneur du pays, la joie des habitants et l’instruction des artistes. Quelques administrateurs choisis par le maire sont chargés d’entretenir et d’augmenter ce trésor municipal. Ils ont le triple devoir de conserver intact le dépôt qui leur est confié, d’empêcher qu’aucune copie ni contrefaçon n’y soient introduites par fraude, d’y faire entrer à l’occasion tous les chefs-d’œuvre authentiques dont la possession serait utile ou honorable à la ville de Landerneau.
L’inventeur aux abois va trouver ces hommes de bien.
— Messieurs, leur dit-il, j’ai découvert un tableau de maître. Regardez-le seulement, et vous le tiendrez pour authentique si vous savez votre métier. Nos riches amateurs le repoussent avec toutes les apparences du dédain, parce qu’ils l’ont laissé passer en vente publique ; ils ne lui rendraient justice que si je leur en faisais présent. J’aime mieux vous le céder pour le prix qu’il me coûte, afin que votre sanction et le grand jour du musée me vengent de tous les quolibets. Acceptez donc mon Raphaël !
MM. les conservateurs du musée répondent au malheureux inventeur :
— Monsieur, si votre tableau était à moitié détruit et repeint du haut en bas, nous en donnerions 7 ou 800,000 francs, pourvu qu’il sortît d’une galerie célèbre. Le pavillon, en ce cas-là, couvrirait la marchandise. Mais un simple chef-d’œuvre qui vient on ne sait d’où ne servirait qu’à nous compromettre. Nous aimons mieux vous prouver que votre Raphaël est l’œuvre d’un grand maître inconnu, ce qui lui ôte toute espèce de valeur. N’insistez pas pour nous le vendre : nous prouverions alors que vous l’avez fabriqué vous-même et qu’il ne vaut pas deux sous. Le public et le gouvernement, qui s’y connaissent aussi bien l’un que l’autre, nous croiraient sur parole.
— Eh bien, s’écrie l’inventeur exaspéré, prenez-le pour rien ! je vous le donne. Il ne sera pas dit qu’une œuvre de ce mérite sortira de notre pays.
— Gardez votre tableau ! répondent les conservateurs du musée chargés d’entretenir et d’augmenter le trésor artistique de Landerneau. Si nous faisions l’imprudence de l’exposer dans une de nos galeries, on se mettrait peut-être à l’admirer, et l’on nous blâmerait de ne pas l’avoir acquis plus tôt.
Voilà, ma chère cousine, ce qui se passe dans une des villes les plus intelligentes de notre pays. Il est vrai que Landerneau est loin de Paris ; mais la chose n’en est pas moins surprenante. Je savais bien qu’à Londres, M. Morris Moore, inventeur d’un Raphaël très-beau et très-authentique, avait trouvé un ennemi acharné dans la personne de sir Charles Eastlake, directeur de l’Académie des beaux-arts et de la Galerie nationale. J’avais même entendu dire que M. Morris Moore s’était vengé en prouvant à la chambre des communes que sir Charles Eastlake achetait un faux Holbein pour 17,750 francs et détruisait des chefs-d’œuvre authentiques, sous prétexte de les nettoyer. Mais je n’aurais jamais supposé que la moindre de ces horreurs pût se renouveler en France.
Ce que je vis à Landerneau dissipa mes dernières illusions. Je rencontrai sur le seuil du musée un vieillard respectable qui remportait un tableau sous son bras. Il me prit à partie sans me connaître et me dit :
— Regardez ! c’est un Titien authentique. Tous nos grands peintres l’ont vu : M. A., M. B., M. C., M. D. ! Ils disent unanimement qu’il y aurait crime à laisser sortir un tel chef-d’œuvre de Landerneau. Tous nos critiques sont du même avis ; tous nos amateurs désintéressés pensent comme les critiques. Mais ces messieurs de l’administration ne veulent de mon tableau à aucun prix. Ils prétendent, sans aucune raison ni apparence, que c’est un Bonifacio !
Je consolai ce pauvre homme du mieux que je pus. Je lui dis que les conservateurs d’un musée devaient apporter dans leurs achats la plus grande réserve, et qu’on ne saurait être trop prudent lorsqu’on manie les fonds du public. D’ailleurs, le musée de Landerneau était déjà un des plus riches de l’Europe, et les conservateurs avaient assez à faire s’ils voulaient conserver religieusement le dépôt qui leur était confié.
Là-dessus, je tournai le dos au vieillard et j’entrai dans une grande salle où tous les conservateurs étaient réunis. Je les vis tous à genoux, plongés dans une sorte d’adoration muette. L’objet de leur culte était un petit fétiche d’ivoire jauni qui me parut assez laid…
— Messieurs, leur dis-je, vous me pardonnerez si je risque une question indiscrète ; mais je voudrais savoir quel prix vous attachez à ce brimborion-là ?
Un des conservateurs me regarda d’un air profondément dédaigneux :
— Apprenez, me dit-il, que nous sommes en admiration devant un ivoire du VIIe siècle qui ne nous a coûté que 5,500 francs. Le vendeur en voulait 6,000, mais nous avons marchandé.
Je demandai à voir le chef-d’œuvre d’un peu plus près. C’était véritablement un ivoire, et fort bien travaillé par les acides, car on était parvenu à le fendiller à contre-sens. Une petite inscription qui avait échappé à la loupe de ces messieurs m’apprit que ce fétiche avait été fabriqué à Paris en 1860. Il valait bien 25 francs pour un amateur ; il en eût valu 500, s’il avait été authentique. Je présentai mes compliments à ceux qui faisaient si bien les affaires du musée.
Un des conservateurs, touché de ma louange, offrit de me promener dans les galeries de peinture. Il m’arrêta devant un Murillo qui valait bien 30,000 francs, mais que la ville de Landerneau avait payé beaucoup plus cher.
— Tout cela n’est rien, me dit-il ; venez ici que je vous montre mes Vénitiens, mes Flamands. Je dis mes, car ils sont bien de moi depuis que je les travaille. Si la modestie ne me retenait un peu, je les signerais de mon nom.
Il me conduisit, en effet, dans une galerie où vingt-cinq ou trente toiles blafardes étaient attribuées à des maîtres flamands ou vénitiens. Je promenai un regard un peu étonné sur ces tableaux pâles et décolorés, aussi tristes à voir que les rosiers qui ont la maladie du blanc. On aurait dit qu’un rayon de lune était venu s’étaler sur ces chefs-d’œuvre pendant les vacances du soleil. La chaude lumière de l’Italie, les feux étranges que Rembrandt allumait sous sa brosse, les splendeurs radieuses que Rubens verse à larges flots sur ses montagnes de chair vivante avaient peut-être passé par là, mais il n’en restait plus aucune trace.
— Sérieusement, dis-je à mon guide, que me montrez-vous là ? Est-ce des copies ? Elles ne sont pas mal dessinées, mais il conviendrait d’y ajouter quelques glacis. Est-ce des originaux ? Alors expliquez-moi le malheur qui leur est arrivé.
Mon guide se dressa sur la pointe des pieds en s’écriant d’une voix triomphante :
— Je savais bien que vous ne les reconnaîtriez pas ! ils étaient jaunes ! ils étaient colorés ! ils étaient barbouillés de soleil ou de vernis, d’ombre ou de crasse, qu’importe ? J’ai tout nettoyé, moi ! j’ai étendu ces toiles par terre ! j’y ai mis des ouvriers qui marchaient dessus ! j’ai fait frotter, frotter tant et si bien, que mes hommes se sont usé le bout des doigts. J’ai frotté moi-même avec du coton et quelques gouttes d’esprit-de-vin. Il fallait voir danser les couleurs inutiles et tout ce prétendu luxe de glacis qui fait des ombres sur les tableaux ! Regardez maintenant comme ils sont propres, nos grands maîtres ! comme ils sont frais, tendres et appétissants ! La femme que vous voyez là était brillante comme un feu d’artifice ; elle crevait les yeux, ma parole d’honneur ! La voilà blanche comme un poisson ; mais il a fallu du frottage ! C’est égal, je ne me plains pas de ma peine. Que Dieu me donne encore dix ans de vie et tous les tableaux de notre musée seront aussi blancs que ceux-là.
Je ne regardais plus les tableaux : à quoi bon attrister mes yeux par le spectacle de ces ruines ? Je regardais mon étrange compagnon. C’était un petit homme vif, à la figure brune, à l’œil brillant : un illuminé de la destruction. Évidemment, il était sincère et convaincu comme Danton ordonnant les massacres de septembre. Mais je songeais avec épouvante au mal irréparable que de tels hommes peuvent accomplir en dix ans ! J’entrepris de lui prouver qu’il avait gâté toute une galerie. Il rit d’un petit rire sec et satanique.
— Oui, dit-il, vous voilà comme les autres : un de plus à me blâmer, qu’importe ? il y a longtemps que je ne compte plus mes ennemis. Mon siècle aura beau se gendarmer : je sais que la postérité m’élèvera des statues.
— Il se peut, cher monsieur, lui répondis-je avec douceur ; mais, si j’avais l’honneur d’être pour un instant le maire de Landerneau, je commencerais par vous couper la tête !… sauf à vous élever une statue si la postérité vous donnait raison. Car il est monstrueux qu’un petit homme brun qui n’est ni artiste, ni même critique, gaspille arbitrairement l’héritage de nos grands maîtres et le patrimoine de toute une nation.
— Des phrases ! dit-il en ricanant, des phrases ! j’en ferai aussi, quand je voudrai. Qu’est-ce qu’un musée ? Une école pour les jeunes gens. Nos élèves viennent ici pour étudier le procédé des maîtres ; je le leur montre à nu.
— Non, morbleu ! vous l’écorchez ! Croyez-vous que ce Rubens, par exemple, lorsqu’il sortit de l’atelier du maître, était aussi blafard que vous nous l’avez fait ?
— Je le suppose, monsieur, je le suppose.
— Et quand il serait vrai ; quand Rubens, ce que je nie, aurait été un peintre froid, fade et plat ; quand il serait vrai que le temps a corrigé les défauts et complété les qualités de son œuvre, de quel droit venez-vous lui ravir le bénéfice de l’antiquité et la collaboration des siècles ? Vous avez dans votre cave du vin de 1834 ; il est fait, il est bon, vous l’aimez ainsi. Que penseriez-vous d’un sommelier, qui, sans vous consulter, rendrait votre vin aussi vert, aussi aigre, aussi cru qu’il l’était en 1834, lorsque personne ne pouvait le boire ? Vous mettriez votre sommelier à la porte, et vous auriez raison.
— Turlututu ! Vous ne savez donc pas que le nettoyage est à la mode ? Sir Charles Eastlake a fait des miracles en Angleterre. Il a débarbouillé des Claude, des Poussin, des Paul Véronèse ! On ne les reconnaît plus. Et quelle vivacité dans l’exécution ! deux cent seize pieds carrés de peinture déblayés en deux cent seize heures ! C’est prodigieux !
— Prodigieux, en effet, mon cher monsieur ; mais les nettoyages de sir Charles Eastlake ont provoqué à Londres une enquête parlementaire.
— Heureusement, monsieur, nous n’avons point de parlement à Landerneau.
XVIII
LE LOUVRE
Le musée de Paris est en danger ! — M. Fould et M. de Nieuwerkerke le sauvent. — Note du Moniteur. — Ukase.
Ma chère cousine,
Le massacre des grands maîtres ne se pratiquait pas seulement à Londres et à Landerneau. La fièvre de destruction gagnait de proche en proche les conservateurs de tous nos musées : c’était une épizootie. On montre à Marseille un tableau du Pérugin qui fut effacé, puis repeint, puis gratté ingénieusement avec la pointe d’un canif. Les curieux vont voir à Paris la dépouille mortelle d’un Saint Michel terrassant le démon. Ce tableau, qui fut de Raphaël, et qui valut beaucoup d’argent, ressemble à un chef-d’œuvre comme un noyé de la Morgue ressemble à un homme.
La nation, qui a payé les richesses du Louvre et entassé dans nos galeries un capital de plus d’un milliard, vivait dans la plus douce quiétude. Elle croyait sa fortune en sûreté entre les mains des conservateurs, ayant lu dans le dictionnaire que conservateur vient du verbe conserver.
Les artistes murmuraient tout bas, mais leur plainte ne sortait guère de l’atelier. Les critiques dormaient sur l’une et l’autre oreille. Quelques-uns, réveillés à demi pour un article de commande, se prosternaient devant la destruction avec un dévouement officiel.
L’autorité supérieure, le ministère d’État, la direction générale des Musées ne savaient pas qu’il y eût péril en la demeure. L’homme placé au sommet d’une administration ne saurait, dans aucun cas, surveiller les détails, et la France a toujours été gouvernée par une cinquantaine de chefs de bureau. Les conservateurs étaient, jusqu’à présent, les chefs de bureau du musée.
Si les choses avaient marché longtemps du même train, nous aurions entendu dans dix ans l’éclat de rire de quelque touriste allemand, italien ou anglais devant nos cadres dévastés, et la France aurait appris d’un étranger la nouvelle de sa ruine.
Heureusement, ma chère cousine, M. le comte de Nieuwerkerke a pris des mesures pour dérober Paris au sort honteux de Landerneau. M. Fould, ministre d’État, s’est hâté d’approuver une réforme si urgente. Ces deux hauts protecteurs de notre fortune artistique ont décidé d’un commun accord qu’il serait interdit aux conservateurs de gratter un tableau sans le consentement de l’Institut. Or, l’Institut ne permettra jamais que Paris devienne un autre Landerneau. Les gratteurs de peinture n’arriveront pas à Raphaël sans passer sur le corps de M. Ingres, et il faudra tuer M. Delacroix avant d’écorcher un autre tableau de Rubens. Bonne nouvelle ! tous les artistes qui liront le Moniteur de ce matin s’écrieront avec nous : le Louvre est sauvé !
On m’assurait aujourd’hui (mais ceci est moins officiel) que M. le comte de Nieuwerkerke avait donné à ce nouveau règlement une sanction pénale. Je t’envoie, sans en garantir l’authenticité, un charmant petit ukase qui circule dans les galeries du Louvre :
« Article 1er. Tout conservateur, atteint et convaincu d’avoir gratté un tableau, sera gratté à son tour.
» Article 2. L’opération aura lieu dans les formes ordinaires. Le patient, tiré de son cadre, sera étendu sur le parquet.
» Article 3. On commencera par lui arracher sa perruque, ses fausses dents, son œil de verre, et l’on effacera ainsi la trace des restaurations antérieures.
» Article 4. On s’occupera ensuite d’enlever les cheveux blancs, de faire disparaître les rides, de ratisser les écailles de la peau.
» Article 5. Défense absolue d’interrompre le travail avant que le patient soit redevenu ce qu’il était dans l’atelier de sa mère.
» Article 6. Les grattoirs de toute forme et de toute grandeur seront mis en œuvre suivant le besoin. En cas d’absolue nécessité, on pourrait employer les acides.
» Article 7. L’exécution de la sentence sera confiée au célèbre Mortemart, qui s’est fait une spécialité dans ce genre. »
Tu vois, ma chère cousine, que M. le comte de Nieuwerkerke n’est pas seulement un artiste de talent et un homme d’esprit. Il ferait au besoin un fier législateur !
XIX
LA QUESTION DES FIACRES
Promenade des dimanches. — Pas d’omnibus. — Attitude des cochers de fiacre. — Paris est pavé de piétons qui attendent une voiture. — Soirée au Gymnase. — Les artistes. — Un maraudeur. — Réflexions mélancoliques. — Mes plaisirs et mes peines. — M. Haussmann et mademoiselle Cellier. — Plaintes d’un cocher de la Compagnie. — Doléances d’un cheval. — La Compagnie en bonne voie. — M. Ducoux. — Obstacles. — Fusion des voitures de place et des voitures de remise. — Exigences de la ville de Paris. — 1,500,000 francs d’impôt municipal sur les petites voitures. — Budget de 102 millions. — Son emploi. — Rage de construction et de démolition. — Le bon berger.
Ma chère cousine,
Il faisait beau dimanche dernier. J’ai voulu profiter d’une occasion si rare à Paris, et pousser une reconnaissance dans la direction du bois de Boulogne.
Tous les Parisiens, ou peu s’en faut, avaient fait le même raisonnement. La foule emplissait les rues et l’on se marchait sur les pieds comme dans un bal du grand monde.
Je m’arrêtai devant un bureau d’omnibus et je demandai si MM. les chevaux de la Compagnie me feraient l’honneur de me conduire au bout des Champs-Élysées pour mon argent. Un homme très-affairé me donna pour toute réponse un petit carton fort sale, où je lus sous la crasse le numéro 279. Je m’informai auprès de mes voisins. On m’expliqua que deux cent soixante-dix-huit personnes auraient le droit de monter en voiture avant moi, si toutefois les voitures n’étaient pas complètes. Le calcul des probabilités me permettait d’espérer une place d’impériale pour mardi matin au plus tôt. Je n’eus pas la patience d’ajourner au mardi ma promenade du dimanche.
Tout compte fait, il valait mieux prendre un fiacre, quoique les fiacres coûtent assez cher à Paris. Je suivis donc la rue de Rivoli, appelant de la main et hélant de la voix tous les fiacres qui passaient. Les cochers haussaient les épaules d’un air dédaigneux : ils étaient chargés jusqu’à la gueule, comme on dit en style de cocher.
Heureusement, la place du Palais-Royal n’était pas loin. Elle sert de station à quelques centaines de fiacres, et, là, je ne pouvais avoir d’autre embarras que celui du choix.
Le fait est que je n’y trouvai nul embarras de voitures : place nette ! Un millier de promeneurs attendaient l’arrivée du premier fiacre, pour se le disputer à coups de poing.
Moi qui ne suis pas d’humeur belliqueuse, je pris tout doucement le chemin de la place Louis XV, qu’on appelle place de la Concorde depuis que Louis XVI y fut guillotiné. La rue était bordée de promeneurs immobiles qui attendaient les bras croisés un fiacre absent.
La place de la Concorde et les Champs-Élysées m’offrirent le même spectacle, et, comme j’avais fait cinq ou six kilomètres à pied, la fatigue me conseilla de rentrer au logis comme j’étais venu. « Allons ! disais-je en moi-même, puisqu’il est impossible de trouver un fiacre lorsqu’il fait beau, je profiterai du premier rayon de pluie pour visiter le bois de Boulogne ! » Lundi, il pleuvait à torrents : Dieu, qui protége la France et qui la mouille, m’avait exaucé. Il est vrai que les affaires ne me permettaient pas de courir la campagne ; mais, en revanche, j’avais huit ou dix courses importantes à fournir dans ce bon Paris. Je me mis en quête d’une voiture.
J’en trouvai mille et plus, mais aucune n’était libre. Je parcourus, sous mon parapluie, la rue Vivienne, le boulevard, la Chaussée-d’Antin, la rue Saint-Lazare, le faubourg Saint-Honoré, et je pus faire le recensement de cinq ou six mille Parisiens mouillés qui attendaient sous les portes cochères ce que je cherchais le long du trottoir.
Décidément, pensai-je en soignant le rhume que j’avais pris, la pluie et le beau temps favorisent à l’excès la circulation des fiacres. Les voitures de Paris ne chôment jamais. Quelle industrie florissante ! Heureux entrepreneurs ! heureux cochers ! heureux chevaux ! Que d’argent et que d’avoine ! Mais le public qui paye mériterait d’être mieux servi. A mesure que notre siècle avance en âge, Paris devient plus grand, le temps a plus de prix, les hommes sont plus pressés et les jambes plus paresseuses. Il conviendrait de doubler le nombre des voitures, et l’entrepreneur qui nous rendrait ce bon office ne perdrait pas son argent.
Le même soir, je profitai d’une embellie pour courir jusqu’au Gymnase. Le spectacle était excellent, et j’y pris grand plaisir, quoique enrhumé. Lafontaine me ravit ; il est rentré dans son élément et il y fait merveille. Le spectacle se terminait par un petit chef-d’œuvre de M. Labiche : les Deux Timides. Je ris aux larmes. Une jeune et jolie débutante, aussi recommandable que recommandée, mademoiselle Francine Cellier, jouait le rôle de Sophie Arnoult dans Je dîne chez ma mère. Sa beauté, sa grâce et son intelligence me transportèrent au septième ciel. Mais la pluie tombait à minuit, et tous les fiacres étaient couchés. Je ne trouvai pour rentrer chez moi qu’une voiture de maraude, sans numéro, sans glaces aux portières, malpropre au dehors, repoussante en dedans, traînée cahin-caha par un fantôme de cheval. Le cocher avait l’air d’un malfaiteur ; la voiture avait servi à commettre trois ou quatre espèces de crimes.
J’en échappai sain et sauf ; mais le cocher se fit payer sa course beaucoup plus cher qu’elle ne valait. Comme ses prétentions me paraissaient exagérées, il me dit d’une voix de rogomme :
— De quoi ! Est-ce que vous auriez la prétention de me payer comme un fiacre ? Je n’ai pas donné sept mille cinq cents francs pour acheter un numéro ; je ne paye pas vingt sous par jour à la Ville pour l’entretien de son macadam ; je ne suis pas forcé d’avoir domicile à Paris ; mon vin et mon avoine ne sont pas soumis à l’octroi ; mon loyer ne coûte rien, puisque j’ai ma remise dans les carrières Montmartre ; j’ai acheté ma voiture au vieux bois et mon cheval à l’abattoir ; c’est pourquoi ma course ne coûte pas vingt-cinq sous, mais quarante !…
Ce raisonnement me laissa fort étonné, et je me dis que le service des voitures de Paris était encore loin de la perfection. Je connaissais la merveilleuse célérité des cabs de Londres. Ils coûtent un peu cher, je l’avoue, mais ils courent avec le vent. J’avais entendu louer le droschki de Saint-Pétersbourg pour la vitesse et le bon marché. Les carrosses de Rome sont propres et confortables au prix le plus modéré. Les cabriolets de Naples vont d’un bout à l’autre de la ville, avec la rapidité de l’éclair, pour neuf sous. Comment se peut-il que les voitures publiques de Paris prennent la queue après toutes celles de l’Europe ?
Lorsqu’un Français voit quelque chose qui va mal, il s’en prend tout d’abord à l’autorité. Rien n’est plus naturel et, jusqu’à un certain point, plus légitime. Dans un pays où l’autorité exerce un pouvoir sans limites, on le rend responsable de tout.
Je me mis donc à murmurer contre la haute et puissante administration de la ville de Paris. J’accusai le très-dominant préfet de la Seine de négliger la question des voitures pour celle des expropriations. En un mot, ma chère cousine, le retour au logis gâta tout mon plaisir de la soirée. Mademoiselle Cellier me semblait toujours jolie, mais M. Haussmann me paraissait un peu négligent. J’admirais comme la jeune artiste avait joué son rôle ; je regrettais que le préfet ne s’acquittât pas mieux du sien. Ma nuit fut agitée, et je vis apparaître dans mes rêves tantôt mademoiselle Cellier, tantôt M. Haussmann, tantôt l’un et l’autre à la fois.
Mardi matin, je sortis de bonne heure pour dissiper les nuages qui m’obscurcissaient l’esprit. Comme j’avais l’intention de me promener à pied, je rencontrai plus de cent voitures vides : on en trouve tant qu’on veut, toutes les fois qu’on n’en veut pas.
Sur la place du Palais-Royal, je vis un cheval et un cocher qui mettaient leurs loisirs à profit : ils se battaient ensemble. Je m’adressai à l’homme, comme au plus raisonnable des deux ; je le rappelai doucement au respect de la loi Grammont, et je lui fis un peu de morale.
— Parbleu ! répondit-il, vous en parlez bien à votre aise ! J’ai été un homme établi, propriétaire d’une bonne petite voiture et de deux chevaux blancs qui ne travaillaient que pour m’amasser des gros sous. Il est venu une grande farceuse de compagnie qui m’a racheté tout ça… Dame, il le fallait bien, puisque j’étais ruiné si je refusais de lui vendre. Comme je n’avais pas les reins assez solides pour soutenir la concurrence, et comme j’étais trop vieux pour apprendre un autre état, j’ai vendu le numéro, les chevaux et la voiture, et j’ai pris du service dans la Compagnie en qualité de mercenaire. Mon argent est mangé depuis longtemps ; je vis au jour le jour d’un maigre salaire, sous la surveillance de quarante ou cinquante employés qui m’espionnent comme un voleur. Aussi j’escamote l’argent d’une course toutes les fois que l’occasion s’en présente ; et je serais bien bête de faire autrement, puisqu’on n’a pas de confiance en moi. Lorsque j’attrape une bonne aubaine, je bois à tire-larigot pour me consoler de mes misères. Autrefois je portais l’argent à la Caisse d’épargne, parce que j’avais un avenir ; j’espérais acheter une deuxième voiture, puis une troisième, et devenir finalement un petit entrepreneur. La Compagnie ne m’a laissé aucune espérance. Mercenaire je suis, mercenaire je mourrai, à moins qu’on ne me prenne en flagrant délit d’escamotage, auquel cas MM. les employés me mettraient à pied pour la vie, et il ne me resterait plus que l’hôpital.
Tandis qu’il soulageait son cœur de cocher avec une amertume qui me rappela le souvenir de feu Collignon, je regardais son cheval. La pauvre bête, mal pansée, le poil terne et maculé de boue par quelques coups de pied tout frais, semblait dire en son patois :
— Si j’avais choisi mon cocher, ou si quelqu’un me l’avait choisi avec intelligence, je serais beaucoup moins malheureux. Il faut des travailleurs assortis, et les bureaux, qui disposent de la vie des cochers comme de la nôtre, n’ont pas le temps de nous appareiller. Ils prennent au hasard n’importe quel homme et n’importe quel cheval, et les condamnent à vivre ensemble. Moi qui suis doux et flegmatique, je suis tombé sur un compagnon brutal, et cette incompatibilité d’humeurs abrégera ma vie de deux ou trois ans.
Je m’en allai tout pensif, et je me rappelai l’histoire de cette Compagnie impériale des Petites-Voitures qui est chargée de contenter également le public, les cochers et les chevaux.
Il y a cinq ans, les voitures de Paris étaient dispersées aux mains de quelques compagnies et d’une multitude de petits propriétaires. Une grande compagnie se fonda au capital de 40 millions. Elle voulut racheter toutes les voitures de place et de remise, persuadée que la centralisation réduirait les dépenses et doublerait les bénéfices. La préfecture de la Seine aida puissamment à cette révolution, soit parce qu’elle espérait améliorer un grand service public qui avait toujours laissé à redire, soit parce qu’elle se promettait d’augmenter ses revenus en prélevant une grosse part sur les bénéfices de la Compagnie. Les anciens propriétaires de fiacres ou de coupés ne furent pas expropriés pour cause d’utilité publique ; mais la peur d’une concurrence invincible et quelques faux bruits répandus dans Paris les décidèrent à vendre au plus vite. La Compagnie impériale acheta environ quinze cents voitures de place et douze cents voitures de remise, constituant à son profit une sorte de monopole.
Je me souvenais des brillantes espérances que le public de Paris, et surtout les pauvres et les ignorants, avaient fondées sur la nouvelle compagnie. J’avais vu les actions de 100 francs monter à 150 et plus haut encore dans un espace de quelques jours. Je supposais que les dividendes avaient répondu à l’attente générale, et je me demandais comment une compagnie si riche ne faisait rien de plus pour contenter ses voyageurs, ses cochers et ses chevaux. Fallait-il que tant de victimes fussent sacrifiées à l’insatiable avidité de MM. les actionnaires ?
Pauvres actionnaires ! Mon portier a eu deux actions de la Compagnie impériale, comme presque tous les portiers de Paris. C’est hier seulement qu’il m’a conté ses peines :
— Monsieur, me disait-il, je n’avais pas trop mal acheté. J’ai eu mes deux chiffons de papier pour 300 francs. J’aurais pu vendre avec profit quand les actions ont monté à 180, mais c’était un placement : j’ai gardé. Pendant cinq ans, j’ai espéré un dividende, ou pour le moins un intérêt de 5 pour cent : on ne m’a rien donné. A la fin, le découragement m’a pris, et j’ai vendu mes actions à 30 francs pièce ; 60 francs pour les deux ! C’est 240 francs perdus, sans compter les intérêts !
— Mais alors, dis-je en moi-même, qui trompe-t-on ici ? Tout le monde se plaint : voyageurs, cochers, chevaux, actionnaires. Le mal est grand ; d’où vient-il ? quel remède y pourrait-on apporter ?
La police correctionnelle a réformé un gros abus en punissant les administrateurs qui empochaient les bénéfices.
Un homme d’une capacité incontestable et de la plus haute intégrité, un des fonctionnaires les plus droits de notre pauvre révolution de 1848, M. Ducoux, est placé à la tête de l’entreprise. Il a pris en main la tâche ingrate de réparer cinq années de désordres et de gaspillage et de sauver un capital de 40 millions, le denier des pauvres, le trésor des petites gens. Il a jeté dans cette affaire son temps, sa vie, sa fortune et la fortune de ses amis. Les actionnaires ont deviné que lui seul était capable de sauver la Compagnie, si la Compagnie pouvait être sauvée : ils lui ont confié des pouvoirs de dictateur.
Déjà l’influence de ce nom pur, la réforme du luxe administratif, la suppression de quelques rouages inutiles, et surtout l’œil du maître, ont diminué la dépense, allégé le passif, rassuré les actionnaires, relevé le crédit de la Compagnie.
Mais, sans parler du matériel, qui se fait vieux, la Compagnie impériale est atteinte de deux vices organiques.
Le premier est la réunion des fiacres et des voitures de remise sous une même administration.
L’autre est un traité qui décerne tous les bénéfices de la Compagnie à la préfecture de la Seine.
La Compagnie, en réunissant l’exploitation de mille deux cents voitures de remise au monopole des voitures de place, n’a pas fait une bonne affaire. Il est facile de comprendre que la location des coupés de remise ne saurait profiter qu’à l’industrie privée. Un petit loueur qui possède trois ou quatre voitures peut s’installer n’importe où, dans une boutique, au fond d’une cour, ou même sous une porte cochère. Il surveille lui-même l’exactitude de ses cochers, la santé de ses chevaux, la distribution de ses fourrages. S’il s’absente pour une heure, il se fait remplacer par sa femme, ou sa fille, ou son petit garçon. Il est connu dans le quartier : c’est à lui qu’on vient se plaindre si l’on n’est pas content ; c’est lui qui punit les travailleurs employés à son service, lorsqu’ils manquent de politesse ou de probité ; c’est encore lui qui ménage la bougie des lanternes et l’avoine de la musette : rien n’est perdu ni gaspillé, grâce à lui. A force de soin, d’attention et d’économie, ce petit industriel fait rendre à son capital un intérêt de quatre ou cinq pour cent.
Mettez une compagnie à sa place : que gagnera-t-elle ? Une augmentation de recettes ? Non, car la voiture, le cheval et le cocher ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire lorsqu’ils ont amassé de douze à quinze francs en un jour. Une réduction sur les dépenses ? J’en doute. Les chevaux, les voitures et les cochers sont des unités parfaitement distinctes ; il n’y a nul profit à les agglomérer. Les maquignons n’ont jamais donné treize chevaux à la douzaine ; les carrossiers ne font aucun avantage à celui qui achète les voitures en gros ; la nourriture de vingt cochers coûte exactement vingt fois plus cher que la nourriture d’un seul. Il y a peut-être quelque chose à gagner sur le prix des fourrages ; mais tout approvisionnement est un capital qui dort, et le coulage est toujours plus considérable dans un grand magasin que dans un petit grenier. Ajoutez que les frais de surveillance, les frais d’administration et la nécessité de trouver ou de créer de grandes remises au centre même d’une capitale dévoreront d’emblée une bonne part du revenu.
Quant au public, à cet honnête et patient public de Paris, il lui sera d’autant plus malaisé de trouver une voiture que les remises deviendront plus vastes et la centralisation plus puissante. Supposez que la Compagnie n’ait plus que dix établissements dans la ville : elle sera peut-être un peu mieux en mesure de surveiller ses ouvriers ; mais le voyageur, l’homme pressé, celui qui paye, ne pourra plus aller chercher un coupé de remise, à moins d’avoir un carrosse à lui.
J’ai vu souvent que l’autorité se donnait beaucoup de peine pour faire mal et à grands frais ce que la liberté ferait mieux et à meilleur marché. Pourquoi ne permettrait-on pas à Paris ce qui se tolère sans inconvénient dans presque toutes les grandes villes de l’Europe ? Lorsqu’un particulier a un cheval, une voiture et une remise, que ne lui permet-on de se mettre à la disposition du public ? Prenez les précautions les plus indispensables : exigez que l’homme sache conduire, que la voiture soit propre et que le cheval soit valide ; exigez que le nom et l’adresse du propriétaire soient inscrits en lettres apparentes sous les yeux du voyageur. Vous encouragerez ainsi une petite industrie vraiment utile, et il suffira de quelques agents de police pour la surveiller. Le voyageur circulera en toute sécurité, la nuit comme le jour, sachant qu’il confie sa personne et ses biens à un homme établi, offrant certaines garanties, domicilié à tel endroit et soumis à telle surveillance d’en haut. Voilà pour les voitures de remise.
La Compagnie impériale, que nous avons à cœur de sauver, sera-t-elle tuée par cette concurrence ? Non.
Si je tiens à sauver la Compagnie impériale, ce n’est pas seulement parce qu’elle existe et que ses actionnaires, comme ses honorables administrateurs, sont dignes de tout notre intérêt ; c’est aussi parce qu’elle est nécessaire. Les coupés de remise auraient beau s’accroître en nombre sous un régime de liberté, ils ne suffiraient jamais aux besoins de la population : il faut des fiacres. C’est peu que le Parisien aisé trouve dans sa rue et presque à sa porte une voiture de remise à deux francs la course. Le marchand pour ses affaires, l’employé, le commis, le petit rentier pour ses visites, l’ouvrier pour sa noce, ont besoin d’une voiture à bon marché, dans les prix de vingt à vingt-cinq sous, intermédiaire entre l’omnibus et le coupé de remise.
Cette énorme réduction de prix ne peut s’obtenir qu’à une seule condition, et c’est ici que le concours de l’autorité devient nécessaire. Nous avons vu que les loueurs sous remise, en liardant sur toutes les dépenses et en mettant la course à deux francs, gagnaient au plus l’intérêt de leur capital. Comment les fiacres pourront-ils se tirer d’affaire s’ils abaissent leur tarif à vingt ou vingt-cinq sous ?
Ils le pourront si l’administration de la ville de Paris leur permet de stationner sur la voie publique et d’économiser ainsi le loyer d’une remise. Une remise est une boutique, et les boutiques se louent horriblement cher depuis la reconstruction de Paris. Le moindre hangar, dans les beaux quartiers, représente un capital de cinquante mille francs, puisque le terrain vaut plus de cinq cents francs le mètre. Or, combien pensez-vous qu’on puisse remiser de voitures sur une surface de cent mètres carrés ? Donc, il n’y aura de voitures à bon marché que celles qui pourront séjourner gratuitement dans la rue et attendre les passants le long du trottoir. Sans ce modeste privilége, point de fiacres.
La sécurité des voyageurs exige que ces voitures appartiennent à une grande compagnie. Il faut que la moralité et le capital d’une administration responsable servent de garantie au public contre les violences ou la mauvaise foi d’un cocher. Plus les voitures de place sont dispersées sur le pavé de Paris, plus il convient qu’elles soient réunies entre les mains d’un seul gérant.
Ce travail de concentration est tout fait, puisque tous les fiacres de Paris, sauf un chiffre insignifiant, appartiennent à la Compagnie impériale. Rien de plus honorable, rien de plus sûr et de plus rassurant que l’administration de M. Ducoux. Les tarifs modérés que l’autorité supérieure a établis sont de nature à contenter le public sans ruiner les actionnaires, et l’on peut dire sans paradoxe que la Compagnie impériale des fiacres, une fois débarrassée de ses voitures de remise, servira régulièrement les intérêts de son capital, avec quelque petit dividende.
A qui les servira-t-elle ? That is the question. Aux actionnaires ? Je ne connais pas un seul actionnaire qui ne soit de cet avis ; mais il semble que l’administration de la ville de Paris professe une opinion contraire.
A Dieu ne plaise, ma chère cousine, que j’outrage aucun pouvoir constitué ! Je dis ce que je pense, quelquefois moins, jamais plus, et je le dis avec toute la politesse que la nature et l’éducation m’ont départie. Quelques amis me trouvent trop timide et prudent à l’excès : c’est que j’ai pour système de n’abuser de rien, pas même de la liberté permise à la critique. Je touche par-ci par-là, du bout de ma plume, à tous les abus qui lèvent la crête ; mais toutes les personnes investies d’une autorité quelle qu’elle soit, me sont sacrées.
La fougue de mon tempérament me porte quelquefois à m’insurger contre les choses ; mais cet esprit de soumission qui est le fond même de l’esprit français me pousse à me prosterner devant les gens. Si j’habitais la Perse ou le Caboul, ou quelqu’un de ces pays où le bien public s’égare imprudemment dans les coffres des administrateurs, je signalerais le mal sans accuser personne ; je dirais : « Il y a des millions bien maladroits ; il se fait des fortunes trop rapides. » Mais nous voilà à cent lieues des Petites-Voitures et de la ville de Paris.
La ville a cru de bonne foi qu’elle faisait la fortune de la Compagnie impériale. Elle s’est réservé le droit de prélever, sous forme d’impôt, une part des bénéfices ; quelle part ? cent pour cent. Voilà un chiffre que les calculateurs n’avaient pas prévu. C’est l’expérience qui l’a donné.
La Compagnie a commencé par acheter au prix de 11,000 francs chaque voiture de place. Sur cette somme assez ronde, il y a 7,500 francs qui ne se rapportent ni à la voiture, ni au cheval, ni au harnais, mais au numéro, c’est-à-dire au droit de rouler voiture et de stationner sur la voie publique. Ce droit, précieux entre tous, coûte donc à la Compagnie 375 francs par voiture, ou un peu plus de 20 sous par jour.
La ville a jugé qu’un privilége si brillant ne pouvait se payer trop cher. Elle a frappé chaque voiture d’un nouveau droit, dit de stationnement, au profit du macadam municipal.
Or, la Compagnie (déjà nommée) est tenue d’avoir ses magasins et tout son matériel dans l’enceinte de Paris. Elle paye à la Ville, sous forme d’octroi, une redevance qui ne laisse pas d’être considérable.
Les personnes les mieux informées m’ont assuré que le total des redevances payées par la Compagnie à la ville s’élevait à 1,500,000 francs par an. J’en conclus que, si la ville était assez généreuse pour renoncer à ses prétentions, les actionnaires auraient dès à présent 1,500,000 à se partager.
On me dit que l’honorable M. Ducoux poursuit devant les tribunaux la réparation de quelques erreurs commises par la Ville au préjudice de la Compagnie. Entre les juges et les plaideurs, je me garderai bien de mettre le doigt.
Mais tu me permettras de te soumettre ici quelques réflexions très-prudentes et très-mesurées.
C’est encore la ville de Paris qui a établi aux abords de la Bourse ces tourniquets ingénieux qui désespèrent nos financiers. On prétend, dans un certain monde, que les tourniquets ont paralysé les affaires, abaissé notre marché au second ou au troisième rang et diminué de quelques milliards la richesse de la France. Par compensation, ils rapportent 700,000 francs à la ville de Paris.
Il faut que la Ville soit bien nécessiteuse pour se procurer de l’argent à ce taux-là ?
Mais non, elle a 102 millions de revenu, le budget d’un royaume de troisième ordre.
102 millions ne sont pas une petite affaire. On peut avoir un bon pavé, un éclairage parfait et une excellente police municipale pour la somme de 102 millions.
Malheureusement, ma chère cousine, ce n’est ni le pavé, ni l’éclairage, ni la salubrité de la ville, ni la sécurité des habitants qui nous coûtent le plus cher. C’est… comment appellerai-je cette maladie ? La fièvre du changement.
Une rue était vieille et mal bâtie : on la renverse, rien de mieux. On en bâtit une autre à la place, mais si vite, si vite, qu’on prend quelquefois mal ses mesures et qu’il faut démolir des maisons neuves pour les reconstruire à nouveau. Cela coûte assez cher, à ce que m’a dit un architecte.
Il arrive qu’on adopte sans y regarder de trop près le plan d’un édifice public. Les maçons accourent du bout du monde ; il faut travailler la nuit, le jour ; pas une minute à perdre. Mais un homme de goût passe par là et trouve le monument ridicule. On dessine un autre plan et l’on s’empresse de bâtir autre chose.
Un édifice monstrueux s’élève au milieu d’une rue, coupant les communications, menaçant le boulevard, déshonorant la rue de la Paix. Passe un homme de bon sens, qui ordonne la démolition. Mais pourquoi la ville de Paris avait-elle permis de construire ? Ne dirait-on pas qu’elle a pris pour devise les deux mots les plus coûteux du Dictionnaire : bâtir et démolir ?
J’entendais hier un étranger qui revient à Paris après dix ans d’absence.
— Vous êtes de singulières gens, me disait-il. A voir la fièvre qui vous talonne, on dirait que vous êtes des parvenus pressés de jouir, ou plutôt des usufruitiers qui se hâtent de manger leur revenu. Vous bâtissez des palais en un mois et vous plantez des arbres tout venus. Craignez-vous donc de mourir sans postérité, singulières gens que vous êtes ?
— Monsieur, lui répondis-je, ce n’est pas à nous qu’il faut vous en prendre : on ne nous a point consultés. Autrefois les travaux publics se décidaient plus lentement, et après une sorte d’enquête où tout homme disait son mot. Les Chambres, les journaux, vous, moi, chacun avait voix au chapitre. Si, par exemple, il avait été question de bâtir un Opéra définitif, vous auriez entendu un beau tapage dans Landerneau. Tout est changé ; nos mœurs sont beaucoup moins bruyantes depuis qu’on ne nous invite plus à parler.
» L’Opéra se construira tout seul, en un rien de temps, à nos frais et sans notre avis. Il sera trop petit, mais on pourra toujours le renverser pour en bâtir un autre. Croyez-vous que nous aurions voté la démolition immédiate et simultanée de toutes les rues de Paris, si nous avions été consultés ? On remplace les logements à bon marché par des appartements hors de prix, et, comme ce remaniement coûte assez cher, il faut augmenter les octrois. Il suit de là que nous payons douze centimes de trop sur un kilogramme de viande pour avoir le droit de payer 6,000 francs le loyer d’un cinquième étage.
— Tout cela, reprit l’étranger, fait le plus grand honneur à M. le préfet de la Seine. J’ai beaucoup connu son prédécesseur, un homme charmant. Nous l’appelions le bon berger, parce qu’il n’écorchait pas les moutons.