Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine
VI
LES PROFESSIONS LIBÉRALES
Déjeuner chez Guillaume. — Je mets M. Navailles dans un grand embarras. — Il m’avoue en rougissant la profession de son beau-père, qui n’est pas une profession libérale. — Je veux trouver à tout prix la définition de ce mot. — Un voisin qui m’avait donné des coups de pied dans les jambes vient obligeamment à mon secours. — Nous passons en revue toutes les professions libérales. — Le barreau. — Le journalisme. — L’enseignement. — Les emplois publics. — La médecine. — L’armée. — L’Église. — Guillaume nous interrompt. — Un mot sur la rentrée de M. Roger à l’Opéra. — Définition des professions libérales. — On crie au paradoxe. — Je vais dîner chez M. Bonnet. — Sept convives. — Aucun d’eux n’exerce une profession libérale, mais ils sont tous libres et heureux. — Je porte un toast subversif. — Mon excuse.
Ma chère cousine,
J’ai déjeuné, ce matin, chez mon ami Guillaume. Tu le connais : je t’en ai parlé bien des fois. C’est l’esprit le plus ouvert, le caractère le plus loyal et le cœur le plus chaud que l’on puisse rencontrer à Paris. Il travaille beaucoup et vit simplement, n’étant pas riche. La faute en est à son père, qui a toujours refusé d’ouvrir les mains, du temps qu’il était premier ministre.
Il y avait à ce repas quelques jeunes gens de l’âge de Guillaume, et quelques hommes du mien. Je retrouvai parmi les derniers un joli garçon, fort bien élevé, que j’avais rencontré avec sa femme dans deux ou trois salons du meilleur monde. Il s’appelle Henri Navailles, et il est quelque chose à la Cour des comptes ou au Conseil d’État. J’eus bientôt renoué connaissance avec lui, et il me fit l’honneur de me serrer la main, comme si j’avais été son égal.
— A propos, lui dis-je, il n’y a pas huit jours que j’ai passé la soirée avec monsieur votre beau-frère. Je vous en fais mon compliment ; c’est un fort galant homme, et sa conversation m’a ravi. Habite-t-il Paris ?
— Oui.
— Je ne me suis pas informé de sa profession, mais je mettrais ma main au feu qu’il est notaire.
— Non.
— Alors, c’est qu’il est avoué ; je ne sors pas de là.
— Il n’est pas avoué non plus, répondit M. Navailles en rougissant un peu.
J’aurais dû comprendre dès ce moment que mes questions étaient déplacées, mais tu me connais : étourdi comme un hanneton. J’insistai de plus belle, sans m’expliquer la pantomime de mon voisin qui m’allongeait force coups de pied sous la table.
— Mon Dieu ! monsieur, reprit M. Navailles avec un sourire forcé, mon beau-frère est tout simplement dans la maison de mon beau-père.
— Alors, il ne me reste plus qu’à savoir la profession de monsieur votre beau-père.
A cette question, qui le poussait au pied du mur, M. Navailles devint pourpre.
— Mon beau-père, répondit-il, mon beau-père est… comment dirai-je ?… dans le commerce.
Je répondis avec simplicité :
— Le commerce est une profession bien honorable.
Mais, comme le maître de la maison se hâta de parler d’autre chose, un instinct secret m’avertit que je venais de faire quelque sottise.
Lorsqu’on se leva pour prendre le café, je tirai mon voisin à part et je lui dis :
— Si j’ai bien compris le sens de vos coups de pied, ma question à M. Navailles n’était pas des plus discrètes. Maintenant, je vous prie, faites-moi l’amitié de me dire pourquoi.
— Rien de plus simple, répondit-il en souriant. Le beau-père de Navailles est un marchand de fer très-riche et très-estimé, ancien président du tribunal de commerce, officier de la Légion d’honneur, membre-né du jury de toutes les expositions ; je vous fais grâce des et cætera. Mais Navailles ne pouvait pas avouer, sans rougir un peu, que la famille de sa femme n’exerce point une profession libérale.
— Je devine : ces gens-là sont des esprits étroits, bornés, terre à terre, abrutis par le calcul, enfoncés dans leur argent, ignorants de tout le reste. Le beau-frère m’avait laissé une tout autre impression.
— C’était la bonne ! Ces gens-là sont très-intelligents, très-instruits, très-bien élevés, très-généreux et même un peu prodigues. Ils ont une loge aux Italiens, une admirable bibliothèque et une galerie que je vous conseille d’aller voir. Rien de plus libéral que leur esprit, leur éducation et leur manière de vivre. Mais, au jugement de Navailles et de tous nos concitoyens, le métier de marchand de fer et le commerce, quel qu’il soit, n’est pas une profession libérale.
— Parbleu ! m’écriai-je avec admiration, j’ai bien fait de venir à Paris : on y apprend tous les jours quelque chose. Mais soyez assez bon pour m’expliquer ce qu’on entend par profession libérale, afin que je le sache, et que je ne prête plus à rire aux gens.
— Si c’est une définition que vous voulez, je n’en ai pas sous la main. Libéral est un mot qui s’explique tout seul. Un avocat, un auteur, un médecin, un notaire, un ecclésiastique, un officier, un fonctionnaire du gouvernement, que sais-je encore ? tout ce qui ne touche ni à la charrue, ni à la fabrique, ni à la boutique, appartient à la catégorie des professions libérales. Il n’y a pas de limites bien précises. Un agent de change ? Je ne sais. Un coulissier ? Non. Un banquier ? Avec des protections. Un courtier de commerce ? Jamais. C’est une chose qui se sent mieux qu’elle ne s’explique, mais je suis sûr que vous m’entendez.
Je me déclarai satisfait, quoiqu’il me restât bien quelques nuages dans l’esprit. Et, comme on allumait les cigares en agitant la question italienne, je me plongeai dans un fauteuil, et j’entrepris de mettre un peu d’ordre dans mon cerveau.
— Évidemment, dis-je en moi-même, libéral est un mot latin que nous avons naturalisé français. L’idée qu’il représente ne peut être qu’une idée romaine. En effet, je crois me rappeler que la société romaine se composait d’hommes libres et d’esclaves. Les professions libérales étaient donc celles qui pouvaient être exercées par les hommes libres : on les distinguait des professions serviles. A ce compte, il n’y avait à Rome que trois professions libérales : l’agriculture, la guerre, le barreau. On laissait aux esclaves l’industrie, le commerce, la médecine, l’enseignement. Le citoyen libre était fier de cultiver un champ, de porter un bouclier, ou de plaider devant un tribunal ; il achetait son médecin ou son professeur au marché. Nous avons un peu changé tout cela, puisque la médecine, par exemple, est devenue libérale, et que l’agriculture ne l’est plus. Si Caton l’ancien débarquait à Paris, quels seraient à ses yeux les hommes libres ? Primo, les maraîchers qui descendent le faubourg Saint-Honoré pour amener leurs légumes à la halle. Secondo, les officiers, sous-officiers et soldats. Tertio, les avocats.
Ma méditation fut interrompue par l’entrée d’un jeune homme en cravate blanche, et rasé comme un œuf. Ses amis le saluèrent d’un immense éclat de rire.
— Comme te voilà fait ! lui dit Guillaume. Pourquoi diable as-tu coupé tes moustaches ? Elles t’allaient si bien !
— Il le fallait ! répondit-il en inclinant la tête. J’en ai pleuré ; le rasoir me tirait les larmes des yeux. Mais il le fallait.
Trois ou quatre voix s’élevèrent en même temps pour demander pourquoi.
— Pour prêter serment de fidélité aux lois de l’Empire.
— Tu n’es donc plus légitimiste enragé ?
— Je le serai jusqu’à la mort. Mais il faut bien faire quelques sacrifices, lorsqu’on veut embrasser une profession libérale.
Mon voisin de table s’était rapproché de moi. Il se pencha à mon oreille, et me dit :
— Vous voyez que je ne vous ai pas trompé. Le barreau : profession libérale. Gravez cela dans votre mémoire, et ne l’oubliez jamais.
— Je comprends, lui dis-je, que les professions libérales soient en si grand honneur parmi nous. C’est sans doute parce qu’on n’y arrive pas sans quelques sacrifices.
Il parut frappé de cette idée, et répondit :
— Vous avez raison et je pourrais citer plus d’un exemple à l’appui de ce que vous dites.
» Un jeune homme de ma connaissance s’est adonné à la sculpture, profession libérale. Depuis le jour où il a fait vœu de modeler la terre et de gratter le marbre, ce pauvre garçon a dû s’imposer les sacrifices les plus pénibles. Il passe sa vie à solliciter des travaux ; on le rencontre du matin au soir dans les antichambres, debout comme un laquais. Sa toilette accapare le peu de temps qui lui reste : ne faut-il pas être bien mis pour obtenir quelque chose ? Le pauvre garçon obtient à force de démarches les travaux les plus importants, et l’on dit qu’il gagne au moins vingt mille écus dans les mauvaises années ; mais il n’a pas le loisir de faire ses œuvres lui-même. Il faut, bon gré mal gré, qu’il se sacrifie et remette son ébauchoir aux mains d’un praticien obscur. Un autre sculpteur, artiste de grand talent et de beau caractère, n’a pas eu le courage qu’il fallait pour tant de sacrifices. Il végète tout seul dans un atelier désert ; il n’obtient ni marbres, ni commandes : à peine a-t-il de quoi payer son modèle et son mouleur, et terminer en vil plâtre des chefs-d’œuvre aussi beaux que l’antique. A sa première exposition, il a obtenu une médaille de première classe ; il a été décoré à la seconde ; il enfoncera peut-être les portes de l’Institut à la troisième ; mais il sera toujours aussi pauvre qu’un oiseau des bois, parce qu’il ne sait pas faire les sacrifices d’orgueil et de liberté que commande une profession libérale.
» Un autre de mes amis, que je ne vois plus, s’est jeté dans le journalisme, profession libérale. Il arriva rapidement au grade de rédacteur en chef, et il eut la fortune assez rare de défendre des opinions qui étaient les siennes. Il était républicain exalté, et gagnait des appointements raisonnables en flagellant tous les partis, sauf un. Au bout de quelque temps, les propriétaires du journal firent la part du feu, en sacrifiant quelques principes par trop compromettants ; la feuille rouge se décolora par degrés et passa au rose tendre. Le rédacteur en chef résista d’abord, puis céda, puis consentit. Fallait-il quitter une place honorable et lucrative pour une question de nuance ? Mais un partisan de la monarchie de 1830 acheta la moitié des actions plus une, et le journal devint orléaniste.
» — Après tout, pensa le rédacteur en chef, on ne dira pas que je me suis vendu au pouvoir : j’ai fait jusqu’ici une opposition radicale ; je ferai désormais une opposition parlementaire.
» La fusion du parti d’Orléans avec les légitimistes le déconcerta un peu, mais ne le découragea point. Il était entré dans la voie des sacrifices, et déjà il s’accoutumait à l’idée de sacrifier tout, excepté sa place. Enfin le journal, assez malade, pauvre en abonnés, et frappé de quelques avertissements, fut acquis et sauvé par un ami du gouvernement impérial. Que fit le rédacteur en chef ? Les amis qu’il avait gardés dans divers partis lui posèrent si brutalement la question, qu’il se cabra tout net :
» — Je ferai ce qui me plaît, répondit-il avec fierté. De quel droit pensez-vous m’imposer une décision ? Si j’étais assez sot pour abandonner ma place, en auriez-vous une autre à m’offrir ? Ma démission était signée depuis ce matin ; mais, pour vous prouver que je ne vous crains pas, je reste. Et j’aurai la croix d’honneur avant un an, rien que pour le plaisir de vous faire enrager !
» Il exécuta ce qu’il avait dit, et cet exemple vous fait voir qu’on peut sacrifier coup sur coup trois ou quatre opinions, pour conserver une profession libérale.
» Mon frère aîné est professeur de philosophie dans un lycée de province : je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi les professions libérales, l’enseignement occupe un rang distingué. Mon frère a reçu tous les sacrements universitaires. Il est bachelier, licencié, agrégé, et même, par surcroît, docteur ès lettres. Aussi est-il admis à toucher un traitement de 2,200 francs, sauf une retenue de cinq pour cent pour la retraite. Vous me direz qu’il est libre de se créer quelques ressources en donnant des leçons : point du tout. Le recteur voit de mauvais œil qu’un fonctionnaire investi d’une profession libérale s’abaisse à gagner de l’argent. Mon frère ne détesterait pas d’écrire un article ou deux dans le journal de la ville ; malheureusement, c’est un plaisir qu’on lui a défendu. On lui défend aussi de porter sa barbe, et d’aller au café, et d’avoir une maîtresse. On ne lui défend pas de se marier ; mais le moyen, je vous prie, avec 2,090 francs de traitement net !
» Si du moins mon malheureux frère avait le droit d’enseigner ce qu’il pense ! Le plaisir de former des disciples le consolerait de tout. Mais il lui est défendu de répandre d’autres vérités que les vérités officielles, c’est-à-dire une sorte de catéchisme assez plat, rédigé par les disciples de M. Cousin, sous l’inspection de plusieurs évêques. Vous voyez que le pauvre garçon paye assez cher l’honneur d’exercer une profession libérale.
» Un de mes oncles est député au Corps législatif ; député de l’opposition. Ce n’est pas une profession qu’il exerce ; cependant, on peut dire qu’il occupe une situation libérale. Mais croyez-vous qu’il ne s’impose aucun sacrifice dans l’accomplissement de son mandat ? Il m’a dit souvent lui-même :
» — Je me considère comme l’esclave de mes électeurs. Ils m’ont envoyé au palais Bourbon pour faire de l’opposition au gouvernement ; je me fais un devoir strict de voter contre le gouvernement, lors même qu’il a raison. Si j’avais été nommé avec l’appui de la préfecture, je me croirais engagé d’honneur à voter pour le gouvernement, lors même qu’il aurait tort. »
» Dans une sphère infiniment plus modeste, je connais un brave homme qui gagne 1,800 francs sauf la retenue, au ministère des finances. Il compte aujourd’hui seize ans de service. Son unique occupation consiste à copier tous les jours, d’une très-belle écriture, une dépêche invariable. C’est une réponse aux solliciteurs qui demandent des bureaux de tabac. Le modèle est en permanence sur le bureau de l’employé, quoiqu’il le sache par cœur. Moi qui ne l’ai lu qu’une fois, je l’ai gravé dans ma mémoire, comme un beau spécimen du style administratif. Voici le texte : « Monsieur ou madame, j’ai pris en sérieuse considération la pétition que vous m’avez adressée à l’effet d’obtenir un bureau de tabac. Mais j’ai le regret de vous informer que vos prétentions, d’ailleurs fort légitimes, ne sont pas de celles auxquelles l’administration est pour le moment en mesure de faire droit. Si toutefois il se présentait, dans un délai qu’il m’est impossible de déterminer, une circonstance favorable que je ne prévois pas, croyez, monsieur ou madame, que j’aurais égard aux titres très-valables que vous avez mis sous mes yeux. » Le malheureux qui recopie cette lettre depuis seize ans exerce une profession libérale. Une femme, qui avait refusé deux marchands et un mécanicien de chemin de fer, lui a apporté 6,000 francs de dot, pour pouvoir dire qu’elle était la femme d’un employé. Les enfants sont venus, la petite dot est mangée depuis longtemps, la femme travaille comme deux mercenaires pour étaler un peu de beurre sur le pain sec du gouvernement, et elle se félicite tous les jours de n’avoir épousé ni un marchand, ni un ouvrier, mais un homme qui exerce une profession libérale.
» La médecine, profession libérale. Je connais un jeune docteur qui, pour se créer une clientèle à Paris, a passé trois ans de sa vie à faire des visites de politesse et de bon voisinage chez une douzaine de portiers.
» L’armée, carrière libérale. Avez-vous lu Servitude et Grandeur militaires de M. Alfred de Vigny ? Si vous ne l’avez pas lu, achetez-le en sortant d’ici. C’est un des beaux livres de notre siècle. Oui, le soldat est grand, et je crois, tout chauvinisme à part, que le soldat français est plus grand que les autres. Nous le voyons jeter sa vie sur les champs de bataille comme un beau joueur jette une poignée d’or. Mais c’est là le moindre sacrifice entre tous ceux que l’État lui demande et lui commande. Il faut qu’il fasse abnégation de ses idées, de ses sentiments et de ses volontés personnelles ; qu’il exécute avec une humilité héroïque un commandement qui n’est jamais ni expliqué ni motivé. Il est esclave du devoir, esclave de la discipline, esclave de la volonté, quelquefois absurde, de son chef immédiat. Dans quel régiment n’a-t-on pas vu un bachelier ès lettres, engagé volontaire, obéir aveuglément à l’ordre d’un caporal illettré ? Qui sait si Napoléon, lorsqu’il fut nommé lieutenant d’artillerie, ne tomba pas sous la coupe d’un capitaine Bitterlin ? J’ai vu un jeune gentilhomme du Jockey-Club s’engager dans la cavalerie, après quelques sottises. Il rejoignit le dépôt à Versailles. La première fois qu’il fut de faction, son brigadier le posta, la latte au poing, devant un cygne femelle qui couvait trois œufs. C’était jour de grandes eaux !
» L’Église, enfin, est de toutes les carrières libérales, celle qui exige le sacrifice le plus absolu de notre liberté. Le prêtre renonce à tout, même à la famille et à la patrie. Il se résigne à puiser toutes ses idées dans un ancien livre, et à les changer du blanc au noir, à la première injonction des supérieurs. Il se condamne à marcher les yeux bandés, sous la férule d’un vieillard. Il s’oblige à répéter aveuglément un mot d’ordre émané de Rome, ce mot fût-il : Révolte !
— Qui parle de révolte ? interrompit Guillaume. Voilà deux hommes qui sont bien à la question ! Nous causions ici de ce pauvre Roger et de sa rentrée prochaine à l’Opéra.
— Nous vous avions laissés dans les affaires d’Italie !
— Cela prouve que nous avons suivi la marche ordinaire de toutes les conversations. Et vous ?
— Nous, reprit mon interlocuteur, nous avons procédé régulièrement comme Socrate et son disciple. Valentin m’a demandé ce qu’on entendait ici par une profession libérale. J’ai cherché à petits pas une définition de la chose, et je crois la tenir enfin. Écoutez bien tous, et toi aussi, beau Navailles ; tu n’es pas de trop. Je définis les professions libérales, celles qui nous laissent le moins de liberté et nous donnent le moins d’argent.
Toute l’assemblée cria au paradoxe. On accusa Socrate de me fausser l’esprit et d’entraîner ma naïveté dans des erreurs funestes. On m’assura que ni M. Berryer, ni M. Hébert, ni M. Dufaure, ni M. Liouville, n’étaient réduits à l’esclavage ou à la mendicité ; on me jura que M. Velpeau, M. Huguier, M. Ricord et tous les princes de l’art médical gagnaient magnifiquement leur vie sans obéir à personne ; on m’étourdit de mille raisonnements qui me semblèrent fort justes, sans toutefois effacer la première impression qui s’était fixée dans mon esprit. Et, suivant la marche ordinaire de toutes les conversations, on conclut en disant que la rentrée de Roger serait une fête pour tout le monde, attendu que nul artiste vivant ne jouait le drame lyrique aussi puissamment que lui.
Quelques heures plus tard, ma chère cousine, je dînais dans un autre monde, chez ce négociant de qui je t’ai parlé. Le nombre des convives était celui des sages de la Grèce, et pas un sur sept n’exerçait une profession libérale. Le maître du logis est marchand de nouveautés. Sa maison, assez importante, n’est après tout qu’une maison de détail. Un marchand de soieries, M. Maillot, personnifiait le commerce de gros : notre cher Edmond Chennevière, que tu as vu dans sa fabrique à Elbeuf, représentait l’industrie. L’agriculture siégeait dans la personne d’un gros fermier de la Beauce appelé M. Thirouin. La Bourse était représentée par un coulissier dont le nom m’échappe. Ajoute à ces messieurs un modeste voyageur du commerce, et ton cousin, qui ne sera jamais rien, tu auras la réunion au grand complet.
Cependant le repas fut très-gai, la conversation variée et de bonne compagnie. Je ne sais pas de quels sujets on s’entretient dans le grand monde, où je ne suis jamais allé ; mais ce que j’entendis à la table de M. Bonnet n’aurait pu ni scandaliser, ni ennuyer personne. On parla peu de politique et point d’amour, mais on s’entretint beaucoup de la littérature moderne, du théâtre, des voyages, de la chasse, de la pêche, du jardinage, de la société d’acclimatation, de l’isthme de Suez et de vingt autres sujets qui doivent être en tout pays le fonds de la conversation des honnêtes gens. Cette maudite question des professions libérales me trottait obstinément par la tête ; mais j’avais fait une trop forte école le matin pour remettre un tel sujet sur le tapis. Je me contentai de demander à M. Thirouin si, n’étant que simple fermier, il était content de son sort ?
— Moi, répondit-il avec un léger accent beauceron, je suis le plus heureux des hommes. Je sème mon grain en automne, et je le moissonne en été. J’ai une grande machine à battre qui rend trente hectolitres de blé marchand dans une journée de dix heures. Quand ma récolte est en sacs, je la conduis au marché d’Étampes, et je rapporte quelques bons sacs d’écus dont la moitié au moins reste chez nous. Le reste du temps, je vais, je viens, je lis, je chasse. Nous avons quelque cinquante compagnies de perdrix sur la ferme et quelque cinq cents volumes à la maison. Ma femme a des robes de soie, mes deux garçons vont à la pension de Dourdan ; lorsqu’ils seront assez grands pour que les voyages leur profitent, je les enverrai voir l’Italie et même Constantinople, si le cœur leur en dit.
» Nous nous portons tous bien, nous ne devons rien à personne, nous n’obéissons qu’à la loi, ce qui n’a rien d’humiliant. Les impositions sont un peu lourdes, mais nous les payons de grand cœur, lorsque c’est pour la gloire et la tranquillité du pays. Je suis du conseil municipal, ayant de gros intérêts dans la commune, et n’ayant jamais fait que du bien au pauvre monde. On m’a demandé pour être maire ; mais, ma foi, c’est trop d’embarras. Je n’ai nulle ambition, si ce n’est d’avoir des fils qui me ressemblent, et qui méritent l’amitié des voisins. Ils s’appelleront Thirouin : c’est une noblesse en Beauce ; nous sommes plus de quarante Thirouin dans le pays, dont on n’a jamais parlé qu’en bonne part. Voilà mon opinion sur les choses de ce monde, et, s’il y en a un autre, comme notre curé l’assure sans y avoir été, je suppose que nous n’y serons pas plus mal traités que dans celui-ci.
Assurément M. Thirouin ne s’exprimait pas comme un avocat ; mais ni le bonheur de cet excellent homme, ni sa philosophie, n’étaient à mépriser. Je me retournai vers Edmond Chennevière, et je lui dis :
— Quant à vous, je ne vous demande pas si vous êtes heureux. Je vous ai vu dans votre famille, du vivant de votre excellent père ; j’ai été témoin du respect et de l’affection de vos ouvriers. J’ai admiré l’immensité de votre industrie, les relations qu’elle entretient au bout du monde, et les services qu’elle rend à notre pays. Je sais à quel point vous êtes libre et quelle place un travail aussi important que le vôtre laisse aux plaisirs de la vie et au développement de l’esprit. J’ai trouvé à Elbeuf, sur votre bureau, tous les journaux et toutes les revues de l’Europe. Lorsqu’on a démoli le Jardin d’Hiver, à Paris, je vous ai vu l’acheter par morceaux pour le reconstruire au fond de votre parc. Je sais que vous avez assez de loisir pour courir de Normandie au Gymnase, lorsqu’on donne une première représentation de M. Alexandre Dumas fils. C’est pourquoi je ne vous demande pas si vous désirez quelque chose au monde, car vous pourriez me rire au nez.
— Mon cher ami, répondit-il, les manufacturiers ne sont pas seuls à jouir de cette liberté qui vous émerveille. M. Maillot ici présent vous dira qu’il est aussi libre et aussi heureux que moi. La maison de campagne qu’il occupe à Bougival est aussi jolie et aussi confortable que notre maison d’Elbeuf. Sa famille se porte aussi bien que la nôtre ; son indépendance est aussi absolue et ses loisirs sont aussi nombreux. Et la preuve, c’est qu’il prend une loge au théâtre les jours où j’y prends une stalle, et qu’il va chasser un mois en Normandie lorsque je viens me promener huit jours à Paris.
— J’avoue, reprit M. Maillot, que j’aurais mauvaise grâce à me plaindre ; mais j’ai dans la maison une douzaine de jeunes gens plus libres et plus heureux que moi. Le plus modeste est payé comme un chef de bureau. Ils ont de l’instruction, du linge de Hollande, des habits de chez Alfred, ou tout au moins de chez Renard, des livres et des spectacles à discrétion, et nul souci des affaires. Le joli voyageur que vous voyez là reçoit vingt-cinq francs par jour pour courir le monde, comme Joconde ou comme Ulysse, et étudier les mœurs des peuples lointains. Le trouvez-vous bien à plaindre ?
— Messieurs, interrompit le coulissier, je vous demande grâce. Le tableau du bonheur et de la considération qui vous entoure est trop navrant pour moi. Vous me direz que je suis bachelier comme tout le monde, que j’ai un tailleur passable et un revenu décent, que ma journée de travail n’est que de trois heures ; que je remue des millions tous les mois, sans autre capital que mon activité, que je contribue puissamment à centupler la richesse de la France en la mobilisant (passez-moi le barbarisme !), mais les vers de M. Ponsard et la prose de M. Oscar de Vallée ont jeté sur moi une tache ineffaçable. Ces moralistes sévères m’ont dépeint comme un malfaiteur aux yeux du monde naïf. La justice me poursuit, la justice me traque, sans savoir que la prospérité et la grandeur de la France sont renfermées dans mon petit carnet.
Cet agioteur parla longtemps, avec une sorte d’éloquence. Je ne compris pas clairement certains passages de son discours, un surtout qui concernait les primes de deux sous. Mais il paraissait honnête et convaincu, et sa parole ne laissa pas que de m’émouvoir un peu. La conversation devint générale ; je remarquai avec plaisir que le voyageur du commerce s’exprimait beaucoup plus élégamment que le célèbre Alcide Jollivet, de M. Alexandre Dumas. Dans ce siècle où l’amélioration des races est le rêve de tous les bons esprits, il me semble que la race des commis voyageurs s’est améliorée plus que toutes les autres.
Finalement, ma chère cousine, comme mon idée du matin ne cessait de me tracasser, je pris la liberté de porter un toast, et je dis :
— Messieurs, je bois à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, qui sont, à mon avis, les trois professions les plus libérales. Libérales parce qu’elles laissent à l’homme toute la liberté de ses idées, de ses sentiments et de ses actions ; libérales aussi parce qu’elles récompensent avec libéralité le travail de l’homme.
Il faut le dire, pour mon excuse, que j’avais pris un demi-verre de vin de Champagne Aubryet, moi qui n’en bois jamais.
VII
LA MÉDECINE DE FANTAISIE
Le parrain de Madeleine vient à Paris pour ses rhumatismes. — Je le conduis chez un médecin qui n’exerce pas la médecine. — Opinion du parrain sur le corps médical. — Il songe à se mettre entre les mains d’un homœopathe. — Opinion de mon ami sur l’homœopathie. — Erreur d’Hahnemann, qui croit s’être donné une fièvre intermittente. — Similia similibus curantur. — Dangers terribles qui suivraient l’application de ce principe. — Aussi, les homœopathes se gardent-ils de l’appliquer. — Système de l’atténuation. — Le médicament supprimé. — On le remplace par une sorte de fluide impondérable : un peu de je ne sais quoi pilé et délayé. — Je prends la défense de l’homœopathie. — Cures incontestables. — Guérison de la jeune femme empoisonnée. — Effets du régime homœopathique. — Conversion de plusieurs médecins allopathes. — Apothéose.
Ma chère cousine,
Ton parrain m’est venu voir aujourd’hui avec son fameux rhumatisme. Il souffre cruellement, le pauvre homme, et il ne serait pas fâché de guérir une bonne fois. Sa préoccupation m’a paru toute naturelle, et je l’ai conduit chez un jeune savant de mes amis, le docteur Tripier, qui étudie l’art de guérir et qui ne l’exercera jamais. Au lieu de poursuivre la clientèle, il s’adonne à la recherche de la vérité, et tout me porte à croire qu’il signera plus de livres que d’ordonnances.
Dans l’escalier du docteur, je saluai son maître, M. Claude Bernard, un des plus grands hommes de notre siècle. Encore un médecin qui n’a jamais ordonné de lavement à personne ; mais il a fait à lui seul une révolution dans la science physiologique.
Mon ami me reçut devant une table où il corrigeait des épreuves. Je lui présentai ton parrain, qui crut devoir prononcer un petit discours.
— Monsieur le docteur, lui dit-il, j’ai fait usage de tous les remèdes et je ne m’en porte que plus mal. M’est avis que les médecins font exprès de prolonger nos maladies pour l’argent qu’ils gagnent sur nous. Mais, puisque vous connaissez Valentin et que vous allez me soigner gratis, il est sûr et certain que vous me guérirez en un rien de temps, afin d’être plus tôt débarrassé de moi.
Le docteur ne s’offensa point de cette impertinente naïveté, assez commune chez les malades d’une certaine classe. Il promit à ton parrain, sinon de le soigner lui-même, au moins de le mettre entre les mains d’un homme spécial qui le guérirait, pour rien, s’il était guérissable.
— Puisque vous êtes si obligeant, reprit le bonhomme, et que vous avez des médecins au service de vos amis, je vous demanderai de préférence un somnambule ou un homœopathe. J’en ai assez, de vos docteurs à la douzaine. Je connais leurs rubriques, et il y a beau temps que je n’y crois plus. Ils se trompent neuf fois sur dix et vous soignent pour le poumon quand c’est le foie qui est malade ; tandis qu’un somnambule, ayant la double vue, vous lit dans l’intérieur du corps comme si vous étiez de verre. Ils vous abîment de cataplasmes, de saignées, de sangsues et de drogues amères, tandis qu’un homœopathe guérit toutes les maladies avec trois grains de sucre dans une cuillerée d’eau pure.
— Tranchons le mot, répliqua mon ami : vous éprouvez le besoin de vous jeter dans les bras des charlatans ?
Je me récriai à mon tour contre un jugement si sévère. Ce n’était pas que j’eusse une confiance illimitée dans la double vue des somnambules ; mais l’homœopathie, au moins, mériterait plus de respect. C’est une science comme toutes les autres ; ses lois découlent logiquement d’un principe vrai ou faux qu’il est permis de discuter, mais qu’il est inconvenant de tourner en ridicule. D’ailleurs, l’homœopathie est à la mode, et les gens riches de Paris m’ont raconté les cures merveilleuses de leur homœopathe. Enfin, je connais des médecins de cette école qui sont de fort honnêtes gens et des hommes de beaucoup d’esprit.
Ton parrain appuya mon dire, et mon ami le docteur vit bien qu’il ne pourrait nous convaincre que par de bonnes raisons.
— L’homœopathie, nous dit-il, est une plaisanterie fondée sur une hypothèse. Un fou sincère appelé Hahnemann, ayant pris du quinquina, crut s’être donné une fièvre intermittente. Il en conclut assez précipitamment que le quinquina coupe la fièvre chez ceux qui l’ont et la donne à ceux qui ne l’ont pas. Bientôt il généralisa sa conclusion et établit en principe que tous les poisons qui donnent la colique sont des remèdes contre la colique ; que tout médicament donne les maladies qu’il guérit et guérit les maladies qu’il donne ; provoque ou fait cesser, suivant le cas, les mêmes symptômes. Avez-vous mal à la tête, prenez les remèdes les plus propres à donner un mal de tête. Vous toussez à rendre l’âme, cherchez les irritants les mieux conditionnés pour vous faire tousser. A cette condition, vous serez guéri, et vous vous prosternerez devant le principe de l’école homœopathique : Similia similibus curantur.
» Malheureusement, il est douteux que le quinquina donne la fièvre intermittente ; il est douteux que l’opium éveille un homme endormi ; il est douteux que le café apaise l’irritation des nerfs ; il est douteux que la saignée fortifie les anémiques et que le homard guérisse l’indigestion. Si Hahnemann et ses élèves avaient appliqué franchement à leurs malades le similia similibus, le monde aurait été un champ de carnage. Une expérience mal faite, une conclusion précipitée et un principe arbitraire auraient dépeuplé le globe avec plus de succès que l’ambition de cinquante Alexandres. Bientôt l’État, gardien de la vie des citoyens, aurait pris des mesures contre les destructeurs homœopathes : on les aurait détruits à leur tour ; les préfets auraient ordonné des battues, et ces pauvres médecins de fantaisie, victimes à leur tour de la méprise d’Hahnemann, se seraient vu traquer comme des bêtes fauves, au lieu de gagner cent mille livres de rente.
» Ils aimaient mieux les cent mille francs de rente, et voici ce qu’ils ont imaginé. Ils ont écrit sur l’enseigne de leur boutique le célèbre similia similibus. C’est latin, c’est joli, c’est harmonieux, c’est nouveau et paradoxal, c’est un principe, peu démontré, j’en conviens ; mais qui a une bonne physionomie de principe. On attire plus de badauds avec un principe douteux qu’avec le sens commun tout bête et tout naïf. Mais, comme on n’en voulait qu’à la bourse des malades et nullement à leur vie, on a préparé les médicaments suivant une formule inoffensive qui atténuait fort les dangers de ce similia similibus.
» A-t-on reconnu chez un malade tous les symptômes analogues à ceux que produit l’empoisonnement par l’arsenic, c’est par l’arsenic qu’il le faut traiter, en vertu du similia similibus. Mais, si l’homœopathe administrait le médicament à forte dose ou seulement à dose raisonnable, les magistrats l’accuseraient d’avoir porté de l’eau à la rivière. L’intérêt du malade et le sien lui commandent de procéder par atténuation.
» Il prend cinq centigrammes d’arsenic qu’il broie avec cinq grammes de sucre de lait. L’opération doit durer une heure, partagée en six fois : six fois six minutes de broiement et six fois quatre minutes de frottement. Première opération.
» Sur cette poudre, qui contient l’arsenic dans la proportion d’un pour cent, on prélève cinq centigrammes qu’on broie de la même manière, avec cent fois leur poids ou cinq grammes de sucre de lait. Deuxième atténuation.
» Cinq centigrammes de cette poudre ne renferment plus qu’un dix-millième d’arsenic, ou cinq millionièmes de gramme. On les broie soigneusement avec cent fois leur volume de sucre de lait, et l’on fabrique ainsi la poudre de troisième atténuation, poudre au millionième d’arsenic, précisément aussi riche en poison que les eaux du mont Dore. Les eaux du mont Dore se boivent sans danger ; la troisième atténuation des homœopathes pourrait donc se manger à la cuiller.
» Mais ils ne s’en tiennent pas là, ces opérateurs prudentissimes : ils poursuivent leur ouvrage jusqu’à la trentième atténuation ! La manière de procéder change un peu, car les bras d’Hercule ne suffiraient pas à écraser tant de sucre. On remplace le mortier par un flacon, le sucre de lait par de l’alcool, et les coups de pilon par des secousses. Après chaque opération, on conserve une seule goutte de liquide arsénieux pour servir à l’opération suivante, et l’on secoue sur nouveaux frais. Combien pensez-vous qu’il reste d’arsenic dans la trentième atténuation ?
— Dame ! répondit ton parrain, autant qu’il y en a dans ma soupe ou dans le lait de nos vaches, c’est-à-dire pas du tout.
— Mais alors, repris-je à mon tour, qu’est-ce que les homœopathes administrent à leurs malades ?
— Des frottements et des secousses. Ils en conviennent de bonne foi, lorsqu’on leur serre le bouton. « Les substances médicinales, dit Hahnemann, ne sont pas des matières mortes dans le sens vulgaire qu’on attache à ce mot. Leur véritable essence est dynamique, au contraire ; c’est une force pure, que le frottement, exercé à la manière homœopathique, peut exalter jusqu’à l’infini… » Jahr et Catellan ont développé cette théorie mystico-pharmaceutique : « La vertu réelle, disent-ils, se trouve à un état plus ou moins latent, et ne saurait être mise en activité que par la destruction de la matière primitive et l’addition d’une autre substance qui, en qualité de simple véhicule, reçoit la vertu développée et la transmet à l’organisme. » Et tenez ! voici qui est plus fort : « Une goutte de médicament versée dans le lac de Genève n’en fera jamais une atténuation homœopathique, quoique la proportion dans laquelle cette goutte est au lac soit loin d’être une fraction aussi petite que celle à laquelle se trouve le médicament dans la trentième atténuation. »
— Parbleu ! dis-je à mon ami, si le médicament est expulsé ou détruit avec tant de soin avant d’être donné au malade, que faisons-nous du similia similibus ? Pourquoi l’honnête Hahnemann s’est-il exténué à établir un principe douteux, puisqu’il n’en tire aucune conséquence ? Avait-il besoin de démontrer que l’opium réveille les endormis, — opium facit vigilare, — lorsqu’il administre à son malade des frottements en globule et des secousses en bouteille, sans aucun atome d’opium ? Le père de l’homœopathie ressemble fort à un entrepreneur qui jetterait en terre des fondations énormes et bâtirait sa maison à côté. Il me rappelle encore ce généalogiste naïf qui veut prouver que Jésus-Christ descend d’Abraham. « Abraham, dit-il, engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda, » et ainsi de suite durant quarante et une générations, pour aboutir à saint Joseph, qui ne fut point le père de Jésus-Christ. Que faisons-nous du similia similibus ?
— L’enseigne de la boutique.
— Tout ça est bel et bon, dit ton parrain. Je comprends, messieurs les docteurs, que cette boutique-là fait concurrence à la vôtre et que vous ne seriez pas fâchés de la fermer. Je veux bien croire, puisque vous le dites, que les homœopathes ne vendent pas en français les denrées qu’ils annoncent en latin. Mais toujours est-il qu’ils guérissent quelquefois leurs malades, et des malades, ne vous en déplaise, que vous aviez médicamentés sans les guérir. Qu’on me donne de l’arsenic ou de l’opium, ou des frictions en bouteille, je m’en moque comme de Colin Tampon. La grosse affaire pour un malade est de recouvrer la santé.
— Mon cher monsieur, répondit le docteur, je suis trop juste pour nier les miracles de l’homœopathie. Si vous alliez aujourd’hui soumettre vos rhumatismes à un disciple d’Hahnemann ; s’il vous présentait gravement et solennellement une cuillerée d’eau claire ; s’il vous disait d’un ton d’infaillibilité pontificale : Buvez, et vous serez guéri ! vous boiriez, mon cher monsieur, et vous seriez, sinon guéri pour toujours, du moins soulagé pour un temps. J’ai dit que l’homœopathie n’avait rien à démêler avec la raison ; mais je n’ai pas nié son influence sur l’imagination des hommes. La raison et l’imagination sont deux facultés distinctes, comme vous savez. L’une repousse obstinément les miracles, l’autre en fait de temps à autre. Tout allopathe que je suis, j’ai administré souvent des pilules de mie de pain que j’avais soin d’annoncer comme un médicament très-actif. L’effet était plus ou moins violent, suivant l’imagination du malade : foudroyant quelquefois, mais jamais nul. Les préparations homœopathiques ont précisément la même vertu que les pilules de mie de pain.
» Une jeune dame de ma connaissance, à la suite de quelques chagrins domestiques, s’empoisonna homœopathiquement. Elle ouvrit un flacon de strychnine que son médecin lui avait confié avec les recommandations les plus sévères : poison terrible, renforcé à coups de pilon, multiplié par une série incalculable de frottements et de secousses ; en un mot, trentième atténuation ! Elle en but la moitié, bien convaincue que le tout suffirait à tuer un régiment de cavalerie, hommes et chevaux. Lorsque j’arrivai chez elle, elle se mourait tout de bon : l’imagination des femmes est si vive ! Je me fis raconter toutes les circonstances du suicide, j’examinai le flacon, je lus le nom du pharmacien, et je partis d’un grand éclat de rire. Ma gaieté étonna la malade, non sans la rassurer un peu. Je lui expliquai en quelques mots la nullité absolue des préparations de ce genre, et, pour ajouter à mon discours une péroraison sans réplique, je bus d’un trait la prétendue strychnine qui restait dans le flacon. Dès ce moment, les symptômes morbides s’évanouirent, la malade se sentit mieux, puis tout à fait bien. Elle fit un bout de toilette, me retint à dîner, et mangea de grand appétit.
Cet exemple ébranla profondément la confiance de ton parrain. Quant à moi, j’avais entendu trop souvent l’éloge de l’homœopathie pour me rendre à la première sommation.
— Mon cher ami, dis-je au docteur, tous m’accorderez au moins que les homœopathes ont inventé un régime admirable et qui vaut tous les médicaments du monde ?
— Leur régime est excellent, répondit-il ; c’est le même que nous prescrivons à nos malades de temps immémorial. J’avoue cependant qu’ils ont un avantage sur nous : on leur obéit aveuglément. Si je vous recommandais deux ou trois heures de repos horizontal dans l’après-midi, je n’aurais pas assez d’autorité pour faire passer ma prescription avant vos plaisirs ou vos affaires. Vous discuteriez l’ordonnance, car la médecine allopathique admet fort bien la discussion. Vous connaissez plus ou moins nos médicaments ; ils vous sont assez familiers pour que vous ne craigniez pas de les traiter sans façon.
» Un homœopathe vous prescrira : « Déjeuner à dix heures, au moment où les globules de la veille ont cessé d’agir ; prendre un globule à midi, se coucher une demi-heure après et rester au lit jusqu’à quatre heures, pour que l’effet du globule pris à midi ne soit pas perverti. » L’ordonnance ainsi prescrite sera fidèlement exécutée. Vous resterez au lit, par respect pour ce médicament extraordinaire et mystérieux. Ce que vous auriez refusé à la raison, à la logique, à l’expérience, vous l’accorderez sans marchander à la pilule de mie de pain.
» Grâce au régime, qui est un plus grand médecin que tous les docteurs du monde, l’homœopathie obtient des succès légitimes, dans la classe aisée des grandes villes. Elle sait contraindre au repos, à l’exercice ou à la sobriété ceux que l’activité, l’inertie ou l’abus des plaisirs expose à mille indispositions. Mais le pauvre, lorsqu’un accident ou une vraie maladie le met sur le flanc, n’a rien à démêler avec les prescriptions homœopathiques. Lorsqu’un couvreur tombe d’un toit, lorsqu’un paludier prend les fièvres, lorsqu’un moissonneur est foudroyé par le soleil, on court au médecin et non à l’homœopathe. Ces messieurs ont pourtant inventé la saignée homœopathique.
— Qu’est-ce que c’est que ça, demanda ton parrain, une saignée homœopathique ? C’est comme qui dirait une piqûre de puce…
— Qui vous ajouterait du sang, au lieu de vous en ôter ? Non, c’est un globule aussi inoffensif que les autres, car il faut avouer que les homœopathes ne font de mal à personne. Mais, si le malheur veut jamais que vous soyez frappé d’apoplexie, je ne vous conseille pas de vous faire saigner homœopathiquement.
— Mais enfin, dis-je à mon ami, si l’homœopathie était impuissante à traiter les maladies véritables, si elle ne guérissait que les bobos sans gravité, si tout le bruit qu’on a fait autour de cette prétendue science ne servait qu’à produire une hausse énorme sur les pilules de mie de pain, verrait-on un si grand nombre de docteurs passer avec armes et bagages dans le camp des homœopathes ? Je comprends que l’homme du monde, animal d’ailleurs simple et niais, se laisse mystifier par une prétendue science ; mais qu’une multitude de savants y soient pris, voilà ce qui me paraît plus difficile à digérer.
— Il est certain, répondit le docteur, que l’homœopathie a fait, dans les derniers temps, des recrues assez nombreuses. Beaucoup de médecins se convertissent journellement à cette absence de doctrine. Dirons-nous que ces catéchumènes appartenaient à l’élite du corps médical ? Je le veux bien, par politesse. Dans tous les cas, vous serez moins étonné du nombre des nouveaux convertis, si vous me permettez une observation et une citation.
» La médecine est à la fois une science et un art. Elle exige non-seulement des études longues et sérieuses, mais une application quotidienne, un travail assidu, une lutte perpétuelle contre un ennemi plus changeant et plus insaisissable que Protée. Il faut que le médecin ajoute incessamment à son bagage acquis les découvertes de la science moderne. Il faut que tous les jours, au chevet des malades, il exerce son diagnostic à deviner la cause cachée des effets visibles et à remonter jusqu’aux sources du mal. C’est un métier pénible, inquiet, plein de fatigues, de soucis et d’angoisses. Moi qui vous parle, je n’ai pas eu le courage de me mettre en chemin. Je me suis arrêté ici, et je casse des pierres sur la route où marchent mes confrères.
» Mais l’homœopathie, qui n’est pas une science, n’exige aucune étude spéciale. C’est une industrie facile, à la portée de tout homme qui sait lire et écrire. L’anatomie, la physiologie, le diagnostic, chimères ! Un homœopathe débarque chez un malade qu’il n’a jamais vu : il ouvre les yeux ; il observe un, deux, trois, quatre symptômes apparents, visibles à tout le monde. Il ouvre un petit livre où les symptômes sont numérotés et correspondent à certains médicaments, et voilà l’ordonnance toute faite. Ne lui demandez pas d’où vient le mal ni même qui il peut être : avalez ces globules et priez Dieu qu’il vous rende la santé.
» Si vous croyez que j’exagère en disant que l’observation des malades est aussi inutile à l’homœopathie que l’étude des maladies, lisez ce passage d’Hahnemann :
« Il est difficile d’exaucer le vœu que beaucoup de personnes m’ont adressé, de mettre sous les yeux du public quelques exemples de guérisons homœopathiques, et l’on y parviendrait, que le lecteur n’en retirerait pas une grande utilité… Chaque cas de maladie non miasmatique étant individuel et spécial, ce qui le distingue de tout autre cas lui est également propre, n’appartient qu’à lui et ne peut servir de modèle au traitement à suivre dans d’autres cas. »
» Jahr a pris soin de rédiger une table alphabétique où les symptômes et les médicaments sont rangés comme les chiffres d’une table de Pythagore ou les heures d’un itinéraire des chemins de fer. « Cette table, » dit-il, « pourra être utile au praticien. En la détachant du volume, il pourra l’annexer à son cahier de notes et la consulter facilement pendant qu’il écrira son ordonnance. »
» Comprenez-vous maintenant qu’un assez grand nombre de médecins aient embrassé l’industrie homœopathique ? Si l’on ouvrait un nouveau boulevard aux portes de Paris, un boulevard bien pavé, bien ombragé, bien balayé ; si l’administration paternelle de la ville offrait la table, le logement et des rentes à tous ceux qui consentiraient à se promener là sans rien faire, croyez que la promenade nouvelle serait plus fréquentée que la grande allée du bois de Boulogne, et qu’on y rencontrerait des médecins par douzaine.
— Mais, dis-je à mon ami, pour vous exprimer si librement sur vos confrères, il faut que vous n’ayez pas l’esprit de corps.
— Mais, répondit-il, l’esprit de corps me condamnerait à prendre la défense de tous les docteurs, même lorsqu’ils se font montreurs de somnambules. Je vous mènerai chez une somnambule, un de ces quatre matins, et vous verrez de bien autres jongleries.
— Attendez ! m’écriai-je en l’interrompant ; ce que vous m’avez dit des homœopathes me paraît fort instructif. Je veux l’écrire à ma cousine.
— Parbleu ! mon cher ami, votre cousine aura la primeur de mon livre ; car j’écris, depuis tantôt huit jours, ce que je vous ai dit aujourd’hui.
VIII
LE JURY
Deux procès récents. — Utilité des journaux. — La magistrature et le jury. — Contradiction évidente. — Comment le même accusé peut-il être à la fois innocent et coupable ? — Je voudrais bien concilier le différend. — Difficultés de l’entreprise. — Rencontre d’un homme du bon temps. — Son opinion sur les verdicts prononcés par douze bourgeois. — Regrets du passé. — La gloire d’un magistrat. — Onze têtes en un an ! — Abolition du jury. — Prompte expédition de la justice. — Je réclame. — La vindicte. — La peine. — Le droit de légitime défense. — Une loi qui n’est pas encore votée. — Traitement de l’hydrophobie.
Ma chère cousine,
Puisque ton père est abonné à un journal, tu connais mademoiselle Léonie Chéreau et mademoiselle Angélina Lemoine comme si tu avais été en pension avec elles. Vivent les journaux ! ils forment la jeunesse des deux sexes et lui épargnent l’humiliation d’ignorer quelque chose. Nous avons bien quelques chefs de famille qui voudraient retarder l’instruction de leurs enfants. Ces encroûtés ont soin de cacher la gazette, lorsqu’elle raconte un crime infâme ou simplement un procès scandaleux. Précaution fort inutile. Huit jours après, la gazette sort de son trou. Ce n’est plus qu’un vieux papier sans fraîcheur, sans intérêt et sans danger, du moins à ce qu’on pense. On l’emploie à couvrir des livres d’étrennes, à envelopper des poupées. Et les petites filles de douze ans, après avoir admiré la poupée ou regardé les images, vont dans un coin lire le vieux journal et faire connaissance avec mesdemoiselles Lemoine et Chéreau.
Toi qui n’as plus douze ans, tu as lu sans te cacher le procès de ces deux héroïnes. Tu les as vues arrêtées, interrogées, mises en accusation par d’honorables magistrats qui les croyaient coupables ; puis renvoyées des fins de la plainte et rendues à la liberté sur la déclaration de quelques honorables bourgeois qui les trouvaient innocentes.
Tu t’es peut-être demandé, comme moi-même, par quel miracle un accusé pouvait être criminel aux yeux des magistrats et innocent aux yeux des bourgeois.
Un enfant est volé dans un jardin, ou brûlé dans une cheminée. Toute la magistrature entre en campagne ; la police, la gendarmerie et tous les instruments de la loi sont employés à la recherche du coupable. On met la main sur une personne qui pourrait bien… qui doit avoir commis le crime. Un magistrat la fait arrêter, parce qu’il la croit coupable. Un juge d’instruction, autre magistrat, l’interroge et la trouve coupable. La chambre du conseil se réunit et la juge coupable. La chambre des mises en accusation vient ensuite, pense qu’elle est coupable et la renvoie devant la cour d’assises. Là, un haut fonctionnaire de la magistrature, le procureur général, vient lire un acte très-clair et très-bien rédigé, où l’on a réuni en un faisceau terrible toutes les preuves de la culpabilité. Un avocat général, orateur éloquent, dit à douze bourgeois pris au hasard dans le pays : « Voici une femme coupable, et, si vous déclarez le contraire, il faudrait voiler la statue de la Justice ! » On produit des témoins qui tous, sans hésiter, déclarent que l’accusée est coupable. Enfin, pour dernier argument, l’accusée elle-même, découvrant son visage baigné de larmes, avoue qu’elle est coupable. Là-dessus, les douze bourgeois, pris au hasard, se retirent dans la chambre des délibérations, débattent la question, posément, de sang-froid, sans se presser, et viennent déclarer sur leur conscience, à la face de Dieu et des hommes, que l’accusée n’est pas coupable.
Voilà, ma chère cousine, une étrange contradiction ! Mais le public ne s’en étonne plus, parce qu’il la voit tous les jours. Cent fois dans une année, et plus souvent peut-être, le jury renvoie innocents ceux que la magistrature avait amenés coupables. Que faut-il conclure de là ?
Faut-il dire que mademoiselle Léonie Chéreau, par exemple, avait été méchamment et injustement accusée par le corps le plus intègre et le plus honorable de notre pays ? — Non, cent fois non. Une hypothèse si monstrueuse révolte à la fois le bon sens et la conscience.
Mais, si les magistrats avaient raison, le jury était donc dans son tort ?
Dirons-nous que douze Français de la classe moyenne, doués d’une intelligence moyenne, pourvus d’une instruction moyenne et semblables en tout point à la majorité de la bourgeoisie française, ont fermé les yeux à l’évidence la plus éclatante et répondu à l’accusée qui avouait sa faute : « Ma chère enfant, vous vous calomniez vous-même ! » — Non. Lorsqu’un fait est évident aux yeux des magistrats, des témoins, du public et de l’accusé, il ne saurait être douteux aux yeux du jury.
Est-il permis de supposer que le jury, parfaitement édifié sur le fait, a prétendu trancher un point de droit ? Auquel cas, son verdict pourrait se traduire comme il suit : « Il est certain que l’accusée a volé un enfant à sa mère ou assassiné son propre enfant ; mais le rapt d’un petit innocent de trois mois, ou le meurtre commis sur la personne d’un pauvre baby qui ne demandait qu’à vivre, ne sont pas des actes coupables : donc, l’accusée est innocente. » — Non. Il n’y a pas douze hommes en France, il n’y en a pas un seul qui ait le sens moral assez perverti pour émettre une telle proposition.
Reste enfin une dernière hypothèse. L’accusée avait un avocat. Un homme jeune, éloquent, passionné, a jeté le manteau de sa rhétorique sur un crime trop évident. Les jurés éblouis ont perdu le sens du vrai, le sens du juste ; ils ont cédé à l’influence de cette parole éblouissante qui les fascinait tous, et l’acquittement s’en est suivi. — Non. J’admire sincèrement le barreau, cette dernière tribune. J’ai deux mains pour applaudir les grands maîtres de l’éloquence judiciaire, qu’ils s’appellent Dufaure ou Chaix-d’Est-Ange, Léon Duval ou Lachaud. Mais ils auront beau nous jeter de la poudre aux yeux, ils ne m’aveugleront jamais à tel point que je ne distingue plus dans un petit coin du ciel ces deux étoiles fixes : la justice et la vérité.
Nous voilà bien embarrassés, ma pauvre cousine. La magistrature a raison, c’est bien certain. Mais je n’aimerais pas à condamner le jury, qui ne condamne personne.
Nos magistrats se plaignent du jury. Ils l’accusent d’entraver l’action de la justice criminelle. On prétend même qu’ils n’ont pas hésité à le gourmander directement en 1859. Les parquets, les tribunaux, les cours obéissent à leur conscience en poursuivant le coupable. Le jury obéit à sa conscience en ouvrant une petite porte qui donne sur la campagne ; et le coupable est sauvé. Il y a donc une sorte de conflit permanent entre la conscience des magistrats et la conscience du jury. Comment sortir de là ? Comment pacifier l’application des lois et la distribution de la justice ?
J’ai soumis cette affaire à notre excellent marquis de Contreville, un soir que je l’avais rencontré au Théâtre-Français. Tu connais le vieillard : il adore le progrès, mais il le caresse à rebrousse-poil. C’est un de ces hommes d’ordre qui voudraient reprendre les biens nationaux, abroger le Code civil, rétablir le droit d’aînesse, relever la religion d’État, et mettre la France à l’envers. Les échafauds de 93 lui inspirent une si profonde horreur, qu’il voudrait ressusciter tous les jacobins pour leur couper la tête. C’est un tigre de modération.
Aux premiers mots que je hasardai sur la question du jury, le bonhomme me coupa la parole.
— Votre jury, me dit-il, est une institution de la démagogie. Lorsque la France était gouvernée par ses rois, il aurait fait beau voir que douze faquins, sortis on ne sait d’où, vinssent dérober un homme à la justice ! Les magistrats étaient maîtres chez eux, d’autant plus qu’ils avaient payé leurs charges. Dès qu’ils jugeaient à propos de donner un homme à pendre, il fallait, bon gré mal gré, que le drôle fût pendu. Si vous lisez jamais l’histoire de ma maison, vous verrez que mon arrière-grand-oncle, Agénor de Contreville, procureur général (comme on dit aujourd’hui) près la cour de Rouen, eut la glorieuse satisfaction d’obtenir onze têtes en l’an de grâce 1724. Aucun magistrat n’a remporté pareille victoire depuis la sotte invention du jury !
La gloire et les victoires de l’illustre Agénor provoquèrent chez moi une petite grimace.
— Monsieur, dis-je au marquis avec tout le respect que je devais à son âge, je n’ai pas connu les magistrats de l’ancien régime ; mais j’ai l’honneur de rencontrer quelquefois des juges, des conseillers et même des procureurs généraux. Ils sont tous gens du meilleur monde et du plus noble caractère, esclaves de leur devoir, si pénible qu’il soit, mais incapables de regarder un arrêt de mort comme une victoire et de se glorifier du malheur d’autrui.
— Morbleu ! reprit le vieillard, vous me la baillez belle ! Il y a pourtant de quoi se vanter, et surtout dans le siècle où nous vivons. Jamais il n’a été plus malaisé, ni partant plus glorieux, d’exercer la vindicte publique. Les coquins sont assez retors pour qu’un juge d’instruction ait le droit de crier victoire lorsqu’il a saisi la preuve ou arraché l’aveu d’un crime. Les avocats sont assez bavards pour que le ministère public ait le droit de triompher le jour où il leur a rivé leur clou. Le jury est assez bête, assez poltron, assez veule, pour que la cour ait le droit de se frotter les mains lorsque la Providence, une fois par hasard, lui permet d’appliquer un bon arrêt sur un bon verdict ! Il est certain que les acquittements absurdes qui se publient tous les jours sont des défaites pour le juge d’instruction, pour le ministère public, et même pour la magistrature assise. Expulsez les douze bourgeois qui se sont introduits en 91 ou 92 dans nos cours d’assises ; la justice ira d’un autre train ! Lorsqu’une affaire arrivera devant la cour après avoir passé devant le juge d’instruction, la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation, on saura d’avance que l’homme n’est pas un innocent, et l’on fera en un tour de main ce qui reste à faire.
— Prenez garde ! répliquai-je à mon tour. Vous m’en direz tant que je vais adorer le jury. Ce grand mot de vindicte publique qui vous est échappé tout à l’heure ne me paraît ni très-juste, ni très-philosophique. La société ne se venge pas. Si le public affichait une rancune qui déshonore les simples particuliers, j’en rougirais pour lui.
— La société ne se venge point, soit ; mais elle punit : c’est un devoir pour elle.
— Je ne sais pas même si l’on peut dire qu’elle punit. La théorie des peines et des récompenses est bien usée. Elle se fonde sur le libre arbitre et tout un système de philosophie qui a fait son temps. Nos lois pénales sont brodées sur ce vieux canevas, qui se déchire un peu tous les jours. On commence à comprendre que si tel homme a commis tel crime, c’est parce qu’il avait le cerveau fait de telle façon, qu’il a été élevé à telle école, qu’il s’est trouvé dans telle ou telle nécessité, et qu’il ne dépendait pas de lui d’être meilleur, ni mieux élevé, ni plus riche.
— Ainsi, mon jeune ami, lorsqu’un misérable a tué son père et sa mère, la société n’a pas le droit de le punir ?
— Elle a le droit de se protéger elle-même et d’enfermer sous triples verrous tout homme qui a montré qu’il était capable de nuire. C’est le droit de légitime défense, et vous remarquerez, s’il vous plaît, que la magistrature et le jury s’accordent toujours sur ce point. Lorsqu’un accusé, par son maintien, par ses réponses, ou par quelques particularités de son crime, a prouvé qu’il était un animal féroce ou dangereux, le jury se fait un devoir de le séparer du monde. Mais qu’une pauvre fille égarée, qu’un malheureux, entraîné par des circonstances fatales, viennent s’asseoir au banc des accusés ; s’il est bien démontré que leur âme est guérie, qu’il n’y a plus de danger à les laisser libres et qu’ils ne nuiront plus à personne, le jury leur dit : allez en paix, et ne péchez plus ! Il fait ce que nous ferions tous, nous qui n’avons pas pour profession et pour habitude de rechercher le crime et de le punir ; il pardonne. Les juges du bon temps ne pardonnaient pas. Ils représentaient l’austérité inflexible de la loi ; le jury personnifie la sensibilité publique.
— Eh ! c’est précisément ce que je blâme.
— Comment l’entendez-vous ?
— Lorsqu’il s’agit de décider les questions de vie ou de mort, d’honneur ou d’infamie, de liberté ou de galères, il est absurde de confier à la sensibilité des hommes le rôle austère qui n’appartient qu’à la raison. Ignorez-vous qu’un avocat un peu éloquent sait aveugler le jury par les larmes, au point de lui ôter le discernement du vrai ? N’avez-vous pas entendu dire que le chef du jury, pour peu qu’il sache tourner une période, entraîne tous ses collègues après lui ? Les moindres passions, les intérêts les plus frivoles exercent une influence toute puissante sur l’esprit des jurés. Ainsi, l’on a remarqué depuis longtemps qu’ils étaient impitoyables pour le vol et pleins d’indulgence pour l’infanticide. Question d’intérêt, mon cher monsieur ! Le juré a peur d’être volé, et il a dépassé l’âge où il pourrait mourir victime d’un infanticide.
— Pouvez-vous croire qu’un intérêt si mesquin…?
— Soit, laissons l’intérêt de côté. Aussi bien, c’est de la sensibilité qu’il s’agit. Sur ce chapitre, vous me trouverez inébranlable comme un roc, et flanqué de raisons sans réplique. J’ai vu paraître devant le jury un jeune villageois, sans antécédents judiciaires, prévenu d’avoir quelque peu violenté une paysanne de sa commune. Il avouait sa faute et s’offrait à la réparer ; sa victime acceptait la réparation avec une joie visible ; les parents de la jeune fille retiraient leur plainte et suppliaient le jury de leur laisser un gendre ; le ministère public, qui ne s’attendrit pas souvent, désarmait ses batteries et remettait l’affaire à la discrétion du jury. Malheureusement l’accusé avait une figure ingrate. Le jury en fut frappé et le condamna, pour sa figure, à six ans de réclusion !
On apporte devant le jury un enfant de dix ans, maltraité cruellement par son père et sa mère. La langueur du pauvre petit, sa voix dolente, les ecchymoses, les cicatrices, les blessures dont ce faible corps est couvert excitent la compassion du jury. A la vue des parents dénaturés qui ont fait tout ce mal, la pitié se tourne en colère. On refuse aux accusés le bénéfice des circonstances atténuantes, et les voilà condamnés à la peine de mort. Croyez-vous que le jury les eût punis aussi cruellement si l’enfant avait péri quinze jours avant les assises ? Non, car il aurait jugé le crime sans passion : c’est le spectacle du mal présent qui a excité si vivement leur sensibilité.
— Il se peut, répondis-je au marquis, que le jury se montre quelquefois trop doux ou trop sévère. Mais il incline plus volontiers vers la clémence que vers la rigueur, et c’est pourquoi nous devons le conserver. Lorsque j’entends douze jurés dire, en présence d’un crime évident, démontré, avoué : Non, l’accusé n’est pas coupable ! je me figure que ces hommes éludent par ce mensonge pieux la sévérité implacable de la loi. Je crois les voir appliquer une loi nouvelle, peu connue, qui circule dans l’air, qui s’insinue dans la conscience publique, qui se publie hardiment dans les livres de quelques philosophes, et qui peut-être un jour s’imprimera dans le Code.
— Je vous comprends à demi-mot, reprit vivement le marquis. Mais pensez-vous que la société aurait trois jours d’existence, si l’on supprimait la peine de mort ?
— Monsieur, répondis-je humblement, lorsqu’un homme est atteint d’hydrophobie, on ne l’étouffe plus entre deux matelas. Cela se pratiquait autrefois, mais la mode en est passée. On enferme le malade, on le soigne ; quelquefois même on le guérit.
IX
LES APÔTRES ET LES AUGURES DE LA MUSIQUE
L’auteur avoue son ignorance. — Peu de Français sont capables de lire la musique. — C’est un malheur. — L’art et la civilisation. — Orphée, où es-tu ? — Utopie. — On me réfute. — Je rencontre le petit Maréchal, de Quevilly. — Il m’entraîne à l’École de Médecine. — La musique peut se lire, s’écrire et s’imprimer aussi facilement que la prose. — Méthode Galin-Paris-Chevé. — J’assiste à une réunion de la société chorale et je vois des miracles. — Lecture à première vue. — Dictée musicale. — Mon admiration et mes espérances. — Maréchal m’apprend qu’il y a des augures. — Je me flatte que les apôtres prendront le dessus.
Ma chère cousine,
Je ne sais pas lire la musique, ni toi non plus. Cependant, nous avons été élevés comme tout le monde ; nous lisons couramment dans les livres et les manuscrits ; nous écrivons même au besoin, sans pécher contre les lois de la grammaire. Mais nous ne saurions ni lire ni écrire la belle petite mélodie que Lulli improvisa jadis sur ces paroles :
L’empereur Napoléon III règne sur trente-six millions d’animaux à deux pieds sans plumes. Il y a, dans le nombre, plusieurs millions de personnes plus ou moins lettrées, capables de déchiffrer à première vue une page de Télémaque. Il n’y a pas en tout cent mille Français assez érudits pour lire la musique de Mon ami Pierrot, sur une portée de cinq lignes, et j’en suis bien fâché.
Certes, nous sommes heureux de savoir lire et puiser les idées dans un livre comme on prend l’eau à la rivière. Je me réjouis fort à l’idée que dans cinquante ou soixante ans tous les citoyens de notre pays seront assez lettrés pour lire la Constitution, le Code et quelque bon traité de morale. Les livres d’histoire, de physique et de mathématiques s’imprimeront à deux ou trois millions d’exemplaires. Tous les hommes sauront parler de tout sans avancer des sottises trop lourdes ; ils seront tous plus ou moins capables de toucher aux affaires publiques, et le suffrage universel ne ressemblera plus à une loterie. Voilà, si je ne m’abuse, un avenir agréable et honorable, et j’aime à reposer mes yeux sur cet horizon prochain.
Mais j’aimerais aussi que la vie de notre grand peuple fût assaisonnée de quelques douceurs. Les arts ne sont pas seulement l’ornement de la société, le dessert de la civilisation, le couronnement d’une instruction publique bien réglée. Ces plaisirs délicats, inutiles et pour ainsi dire oisifs, ont été pour bien des gens le commencement de la vie intellectuelle. Rappelle-toi, cousine, la fable poétique d’Orphée. Les hommes demi-nus vivaient dans des tanières, comme des animaux. Ils s’égorgeaient entre eux sous les prétextes les plus frivoles ; ils dévoraient brutalement tout ce qui leur tombait sous la main. Survient un demi-dieu, armé de sa lyre. Il chante, et la nature entière s’arrête pour l’écouter. Ce langage vague et doux, ces pensées diffuses et comme noyées dans un flot d’harmonie apaisent insensiblement la turbulence des passions. L’homme ne comprend pas encore, mais il est ému, charmé ; le cœur bat, l’esprit s’ouvre. Bientôt du sein des ondes sonores qui frissonnent autour de sa lyre, s’élève un chant plus clair, plus net et plus précis : la poésie. La pensée prend un corps ; l’esprit des hommes démêle les vérités qui bourdonnaient confusément à leurs oreilles. Et quand l’auditoire dompté est venu s’asseoir en rond autour du poëte, quand les ennemis d’hier s’appuient l’un contre l’autre pour mieux entendre, quand les regards adoucis n’expriment plus qu’une innocente curiosité, le chantre dépose sa lyre, le poëte brise le rhythme cadencé de ses vers, il s’assied au milieu des hommes et leur dit en prose : Causons !
Au sortir de ces entretiens, les élèves d’Orphée s’en allaient semer du blé et construire des villes.
Nous avons autant de blé qu’il en faut, et des villes plus qu’il n’en faut. Cependant, ma chère cousine, la France aurait besoin de quelques Orphées. La civilisation doublerait le pas, si quelques artistes convaincus, passionnés, endiablés comme le chantre de Thrace, prenaient le peuple par les oreilles et l’entraînaient dans le bon chemin. Les livres font grand bien, mais ils ne sauraient tout faire. Passé un certain âge, l’homme qui n’a pas appris l’A B C dans son enfance, y renonce pour toujours. Il y a dans Paris même plus de cent mille sauvages illettrés qui boivent du vin bleu tous les lundis et quelquefois se mangent le nez au dessert. On trouve çà et là dans les campagnes de véritables brutes que le maître d’école n’apprivoisera jamais. Un maître de musique serait plus heureux, j’en réponds. La musique adoucit les mœurs : c’est une banalité qu’on ne saurait trop redire. Un dilettante sincère est presque toujours doux et bonhomme. Celui qui s’est pâmé d’aise une fois dans sa vie en écoutant Mozart et Rossini ne mangera le nez de personne. Orphée, où es-tu ?
Je me trouvais ces jours derniers dans le cabinet d’un homme d’État qui m’honore d’un peu d’amitié. C’est une Excellence fort gracieuse et fort instruite, et passionnément éprise du progrès. Je m’enhardis au point de lui dire que si j’avais le pouvoir en main, j’obligerais toute la nation à savoir la musique.
Mon illustre interlocuteur me répondit fort sagement que la musique était un art plus ardu et plus hérissé que toutes les sciences. Lui-même avait essayé de l’apprendre, et il avait reculé devant les difficultés de la simple lecture. Cette portée de cinq lignes, ces clefs, ces mouvements, cette multitude de signes hiéroglyphiques, tout le grimoire enfin lui avait fait peur, ainsi qu’à moi et à tant d’autres. « Il faudrait, me dit-il, que la musique fût aussi lisible que l’écriture, et qu’on pût l’imprimer au même prix. A ces conditions, le peuple apprendrait à chanter comme il apprend à lire. »
Je rentrai en moi-même et je me rappelai la terreur qui m’avait saisi il y a quelques années, lorsque j’ouvris pour la première fois une méthode de musique. Ce n’était pas une méthode à proprement parler, mais un recueil d’exercices variés, sans aucun mélange de théorie. La plupart des professeurs affirment hardiment qu’un apprenti musicien n’a pas besoin de savoir ce qu’il fait, et qu’on arrive à exécuter et même à composer des chefs-d’œuvre par la force de l’habitude. Mais l’habitude me parut difficile à contracter, et je demeurai convaincu que la musique était faite pour une aristocratie de cent mille personnes. Je pensai à part moi que c’était grand dommage, et que la civilisation y perdait.
Mais voici bien une autre affaire. Le même jour, c’est-à-dire jeudi soir, je tombai sur un de nos anciens camarades d’école, le petit Maréchal, de Quevilly. Il habite Paris depuis un an, et il étudie la peinture. Fort occupé, comme tu penses : il peint des fonds de tableau pour gagner sa vie, et il travaille à son instruction toutes les fois qu’il n’y a pas de fonds à peindre dans l’atelier.
— Comme te voilà beau ! lui dis-je en l’arrêtant. Es-tu de noce ?
— Pas précisément, répondit-il ; mais la soirée sera bonne. Je vais à l’École de médecine faire un peu de musique.
— Toi !
— Moi-même.
— Tu es musicien ?
— Dame !
— Mais tu ne savais pas tes notes l’an passé !
— J’ai appris.
— En un an ?
— En trois mois.
— Et de quel instrument joues-tu ?
— Du seul qui ne coûte rien. Du gosier.
— Farceur ! Tu avais la voix aussi fausse que moi, s’il est possible !
— Il n’y a pas de voix fausses. Mais si tu es curieux de m’entendre chanter, viens. On commence à neuf heures précises, et nous n’avons que le temps.
Il me saisit par le bras, et m’entraîna vivement jusqu’au grand amphithéâtre de l’École de médecine. Chemin faisant, il m’apprit que la musique pouvait se lire, s’écrire et s’imprimer aussi facilement que la plus simple prose. Qu’un système de notation en chiffres, inventé par J.-J. Rousseau, avait été perfectionné au XIXe siècle par M. Galin, puis par M. Aimé Paris, et finalement par M. et madame Émile Chevé ; que tous les morceaux de chant, sans aucune exception, pouvaient être mis sous une forme aussi claire, aussi limpide, aussi courante qu’une fable de La Fontaine, sans croches, ni doubles croches, ni portée de cinq lignes, ni clefs de fa, ni dièzes, ni bémols, ni bécarres, ni silences, ni soupirs, ni aucun de ces signes cabalistiques qui m’avaient fait si grand’peur. Il m’assura qu’après avoir suivi quelques mois un cours de M. Chevé, il était capable de lire une page de Mozart ou de Félicien David, pourvu qu’elle fût écrite en chiffres. Il se vantait même d’écrire correctement tel air qu’il me plairait de chanter devant lui.
Il ne se vantait pas, le drôle ! Mais je n’eus garde de le croire sur parole, et je le suivis dans le grand amphithéâtre de l’École en murmurant : Nous verrons bien !
La salle peut contenir un millier de personnes. Elle était pleine. Deux cordes tendues séparaient les exécutants des auditeurs. Il y avait quelque chose comme trois cents voix et sept cents paires d’oreilles.
L’ami Maréchal m’avertit que je n’assistais pas à une leçon, mais à une séance de la société chorale fondée, sous la direction de M. Émile Chevé, par les anciens élèves de son cours. Chacun des sociétaires apporte tous les mois une cotisation de cinq sous, pour l’impression des morceaux de musique. Moyennant ce faible sacrifice, il se compose une bibliothèque de musique chiffrée. De plus, il a le droit d’assister à tous les concerts, en compagnie de deux amis. C’est moins cher qu’au Théâtre-Italien.
Ce qui me frappa dès l’abord, c’est l’absence de la police. Pas un sergent de ville pour surveiller cette réunion de mille personnes. Les exécutants n’étaient pas tous du même sexe. Il y avait des chanteuses en robe de mérinos, et quelques-unes vraiment jolies : on leur faisait place avec toutes les marques du plus profond respect. Les chanteurs, les chanteuses et l’auditoire étaient recrutés, à ce qu’il me parut, dans la classe ouvrière. J’ai su depuis que certains ingénieurs de l’École polytechnique et un maître de conférences de l’École normale s’asseyaient pêle-mêle au milieu de ces artisans. Tout le monde avait fait toilette ; l’attitude de la foule était plus que décente : il semblait que ces mille personnes fussent sous l’influence d’une sorte de religion. Évidemment, Orphée avait passé par là.
Neuf heures sonnèrent. Un beau vieillard entra dans l’hémicycle. La foule se leva, et applaudit de toutes ses mains. Cet applaudissement est la seule rétribution des mérites et des vertus de M. Émile Chevé.
Quel homme ! c’est un sage, c’est un saint, c’est un apôtre, c’est un martyr de la musique populaire et de la civilisation. Il était médecin ; il s’est jeté à corps perdu dans la réforme musicale. Depuis tantôt vingt ans, il enseigne, du matin jusqu’au soir, l’hiver, l’été, sans prendre de vacances. Sa femme, son beau-frère, son fils, sa bru, tous les siens le devancent ou le suivent dans le chemin que Rousseau a tracé et qu’ils ont aplani. Ils sont pauvres, et il ne tenait qu’à eux de s’enrichir. Leurs cours publics et gratuits ont tué les cours particuliers qui les faisaient vivre. M. Émile Chevé se transporte de sa personne partout où l’on daigne ouvrir une porte à la science et à la vérité. Il court de l’École de médecine à l’École polytechnique, à l’École normale, à Sainte-Barbe, sans autre intérêt que le plaisir de faire des disciples. Je dis des disciples, et non des élèves ; car tous ceux qui ont goûté la manne de son enseignement sont pris d’une sorte de passion pour leur admirable maître. Ils le consultent à toute occasion ; ils lui confient le soin de leur santé et la direction de leurs affaires ; ils lui soumettraient au besoin des cas de conscience, s’il avait le temps de les écouter. Ils l’aiment ! J’ai vu un chambellan de l’empereur de Russie et un jeune employé du gouvernement français se serrer cordialement les mains, et tomber pour ainsi dire dans les bras l’un de l’autre, au seul nom de M. Émile Chevé !
Pardon, chère cousine ; je voulais te raconter ce que j’ai vu et entendu le 15 décembre 1859, à neuf heures du soir.
M. Chevé salua modestement les mille disciples qui l’applaudissaient ; il monta sur une table, prit un petit jonc qui lui sert à battre la mesure, et dit d’une voix fatiguée, usée, éraillée, brisée par les labeurs de l’enseignement :
« Prière de Joseph… (Méhul). »
Les trois cents sociétaires ouvrirent leurs cahiers et mirent la main sur la Prière de Joseph, traduite en chiffres et imprimée par le procédé Galin-Paris-Chevé. Le maître tira de sa poche le diapason normal, donna le la à toute l’assemblée, et trois cents voix exécutèrent ce chef-d’œuvre avec un ensemble et une précision que je n’ai pas le droit de louer, n’étant qu’un âne en musique.
Je ne suis pas connaisseur, mais j’ai le sentiment du beau, puisque Robert me transporte et que le Prophète m’ennuie. Je m’épanouis au Barbier, je frissonne à la Norma, je pétille aux Noces de Figaro, je bâille à la Magicienne, je grince des dents aux symphonies hurlantes de M. Berlioz, et je me persuade que l’âne, sans avoir appris la musique, est, malgré tout, un quadrupède musical.
La soirée me parut bien courte. J’applaudis en ignorant, mais comme un ignorant ému, passionné, transporté d’admiration. J’applaudis tour à tour Méhul, Weber, Kucken, Meyerbeer, Rossini ; la Prière de Joseph, le Chasseur diligent, le Jeune Conscrit, le Rataplan des Huguenots, la Prière du Comte Ory. J’applaudis en riant une adorable fantaisie brodée par M. Amand Chevé sur le motif de Malbrough, et deux chansons du XVIe siècle chantées par une jolie femme en robe de laine, qui ne portait pas un bouquet à la main !
L’ami Maréchal me dit à l’oreille que tous les exécutants, sans aucune exception, avaient commencé la musique en étudiant sur le chiffre, et que je pourrais chanter avec eux, dans quelques mois, si j’essayais de la méthode. Mais je n’étais pas convaincu. Je me demandais encore si les élèves de la vieille école ne seraient pas capables de chanter aussi bien avec un peu de mémoire et beaucoup de grimoire.
— Attends ! répondit mon introducteur. On va commencer les exercices d’intonation. Ouvre les yeux et les oreilles.
M. Émile Chevé descendit de son estrade et se dirigea vers un grand tableau hérissé de chiffres. Les uns représentaient des notes naturelles, les autres des notes diézées ou bémolisées. Le maître, armé d’une longue baguette, touchait un chiffre, puis un autre, et courait capricieusement aux quatre coins du tableau. Chaque note touchée était immédiatement lue, c’est-à-dire chantée par les élèves, et cette lecture rapide, cette improvisation foudroyante dura plusieurs minutes, sans que personne en fût déconcerté. Bientôt, M. Chevé prit une seconde baguette dans la main gauche, et toucha deux notes à tout coup, de manière à former des accords. Tout le chœur le suivit sans broncher dans cette nouvelle expérience.
— Maintenant, dit-il, je vais vous distribuer un chœur d’Herculanum, et vous le chanterez, s’il vous plaît, à première vue.
Il distribua trois cents exemplaires d’un admirable morceau de Félicien David, traduit en chiffres et imprimé suivant les principes de la méthode. Ce chœur, un des plus beaux et des plus difficiles du théâtre moderne, fut enlevé du premier coup. Peut-être les artistes de l’Opéra l’exécutent-ils avec plus de finesse et de style, mais après combien de répétitions ?
Enfin, ma chère cousine, j’assistai à une dernière épreuve ; mais celle-là est si invraisemblable, que tu refuseras peut-être de me croire sur parole. M. Émile Chevé ouvrit un petit cahier, et fredonna un air qu’il venait de composer lui-même. Trois cents élèves l’écrivirent sous sa dictée, avec le mouvement, l’intonation et la durée ; puis ils lurent à leur tour ce qu’ils avaient écrit, et répétèrent le morceau depuis le commencement jusqu’à la fin sans une faute ! Voilà, ma chère, ce que j’ai vu et entendu, et je te supplie de croire que je ne me suis pas laissé tromper par de faux miracles.
Cet excellent Maréchal me ramena chez moi après le concert. Il jouissait de ma surprise et de mon admiration et s’applaudissait de m’avoir converti à la réforme musicale.
— Écoute, lui dis-je, en redescendant vers le pont des Arts. Tes maîtres ont créé ou perfectionné un instrument de civilisation qui changera la face du monde. Avant dix ans, nous n’aurons plus de barbares, ni dans les villes, ni dans les campagnes. Du jour où la musique est mise à la portée de tout le monde, je me charge d’adoucir les mœurs, de fermer les cabarets, de donner aux classes pauvres une récréation innocente, morale, salutaire entre toutes. Commençons par faire savoir à l’univers entier qu’il suffit de quelques mois pour lire couramment Mozart et Rossini. Supprimons ce grimoire odieux qui rend la musique plus terrible à avaler qu’une médecine noire. Appelons au concours les champions de la vieille méthode, prouvons la supériorité du chiffre, bouleversons l’enseignement, prenons le Conservatoire d’assaut ; courons…
— Tout beau, Pyrrhus ! répondit-il avec un sourire triste. La vérité ne va pas si vite en besogne. Elle est nue et sans armes, tandis que le moindre préjugé s’avance avec le casque et la cuirasse. Sais-tu que la méthode Galin-Paris-Chevé lutte depuis plus de trente ans contre l’obstination de la routine ? qu’elle demande vainement un concours, une épreuve publique, qui lui permette d’établir sa supériorité ? que ses amis les plus puissants, car elle en a deux ou trois, se sont brisés contre une opposition injuste et intéressée ? que le grimoire s’est retranché au faubourg Poissonnière dans une forteresse imprenable ? Sais-tu que les apôtres que je t’ai montrés à l’œuvre sont en butte à une vraie persécution ? qu’on les dénigre, qu’on les injurie, qu’on les calomnie publiquement par la plume de quelques faquins sans pudeur ? N’as-tu pas lu dans les journaux cette lettre d’un voleur qui écrivait à ses juges : « Pardonnez-moi, messieurs. Il est vrai que vous m’avez pris la main dans le sac ; mais j’ai dénigré M. Chevé dans l’intérêt du Conservatoire et mérité par là votre indulgence ! »
Je répondis à Maréchal qu’il se trompait ; que nous étions en France, au XIXe siècle ; que le pouvoir avait intérêt à connaître la vérité, à comparer les méthodes, à répandre le goût des arts, à civiliser la nation, et à protéger les honnêtes gens. J’admets qu’une petite faction jalouse défende obstinément un préjugé qui la fait vivre. Mais l’égoïsme de quelques augures ne prévaudra pas longtemps contre le bien public.
X
LE CARNAVAL
Bonne année. — Les bonbons à faux poids. — Petite guerre contre les abus. — Ma besogne de l’an prochain. — La Bourse. — Le Jardin des Plantes. — La Manufacture des tabacs. — Les théâtres. — Les ateliers. — Les hôpitaux. — Le gymnase Triat. — Je ne suis pas un homme sérieux, et je m’en trouve bien. — L’Académie. — Quatre candidats : — M. O. F., — M. C. D., — M. H. M., — M. J. S. — Un mot sur une brochure célèbre. — Une personne d’Orléans. — Ma petite opinion sur le débat. — La politique au théâtre. — Encore la revue des Variétés. — Explication d’une lettre de M. Guéroult à M. Coignard. — Le carnaval. — Le deuxième bal de l’Opéra.
Bonjour et bon an, ma chère cousine. Tu recevras, avec cette lettre, deux kilogrammes de bonbons, pesant à peu près quinze cents grammes.
Les grands confiseurs de Paris vendent leurs bonbons six francs la livre. C’est donné. Par compensation, ils ont le privilége de livrer à faux poids ces marchandises délicates, dont le prix de revient est d’un franc cinquante centimes environ.
Cela te prouve que messieurs les confiseurs sont fort au-dessus des épiciers dans la hiérarchie sociale. Si un débitant de sucre et de café se trompait seulement de dix grammes sur le poids de la marchandise, il s’entendrait condamner à quinze jours de prison et cinquante francs d’amende. On n’a jamais ouï dire qu’un confiseur eût langui dans les cachots. Jamais un acheteur ne s’est plaint d’avoir reçu moins que son compte. Si quelque amant de la légalité s’avisait de porter un sac de bonbons au vérificateur du poids public, le marchand pris en faute mettrait le poing sur la hanche et répondrait fièrement : « Ce n’est pas quatre cents grammes de sucre peint que je vous ai vendus pour six francs ; c’est mon nom, imprimé sur un sac blanc ou rose. Voici le sac, et mon nom en toutes lettres : que peut-on exiger de plus ? »
Tu as pu remarquer, ma chère cousine, que depuis mon arrivée à Paris j’étais frappé de tous les abus, et je les signalais volontiers. Est-ce à dire que j’aie l’esprit acariâtre et prompt à se hérisser contre le mal ? Non, que je sache. Si j’étais à Rome, les abus ne me choqueraient point, car ils sont le fonds même de la civilisation pontificale. Mais, à Paris, ils sautent aux yeux, parce qu’ils se détachent plus en noir.
Je t’en ai montré quelques-uns, je t’en ferai voir bien d’autres. On prétend que les citoyens français n’ont pas le droit de tout dire ; je te prouverai le contraire avant qu’il soit un an. Les bons jeunes gens de notre pays, c’est-à-dire les hommes qui veulent rendre la maison saine et agréable, sans la démolir brutalement, jouissent d’un beau privilége ! Tu verras.
Nous parlerons un jour de la Bourse, et de cette malheureuse poule aux œufs d’or, que nos Spartiates étranglent entre deux tourniquets. Je te ferai voir clairement, quoique tu sois une simple femme, les dangers de la morale étroite et de l’austérité niaise.
Nous dirons deux mots du Jardin des Plantes, où quelques vieux abus fleurissent et fructifient depuis bientôt deux cents ans.
Je te conduirai à la Manufacture des tabacs et je te dévoilerai des mystères plus curieux que ceux de l’Hôtel des monnaies.
Nous ferons un tour dans les théâtres de Paris, sans oublier le grand Opéra, que l’innocente Europe nous envie. De ces hauteurs sublimes où la raison s’égare dans les nuages de carton, nous descendrons ensemble jusque dans les bas-fonds de la cuisine dramatique. Tu verras les antres obscurs où un directeur privilégié attire les malheureux écrivains pour leur emprunter jusqu’à leur montre.
Je te promènerai dans les ateliers des peintres et des statuaires. Nous chercherons ensemble pourquoi les arts vont mal, ou, ce qui est pis encore, ne vont pas.
La distance est petite, aujourd’hui surtout, entre l’atelier et l’hôpital. Nous courrons les hôpitaux, et je prierai un grand homme de la théorie ou de la pratique, M. Claude Bernard ou M. Velpeau, de nous conduire par la main à travers ces maisons gémissantes. Peut-être même nous exposerons-nous aux foudres bourgeoises de M. Prudhomme, car je veux savoir si l’invasion des confréries religieuses a poussé ou entravé le progrès de l’assistance publique. Tu verras (duel étrange !) la Bienfaisance aux prises avec la Charité.
Un soir, si nous avons le temps, nous irons, vers quatre heures et demie, au gymnase de M. Triat, et tu verras des miracles aussi surprenants que ceux que je t’ai montrés à l’École de médecine, dans l’enseignement de M. Chevé.
Les Parisiens ont décidé d’un commun accord que ton cousin n’était pas un homme sérieux. Tant mieux ! cousine ! C’est à ce prix qu’on achète le droit de traiter sans danger les questions sérieuses. Nous parlerons de l’enregistrement, du libre échange, des abus les plus invétérés et des réformes les plus brûlantes. Les Parisiens ne feront qu’en rire, jusqu’au moment où ils nous comprendront. Si j’essayais de peindre en style sérieux la splendeur de notre instruction publique, l’éclat des lycées, la prospérité des colléges communaux (s’il en reste), l’enthousiasme des professeurs, l’empressement des élèves, les bienfaits de M. de Falloux, et les grandes choses que M. Fortoul a perpétrées jusqu’à sa mort, je serais bon à noyer. Mais nous badinerons encore une fois sur ce texte lamentable, et peut-être un ministère réparateur transformera-t-il nos plaisanteries en décrets.
Nous parlerons aussi de l’Académie française, et l’occasion ne se fera pas attendre. Un fauteuil est vacant ; quatre candidats, m’a-t-on dit, sont en présence. L’un est peut-être le plus aimable et le plus délicat de nos prosateurs ; un esprit distingué, féminin, adoré des femmes du monde qu’il excelle à faire pleurer ou sourire. Il n’a ni la perfection adamantine de M. Mérimée, ni le grand style et le grand cœur de madame Sand, ni les splendeurs éblouissantes de M. Théophile Gautier. Il ne porte pas l’âme déchirée jusqu’à mourir, comme ce cher et malheureux Alfred de Musset ; mais il est tout plein des qualités brillantes et vivantes qui nous charment dans Marivaux.
L’autre est un cousin germain de Colin d’Harleville : poëte autant qu’il faut l’être pour écrire une comédie en vers élégants ; inventeur timide mais souvent original ; modéré de parti pris dans le comique et le pathétique ; observateur rigoureux de la mesure et du bon goût ; moraliste irréprochable et aimable. Son talent se compose de toute une collection de qualités moyennes, non de celles qui passionnent la foule entassée dans un théâtre, mais de celles qui attachent les esprits posés et font tourner sans bruit sur leurs gonds les portes des académies.
Ces deux candidats se rencontrent tous les jours dans les mêmes salons ; ils voient le même monde et s’étayent sur les mêmes appuis. Si leurs titres au fauteuil n’étaient pas plus que suffisants, chacun d’eux pourrait ajouter à son bagage une comédie soit en vers, soit en prose, intitulée : les Rivaux amis.
Je ne vois dans le camp ennemi que deux champions armés en guerre. L’un est un historien libéral, très-savant, très-droit, très-honnête, et pauvre. Son livre est toute une bibliothèque de faits exacts et d’idées justes. Je voudrais, dans un intérêt d’avenir, que les écrivains français eussent la force de concentrer notre histoire en deux volumes ; car les gros bagages s’égarent quelquefois et n’arrivent pas sans accident à la postérité. Mais mêlons-nous de nos affaires.
Le quatrième et dernier candidat, non pas dans l’ordre du mérite, est un philosophe, un orateur, un politique. C’est l’homme du Devoir, de la Liberté, de la Religion naturelle ; homme de principes plutôt que de parti. Il a prononcé des discours éloquents dans une chaire et fait des leçons remarquables à la tribune de l’Assemblée constituante. Ses auditeurs à la Sorbonne et au Conseil d’État ont conservé pour lui une estime mêlée d’admiration. Mais il ne saurait être élu que par une coalition des républicains avec les orléanistes et les légitimistes ; et je ne sais si l’homme du Devoir achètera un fauteuil à ce prix.
Puisque nous sommes en pleine politique, laisse-moi dire deux mots d’une brochure nouvelle. Elle est intitulée : le Pape et le Congrès, mais on l’appelle tout simplement la brochure. C’est en effet la brochure par excellence, celle qui se distingue entre les autres brochures comme l’aigle entre les autres oiseaux. Depuis tantôt huit jours il n’est question que de cela en Europe. Toutes les nations en parlent ; quelques personnes en crient.
La pièce en elle-même est un écrit fort simple, fort modeste et fort net, remplissant trois feuilles d’impression. Le style est correct, sans aucune recherche d’élégance, et mâle sans nulle affectation de rhétorique. L’auteur doit être un homme d’affaires, car il va droit au fait et néglige les préambules.
Ses confrères (les écrivains libéraux) avaient embrouillé comme à plaisir la question romaine. L’un se livrait à des déclamations inutiles contre les abus du gouvernement pontifical et ce que Luther appelle la pourriture de Rome. L’autre, en véritable écolier, semait le ridicule à pleines mains sur un gouvernement insupportable sans doute, mais digne de tous les respects.
L’auteur de la brochure a dit et prouvé du ton le plus grave et le plus respectueux, que le gouvernement du pape, tel qu’il est aujourd’hui, sacrifie deux millions d’Italiens et compromet le catholicisme. Il indique poliment un moyen infaillible de limiter le mal et de sauver presque tout un peuple, sans nuire aux intérêts véritables de la religion. Il fait mieux : il relève le chef spirituel de l’Église ; il détache d’une main pieuse les liens qui enchaînaient le pape aux vils intérêts de ce monde. Il place au-dessus de tous les trônes une chaire auguste et sainte ; il forge avec l’or de l’Europe une tiare plus sacrée que toutes les couronnes. Enfin, par un acte de modestie qu’on ne saurait trop louer, il soumet ses plans à l’approbation du congrès de Paris.
Je ne sais pas ce que le congrès pourra dire, car tous les congrès de l’Europe se sont jusqu’à présent réunis sans moi. Mais j’approuve la brochure et j’adore les hommes de bonne volonté. Ceux qui veulent le bonheur des nations et l’indépendance des peuples sont mes amis. Je suis prêt à les défendre et à me faire tuer pour eux, s’il le faut. Non-seulement je n’ai pas regretté mes vingt sous, mais j’étais homme à signer la chose de mon sang, et je pensais que tous les citoyens de la France étaient du même avis.
Hé bien ! non. Il y a une personne d’Orléans qui ne raisonne pas comme nous. C’est un employé du gouvernement, à ce qu’on m’a dit, et l’un des mieux salariés. Mais n’importe ! il n’y a ni rang, ni fortune qui puisse prévaloir contre la justice et la vérité. Ce fonctionnaire a beau crier du haut de sa tête et faire plus de bruit qu’une demi-douzaine d’insurgés : nous ne sommes plus au temps où les hobereaux de province se soulevaient impunément contre la loi et la conscience du pays. Il y a une nation française, et un chef qu’elle a choisi ou accepté, et un gouvernement qu’elle appuiera de toutes ses forces, tant qu’il marchera dans le droit chemin. Il y a, par-dessus tout, une autorité sacrée et inviolable, quel que soit l’homme qui l’exerce : l’autorité du bon sens et du bon droit. Je ne connais pas l’auteur de la brochure, étant peu répandu dans le monde littéraire. Mais si je savais dans quel café on le trouve tous les soirs, j’irais lui serrer la main et lui dire en bon normand :
« Allez, marchez ! il y a un homme d’Orléans qui clabaude contre vous, mais vous avez pour vous la France, l’Italie, et tout ce qu’il y a de meilleur et de plus vaillant en Europe. On prend plus de mouches, comme dit l’autre, avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre. Le miel, c’est le bien des nations, le soulagement du pauvre monde et la délivrance des opprimés. Serviteur au vinaigre d’Orléans ! Personne ici n’est tenté de le boire. Orléans par-ci, Orléans par-là ; Orléans ne fera pas ses frais cette année ; Paris et Bologne, Florence et Modène, Parme, Ancône et la pauvre Pérouse arrangeront leurs affaires en 1860 comme s’il n’y avait pas d’Orléans ! »
Je lui dirais encore, à cet écrivain éloquent et sage : « Vous avez le poing solide ; frappez donc sur vos adversaires, et frappez dur. Je les connais de vieille date. Non-seulement notre crédulité fait toute leur science, comme disait Voltaire, mais notre faiblesse et notre complaisance font toute leur force. Il est facile de les dominer, il est impossible de les séduire. Les bons procédés, les tolérances, les concessions, les donations, les constructions, les enorgueillissent sans les soumettre, et les enflent sans les satisfaire. Tout ce qu’on fait pour eux les rend plus exigeants ; qui les oblige s’oblige. Essayez d’une méthode qui a fait ses preuves. Un vieillard d’une maison d’Orléans s’est mis en tête de brider ces gens-là. Il les a tenus sous sa main de 1830 à 1848. Et pas un n’a bronché ! Et ils ont prouvé par une obéissance unanime qu’ils étaient véritablement les serviteurs du Dieu fort. Quiconque sera fort devant eux, sera leur Dieu. »
Pardonne-moi, chère cousine, cette divagation politique. Je ne suis pas coutumier du fait ; mais la politique envahit tout, même les salons et les théâtres. L’Europe est très-vivante, cette année. Depuis la glorieuse demi-campagne que nous avons faite cette année en Italie, on a vu comme une résurrection des esprits. Il n’y a pas un bonnetier qui ne s’intéresse aux affaires publiques ; M. et madame Denis ne s’endorment plus sans jeter un coup d’œil sur la mappemonde. Le dernier événement dramatique est une pièce assez bien faite où l’on a cru reconnaître l’histoire du petit Mortara. Le directeur de la Porte-Saint-Martin encaisse tous les soirs 5,000 francs, qui ne sont pas précisément le denier de saint Pierre ; et les applaudissements de la foule semblent tomber sur la joue de M. Louis Veuillot.
Mais je m’étais promis de te parler du carnaval, et je m’aperçois que je n’en ai pas dit un mot. C’est partie remise. Aussi bien le carnaval commence à peine. Je n’ai rencontré qu’un petit domino fort éclaboussé, qui trottinait sur le boulevard entre minuit et une heure. Le second bal de l’Opéra, qu’on espérait pour la veille de Noël, a été remis à huitaine. C’est une politesse que nous avons faite à ces personnes d’Orléans.
XI
UN DÎNER DE CHASSEURS
Pourquoi cette lettre est datée d’Alsace. — Introduction du vomissement dans la langue politique. — Danger à éviter. — Les matassins journalistes. — La ville de Bouxviller. — Les petites capitales de l’Allemagne. — Pourquoi les Alsaciens ne parlent-ils pas le français ? — Je rencontre des protestants. — Horreur ! — Définition de la Raison, par M. Lacordaire. — Éloge des hérétiques, par quelques catholiques. — Je réponds victorieusement, à la romaine. — La chasse. — Dîner à Ingviller. — Les convives. — La conversation tombe dans la politique. — Circulaire de M. Billault. — Utilité des sous-préfets et des receveurs particuliers. — Cinquième et sixième roues. — Affaires de Rome. — Opinions de quelques chasseurs sur la question brûlante. — Trois discours. — Un homme de 1816. — Un homme de 1830. — Un homme de 1848. — Avenir de la coalition ultramontaine. — Les convives se mettent au lit.
Ma chère cousine,
Me voilà bien loin de Paris ; à cent vingt lieues, ou peu s’en faut. Mais garde-toi de croire que je sois exilé ou déporté. Les pauvres gens qui veulent mal de mort à tous les esprits libéraux ne sont pas en faveur à Paris. On ne les écoute que pour les siffler ; leurs gros mots ne blessent qu’eux-mêmes. Ils ont enrichi la langue parlementaire de quelques termes nouveaux, empruntés au dictionnaire des halles ; mais cette innovation, qui avait fait la fortune de M. Louis Veuillot, ne réussit point à ses alliés. Un évêque pamphlétaire m’accusait dernièrement d’avoir vomi de lâches calomnies contre le gouvernement du saint-père. L’expression n’était ni évangélique, ni académique. Cependant le bailleur de fonds du Journal de Rome a cru s’honorer en l’employant à son tour. Il l’a ramassée dans la fange où elle était tombée, et il la lance à son tour contre un journaliste plus autorisé que moi. Je ne sais pas si les 139 millions de catholiques admireront cet abus d’une métaphore sale, mais je me demande ce que deviendrait le langage des hommes si les amis de l’Italie répondaient à ses ennemis sur ce ton ? La modération, les convenances, la pudeur s’engloutiraient dans un même naufrage. La langue officielle descendrait de trope en trope au niveau du Catéchisme poissard. Tous les Moniteurs de l’Europe iraient cueillir des fleurs de rhétorique dans les jardins de la Villette et il faudrait attacher un matassin de Molière à la rédaction de chaque journal.
Quant à moi, ma chère cousine, je suis trop bien élevé pour juger en style de mandement la conduite de la cour de Rome. Si même un enfant terrible de l’Église monte dans une chaire française pour bombarder de ses gros mots le gouvernement dont il tient son titre, je suis prêt à déclarer politiquement que la bouche de monseigneur laisse tomber des perles et des roses. Mais il ne m’est peut-être pas défendu d’admirer dans ses effets les plus foudroyants
Les Parisiens étaient généralement de cet avis lorsque j’ai quitté Paris pour venir chasser en Alsace.
Bouxviller est une ville de quatre à cinq mille âmes, bien laborieuse, bien commerçante, et singulièrement pittoresque, malgré tout son commerce et toute son industrie. Les vieux édifices n’y manquent pas, ni les costumes du bon temps. Un peintre de Paris qui était venu par hasard, y a loué un appartement pour l’année. Les mœurs des habitants sont antiques, c’est-à-dire simples, douces, hospitalières et patriarcales : leurs idées sont modernes.
Cette petite ville se souvient d’avoir été la capitale du comté de Hanau. Elle est un peu déchue de sa noblesse, mais elle a gagné en prospérité. L’Allemagne est pleine de petites capitales auxquelles je souhaite le même sort. Lorsqu’on voit quelques milliers d’habitants s’exténuer toute l’année pour subvenir au luxe mesquin d’une cour ridicule, on regrette que toutes les principautés féodales ne soient pas absorbées dans une grande monarchie, comme Bouxviller dans l’empire français. Il y aurait assez de quatre souverains en Allemagne. Trente-quatre gouvernements, c’est beaucoup.
Il y a deux cents ans que l’Alsace est réunie à la France, et nos départements du Rhin ont eu le temps de devenir français. Ils le sont par le cœur, par la gloire, par les souvenirs du premier Empire, par les douleurs de 1814 et de 1815, par le sang versé en Crimée et en Italie depuis la résurrection de nos drapeaux. Mais ils ne savent pas encore notre langue, et cela me fâche. Je ne crois pas qu’un cinquième de la population alsacienne ait appris le français après deux cents ans. C’est peut-être un dixième qu’il faudrait dire, peut-être moins encore. Les femmes surtout sont rebelles à l’étude, et, n’ayant jamais su qu’un mauvais allemand, elles n’enseignent pas autre chose à leur petite famille.
Je sais bien que les jeunes gens vont presque tous à l’armée et qu’ils y apprennent le français ; mais ils l’oublient au village, ayant fort peu d’occasions de le parler. Ils ne retiennent que les trois ou quatre jurons indispensables à la vie du soldat. N’y aurait-il pas quelque moyen de hâter l’éducation de ce million d’hommes ? Je me figure qu’il suffirait de quelques encouragements, de quelques primes offertes aux familles les mieux instruites, de quelques prix en argent distribués dans les écoles primaires. Le paysan s’applique à bien élever sa volaille, depuis qu’il a l’espoir d’obtenir, au comice, une médaille de vingt-cinq francs. On n’a jamais songé à récompenser les pères de famille qui apprennent le français à leurs enfants. C’est un oubli facile à réparer.
Un malheur, hélas ! irréparable, c’est l’invasion du protestantisme dans cette belle province. Bouxviller, Ingviller et les communes environnantes sont infestées du poison de l’hérésie. Il y a là bien peu de maisons où l’on ne voie dans le poêle, c’est-à-dire dans la plus belle chambre, les portraits de Luther, de Calvin, de Zwingle et de Mélanchthon. Je regardais avec une admiration mêlée d’horreur ces quatre apôtres de la révolte, qui ont arraché soixante millions d’âmes à la foi catholique. Ce n’est pas qu’ils aient de mauvaises figures, mais on lit dans leurs yeux la résolution implacable d’obéir à la raison. Or, qu’est-ce que la raison ? « La fille du néant, » comme l’a fort bien dit M. Lacordaire. « Elle vient du démon, » c’est M. Lacordaire qui l’a dit. Et il y a gros à parier que cette définition figurera prochainement dans le Dictionnaire de l’Académie !
J’avais tout lieu de supposer que les protestants d’Alsace, en qualité de rebelles, foulaient aux pieds les lois de l’Empire ; qu’ils refusaient l’impôt, se dérobaient à la conscription, méprisaient la morale et pillaient le bien d’autrui. Car enfin, une secte damnée à l’avance serait bien sotte de se refuser aucun plaisir ici-bas. Les renseignements que je pris sur place me jetèrent dans un véritable étonnement. Un policeman catholique m’assura que l’empereur n’avait pas de sujets plus dévoués, plus paisibles, plus irréprochables que ces hérétiques maudits. Un officier catholique me jura que ses meilleurs soldats étaient des protestants. Un percepteur catholique m’apprit que non-seulement les protestants se faisaient un devoir de payer leurs impôts, mais que plus d’un mettait une sorte de coquetterie à verser, le 1er janvier, toutes ses contributions de l’année. Un garde général catholique me déclara que, dans un canton où les protestants composent les trois quarts de la population, les quatre-vingt-treize centièmes des délits forestiers étaient commis par des catholiques. Je ne pouvais en croire mes oreilles. « Cependant, messieurs ! m’écriai-je avec l’autorité de la foi, il est certain que les catholiques sont plus éclairés que les protestants, puisqu’ils ont la lumière d’en haut. En outre, ils sont plus riches, puisque
On me répondit poliment que je me trompais sur l’un et l’autre point. Que la jeunesse hérétique était plus instruite que la nôtre, parce que les pasteurs, hommes capables et pleins de zèle, s’adonnaient passionnément à la culture des esprits ; tandis que nos bons curés d’Alsace ne savent que dire la messe et anathématiser les protestants. On ajouta que les protestants cultivaient mieux la terre, élevaient des constructions plus propres, s’adonnaient plus hardiment à l’industrie et faisaient de bien autres fortunes que les catholiques. On me fit voir des villages protestants d’une propreté éblouissante, des terres en plein rapport, des manufactures admirables, comme celle de M. Goldenberg et celle de M. Schattenman. On me montra des hameaux et même des villes catholiques, où l’oisiveté, l’ivrognerie et la misère régnaient fraternellement, quoique les femmes eussent l’habitude d’entendre une messe par jour, et que les hommes célébrassent plus de cent fêtes tous les ans.
— Vous voyez, me dit un hérétique, que l’influence de Rome se fait sentir assez loin. On pourrait la comparer à ce vent du sirocco, qui souffle dans les déserts d’Afrique, et qui nous casse bras et jambes à Strasbourg. C’est un grand bonheur pour nous, d’avoir trouvé un abri contre le vent qui vient de Rome. Et songez que, si nos rois du XVIe siècle avaient permis que la France fût protestante, elle serait plus instruite, plus riche et plus morale qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Cette hypothèse révolta mon orgueil catholique.
— Monsieur, m’écriai-je au protestant, voilà ce que j’appelle un monument insigne d’hypocrisie et un tissu ignoble de contradictions[1] !
[1] L’auteur de cette phrase est N. S. P. le pape Pie IX, parlant d’une brochure célèbre. On pourrait l’avoir oublié, car le temps n’est plus où toutes les paroles du saint-père se gravaient profondément dans les esprits.
Par ce moyen, je lui fermai la bouche. Car, entre nous, son raisonnement était difficile à réfuter, et, lorsqu’on n’est pas sûr d’avoir raison contre les gens, le plus court est de leur dire des injures.
Notre partie de chasse fut très-gaie et finit bien. Un grand propriétaire de Bouxviller, chasseur consommé, nous conduisit dans une admirable forêt qui couvre les derniers versants des Vosges. Il y a là tout un peuple de lièvres et de chevreuils que le maître ménage avec soin, pour le plaisir de ses amis. Il faisait froid, mais le givre étincelait au soleil, les bouvreuils et les mésanges sifflaient dans le branchage des arbres, sur la tête du chasseur immobile. Je ne suis pas rêveur de mon état et je n’ai jamais bayé aux corneilles de la poésie, mais je ne connais pas de plaisir plus âpre et plus vivant que de m’adosser au tronc moussu d’un vieux chêne, les pieds dans la neige, un bon fusil dans les mains, le regard plongé dans les broussailles, l’oreille tendue vers la voix des chiens. La chasse approche, le cœur bat, le chevreuil déboule au galop, faisant ployer le taillis devant sa poitrine fauve : le coup part, la bête tombe : victoire ! Si tu voyais le joli broquart que j’ai roulé lundi matin ! Nous en avons pris quatre autres avec neuf lièvres, avant l’heure du dîner.
Notre aimable hôte avait eu soin de commander un festin pantagruélique chez le meilleur aubergiste d’Ingviller. Chacun de nous fêta le vin rouge de Neuviller et fit honneur à la cuisine. Ce ne fut pas sans bavarder copieusement sur toutes choses, et même sur la politique. La politique est à la mode cette année, je crois te l’avoir déjà dit.
Nous étions dix-huit chasseurs, de toutes les paroisses. Un peintre de Paris, un filateur de Rouen, un manufacturier de Strasbourg, un propriétaire breton, un bon jeune homme de Quévilly ; les autres nés ou domiciliés dans l’arrondissement.
On loua d’un commun accord une circulaire de M. Billault que tout le monde avait lue dans le Courrier du Bas-Rhin. Le maire d’Ingviller, homme fort capable, m’expliqua comment un simple avis du ministre à ses préfets pouvait simplifier l’administration.
— Personne, nous dit-il, ne s’était encore avisé du changement que les chemins de fer et les télégraphes doivent amener dans les affaires publiques. Nous avions autant d’employés dans les bureaux, nous consommions autant de papier à lettres que sous le règne des diligences. Une affaire se compliquait en passant de bureau en bureau, de carton en carton, et l’on n’en voyait jamais la fin. Du jour où les préfets verront les choses par eux-mêmes, et rien n’est plus facile aujourd’hui, la bureaucratie n’aura pas le temps d’embrouiller les questions, et elles se résoudront toutes seules.
— Mais alors, dis-je à mon tour, les sous-préfets deviendront inutiles !
— Ils le sont depuis longtemps, répondit un convive dont je ne me rappelle plus le nom. La sous-préfecture est une cinquième roue dont l’entretien coûte assez cher. Il n’y a pas de ville un peu importante où l’on ne trouve un président, un procureur impérial, un officier de gendarmerie, un commissaire de police, un maire, et plus de dix hommes qui sont les correspondants naturels et les auxiliaires assurés du préfet. La sous-préfecture était nécessaire en 1800, lorsqu’il s’agissait de créer l’unité administrative de la France ; mais l’unité ne nous manque pas en 1860, et nous sommes centralisés autant et plus qu’il ne faut. Je comprends encore l’autorité des sous-préfets, lorsque les distances étaient longues, les communications difficiles, et que le préfet pouvait à grand’peine exécuter une fois par an sa tournée obligatoire. Mais, aujourd’hui que toutes les villes se touchent, aujourd’hui que la plupart des préfets pourraient exécuter, sans fatigue, une tournée tous les deux mois, je ne vois plus à quoi nous servent ces trois cent soixante-treize administrateurs qui touchent de 4,500 à 8,000 francs d’appointements, sans compter les frais de bureaux, les frais de représentation, le logement dans un édifice public, etc., etc. Direz-vous que les sous-préfectures sont des écoles où l’on étudie pour devenir préfet ? On étudierait bien mieux au Conseil d’État, ou dans les bureaux de la préfecture.
Cette nouveauté me séduisit à première vue. Les économies de dix millions ne sont pas à dédaigner, et j’évaluais à dix millions par an ce luxe de trois cent soixante-treize cinquièmes roues.
— Mais, dis-je au réformateur, il me vient une autre idée. N’avons-nous pas aussi trois cent soixante-treize receveurs particuliers dans l’administration des finances ? Les percepteurs recueillent l’impôt direct et le portent au receveur particulier, qui le transmet au receveur général. Je ne suis pas un homme sérieux, mais je m’imagine que nos trois cent soixante-treize receveurs particuliers coûtent presque aussi cher à l’État que nos trois cent soixante-treize sous-préfets. Voilà une sixième roue à laquelle vous n’avez pas songé. Il fallait bien en prendre son parti lorsque les routes étaient longues et peu sûres. Mais nous sommes en 1860, et dites-moi, je vous prie, s’il en coûterait plus de temps et de danger aux percepteurs de vos communes pour transporter leurs fonds à Strasbourg que pour les voiturer à Saverne ? Elles n’y perdraient pas cinquante francs par année, et l’État y gagnerait pour le moins dix millions. Au demeurant, je suppose que les hommes qui nous gouvernent arriveront un jour à penser comme nous. Ils s’appliquent à diminuer le nombre des fonctionnaires en améliorant leur sort. Et puisque nous parlons de l’administration des finances, j’ai ouï dire que le ministre avait supprimé dix-huit cents perceptions en dix années, sans que la rentrée des impôts en eût souffert.
Je ne sais plus par quelle transition l’on vint à parler de la question romaine. Tous les convives étaient catholiques, au moins par le baptême ; cependant la majorité déclara qu’elle n’était point possédée du besoin d’avoir pour chef spirituel un souverain temporel.
— Moi, dit un brave Alsacien, je n’ai pas d’ambition pour moi ; à plus forte raison n’en ai-je point pour le pape. Si l’on me mettait une triple couronne sur la tête, on me fatiguerait beaucoup. Je ne souhaite point à autrui ce que je ne voudrais pas pour moi-même.
— Moi, dit un autre, je serais assez flatté de voir notre pape sur un trône ; à la condition toutefois que ses sujets s’en trouveraient bien. Un homme qui gouverne les gens malgré eux et qui fait tirer des coups de fusil sur son peuple, c’est un roi si l’on veut, mais ce n’est plus un pape.
— Moi, reprit un troisième, si notre curé se mettait sur les rangs pour être maire, je lui conseillerais de retourner à l’église. Et cependant un curé maire, c’est encore moins singulier qu’un prêtre roi.
— Moi, dit un autre, j’ai été pour le pouvoir temporel jusqu’à l’année 1858. Mais l’affaire Mortara m’a refroidi ; l’affaire Padova m’a glacé ; l’affaire Castellani m’a fait de la peine ; le sac de Pérouse m’a révolté. Je veux avant tout que le pape soit un saint homme, et je serai bien aise de lui voir ôter son pouvoir temporel, pour que personne ne commette plus de crimes en son nom.
Quelqu’un objecta que l’affaire Castellani n’était pas des plus graves. Un moine romain s’échappe de son couvent ; ce n’est pas la faute du saint-père. Le fugitif se marie chez nous, mange la dot de sa femme et lui laisse quelques enfants sur les bras : ce n’est pas la faute du saint-père. Le drôle retourne à Rome ; on lui donne les filles à confesser : ce n’est pas la faute du saint-père.
— Pardon, interrompit un vieux chasseur de Pfaffenhofen. J’ai une forêt, j’y mets du lapin, pour avoir le droit de chasser en tout temps. Mon lapin s’échappe et va manger vos récoltes sur pied : est-ce que je ne vous dois pas des dommages-intérêts ? Le pape a un royaume ; il y met du moine ; c’est son affaire. Mais, si le moine s’échappe du royaume et vient chez nous manger des dots et des innocences, n’avons-nous rien à réclamer ?
Quelques convives trouvèrent la comparaison plaisante ; quelques autres la trouvèrent juste. Mais le propriétaire breton, qui avait longtemps dévoré sans rien dire, réclama la parole avec une certaine solennité.
— Messieurs, dit-il, je suis un homme de 1816. Je regrette, par devoir ou par habitude, un jeune prince qui vit à l’étranger, qui se soucie médiocrement de régner sur nous, et qui, dans tous les cas, ne saurait fonder une dynastie, puisqu’il n’a pas d’héritier. Voilà ma couleur politique. J’ai de la religion comme vous tous, c’est-à-dire que je crois sans examiner et sans pratiquer.
» Pour ce qui est du clergé ultramontain, qui tend depuis quelques mois à soulever la France, je ne l’aime pas, et je l’estime peu. Nos souverains légitimes l’ont comblé de bontés ; on pourrait presque dire qu’ils ont été victimes de leur complaisance pour lui. Il les a trahis en 1830, pour baiser la main de Louis-Philippe, en 1848 pour caresser la blouse du peuple, en 1852 pour tomber aux pieds de l’empereur. Cependant, le jour où ces ultramontains donneront le signal de la croisade, je m’armerai !
— Pourquoi ? cria-t-on de tous côtés.
— Parce que…
— Moi, reprit le manufacturier de Rouen, je suis un homme de 1830. J’adore (disons-mieux), j’estime et je regrette une famille qui voyage depuis douze ans dans toute l’Europe. Ce n’est pas qu’elle ait fait beaucoup pour la gloire de la France, mais elle a fait énormément pour sa prospérité. Si Dieu avait permis qu’elle régnât jusqu’en 1860, nous aurions moins d’autorité en Europe, mais nous n’y aurions pas d’ennemis. Nous n’aurions pas pris les drapeaux de l’Autriche, mais nos administrateurs ne nous traiteraient pas en Autrichiens. Nous aurions tout autant de chemins de fer, de télégraphes, de milliards et de crédit, et la dette publique serait moins forte de moitié. C’était, d’ailleurs, une belle famille ; elle a éprouvé de grands malheurs, elle a défendu contre le peuple les priviléges sacrés de la bourgeoisie, elle a perdu un trône plutôt que de reconnaître l’égalité des citoyens entre eux, et je l’aime peut-être pour ces raisons. Du reste, je suis voltairien comme M. Thiers, comme M. Villemain et tous les grands hommes de 1830. J’ai la statuette de Rousseau sur ma cheminée, auprès du buste de M. Cousin. Voltaire et Rousseau sont mes hommes, et je me moque de mon curé comme du pap… Pardon ; j’allais dire une sottise. La vérité, messieurs, est que le jour où la faction ultramontaine nous donnera le signal de la croisade, je m’armerai !
— Pourquoi ?
— Parce que…
— Messieurs, dit à son tour le manufacturier strasbourgeois, si vous faisiez cette imprudence, je m’armerais aussi, mais contre vous. Je suis pourtant un homme de 1848. Je n’ai ni voté pour le prince-président, ni envoyé mon adhésion à l’Élysée, comme plusieurs de vos demi-dieux l’ont fait après le 2 décembre. Je n’ai pas assisté aux conférences de la rue de Poitiers. Je n’ai vu aucun de mes amis prendre le portefeuille d’un ministère. Mais j’aime la France, et tout homme qui la fera grande au dehors, prospère au dedans, est sûr de mon appui. Je n’aime pas le despotisme monstrueux qui ronge le cœur de l’Italie, et quiconque lui déclarera la guerre m’aura pour soldat. Quel que soit son nom, son passé, l’origine de son pouvoir, il n’a qu’à me montrer la route, je marcherai.
» Vous allez dire que je ne suis pas un homme de principes ; j’en conviens, mais les hommes qui vous traînent à leur remorque ont changé de principes presque aussi souvent que d’habit. Ils ont écrit sur leur drapeau tous les mots du dictionnaire, les uns après les autres, et suivant les besoins du temps. L’ordre à tout prix et la paix à tout prix, la liberté et l’obéissance, le respect des lois et le saint devoir de l’insurrection, le patriotisme français et le patriotisme européen, la nécessité d’un gouvernement fort, la nécessité d’un gouvernement parlementaire, la protestation des journalistes, les lois de septembre, les banquets, la Pologne, guerre aux Anglais, droit de visite, et mille autres devises qui pourraient se résumer en un mot : opposition. On les a vus Autrichiens quand nous avions la guerre avec l’Autriche ; Anglais quand nous n’étions pas d’accord avec l’Angleterre ; ultramontains le jour où le pape nous dit des injures. La même action leur semble bonne ou mauvaise, suivant l’homme qui la fait. Pour moi, quand l’action est bonne, j’approuve l’auteur, d’où qu’il vienne, et je me mets à son service. Cependant, messieurs, je suis sûr que nous ne viendrons pas aux mains. On ne fait pas de croisades lorsqu’on n’a pas la foi. Si les nouveaux champions du saint-père se rassemblaient jamais en un corps d’armée, ils partiraient eux-mêmes d’un commun éclat de rire en entendant des voltairiens, des protestants et même des israélites répondre à l’appel. La coalition se disperserait au milieu d’une gaieté folle, et votre état-major rentrerait à l’Académie française par une porte dérobée. Et les voltairiens de 1827, et les déistes de 1828, et les libéraux de 1829, et les insurgés de 1830, offriraient un fauteuil au dominicain Lacordaire, histoire de se consoler et de s’amuser un peu.
Sur ce discours, on se leva de table, et chacun se mit au lit sans avoir convaincu personne.
XII
UN CLOU CHASSE L’AUTRE
Deux lettres d’Orléans. — La pénitente mariée. — Nouvelles d’un évêché trop remuant. — La croisade. — Un mot en passant sur M. Lacordaire. — La gare de Nancy. — Je me trompe sur le sens des mots. — Protection, prohibition, libre échange, vie à bon marché. — On me tire d’erreur et l’on me donne un journal. — Discussion de mes compagnons sur la lettre de l’empereur à M. Fould.
Ma chère cousine,
Je vivais tranquille en Alsace, et je me promenais en gros souliers avec les plus honnêtes gens du monde, quand on m’apporta deux lettres d’Orléans. Mon cœur battit ; je me figurai dans le premier moment qu’un haut fonctionnaire de cette ville m’adressait enfin par la poste une réponse qu’il me doit[2]. Mais je fus bientôt désabusé. Je lus d’abord un billet anonyme qui peut se résumer ainsi :
« Mon cher Valentin, si tu me promets l’indiscrétion la plus absolue, je te conterai un fait assez particulier. Une dame de cette ville est mariée à un chrétien qui ne pratique pas. Elle a pour directeur un saint homme qui souffre impatiemment cet état de choses, et qui l’autorise à choisir un remplaçant dans l’assemblée des fidèles, si le mari refuse de se convertir. Si tu prends intérêt à cette curiosité religieuse et morale, écris-en deux mots à ta cousine. Aussitôt ta lettre lue, je t’enverrai d’autres détails. »
Tu vois, cousine, que je ne me suis pas fait prier. Maintenant, il me vient un doute. Le secret de la confession est renfermé d’ordinaire entre deux personnes. Donc, la lettre anonyme que je viens de résumer ne peut venir que du confesseur ou de la pénitente. Or, je ne croirai jamais qu’elle soit du confesseur.
L’autre lettre est signée d’un des noms les plus honorables du Loiret. Je la transcris d’un bout à l’autre, sans y changer un seul mot, par la raison fort simple que le style de mon correspondant vaut mieux que le mien.
« Décidément, notre ville est appelée à jouer son rôle dans la haute comédie du XIXe siècle. Notre évêque s’agite. Tous les dimanches, grande réception à l’évêché. Grand dîner tous les deux jours ; les fonctionnaires y sont conviés par fournées. A table, monseigneur engage ouvertement la conversation sur les affaires de Rome. Il a lu publiquement certaines lettres qui apportaient à sa brochure une adhésion inattendue. On a beaucoup remarqué celle de M. Victor Cousin. L’amant de madame de Longueville et de quelques anciennes jolies femmes, le professeur révolutionnaire de 1828, l’insurgé de 1830, qui éleva sur la place du Carrousel un monument à son ami Farcy ; le philosophe athée, panthéiste, déiste et finalement éclectique, l’éditeur enthousiaste de la Confession d’un vicaire savoyard, a passé avec armes et bagages dans la petite armée de monseigneur Dupanloup. Heureusement, si le bagage est lourd, les armes sont émoussées.
» On vient d’enterrer à Montmartre le dernier soldat de Louis XV ; il est permis de supposer que le dernier aventurier de la Fronde n’ira pas loin. M. Cousin prie notre évêque de mettre aux pieds du saint-père l’expression de son respect et de son dévouement. Le pape en voudra-t-il ? J’imagine qu’il est embarrassé des recrues qui lui viennent de l’Académie. Que dira-t-il de M. Thiers en grand uniforme de croisé ? M. Villemain était, il y a quinze ans, l’ennemi déclaré des jésuites. Il les voyait partout, et jusque sous la table du conseil, chez le roi Louis-Philippe. Cette appréhension obstinée le harcelait si violemment, qu’il en fit une maladie. Le voilà tombé d’un mal dans un autre. Il me rappelle ce pauvre diable qui louchait en dedans, et se fit opérer par un oculiste. L’art fit un miracle en sa faveur et le guérit si bien de son infirmité, qu’il loucha en dehors jusqu’à la fin de sa vie.
» On nous affirme pour certain que M. Lacordaire entrera de plain-pied à l’Académie française. Si l’événement donne raison aux prophètes de l’évêché, vous verrez passer sur le pont des Arts un moine en grand costume, et quel moine ! Un apologiste de l’inquisition, un général de ces dominicains qui avaient le privilége de brûler les gens ! Je sais que le carnaval excuse bien des choses ; mais la plupart des académiciens ont trop d’âge et de raison pour qu’on leur passe une fantaisie de carnaval. Avant de s’embarquer dans cette inexcusable folie, qu’ils regardent les bustes des hommes sérieux dont l’Institut est peuplé ; ou, simplement, qu’ils arrêtent leurs yeux sur M. Guizot, cette statue vivante de l’ordre et de la liberté ! Qu’ils épargnent à l’illustre chef du protestantisme libéral un spectacle aussi injurieux pour les politiques de 1830 que pour les révolutionnaires de 1789 !
» M. Lacordaire est un homme de talent, je l’avoue. Il a parlé avec une certaine éloquence pour et contre tous les principes de la Révolution. Il a défendu et écrasé vaillamment les droits impérissables de la raison humaine. Il a brillé parmi les montagnards de 1848 et donné des garanties sérieuses au parti de la réaction. Le pape l’a justement béni et maudit tour à tour. Il est capable de servir utilement et de compromettre terriblement la coalition qui l’adopte. Mais ce chevalier errant du catholicisme, cet avocat de toutes les causes, cet enfant terrible de l’Église, porte un habit qui ne doit pas entrer à l’Académie. Les dominicains ne se contentaient pas de brûler les hommes ; ils brûlaient aussi les livres, et c’est un privilége qu’ils n’ont pas encore abdiqué.
» Je reviens à notre évêché. Grâce à la prépondérance de M. Dupanloup et au zèle de son état-major, les choses sont tendues dans le diocèse d’Orléans. Savez-vous combien nous avons de sociétés religieuses organisées et soumises à la direction de l’évêque ? Il y en a douze dans la ville, qui toutes, le jour d’une élection, obéissent comme un seul homme !
» Tous les membres de ces sociétés sont invités à tour de rôle aux soirées de monseigneur. Si bien qu’on y voit les ouvriers et les artisans coudoyer les chefs du parti légitimiste. Le compagnonnage religieux foisonne dans les salons, et, quoique les dames n’y soient pas admises, les boucles d’oreilles n’y manquent pas.
» Nos dévotes ne doutent point que le pape ne soit à la veille de monter sur le bûcher. Elles sont fanatiques de M. Dupanloup, comme il convient. On m’assure qu’elles portent du violet, en l’honneur de leur évêque. Autrefois le chevalier portait les couleurs de sa dame. Les béguines en chapeau violet, c’est le monde renversé.
» Je ne sais si la même agitation se fait sentir autour de tous les évêques, mais, si toute la France ressemble à Orléans, il y a une croisade dans l’air. La lettre de l’empereur au pape a calmé l’effervescence des courages et fait tomber la mousse. On s’escrimait hardiment contre une brochure anonyme ; pour attaquer la lettre impériale, il faut prendre un ton plus rassis. Les plus militants se sont déconcertés un jour ou deux ; mais, en revanche, il faut que la situation se dessine, depuis qu’il n’y a plus de biais possible. »
Tu comprendras facilement, ma chère cousine, que cette lettre m’ait arraché aux loisirs de la campagne et ramené bien vite à Paris. Je suis trop jeune pour avoir vu les croisades, et ma curiosité s’accroît de mon ignorance. Mon paquet fut bientôt fait. Trois de mes compagnons se décidèrent à revenir avec moi, pour certaines affaires qu’ils avaient à Paris. Tu les connais un peu, si je ne me trompe, sinon par leurs noms propres, du moins par leurs opinions politiques. Nous les appellerons, en trois chiffres, MM. 1816, 1830 et 1848.
En relisant cette grande lettre d’Orléans, je ne songeais pas à me demander comment un dignitaire de l’Église, logé dans un palais impérial, et salarié sur le budget, pouvait organiser, aux frais de l’État, dans une maison de l’État, une conspiration tapageuse contre les volontés libérales du chef de l’État. Mes réflexions ne s’égaraient pas si loin ; j’étais tout à l’espérance de voir une croisade, ou du moins une scène de la Ligue, ou pour le moins une copie des agitations plaisantes de la Fronde. Déjà mon imagination, aidée d’un peu de mémoire, me montrait des moines cuirassés jusqu’au troisième menton, des orateurs tondus pérorant sur la borne, le mousquet au poing ; M. Villemain porté en triomphe sous les arceaux des halles centrales, M. Cousin chevauchant au petit pas avec une grosse académicienne en croupe ; les dames en chapeau violet et les bedeaux au nez rouge chantant des mazarinades autour du palais Mazarin ! Mes compagnons de voyage ne trouvaient point la situation plaisante, et discutaient avec une certaine vivacité sur les priviléges du saint-père et les droits du peuple français. Il y avait quatre ou cinq jours que nous n’avions lu de journaux.
Je descendis à la gare de Nancy pour faire provision de nouvelles, et je vis du premier coup d’œil que l’agitation avait gagné jusque-là. Cent voyageurs de tout âge, de toute condition et de toute provenance s’arrachaient une demi-douzaine de journaux, lisaient à haute voix, ou discutaient par groupes sans parvenir à s’entendre. Je ne vis ni drapeaux, ni cuirasses, ni mousquetons, ni croix de drap rouge, et ce qui m’étonna particulièrement fut de n’entendre nommer ni le pape, ni le cardinal Antonelli, ni même M. Dupanloup. Les mots de protection, de prohibition furent les seuls que je saisis à la volée, parce qu’ils étaient dans toutes les bouches. On parlait aussi de libre échange et de vie à bon marché. Je ne manque pas de sagacité ; tu as pu le remarquer plus d’une fois. Je devinai qu’on débattait à mots couverts cette grande question qui remue la ville d’Orléans.
— Messieurs, dis-je en me glissant dans un groupe, je connais les choses dont vous parlez, et vouloir feindre avec moi ne vous servirait de rien.
» Sans doute la protection dont il s’agit est celle que notre gouvernement et notre armée ont bien voulu prêter au saint-père durant plus de dix ans. Vous avouerez, si vous êtes juste, que le protégé manque un peu de reconnaissance envers ses généreux protecteurs.
» Le mot de prohibition s’applique évidemment aux abus de toute sorte, injustices, violences, confiscations, brigandages, spoliations, vols d’enfants, que nous avons essayé, mais en vain, de prohiber dans l’État pontifical. Mon seul regret à moi, c’est que la prohibition n’ait pas été plus efficace et que le cardinal Antonelli ait appuyé de toute son obstination les choses que la France prohibait de toute sa sagesse.
» Le libre échange est sans doute celui que la brochure impériale conseillait au saint-père, dans l’intérêt de tous les chrétiens. Si Pie IX avait échangé librement contre une dotation raisonnable ce malheureux domaine temporel qui périt entre ses mains, la papauté n’en serait que plus riche, plus tranquille et plus considérée ; et trois millions d’Italiens béniraient le vicaire de Jésus-Christ, au lieu de blasphémer son nom.
» Il me semble qu’en tout cela le gouvernement français joue un rôle fort honorable, outre qu’il s’exprime beaucoup plus poliment que ses protégés ; et je m’étonne de vous entendre dire que vous donneriez votre vie à bon marché pour défendre l’absurdité contre la vérité, la fureur contre la raison, les abus contre la justice !
Je fis une pause, et j’attendis les applaudissements du public. Mais l’auditoire ouvrait de grands yeux et n’avait pas l’air de me comprendre.
Un vieux monsieur qui tenait le Moniteur à la main me demanda si j’arrivais de Pontoise ? Je répondis que Pontoise était sur la ligne du Nord, que j’arrivais de Bouxviller (Bas-Rhin), et que mon excellent ami, M. Feyler, nous avait fait faire des chasses magnifiques.
— Eh bien, reprit le vieillard, acceptez ce numéro du Moniteur et lisez-le sans perdre de temps. Vous comprendrez que la question romaine est bien passée de mode depuis ce matin. Non pas que les Français soient devenus indifférents au sort de l’Italie, mais ils comptent sur l’empereur et ses alliés pour affranchir pacifiquement les victimes du pouvoir temporel. Ce qui nous émeut tous aujourd’hui, c’est la publication d’un admirable programme, une révolution démocratique descendue d’en haut, la promesse d’un bien-être et d’une prospérité que tous les gouvernements avaient refusés aux classes pauvres. La poule au pot, rêvée par Henri IV, deviendra sous peu une réalité palpable, et ceux qui n’aiment pas la poule bouillie seront libres de la remplacer par un chapon rôti. On sonne le départ ; prenez, lisez et applaudissez.
Je partis à toutes jambes en remerciant le vieillard, et je lus à haute voix, dans le wagon, la lettre de l’empereur à son premier ministre. Mes compagnons m’écoutèrent de toutes leurs oreilles, sans faire aucune observation. Au demeurant, le texte était d’une clarté qui rendait tout commentaire inutile. Moi qui ne connais rien aux questions de finance (car je donne souvent une pièce de dix francs pour une pièce de cent sous), je devinai comment la réforme de quelques tarifs et la suppression du mot prohibé pouvait améliorer la vie matérielle de tout un peuple et décupler la richesse de la France.
La lecture achevée, je dis à mes compagnons :
— Je ne doute pas, messieurs, que vous ne rendiez une justice éclatante à l’auteur de cette lettre. Il a beau n’être pas de vos amis, la justice vous commande de reconnaître en lui le bienfaiteur de la nation.
— Moi ! s’écria le filateur de Rouen, l’homme de 1830 : que je bénisse la main qui me ruine ! Cette lettre m’a porté un coup mortel ; je suis perdu sans ressource ; mes pauvres enfants n’ont plus de pain ! Hélas ! je vivais heureux, tranquille, à l’abri d’une sage et bienfaisante prohibition. Mon outillage était primitif, mon capital modeste, mes produits médiocres ; mais le commerce s’en contentait, faute de mieux, et je faisais en toute sécurité des bénéfices énormes. Que vais-je devenir ? Il faudra ou que je me laisse écraser par la concurrence anglaise, ou que je double mon capital, que je perfectionne mon matériel, que j’améliore mes produits ! Impossible de gagner ce que je gagnais autrefois, si je ne double le chiffre de mes affaires et la somme de mes tracas ! Et pourquoi, je vous le demande ? Pour que la vile multitude ait la satisfaction de mettre des bas ! Je retourne à Rouen ; je harangue mes mercenaires ; je les insurge contre un pouvoir odieux qui veut les enrichir à nos dépens. Que tous les manufacturiers suivent mon exemple ! Avant six mois, nous aurons soulevé les masses et relevé, grâce à nos ouvriers, le trône de la bourgeoisie !
— Mon cher monsieur, reprit l’homme de 1848, je suis manufacturier comme vous. J’occupe un millier de braves gens qui m’aiment et qui se feraient tuer pour moi. Chacun d’eux gagne en moyenne trois francs par jour, et cette petite somme est loin de suffire aux besoins d’une famille. C’est que tout est cher en France, depuis le pain jusqu’à la blouse. Le jour où le programme impérial aura pris la forme d’une loi, toutes les choses nécessaires à la vie baisseront de prix, et mes ouvriers seront plus riches, sans que je leur donne un sou de plus.
— Mais vous serez plus pauvre, vous ! La concurrence de l’étranger vous forcera d’abaisser vos prix !
— Assurément. Mais, si mes bénéfices sont diminués de moitié, j’en serai quitte pour produire deux fois plus ! Les consommateurs ne manqueront point, soyez-en sûr. Nous avons quelques millions de Français qui marchent pieds nus, et il faudra plus d’une semaine pour leur fabriquer des bas !
— Messieurs, interrompit l’homme de 1816, je ne me suis jamais occupé de ces bagatelles, et nos souverains légitimes n’y songeaient pas beaucoup plus que moi. Henri IV a bien dit un mot sur l’affaire dont vous vous entretenez, mais ni Louis le Grand, ni Louis le Bien-Aimé, ni Louis le Désiré, n’ont abaissé leur esprit jusqu’à la chaussure de nos manants. Il se peut toutefois que la lettre en question porte des fruits agréables au menu peuple ; raison de plus pour que les honnêtes gens lui refusent leur approbation. Un vrai Français aime mieux souffrir sous ses rois légitimes, suivant l’usage immémorial de la monarchie, que d’être heureux sous un usurpateur.
— Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le républicain. Je ne suis point l’ami de Napoléon III, car il a renversé violemment mon parti, au moment où mon parti s’apprêtait à le renverser ; mais je préfère un ennemi qui nous fait du bien à un ami qui nous fait du mal.
La discussion durait encore lorsque le train nous déposa tous ensemble à la gare de Paris.