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Loges et coulisses

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LOGES ET COULISSES


RÉJANE RACONTÉE PAR ELLE-MÊME[1]

Gabrielle Réju est née dans l’un des quartiers les plus purement parisiens de la capitale, 14, rue de la Douane, quartier de commerce et d’industrie, qui n’est pas encore le faubourg et qui n’est pas le boulevard. Son enfance s’est donc passée entre la porte Saint-Martin et la place du Château-d’Eau, là où défilent tous les cortèges populaires, là où se groupent toutes les émeutes, malgré la caserne d’en face.

[1] En collaboration avec Paul Porel, directeur du Vaudeville.

Quand elle vint au monde, sa mère tenait le buffet du foyer de l’Ambigu, et son père était contrôleur du théâtre. Ce père avait même autrefois joué un peu la comédie et le drame et dirigé le théâtre d’Arras. Sitôt qu’elle sut marcher, l’enfant passa donc les soirées près de sa mère, à l’Ambigu. Quand elle avait sommeil, on la couchait dans un coin sur des couvertures, et on venait la voir dormir là, son petit museau pâle encadré de l’auréole ébouriffée de ses cheveux noirs. Si elle se réveillait, elle allait dans la salle, s’asseyait au balcon, et buvait avec délices la terreur des mélodrames.

Qui pourrait dire l’influence qu’eurent sur sa vie et sur sa carrière, ces premières années d’enfance? Pour elle, ce temps est présent à sa mémoire comme s’il était d’hier. Quand elle ne joue pas elle-même au Vaudeville, elle aime à aller revoir ce foyer Empire avec ses colonnes plates collées au mur, ces colonnes rondes de faux marbre rouge, ce petit balcon de fer pour trois personnes, qui communique avec les troisièmes galeries, ce lustre dont on baissait les lumières pendant chaque acte, et qui devenait alors triste, si triste! ce buffet d’acajou à la tablette de marbre gris, avec sa corbeille d’oranges, quelques boîtes de sucres d’orge, des pastilles au citron, cinq ou six madeleines et ces deux ou trois éternelles bouteilles et demi-bouteilles de champagne auxquelles on ne touchait jamais... Elle revoit, comme sur une plaque photographique bien conservée, ce qu’elle regardait par les vitres poisseuses du foyer: tout près, la marquise de verre, puis le terre-plein de l’Ambigu, les arbres, le boulevard, les becs de gaz, les petites lanternes allumées sur les voitures à bras des marchandes d’oranges, et, au fond, la place du Château-d’Eau.

Et la salle! le velours rouge des fauteuils, le grand lustre imposant, le rideau surtout, le rideau avec le mystère de ce qui va être tout à l’heure, de ce qui va l’épouvanter, la charmer ou l’attendrir. Et, devant sa mémoire fidèle, passent les silhouettes qui lui paraissaient épiques des comédiens d’alors: les troisièmes rôles sinistres, Castellano, Omer et son regard d’aigle; les jeunes premières touchantes, et toujours en larmes: Jane Essler, Adèle Page, Dica Petit; les beaux jeunes premiers: Paul Clèves, Bondois, Paul Deshayes; les grands premiers rôles: Frédérick Lemaître, Mélingue, Lacressonnière, Marie-Laurent! Et c’était: la Bouquetière des Innocents, la Poissarde, la Tour de Londres, Marie de Mancini, le Juif errant, etc., etc.

Le jour d’une nouvelle pièce, pendant les entr’actes, elle racontait Faction à sa mère, et elle s’essayait à imiter les artistes qu’elle venait de voir haleter et sangloter sur la scène. Ce qui la frappait le plus, c’était la mimique essoufflée des jeunes premières dans les instants dramatiques, et, tout en faisant bouffer son corsage d’enfant, elle demandait en imitant les halètements de la poitrine de Jane Essler soulevée comme une vague:

«Mère, est-ce que je respire comme elle?»

Elle se faisait des traînes avec des serviettes dont elle balayait majestueusement les planches du foyer, et, de son mouchoir, elle s’épongeait précipitamment les yeux en se détournant un peu, comme les artistes de drame qui ne doivent avoir l’air de pleurer que pour la salle.

Le plus ancien souvenir qui soit resté dans sa mémoire d’enfant, c’est celui de la loge d’Adèle Page, où sa mère l’avait conduite un soir... Mais elle n’y vit qu’une chose: la psyché! Ses yeux ne pouvaient s’en détacher, ce fut longtemps dans son imagination puérile, le comble du luxe et de l’élégance, et, plus tard, à travers la vie, la vision de la psyché ne la quitta jamais; son rêve se réalisa un jour, et ce fut une fête! Elle se souvient aussi que ce soir-là, l’artiste mit son manteau de cour tout de velours et de pierreries sur ses petites épaules, et sur sa tête, son diadème royal!

Avant qu’elle n’eût tout à fait cinq ans, son père mourut. Voilà donc la mère et l’enfant réduites à leurs propres forces. On la mit à l’école. Trois ou quatre années se passent ainsi. Mme Réju obtint un service de bureau à l’Hippodrome, et Gabrielle fut confiée à une amie. Chaque jour avant de partir, sa mère lui remet un franc pour son dîner du soir, qu’elle va prendre à un bouillon voisin, faubourg Saint-Martin, où la gérante a soin d’elle. On lui avait bien recommandé: «Surtout prends garde aux voitures! pour traverser, n’accepte jamais que l’aide d’un monsieur décoré.» Or, en ce temps-là, les messieurs décorés étaient plus rares qu’aujourd’hui, et souvent elle se voyait forcée de se contenter d’un monsieur qui «avait des gants». Elle était très fière de sortir ainsi, seule, et d’aller au restaurant comme une grande personne. Là, elle désobéissait à sa mère. Celle-ci lui recommandait bien de ne pas manger de salade; mais les autres plats étaient servis tout prêts, et ne laissaient aucune place à l’initiative. La salade, au contraire, on la préparait soi-même. «C’était plus âgé!» Et, comme à cet âge on n’a que l’envie de vieillir bien vite, elle commandait une salade pour affirmer son indépendance et prouver ses capacités. Sur ses vingt sous, elle en conservait un qui lui servait à acheter une orange. Non pas une orange d’un sou qui lui eût donné l’air trop petite fille, mais une grosse orange, un peu gâtée, qu’on lui donnait pour le même prix, et qu’elle allait ensuite étaler sur le rebord du balcon de l’Ambigu, où elle assistait, avant de rentrer, à un acte de la Bouquetière des Innocents ou du Crime de Faverne.

On demeurait alors rue de Lancry. En revenant de dîner, elle devait passer devant la terrasse du café de l’Ambigu. Elle se préparait de loin à ce passage. Elle connaissait naturellement tous les artistes, et elle savait qu’on la regardait. Aussi, toute fière d’un châle rouge à carreaux de sept francs cinquante qu’elle trouvait plus beau que tous les manteaux de fourrure, elle prenait sa tournure la plus désinvolte, se cambrait la taille aux approches de la terrasse, et adressait à la galerie le plus gracieux et à la fois le plus cérémonieux de ses sourires!

La nature précoce et complexe de la petite Gabrielle faisait l’admiration de tous les amis de sa famille. Sa mère raconte un fait qui montre d’une façon saisissante la vivacité de son intelligence et sa sensibilité. La famille était liée avec le propriétaire du café de l’Ambigu. L’homme dominateur, tyrannique, brutal, battait outrageusement sa femme. Et Gabrielle quand elle voyait le mari froncer le sourcil, faire un signe de tête à son épouse, celle-ci monter l’escalier qui conduisait à l’entresol, et l’homme la suivre, savait qu’une scène terrible allait se passer. Elle restait là, tremblant de tous ses membres. Un jour qu’elle avait assisté à ces préliminaires et que des cris et des bruits de meubles brisés arrivaient de l’entresol dans le café, un client, étonné d’un tel vacarme demanda à l’enfant ce qui se passait là-haut... Et elle aussitôt de répondre: «Monsieur, on répète, on répète!» cachant ainsi de son mensonge improvisé la honte de ces brutalités et donnant de la vraisemblance au tapage infernal et aux cris qui bouleversaient la maison.

Entre les heures de classe, et le jeudi toute la journée, l’enfant aidait sa mère à fabriquer des éventails pour la maison Meyer, rue Meslay, des éventails à palmes où elle se montrait très habile. La façon de ces éventails se payait 2 fr. 25 ou 2 fr. 50 la douzaine. Mais les deux femmes étaient fières: elles ne voulaient pas qu’on sût qu’elles travaillaient de leurs mains. Et elles donnaient cinq sous par douzaine à une voisine qui les portait pour elles chez ce fabricant!

«C’étaient nous les femmes du monde dignes et fières qui travaillent en cachette!» dit plaisamment Réjane en racontant ces détails.

On changea de quartier et on alla habiter la rue Notre-Dame-de-Lorette au no 17. Ce simple déménagement aura, comme on va le voir, une importance énorme pour l’avenir de l’enfant. Restant dans le voisinage de l’Ambigu où les artistes la connaissaient et l’aimaient déjà, et l’âge arrivant, avec la vocation qui se dessinait, elle débuterait à coup sûr un beau jour dans ce théâtre de drame populaire, et, vraisemblablement, y demeurerait. Au lieu de cela, elle entrera dans la carrière par le Conservatoire, elle y étudiera les traditions—pour ne pas les suivre—y deviendra l’élève préférée de Regnier et l’écoutera toujours avec obéissance et vénération,—comme le montrera la suite de cette histoire.

Dans la maison qu’habitaient Madame Réju et sa fille et sur le même palier, se trouvait une dame avec qui, peu à peu, elles se lièrent. Quand arriva la guerre, la dame quitta Paris en priant Madame Réju de vouloir bien, en son absence, surveiller son appartement qui donnait sur la rue. Et c’est de sa fenêtre qu’un beau matin l’enfant assista à la fusillade entre Versaillais et Communards. Les Versaillais avaient tourné la barricade de Notre-Dame-de-Lorette, envahi la rue Saint-Georges et, par le derrière des maisons, étaient arrivés à la rue Notre-Dame-de-Lorette d’où ils pouvaient à l’aise canarder les insurgés. L’enfant conserva de cette journée une vision terrible. Curieuse, elle alla jusqu’aux fenêtres matelassées derrière lesquelles tiraient les Versaillais, et elle entendit siffler sous son nez les balles des Communards répondant à celles de la troupe. Et elle vit, le soir, passer devant ses yeux les corps d’un capitaine et d’un jeune sergent, que, le matin, elle avait aperçus luttant dans l’ardeur de la bataille. Première vision de la mort pour ses yeux d’enfant, premier souvenir historique de sa vie.

La guerre terminée et la Commune vaincue, Gabrielle Réju retourna en classe à la pension Boulet, rue Pigalle. Ayant grandi, elle se rendit compte qu’elle n’avait jusque-là rien appris, et se mit à étudier avec conscience. Naturellement, elle avait conquis la maîtresse de pension, qui, voulant lui donner une preuve d’intérêt, la poussa à obtenir ses brevets. Elle lui faisait entrevoir que, son premier diplôme conquis, et en attendant le brevet supérieur, elle la prendrait comme sous-maîtresse à 40 francs par mois d’appointements, plus «le déjeuner». Mme Réju s’enthousiasma de cette idée, et résolut de l’accepter pour sa fille. Mais celle-ci avait déjà son rêve qu’elle dorlotait avec amour au fond de sa cervelle enfantine. Provisoirement, elle accepta de faire la classe aux toutes petites, car elle adorait les enfants. Malheureusement, si elle apprenait bien ses leçons, elle négligeait la couture et la broderie. Et, un jour, qu’une petite vint lui demander de lui enseigner «le point de marque» elle fut bien embarrassée, mais pas longtemps: «Comment! tu ne sais pas encore faire le point de marque, à ton âge?» s’indigna-t-elle. Et la petiote de répondre en zézayant: «Non, mademoiselle.» Alors, avisant une enfant plus grande qui marquait avec entrain, elle lui dit négligemment: «Allons, toi, montre à la petite paresseuse comment on fait le point de marque! Moi, je n’ai pas le temps!»

Quelquefois, le dimanche, on allait en soirée chez une amie de sa mère, où se réunissaient des artistes comme Félicien David, Joseph Kelm, l’auteur de Fallait pas qu’il y aille, l’architecte Frantz Jourdain, et d’autres encore qui constituaient une sorte de cercle artiste, quelque chose comme un Chat Noir mondain, où étaient fort goûtées ses qualités de spontanéité, d’esprit, de naturel et de gaieté. Elle chantait des chansonnettes du temps, pleines de sous-entendus croustillants, qu’elle soulignait, sans y rien comprendre, d’œillades et de sourires à mourir de rire!

Son goût pour le théâtre s’augmentait de ses succès d’enfant. Elle roulait ses projets dans sa tête! Elle voulait décidément être «actrice». Elle voulait, comme celles qu’elle avait vues, faire pleurer des salles entières et acclamer son héroïsme de mère ou de fiancée persécutée.

La querelle commença entre la mère et la fille, éternelle et vaine querelle qui finit toujours par la victoire de celle qui veut. En attendant, c’était la lutte journalière. Mme Réju poussait aux diplômes:

«Quand une carrière honorable s’offre à vous, répétait-elle (pense donc! 40 francs et le déjeuner!), on n’a pas le droit de faire de sa mère, une mère d’actrice!...»

Oh! ce mot dédaigneux de «mère d’actrice», Réjane après vingt-cinq ans passés, l’a encore sur le cœur. Et, de temps en temps, sa seule vengeance c’est de le répéter à son auteur à présent subjuguée par les triomphes de la petite rebelle.

Un soir, en revenant de la rive gauche avec sa mère, Gabrielle Réju aperçoit à la porte des artistes du Théâtre-Français, un rassemblement. Les deux femmes s’approchent et s’informent: c’était la représentation d’adieux de Regnier; des admirateurs l’attendaient à la sortie pour lui faire une ovation. La petite veut demeurer «pour voir M. Regnier!» Elle ne l’avait jamais entendu jouer, mais son nom était venu jusqu’à elle comme celui d’un grand artiste, probe et honnête, celui du maître rêvé. Elle vit bientôt s’avancer entre les deux rangs de curieux accompagné d’une dame à cheveux blancs, un petit vieillard rasé et vénérable, qui monta en voiture, l’air modeste et confus. Puis la vision disparut, mais jamais ne s’effaça de sa mémoire...

Une année se passa encore en luttes continuelles. Une amie de Mme Réju, Angelo, artiste charmante et bonne, qui continua plus tard à s’intéresser à l’enfant, apprend que celle-ci veut devenir artiste, et l’opposition de sa mère. Elle cherche un moyen d’apaiser le conflit. Elle dit qu’il faudra la marier jeune, et s’offre à lui constituer une dot de 10.000 francs. Mais Réjane refuse de penser à ces choses lointaines. Et elle continue à lutter.

Finalement, la résistance maternelle fut vaincue.

Mais comment procéderait-on?

La dame du palier était revenue à Paris, après la guerre. Mise au courant de la volonté irrésistible de l’enfant, elle donne le conseil de la faire entrer au Conservatoire. Elle connaît justement le fils de Jules Simon, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Par cet intermédiaire inattendu, voilà la jeune Gabrielle en rapports avec ce même Charles Simon, qui, vingt-huit ans après, écrira pour elle avec son ami Pierre Berton, la Zaza, dont elle fait un triomphe. Charles Simon est intimement lié avec la famille Regnier. La petite ira donc voir le vieux maître. Regnier la reçoit avec affabilité, mais tente de la dissuader. En vain! L’enfant résiste avec tant de fermeté, montre une résolution si ardente qu’il consent à la prendre, comme auditrice, pendant deux mois.

«Mais si, ce temps écoulé, je m’aperçois que vos efforts sont inutiles et que vous n’avez pas d’avenir, promettez-moi de me croire et de m’obéir?... Me donnez-vous votre parole?»

La petite hésita... Donner sa parole, pour elle, était déjà chose grave. Elle se fait préciser les conditions du contrat:

«Alors, insiste-t-elle, si dans deux mois vous me dites de ne pas continuer, je ne devrai jamais, jamais, faire de théâtre?

—Jamais!» affirma le vieux comédien.

Mais elle, sure d’avance, convaincue de la réussite, promit.

Et, comme elle grasseyait horriblement, elle se mit, en attendant, sur le conseil de Regnier, à faire durant des heures les te de, te de, rrre, rrre, de la méthode. Si bien qu’au bout de trois mois Regnier put lui dire, en l’entendant parler:

«C’est parfait. Vous grasseyez beaucoup plus qu’avant!...»

N’importe, elle entra. Regnier écrivit à Charles Simon cette lettre que Réjane conserve comme la prunelle de ses yeux:

Château de Sol-Juif,
Canton de Saint-Pierre-lès-Nemours
(Seine-et-Marne)

Je ne puis, mon cher Charles, que vous répéter ce que j’ai déjà dit à Mlle Réju: que je la prendrai comme élève à la rentrée des classes, à moins qu’il ne s’élève entre cette époque et ma promesse un de ces obstacles dont tout le bon vouloir du monde ne peut triompher, et que rien, absolument rien ne me fait prévoir.

Est-ce assez net, et êtes-vous content?

Vous me le direz la semaine prochaine. Je serai de retour à Paris dimanche soir.

A vous,

Regnier.

A la rentrée, elle passe l’examen d’admission dans le rôle d’Henriette, des Femmes savantes, et on l’admet.

La voilà donc embarquée et pour toujours, sur sa galère glorieuse.

Elle suit assidûment le cours de Regnier. Au Conservatoire, elle se trouve avec Jeanne Samary, Maria Legault, Marie Kolb, MM. Achard, Truffier, Marais, Dermez, Villain, Davrigny, Kéraval, Albert Carré! Comme elle entend travailler sérieusement elle ne se contente pas des leçons de l’école, et le pauvre ménage se saigne aux quatre veines pour prendre une dizaine de cachets à 10 francs pour des leçons particulières que donnait Regnier dans son appartement de la rue d’Aumale. Quand elle eut épuisé ses dix premiers cachets, elle en prit dix autres. Mais, un jour Regnier lui dit:

«Tu as tes cachets?

—Oui.

—Donne-les-moi.»

Et il les déchira, en ajoutant:

«Quand on a affaire à un tempérament d’artiste tel que le tien, on ne fait pas payer ses leçons.»

Ce fut là la sanction du vieux maître à la convention conclue entre lui et son élève lors de leur première entrevue: au lieu de l’empêcher de continuer, il entendait la mener lui-même gratuitement jusqu’au bout de ses études. Au mois de janvier 1873 (il y avait donc deux mois qu’elle suivait les cours du Conservatoire), on fit passer à tous les nouveaux élèves un examen d’élimination. Comme on était forcé d’en recevoir beaucoup en octobre grâce aux innombrables recommandations qui assaillaient les professeurs et le jury, on employait ce système d’épuration à la rentrée de janvier. Gabrielle Réju subit l’examen comme tout le monde. C’est dans le rôle d’Agnès qu’on la jugea, un de ces rôles d’ingénue pas du tout faits pour elle. Elle portait une petite robe courte serrée à la taille par une ceinture à boucle de nacre. Elle n’était pas d’une beauté frappante. Et même sa grâce et le charme malicieux de la physionomie n’étaient encore qu’en formation: elle se trouvait à l’âge ingrat des fillettes. A côté d’elle, au contraire, concourait une superbe fille, Julia Rochefort, qui conquit le jury, et dont la figure, n’ayant rien de scénique, devint—chose curieuse—impossible à la scène quelques années après. Toujours est-il qu’Édouard Thierry, alors directeur de la Comédie-Française, et qui faisait partie du jury, se pencha à l’oreille de Regnier et lui dit sur un ton un peu dégoûté:

«Est-ce que nous la gardons, celle-là?

—Oui, répondit Regnier, elle est de ma classe, et j’y tiens.»

L’année scolaire s’écoule. Arrive la période des concours. Mais il fallait passer l’examen préalable. Regnier avait choisi pour elle: l’Intrigue épistolaire. Édouard Thierry ne la reconnut pas, et il dit à Regnier:

«Elle est charmante, cette enfant! C’est l’espoir du concours!»

Alors le professeur se penchant à son tour à l’oreille du directeur de la Comédie-Française comme celui-ci avait fait huit mois auparavant, lui dit sur le même ton, sans enthousiasme:

«Alors, nous la gardons, celle-là?»

C’est dans cette même scène de l’Intrigue épistolaire qu’elle obtint sa première récompense, un premier accessit, en août 1873.

Il faut entendre raconter à Réjane l’histoire de la toilette de son premier concours!

Regnier s’y intéressait beaucoup. Il lui avait demandé:

«Comment seras-tu habillée?

—Très bien. C’est ma mère qui se charge de tout faire elle-même.

—A-t-elle du goût, ta mère?

—Beaucoup.»

«Seulement, je ne lui disais pas que nous avions dépensé dix francs juste en tout! Je revois ma petite robe courte, en tarlatane blanche, avec des bretelles en tarlatane aussi. L’étoffe coûtait neuf sous le mètre. On l’avait mouillée pour l’assouplir. Quelles chaussures portais-je? Je ne sais plus. Sans doute d’anciennes bottines en lasting recouvertes à neuf. Quant à mes gants, c’est Mme Regnier qui me les avait offerts. Regnier me dit: «Je veux tout de même voir, avant, comment tu seras habillée. J’irai chez toi à neuf heures. Mais comme je désire recevoir une impression d’ensemble, tu ouvriras la porte d’un seul coup, en disant: «Me voilà!» En effet, Regnier arriva à neuf heures. Il s’assit seul dans notre petit salon, et de derrière la porte je lui demandai s’il était prêt: «J’y suis, ma Minette, tu peux entrer.» J’entrai en coup de vent, radieuse dans ma tarlatane. Le brave homme eut bien garde de rien critiquer, et se contenta de me dire: «Tu es charmante, ma Minette, charmante!» On débattit la question de savoir si je mettrais ou non un médaillon autour du cou. J’en avais un en fer forgé, mon seul bijou. Finalement on se résolut à me le mettre parce que cela m’engraissait! Je plantai naturellement du jasmin dans mes cheveux, car ma mère adorait cette fleur qui remplaçait pour elle tous les piquets de plumes et tous les rubans du monde!»

Cette année-là, Mlle Legault avait obtenu son premier prix de comédie, et était engagée à la Comédie-Française. Son départ du Conservatoire laissait vacante une bourse de douze cents francs. Les économies du petit ménage Réju à la fin absorbées, et le dur problème de la vie se posant devant l’année d’études qui restait à accomplir, Regnier promit de tenter d’obtenir la bourse pour son élève préférée. Et comme il devait s’écouler deux mois jusqu’à la rentrée des classes, il s’agissait de l’obtenir tout de suite pour profiter de ces deux mois de subvention. Deux cents francs, une fortune! Les professeurs n’ont pas le droit de faire connaître eux-mêmes à leurs élèves les faveurs dont elles sont l’objet: c’est l’administration qui se réserve ce soin. Mais la jeune Gabrielle insista tant pour «savoir» le jour même, que Regnier le lui promit: «Seulement, je ne pourrai pas te parler! lui dit-il. Tu te tiendras sous la porte cochère, après le concours. Si c’est oui, je me gratterai le nez.» Elle attendit donc accompagnée de sa mère, avec quelle impatience! la sortie des membres du jury. Soudain, ils apparurent. Ce fut d’abord Legouvé, qui se pressa le nez avec insistance, ce fut ensuite Beauplan qui fit le même jeu de scène, puis Ambroise Thomas qui se frottait éperdument les narines... Elle ne comprenait rien à cette procession de nez en démangeaison, ne pouvant pas croire que toutes ces démonstrations étaient pour elle et sa bourse! Enfin Regnier parut à son tour, et, en souriant, se gratta légèrement le nez du bout de son index! La joie de Gabrielle fut sans bornes. A son âge et pour les natures ardentes comme la sienne, toutes les réussites sont d’immenses bonheurs.

Dans son feuilleton qui suivit le concours, M. Sarcey écrivait:

Le soir même du concours, je dînais avec un des auteurs dramatiques les plus en vogue de ce temps.

«Je vous attendais, me dit-il. Il me faut pour une pièce qu’on va bientôt jouer une petite fille qui ait de l’esprit et du mordant; me rapportez-vous du Conservatoire?

—Dame! tout de même. C’est une enfant de quinze ans; elle a une de ces petites frimousses spirituelles qui sentent leur Parisienne d’une lieue. Elle se nomme d’un bien vilain nom qu’elle changera pour entrer au théâtre: Réju, élève de Regnier, et le diable au corps. Si celle-là ne fait pas son chemin je serai bien attrapé. Si j’étais directeur, je l’engagerais tout de suite. Mais comme je suis critique, je l’engagerai tout simplement à achever ses études. A son âge on doit avoir de hautes ambitions; le meilleur moyen de primer dans un théâtre de genre, c’est d’avoir visé la Comédie-Française.

—Vous parlez comme un livre!» me répondit Meilhac.

Tiens? son nom vient de m’échapper. Mais je ne m’en dédis pas: tout ce qu’il y a d’ingénues-comiques en disponibilité va tomber chez lui pour demander son rôle; et je rirais bien dans ma vieille barbe. Elle est charmante, cette jolie et piquante jeune fille, et je suis bien aise qu’on lui ait, malgré sa grande jeunesse, donné un premier accessit.

En ce temps-là, Réjane donnait des leçons à son tour! Pour l’aider à vivre, on lui avait trouvé deux sœurs, jeunes filles bordelaises douées d’un fort accent gascon. Il s’agissait de rectifier cet accent pour leur apprendre le Passant. Elles disaient «le Passaing» et «Voulez-vous un peu de brioche, té?» A neuf heures, tous les jours, et par tous les temps, elle se rendait au domicile des deux sœurs et faisait de son mieux... Un matin, en passant devant une église, elle vit un rassemblement, des quantités de fleurs, tout un apparat. Les gens de l’omnibus s’enquirent, et un homme qui venait de lire le journal dit: «C’est une actrice qu’on enterre, c’est Desclée...» Réjane se leva, comme pour descendre de la voiture, mais elle réfléchit qu’on l’attendait pour sa leçon, qu’elle en avait besoin, et elle se rassit en faisant un long signe de croix... C’est ainsi qu’elle adressa son dernier adieu à la grande artiste de qui elle devait par la suite procéder. A cette époque, Réjane avait vu Desclée trois ou quatre fois, dans Froufrou, dans la Princesse Georges, dans le Demi-Monde, dans la Femme de Claude. Et elle s’était dit, en la voyant: «C’est ça, le théâtre!»

Au cours de cette dernière année de Conservatoire, Réjane connut une des plus grandes joies de sa vie. Un matin Regnier lui fait dire, pendant une leçon à la classe, la Fille d’Honneur, une poésie qu’elle avait entendue rabâcher cent fois à Mlle Baretta, et qu’elle savait ainsi par cœur. Réjane tremblait, car ses deux élèves bordelaises assistaient au cours comme auditrices, et le professeur, très sévère, arrêtait les élèves à chaque seconde et les faisait répéter jusqu’à l’inflexion juste. Mais il la laissa aller jusqu’au bout, sans l’interrompre une seule fois. Elle, ne comprenant rien à cette bienveillance inaccoutumée, se demandait: «Mon Dieu! que va-t-il dire à la fin?...» Lui, tranquillement, sur le ton qu’on emploie pour annoncer une chose fatale, contre laquelle il n’y a pas à lutter, prononça ces simples mots: «C’est très bien, ma petite, descends, tu seras une grande artiste...» Ah! l’artiste, depuis lors, eut l’occasion de signer bien des engagements splendides, elle goûta la joie de bien des triomphes, reçut les félicitations des souverains dans leurs palais, mais jamais les émotions ressenties depuis n’eurent la qualité et l’intensité de celle-là!

Talbot était encore directeur du petit théâtre de la Tour-d’Auvergne. Il attirait là, le dimanche, les jeunes élèves du Conservatoire pour un cachet de cinq francs. Naturellement Réjane y accompagnait ses camarades dès sa première année d’études. Elle avait même joué les Deux Timides avec Albert Carré, dont l’accent lourd et un peu pâteux faisait la joie des autres, et qui jouait vraiment très mal. Il tenait dans cette pièce le rôle du père de Réjane. «Au beau milieu de l’action—c’est Réjane qui raconte,—je le vois encore, assis devant une table, il cherche son mouchoir, le porte à son nez, et s’arrête d’écrire la lettre qu’il venait de commencer. Il saignait du nez! Il n’hésite pas, il se lève, quitte la scène et me plante là, tranquillement. Notez que c’était la première fois que je me trouvais devant un public. Qu’est-ce que je vais devenir, seule, là, sur ce plancher, sans réplique? Faut-il que je m’en aille? Faut-il que je reste? Va-t-il revenir? Mme Doche se trouvait justement dans l’avant-scène. Éperdue, je la regarde, comme la femme qui a créé la Dame aux Camélias, et mes yeux suppliants lui demandent un miracle. Elle me fait signe comme elle peut, et voyez si c’est commode quand on est assis dans une loge—me fait signe de m’asseoir! Par miracle, en effet, je comprends. Je comprends et je m’assieds... Mais une fois là, que vais-je faire? Les mêmes problèmes s’agitent dans ma cervelle. J’entends du vacarme dans la coulisse. Des gens me crient: «Mais sortez donc!» Comme c’est facile de sortir quand on n’a pas de mot de sortie! D’ailleurs d’autres voix m’arrivent: «Il ne saigne plus. Il va rentrer.» J’attends toujours.

»Décidément que vais-je faire devant cette table? J’aperçois la plume et le papier. J’ai une inspiration du ciel. Je saisis la plume de l’air le plus naturel du monde, et je me mets à achever la lettre commencée par Carré, au milieu des applaudissements de la salle qui a tout compris. Le «saigneur» revient enfin et la pièce peut finir.»

On allait aussi quelquefois le dimanche jouer dans la banlieue de Paris. On poussait jusqu’à Versailles, Mantes ou Chartres. Et c’est un jour, à Chartres, qu’on jouait les Paysans Lorrains, que le nom de «Réjane» parut pour la première fois sur une affiche. Jusque-là elle s’appelait Réju. Et tout le monde se mit d’accord pour lui conseiller de changer de nom, depuis Alexandre Dumas jusqu’à ses camarades. On avait cherché à conserver quelque chose du nom, et on hésitait entre Régille, Réjalle, Réjolle, quand un matin, à la classe, elle trouva soudain: «Tiens, Réjane, pourquoi pas Réjane?»

Ballande donnait en ce temps-là à la Porte-Saint-Martin, des matinées-conférences. Comme Talbot, il recourait aux jeunes élèves du Conservatoire, mais, au lieu de cinq francs, il les payait dix francs. Aussi ces représentations étaient-elles recherchées. Réjane y joua un jour dans le Dépit amoureux, qu’on donnait en cinq actes, le rôle travesti d’Ascanio, rôle obscur et même incompréhensible qu’on supprime d’ordinaire. Mais elle y fut mal notée: Ballande lui avait fait répéter les saluts, avec un chapeau melon qu’elle mettait sous son bras après les grands gestes à plumeau en usage au XVIIe siècle. Ce chapeau melon était très bombé; aussi la jour de la représentation quand elle eut à faire les mêmes gestes et qu’elle essaya de serrer son chapeau plat sous son bras, il était déjà loin derrière elle.

Une deuxième tentative faite par Ballande fut moins heureuse encore, Réjane tenait un rôle dans les Ménechmes. Elle attendait dans le foyer. Tout à coup on lui crie: «C’est à vous!» Elle se met à courir, enfile un escalier, le descend, et se trouve sur... le trottoir de la rue de Bondy! Elle s’était trompée de chemin! Quand elle remonta, après cinq minutes de recherches, vous devinez comment elle fut reçue.

Le concours de 1874 arriva.

Ses camarades, son professeur, se disaient sûrs de son premier prix. Elle avait choisi, ou plutôt Regnier avait choisi pour elle une scène de Roxelane, des Trois Sultanes. Mme Angelo, toujours prête à lui rendre service, s’était chargée de l’habiller. «Tu n’auras pas une robe de mille francs, lui dit-elle, car on te sait pauvre, et il ne faut pas qu’on te prenne pour ce que tu n’es pas!» Néanmoins elle lui commanda sa toilette chez Laferrière. C’était encore une robe de tarlatane blanche, comme l’année précédente. Mais de quelle façon! Elle mit naturellement du jasmin dans ses cheveux et constata qu’elle en avait créé la mode, car presque toutes ses camarades s’étaient fleuries de jasmin, comme elle avait fait à son premier concours.

La scène des Trois Sultanes n’avait pas beaucoup réussi, et elle se sentait grand’peur. Par bonheur, elle devait donner la réplique à son camarade Davrigny dans la Jeunesse, d’Emile Augier. Dans la pièce, les deux jeunes gens se rencontrent à la fontaine. Le jeune homme dit: «Cyprienne!» Elle répond simplement: «Ah! mon Dieu!» Mais ses yeux s’emplissent de larmes, sa gorge se serre, et l’accent qu’elle met dans cette exclamation est tel, que la salle entière éclate en applaudissements. Ce début la remonta, et, rassurée, elle joua la scène avec un succès d’émotion considérable. De sorte que, poussée jusqu’à présent vers les soubrettes et les coquettes gaies, elle eut ce jour-là, et par hasard, la révélation de son don dramatique.

On ne lui décerna pourtant qu’un second prix, qu’elle partagea avec Jeanne Samary.

Son professeur Regnier n’avait pas eu la patience d’attendre la fin du concours. Il l’entendit jouer sa scène et s’en alla en disant: «C’est le premier prix, sûr! Et tu viendras me l’annoncer chez moi, tout à l’heure.» Regnier l’attendait, en effet, en haut de son escalier. Aussitôt qu’il l’aperçut, il lui cria:

«Eh bien?

—Je ne l’ai pas, monsieur! Le second seulement.»

Et le vieux maître, tout pâle, frémissant de colère, lâcha:

«Ah! les malfaiteurs!...»

La Presse du lendemain est encore bien instructive à consulter.

Sarcey a suivi Réjane. Il la retrouve avec son second prix et il dit:

J’avoue que, pour ma part, j’aurais volontiers attribué à Mlle Réjane un premier prix. Il me semble qu’elle l’avait mérité. Mais le jury se décide souvent par des motifs extrinsèques et secrets, où il ne nous est pas permis de pénétrer. Un premier prix donne droit d’entrée à la Comédie-Française, et le jury ne croyait point que Mlle Réjane avec sa petite figure éveillée, convînt au vaste cadre de la maison de Molière. Voilà qui est bien; mais le second prix, qu’on lui a décerné, autorise le directeur de l’Odéon à la prendre dans sa troupe, et cette perspective seule aurait dû suffire pour détourner le jury de son idée... Que fera Mlle Réjane à l’Odéon? Elle montrera ses jambes dans la Jeunesse de Louis XIV que l’on va reprendre au début de la saison. Voilà un beau venez-y voir! Il faut qu’elle aille ou au Vaudeville ou au Gymnase. C’est là qu’elle se formera, c’est là qu’elle apprendra son métier, qu’on jugera de ce qu’elle est capable de faire, qu’elle se préparera à la Comédie-Française si elle y doit jamais entrer...

... Qu’elle a d’esprit dans le regard et dans le sourire avec ses petits yeux perçants et malins, avec sa petite mine en avant, elle vous a un air si futé qu’on se sent égayé rien qu’à la voir.

Sa bienvenue au jour, lui rit dans tous les yeux.

Et il répète encore:

Je serai bien surpris si elle ne fait pas son chemin.

Voilà Réjane hors de l’école. Sa vraie carrière va commencer.

Où ira-t-elle?

Avant la fin du Conservatoire, M. Duquesnel, alors directeur de l’Odéon, lui avait proposé d’y aller jouer la Jeunesse de Louis XIV, et le regretté M. Carvalho lui ouvrait le Vaudeville. Mais elle refusa, désireuse de finir ses études régulières. Le Gymnase la guettait également. Elle se décida pour le Vaudeville et signa, avec les nouveaux directeurs, un engagement conditionnel. Si l’Odéon, comme c’était son droit, ne la réclamait pas, elle débuterait au boulevard. A l’Odéon, on lui offrait 150 francs par mois, au Vaudeville c’était 4.000 francs par an et les costumes. Elle souhaitait donc ardemment que l’Odéon l’oubliât. Il paraissait l’oublier, en effet. L’ouverture d’octobre arriva. Sa situation n’était toujours pas réglée. Elle alla au Ministère des Beaux-Arts. Elle retrouva là le secrétaire du Ministre, qui l’avait vivement complimentée lors du concours. Elle lui exposa son cas et ses angoisses, et obtint une lettre du Ministre qui la dégageait de l’Odéon. Il ne restait d’ailleurs plus que deux jours de délai pour qu’elle fût légalement libérée. Mais, prévenu sans doute, M. Duquesnel, avant l’expiration de ce délai, envoya à Réjane un bulletin de répétition pour la Jeunesse de Louis XIV. La débutante, qui aimait déjà les choses bien faites, se rendit à l’Odéon et fut reçue par le directeur qui lui dit:

«Eh bien! nous répétons demain à une heure.

—Il n’y a qu’un obstacle à cela, répondit Réjane, c’est que j’ai demain à la même heure, une répétition au Vaudeville...» Ce n’était pas vrai, mais, nous venons de le dire, elle aimait les choses bien faites... Explication. M. Duquesnel avait entre les mains une lettre du directeur des Beaux-Arts, l’autorisant à réclamer le second prix pour l’Odéon. «C’est que j’ai aussi une lettre qui me dégage, objecta-t-elle tranquillement; elle n’est pas du directeur des Beaux-Arts, c’est vrai, mais elle est du Ministre... Voyez plutôt...» Et elle sortit sa lettre, qu’elle lui montra de loin, sans lui permettre de la toucher...

Ce fut toute une affaire. M. Duquesnel se plaignit, et on lui accorda des compensations pour le dédommager.

«De sorte que, dit Réjane lorsqu’elle raconte cette anecdote, si l’Odéon aujourd’hui a des fauteuils en velours, c’est à moi qu’il le doit!»

*
*  *

Ici se place un chapitre charmant de la jeunesse de Réjane: ce sont ses rapports avec son grand professeur Regnier. Elle a conservé soigneusement les lettres qu’il lui a écrites, et nous avons pu retrouver, grâce à l’obligeance de Mme Alexandre Dumas, quelques-unes des lettres de Réjane. On verra, d’un côté, quelle confiance, quelle naïveté et quelle reconnaissance; de l’autre, quelle sagesse, quelle intelligence, quelle bonté, quelle noblesse d’âme.

L’anniversaire de Regnier tombait le 1er avril. Tous les ans, sans jamais l’oublier, Réjane écrivait le 31 mars à son professeur, et lui envoyait son petit souvenir. Regnier répondait:

1er avril 1875.

Est-ce que tu dois me faire des cadeaux, mon enfant! En ai-je besoin pour être assuré de ton affection? Suis donc mieux mes conseils, chère fillette, garde ton argent, et ne songe à me donner jamais que ton amitié. C’est le seul présent que je veuille de toi et le seul aussi, je t’en préviens, que j’accepterai à l’avenir.

Tu désires pouvoir encore fêter longtemps l’anniversaire de ma naissance, je le désire aussi pour toi, tu n’aurais jamais de meilleur ami, de meilleur conseiller, et personne, sauf ta mère, qui s’intéresse davantage à ton bonheur.

Je te remercie néanmoins, et t’embrasse de tout mon cœur.

Ton vieux ami,
Regnier.

Réjane était allée en voyage, l’été. A son retour, elle écrivait:

Lundi, 23 août 1875.

Mon bon Maître,

Je suis de retour de la mer depuis quelques jours, j’espère avoir retrouvé à Scheveningen la santé qui depuis quelques mois semblait me faire défaut. J’ai suivi vos conseils et suis allée visiter La Haye, Rotterdam, Amsterdam, et enfin Anvers; que de chefs-d’œuvre, et comme j’aurais été heureuse de vous voir à ce moment-là, pour vous communiquer mes impressions; jamais je n’oublierai tout ce que j’ai vu, et il me tarde d’être près de vous pour causer de toutes ces merveilles.

M. Coquelin est venu nous lire Madame Lili avec sa verve et son esprit habituels; mais je suis bien embarrassée sans vous, mon bon Maître, et pourtant je vous sais si fatigué que je n’ose pas vous demander de me sacrifier quelques heures d’un repos dont vous avez tant besoin.

Nous répétons tous les jours environ de une heure à trois heures; si vous avez un instant, je compte sur votre bonté habituelle pour ne pas oublier votre bien dévouée et bien reconnaissante élève.

Merci à l’avance et pardon, mon bon Maître, pour tout mon bavardage.

Gabrielle Réjane.

Regnier lui répondait le lendemain:

24 août 1875.

Je suis heureux, ma bien chère petite, des bonnes nouvelles que tu me donnes de ta santé. Soigne-la bien, combats ta nature anémique par un exercice quotidien et sans fatigue, par de la viande rôtie un peu saignante et par un peu de bon vin.

Ton voyage t’a donc plu?—J’étais sûr de tes impressions; recherches-en toujours de pareilles, ton esprit, tes idées, ton goût, ton talent s’en trouveront bien. Fréquente nos musées, émoustille ton cerveau, lis beaucoup, écris même; c’est le régime intellectuel que je te conseille et qui sera aussi profitable à ton âme que l’autre peut être à ta gentille argile.

Pourquoi n’a-t-on pu retarder la mise à l’étude de ta pièce nouvelle? A partir du 15 du mois prochain, je me serai ressaisi, je serai libre, et j’aurais eu plaisir à te faire étudier ton rôle. En ce moment on m’accable de travail en raison de mon prochain départ, et j’ai peu de moments à moi. N’importe, j’en trouverai pour toi, mais il faut que tu m’aides un peu.

Veux-tu samedi, à 10 h. 1/2, venir au Théâtre-Français?—Est-ce une heure possible pour toi?

Réponds-moi. En tout cas, je te consacrerai ma matinée de dimanche prochain. Tu viendras à Saint-Cloud; vous y déjeunerez si ta mère le veut, et nous travaillerons à fond.

Adieu, ma chère enfant, je t’embrasse et t’aime bien.

Ton ami,
Regnier.

Dans un post-scriptum, il ajoutait:

Retiens qu’il n’y a jamais eu d’accent sur mon nom.

Engagée pour deux années au théâtre du Vaudeville, elle y débute, le 25 mars 1875 (si on peut appeler cela un début), dans la Revue des Deux-Mondes, où elle jouait le rôle du Prologue, et où elle passa naturellement inaperçue.

Son nom se trouve ensuite dans la distribution de la reprise de Fanny Lear (24 avril 1875), de Meilhac et Halévy, et dans Vaudeville’s Hotel, pochade-revue en un acte, du 5 juin 1875; les journaux se taisent encore.

Sa première création date du 4 septembre 1875, dans Madame Lili, un acte en vers de Marc Monnier, qu’elle joua avec Dieudonné, Boisselot et Mme Alexis. Ce fut aussi son premier succès. Sarcey, dans le Temps, écrit d’elle:

Mademoiselle Réjane est charmante de malice, d’ingénuité et de tendresse. Cette jolie et piquante fille a de l’esprit jusqu’au bout des ongles. Quel bonheur qu’elle ne chante pas! Si elle avait de la voix, l’opérette nous la dévorerait.

Son nom paraît successivement sur presque toutes les affiches de l’année: le 16 novembre 1875, dans Midi à quatorze heures, un acte de M. Théodore Barrière; le 25 décembre, dans Renaudin de Caen, vaudeville de Duvert et Lauzanne; le 26 décembre, dans la Corde sensible, un acte de Clairville et Thiboust, où Albert Carré, si mauvais comédien, jouait Califourchon; le 10 avril 1876, dans le Verglas, un acte du peintre Vibert; le 10 avril 1876, dans le Premier Tapis, un acte de Decourcelle et Busnach; le 17 avril, dans les Dominos Roses, trois actes de Delacour et Hennequin; le 21 novembre 1876, dans Perfide comme l’Onde, un acte d’Octave Gastineau; le 13 décembre, dans le Passé, un acte de Mme Pauline Thys, et Nos Alliées, trois actes de Pol Moreau.

C’est le lendemain du Verglas que son maître lui écrivait cette lettre si jolie et si probe:

137, rue de Rome, 11 avril 1876.

Tu as lieu d’être contente de la soirée d’hier, ma chère enfant, et tes succès vont croissants. Le rôle que tu joues dans le Verglas aurait peut-être demandé une actrice plus mûre que toi, mais il n’est pas mauvais d’avoir à s’essayer de bonne heure dans des caractères qui dépassent nos années, et de s’habituer à la tenue et au style qu’ils réclament. Sous ce point de vue-là, tu feras bien, sans exagération, de viser aux grandes manières, sois dame et non pas petite fille, que ton maintien ait bon air, surveille ta tenue et parle sans négligence aucune.

Ton rôle étant meilleur, ton succès a été plus vif dans la seconde pièce, et j’ai été véritablement étonné de ton chant. Tu feras bien de cultiver ce côté de talent que je ne te connaissais pas, il peut être pour toi d’un grand avantage. Ne néglige rien, il passe vite le temps où l’on peut acquérir, et crois-moi, crois-moi, crois-moi. Tiens-toi par l’étude et le travail, en dehors du chic et de la ficelle, et laisse-moi te répéter encore que c’est par le simple et le vrai qu’on arrive à l’effet véritable. Bref, j’ai été très content de toi hier. Continue, cela va bien... Mais surveille ta tenue, ne te déhanche pas tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, n’avale pas tes syllabes et tes mots. Articule tout sans affectation, mais aussi sans négligence.

Je t’embrasse.

Ton ami,
Regnier.

Dans le Premier Tapis, Offenbach l’avait entendue chanter un petit air de Lecocq intercalé; sa voix était claire et charmante, et elle phrasait à ravir, comme Regnier le lui dit. Le lendemain, le maëstro la fait venir et lui offre 20,000 francs par an si elle veut signer un engagement aux Variétés pour un rôle qu’il écrira pour elle. Comme elle était engagée au Vaudeville, elle ne se laissa pas tenter, mais il a tenu à un fil peut-être que Réjane ne devînt divette!

Son maître l’a vue aussi dans Perfide comme l’Onde, un acte de M. Octave Gastineau, qu’elle créait; et il lui écrit:

137, rue de Rome, 26 novembre 1876.

Il m’a semblé, mon enfant, que tes yeux, hier, me cherchaient dans l’avant-scène que tu m’avais envoyée; j’étais à l’orchestre, où j’étais descendu pour te mieux voir,—et je t’ai bien vue. Perfide comme l’Onde n’est pas une pièce d’une grande force, néanmoins elle renferme une idée suffisante pour un petit acte, et elle est bien conduite. Tu es très gentille, très amusante dans ton rôle, et je pense qu’il t’en vaudra d’autres dans un emploi où la faveur du public semble te porter.

Tu es comédienne et tu viens de le bien prouver. Mais quelle que soit l’excentricité des rôles que l’on te confiera, tiens toujours à y être distinguée. J’ai été un peu effrayé du ton des jeunes filles que j’ai vues hier,—ceci bien entre nous deux,—ne te laisse pas gagner par le laisser-aller de la tenue et de la prononciation. Parle bien à ton interlocuteur, et quand tes yeux regardent la salle, qu’ils voient dans le vide et ne s’adressent jamais à personne. Tu sais encore éviter ce défaut, que l’exemple ne t’y entraîne pas: reste vraie. Bref, tu as bien joué, on t’a applaudie, et tu méritais de l’être. Reçois donc tous mes compliments et l’embrassade de

Ton ami,
Regnier.

Désormais, sa correspondance avec Regnier suivra les événements de sa carrière.

Elle avait signé un nouvel engagement à 9,000 francs par an au Vaudeville, malgré sa mère, qui ne voulait pas démordre de 9,600 francs. Les pourparlers eussent même été rompus si Réjane, à l’insu de sa mère, n’avait promis aux directeurs de leur rembourser, sur ses appointements, les 600 francs du litige.

«J’économisai sur le cresson, raconte-t-elle drôlement, au lieu de deux bottes à trois sous, j’en prenais deux pour cinq sous! Je fourrais de temps en temps cinquante centimes dans mes bottines. Et un beau jour j’apportai aux directeurs 150 francs péniblement amassés. Il faut dire, à leur honneur, qu’ils les refusèrent. Mais ma mère n’en a jamais rien su. Et, quelquefois voulant m’écraser de sa supériorité de femme forte, elle me dit encore: «Hein, sans moi, tu ne les aurais pas eus, tes 600 francs!»

Pendant l’été de 1877, elle apprend Pierre, quatre actes de Cormon et Beauplan, qu’elle doit jouer à côté de Mme Doche. Elle a peur. D’Abbeville, où elle est en tournée, elle écrit, le 3 août, à Regnier: «... Si vous pouviez me donner une heure pour le troisième acte de Pierre; plus le moment approche, plus je redoute cet acte, qui est tout sentiment. Si je ne me sens pas soutenue par vos bons conseils, mon cher Maître, je ne réponds plus de rien...»

Regnier lui répond en se mettant à sa disposition et lui lance cette boutade à propos de ses lettres, qu’elle parfumait trop au gré du vieux comédien:

Mon désir le plus vif est de t’aider dans ton travail...

Est-il donc si nécessaire que tu ailles à la Bourboule, alors que tu n’y resteras que quinze jours à peine? ce temps me paraît bien court pour un traitement sérieux. Ne pourrais-tu recourir tout simplement aux eaux d’Enghien?

Consulte un peu là-dessus ton médecin. Demande-lui donc aussi, par occasion, si c’est une bonne chose pour tes nerfs que cette abominable odeur musquée ou ambrée qui parfume tes lettres dont s’imprègne toute ton organisation. Les odeurs sont sans doute agréables, mais encore faut-il du choix.

Adieu, je t’embrasse et t’aime bien.

Regnier.

Le soir de la première arriva (5 septembre 1877). Ce fut un gros succès pour la débutante. Aussitôt après la représentation, ne se tenant pas de joie débordante, elle écrit à son maître cette lettre enthousiaste:

Mercredi soir, minuit et demi.

Mon bon Maître,

Je viens de remporter un grand succès, et je ne veux pas m’endormir avant de vous remercier, vous à qui je le dois; je n’ai jamais été heureuse comme ce soir, et je crois que mon affection pour vous augmenterait encore si cela était possible. Une seule chose troublait ma joie, c’était de ne pas vous savoir là pour vous récompenser de toutes vos peines. A chaque applaudissement, je pensais à vous, mon cher Maître, qui m’avez donné votre temps, qui m’avez assuré mon avenir. Jamais affection n’a été plus profonde, jamais reconnaissance n’a été plus sincère, croyez-le bien, mon bon Maître. Sans vous je ne serais rien, et depuis deux heures on me dit que je suis une artiste. Avec vous je laisse parler mon cœur. Vous ne pouvez vous figurer tout ce que renferme ce mot: artiste, pour une petite fille qui, hier encore, doutait de l’avenir, et qui avait besoin de relire vos lettres pour se donner du courage. Mon plus grand succès a été au troisième acte, dans la partie dramatique du rôle. J’en suis doublement heureuse.

N’allez pas prendre pour de la vanité ce qui n’est que l’effet de la joie que je ressens depuis une heure.

Comme je vais travailler, mon bon Maître, pour vous faire honneur et compter dans ma carrière beaucoup de soirées comme celle-ci!

A bientôt, mon cher Maître, et encore merci du plus profond de mon cœur.

J’irai vous voir dès que je vous saurai de retour.

Je vous embrasse bien affectueusement.

Votre reconnaissante et bienheureuse élève,

G. Réjane.

Réjane joua le 19 septembre 1877 le rôle de Lucie dans les Vivacités du capitaine Tic, puis se mit à répéter le Club, trois actes de Gondinet et Félix Cohen.

Le 9 octobre 1877 elle écrit: «Mon cher Maître, on vient de nous lire une comédie en trois actes de M. Gondinet; j’ai un rôle charmant, mais difficile. Je viens vous demander quelques-uns de vos bons conseils, si vous avez un peu de votre temps à me consacrer. Je répète tous les jours à midi, etc.»

Le Club fut joué le 22 novembre. Le lendemain, Regnier lui écrivait:

23 novembre 1877.

M. Miro, ma chère enfant, m’a dit hier soir que tu n’étais pas contente de toi, et que la peur t’avait empêchée de faire mieux que tu n’as fait. La peur cependant ne t’a pas empêchée de plaire beaucoup et de jouer ton rôle avec une très grande sûreté. Ta voix était bonne, tes intentions bien arrêtées, et tu n’as pas assurément à te plaindre de l’accueil qui t’a été fait. Ton rôle est bien établi et tu n’as rien à y changer. Je ne suis pas compétent pour parler toilettes, mais, si brillantes que soient les tiennes, je les désirerais moins compliquées. Tu n’as pas une taille à te perdre ainsi dans ce flot d’étoffe qui gêne un peu tes mouvements et qui t’enlève de la tenue.—Tu n’auras pas peur ce soir, entre en scène avec moins de timidité; que l’on sente la dame; que tes gestes soient plus aisés et plus libres. Marche posément, voilà la seule observation que j’aie à te faire, si mince qu’elle soit, elle a de l’importance. Après cela je n’ai que des compliments à te faire sur ton succès qui en présage bien d’autres encore.

Je t’embrasse, ma chère enfant de tout mon cœur.

Regnier.

Réjane joue la pièce cent fois. Mais nous voici à la fin de l’année 1877. Et, en somme, il lui a fallu attendre trois ans, depuis septembre 1874, pour qu’on lui confie un vrai rôle, malgré ses petits succès constants et répétés. En ce temps-là, c’était Mme Bartet qui jouait tout au Vaudeville. Tous les auteurs allaient à elle. Personne, à part son maître, n’encourageait Réjane. Elle végétait donc, et avait grande envie de s’en aller. Elle demeura encore un an sans rien jouer. Pourtant elle prit patience. Et le 9 septembre 1878, elle créait le mari d’Ida, trois actes de Delacour et Mancel, avec un grand succès. Elle n’a pas encore trouvé cependant le secret de ses futures toilettes, et la critique le lui fait entendre sans ménagement. M. Sarcey dit d’elle:

Mademoiselle Réjane est tout à fait jolie et amusante dans le rôle d’Ida. Elle a toujours un peu plus l’air d’une gentille femme de chambre que d’une aimable femme du monde, mais elle dit avec tant d’intelligence, elle a un esprit si parisien, elle exerce sur tous ceux qui l’écoutent une séduction irrésistible.

On donna en matinée le 2 février 1879, les Mémoires du Diable, et elle eut le rôle de Marie; les Faux Bonshommes furent repris le 22 février, et elle y joua le rôle d’Eugénie. Et, à ce propos, Regnier lui écrit:

Dimanche, 23 février 1879.

Que je te dise d’abord, ma chère enfant, que tu as été charmante hier, que tu as joué tout ton rôle avec sincérité, gaieté, vérité et esprit, et que tu n’as qu’à persévérer dans cette voie de probité artistique qui fait seule les vrais comédiens. En outre, ta figure n’était nullement gâtée par cet abominable maquillage qui rend les yeux féroces en les cerclant de noir, qui déplace la fraîcheur de la joue pour la monter aux yeux, ce qui donne à croire que celle qui se défigure ainsi est atteinte d’ophtalmie. Tu n’étais point plâtrée, et quand tu avais à rougir tu rougissais. Persévère, reste ce que tu es et ne demande à la parfumerie que le nécessaire. Autrement dis-toi bien que les vieilles ne se rajeunissent pas et que les jeunes s’avarient avant l’heure marquée par le temps.

Une observation:—Tu te bouches les oreilles quand Edgard te parle, dans une scène du deuxième acte. Réponds-lui donc en tenant encore tes deux doigts sur tes oreilles et en tournant un peu la tête vers lui.—Ce sera, je crois, infiniment plus drôle. Tu ne quitteras ce mouvement que lorsque Edgard te dira: «Vous m’avez donc entendu!» Si tu veux essayer ce que je te conseille, préviens-en Dieudonné.

La première des Tapageurs, de Gondinet, est du 19 avril 1879. Mlle Bartet joue le rôle de Clarisse, elle joue celui de Geneviève, un petit bout de rôle sans importance. On l’y trouve touchante et gracieuse. Mais au bout de quelques jours Mlle Bartet tombe subitement malade, et il faudra rendre la recette si quelqu’un ne se sacrifie pas en jouant le rôle le soir même! Deslandes s’adresse à Réjane. Elle fait la folie de consentir après de longues prières. Le reste de la troupe voit pourtant d’un œil jaloux la jeune artiste prendre la première place. On veut lui faire peur. On lui annonce que la salle est furieuse, qu’on casse tout! N’ayant pas le temps d’apprendre le rôle par cœur, Réjane avait préféré, pour être moins troublée, jouer sur scénario, c’est-à-dire improviser le rôle de Clarisse sur le thème de l’auteur. On fait un succès à sa hardiesse, à sa crânerie, à sa présence d’esprit. La direction pour la remercier, lui envoie une petite flèche en diamants et perles. Le lendemain, elle réclame un raccord. Deux camarades seulement viennent répéter avec elle. Elle se sentait devenir malade d’émotion, d’énervement et de colère. Le troisième jour, Mlle Bartet, rétablie soudain, reprend son rôle. Réjane avait demandé à son directeur, après cet effort prodigieux, de ne pas rejouer aussitôt son rôle de Geneviève, qui avait été lu et appris par une autre. Elle va tranquillement dîner en ville, et, à dix heures, elle va se coucher. Mais il y avait eu malentendu. La doublure n’était pas allée au théâtre. On avait fait une annonce au public. Cris. Potin! Dans la coulisse, triomphe des bonnes petites camarades qui crient: «Rendez la flèche!»

Pendant les quinze jours qui suivirent Réjane souffrit d’un tremblement dans les jambes.

Elle n’a pas oublié son professeur. Elle suit le concours du Conservatoire, et elle lui écrit le 1er août 1879: «Si vous saviez combien je suis heureuse du grand succès que vous venez de remporter et qui n’a pas été récompensé comme il devait l’être; car M. Brémont a été au-dessus des plus grands éloges; il a de la chaleur et de la passion, on sent le souffle du maître.»

Dans la reprise des Lionnes pauvres d’Augier, 22 novembre 1879, elle est discutée. Le public lui fait fête et l’auteur l’approuve, mais la critique, y compris M. Sarcey, n’admet pas son interprétation du rôle de Séraphine.

M. Alphonse Defère lui conseille de changer de couturière, et il félicite au contraire Mlle de Cléry sur son élégance.

Et Barbey d’Aurevilly de s’écrier prophétiquement:

Avec son corps délié et serpentin, avec cette poitrine dans laquelle il semble qu’il n’y ait pas de place pour le cœur, avec cet air de couleuvre qui marche sur sa queue debout, mais qui deviendra une guivre un jour, Mlle Réjane avait admirablement le physique de son rôle, mais elle y en a ajouté l’intelligence. Cette jeune fille, qui rappelle Rachel par le délié des formes et par la gracilité de toute sa personne, pourrait bien avoir quelque jour, comme Rachel, une grande destinée dramatique. J’en augure beaucoup après l’avoir vue l’autre soir... On l’a rappelée deux fois. La seconde fois, elle était tuée d’émotion, brisée, toute en larmes: on craignait de la voir se casser en deux en saluant. Ah! l’émotion des vrais artistes! Avant d’entrer en scène, Mlle Mars pâlissait sous son rouge et Mme Malibran aussi, quand on l’applaudissait, pleurait...

Emile Augier lui-même la soutient et la défend. Il approuve l’interprétation qu’elle a donnée au rôle de Séraphine Pommeau que Mlle Blanche Pierson avait refusé comme antipathique. Et finalement c’est un très grand succès. On la discute, c’est vrai, mais la flamme est sortie, désormais elle compte. Voici d’ailleurs la précieuse lettre que lui écrivait Regnier à ce propos:

2 décembre 1879.

Si je ne vais presque plus au spectacle, ma chère enfant, rassasié comme je le suis de tout ce que je fais dans la journée, je ne m’en intéresse pas moins à tout ce qui te touche et j’ai été très heureux du grand succès que tu viens d’obtenir. Mon fils, mon gendre, qui assistaient à la première représentation des Lionnes pauvres, m’en avaient d’abord rendu compte, Mlle Baretta, écho de ce qui se dit au Théâtre-Français, m’assurait que l’interprétation de ton nouveau rôle te classait au premier rang, et enfin, mon ami Legouvé t’a trouvée tout simplement admirable. Je te laisse à penser si tous ces éloges m’allaient au cœur, et si j’y voyais la réalisation de ce que j’ai toujours auguré de toi comme artiste. Les leçons que je t’ai données ont eu pour but de t’apprendre à consulter toujours le bon sens dans la conception d’un rôle, de t’enseigner les procédés au moyen desquels on parle toujours avec vérité, d’acquérir la souplesse d’entendement et d’oreille qui met la comédienne à même de rendre avec sûreté les intentions que le poète ou l’auteur lui demandent, alors même que ces intentions ne sont pas celles qu’elle a elle-même d’abord comprises. Un bon comédien doit pouvoir toujours jongler avec les intentions et les inflexions qu’on lui demande, et si différentes qu’elles soient les unes des autres, il faut toujours que la conviction se laisse voir au fond de sa phrase. En connais-tu beaucoup qui soient capables de ce genre d’exercice? Le métier, l’affreux métier, ce que les peintres appellent le chic, s’empare trop du théâtre, et ce qui m’étonne, c’est que, y réussissant si peu, il ait tant d’adhérents. Garde-toi de ce défaut, tâche de rester vraie. En dehors du Théâtre-Français où il y a des modèles, regarde Geoffroy, regarde Saint-Germain et, si tu l’as connue, rappelle-toi Alphonsine, voilà de vivants enseignements... mais me voilà loin de toi, et je me reprends à te donner des conseils alors que je ne te dois que des compliments. Le plus grand, le plus élevé que tu aies reçu est l’approbation que M. Augier a donnée à la façon dont tu as joué son rôle, son goût est des plus sûrs, mais il est aussi des plus difficiles, et si tu l’as contenté, tu dois être aussi très contente.

Je ne manquerai pas de t’aller voir, mais je suis forcé de choisir mon heure, et par cet horrible froid je ne puis me résoudre à quitter le soir le coin de mon feu. Je suis vieux, mon cœur seul n’est pas atteint par l’âge, et il reste toujours jeune pour mes amis; reste de ceux-là, ma chère enfant, et compte en tout temps sur l’affection, sur l’affection véritable, de ton vieux maître.

Regnier.

A présent, c’est la Vie de Bohème qui la hante. On lui a distribué le rôle de Mimi. Elle est inquiète:

1er avril 1880.

Mon bon Maître,

Si vous saviez quel plaisir c’est pour moi qui vous vois si rarement de vous prouver que je n’oublie rien de tout ce que vous avez fait pour moi, et de venir fidèlement à votre anniversaire vous apporter mes vœux de bonheur et de santé.

J’aurais voulu aller vous dire tout cela de vive voix, mon cher Maître; mais je suis prise toute la journée par les répétitions de Bohème. A cinq heures et demie, lorsque je sors du théâtre, j’ai besoin de rentrer chez moi me reposer, puis travailler encore. Ce rôle de Mimi m’inquiète beaucoup, mon bon Maître: il faut le jouer, je crois, avec une grande simplicité, et être simple c’est si difficile au théâtre.

Je repasse dans ma tête toutes vos bonnes leçons du Conservatoire, et, depuis, tous vos bons conseils dont je me suis toujours si bien trouvée. C’est en suivant la méthode que vous m’avez donnée que je travaille tous mes rôles, et si j’ai du succès dans celui-ci, c’est encore à vous qu’il reviendra.

Merci encore pour tout ce que vous avez fait pour moi, mon bon Maître, je vous en serai toujours reconnaissante.

Votre élève,
G. Réjane.

Son vieux maître lui répond:

3 avril 1880.

Ma bonne chère petite, sois heureuse, marche d’un pied léger, mais sûr, dans la carrière où tu as rencontré déjà le succès, ne te glorifie pas de tes triomphes, et dis-toi qu’un artiste, si haut qu’il soit placé, a toujours quelque chose à apprendre.

Ton rôle de Mimi t’inquiète; penses-tu que je puisse t’y être utile? Si tu le crois, je m’arrangerai pour t’en donner mon avis. Le Vaudeville est près de l’Opéra, viens me voir à mon cabinet dans un après-midi, et si quelque chose t’embarrasse, nous en causerons. Seulement, préviens-moi du jour où tu voudrais me voir.

Ton bien affectionné,
Regnier.

Elle joue donc Mimi le 15 avril 1880. Et ici il faut admirer une fois de plus la touchante incohérence de la critique:

M. Vitu, dans Le Figaro, écrit:

Elle n’est pas la fille insouciante et passionnée telle que l’avaient comprise Mlle Thuillier et Mme Broisat, instruites et stimulées par les indications personnelles de Théodore Barrière; elle lui donne une physionomie ingénue qui n’est pas précisément dans la vérité du personnage; mais elle a joué la longue et difficile scène de l’agonie avec une mesure très délicate qui en atténue l’horreur, et avec un accent de sincérité candide qui lui a valu des applaudissements mérités.

M. Defère, dans Le Soir, dit que «ce qui manque surtout à Mlle Réjane, c’est la physionomie de l’emploi... Elle ne nous a pas tiré une larme», ajoute-t-il.

M. Paul Perret, dans Paris-Journal, dit:

La pièce est mal jouée, sauf par Mlle Réjane et par Dieudonné. Ce dernier est un joyeux et solide Schaunard, et Murger, s’il était encore de ce monde, aurait trouvé dans Mlle Réjane la seule Mimi digne du rôle depuis Mlle Thuillier.

Je parle de longtemps...

Cette comédienne a une nervosité très rare; une qualité particulièrement attrayante sous cette figure touchante et simple de Mimi.

Scapin, dans Le Voltaire, écrit:

Mimi, c’est Mademoiselle Réjane, une petite comédienne joliment douée, mais qui manqua visiblement d’études.

Puis, c’est le Père Prodigue, de Dumas fils (19 novembre 1880) où elle joue le rôle effacé d’Hélène.

Pourtant Barbey d’Aurevilly écrit d’elle:

Ce n’est plus la profonde vipère des Lionnes pauvres, mais c’est le visage et la taille le plus faits que je sache pour le drame, quand on en fera de vivants. Dans ce fourreau si fin et si flexible, il y a de l’acier dramatique, pour plus tard, et l’acier sortira!

M. Sarcey: «Elle échoue à rendre sympathique cette figure sèche et ce parlage métaphysique.»

Clément Caraguel lui accorde de la «grâce».

M. Henri de Pène la trouve en progrès.

Passons rapidement sur La Petite Sœur, un acte de Mme Marie Barbier (4 mai 1881), Odette, de Sardou, où elle joue le rôle de la baronne Cornaro, femme de quarante ans qui, dans la pièce, doit donner des conseils à Odette, que jouait Mme Pierson! L’Auréole, (20 mars 1882), un acte de M. Normand, où elle réussit complètement; Un mariage de Paris, trois actes d’About et de Najac (5 mai 1882), qui lui vaut son premier travesti.

Ainsi, du 15 mars 1875 au 31 mai 1882, en huit années d’engagement, elle avait repris ou créé sur la scène du Vaudeville vingt rôles différents, qui tous avaient été remarqués, et dont deux ou trois furent de grands succès, et elle n’avait, dans la maison, aucune situation définie digne de son talent, digne surtout des promesses que ce talent varié indiquait. Ni Sardou, roi du Théâtre, ni les divers directeurs qui s’étaient succédé à la Chaussée-d’Antin, le grand artiste Carvalho, l’intelligent et brave père Cormon, ni Roger, ni Bertrand, ni Raymond Deslandes n’avaient soupçonné qu’ils avaient une comédienne de premier ordre à leur disposition. Les avis ne leur manquaient point cependant; Réjane, inoccupée ou mal employée chez eux, grandissait tout de même en réputation et en succès dans les seuls théâtres d’à côté qu’elle eût alors à sa disposition; elle était la vie, l’âme, si ce mot peut être employé ici, de tous les spectacles du Cercle de la rue Royale, de toutes les revues de l’Épatant, de toutes ces pièces faites entre causeries d’auteurs célèbres et d’auteurs mondains, satires sans profondeur et sans fiel, essais dramatiques superficiels et sans prétention, articles de Paris, du boulevard de Paris plutôt, servant à l’exhibition des comédiennes célèbres en disponibilité, des chanteurs et comédiens amateurs, aux débuts des belles filles qui commencent à tâter sérieusement du théâtre. Réjane trouvait moyen de faire des choses artistiques avec tout cela. Elle répétait sérieusement, comme pour une œuvre sérieuse; elle écoutait, pour les costumes, les avis des peintres qui collaborent d’ordinaire à ces brillantes machines, les conseils des auteurs, qui redressent ces couplets à pointes, pour en tirer un parti charmant. Avec une scène de parodie, un rondeau, des couplets, un arrangement de coiffure ou de costume, elle obtenait des succès étourdissants; toujours prête à rendre service, à apprendre la chanson nouvelle, le monologue improvisé, à remplacer la comédienne malade ou en retard, à chanter, à danser, enfin à faire en camarade ce que voulaient ces spectacles de camarades, elle était la coqueluche de ce public particulier à qui les auteurs du Vaudeville faisaient alors toutes les avances possibles avec leurs comédies dites parisiennes.

L’écho des succès de Réjane arrivait jusqu’au bon Deslandes, homme de club aussi à ses heures, il souriait, disait comme je ne sais plus quel sociétaire de la Comédie-Française: «Bon» ou «c’est une actrice mondaine», et continuait à donner ses spectacles moyens, dans lesquels Réjane n’avait qu’une part sans intérêt. «On ne te comprend pas, tu n’as rien à faire avec ces gens-là, lui dit son camarade Pierre Berton, tu es une étoile! Fiche ton camp d’ici!» Une étoile, c’est ce que cherchait alors M. E. Bertrand, directeur des Variétés, pour remplacer au besoin celle qu’il avait et qui commençait à vieillir. Plus avisé que les directeurs de Vaudeville, il l’engagea pour trois années, malgré une apparition insignifiante faite dans Les Demoiselles Clochart, pièce incomplète de Henri Meilhac. Ainsi toutes choses marchent à un total inévitable. Le succès des revues mondaines, des spectacles à couplets, aboutit à l’idéal du genre, à un traité avec les Variétés, et par conséquent aux pièces de Raoul Toché, Blum, Wolf et Clairville; si c’était mieux que ce qu’elle faisait au Vaudeville, ce n’était pas exactement ce qu’elle rêvait. Heureusement, elle allait être prêtée de tous côtés pour créer des rôles importants et dignes d’elle.

Elle parut, boulevard Montmartre, d’abord le 22 octobre 1882, à côté de Judic, dans La Princesse, comédie-opérette de Raoul Toché; le 4 décembre, elle débute officiellement dans Les Variétés de Paris, revue de MM. Blum, Wolf et Raoul Toché. Elle joua cent fois avec Christian La Nuit de Noces de P. L. M., un acte amusant de Fabrice Carré. Sarah Bernhardt, alors directrice de l’Ambigu avec son fils, eut besoin d’elle pour créer la Glu, drame en cinq actes de Jean Richepin, où elle parut aux côtés d’Agar et de Lacressonnière. Après cette apparition sur le théâtre de sa jeunesse, où elle retrouvait, heureuse, l’acclamation à la sortie des artistes, l’injure dans la scène antipathique, le succès populaire, elle fut envoyée au Palais-Royal pour créer, le 9 octobre 1883, Ma Camarade, comédie en cinq actes de Henri Meilhac et Philippe Gille, une des comédies les plus fines et les plus amusantes du répertoire de ce gai théâtre.

Le succès dramatique de La Glu et celui de Ma Camarade ouvrirent les yeux des directeurs du Vaudeville. Au nom du trio, Deslandes offrit un nouvel engagement à Réjane. «Elle allait être l’étoile de la maison, on savait le parti qu’on pouvait tirer d’elle. Il y avait dans les cartons une Madame Bovary dans laquelle elle décrocherait certainement le gros succès. Dumas travaillait, en collaboration, à une pièce où elle aurait le principal rôle; elle n’avait plus, désormais, qu’à ne pas perdre confiance et à se laisser conduire.» Ravie, elle signa et attendit. Ces promesses aboutirent à la reprise des Femmes terribles, une vieille comédie de Dumanoir, qu’elle consentit, pour rendre service, à jouer avant l’époque où commençait son engagement (1er décembre 1884), et qui fit une série piteuse de représentations, et au mauvais, à l’exécrable rôle de Clara Soleil dans la comédie de MM. Edmond Gondinet et Pierre Civrac (lisez Madame Théodore Barrière). C’est vraiment, parfois un jeu curieux que le sort d’une entreprise théâtrale. A ce moment, le Vaudeville allait mal, deux directeurs sur trois filaient déjà à l’anglaise. Albert Carré devient l’associé de Deslandes pour la première de Clara Soleil, la fortune de la maison est rétablie: la pièce a cent cinquante représentations. Or, lisez cette naïve comédie et trouvez les raisons de ce succès démesuré, vous aurez de bons yeux. L’entrée de son camarade dans la maison ne rend pas meilleure la place de la comédienne. En 1886, 1887, elle reprend Le Club, elle crée Allo! Allo! comédie charmante, mais en un acte, de Pierre Valdagne, et Monsieur de Morat, et c’est tout. On répète Le Conseil judiciaire, et, pour le rôle principal, qui lui va comme un gant, on engage Mlle Jane May; explique qui pourra. Dumas travaillait bien, comme on le lui avait annoncé, à une pièce tirée, par A. Dartois, de l’Affaire Clémenceau, mais le rôle sur lequel elle avait quelque droit de compter devait servir de début à Mlle de Cerny, qui venait alors de l’Odéon, et qui y fut, du reste, complètement insuffisante. Disons, pour être équitable, qu’on offrit à Réjane un rôle dans la pièce, celui de la Mère de Mme Clémenceau. C’était trop tôt et trop. Voyant que, décidément, il est impossible d’être prophète en son pays, elle quitta une seconde fois le théâtre qui l’avait si mal servie. La jolie lettre qu’elle écrivit alors, du bout de la plume, à ses deux directeurs! elle voulut se donner la joie de partir sur une épître bien appliquée; puis, elle resta chez elle, attendant l’occasion. Elle s’offrit rapidement. Meilhac venait de terminer Décoré pour Judic. Judic, c’était alors la collaboration A. Millaud presque imposée, et Meilhac voulait absolument, cette fois, travailler sans collaborateur, pour enlever sa nomination à l’Académie, où l’on entrait peut-être moins facilement qu’aujourd’hui. On était en pleine affaire Limousin-Caffarel, c’était le moment des incidents Wilson et de la Légion d’honneur; on disait la pièce faite sur ce sujet, on en parlait d’avance avec des craintes, des pudeurs, des réticences; Judic faisait la petite bouche, hésitait. Baron, alors associé à E. Bertrand, et qui était pour que Réjane jouât le rôle, surveillait ses hésitations. Bref, elle fut engagée à trois cents francs par représentation, et eut la joie de créer, le 27 janvier 1888, à côté de ses deux camarades Dupuis et Baron, une des plus jolies comédies du répertoire des Variétés. Ce succès de Décoré, c’était l’Académie pour l’auteur, c’était quelque chose du même ordre pour la comédienne. Meilhac, bien décidément Meilhac, sans collaborateur; Réjane était aussi décidément Réjane. La presse déclarait que sa carrière était fixée dans cette littérature fantaisiste et délicate. On lui disait: «Tu pourras aller désormais du Vaudeville au Gymnase, du Palais-Royal et des Nouveautés aux Variétés. Ce coin du boulevard sera ton domaine, tu prendras place aux côtés des Judic, des Chaumont et tu n’iras pas plus loin.» On se trompait, elle devait aller plus loin et plus haut.

Le 21 janvier 1888, dit Porel, qui parle désormais lui-même, Edmond de Goncourt me lisait, en présence d’Alphonse Daudet, la pièce qu’il venait de tirer, sur ma demande, de sa Germinie Lacerteux, un de ses plus beaux livres. Daudet était venu pour relayer au besoin son ami dans cette longue et fatigante lecture. Je vois encore ce petit salon-bibliothèque d’Auteuil où nous étions, avec ses Moreau le Jeune, ses Fragonard, sur les murs, ses livres rares à la reliure écarlate dans tous les coins. J’entends comme si c’était hier, la voix grave et tremblante d’Edmond de Goncourt. Quand le dernier feuillet fut tourné, au milieu du silence plein de réflexions qui suit d’ordinaire ces auditions-là, Daudet demanda quelle femme pourra jouer ce rôle écrasant, je répondis: Réjane, et j’allai immédiatement aux Variétés où la comédienne répétait Décoré, pour m’entendre avec elle. Elle me reçut entre deux scènes, nous prîmes un rendez-vous et je rentrai à l’Odéon n’ayant pas perdu ma journée.

Quand je lui lus l’énorme manuscrit d’Edmond de Goncourt,—la pièce avait alors deux tableaux de plus,—elle fut effrayée, elle demanda à consulter, à réfléchir. Le théâtre est une maison de verre: les amis de l’auteur bavardaient de la distribution rêvée par moi; le monde et le demi-monde du théâtre s’agitaient; on écrivait à Réjane des lettres suppliantes pour lui épargner une bêtise (sic). Sarcey dépense toute son éloquence et Raymond Deslandes, directeur du Vaudeville, m’aborde avec un air navré. «Vous allez faire jouer à Réjane Germinie Lacerteux.—Certainement, si vous ne parvenez pas tous à l’effrayer.—Mais qu’est-ce que vous comptez faire avec cette machine-là?—Pour mon théâtre je ne sais pas, mais pour Réjane certainement un des plus grands succès de sa carrière.» Le geste qui fut toute la réponse de Deslandes disait clairement: cet homme est fou!

Dès les premières répétitions j’eus la joie délicieuse de l’artiste qui a enfin en face de lui une interprétation admirable, exacte, appliquée, infatigable, traduisant la pensée du metteur en scène sans la moindre hésitation, comprenant tout, analysant tout, disant à merveille, mimant avec justesse, avec délicatesse, avec esprit, railleuse, attendrie, variée, elle donnait immédiatement l’idée exacte du personnage.

Elle fut extraordinaire à la répétition générale. Nous avions décidé, l’auteur et moi, que cette répétition aurait lieu à huis clos, et pour la censure seulement. Deux spectateurs dans la salle, Pierre Loti qui partait pour l’Extrême-Orient, et Larroumet envoyé par le ministre des Beaux-Arts. Au tableau du déjeuner des petites filles chez Mlle de Varendeuil, celui qui le lendemain eut toutes les peines du monde à finir, ces messieurs avaient les yeux pleins de larmes. «C’est beau ce que fait là Réjane, me dit Larroumet. Puis plus bas: la pièce ne passera pas sans de sérieuses protestations, vous savez!» J’avais confiance.—Germinie, mais c’est la Dame aux Camélias du peuple avec un sentiment respectable en plus! répondis-je, le public aimera cette œuvre sincère.»

Oh! cette première. Salle élégante des grands soirs, bondée jusqu’au bonnet d’évêque. Public houleux, mal disposé. Des journalistes furieux de la suppression de la répétition générale, des femmes de théâtre intriguées par avance du sujet, qu’elles ne connaissaient pas, quelques potinières littéraires déclarant tout haut leur intention de manifester; le Dr Charcot et sa famille avaient emporté des sifflets à roulettes pour bien donner leur opinion. Les cafetiers du quartier mécontents de la suppression des cinq entr’actes habituels,—l’affiche en annonçait deux seulement,—protestaient à la claque, avec un personnel à eux, contre ce changement des traditions courantes qui gênait la vente des cinq bocks accoutumés. Ce public, plutôt mêlé, déclarait d’avance, dans les couloirs la pièce impossible. Oh, ces couloirs de premières, quelle collection d’âneries haineuses on peut ramasser là!

Le rideau se lève, Réjane fait son entrée: avec ses bras rouges de laveuse de vaisselle, dans sa toilette de bal de vraie bonne, elle est étonnante de vérité; elle tourne sous les yeux de sa maîtresse ravie, rougissante; ce jeu de scène plaisant et juste est applaudi. Au tableau des fortifications, quelques siffleurs scandent la scène de la grande Adèle; puis Réjane, si joliment chaste, joue son idylle, son triste et pudique abandon si bien que la salle ravie éclate en bravos et que la toile se relève deux fois. Les siffleurs et les applaudisseurs (parmi lesquels on remarque des ministres et leurs femmes) se tâtent au tableau de la Boule Noire, s’attaquent dans celui de la ganterie, sont aux mains au dîner des petites filles. On ne veut pas entendre le récit de Mme Crosnier, elle s’embrouille, perd la tête, recommence, on crie tout haut: Au dodo les enfants! on rit, on siffle. Sans Réjane, la pièce, là, sombrait à pic; un geste, un cri poignant, sincère, la salle est retournée. On l’applaudit, on la rappelle encore. Entr’acte. Dans la salle, le vent souffle en tempête. Antoine, indigné des ricanements de ses voisins, lance cette apostrophe: «Gueux imbéciles!» On se montre le poing, on échange des provocations, on siffle, on applaudit. C’est dans cette atmosphère que commence le tableau de la crémerie. Quand Réjane, triste, dans son pauvre châle sombre, entre apporter à Jupillon l’argent du rachat de sa conscription, le silence devient tout à coup profond dans la salle. D’une voix faible, remuant les entrailles, elle dit en s’éloignant: «Tu me rendras cet argent... pas plus que l’autre, mon pauvre ami, pas plus que l’autre», c’est une transformation du public. Elle est rappelée, acclamée par toute la salle. Acclamée encore à la chute du rideau de la rue du Rocher. La jolie trouvaille qu’elle a faite, dans la scène de l’hôpital, de cette toux qu’elle a seulement quand elle parle des choses d’amour, bouleverse les femmes, elles pleurent, elles battent des mains. Les deux derniers tableaux, sans elle, peuvent s’achever maintenant dans le bruit mêlé des applaudissements et des huées, qu’importe! La pièce d’Edmond de Goncourt vivra désormais plus d’un soir, Réjane est désormais aussi une grande comédienne.

Sardou, qui assistait à la première représentation de Germinie Lacerteux, écrivit une lettre charmante à Réjane pour la féliciter et pour lui dire qu’il venait de terminer sa comédie Marquise, pour elle, qu’elle n’avait plus qu’à fixer ses conditions au directeur du Vaudeville. Deslandes avait eu raison de ne pas aimer Germinie, elle allait lui coûter cher. Réjane était partie du Vaudeville avec 18.000 francs d’appointements, deux ans auparavant, elle y rentrait, de par la loi du succès, à 300 francs par représentation. «C’est cher, les grisettes,» disait le bon Deslandes avec un sourire. Marquise avait un premier acte délicieux. Réjane y fut charmante, gaie, et spirituelle, habillée à ravir; c’est encore une partie de son talent, le soin, la patience qu’elle met à chercher, à essayer jusqu’au dernier moment, la robe, le chapeau, les bijoux, jusqu’à la chaussure et au linge du personnage qu’elle doit représenter. La pièce de Sardou n’eut qu’un demi-succès. Une reprise de la Famille Benoîton, où elle joue cent fois le rôle créé par Fargueil, fut plus heureuse à l’Odéon. Elle aborda alors le vieux répertoire par Suzanne du Mariage de Figaro et le répertoire immortel de Shakespeare avec la Portia du Marchand de Venise, dans Shylock, l’adaptation délicate et supérieure du poète Ed. Haraucourt. L’influenza qui sévissait sur Paris atteignit Réjane et la pièce qui disparut de l’affiche après soixante représentations. Elle rentra à l’Odéon, dans la Vie à Deux, comédie-vaudeville en trois actes de M. Henry Bocage et M. de Courcy, qui réussit comme réussissent toujours ces aimables pièces.

Nous avions arrangé avec E. Bertrand, alors directeur des Variétés, que Réjane partagerait ses représentations en deux parties égales. Elle clôtura la première à l’Odéon, le 31 mai; elle reparut pour la seconde en octobre, boulevard Montmartre. Meilhac avait promis le manuscrit de sa pièce nouvelle pour ce moment-là, mais Meilhac n’était pas prêt. Elle accepta en l’attendant de créer Monsieur Betsy, comédie en quatre actes de MM. Paul Alexis et Oscar Méténier. Dupuis, Baron et Réjane donnèrent à cette pièce originale et cruelle une puissance de comique tout à fait supérieure. Elle, en écuyère du cirque, robe de chambre hongroise en drap rouge, chamarrée de brandebourgs noirs, bottée, la raie de côté, les cheveux collés à l’eau sucrée, la cigarette aux lèvres, les bras chargés d’innombrables bracelets porte-bonheur, donnait l’agrément délicieux de la vérité pittoresque.

Le 27 octobre 1890 première représentation de Ma Cousine, comédie en trois actes de Henri Meilhac. Ce fut le jour de la répétition générale de cette jolie œuvre que Paris s’aperçut des progrès extraordinaires que Réjane avait faits en quelques mois. En jouant dans une vaste salle, un rôle ample et dramatique, son jeu s’était élargi, ses nervosités s’étaient calmées, sa voix s’était posée, son articulation était devenue d’une netteté rare. Elle qui mourait d’inquiétude à chaque nouvelle création, était calme maintenant, sûre d’elle, presque indifférente. Elle sentait l’autorité qu’elle avait conquise; elle tenait le public au bout de ses doigts. Dans Décoré, dans Monsieur Betsy, elle formait avec ses partenaires un trio remarquable. Dans Ma Cousine, elle fut supérieure en tous points à ses camarades. L’auteur lui avait donné à vaincre cette difficulté: jouer un acte de trois quarts d’heure sans quitter sa chaise longue, elle sut en tirer un succès et faire, de ce petit meuble, une sorte de théâtre minuscule, elle amenuisa ses inflexions, ses gestes, ses mines, elle fut pétillante d’intelligence et d’esprit. Le deuxième acte, avec sa pantomime du milieu, obtint un succès éclatant. En répétant cet intermède, elle sentait bien que la pièce était un peu mince pour le cadre fantaisiste et bruyant des Variétés. La musique, composée par Massenet, était délicieuse mais ne s’enlevait pas en gaieté, il fallait le piment, l’éclat d’Offenbach au milieu, un peu d’Offenbach aussi dans la verve des acteurs; elle s’ingénia, chercha, elle fut inquiète et nerveuse jusqu’à ce qu’elle eût trouvé le point brillant qui manquait là. Rochefort avait baptisé une danseuse du Moulin rouge du nom harmonieux de Grille d’Égout. C’est avec cette jeune personne que Réjane étudia, quinze jours durant, la danse canaille et spirituelle qu’elle allait aborder dans la comédie. Quand, à la répétition, elle essaya pour la première fois le «chahut» devant Meilhac, il voulut le supprimer de la pantomime, Réjane tint bon. Elle travailla encore à le mettre au point comme pour une danse noble et compliquée. Elle avait vu juste, ce clou donna au deuxième acte un éclat particulier; par trois fois, sous les rires et les bravos de la salle, elle dut recommencer cette parodie de Grille d’Égout.

Ma Cousine remplit la salle des Variétés pendant six mois, d’octobre 1890 à avril 1891. Pendant qu’elle donnait sur le boulevard la sensation d’une comédienne arrivée au plus haut point de sa réputation, elle travaillait encore, à l’Odéon, à accroître son talent en répétant Amoureuse, de M. G. de Porto-Riche. Ce que Desclée avait fait dans les pièces de A. Dumas, ce que Sarah avait montré dans celles de Sardou, ce que la Duse présenta aux Parisiens dans son répertoire, enfin ce qu’on vit de rare et de supérieur en ces vingt dernières années, Réjane l’égala dans cette création incomparable. Amoureuse, tendrement amoureuse, depuis la pointe de ses petits pieds jusqu’à la courbe de ses épaules, les regards doucement troublés, la voix qui frémit, qui caresse, qui soupire, toutes les nuances dont est composé ce personnage délicieux furent rendues par elle avec une largeur, une justesse, une variété, une vérité dont je n’ai jamais vu l’équivalent.

Amoureuse n’obtint pas tout de suite le succès qu’elle méritait, la presse chicana son plaisir, fonça sur le troisième acte moins brillant. Heureusement les œuvres fortes peuvent attendre: à chaque reprise qu’en fit Réjane, en 1892, au Vaudeville, en 1896 et en 1899, elle eut la joie de voir les critiques tomber, disparaître comme nuées d’orage, pour faire place à la louange sans réserve, à l’accueil unanimement admiratif.

En l’année théâtrale 1891-1892, elle fit encore la navette entre les Variétés et l’Odéon. Sur la rive gauche, en plus d’Amoureuse, reprise pour les débuts de Guitry, elle mit à son répertoire Fantasio, d’Alfred de Musset; sur la rive droite, elle commença la saison par une reprise de la Cigale, elle la termina avec Brevet supérieur, la dernière comédie donnée par Henri Meilhac au théâtre de ses nombreux succès. Pauvre Meilhac! il avait eu toutes les peines du monde à finir sa pièce, la donnée était un peu triste pour les Variétés; il le sentait, il perdait confiance, il voulut même, aux dernières répétitions, reprendre son manuscrit; il était troublé, énervé, inquiet. Réjane, désolée, offrit d’abandonner ses représentations; lui voulait payer son dédit, donner 30.000 francs d’indemnité à Samuel, enfin il était dans un état d’esprit lamentable. «Vous êtes fou, cher patron, dirent affectueusement le directeur et la comédienne, vous aurez du succès, nous en répondons.» Ils ne se trompaient heureusement pas. Brevet supérieur fit deux mois de bonnes recettes. Meilhac fit encore pour Réjane deux petits actes charmants: Villégiature, qui fut donné aux spectacles d’abonnement du Vaudeville, et Miguel. Il travaillait à La Normande, une comédie en trois actes, dont le premier était seul achevé quand il lui écrivit cette dernière lettre:

Ce qui est incontestable, ma chère Réjane, c’est que vous êtes la première comédienne de ce temps. Et cela me donne une furieuse envie d’écrire pour vous la plus jolie comédie du mois dans lequel elle sera jouée,—une comédie sans patois ni déguisement.—En attendant, comme j’en ai commencé pour vous une avec patois et déguisement, je vais tâcher de la finir et j’irai vous voir lundi 22 novembre, à deux heures.

Je vous embrasse.

H. Meilhac.

La mort anéantit tous ces beaux projets.

Les rôles que Meilhac ne pouvait plus faire à Réjane, un autre allait les écrire; un esprit original et délicat, un écrivain brillant, railleur et souple, achevait pour elle Lysistrata.

J’avais quitté l’Odéon, mon cher et honnête Odéon, pour créer, à côté de l’Opéra, un «grand théâtre» de comédie et de drame à spectacle, avec Réjane pour étoile. L’idée était excellente, les recettes l’ont bien prouvé, mais, pour qu’elle réussit, il fallait une salle confortable, élégante, digne de ce coin vivant de Paris, il me fallait la salle que l’on m’avait louée sur les plans que j’avais approuvés; combien fut différente celle qu’on me livra! Un Sioux à l’Exposition universelle, dans la Galerie des Machines, un dimanche, donnerait assez l’idée de ma stupéfaction devant le théâtre qu’on m’abandonnait inachevé, disproportionné, manqué en toutes ses parties. J’étais dans le désespoir.

Le 23 novembre, le «Grand Théâtre» ouvrit ses portes avec Sapho, d’A. Daudet et A. Belot. Un théâtre nouveau à Paris, c’est toujours un grand événement; le public élégant accourut en foule. Nous avions demandé aux spectatrices de venir en toilette d’opéra, elles avaient gentiment consenti. Par une brise glaciale, sifflante, dans cette salle impossible à chauffer, les hommes, le collet du pardessus relevé, les femmes les épaules nues, frissonnantes, tenant bon pour montrer leurs toilettes claires et fleuries, formaient une réunion plutôt mal disposée. Le talent de Réjane arrangea toutes choses. Elle retint l’attention, calma la mauvaise humeur, provoqua l’applaudissement, arracha le succès. Si la comédie de Sapho reparaît un soir avec elle sur une affiche, je recommande aux amateurs de belles interprétations dramatiques: son entrée au premier acte, la grande scène de dispute qui finit le troisième acte, son quatrième acte, qu’elle n’acheva jamais sans une crise de nerfs, enfin le cinquième acte, où toutes les lassitudes, les duplicités de la femme sont rendues avec des regards, des silences, une mimique d’une extraordinaire intelligence. Ce fut un concert d’éloges dans toutes les presses. Daudet, enthousiasmé, lui dédia la brochure de la pièce dont elle venait de prendre possession d’une façon si triomphante.

Gaie, infatigable, Réjane fut alors une collaboratrice admirable; tous les soirs elle jouait de toutes ses forces le rôle écrasant de Sapho; tous les jours, elle répétait Lolotte, la cérémonie du Malade imaginaire, dont, avec l’aide de Saint-Saëns, je venais de reconstituer le curieux spectacle, étudiait et apprenait Lysistrata.

Ce début de Maurice Donnay, cette comédie de Lysistrata fut vraiment un spectacle rare et délicieux. Le jeu des acteurs, la musique, la danse, les décors et les costumes furent dignes de l’œuvre et du poète. Le deuxième acte, par Réjane et Guitry, quelle merveille de grâce, d’esprit, d’ironie railleuse et tendre! quand, à la dernière scène, la belle voix d’Agathos rythme ces jolis vers amoureux, accompagnés par les harpes et les flûtes:

Viens, l’inflexible Eros, tendant son arc flexible,
Vise le cœur des amantes et des amants,
Et dans cette éternelle et pantelante cible
Plante ses flèches aux pointes de diamants.
La nature n’est plus qu’un immense hyménée.
La fleur de la forêt et la fleur du tombeau
Aimeront cette nuit: la caresse ajournée
Est sacrilège; oh! Vois là-haut c’est le flambeau
D’hymen; ne tremble plus, ô ma Lysis... Je t’aime.

Lorsque, à la dernière scène, Lysistrata, pâmée, dans le bleu rayon de la lune, gravit les marches du temple de Vénus, une acclamation de la salle entière salua longuement l’œuvre nouvelle et son interprétation supérieure.

A la comédie de Maurice Donnay, qui remplit la salle de la rue Boudreau pendant cent représentations, devait succéder certaine Madame Sans-Gêne, qui fit et fera parler d’elle dans le monde longtemps encore. Pour ne pas déflorer la pièce, les auteurs lurent d’abord le prologue aux comédiens, puis on la répéta dans son décor. Sardou, reposé depuis Thermidor, depuis l’injuste interdiction de Thermidor, tint, le premier jour, quatre heures, des acteurs à l’avant-scène. Réjane, admirant, ne sentit la fatigue que chez elle. Une création dont on commençait, depuis quelques semaines, à soupçonner l’importance sous l’habile draperie de Lysistrata, la força de s’aliter.

Elle cessa les répétitions de Madame Sans-Gêne et ne les reprit que six mois après, en septembre, au Théâtre du Vaudeville, où, après la fermeture du «Grand Théâtre», la pièce passa avec le directeur qui l’avait reçue et préparée. Associé avec M. Carré, j’eus la joie, un peu amère, d’apporter au théâtre de la Chaussée d’Antin et à ses actionnaires le galion que j’avais monté et équipé.

Le succès des Mémoires du général Marbot avait fait éclore une génération spontanée d’ouvrages sur l’Empereur et l’Empire. Ce mouvement littéraire tout anecdotique donna à l’industrie de la curiosité parisienne une mine qu’elle exploita avec ardeur.

Les compacts meubles d’acajou relevés de bronzes solides et éclatants, les lourdes étoffes de soie à ramages verts et rouges, les armes de toutes sortes, fusils damasquinés, sabres d’honneur, pistolets argentés, ciselés, les uniformes, les plumets, les casques gigantesques sortirent des greniers, des armoires, des fonds de boutiques, pour reparaître triomphalement au grand jour des devantures, ce fut comme une nouvelle invasion militaire. Très illustre collectionneur, Sardou sentit l’occasion de donner sa note personnelle dans ce mouvement napoléonien, et, en collaboration avec E. Moreau, il fit Madame Sans-Gêne.

Il m’avait dit souvent: «Je voudrais trouver, pour Réjane, un rôle dans une aventure du XVIIIe siècle.» C’est avec cette idée-là dans l’esprit que, certainement, il écrivit le joli prologue de sa comédie, ce tableau souriant d’une tragique révolution. Le nez au vent, le front bombé égayé par les sourcils arqués si particuliers des petites paysannes de Greuze ou du père Boilly, habillée d’une robe ancienne, coiffée d’un bonnet de deux sous trouvé chez un antiquaire, la fleur pourpre au corsage, le rire clair sonnant sur tout cela, Réjane, dans ce tableau de la Blanchisserie, fut, de la tête aux pieds, la petite femme de Paris qu’ont si bien rendue les croquis de Saint-Aubin, de Debucourt et de Duplessis-Bertaut. Elle enleva le succès sans hésitation, à la baïonnette. A Compiègne, à l’acte suivant, dans le salon de réception de Catherine, devenue maréchale de France et duchesse de Dantzig, elle sut, avec un art spirituel et délicat, donner l’impression de la paysanne parvenue en restant la femme désirable du prologue. Cette nuance était importante à bien indiquer pour la durée du succès. Le public n’aime pas, en général, vivre toute une soirée avec une mère noble. Après la grande scène du troisième acte, héroïque et gaie comme une fanfare militaire, entre Napoléon et Catherine; après l’ingénieux quatrième acte, l’impression de tous fut que la comédienne et la pièce étaient liées pour d’innombrables représentations. Madame Sans-Gêne rétablit la fortune du théâtre, fit pénétrer plus avant le nom de Réjane dans la masse profonde du public, consacra définitivement sa popularité. En Belgique, en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en Hollande, en Russie, en Autriche, en Roumanie, en Italie, en Espagne, en Portugal, partout où elle joua cette heureuse pièce, elle obtint le même éclatant succès. Madame Sans-Gêne fut traduite dans toutes les langues, jouée sur tous les théâtres d’Europe; à Berlin, on la donnait le même soir dans trois théâtres à la fois; à Londres, le plus grand artiste de l’Angleterre, Sir Irving, la joua lui-même sur son beau théâtre, et la chose ne manquait pas de piquant, d’entendre Napoléon gronder en anglais. On fait des meubles, des étoffes, des bijoux, des bonbons, du papier, jusqu’à de la vaisselle, à la Madame Sans-Gêne.

En jouant tous les soirs, pendant des années, le même personnage, le talent du comédien risque de prendre des habitudes, un pli, de perdre son originalité; son art devient un métier brillant, contre lequel il est utile qu’il réagisse. Réjane sentit et évita cet écueil par un travail incessant. L’année 1894, qui fut l’année la plus heureuse du théâtre du Vaudeville, fut certainement pour elle l’année où elle étudia le plus. Pour les spectacles d’abonnement des lundis et des vendredis, importés de l’Odéon, elle mit au point: une reprise de La Parisienne, de Becque; Villégiature, un acte charmant de Henri Meilhac; elle joua Les Lionnes pauvres, d’Emile Augier, et composa avec une variété, une vérité, une puissance dramatique admirables la Norah, d’Ibsen (Maison de Poupée, traduction du comte Prozor), et cela, en jouant, sans une défaillance, tous les autres soirs et deux fois les dimanches, Madame Sans-Gêne.

La Parisienne, créée avec succès au théâtre de la Renaissance, sous l’intelligente direction Samuel, venait d’échouer misérablement à la Comédie-Française. Réjane, qui aimait passionnément cette belle pièce, qui l’avait présentée inutilement à Raymond Deslandes, qui l’avait jouée, dans le salon de Mme Aubernon, pour la joie des artistes, était exaspérée de cet insuccès, elle n’y tenait plus, c’était comme une affaire personnelle, elle voulait, pour l’auteur, une revanche; elle l’obtint, éclatante, le 18 décembre 1893.

Maison de Poupée, annoncée sur mon programme de l’Odéon dès 1890, parut sur l’affiche du Vaudeville le 20 avril 1894. Comme pour les œuvres étrangères, et les pièces françaises, du reste, la presse fut partagée en deux camps, ceux qui ne veulent pas toujours comprendre et ceux qui comprennent trop vite. Toute la colonie scandinave fut là, le célèbre Thaulow passa la nuit pour peindre des tableaux au décor; le grand compositeur Grieg apporta, pendant un entr’acte, une couronne à la Norah française. Enfin, la pièce, qui ne devait se donner qu’en abonnement, fut reprise et se joua tous les soirs, avant le départ de Réjane pour le Nouveau Monde. Car il arriva alors ce qui arrive toujours aux actrices hors pair. Grau, le grand impresario américain lui offrit un traité de deux cent mille francs pour cent représentations. Elle refusa longtemps, elle craignait l’éloignement, étant de Paris et l’aimant jusque dans ses verrues; mais elle avait deux enfants; avec sa vie de grande artiste, la main ouverte et le goût curieux, elle dépensait sans compter, elle se dit que trois mois passent vite, en somme, et que, étoile maintenant, il lui fallait élargir son horizon. A New-York, devant ce public, parisien comme celui de la Chaussée-d’Antin, elle obtint le plus éclatant succès. Elle fut rappelée, comme il convient, quinze ou vingt fois par soirée. Elle dit «je reviendrai» en anglais, le jour de la dernière, avec, autour d’elle, des gerbes de fleurs amoncelées. A Washington, à Philadelphie, elle fit ce qu’ont fait presque toutes les tournées dans ces deux villes, beaucoup d’effet et peu d’argent. Elle eut des salles magnifiques à la Nouvelle-Orléans, de moins belles à Saint-Louis et à Chicago. A Montréal, on lui fit l’accueil le plus touchant, le plus français. A Boston, pendant deux semaines, elle goûta la joie vive d’avoir un public nombreux, délicat, comprenant à ravir toutes les finesses de notre littérature théâtrale, applaudissant aux bons endroits. Elle revint par Londres, où, avec Madame Sans-Gêne, elle remplit la salle de Garrick-Theatre, pendant de longs soirs encore, puis rentra dans sa petite maison fleurie d’Hennequeville, goûter la joie d’un repos bien gagné.

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Comme les planètes, les «étoiles» dramatiques ont leurs mouvements réglés, leurs déplacements prévus. Notons, de 1895 à 1899, ceux de Réjane, et donnons la nomenclature de ses diverses créations; il nous a semblé inutile d’entrer, à ce sujet, dans le détail de ces représentations, estimant qu’elles sont encore présentes à l’esprit des lecteurs.

SAISON THÉATRALE 1895-1896

20 novembre 1895: Viveurs, comédie en quatre actes, de Henri Lavedan; rôle de Mme Blandain, 31 janvier 1896, pour les spectacles d’abonnement: Lolotte, comédie en un acte, de Henri Meilhac et Ludovic Halévy et La Bonne Hélène, comédie en deux actes, en vers, de Jules Lemaître; rôle de Vénus. Le 24 mars, reprise d’Amoureuse; le 6 mai, reprise de Lysistrata.

SAISON THÉATRALE 1896-1897

28 octobre: Le Partage, comédie en trois actes, de M. Albert Guinon (Réjane avait créé déjà, du même auteur, en mai 1894, dans un bénéfice organisé par elle au théâtre des Variétés, une comédie en un acte: A qui la faute? qu’elle joua avec Coquelin et Baron). 19 décembre, le Vaudeville met à son répertoire la comédie célèbre de Sardou et Najac: Divorçons! où elle joue le rôle de Cyprienne. Le 12 février 1897, elle crée le rôle d’Hélène dans la Douloureuse, la délicieuse comédie de Maurice Donnay, qui resta sur l’affiche jusqu’à la fermeture annuelle du théâtre.

SAISON THÉATRALE 1897-1898

Après une série de représentations à Londres, Réjane quitte Paris le 22 septembre, sous la direction de l’impresario Dorval, et parcourt, en octobre et novembre, le nord et l’est de l’Europe. A Copenhague, elle est acclamée, dans Maison de Poupée, devant son auteur, le vieil Ibsen. A Berlin, où elle ramène le goût des spectacles français, ce qui lui valut des injures d’une presse disons... exagérée et les félicitations des gens... plus calmes, elle obtint un succès considérable et eut la joie de faire réussir La Douloureuse, qui avait eu toutes les peines du monde à finir en allemand, quelques jours avant son arrivée. A Saint-Pétersbourg, l’Empereur se souvenant des fêtes franco-russes, où elle avait joué devant lui, à Versailles, lui daignait envoyer un rubis incomparable, après avoir mis généreusement son beau théâtre à sa disposition. A Moscou, à Odessa, à Bucharest, à Budapest, à Vienne, à Munich, à Dresde, même accueil enthousiaste. Le 14 décembre, elle finissait sa tournée par Strasbourg, et, le 16 décembre, elle assistait, au Vaudeville, à la lecture de Paméla, marchande de frivolités, pièce en quatre actes et sept tableaux, que Sardou venait de terminer à son intention. Une pièce à spectacle et à costumes exige des répétitions nombreuses; en attendant la première, qui eut lieu le 11 février 1898, elle reparut, le 21 décembre, dans Sapho. Daudet n’eut pas la joie de la revoir dans ce rôle, la mort le foudroya le jour de la répétition générale. 30 mars, reprise de Décoré; 20 avril, bénéfice d’Alice Lavigne, dans laquelle elle fit une conférence et joua, entourée des plus grands artistes parisiens, Le Roi Candaule, de Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Aidée du généreux Figaro, elle fit réussir, au delà des proportions accoutumées, cette représentation qui, en matinée, produisit plus de cent mille francs. Le grand succès de Zaza, pièce en cinq actes, de MM. Pierre Berton et Charles Simon, le 12 mai, finit heureusement cette saison laborieuse.

ANNÉES THÉATRALES 1898-1899 et 1900

19 novembre: elle joue Simone, dans Le Calice, comédie en trois actes, de F. Vandérem. Le 15 décembre, Georgette Lemeunier, dans la comédie en quatre actes de Maurice Donnay. Le 25 février, Thérèse, dans Le Lys rouge, d’Anatole France, et le 30 mars 1899, Mme de Lavalette, dans la pièce en cinq actes d’Émile Moreau; puis, reprend, en septembre, le chemin parcouru dans la précédente tournée, visite en plus, cette fois, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, est reçue par un empereur, un roi et trois reines.

Le 30 décembre 1899, sans tapage, doucement, simplement, comme quelqu’un de spirituel et d’avisé qui rentre dans une maison amie, elle reparaît, souriante, dans Ma Cousine, où elle n’a jamais été plus amusante, plus variée et plus jeune; puis en attendant qu’elle présente aux spectateurs variés de l’Exposition divers spectacles préparés pour elle, qu’elle reprenne Zaza, un de ses plus beaux rôles, et, naturellement, l’universelle Madame Sans-Gêne, elle crée Le Béguin, comédie en trois actes, de Pierre Wolff, et La Robe rouge, de Brieux, deux œuvres d’un genre tout à fait différent, tout à fait opposé, l’une continuant la jolie route parcourue depuis Ma Camarade jusqu’à Viveurs, La Douloureuse et Le Lys rouge, l’autre suivant le chemin tracé par la Glu, Germinie Lacerteux et Sapho, un peu plus avant dans la nature et dans la douleur.

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On s’étonnera peut-être que, dans cette étude de la vie d’une comédienne illustre, on n’a point donné une part plus grande à la partie anecdotique, comme avaient coutume de faire les biographes du siècle dernier et les petits journaux à cancans de la fin du second empire. Les auteurs ont pensé que ce qu’il y avait de plus intéressant à dire d’une grande artiste, c’était ce qui touchait à son art, et que si l’on voulait bien compter le nombre des soirées occupées par ses représentations, des journées prises par ses répétitions, du temps employé à l’étude de ses rôles, à l’essayage de ses costumes, cet essayage qui suffit souvent à occuper toute la vie d’une femme du monde, on verrait qu’il lui reste bien peu de temps pour les bavardages et les inutilités. Ils ne voient cependant aucune difficulté à dire à ceux qui veulent tout savoir, que Réjane est mariée avec un des deux auteurs de cet ouvrage considérable, qu’elle a deux beaux enfants, une fillette: Germaine, intelligente et fine comme elle; un petit garçon: Jacques, bon et tendre comme sa sœur, que, lorsqu’elle n’est pas avec ses petits, ce qui est rare, au théâtre, ce qui n’arrive presque jamais, on est sûr de la rencontrer chez les fleuristes à la mode, les marchands d’étoffes, de tableaux, de bibelots anciens, cherchant un éventail curieux, une dentelle unique, une fleur ou un bijou rare, avec l’ardeur joyeuse qu’elle met en toutes choses, et dépensant la prodigieuse activité de sa vie à conquérir là, comme dans son art, l’exquis et le raffiné, enfin, ce qui fait la joie de travailler et de vivre.

CHEZ SARAH BERNHARDT

AVANT LE DÉPART

17 janvier 1891.

Dans huit jours juste, Mme Sarah Bernhardt s’embarquera au Havre pour New-York et dira adieu à la France.

J’ai sonné plusieurs fois, ces jours-ci, à l’adorable sanctuaire du boulevard Péreire: la grande artiste souffrait du larynx, à peine pouvait-elle parler, et j’allais prendre de ses nouvelles. En attendant que ses couturières, ses médecins, ses hommes d’affaires fussent partis, je me promenais à travers ce fameux hall du rez-de-chaussée qui ne ressemble à rien de ce qu’on peut voir ailleurs... Dans mes incursions de reporter parmi les logis célèbres de Paris, je me suis vite habitué au faux et froid apparat des salons officiels, à l’austère ameublement de noyer de M. Renan, à la profusion un peu criarde de chez Zola, aux richesses d’art du maître d’Auteuil, au confortable gourmé des milieux académiques; j’ai vu, sans trop broncher, les imposants et somptueux lambris de l’hôtel d’Uzès, le faste épais de financiers archi-millionnaires, la coquetterie vaguement étriquée des intérieurs de comédiennes en vue, les falbalas et les tape-à-l’œil de nos peintres célèbres..., mais chaque fois que je suis entré dans cet atelier du boulevard Péreire, j’ai été troublé, dès les premiers pas, d’une obscure impression que je ne trouve que là et dont l’agrément est infini... C’est autant physique que cérébral, sans doute; ce doit être en même temps, l’hypnotisme des objets et les parfums de l’air qu’on y respire, l’art idéal de l’arrangement et la diversité inattendue, inouïe des choses, le mystère des tapis sourds, les chants discrets d’oiseaux cachés dans des frondaisons rares, la griserie des chatoiements d’étoffes aussi bien que la caresse silencieuse des bêtes familières,—et, par-dessus tout, quand on l’entend et qu’elle se montre, la voix et l’être tout entier de la maîtresse de ces lieux...

Mais elle n’est pas encore là, et je recommence à regarder... Que voit-on? Rien, d’abord: chaos délicieux de couleurs et de lumière, harmonieuse et bizarre orgie d’orientalisme et de modernité. Puis, l’œil s’apprivoisant, les objets se détachent. Sur les murs, tapissés d’andrinople piqué de panaches gracieux, des armes étranges, des chapeaux mexicains, des ombrelles de plumes, des trophées de lances, de poignards, de sabres, de casse-têtes, de carquois et de flèches surmontés de masques de guerre, horribles comme des visions de cauchemar; puis des faïences anciennes, des glaces de Venise aux larges cadres d’or pâli, des tableaux de Clairin: Sarah allongée, ondulante sur un divan, perdue parmi les brocarts et les fourrures, son fils Maurice et son grand lévrier blanc. Sur des selles, des chevalets épars, sur les rebords de meubles bas pullulent des bouddhas et des monstres japonais, des chinoiseries rares, des terres cuites, des émaux, des laques, des ivoires, des miniatures, des bronzes anciens et modernes; dans une châsse, une collection de souvenirs de valeur: des vases d’or, des hanaps, des buires, des ciboires, des couronnes d’or, admirablement ciselées, des filigranes d’or, et d’argent d’un art accompli. Et puis, partout, des fleurs, des fleurs, des touffes de lilas blanc et de muguets d’Espagne, des hottes de mimosas, des bouquets de roses et de chrysanthèmes, entre des palmiers dont le sommet touche au plafond de verre. A l’extrémité de la salle, se dresse la grande cage construite d’abord pour Tigrette, un chat-tigre rapporté de tournée, habitée ensuite par deux lionceaux, Scarpia et Justinien, élevés en liberté, et reconduits chez Bidel le jour où ils manifestèrent l’intention de se nourrir eux-mêmes. A présent, la haute cage aux barreaux serrés où bondirent les fauves est devenue volière; des oiseaux dont le plumage chatoie volètent en chantant sur les branches d’un arbre artificiel. Dans l’angle faisant face à la cage, du côté droit de la cheminée aux landiers de fer forgé, s’étale le plus magnifique, le plus sauvage, le plus troublant des lits de repos; c’est un immense divan fait d’un amas de peaux de bêtes, de peaux d’ours blanc, de castor, d’élan, de tigre, de jaguar, de buffle, de crocodile; le mur de cette alcôve farouche est fait aussi de fourrures épaisses, qui viennent mourir en des ondulations lascives au pied du lit, et des coussins, une pile de coussins de soie aux tons pâles épars, sur les fourrures; au-dessus, un dais de soie éteinte, brochée de fleurs fanées, soutenu par deux hampes d’où s’échappent des têtes de dragons, fait la lumière plus douce à celle qui repose... Et par terre, d’un bout à l’autre du hall, des tapis d’Orient couverts, toujours, de peaux de bêtes; on se heurte, à chaque pas, à des têtes de chacal et de hyène et à des griffes de panthère.

Un domestique vint me tirer de mes réflexions.

«Monsieur! Madame vous attend.»

Je montai au cabinet de travail.

Elle sortait de son bain. Elle me le dit en s’excusant de m’avoir fait attendre. Vêtue d’un ample peignoir de cachemire crème, elle me tendit la main le sourire aux lèvres. Je l’interrogeais sur son départ et son voyage.

—Tenez, voici le papier où vous trouverez tout cela noté. Moi, je serais incapable de vous le dire. Il m’arrive souvent, dans ces tournées, de prendre le train ou le bateau sans même m’informer où nous allons... Qu’est-ce que cela peut me faire?

Je lus:

«Départ de Paris le 23 janvier: du Havre, le lendemain 24 janvier. Arrivée à New-York 1er février. New-York du 1er février au 14 mars. Washington du 16 mars au 21 mars; Philadelphie, du 23 mars au 28 mars; Boston, du 30 mars au 4 avril; Montréal, du 6 au 11 avril; Détroit, Indianapolis et Saint-Louis, du 13 au 18 avril; Denver du 20 au 22 avril; San Francisco du 24 avril au 1er mai. Départ de San Francisco pour l’Australie le 2 mai. Séjour environ trois mois. Début: Melbourne, 1er juin; puis Sydney, Adélaïde, Brisbane, jusqu’à fin août. Retour à San Francisco à partir du 28 septembre. Ensuite principales villes des États-Unis; puis le Mexique et la Havane. Retour à New-York vers le 1er mars 1892. Si, à cette époque, la situation financière de l’Amérique du Sud s’est améliorée, on fera la République Argentine, l’Uruguay et le Brésil en juin, juillet, août, septembre, octobre 1892. En janvier 1893, Londres. Enfin, la Russie et les capitales de l’Europe».

«Deux ans! dis-je. Vous partez pour deux ans! Cela ne vous attriste-t-il pas un peu?

—Pas du tout! me répondit cette bohème de génie. Au contraire. Je vais là comme j’irais au Bois de Boulogne ou à l’Odéon! J’adore voyager; le départ m’enchante et le retour me remplit de joie. Il y a dans ce mouvement, dans ces allées et venues, dans ces espaces dévorés, une source d’émotions de très pure qualité, et très naturelles. D’abord, il ne m’est jamais arrivé de m’ennuyer: et puis, je n’aurais pas le temps! Songez que le plus longtemps que je séjourne dans une ville, c’est quinze jours! Et que, durant ces deux ans, j’aurai fait la moitié du tour du monde! Je connais déjà l’Amérique du Nord, c’est vrai, puisque c’est la troisième tournée que j’y fais; mais nous allons en Australie, que je n’ai jamais vue! Nous passons aux îles Sandwich, et nous jouons à Honolulu, devant la reine Pomaré! C’est assez nouveau, cela!

—Mais... vos habitudes, vos aises, cet hôtel, ce hall, vos amis?...

—Je les retrouve tous en revenant! Et mon plaisir est doublé d’en avoir été si longtemps privée! D’ailleurs, pour ne parler que du confortable matériel, nous voyageons comme des princes; très souvent, on frète un train rien que pour nous et nos bagages. Il y a là-bas tout un énorme «car» qui s’appelle le «wagon-Sarah-Bernhardt». J’y ai une chambre à coucher superbe, avec un lit à colonnes; une salle de bain, une cuisine et un salon; il y a, en outre, une trentaine de lits, comme dans les sleepings, pour le reste de la troupe. Vous voyez comme c’est commode: le train étant à nous, nous le faisons arrêter quand nous voulons; nous descendons quand le paysage nous plaît; on joue à la balle dans la prairie, on tire au pistolet, on s’amuse. Et comme le compartiment est immense (ce sont trois longs wagons reliés entre eux), si l’on ne veut pas descendre, on relève les lits sur les parois et on danse au piano. Vous voyez qu’on ne s’ennuie pas!

—Vous-même, comment passez-vous votre temps durant ces interminables trajets de huit jours?

—Je joue aux échecs, aux dames, au nain jaune! Je n’aime pas beaucoup les cartes, mais quelquefois je joue au bézigue chinois, parce que c’est très long et que ça fait passer le temps. Je suis une très mauvaise joueuse, je n’aime pas à perdre. Cela me met dans des rages folles; c’est d’un amour-propre ridicule, c’est bête, mais c’est comme ça, je ne peux pas souffrir qu’on me gagne!

—Les paysages américains, quelles impressions en avez-vous?

—Je ne les aime pas. C’est grand, c’est trop grand: des montagnes dont on ne voit pas la cime, des steppes qui se perdent dans des horizons infinis, une végétation monstrueuse, des ciels dix fois plus hauts que les nôtres, tout cela vous a des airs pas naturels, ultra-naturels. De sorte que quand je reviens, Paris me fait l’effet d’un petit bijou joli, mignon, mignon, dans un écrin de poupée...

—Et le public?

—Le public ne peut me paraître que charmant: il m’adore. Dans les grandes villes d’Amérique tous les gens d’une certaine classe comprennent le français, et comme le prix des places est naturellement fort élevé, il y a beaucoup de ceux-là qui viennent m’entendre. A certains endroits, même, j’ai de véritables salles de «première» où on souligne des effets de mots, des intentions très fines de langue.

—Mais ceux qui ne comprennent pas le français?

—Il y a les livrets qu’on se procure avant la représentation et qui renferment le texte français avec la traduction en regard. Cela produit même un effet assez curieux: quand on arrive au bas d’une page, mille feuillets se tournent ensemble; on dirait, dans la salle, le bruit d’une averse qui durerait une seconde.

Je m’amusais infiniment à ces détails, et à la façon dont mon interlocutrice me les racontait. Je l’aurais bien interrogée jusqu’à demain; mais il était tard, et je devenais indiscret. Je posai vite ces quelques dernières questions:

—Quels sont les artistes qui vous accompagnent?

—Ils sont vingt-deux: les principaux sont, pour les hommes: Rebel, Darmon, Duquesnes, Fleury, Piron, Angelo, et un autre artiste dont l’engagement se discute encore; pour les femmes: Mmes Méa, Gilbert, Seylor, Semonson, Fournier.

—Votre répertoire?

—C’est mon répertoire courant: Théodora, la Tosca, Cléopâtre, etc., etc.

—Vos bagages?

—Quatre-vingts caisses environ.

—Quatre-vingts?...»

Elle rit de mon ahurissement.

«Bien sûr! J’ai au moins quarante-cinq malles de costumes de théâtre; j’en ai une pour les souliers qui en contient près de deux cent cinquante paires; j’en ai une pour le linge, une autre pour les fleurs, une autre pour la parfumerie; restent les costumes de ville, les chapeaux, les accessoires, que sais-je! Vraiment, je ne sais pas comment ma femme de chambre peut s’y reconnaître...

—Je suis indiscret peut-être en vous demandant quels sont vos intérêts?

—Pas du tout; ce n’est pas un mystère. J’ai trois mille francs par représentation, plus un tiers sur la recette, ce qui me fait une moyenne de 6.000 francs par représentation. Ah! j’oubliais 1.000 francs par semaine pour frais d’hôtel, etc...»

Je me levai pour partir. Un grand danois tacheté blanc et noir vint s’allonger près de sa maîtresse.

Je demandai:

«Vous l’emportez avec vous?

Elle caressait le chien, qui s’étirait:

—Oh! oui, ma Myrta! et avec elle Chouette et Tosco. Je les aime tant! et elles me le rendent si bien, ces excellentes bêtes...

—Vous devriez bien,—insinuai-je,—m’emmener avec elles...»

Elle releva sa taille de princesse chimérique, et, fixant sur moi ses yeux d’un bleu changeant, ses yeux qui charmeraient les bêtes de l’Apocalypse, elle répondit:

«Pourquoi pas? Si vous voulez. Qu’est-ce que vous serez?

—Porte-bouquets. N’en aurai-je pas ma charge?»

L’INTERDICTION DE «THERMIDOR»

28 janvier 1891.

Comme on ne parlait, hier, à Paris, que de sifflets à roulette, de clefs forées et de pommes cuites dont les provisions faites dans la journée devaient être dirigées, le soir, vers le Théâtre-Français, j’ai voulu, dans l’après-midi, aller prendre un peu l’air de ce côté-là...

En montant les premières marches de l’escalier de l’administration, j’entends une voix de cuivre qui sonne et je hume une forte odeur de poudre. Je continue à monter. Arrivé sur le palier du premier étage, je reconnais dans un groupe assez nombreux: Coquelin aîné, Jean Coquelin, Laugier, Villain, Mesdames Fayolle, Bartet, Reichenberg, etc. et, adossé à la rampe du palier, M. Georges Laguerre, député. Je demande à un huissier à voir M. Claretie; j’apprends que M. l’administrateur-général est, depuis midi, en grande conférence fermée avec M. Victorien Sardou et avec M. Larroumet, directeur des Beaux-Arts.

Je prends le parti d’attendre, d’autant plus volontiers que, sur ce palier, où je fais les cinq pas, la conversation du groupe continue, et que les voix montent, et que, sans indiscrétion, presque malgré moi, j’entends toutes les choses que je voulais savoir. Pourquoi ne les répéterais-je pas?

M. Laguerre.—Vous savez qu’il y a cent cinquante siffleurs loués pour ce soir?

M. Coquelin, boutonné jusqu’au col, ainsi qu’un pasteur protestant, répond, en haussant les épaules:

—Ah bah! alors c’est la bonne cabale! C’est indigne et c’est idiot! Mais que voulez-vous? C’est la lutte, mes enfants, la lutte! Après tout, tant mieux! nous lutterons...

Mme Fayolle blaguant.—C’est égal, mon vieux, pour tes débuts c’est dommage... C’est peut-être ta carrière brisée... Un jeune homme de si grand avenir!

Coquelin.—Hélas!

Coquelin fils.—Ça, une pièce réactionnaire?

Coquelin.—Ils sont fous, ma parole d’honneur! Mais c’est, au contraire, une pièce républicaine, mais républicaine honnête, mais républicaine modérée. D’un bout à l’autre de mon rôle est-ce que je n’exalte pas la République de 89, la fête de la Fédération célébrant la fin du despotisme, du privilège et du bon plaisir, l’avènement du droit, le triomphe des théories de liberté et de fraternité? C’est superbe, au contraire, et le plus farouche égalitaire de bonne foi n’en retrancherait pas un mot!

M. Laguerre.—C’est évident... (Doucement): Est-ce qu’on ne s’en prend pas à vous aussi un peu? Ne dit-on pas que vous êtes enchanté de jouer enfin un rôle politique pour dire son fait à la canaille?...

Un temps.

M. Coquelin, croisant les bras, fronçant les sourcils, a l’air d’apostropher M. Laguerre:

—Bien sûr! à la canaille! (Pompeux): Ce que j’aime dans une démocratie c’est le peuple! le peuple, entendez-vous! J’en suis, moi, du peuple, je ne le nie pas, on le sait bien,—et je ne l’ai jamais caché,—et je m’en fais gloire! Je suis un républicain de la première heure... (Sur un ton de récitatif): Je me souviens encore du temps où, avec Gambetta, nous allions dans les faubourgs, lui, faisant des conférences, moi, récitant des poésies populaires... ça signifie quelque chose, ça! (La voix monte): Oui, je connais le peuple! et je l’aime! Mais la canaille, voyez-vous, la canaille, je m’en fous!

M. Laguerre.—C’est évident.

Mlle Bartet, délicieusement pâle, assise sur le grand canapé de velours du palier, sourit.

M. Laguerre (doucement).—Ils sont capables de faire interdire la pièce.

Coquelin (clamant).—Ah! ah! s’ils font cela, je leur fous ma démission! C’est bien simple, je leur fous ma démission! Qu’est-ce que ce serait qu’un théâtre comme ça! un théâtre où on a interdit Mahomet parce qu’on a eu peur d’un Teur!... (M. Coquelin rêve un moment et il ajoute): D’ailleurs, ça n’est pas possible; demain, s’il y a interpellation, comme on le dit, le gouvernement ramassera une grosse majorité. Le gouvernement... il l’a lue, la pièce, tous les ministres l’ont lue, ils seront donc obligés de démissionner en corps, si on leur fait échec... Alors, moi, je les engage, tous, pour une tournée...

Mme Fayolle.—Il paraît que M. Constans n’est pas content de la pièce...

Coquelin.—Ça n’est pas possible... J’ai dîné l’autre jour avec lui, et il m’a dit à moi-même: «J’ai lu la pièce, et elle m’a paru très bien.»

M. Laguerre serre les mains et s’en va. Les autres s’en vont aussi. Mlle Reichenberg, en descendant l’escalier, lance à M. Coquelin, affalé sur le canapé:

—Je ne te dis pas: Bon courage! à toi, vieux lutteur!

CHEZ M. CLARETIE

A ce moment, un huissier m’appelle et me conduit dans le cabinet de M. Claretie. Aimable et accueillant comme toujours, il me dit, en me tendant la main:

«Je devine ce qui vous amène!

—La tempête!» lui dis-je.

Et, souriant de son sourire doux et pâle, il rectifie:

«Oh! la bourrasque...

—Si vous voulez. Mais encore, comment l’expliquez-vous?

—Ne me le demandez pas.

—Alors, comment la recevez-vous?

—Voici. J’ai fait rentrer, avec une pièce qui allait être jouée à la Porte-Saint-Martin, un artiste éminent pour interpréter l’œuvre d’un maître de la scène. Ce que je pense de cette œuvre? L’ayant reçue avec le comité qui a voté à l’unanimité et dont la majorité est notoirement républicaine—je n’ai pas à la juger, mais je puis vous dire qu’elle contient, entre autres beautés, une scène, celle des Dossiers, que j’appelais aux répétitions «des Pattes de Mouche devenues cornéliennes». La critique en a dit autant.

»Quant à la pièce, c’est un tableau, le tableau d’une journée particulière, et quand je disais à Sardou, dont les deux héros sont républicains et se déclarent même dantonistes, qu’il pouvait mettre de la lumière à ses ombres, il me répondait:

—«C’est une autre pièce, c’est la prise de la Bastille, c’est Valmy, c’est Jemmapes, c’est la frontière délivrée, c’est ce que je dis: les aigles impériales fuyant devant le drapeau tricolore. Mais ce n’est pas un drame où j’essaie de faire parler les gens qui veulent renverser Robespierre, comme ils on pu en parler, comme ils en ont parlé!»

«Du reste, ajoute M. Claretie, encore une fois je ne veux pas discuter sur ce point. Je tiens seulement à vous dire que, libéral avant tout et républicain d’avant 70, républicain de toujours (puisque en entrant aux Tuileries j’ai vu mon nom sur des listes de proscription datant de 1859), je ne crois pas qu’on puisse dénier à un homme de lettres le droit de produire une œuvre d’art sur un théâtre...

—... Un théâtre subventionné? objectai-je.

—... Sur un théâtre où Louis-Philippe a laissé crier: Vive la République! en pleine royauté, et où j’ai, sous l’avant-scène de Napoléon III acclamé la tirade du conventionnel Humbert et demandé bis avec une partie de la salle qui regardait, tour à tour, Bressant hésitant et l’Empereur très pâle mais impassible.

«En fin de compte, la République peut-elle être moins libérale que Louis XIV qui fit jouer Tartuffe, et Louis XVI qui laissa jouer le Mariage de Figaro?

«Je ne suis pas un profiteur de révolution, comme a dit Camille Desmoulins. J’ai demandé la liberté à la fois pour moi, et pour les autres. Et j’étais de ceux qui ont conspué les siffleurs d’Henriette Maréchal...»

Dans la soirée, me promenant, curieux, par les couloirs du foyer des artistes de la Comédie-Française, je rencontrai M. Claretie, qui me dit:

«On vient de siffler une tirade de Camille Desmoulins.»

Avant de finir, un mot d’ouvreuse, au moment où la salle tremblait sous les trépignements et les sifflets:

«Ma chère, j’en tremble toute... Je n’ai pas vu ça depuis Daniel Rochat

UN PROJET DE RÉVOLUTION AU
THÉATRE-FRANÇAIS

CHEZ M. EDMOND DE GONCOURT
CHEZ M. BECQUE

12 février 1891.

Un écho aux allures mystérieuses annonçait ces jours-ci qu’une pétition circulait à huis clos dans le monde des lettres, et tendait à l’annulation ou à la révision du légendaire Décret de Moscou qui régit l’administration de la Comédie-Française depuis 1812. Notre confrère ajoutait, tout aussi mystérieusement, que le promoteur de cette pétition était un député influent qui, dernièrement, avait lui-même attaché le grelot à la Chambre.

Une enquête était tout indiquée; je l’ai faite, et en voici le résultat.

Le «grelot» a été agité au Palais-Bourbon lors de la discussion sur l’interdiction de Thermidor, et le député influent qui l’a mis en branle est M. Clémenceau. Le cheval de bataille des pétitionnaires est l’abolition du fameux comité de lecture du Théâtre-Français; les questions subsidiaires sont les relations de l’art et de l’État, le principe des subventions, etc., etc.

J’avais appris que deux des signataires de la pétition étaient M. de Goncourt et M. Henry Becque. Pourquoi avaient-ils signé?

CHEZ M. EDMOND DE GONCOURT

Il me dit:

«Oui, j’ai signé, et j’ai signé les yeux fermés, c’est le cas de le dire, puisque je n’ai seulement pas lu le papier. De même, Daudet, qui est arrivé chez moi quand on me présentait la pétition, y a mis son nom sans plus regarder. On nous a dit qu’il s’agissait de la suppression du décret de Moscou... Comment hésiter? En effet, théoriquement, y a-t-il rien de plus illogique que de voir un écrivain jugé par ses interprètes! C’est l’ouvrier critiqué par son outil, le violon qui fait des remontrances au virtuose! Et, en pratique, rien est-il plus insupportable pour un homme de lettres que de voir son œuvre épluchée, discutée, censurée par des comédiens? Notez que je ne mets pas la moindre acrimonie dans ces considérations; je sais qu’il y a au Théâtre-Français des artistes d’un grand talent, dont je suis le premier à reconnaître la valeur, parmi lesquels il en est sans doute d’intelligents; mais on me concèdera qu’un écrivain, lorsqu’il s’agit de la destinée d’une pièce qu’il a mis des mois à concevoir, à faire et à parfaire, a le droit de récuser comme juges ceux qui doivent l’interpréter? C’est là une question de dignité très naturelle et très respectable, il me semble.

»Voici pour la thèse générale. Les cas particuliers ne sont pas, j’en suis sûr, pour en atténuer la rigueur. Pour ma part, je n’oublierai jamais ce qui nous est arrivé, à mon frère et à moi, lors de la lecture au Comité du Théâtre-Français de notre pièce la Patrie en danger. Mon frère tenait beaucoup à cette pièce; nous y avions mis tout ce que nous pouvions y mettre de conscience et de talent. C’était mon frère qui lisait; moi, pendant ce temps-là, j’étais assis, j’écoutais et je regardais. L’un des sociétaires présents, et non le moins considérable,—je ne le nommerai pas—s’amusa durant toute la séance, à dessiner à la plume des caricatures (de qui? je n’en sais rien) qu’il passait ensuite en riant et en chuchotant à ses voisins... Je vis le manège, et je dus le supporter jusqu’au bout. Mais il m’a fallu, je vous l’assure, une patience d’ange pour ne pas me lever, prendre mon frère par le bras et emporter notre manuscrit.

—Par quoi, maître, demandai-je, remplacerait-on le Comité?

—Par un directeur tout seul! Car, même s’il est incompétent, il l’est toujours six ou sept fois moins que les six ou sept membres du comité de lecture. Ou bien, ce qui pourrait valoir mieux, par un comité de gens de lettres: cela apparaîtrait au moins plus normal et promettrait plus de garanties.

—Et, pour passer à un autre ordre d’idées, maître, toujours pas de Censure?

—Moins que jamais! me répondit l’illustre écrivain en souriant. La Fille Élisa et Thermidor sont loin, n’est-ce pas, d’être des arguments en sa faveur... On est venu m’interroger à ce propos, et on m’a fait dire que la Patrie en danger était bien plus réactionnaire que Thermidor. Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que ma chanoinesse était plus royaliste que n’importe quel personnage de la pièce de Sardou, et c’est vrai; mais j’ai ajouté que j’avais fait de mon bourreau un fou humanitaire dont le type a évidemment dû exister sous la Terreur. Maintenant, qu’on ait interdit Thermidor par mesure d’ordre, c’est possible et c’est soutenable; mais ce que je demanderais, si on consentait à m’écouter, c’est que la Censure une fois supprimée et le théâtre devenu enfin libre, les interdictions de pièces par mesure d’ordre ne soient que provisoires. Au bout de huit jours, par exemple, quand les passions se seraient un peu calmées, que la presse aurait eu le temps d’éclairer le public sur le pour et le contre de l’œuvre en discussion, le théâtre rouvrirait et la pièce reparaîtrait. Alors si, décidément, elle suscite des bagarres, qu’on l’interdise définitivement. Mais pas avant.

«Voyez-vous, conclut M. de Goncourt, en me reconduisant, la Censure, l’Art officiel, le décret de Moscou, tout cela est bien malade... Encore un petit coup d’épaule, et je crois bien que nous assisterons à un très significatif écroulement.....

CHEZ M. HENRY BECQUE

L’auteur des Corbeaux a quitté l’avenue de Villiers; il habite, à présent, rue de l’Université, à deux pas de la Revue des Deux-Mondes, non loin de l’Institut. Toujours la même simplicité spartiate. Là-bas, la concierge vous disait: «Au troisième, à gauche; il n’y a pas de paillasson, vous verrez!» Ici, le concierge vous dit: «Au troisième; cherchez bien, il y a un bout de ficelle pour tirer la sonnette.» M. Becque est le premier à plaisanter de son dédain pour les commodités de l’ameublement; ses amis y voient même une vertu, et ils doivent avoir raison.

«Mais non!—me dit M. Becque,—je n’ai rien signé du tout. Mes amis, les jeunes d’avant-garde, chaque fois qu’ils mijotent des projets révolutionnaires, me comptent, de parti-pris, parmi les leurs. Et ils ont raison. J’ai toujours été un peu batailleur, n’est-ce pas? Et ce que je suis le moins, c’est un bénisseur et un routinier. Ils le savent, et vous n’avez pas besoin de le répéter. C’est ce qui me mettra, d’ailleurs, très à mon aise pour dire ma façon de penser. Je n’ai pas vu la pétition, et je n’en ai entendu parler que par l’écho qui vous amène. Mais puisque vous me demandez, dès maintenant, mon avis sur la plus importante des réformes projetées par les pétitionnaires, c’est-à-dire sur la suppression du Comité de lecture du Théâtre-Français, je vais vous le dire, en deux mots.

»J’estime qu’il y a plus de garantie à être lu et apprécié par un Comité de six personnes, six artistes, en somme intelligents, et un directeur, que par un directeur tout seul, la plupart du temps tout à fait incompétent; un Comité, c’est déjà un petit public, où chacun apporte son impression, où les avis peuvent se combattre, se discuter, se contre-balancer. Un directeur, au contraire, une fois buté à un préjugé, à un parti-pris, n’a rien qui puisse l’en dégager. Et puis, un directeur ne lit pas de pièces! Il ne joue que celles qu’il a commandées, c’est depuis longtemps prouvé. Combien de fois Perrin ne me l’a-t-il pas dit: «Deux auteurs, deux pièces par an, une d’Augier, une de Dumas, je n’en demande pas plus pour le Théâtre-Français! De temps en temps, oui, un acte à un ami, à Meilhac, à Pailleron,—et c’est tout!» Et tous les directeurs sont pareils à Perrin. Avouez que je suis payé pour le savoir! Aux Français, au contraire, combien de pièces Got n’a-t-il pas fait recevoir en les apportant lui-même, Got et les autres! Ce n’est pas à moi à défendre la Comédie-Française, et je ne veux pas me poser en champion du décret de Moscou; ce rôle-là ne m’irait pas du tout. Mais, vraiment, je ne vois pas la révolution bienfaisante que viendrait apporter, dans le monde des auteurs dramatiques, la suppression du Comité de lecture. Ah! qu’on supprime ou plutôt qu’on remplace les deux vieux brisquards chargés de déchiffrer les manuscrits en première analyse! Ça, je ne demande pas mieux. Ils ont soixante-dix ans, sont farcis d’Augier et de Dumas, et tout ce qui n’est pas Augier et Dumas ne vaut pas la peine d’être lu par eux. On fend l’oreille aux officiers de soixante-cinq ans, ne pourrait-on pas en faire autant aux critiques surannés qui tiennent la place de plus jeunes et de plus compétents?

—Un Comité formé de gens de lettres ne vous paraît point préférable à un Comité d’artistes?

—Oh! les Comités de gens de lettres, je les connais! Comme il ne pourrait être composé que de gens de lettres de deuxième ordre, ils seraient tous dans la main du directeur, et cela ne changerait absolument rien. La Rounat en avait institué un à l’Odéon, il le rendait responsable des mauvaises pièces qui rataient, que souvent lui-même avait imposées, et jamais le Comité n’a fait accepter un acte qui avait déplu à La Rounat!

—Admettez-vous, en principe, l’immixtion de l’État dans les théâtres?

—Il ne peut pas y avoir de principe raisonnable à cet égard-là. J’admets l’intervention de l’État, quand le baron Taylor, commissaire du gouvernement, fait représenter Hernani; je l’admets quand le représentant officiel s’appelle Édouard Thierry, qu’il est éclairé, compétent et hardi et qu’il ouvre les portes du théâtre à des œuvres de valeur; et, enfin, je l’aime de toutes mes forces quand un ministre, qui s’appelle M. Bourgeois, fait jouer la Parisienne malgré un directeur qui n’en veut pas!»

CONVERSATION AVEC M. MAURICE MAETERLINCK

17 mai 1893.

Depuis qu’Octave Mirbeau présenta, dans l’éclatante et enthousiaste monographie que l’on se rappelle, M. Maurice Maeterlinck aux lecteurs du Figaro, la réputation de l’auteur de la Princesse Maleine n’a fait que grandir. A l’heure actuelle, aux yeux de presque toute la jeune génération littéraire, il représente, à tort ou à raison, celui qui doit vaincre en son nom; à tort, peut-être, car le poète des Aveugles n’a rien du chef d’école, ni le dogme inébranlable, ni la combativité, ni la vanité ambitieuse; à raison, peut-être aussi, car la lutte peut avoir lieu sans lui et son esthétique est assez large et assez élevée pour grouper indistinctement toutes les forces idéalistes qui s’apprêtent à la bataille.

Or, aujourd’hui, au théâtre des Bouffes-Parisiens, à une heure et demie, par les soins du poète Camille Mauclair et de M. Lugné-Poë, doit être représentée la dernière œuvre de Maeterlinck: Pelléas et Mélisande.

Beaucoup de curiosité entoure cette représentation; le nouveau drame trouvera-t-il le succès que l’Intruse et les Aveugles reçurent d’un public d’élite? Dans tous les cas, les vieilles querelles sur l’art ancien et l’art nouveau vont renaître.

J’en profite pour présenter aujourd’hui, à mon tour, M. Maurice Maeterlinck vivant. Car, chose au moins singulière, il n’y pas vingt personnes à Paris qui connaissent le poète gantois! Depuis trois ans qu’on le lit, qu’on le discute, personne ne l’a vu ici jusqu’à ces jours derniers; son nom a rempli les feuilles littéraires et boulevardières et Octave Mirbeau, qui mit si courageusement son nom à côté de celui de Shakespeare, Mirbeau qui lui créa, du jour au lendemain, sa réputation, n’a pas réussi à attirer ce jeune homme modeste et timide à Paris, et il ne l’a jamais vu...

Mais dernièrement il céda aux objurgations des organisateurs de Pelléas et Mélisande et consentit à grand’peine à venir surveiller les répétitions. Je l’ai rencontré hier. C’est un grand garçon de trente ans, blond, aux épaules carrées, dont la figure très jeune—une moustache d’adolescent et le teint rose—sérieuse et facilement souriante, est toute de franchise et de sensibilité; seul le front est creusé de rides: quand il parle, les lèvres ont des tressaillements nerveux et, à la moindre animation, les tempes battent et on voit les artères se gonfler. Il parle d’une voix douce et comme voilée (la voix des grands fumeurs de pipe), en phrases très courtes, avec une hésitation qu’on dirait maladive, comme s’il a vraiment peur des mots ou qu’ils lui font mal.

«Je voudrais vous parler, ou plutôt vous faire parler un peu de votre pièce,» lui dis-je.

Il rit aimablement et répondit par petits morceaux, laborieusement sortis:

«Mon Dieu... je n’ai rien à en dire, c’est une pièce quelconque, ni meilleure ni plus mauvaise, je suppose, que les autres... Vous savez, un livre, une pièce, des vers, une fois écrits, cela n’intéresse plus... Je ne comprends pas, je l’avoue, l’émotion vécue pas les auteurs, dit-on, à la première représentation de leurs œuvres. Pour moi, je vous assure que je verrais jouer Pelléas et Mélisande comme si cette pièce était de quelqu’un de ma connaissance, d’un ami, d’un frère,—même pas, car pour un autre, je pourrais ressentir des craintes ou des joies qui me resteront sûrement inconnues tant qu’il s’agira de moi.»

C’est sur ce ton de simplicité charmante et de sincère détachement que se continua longtemps la conversation de M. Maeterlinck. J’aurais tant voulu répéter ici les opinions et les jugements du poète-philosophe sur les choses et sur les hommes du présent et du passé! Quelle saveur profonde, quel pittoresque inattendu dans ses moindres propos!... Mais le cadre de cet article hâtif ne se prête pas à de tels développements.

Et puisque j’ai enfin réussi à tirer de l’auteur de l’Intruse, dans une heure d’expansion, ce qu’il s’est toujours refusé jusqu’à présent à livrer au public, c’est-à-dire des théories sur l’art dramatique—et presque une préface de son théâtre—je m’empresse de les noter ici.

Donc, après s’être longuement fait tirer l’oreille, il dit:

«Il me semble que la pièce de théâtre doit être avant tout un poème; mais comme des circonstances, fâcheuses en somme, le rattachent plus étroitement que tout autre poème à ce que des conventions reçues pour simplifier un peu la vie nous font accepter comme des réalités, il faut bien que le poète ruse par moments pour nous donner l’illusion que ces conventions ont été respectées, et rappelle, çà et là, par quelque signe connu, l’existence de cette vie ordinaire et accessoire, la seule que nous ayons l’habitude de voir. Par exemple, ce qu’on appelle l’étude des caractères, est-ce autre chose qu’une de ces concessions du poète?

»A strictement parler, le caractère est une marque inférieure d’humanité; souvent un signe simplement extérieur; plus il est tranché, plus l’humanité est spéciale et restreinte. Souvent même ce n’est qu’une situation, une attitude, un décor accidentel. Ainsi, enlevez, par exemple, à Ophélie son nom, sa mort et ses chansons, comment la distinguerai-je de la multitude des autres vierges? Donc, plus l’humanité est vue de haut, plus s’efface le caractère. Tout homme, dans la situation d’Œdipe roi, qu’il soit avare, prodigue, amoureux, jaloux, envieux, etc., etc., agirait-il autrement qu’Œdipe?

»Ibsen, par endroits, ruse admirablement ainsi. Il construit des personnages d’une vie très minutieuse, très nette et très particulière, et il a l’air d’attacher une grande importance à ces petits signes d’humanité. Mais comme on voit qu’il s’en moque au fond! et qu’il n’emploie ces minimes expédients que pour nous faire accepter et pour faire profiter de la prétendue et conventionnelle réalité des êtres accessoires le troisième personnage qui se glisse toujours dans son dialogue, le troisième personnage, l’Inconnu, qui vit seul d’une vie inépuisablement profonde, et que tous les autres servent simplement à retenir quelque temps dans un endroit déterminé. Et c’est ainsi qu’il nous donne presque toujours l’impression de gens qui parleraient de la pluie et du beau temps dans la chambre d’un mort.»

J’interrogeai:

«Comment jugez-vous, à ce point de vue, le théâtre antique?

—Les Grecs, eux, y allaient plus franchement, parce qu’ils avaient moins que nous d’habitudes mauvaises. Ils s’attardaient peu au choc des hommes entre eux et s’attachaient presque uniquement à étudier le choc de l’homme contre l’angle de l’inconnu qui préoccupait spécialement l’âme humaine en ce temps-là: le destin. Pourquoi ne pourrait-on pas faire ce qu’ils ont fait, simplifier un peu le conflit des passions entre elles et considérer surtout le choc étrange de l’âme contre les innombrables angles d’inconnu qui nous inquiètent aujourd’hui? Car il n’y a plus seulement le Destin: nous avons fait, depuis, de terribles découvertes dans l’inconnu et le mystère, et ne pourrait-on pas dire que le progrès de l’humanité c’est, en somme, l’augmentation de ce qu’on ne sait pas?

» N’est-ce pas ce que fait Ibsen? On pourrait lui reprocher seulement de n’avoir pas été assez sévère dans le choix de ces chocs; les Grecs voulaient avant tout le choc de la beauté pure (l’héroïsme, beauté morale et physique) contre le Destin. Mais la beauté pure exige de grands sacrifices et de grandes simplifications que nous n’osons pas encore tenter. Nous sommes tellement imprégnés de la laideur de la vie que la beauté ne nous semble plus ou pas encore la vie; et cependant, même dans un drame en prose, il ne faudrait pas admettre une seule phrase qui serait un prosaïsme dans un drame en vers, parce que le prosaïsme, en soi, n’est pas une chose soi-disant basse, mais une dérogation aux lois mêmes de la vie.

—Votre idéal de réalisation, à vous, comment l’expliqueriez-vous? demandai-je.

—En somme, répondit-il, de sa voix peureuse toujours égale, en attendant mieux, voici ce que je voudrais faire: mettre des gens en scène dans des circonstances ordinaires et humainement possibles (puisque l’on sera longtemps encore obligé de ruser), mais les y mettre de façon que, par un imperceptible déplacement de l’angle de vision habituel, apparaissent clairement leurs relations avec l’Inconnu.

»Tenez, un exemple pour préciser ceci:

»Je suppose que je veuille mettre à la scène cette petite légende flamande que je vais vous raconter (ce serait, d’ailleurs, impossible parce qu’elle nous paraît encore trop fabuleuse et que l’intervention de Dieu y est trop visible, et nous avons de si mauvaises habitudes que nous ne voulons admettre l’intervention du mystère que lorsqu’il nous reste un moyen de la nier). Mais je prends cet exemple, parce qu’il est simple et clair et me vient à l’esprit en ce moment.

»Un paysan et sa femme sont attablés un dimanche devant leur maisonnette, prêts à manger un poulet rôti. Au loin, sur la route, le paysan voit venir son vieux père, cache précipitamment le poulet derrière lui, pour n’être pas obligé de le partager avec ce convive inattendu. Le vieux s’assoit, cause quelque temps et puis s’éloigne sans se douter de rien. Alors le paysan veut reprendre le poulet; mais voilà que le poulet s’est changé en un crapaud énorme qui lui saute au visage, et qu’on ne peut jamais plus arracher et qu’il est obligé de nourrir toute sa vie pour qu’il ne lui dévore pas la figure.

»Voilà. L’anecdote est symbolique, comme, d’ailleurs, toutes les anecdotes et tous les événements de la vie. Seulement, ici, et c’est bien le cas de le dire, le symbole saute aux yeux. Qu’en peut-on faire? Irai-je étudier l’avarice du fils, l’horreur de son acte, la complicité de sa femme et la résignation du vieillard? Non! Ce qui m’intéressera avant tout, c’est le rôle terrible que ce vieillard joue à son insu: il a été, là, un moment, l’instrument de Dieu; Dieu l’employait, comme il nous emploie ainsi, à chaque instant; il ne le savait pas, et les autres croyaient ne pas le savoir; et, cependant, il doit y avoir un moyen de montrer et de faire sentir qu’en ce moment le mystère était sur le point d’intervenir...»

SIBYL SANDERSON

16 mars 1894.

J’ai causé hier une demi-heure avec Mlle Sibyl Sanderson.

Elle était vêtue d’une toilette noire, aux manches de dentelle amples et légères; une longue chaîne d’or semée de perles faisait deux fois le tour de son buste élégant, et dans ses lourds cheveux fauves, savamment ondulés, plongeait un large peigne d’or; à ses doigts, chargés de diamants, de perles roses et de rubis, des éclairs dansaient. Elle était nonchalamment assise dans un fauteuil; à côté d’elle, sur un vaste canapé, un grand monsieur américain assistait à la conversation, avec un immense bouquet de bleuets à la boutonnière.

Sans presque plus d’accent anglais, elle me raconte brièvement son histoire déjà connue: sa naissance à Sacramento (Californie), de parents américains; six mois passés au Conservatoire de Paris, où elle fut admise au milieu de l’année, exception qui la flatta beaucoup; ses professeurs: d’abord Mme Sbriglia, qui enseigna également aux frères de Reszké; puis Mme Marquési, dont elle est restée l’élève. Puis ses débuts à La Haye, en 1888, dans Manon, sous un nom d’emprunt, par prudence. Paris, en 1889, cent représentations d’Esclarmonde «que M. Massenet avait écrite pour moi». Bruxelles (Manon, Roméo et Juliette, Faust, etc.). Ensuite Covent-Garden (Manon); retour à l’Opéra-Comique où elle joue Phryné, «que M. Massenet avait écrite pour moi»; Lackmé, saison à Saint-Pétersbourg; «enfin, conclut-elle, entrée à l’Opéra avec Thaïs, que M. Massenet a écrite pour moi. Voilà!»

Mais je voulais, pour cet événement si parisien qu’est un début de Mlle Sanderson à l’Opéra, dans une première de M. Massenet, obtenir d’elle quelques confidences inédites sur ses goûts, ses préférences artistiques, ses idées sur la nouvelle musique, sur les jeunes auteurs—et sur les vieux.

Elle me dit avec un très gracieux sourire:

«Demandez-moi tout ce qu’il vous plaira, questionnez-moi; je vous dirai tout ce que vous voudrez!»

Sur cette bonne promesse, j’interrogeai:

«Eh bien donc! mademoiselle, quel musicien préférez-vous?»

Elle sourit, ses yeux gris se plissèrent railleusement et elle me répondit:

«Ah! vous voudriez bien savoir cela! Eh bien! non, ça, je ne peux pas vous le dire...

—Alors, dites-moi la partition qui a vos préférences?»

Elle éclata de rire, puis:

«Mais c’est la même chose! Non, vraiment, je ne peux pas...

—Alors, répétai-je, dites-moi quel est le rôle que vous avez eu le plus de plaisir à jouer?»

Elle rit encore:

«Mais tous! tous! C’est toujours celui que je joue que je préfère!»

Ainsi fixé, il me restait à m’informer de différents détails que la jolie cantatrice ne me refuserait pas, sans doute. C’est ainsi que j’appris successivement qu’elle gante 5-3/4, qu’elle mesure cinquante-deux centimètres de tour de taille, que sa fleur d’élection est la violette, mais qu’elle ne déteste pas le copieux bifteck saignant et les larges rôtis, qu’elle se lève ordinairement entre neuf heures et dix heures, mais que les jours où elle doit chanter elle reste au lit jusqu’à trois heures après-midi et dîne à quatre heures; de plus, elle n’a jamais songé ni à la mort, ni au suicide,—car pourquoi?—ce sont là des choses qui ne la préoccupent pas; ce corps admirable se refuse à choisir entre l’enterrement et la crémation; elle m’a dit aussi qu’elle aime la peinture, mais qu’elle n’y connaît rien; elle lit, certes! un peu de tout, elle m’a cité Musset et Maupassant, et aussi le Disciple, de Bourget, qu’elle vient justement de terminer, et qu’elle trouve exquis; je sais aussi qu’elle n’aime pas le monde, mais qu’en revanche elle raffole du théâtre, des petits théâtres gais, où elle va très souvent; abonnée du Théâtre-Libre, d’ailleurs; sa main, que j’ai regardée un instant, en chiromancien, est chaude et la peau en est sèche, les doigts sont courts mais assez effilés; pourtant c’est la main d’une femme calme et sûre d’elle-même, sans emportement de passion, très avisée, logique et raisonneuse. J’ai vu aussi son pied; comme je lui demandais sa pointure, elle étendit prestement la jambe, et je vis apparaître, sur le bas de soie noire, un étroit petit pied chaussé d’un fin soulier de chevreau à boucle d’argent.

«Je ne sais pas la mesure!» s’écria-t-elle en riant.

Le visiteur aux bleuets riait, lui aussi, bien plus fort, à toutes les questions et à toutes les réponses de cette confession, et, de temps en temps, lançait, au milieu de ses éclats de rire, quelques mots d’anglais que je ne comprenais pas.

Un parfum pénétrant flottait dans l’air. Je demandai à Thaïs:

«Quel est le nom de ce parfum?

—Oh non! oh non! protesta-t-elle, je ne peux pas vous le dire, impossible! Je ne veux pas que tout le monde ait le pareil, et je ne le dis à personne, absolument!»

Je m’inclinai une fois de plus, et, pour me rattraper:

«Au moins, dites-moi quel est le peuple que vous préférez?»

Elle eut cette franchise:

«Pour le moment, ce sont les Français! Je les adore, ils sont si gentils, si charmants! C’est que je suis très Parisienne de cœur, moi, savez-vous? Bien plus que beaucoup de vraies Parisiennes!

—Alors quelle est la campagne que vous aimez?

—Oh! c’est bien simple, celle où il n’y a pas de vaches, ni de cochons, ni de veaux, ni de fumier!»

Je m’en allais. Elle me dit encore d’un ton ravissant:

«Je n’aime pas qu’on soit méchant avec moi, j’aime qu’on m’aime!»

Telle est et ainsi pense la Thaïs de M. Anatole France et de M. Massenet.

LE CAPITAINE FRACASSE

DEUX VERSIONS D’UNE MÊME LÉGENDE

12 octobre 1896.

Tout le monde connaît, au moins par ouï-dire, la querelle tenace faite par l’auteur du Capitaine Fracasse à M. Porel, alors directeur de l’Odéon.

Il nous a paru piquant, au lendemain de la représentation de ce drame, célèbre avant la lettre, de demander à M. Porel, qui s’était peu défendu jusqu’à présent, de résumer pour nous les éléments de ce litige qui dura dix années, comme au moyen âge les querelles des preux.

M. Porel a bien voulu se prêter à notre curiosité, et on lira ci-dessous sa version. Mais quand nous avons eu les explications de M. Porel, l’idée nous est venue de demander à M. Bergerat de revenir une fois encore sur ses griefs, et, comme il y a consenti, on lira ci-dessous, en regard l’une de l’autre, les deux versions—quelquefois contradictoires.

VERSION DE M. POREL VERSION DE M. ÉMILE BERGERAT

«J’avais monté le Nom de Bergerat et même joué personnellement un rôle d’abbé qui avait eu du succès. J’étais en des termes incertains avec l’auteur. Sa pièce n’ayant pas fait d’argent, La Rounat et moi ayant été forcés de la retirer de l’affiche, il avait dû m’en conserver une rancune que je ne méritais pas. Un jour, Paul Mounet me dit: «J’ai vu Bergerat, il veut faire pour moi un Capitaine Fracasse. Avez-vous quelque chose contre lui?—Du tout, lui répondis-je, le roman est célèbre, l’auteur a du talent, la pièce se passe à l’époque Louis XIII, époque intéressante et jolie, il n’y a justement pas un seul costume Louis XIII à l’Odéon, c’est une occasion de s’en munir pour le répertoire. Allons-y du Capitaine Fracasse!» Mounet en parle immédiatement à Bergerat, qui vient me voir et me dit qu’il va commencer la pièce... C’est ici le point initial de la légende connue.

»Bergerat, sans me communiquer aucun scénario, commença sa pièce. Il m’écrivit de la campagne où il était: «J’ai fini mon premier acte, voulez-vous venir l’entendre?» J’allai donc à Saint-Lunaire, spécialement. Je reconnais que Bergerat me fit une hospitalité tout à fait écossaise, et qu’il me lut le premier acte de sa comédie. A mon premier étonnement—car nous étions convenus d’une pièce en prose—il me lut un acte en vers, le premier, un très joli acte, ma foi! Je lui dis, comme Mac-Mahon: «Vous êtes le nègre, continuez!» De retour à Paris, un jour que je dînais chez Vacquerie, je lui dis: «Bergerat fait un Capitaine Fracasse en vers.» Vacquerie me dit: «Mais il est fou! Pourquoi diable mettre en vers un roman en prose?»

»A l’ouverture de la saison, Bergerat vint un jour chez moi, un fort rouleau sous le bras. C’était le manuscrit du Capitaine Fracasse: «Eh bien! donnez-moi la pièce, lui dis-je, quoique en vers—puisqu’elle devait être en prose—si elle me va, comme je l’espère, nous la jouerons cet hiver.» Bergerat me répond: «Ah! non! je ne laisse pas mon manuscrit sans savoir exactement quand je serai joué.» Je lui fis remarquer qu’il était dans toutes les habitudes des directeurs de lire d’abord les pièces qu’ils ont à recevoir. Il insista, j’insistai; et, comme deux Normands, nous nous entêtâmes tellement, ma foi! que, fâché un peu plus que de raison, je crois, je lui fis comprendre que la question pouvant s’éterniser ainsi, il fallait nous en tenir là, et qu’il eût désormais à rester chez lui.

»Le lendemain, au lieu d’une lettre de Bergerat, que j’attendais, pouvant me demander même des explications sur ce mouvement d’humeur compréhensible, mais exagéré, je reçus une lettre de M. Castagnary, alors directeur des beaux-arts. Dans cette lettre, il y avait cette phrase: «Monsieur le directeur, je n’admettrai jamais que quelqu’un de mon administration manque d’égards au gendre de Théophile Gautier.» Je répondis immédiatement à M. Castagnary que ceci ne regardait nullement l’administration, que si M. Bergerat avait à se plaindre de moi, il savait où me trouver. J’étais déjà, dès ma deuxième année, peu disposé à voir l’administration s’immiscer sans raison dans les affaires d’un théâtre aussi difficile que l’Odéon... Deuxième missive du directeur des beaux-arts répondant, cette fois, d’une façon courtoise: «Monsieur le directeur, puisque vous voulez bien me donner des explications au sujet de votre entrevue avec M. Bergerat, je vous attendrai à telle heure, à mon cabinet.» Nouvelle réponse de ma part: «Monsieur le directeur, je n’ai rien à vous dire de plus que ce que je vous ai dit dans ma première lettre. Je regrette que, sans m’avoir écouté, vous m’avez déjà infligé une sorte de blâme que je ne puis accepter. J’aurai donc le regret de ne pas me rendre à votre rendez-vous...»

»Mais je me demandais pourquoi M. Bergerat n’avait pas voulu me laisser le manuscrit du Capitaine Fracasse, puisque je lui avais commandé la pièce. J’en eus, deux jours après, l’explication dans le Figaro, où je lus, au Courrier des théâtres: «M. Bergerat lit aujourd’hui, au Comité de lecture de la Comédie-Française, le Capitaine Fracasse, comédie en cinq actes et en vers.» L’incident me paraissait dès lors terminé, pour ma part, lorsque la pièce fut refusée à la Comédie-Française! Bergerat eut alors une idée qu’après dix ans passés je trouve encore charmante! Il m’écrivit: «Vous m’avez commandé le Capitaine Fracasse, je tiens la pièce à votre disposition...»!! Je lui répondis sur-le-champ qu’après le refus de la Comédie je me trouvais dégagé vis-à-vis de lui et que je ne voulais plus lire sa pièce!

»Bergerat m’attaqua alors devant la Société des auteurs pour me demander l’indemnité prévue dans les traités. Je fis aisément comprendre à ces messieurs que je ne devais rien à M. Bergerat, puisqu’il avait porté sa pièce autre part!

»Et je ne connaissais toujours pas le Capitaine Fracasse!

»A ce sujet même, Bergerat fit une série d’articles contre la Société des auteurs, articles charmants du reste, mais qui ne prouvaient pas davantage contre elle que contre moi lorsqu’il avait inventé à mon usage le mot tripatouillage pour une pièce que j’ignorais!

»Depuis, à chaque nouveau ministère—et vous savez combien ils sont éphémères,—chaque ministre des beaux-arts me faisait appeler et me demandait toujours de jouer la pièce de Bergerat; et je répondais toujours au ministre que je ne voulais pas la jouer!

»Arriva M. Lockroy au ministère des beaux-arts. Il renouvela mon privilège pour quatre ans; j’étais avec lui en de meilleurs termes qu’avec ses prédécesseurs, j’étais même son obligé. Naturellement, il me parla du Capitaine Fracasse! Il me demanda: «Vous ne trouvez donc pas la pièce bonne?» Je lui répondis: «Mais je ne connais que le premier acte que j’ai toujours trouvé charmant!—Voulez-vous connaître le reste?—Si vous le désirez...»

»Armand Gouzien, alors commissaire du gouvernement, m’apporta donc le manuscrit, et c’est ici que le «tripatouillage» commence! Je pris enfin connaissance de la pièce. A ma grande stupeur, l’auteur avait supprimé tout l’élément du quatrième acte, c’est-à-dire la reconnaissance du frère et de la sœur!

»Mes rapports avec Bergerat étaient à ce moment poussés à l’état aigu, il m’attaquait tous les jours dans tous les journaux de Paris. J’écrivis donc à Lockroy—et non à lui—que j’avais lu le manuscrit qu’il m’avait fait remettre et qu’à mon grand étonnement l’auteur avait négligé de traiter le point culminant du roman, que la pièce était, par conséquent, incomplète et injouable. Un mois après, je reçois une lettre de Bergerat à laquelle je ne m’attendais vraiment pas! Il m’y disait:

«J’ai fait les changements que vous m’avez demandés, voilà le manuscrit. Quand entrons-nous en répétitions?» Je lui envoyai son manuscrit, simplement.

»Mais ce n’est pas encore tout!

»Nouveau ministre, nouvelle recommandation pour le Capitaine Fracasse. C’était, cette fois, M. Bourgeois. Il me fit appeler, me dit que la subvention de l’Odéon ne tenait plus qu’à un fil, qu’on voulait faire des économies, que Bergerat avait des amis dans le Parlement, que je devais jouer le Capitaine Fracasse. Je lui répondis qu’on ferait ce qu’on voudrait de la subvention de l’Odéon, mais que je ne dépenserais jamais 50,000 francs pour monter la pièce d’un homme avec qui j’étais dans des termes pareils!

»Cette fois la question était close.

»Depuis ce temps-là, je n’en ai plus jamais entendu parler. Si Bergerat a repris son vieux refrain, il l’a varié quelquefois, à des moments sérieux de ma vie; il a dit aussi dans un article des paroles cordiales qui m’ont fait plaisir. Voilà où nous en sommes. Je ne sais pas ce que pensera le public de sa pièce. Il a été avec moi un collaborateur insupportable. Je sais que c’est un vaillant et un travailleur et un homme qui a des qualités de famille inestimables, et je souhaite de tout mon cœur que l’Odéon fasse avec le Capitaine Fracasse cent belles représentations, dût-on dire: «Porel a été un imbécile en ne le jouant pas!»

«J’étais, depuis le Nom, très mal avec Porel. Nous nous étions fâchés parce qu’on l’avait arrêté à la vingtième représentation, malgré un succès assuré si on l’avait maintenu.

»Or, en avril 1887, je reçois, un matin, la visite de Paul Mounet, qui était, à ce moment l’étoile de l’Odéon et l’ami de Porel.

»Il avait vu, sous les galeries de l’Odéon l’illustration du Capitaine Fracasse, par Gustave Doré, et l’idée lui était venue de proposer à Porel de faire un Fracasse pour le théâtre. Porel lui dit qu’il trouvait l’idée excellente et que c’est moi qu’il fallait charger de l’exécuter. Il vient donc me demander de la part de Porel. Je m’étonne beaucoup... «Encore faut-il, lui dis-je, que je consulte des amis et que tout soit en règle. Il me faut des papiers et une commande ferme.»

»Je reçois le lendemain, la visite de Dumas qui m’aimait beaucoup. Je lui raconte l’aventure et il me dit gentiment: «Mon petit, voulez-vous que je m’en charge? Je vois Porel ce soir même, à une première de Paul Meurice. J’arrangerai l’affaire.» En effet, le lendemain, vers les midi, il revient: «J’ai vu Porel, me dit-il, l’affaire est conclue. Il vous demande seulement de lui faire un scénario. S’il lui convient, comme il est sûr de votre forme, vous passerez en octobre 1888.»

»Sur la foi de Dumas, je viens à l’Odéon, je rencontre Porel qui descendait les marches de l’Odéon. Il court vers moi, la main tendue: «Mon cher, nous aurions toujours dû nous aimer... Je ne sais pas pourquoi...» etc., etc.

»Bref, quinze jours après, je lui apporte le scénario, il le trouve à son gré, il me fait la commande instantanément.

»Il ajoute même: «Pour ne pas perdre de temps, emportez les deux premiers tableaux à la campagne, et travaillez! Je vais en Bretagne cette année, je vous reporterai les autres tableaux avec la mise en scène toute préparée.»

»Avant de partir, je lui fais cette observation: «Je viens de lire le roman de Gautier, il me paraît impossible de mettre dans la bouche des acteurs ces grandes phrases à la Chateaubriand. Il n’y a qu’une façon: c’est de transformer cela en vers pour ne pas trahir l’admirable couleur du style du roman.» Il accepta et me dit: «Ça m’est égal, la question de forme, ça ne me regarde pas, marchez!

»Je pars donc pour la campagne, et je fais mes deux actes. Sans m’avoir prévenu, je le vois arriver un soir à Saint-Lunaire, au bout du jardin, avec un paysan qui traînait sa malle et une lanterne. Il s’installe, je le reçois de mon mieux et je le garde pendant deux jours. Le lendemain, je lui lis les deux premiers actes. Enchanté de la machine, il me dit: «Parfait! marchez!» (C’est son mot.) «Soyez prêt pour novembre.» Il nageait dans un enthousiasme profond. Avant de repartir, il envoie son acceptation des cinq actes, en vers, du Capitaine Fracasse à la Société des auteurs; acceptation qui n’était que la confirmation de sa commande sur scénario.

»Vers le milieu d’octobre, j’écris à Porel que je n’avais plus qu’un acte à terminer et que cela va être prêt tout de suite. Porel ne me répond pas. Je sens le piège, je termine rapidement ma pièce et, le 1er novembre, je lui écris que ma pièce est parachevée. Pas de réponse! Après ces deux lettres, je lui envoie une dépêche. Toujours pas de réponse. Je lui écris donc une troisième lettre, l’avisant que ma commande est prête. Je reçois enfin une dépêche de M. Porel, ainsi conçue: «Mon cher Bergerat, vous m’annoncez une pièce de vous. Quelle est cette pièce? Signé: Porel.N.-B.—Vous savez que je ne les veux que complètement achevées.»

»C’était le 8 novembre.

»Le lendemain 9, enterrement de Mme Boucicaut, à neuf heures du matin—je précise. Ayant traversé une foule opaque, je débarque avec mon fiacre, 10, rue de Babylone, mon rouleau sous le bras. Je suis reçu par M. Porel, stupéfait de me voir et ne croyant pas que j’eusse, en honnête homme, tenu mon engagement.

»Ici cela commence à devenir excessivement drôle.

»Il me reçoit debout dans son cabinet: «Laissez votre pièce, me dit-il. Je la lirai. Si elle me plaît, je la jouerai quand je croirai devoir le faire. S’il y a des modifications à y apporter, vous ferez ces modifications, et si elle ne me convient pas, je vous payerai l’indemnité.»

»Furieux moi-même de ce manque de parole, puisqu’il y avait commande formelle, je reprends mon rouleau, et je m’en vais tranquillement. C’est alors que je publiai au Figaro cette lettre célèbre sur le tripatouillage, qui depuis fit fortune.

»Cette lettre parue, M. Castagnary, directeur des beaux-arts, m’appelle, me fait raconter la chose, et envoie un poil à M. Porel, lequel refuse de se justifier. Lockroy devient ministre de l’instruction publique; il me fait appeler à son tour, prend connaissance des faits, et me dit: «Je suis désarmé devant les théâtres subventionnés, je ne peux faire qu’une chose: c’est de vous décorer au 1er janvier!...» Ce qu’il fit, en effet, deux mois après.

»Des années se passent. Les ministres se succèdent. Le laps nécessaire pour que l’indemnité me fût due s’écoule. Je fais venir M. Porel devant la Société des auteurs. M. Camille Doucet, alors président me demande de ne pas proférer un mot. «Laissez M. Porel s’expliquer!» Je m’assieds dans un coin, les mains sur les genoux, et j’écoute M. Porel qui se met à mêler les faits, à confondre ma pièce avec d’autres, à «bafouiller» à ce point que M. Doucet l’interrompt: «Vous ne voulez pas jouer la pièce, voulez-vous payer l’indemnité?» M. Porel refuse sous prétexte que le temps avait périmé son obligation! A quoi M. Doucet lui répond, en propres termes: «Alors, monsieur, allez-vous-en!»

»Quand il fut parti, je quittai mon canapé et rompis mon silence. Le Comité me déclara qu’il était désarmé devant de pareils cas et qu’il n’y avait désormais pour moi d’autre juridiction que le Tribunal de commerce avec un procès à très gros frais. Donc, pas de gouvernement, pas de Société des auteurs, rien pour défendre les commandes! M. Abraham Dreyfus, qui assistait à cette séance, se lève, prend son portefeuille, en tire un bon de pain de deux sous, et, en s’adressant à moi, me dit: «Mon cher confrère, je sais que vous êtes chargé de famille, que vous gagnez votre vie avec votre plume, permettez-moi, au nom de mes confrères de la littérature, de vous offrir ce bon de pain de deux sous qui vous aidera à recommencer un drame en cinq actes et en vers!»

«Un an ou deux encore se passent. La direction de l’Opéra devient vacante. M. Porel désirait en être nommé le directeur. Pour arriver à ses fins, il courtisait les gens de la presse, entre autres Victor Wilder, critique influent, lequel concourait pour la même place. Wilder écrit à Porel que non seulement il s’effacera devant lui, mais encore qu’il l’aidera à réussir, s’il veut jouer le Fracasse. Porel demande communication du manuscrit!... Et Wilder l’exige de moi. Je remets donc le manuscrit à Wilder qui le porte à Porel. Celui-ci lui répond quelques jours après: «Je jouerai la pièce, si M. Bergerat consent à rétablir un tableau du scénario que j’avais coupé et qui lui paraissait indispensable au succès de l’ouvrage.» (Ce tableau se trouve être le sixième dans la pièce qui se joue en ce moment. C’est la reconnaissance du frère et de la sœur.) J’accepte et je refais l’acte en huit jours. Wilder remet cette nouvelle version à Porel, qui la lui rapporte en disant que décidément il ne veut pas monter l’ouvrage.

»Renfoncement dans les ténèbres.

»Cela fait déjà trois ou quatre ans de torture!

»Jamais plus je ne me suis occupé de Porel, sauf lorsqu’il a été très malheureux. Au moment de l’Eden-Théâtre, je lui ai donné un coup de main dans la presse, sans avoir jamais reçu même une carte de lui.»

Et c’est ainsi qu’on écrit l’histoire.

LA MISE EN SCÈNE
DU
CAPITAINE FRACASSE
A L’ODÉON

3 novembre 1896.

CONVERSATION AVEC M. POREL

Tout le monde a parlé, depuis huit jours, sur cette question de l’Odéon, sauf l’homme de Paris le plus désigné peut-être pour le faire. M. Porel a été durant trente ans le pensionnaire de ce théâtre; il y a vu passer trois longues directions avec des fortunes diverses; il en est devenu finalement le directeur et en a exercé, avec une intelligence et une activité remarquables, la fonction; c’est, de plus, l’un des rares fermiers de l’Odéon qui se soient retirés avec quelques centaines de mille francs bien gagnés. Si l’on ajoute que le directeur actuel du Vaudeville et du Gymnase est, de l’avis général, l’un des premiers metteurs en scène de Paris, et qu’il est l’auteur de deux forts volumes sur l’Histoire administrative et littéraire de l’Odéon, on ne discute plus que sa parole ne doive être attentivement écoutée sur cette matière.

Je voulais élucider avec M. Porel deux points importants de la question pendante: les causes du gâchis odéonien, les moyens d’y remédier durablement.

M. Porel dit:

«Dans une association comme celle qui les avait liés, Ginisty devait être la tête et Antoine le bras. Or, il paraît que, si la tête consentait à s’en tenir à ses attributions administratives et littéraires, le bras voulait devenir cerveau à son tour: Antoine engageait, dit-on, l’association à fond sans consulter Ginisty, dépensait l’argent de la commandite comme un enfant qui a, pour la première fois, un peu d’argent dans les mains! Passe encore s’il avait bien fait les choses!... Mais là je m’arrête, je ne sais plus... Je n’ai pas mis les pieds à l’Odéon depuis mon départ, c’est-à-dire depuis quatre ans, et j’ignore tout du génie d’Antoine canalisé sur l’Odéon.»

Une idée me traverse la cervelle.

«Ecoutez, dis-je à M. Porel, en l’occurrence une consultation théorique ne suffit pas; puisqu’il s’agit d’un metteur en scène, il me faut une consultation pratique. Venez-vous avec moi à l’Odéon?»

M. Porel se mit à rire:

«Vous le désirez?... Ce serait drôle, en effet... Le Capitaine Fracasse, c’est vrai, je ne l’ai pas vu. C’est une idée, allons-y ce soir.»

Le soir même donc, comme nous roulions vers l’Odéon, sur des roues de caoutchouc, je pouvais entendre M. Porel me dire:

«J’ai vu quelques-unes des pièces que le directeur dégommé a montées autrefois au Théâtre libre, et je me suis dit: «Voilà un homme qui a le don.» Je faisais pourtant des réserves, me rendant compte, en homme du métier, de la part de surprise qu’il y avait dans l’impression générale de la critique: on arrivait dans des salles misérables et petites, prévenu que les gens qui montaient le spectacle n’avaient pas le sou, que c’étaient des amateurs sans école. Alors—comprenez-vous?—tout ce qui était mauvais passait inaperçu, tout ce qui était médiocre paraissait bon, et ce qui était effectivement bien devenait merveilleux! Ajoutez à cela la collaboration souvent intelligente des auteurs, l’imprévu des pièces souvent brutales qu’on y jouait, et vous avez l’explication qu’Antoine ait eu des amis qui aient conservé si longtemps des illusions sur son compte.

»Quant à moi, qui l’avais signalé à Jules Lemaître pour créer un rôle dans l’Age difficile, au Gymnase, je ne le connaissais pas personnellement, et je l’attendais avec un peu de curiosité. Que ferait-il? Que dirait-il au moment de la mise en scène? Et j’ai été stupéfait de voir que, pas un seul jour, il n’ait apporté ni une idée, ni un mouvement original. Il a été tout simplement comme les autres comédiens, plus tâtonnant, plus inexpérimenté, voilà tout! C’est ce jour-là que j’ai compris ce qu’on m’avait dit de lui, qu’il faisait ses mises en scène «à la flan», qu’il lui fallait se démener et jurer pour s’exciter au travail. Comme ce personnage de Daudet qui ne pensait qu’en parlant, Antoine ne pouvait diriger qu’en sacrant.»

Nous arrivons à l’Odéon, et nous montons dans une loge, exactement face à la scène, pour ne rien perdre du Capitaine Fracasse qu’on venait juste de commencer. A peine étions-nous assis que ces mots arrivaient à nos oreilles: «Voilà le directeur qui s’éclipse!...» C’était Hérode, le directeur du Chariot de Thespis qui s’écroulait, ivre mort, sous la table... «Voilà ce que c’est que de trop aller au café,» me dit M. Porel.

La représentation suit son cours. M. Porel écoute et regarde avec une grande attention la pièce devenue, par lui, célèbre avant sa représentation. De temps en temps, il me fait une remarque que j’enregistre soigneusement: «Asseyons-nous sur ce banc,» dit un des personnages. Il n’y a pas de banc! A un moment donné, Mlle Depoix et M. Amaury se trouvent contre une porte-fenêtre qui doit être vitrée, et ils passent, l’un le coude, l’autre la main à travers les vitres! «Voyez cette salle où doit se jouer la grande scène de séduction de la pièce, où doit se commettre peut-être un viol: pour tout mobilier quelques fauteuils du Malade imaginaire!» Et ces costumes! Ces costumes que Gautier s’est donné la peine de décrire avec tant de précision et de couleur. Des loques informes! De vieux costumes du répertoire! Le costume de Scapin, c’est celui de Gros-René qu’on voit tous les soirs, à 7 heures, au lever de rideau. C’est lamentable, c’est triste à pleurer! Ils doivent être habillés d’oripeaux, soit! Des oripeaux, ça n’est pas forcément noir ou gris. Le Chariot de Thespis est un bouquet fané, mais un bouquet! Le soleil doit chanter là-dessus au moindre rayon! D’ailleurs, sommes-nous dans la vérité, ici, ou dans le pittoresque charmant, souriant, séduisant qu’a voulu Gautier? Tous ces costumes sont gris, ou marrons, ou noirs. Ce Léandre, l’amoureux alangui de toutes les belles, qui devrait avoir les doigts chargés de bagues, un costume rose et argent fané, de quelle couleur est-il? Allons! allons! ni délicatesse, ni goût, c’est pauvre et c’est minable...

«Si encore c’était l’argent qui avait manqué! Mais on a fait venir des décors d’Angleterre et on a acheté un rideau wagnérien de 5.000 francs! C’est d’une incurie et d’une niaiserie qui désarment.»

La représentation allait finir.

«Partons, me dit M. Porel, nous en avons vu assez.»

En route, M. Porel réfléchit en silence. Puis il me dit:

«Est-ce une opinion sérieuse, tout à fait sérieuse que vous voulez de moi? Donc, pas de polémique et pas de plaisanterie trop facile.

—Allez-y, dis-je à M. Porel.

—»Quand un metteur en scène a à présenter au public une œuvre comme le Capitaine Fracasse, quel est son devoir? Rechercher et observer avec attention ce qui constitue l’âme et la trame de la pièce, débrouiller peu à peu cette âme, pour la mettre en relief, la rendre saisissante et claire aux yeux des spectateurs, ce qui n’est pas toujours chose commode, car les poètes noient souvent l’action sous la phrase, et je vois que dans les trois quarts des pièces annoncées par l’Odéon, répertoire étranger, répertoire grec, la partie lyrique couvre justement l’action, et le fil dramatique est obscur. Lorsque le metteur en scène s’est rendu compte de la composition dramatique de l’œuvre, il tient son premier plan; il ne lui reste qu’à le bien disposer, à le bien éclairer, à le bien habiller, à le bien faire jouer!

»Or, c’est exactement le contraire que je viens de voir dans la pièce de ce pauvre Bergerat, qui, décidément, n’a pas de veine. Au premier acte, la pièce part sur un duo d’amour—d’ailleurs très joli—mais qui est incompréhensible, et, je suis sûr, incompris—par la faute de la mise en scène et de l’interprétation. Ce malheureux Antoine a même désappris son premier métier d’employé gazier et il ne s’est seulement pas rendu compte que sa scène n’est pas éclairée! Il n’a pas descendu ses herses! Il a laissé toute la hauteur du cadre aux décors, ce qui fait que les acteurs sont tout le temps presque dans le noir, et que, même aux décors les plus éclairés, aucun jeu de physionomie n’est visible!

»Ce n’est pas tout: il ne se sert pas du proscénium! Jamais les artistes ne descendent à l’avant-scène! Or, qu’on le veuille ou non, c’est la loi de l’acoustique de l’Odéon: les acteurs ne sont entendus que lorsqu’ils sortent du cadre. Et la plupart du temps, excepté les voix d’hommes, lorsqu’ils crient, on n’entend qu’un bredouillis confus. D’où cet ennui noir jeté sur la pièce; d’où cette inattention, cette sorte de désintéressement du public que vous avez pu constater avec moi. Or, ce ba be bi bo bu du métier: faire voir ses personnages et les faire entendre, M. Antoine ne le connaît pas. Non seulement il ne s’est pas donné la peine de l’apprendre avant de commencer, mais encore il ne s’en est pas aperçu quand la faute a été commise, puisque, tous les jours, elle se renouvelle!

»Au deuxième tableau, son fameux décor anglais produit exactement l’effet contraire qu’il doit produire: les hommes ont l’air d’être des géants alors qu’on s’attend à être frappé par l’immensité du paysage. N’importe! Il pourrait passer tel quel, si le metteur en scène l’avait complété. Avec cinquante francs d’ouate, il eût admirablement imité la neige, et, au lieu de faire mourir le Matamore derrière un tas de neige qu’on dirait fait par un cantonnier, il eût obtenu un effet de réalité saisissant. C’est un détail. Passons. Suivons la pièce. Au troisième tableau, une place à Poitiers, où l’action s’engage: la mise en scène est faite comme par un enfant. Cette place, devrait paraître une place étroite, une sorte de carrefour. Au lieu de prendre l’une des cent toiles de fond qui eussent mieux fait l’affaire, on s’en va chercher ce fond immense de la Madame de Maintenon, de Coppée. Ici encore la façon d’habiller les personnages, cette entrée soudaine de la figuration en bloc, au lieu de l’avoir peu à peu préparée, cette place qui devrait grouiller, cet arbre du second plan coupé à ras des feuilles, sans même avoir été raccordé, tout cela c’est le comble de la maladresse et de l’enfantillage. De plus, ni le désir du duc de Vallombreuse, ni la chevalerie héroïque de Sigognac, ni les explications d’Hérode, sur les origines de la petite, rien de toutes ces choses importantes ne se détache du cadre et n’arrive à l’oreille du public ennuyé.

»De sorte, que lorsqu’on entre dans le quatrième acte, le public n’a rien compris à toute cette histoire, et cela par la faute, l’unique faute du metteur en scène. Que va être ce quatrième acte où se dénoue l’action? Si jamais il fallait faire des décors, en faire venir de Londres, avec des trucs, ou en trouver soi-même d’ingénieux ou seulement d’exacts, c’était là, et c’était facile!

»Mais ici l’épreuve est radicale. L’intérieur d’un château-fort où l’on a emmené Isabelle, le portrait de son père, l’entrée de Chiquita, la délivrance des comédiens, le combat de la fin, ne sont ni arrangés, ni composés, ni mis dans le décor, ni même étudiés. Cela a l’air d’une bande de comédiens en société, jouant sans direction. C’est tout à fait incroyable. Et vraiment l’auteur a été trahi, je le dis pour Bergerat, qui méritait tout de même mieux que cela.

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