Loges et coulisses
dit la chanson. Il y a également cent façons de collaborer: cela dépend des collaborateurs.
O joie! il ne reste plus qu’une question! Décore-t-on assez de gens de théâtre?
Mais non... puisque je ne le suis pas!
Excusez le décousu de cette lettre, mon cher Huret, mais encore un coup—comme dit l’Oncle—la pêche à la truite m’attend.
Bien cordiale poignée de main,
Maurice Hennequin.
M. Albin Valabrègue
plaisante:
Heiden, le 6 août 1897.
Mon cher confrère,
Vous m’adressez une quinzaine de questions. Heureusement, je suis dans le pays des avalanches:
1o Je passe mes vacances, l’hiver, à Paris; l’été, je fais comme la nature, je produis. Cette année, délaissant un peu les fleurs... de rhétorique et les plates-bandes philosophiques, j’ai particulièrement soigné les vignes qui me donnent ce petit vin clairet, dont les Nouveautés et le Palais-Royal attendent chacun une barrique. Ils l’auront! Le Journal des Débats nous dira si c’est du vin de derrière les Faguets;
2o Je préfère de beaucoup le théâtre au café-concert, parce que je vais au théâtre gratuitement et qu’au café-concert je paye ma place.
Je ne vois qu’un moyen de ruiner l’industrie des cafés-Yvette: c’est de multiplier les entrées de faveur dans les théâtres;
3o Le drame historique et en vers ne manque pas de débouchés. Il a:
- a) La Comédie-Française;
- b) L’Odéon;
- c) La Porte-Saint-Coquelin;
- d) La Renaissance;
- e) Le Château-d’Eau (qui a joué des vers de M. Jules Barbier).
Donc, si l’on construit de nouvelles salles, je demande qu’elles soient affectées à la représentation d’œuvres lyriques de l’école française, d’œuvres étrangères très profondes. (Il n’y a rien qui fasse faire de l’argent aux vaudevilles comme de multiplier, ailleurs, les spectacles ennuyeux);
4o Les chapeaux de femme se maintiendront encore à l’orchestre, cette année. Mais qu’importe? Enlevez les chapeaux, il reste les têtes coiffées!... Il faudrait donc n’admettre, à l’orchestre, que de petites femmes chauves!
5o J’ignore complètement ce que voudront, cette année, les abonnés de l’Œuvre. Je conseille aux auteurs de la maison de nous donner un peu de tout, d’égaler le plus possible Shakespeare, Molière, Victor Hugo, etc., etc., et ce sera très bien;
6o Il est désirable que les spectacles coupés reviennent à la mode. Voici, pour mon compte, ce que j’ai imaginé: j’ai créé le BAISSER DE RIDEAU, politique, social, littéraire, artistique, religieux, philosophique, scientifique, etc., etc.
J’ai remis à Porel et à Carré un petit acte, modeste et simple, dans lequel je traite, en un quart d’heure, la question de l’éducation de l’âme, de beaucoup supérieure à l’instruction actuelle, c’est-à-dire à l’entassement des connaissances humaines dans des cerveaux d’enfants.
Maintenant, voici pourquoi cette innovation doit conquérir Paris, la province et l’étranger: le baisser de rideau sera gratuit; il sera donné en supplément de spectacle. (J’espère que le gouvernement n’y verra pas une loterie.)
Si le spectateur s’ennuie, il n’aura rien à réclamer... que son pardessus.
L’heure est venue où le théâtre doit prouver quelque chose. Il faut préparer, amorcer, tâter le public, au moyen de petites œuvres d’une durée de dix à quinze minutes. Si le public accepte et applaudit, on deviendra ambitieux.
On va encore dire que je suis un original, mais je voudrais bien faire comprendre à mes contemporains que tout progrès a sa source dans l’originalité et qu’une chose doit être neuve avant d’être ancienne.
Sur cette conclusion, dédiée à M. La Palisse, je vous ferai observer que j’ai répondu, en six numéros, à vos quinze questions, et je serre vos mains d’inquisiteur.
Albin Valabrègue.
M. Ernest Blum
aussi:
Château de Boisement, 6 août 97.
Mon cher Huret,
Quelques lignes seulement en réponse à vos nombreuses questions; il fait tellement chaud que, comme dit mon confrère Chose, je vous écris d’une main et transpire de l’autre!
Je me plais à la campagne sans m’y plaire beaucoup; mais là, au moins, quand il y a un souffle de vent il est pour moi,—il est vrai que lorsqu’il y en a un grand, j’en profite aussi.
Je travaille tant que je peux! j’accumule vaudevilles, comédies, opérettes et mélodrames! Mon rêve est d’accaparer tous les théâtres l’hiver prochain et de gagner deux ou trois millions de droits d’auteur.
Vous me demandez si les bouisbouis et les cafés-concerts font du tort aux théâtres: je ne le crois pas; il me semble qu’il y a à Paris place pour tout le monde au soleil—surtout quand celui-ci ne donne pas.
Vous me demandez également si les femmes doivent retirer leur chapeau au théâtre: ça, oui, par exemple! je suis pour qu’elles le retirent, et même bien autre chose avec!
Enfin, vous voulez savoir si je suis pour le spectacle qui commence tôt et finit de bonne heure, comme du temps de mon frère Molière? Mon idéal, c’est qu’il n’y ait plus à Paris que des matinées, afin de laisser la soirée libre aux gens qui, à mon salutaire exemple, n’aiment pas à se coucher tard.
Voilà, mon cher Huret. J’oublie peut-être quelque chose, car je n’ai pas votre lettre sous les yeux.—Je vous ai répondu par sympathie pour vous; mais là, entre nous deux, qu’est-ce que vous allez bien faire de mes «opinions»?—les vendre à des femmes du monde?
Bien à vous,
Ernest Blum.
M. Aurélien Scholl
nous en veut de le faire écrire. Qu’il nous pardonne!
Etampes, le 5 août 1897.
Mon cher Huret,
Si je travaille l’été? Quelquefois, quand un nuage bienfaisant m’en donne le loisir et que, par un jeu de volets, j’ai pu éloigner les mouches et les rendre aux hirondelles et aux fauvettes dont elles relèvent. Mais, par trente degrés de chaleur, je travaille comme la bière, c’est-à-dire que je fermente.
Si je fais du théâtre? Oui, pour moi. Et je puis ajouter que mes pièces ont beaucoup de succès, quand je les raconte.
Mon sentiment sur les cafés-concerts est qu’ils font concurrence aux théâtres comme l’avenue de l’Opéra à la rue de la Paix, comme le boulevard Haussmann aux anciens boulevards, comme les établissements de bouillon aux restaurants jadis en vogue.
Si j’ai trouvé un moyen d’empêcher les femmes de garder leur chapeau au théâtre? Mais certainement: que les hommes en fassent autant. «Otez votre chapeau, j’ôterai le mien.»
Les pièces en un acte vont-elles revenir en vogue? Oui, si Courteline, Tristan Bernard, Pierre Veber, Louis Dumur et Jules Renard trouvent des imitateurs, sinon des égaux.
Quand un spectacle coupé aura fourni cinquante bonnes représentations, tous les directeurs y viendront.
Le questionnaire étant épuisé, il ne me reste, mon cher ami, qu’à vous serrer cordialement la main.
Aurélien Scholl.
M. Antony Mars
est gai:
Samedi.
Mon cher Huret,
J’ai trouvé votre lettre, hier, en rentrant d’un court voyage à la mer. Est-il encore temps de répondre à vos questions? Ma foi, au petit bonheur.
Où je passe mes vacances?
A Montlignon (Seine-et-Oise). Un petit nid de verdure, au pied de la forêt de Montmorency, où il n’y a pas de chemin de fer et presque pas de bicyclistes. Le pays rêvé, quoi!
Un seul voisin: le beau-frère de Paul de Choudens, M. Humbert, un homme charmant, que tous les auteurs et compositeurs connaissent bien. Avec lui comme guide et compagnon je fais des promenades exquises en forêt, et je vous assure bien que, dans ces moments-là, je ne pense guère à Paris, ni à ses pompes, ni à mes œuvres.
Je travaille cependant...—lorsqu’il pleut, par exemple!
A quoi?
A des vaudevilles.
Pour qui?
Mais pour les directeurs qui voudront bien m’honorer de leur confiance... et j’espère qu’ils seront beaucoup.
Si je suis d’avis qu’il faut ouvrir des salles supplémentaires pour les Frédégondes de nos jours?
Sûrement... certainement... tout de suite!... Au bout de huit jours cela ferait un théâtre de plus pour le vaudeville.
Si j’ai trouvé un moyen de faire disparaître les chapeaux de dames de l’orchestre?
Oui... non... peut-être bien. Voici: chaque dame serait tenue de prendre deux fauteuils, un pour son... usage personnel et l’autre pour son chapeau.
Cela ferait monter les recettes... et ce serait toujours un moyen de lutter contre le tort que nous font les cafés-concerts.
Si je trouve qu’on décore assez d’auteurs dramatiques?
Non! non!! non!!! On devrait les décorer tous: je ne le suis pas.
Ne va-t-on pas revenir aux spectacles coupés?
Je le voudrais bien, mais ce moment est loin encore. Et cependant, c’est là le vrai motif d’insuccès de bien des vaudevilles. Les auteurs ayant un joli sujet à traiter sont obligés de l’écarteler en trois actes, alors que, bien souvent, ledit sujet n’en comporterait qu’un ou deux au plus. Il faut donc allonger la sauce... et, quelquefois elle ne fait pas passer le poisson. Vous imaginez-vous Le Roi Candaule, Le Homard, l’Affaire de la rue de Lourcine, et bien d’autres petits chefs-d’œuvre, en trois actes?
Et voilà pourtant les bijoux que nous donneraient, sans doute encore, les spectacles coupés!
Ce que je pense de la Duse?
Ah! non... pardon... ça ne fait pas partie de votre questionnaire...
Cordiale poignée de main,
Antony Mars.
M. Paul Ferrier
propose justement le même moyen que M. Feydeau, à dix ans près:
Mon cher Huret,
1o Je suis à Bagnères-de-Luchon, avec Samuel. Nous préparons la reprise du Carnet du diable, cherchant un clou pour substituer aux tableaux vivants dont deux années passées ont quelque peu défraîchi l’actualité.
2o En train? La pièce que nous faisons pour la saison, Blum et moi, musique de Serpette; directeur: Samuel, déjà nommé. Plaisirs? Astiquer mon fusil pour l’ouverture de la chasse que j’attends impatiemment, et préparer, avec les Parisiens de Luchon, une fête de charité au bénéfice des inondés de la vallée.
3o Je suis pour beaucoup de libertés: celle des cafés-concerts ne me choque pas exagérément. Je crois bien tout de même que leur... laisser-aller a fait quelque tort à la bonne tenue des théâtres. Mais, quoi? faut-il pas vivre avec ses microbes?
4o Oui, je crois qu’on va vers la mise en scène, exactitude, luxe et splendeur à l’occasion. Ne pas s’y tromper d’ailleurs: la mise en scène n’est pas le tableau, c’est le cadre.
5o Si mes pièces ont en province un succès différent qu’à Paris? J’en ai fait l’expérience, hier. Mme Simon-Girard et Huguenet jouaient la Dot de Brigitte, au Casino. Après le 1er acte, où ils ne font qu’apparaître, j’entendais dire dans les groupes: «C’est assommant!» Après le 3e acte, où on les voit beaucoup, les mêmes groupes disaient: «C’est délicieux!» Tirez votre conclusion!
6o Quel moyen d’empêcher les femmes de conserver leur chapeau au théâtre? Un écriteau: «Les dames au-dessus de trente ans sont seules autorisées à conserver leur chapeau sur la tête.»
7o Le marasme de l’opérette n’est pas douteux. L’opérette traverse une période d’attente, je crois. Elle attend: un fils de Meilhac, un fils d’Offenbach, un fils de José Dupuis et une fille d’Hortense Schneider.
8o Y a-t-il moyen de créer de nouveaux débouchés au drame en vers et au drame historique?—C’est bien possible. S’il n’y avait en souffrance qu’un petit Dumas père et un petit Victor Hugo ça vaudrait la peine!
Et bien affectueusement à vous, mon cher Huret,
Votre tout dévoué,
Paul Ferrier.
M. Henri Chivot
donne une leçon de critique aux auteurs de sa génération en rendant à la fois justice à la valeur des œuvres passées et aux tendances nouvelles de ses successeurs:
Cher monsieur,
De retour d’un petit voyage, je trouve, en arrivant à Paris, le questionnaire que vous avez bien voulu m’adresser et auquel je m’empresse de répondre.
1o A quoi employez-vous vos vacances? Travaillez-vous? Vous amusez-vous? Si vous travaillez, à quoi—et pour qui?
Je suis vieux, puisque mon premier vaudeville a été joué au Palais-Royal il y a 42 ans.—J’ai beaucoup produit, puisque j’ai fait représenter à Paris 96 pièces, il en résulte que je m’accorde généreusement des loisirs bien mérités.—Je passe l’été au Vésinet—je vous recommande le Vésinet, c’est un endroit charmant—et je m’y donne pour consigne fidèlement observée: me reposer beaucoup, travailler très peu. Conformément à ce programme, j’écris en ce moment avec une sage lenteur une comédie en 3 actes que j’ai l’intention de présenter aux directeurs du Palais-Royal.
2o Suivez-vous les théâtres?
Je suis avec beaucoup d’intérêt le mouvement théâtral, surtout en ce qui concerne le genre auquel je me suis consacré, c’est-à-dire le vaudeville et l’opérette.
3o Que pensez-vous de l’évolution présente de ce genre? A-t-il besoin de se rajeunir?
Au début de ma carrière je me suis donné pour modèles Scribe, Labiche et Duvert (on pouvait choisir plus mal) qui apportaient un très grand soin à la charpente de leurs pièces et avaient recours, pour obtenir leurs effets, à de nombreuses préparations. Je suis resté fidèle à ce système et je constate que les vaudevilles et opérettes qui ont le mieux réussi dans ces derniers temps, étaient précisément construits d’après ces principes qu’on est convenu d’appeler le vieux jeu. J’en conclus que le vieux jeu a du bon, mais je reconnais que, pour donner satisfaction aux désirs du public, il est nécessaire, même dans les œuvres légères, de serrer la vérité de plus près et de fouiller davantage les caractères des personnages. L’habileté consisterait peut-être à édifier le gros œuvre d’après les anciennes traditions, mais à apporter une foule d’idées neuves dans les détails de l’architecture.
4o Va-t-on vers plus de mise en scène? Croyez-vous à l’efficacité de la mise en scène, son luxe, son exactitude pour le succès d’une pièce?
Je crois qu’une belle mise en scène complète le succès d’une bonne pièce, mais je ne crois pas que le luxe des décors et des costumes puisse apporter un élément de réussite à un ouvrage dramatique qui n’est pas franchement accepté par le public. Quant à l’exactitude de la mise en scène il m’a toujours semblé que la pousser jusqu’au vrai absolu était d’une utilité des plus contestables. A mon avis, il suffit, grâce à l’art du décorateur, de donner au public l’illusion du vrai.
Cordialement à vous,
Henri Chivot.
Le Vésinet, 17 août 1897.
M. Maurice Ordonneau.
Royan, 17 août 1897.
Où je passe mes vacances, mon cher confrère?... A vrai dire, je n’ai pas de vacances, car je commence à travailler au moment où les autres vont se reposer. L’hiver, mes répétitions et les «premières» des autres absorbent la plus grande partie de mon temps. L’été, j’écris mes pièces.
Cette année, j’ai passé le mois de juillet à Vichy; je suis, en ce moment, à Royan; en septembre, j’irai rater des perdreaux et des lièvres dans la Charente!
Je m’adonne, depuis deux mois, à ma coupable industrie: je compose des livrets d’opérettes pour les Folies-Dramatiques, la Gaîté et les Bouffes-Parisiens. Voulez-vous des titres?—L’Agence Crook and Co; Les Sœurs Gaudichard; La Maison hantée; mes compositeurs? Victor Roger, pour la première; Audran, pour la seconde; Varney, pour la troisième.
Si je me suis, cette année, occupé exclusivement d’opérettes, c’est vous dire que, personnellement, je ne vois pas ce genre aussi démodé qu’on le dit.
Tous les hivers on l’enterre, cette pauvre opérette. Mais il faut croire que l’inhumation est toujours un peu précipitée, car on la voit renaître de ses cendres à chaque saison!
Cette année encore n’a-t-on pas fêté des centièmes et même des deux centièmes à la Gaîté, aux Variétés, à Cluny et aux Folies?
La vérité, c’est que l’opérette s’est transformée: elle ne doit plus être le vaudeville, agrémentée de musique nouvelle, ou bien... elle est considérée par le public comme un objet d’un autre âge. La vieille opérette est plus que malade, mais il en est né une autre qui se porte fort bien.
Les cafés-concerts et les «bouisbouis» nuisent-ils aux théâtres en général? Oui, mais pas autant qu’on le dit (les recettes annuelles des théâtres vont toujours en progressant).
On a prétendu que les concerts devaient leur vogue relative au bon marché de leurs places et à la faculté offerte au spectateur d’y fumer et d’y consommer. A mon avis, leur succès tient encore—et surtout—à une autre cause bien plus simple.
Qu’est-ce qui fait le vide dans les salles de spectacles? Le «four»! le terrible «four» proclamé le lendemain de la «première» par toute la presse. Eh bien! le café-concert n’a jamais de «four»! Il a même trouvé un moyen infaillible de n’en pas pouvoir éprouver. Il ne donne que des «numéros» qu’il change, du jour au lendemain, s’ils n’ont pas plu à la première audition qui a lieu, généralement, sans tambour ni trompette. Le public, assuré de ne pas tomber sur un spectacle entièrement mauvais, va voir tel bouiboui pour son «ensemble» et non pour un de ses «numéros».
Voilà pourquoi le café-concert et le bouiboui qui possèdent une troupe suffisante conservent longtemps leur vogue, alors qu’un théâtre à la mode, faisant le maximum aujourd’hui, tombera demain à 300 fr. avec ses mêmes et excellents artistes, s’il a eu la malchance de tomber sur un «four»!
J’ai vu jouer quelquefois mes pièces en tournée. Les mêmes «effets» se reproduisent à peu près partout—même à l’étranger, dans les traductions.
Tous les publics sont donc à peu près les mêmes pour les pièces «à situations». Dans les ouvrages «à thèse» ou purement littéraires, il en est tout autrement. Bien des hardiesses et des finesses, applaudies à Paris, restent incomprises d’une certaine partie du public provincial.
Vous me demandez aussi d’émettre mon avis sur la question des chapeaux de dames aux fauteuils d’orchestre? Je vous dirai tout net que l’on devrait bien laisser tranquilles nos charmantes spectatrices!
Pourquoi confieraient-elles de gracieuses et fragiles coiffures qui sont souvent, à Paris, de véritables objets d’art, à des ouvreuses qui les empilent—n’ayant pas de vestiaires spéciaux—avec les pardessus et les parapluies?
«Qu’elles partent sans chapeau de chez elles!
—Mais celles qui vont au restaurant?
—Qu’elles prennent un cabinet particulier!
—Ça ne leur plaît que selon leur cavalier...»
Et puis, il y a aussi les «honnêtes femmes qui vont à pied». Voulez-vous qu’elles traversent les carrefours avec des plumes et des fleurs dans les cheveux? Le spectacle serait alors dans la rue—et voilà une concurrence de plus aux théâtres qui se plaignent déjà d’en avoir trop!
Pourquoi, d’ailleurs, la mode des hautes coiffures durerait-elle plus que les autres? Un peu de patience, messieurs!...
Pour les décorations que l’on accorde aux écrivains dramatiques, il me semble que tout auteur doit désirer très larges—plus larges—les libéralités ministérielles faites à ses confrères—ne serait-ce que dans l’espoir—généralement inavoué—d’attraper, un jour ou l’autre, un petit bout de ce ruban que l’on ne blague qu’à la boutonnière des autres!
Ai-je répondu à toutes vos questions, mon cher confrère? Oui, je crois.
Je vous autorise à publier l’ouvrage in-octavo que vont former mes réponses. S’il y a deux volumes, vous pourrez ne m’envoyer que le meilleur... le troisième!
Bien cordialement à vous,
Maurice Ordonneau.
Villa Bienvenue, Royan-Pontaillac.
M. Henri de Bornier
est à la fois, pour les réformes et pour la tradition:
Bornier, par Aimargues (Gard), 7 août 1897.
Mon cher confrère,
Votre lettre m’arrive à la campagne, et, malgré la chaleur torride qui invite à la paresse, je me fais un plaisir de répondre à votre questionnaire.
Ce que je fais? Je regarde si les nuages qui arrivent de la mer voudront bien crever un peu sur mes vignes. C’est rare, car les montagnes et le Rhône attirent les nuages, et je ressemble à un poète dramatique qui se demande si un directeur de théâtre voudra bien jouer sa pièce.
Du reste, je connais les deux questions, et si je savais faire des chroniques, je vous en enverrais une, où je démontrerais que viticulteur et auteur dramatique sont deux métiers qui se ressemblent absolument.
Vous me demandez si je trouve qu’il y ait assez de théâtres pour le drame historique et le drame en vers? Certes, non! Et je ne pense pas sans tristesse aux jeunes gens qui ont le courage d’écrire des drames en vers—la malice dit tragédies, dans l’espoir de ridiculiser et de nuire.
Vous qui touchez de très près, et avec une juste sympathie, aux choses du théâtre, savez-vous bien, cependant, qu’il n’est guère de martyre pareil à celui d’un jeune poète que la vipère dramatique a mordu? D’abord tout homme qui fait des pièces, des pièces en vers particulièrement, semble un ennemi pour les autres hommes, sauf quelques honorables exceptions. Pourquoi? Pour une foule de raisons, entre autres parce que les succès de théâtre, presque toujours, donnent instantanément la richesse et la renommée: de là les envieux. Faites des romans, des volumes de vers, des sonnets, des poèmes épiques, on sourira doucement ou ironiquement, voilà tout; mais ne tendez pas votre main vers les fruits d’or du théâtre, ou vous aurez tout de suite mille ennemis connus et inconnus. Je pourrais citer tel individu qui passe sa vie à empêcher les autres de faire jouer leurs pièces, c’est son petit plaisir. Et il y réussit par des moyens très ingénieux. Si les poètes qui ont acquis déjà la célébrité trouvent des difficultés pareilles, on peut juger de tous les déboires qui attendent un poète jeune, inconnu et timide. A quelle porte ira-t-il frapper, qui ne soit presque fermée d’avance?
C’est pour cela qu’il faut un plus grand nombre de théâtres littéraires, de théâtres où l’on joue des drames en vers, afin que les directeurs se fassent concurrence—ce qui ne les empêchera pas de faire fortune, au contraire! Je réclame mieux encore pour les jeunes auteurs: un Comité de lecture. Non pas seulement des examinateurs qui lisent les manuscrits chez eux, quand il leur plaît, à bâtons rompus, mais, de plus, comme au Théâtre-Français, un Comité qui entende la pièce lue par l’auteur. Un Comité c’est déjà un public qui juge l’œuvre parlée, tandis qu’un examinateur isolé ne reçoit pas l’impression directe du poète. Ceci demanderait de longs développements, mais je vous en ai dit assez pour attirer l’attention et la bienveillance sur mes jeunes confrères.
Ainsi donc, augmenter le nombre des théâtres littéraires le plus possible, le plus tôt possible! Quant aux acteurs, vous en trouverez, n’en doutez pas: il en est beaucoup de disponibles, et il en viendra des nouveaux, selon les besoins des théâtres futurs.
J’en viens à votre dernière question:
Le vers libre doit-il bientôt faire son entrée dans le drame en vers?
Je suis très loin de blâmer les tentatives et les nouveautés littéraires. Je me rappelle, j’avais alors dix-huit ans, que Viennet, l’auteur de Clovis et d’Arbogaste, écrivait à une de mes parentes: «Votre neveu réussira peut-être, mais ses vers sont trop pleins d’impuretés romantiques.» Je ne peux donc pas à mon tour, m’indigner des impuretés prosodiques de mes jeunes contemporains; je crois même que ces tentatives peuvent amener quelques bons résultats pour la poésie lyrique, comme le Théâtre libre en a réellement produit pour la comédie et le drame. Mais je ne conseillerai pas l’emploi du vers libre pour le drame, et cela pour une raison fort simple: c’est que le public a dans l’oreille le vers régulier de douze syllabes avec hémistiche; si vous faites des vers de quatorze ou quinze syllabes sans hémistiche et avec un grand nombre d’hiatus, le public, désorienté, passera son temps à chercher si les vers sont plus ou moins longs et il ne suivra plus la pensée de l’auteur, ce qui est la chose importante. Cette raison seule suffirait, selon moi, à ne pas conseiller aux poètes le vers irrégulier. Du reste, le vers régulier de douze syllabes à rimes suivies n’a pas empêché Corneille, Racine, Victor Hugo, et tant d’autres d’écrire des chefs-d’œuvre pour la scène, et on peut se contenter des libertés rythmiques d’Hernani et de Marion Delorme.
Voilà, très sommairement, ce que je pense et ce que je devais vous dire dans l’intérêt des nouveaux poètes. Puisque vous m’avez incité à leur donner un conseil, en voici un autre plus important. Je reçois souvent des lettres dont l’auteur me confie qu’il a l’intention de mettre au théâtre tel grand personnage historique; c’est mal comprendre la mission du drame moderne. Il ne s’agit pas de faire une pièce sur Charlemagne, César ou Henri IV; l’essentiel est d’avoir, avant tout, une pensée philosophique, juste et simple, de l’examiner sous toutes ses faces. Quant aux personnages et à l’époque, on les trouvera toujours, ou, plutôt, ils se présenteront d’eux-mêmes. Alors, il faut étudier l’époque et les personnages d’après les documents les plus sérieux et les plus nombreux, en un mot, vivre dans le milieu. L’histoire est le naturalisme dramatique.
Vous avez raison, mon cher confrère, de poser publiquement ces questions; si je vous ai quelque peu aidé à les résoudre, j’en serai très heureux et très flatté.
Henri de Bornier.
M. Paul Meurice
travaille... pour les autres:
Veules, 9 août 97.
Mon cher confrère,
Vous me faites d’assez nombreuses questions. Permettez-moi de ne répondre qu’à quelques-unes.
Si, pendant les vacances, je travaille, ou si je m’amuse?
Je m’amuse—en travaillant. Je vis maintenant fort retiré, fort isolé, et je travaille beaucoup, n’ayant plus que ça à faire.
A quoi je travaille et pour qui?
A plusieurs choses pour plusieurs personnes. Pour mon compte personnel, à un drame en vers et à un livre sur la question sociale (l’objet de votre grande enquête) qui a été la méditation de toute ma vie. Pour Victor Hugo, je rassemble les éléments du tome II de sa Correspondance, qui doit paraître en octobre, et d’une nouvelle série de Choses vues, qui paraîtra au printemps; de plus, je mets au point scénique, pour Coquelin, un curieux mélodrame de l’auteur d’Hernani, qui est la comédie—ou la parodie—la plus amusante du monde. Pour Vacquerie, je prépare une réimpression de Profils et Grimaces, et je vais achever l’arrangement, commencé par lui, de son Tragaldabas. Vous voyez que j’ai de la besogne.
Vous voulez bien me demander ensuite ce que je pense de l’état actuel du drame.—A quelle cause j’attribue le ralentissement de sa vogue?—Uniquement à la cherté des places. Mais peut-on croire et dire que le drame périclite, quand on voit un artiste tel que Jules Lemaître se laisser tenter par cette admirable forme du théâtre? Est-ce que Victorien Sardou, est-ce que Jean Richepin ne sont pas dans toute la force du talent? Et voici M. Rostand qui arrive et dont le Cyrano de Bergerac sera, je vous le prédis, un des grands succès de cet hiver.
Je vous serre cordialement la main, mon cher confrère,
Paul Meurice.
M. Edmond Rostand
est lapidaire, comme toujours!
Boissy-Saint-Léger, 16 août 1897.
Mon cher Huret,
Je travaille à terminer le Cyrano, que Coquelin va jouer à la Porte-Saint-Martin.
Je ne pense pas que les pièces en vers manquent en ce moment de théâtre. Comédie-Française, Renaissance, Porte Saint-Martin, Odéon... N’est-ce pas, grâce à Sarah et à Coquelin, le double de ce que nous avions il y a quelques années?
Et pour ces théâtres il n’y a déjà pas assez d’artistes sachant dire le vers; qu’adviendrait-il si de nouvelles scènes se créaient? Ah! qu’il serait temps de nommer un poète professeur au Conservatoire!
Quant au vers libre, mon cher Huret, je l’aime. On peut s’en servir au théâtre. Si j’en ai envie je l’essayerai. La seule chose que je ne comprendrais plus, ce serait le vers libre obligatoire. Je suis pour le vers libre, et davantage encore pour le poète libre.
Croyez à mes meilleurs sentiments,
Edmond Rostand.
M. Alfred Dubout
l’auteur de Frédégonde, ne se fatigue pas:
Paris, 16 août 1897.
Indiscret... vous ne le serez jamais, mon cher concitoyen.
Vous me demandez si je travaille ou si je m’amuse?
Je travaille, donc je m’amuse. A quoi?—A une pièce. Pour qui?—Pour... la Critique.
Ce que je dis de sa sévérité à l’égard de Frédégonde?—Qu’elle m’a fait beaucoup d’amis.
Si je pense que le vers libre doit entrer bientôt au théâtre?—Quand Mme Sarah Bernhardt le voudra.
Et si je crois, enfin, que la création de nouvelles scènes s’impose pour le drame historique ou le drame en vers?
Ici, je m’arrête, obligé de confesser mon incompétence, et je laisse à de plus autorisés le soin d’apprécier le goût et les besoins du public.
Ce que je sais seulement, c’est que depuis un quart de siècle environ on réclame la création d’une seconde scène à la Comédie-Française, afin d’y pouvoir jouer simultanément le drame et la comédie, et que, comme sœur Anne, on ne voit rien venir!
Bien cordialement à vous,
Alf. Dubout.
M. Jean Aicard
après avoir agréablement plaisanté les poètes et l’Académie, fait une éloquente théorie du vers dramatique:
La Garde, près Toulon, 12 août 97.
Mon cher confrère,
Il est peut-être un peu cruel de demander à un homme qui, le jour, fait exécuter des terrassements dans son enclos, et la nuit, sous des clairs de lune frais, après les torrides journées d’août, dans le Midi, roule sur une bicyclette avec de bons compagnons, il est peut-être un peu cruel de demander à cet homme-là ce qu’il pense du drame historique en vers.
Je crois que l’Odéon suffit au drame historique qui se cherche et le Théâtre-Français au drame historique qui s’est trouvé (en vers).
Toutefois, je regrette que, à la Comédie-Française, on n’ait pas une scène assez spacieuse pour faire mouvoir de vraies foules.
Je ne crois pas que «le public» ait «besoin» de drames en vers, ni de poèmes, ni de poésies. Ça lui est égal.
Il y a en France quelques millions de versificateurs. Le dictionnaire des rimes est le livre le plus répandu. Napoléon Landais est aussi connu que Napoléon Ier, et plus populaire.
Tous les collégiens, tous les bureaucrates, tous les caissiers, tous les commis voyageurs et tous les poètes font des vers.
Toutes les femmes lisent les vers qu’on leur adresse et ne lisent que ceux-là. Celles à qui on n’en adresse point, en demandent.
Les albums sont sans nombre, dans l’univers,—comme les sots de l’Ecclésiaste.
Mais personne ne lit «des vers».
Sully Prudhomme est un quasi-inconnu. C’est pourtant un grand poète,—quoiqu’il soit de l’Académie.
Cependant le vers au théâtre est toléré. C’est qu’il fournit au tragédien des sonorités particulières, bien rythmées comme la respiration même, qui lui permettent d’enfler la voix,—de forcer les effets, de les faire «sonner» démesurément,—comme il sied quand on dit en présence de trois ou de six mille spectateurs ce qui ne s’adresse qu’aux personnages du drame.
Quant aux interprètes suffisants—en trouverait-on si de nouvelles scènes s’ouvraient au drame en vers? Je crois que oui. Ce qui détourne les tragédiens de la tragédie ou du drame historique en vers, c’est la certitude où ils sont de rester inemployés.
Quant au vers libre, il entrera dans le drame en vers triomphalement dès qu’un homme de génie l’aura voulu. Le vers libre permettra, j’imagine, des nouveautés de paroles rimées qui seront les bienvenues pour nos oreilles lasses d’hémistiches tout faits, de tournures prévues. Il permettra, j’espère, une souplesse de naturel qui humanisera et simplifiera la langue poétique dramatique. La difficulté (dès qu’il s’agit de drame historique, non de comédie légère) sera de conserver aux périodes, malgré les brièvetés et les rapidités du vers libre, cette force que leur donne ce qu’on appelle le «grand vers», cet alexandrin dont la puissance propre, dont l’unité même naissent peut-être de ce qu’il est entouré ou précédé de vers tout semblables.
Rien de mystérieux comme les nombres.
Un bel alexandrin marchant à la fin d’une période d’alexandrins et commandant la halte est accompagné d’un effet de majesté tout particulier. Il y a une force difficile à mesurer. C’est le dernier rang des bataillons carrés bien disciplinés: commandés par Agrippa d’Aubigné ou Corneille, ils sont superbes. Un tas de francs-tireurs ou de vers libres, une armée de volontaires, c’est beau aussi, commandé par Garibaldi.
Les théories se font et se défont d’après les œuvres de génie.
Croyez-moi cordialement à vous,
Jean Aicard.
M. Eugène Morand.
Cher monsieur,
Voici la réponse à quelques-unes des questions que vous me posez. Je souhaite, pour le drame historique et le drame en vers, une transformation absolue, demandant à l’un un plus grand respect et une plus large compréhension de l’histoire, à l’autre une pensée supérieure et un renouvellement de forme auquel se prêtera particulièrement bien le vers libre. Nous tournons la meule d’Hugo depuis trop longtemps.
Pour la mise en scène? Une partie, l’intellectuelle, étant la moelle même de la pièce, j’y veux tous les soins; pour l’autre, la tangible et décorative, comme elle n’est faite que de lamentables, et coûteux pourtant, oripeaux de toile, j’en voudrais le moins possible. D’ailleurs, parviendrait-elle à donner l’apparence de la vérité qu’elle n’en serait que plus fâcheuse, l’illusion parfaite, le «trompe-l’œil», étant de valeur artistique absolument nulle. Le décor doit être dans l’œuvre même. C’est à l’auteur, au poète surtout, à créer par les mots l’ambiance que sa pièce demande. Ceci dit, pour le peu de toile peinte dont on ne pourra pas se passer, j’exigerai que la qualité y supplée à la quantité et que le décor, au lieu d’une méprisable adresse d’exécution, présente, ce qui n’est jamais, un simple et personnel caractère de beauté.
Ce sont là, en littérature et en art, des idées que je suis déjà parvenu à réaliser pour moi dans une certaine mesure; il est possible que les circonstances me permettent de le faire un jour pour les autres.
Recevez, je vous prie, mes meilleurs compliments,
Eugène Morand.
M. Edmond Haraucourt.
Fort des Poulains, Belle-Isle-en-Mer
(Morbihan), 28 août 1897.
Mon cher Huret,
Votre lettre m’arrive avec un long retard: elle m’attendait chez moi, tandis que j’étais sanglé sur un lit lointain, pour y réparer les accrocs faits à ma tendre personne par une chute dans les roches de Belle-Isle.
J’ai l’accident chronique, ayant le geste exagéré. Je partage ordinairement mes vacances en deux époques bien distinctes: dans l’une, absolument dénuée de littérature, j’agite mon exubérance, comme une bête lâchée; dans l’autre, je reste au lit, quinze jours, un mois, bordé de bandelettes, comme une momie, car je finis toujours par me casser quelque chose: ma peau a pris l’habitude des trous, et se résigne, en se recollant.
Mais, fût-ce au lit, je ne travaille pas: la nature et surtout la mer, loin de «m’inspirer» comme disaient nos aïeux, m’écrasent sous le sentiment de nos ridicules aspirations, et ma faiblesse, en présence de leur force, me rappelle à l’égalité des crabes devant la mer, des crabes, mes frères.
Aussi, je ne saurais guère répondre avec sagesse aux questions que vous me posez.
Je ne vois, d’ici, aucun inconvénient à ce qu’on porte le vers libre au théâtre, puisqu’il y est depuis plusieurs siècles; cette innovation pourra donc coïncider avec une découverte, bien désirable aussi, et qui passionne de nombreux ingénieurs, découverte d’un fil avec lequel on parviendrait, pense-t-on, à couper le beurre.
Je ne vois non plus aucun inconvénient à la création de théâtres nouveaux, où se jouerait le drame en vers: mais la difficulté, sans doute, est de recueillir les éléments divers qui assureraient le succès de l’entreprise, des tragédiens, un directeur désintéressé, des pièces honorables, mais surtout des bailleurs de fonds et du public; car ces deux derniers facteurs sont les plus difficiles à rassembler.
Il y aurait pourtant une fortune à faire!—Un directeur, supérieurement lettré, préparé, par de fortes études, à discerner les choses artistiques de celles qui ne le sont pas, renseigné, si vous voulez, par un Comité, non pas de comédiens, mais de personnalités compétentes, dramaturges, poètes, romanciers, et qui, systématiquement, énergiquement, sans consentir aucune faveur, sans écouter aucune sympathie, impitoyable, écarterait toute œuvre et tout homme de talent, pour réserver son théâtre aux Médiocres, celui-là répondrait à un besoin, et le public tout entier l’en récompenserait en foule.
Mais, voilà, on n’ose pas! Les directeurs s’en tiennent aux demi-mesures, recherchent les mauvais auteurs sans aller jusqu’aux pires, demandent les vers plats sans oser les vers faux, les maladroits au lieu des nuls, les amateurs, des hommes, il est vrai, sans dotation naturelle, mais pleins de bon vouloir, qui parfois même exercent fort convenablement un art ou une profession, et qui, dans leur partie, sinon dans la nôtre, ont des notions du bien et du mal, ce qui est déjà trop!
Parlons franc: celui qui réaliserait aujourd’hui le chef-d’œuvre du drame en vers, c’est l’auteur de café-concert.
Mais on ne se risque pas jusqu’à lui. On s’arrête en route. C’est un tort. Il est attendu: c’est le Messie du public moderne.
Me voici au bas de la page et je n’en veux pas commencer d’autres: je vous serre la main, cordialement,
Edmond Haraucourt.
M. Georges Rodenbach
dit ses vérités à la foule:
Mon cher Huret,
Je rentre de voyage et suis bien en retard pour vous envoyer l’avis que vous me demandiez sur quelques questions de théâtre, par exemple le drame historique et le drame en vers. Certes, on ne saurait trop leur ouvrir de nouveaux débouchés. Ils sont la plus haute forme, le grand art en matière dramatique. Mais ce qui manque, me semble-t-il, ce ne sont point les scènes ni les interprètes, puisque le Théâtre-Français, en tous cas, demeure, incomparable.
Ce qui manque, c’est un public. La musique a son auditoire d’initiés: voyez Colonne, voyez Lamoureux. Le grand art dramatique n’a pas le sien: voyez Ibsen, dont aucune pièce ne ferait dix représentations; voyez Torquemada, le Théâtre en liberté, de Victor Hugo; ou cette exquise Florise, de Banville; ou cette haute Abbesse de Jouarre de Renan, qu’on n’a même jamais jouée. Et tant d’œuvres sans beauté vont à la cinquantième et à la centième, parce qu’elles sont sans beauté! C’est ce qui faisait dire à Nietzsche: «Succès au théâtre, on descend dans mon estime jusqu’à disparition complète.» Certes, la boutade est exagérée; mais il est certain que le théâtre, aujourd’hui, vit du nombre, le nombre qui est incompétent et sacre le médiocre. Au contraire, l’œuvre d’art n’est accessible qu’à une élite. Que faudrait-il? Que cette élite fût nombreuse, comme l’élite musicale des concerts du dimanche, qui, elle, ne supporte pas de la musiquette (pas même du Théodore Dubois, qu’elle a sifflé!), mais veut du grand art et du génie. Quand y aura-t-il un public ne voulant aussi que de la vraie littérature? Alors les belles œuvres, peut-être les chefs-d’œuvre, ne manqueront pas. Car beaucoup, qui s’abstiennent aujourd’hui, s’adonneront au théâtre lorsqu’en travaillant pour un public ils ne devront pas travailler contre la beauté.
Cordialement,
Georges Rodenbach.
M. Jules Mary
traite à fond les questions posées:
La Chevrière, par Azay-le-Rideau
(Indre-et-Loire),
15 août.
Mon cher confrère,
Exécutons-nous!
Où passez-vous vos vacances et comment? Travaillez-vous pour le théâtre en ce moment? Pour qui? Qu’est-ce?
Vous rappelez-vous le Lys dans la vallée? Eh bien! j’habite Clochegourde—en réalité La Chevrière—perché en haut des falaises de l’Indre, où Balzac a placé les scènes de son roman. De mon cabinet de travail j’aperçois Saché, sur le coteau de l’autre rive, Saché, où Balzac venait tous les étés passer deux ou trois mois. Tous les vieux qui l’ont connu sont morts, le dernier,—son tailleur—il y a deux ans. Il y a bien, paraît-il, à Pont-de-Ruan, un reste de vieux garçon de moulin qui jetait autrefois l’épervier dans l’Indre pour le grand homme, mais rien à en tirer: il est sourd comme un pot.
Je pêche, en attendant l’ouverture de la chasse.
J’achève en ce moment le drame que Rochard donnera à l’Ambigu après La Joueuse d’orgue. J’ai, d’autre part, à la Porte-Saint-Martin, un drame à grand spectacle dont le titre provisoire est: les Derniers Bandits, et qui sera joué aussi dans le courant de la prochaine saison. Enfin, j’ai sur le chantier, vous le savez, Sébastopol, mais la pièce, à laquelle j’ai déjà travaillé six mois, ne sera pas faite avant la fin de l’année. Ç’aura été une dure besogne.
Le drame historique est-il mort? A-t-il besoin de se renouveler? Comment?
Rien ne meurt. Le drame historique dort. Un beau jour, il se réveillera, tout frais et gaillard, parce qu’il aura bien dormi. Toutefois la quantité de documents publiés depuis quelques années ouvre une voie nouvelle—celle de l’histoire par les petits côtés, la plus vraie pour le public, celle qu’il comprend le mieux—les autres points de vue, plus généraux—étant du domaine spéculatif et lui échappant presque toujours. Ceux qui font l’histoire s’en rendent-ils bien compte? Je ne sais pas si cette voie nouvelle ne serait pas de montrer les tragédies de l’histoire—ou ses comédies—conduites par leurs héros en robe de chambre. Le panache a fait son temps.
Quelle direction prend en ce moment le drame populaire? En quoi la formule d’il y a 50 ou 60 ans diffère-t-elle de celle d’aujourd’hui? En un mot, quelle différence y a-t-il entre les vieux mélos qu’on n’ose plus reprendre et les drames que vous avez signés?
La direction du drame populaire? Croyez bien, qu’il n’en prend aucune. Le drame, populaire ou non, restera éternellement, en se conformant, pour des menus détails, aux mœurs qui changent. Voilà tout! Le drame populaire comprend tout—drame et comédie—et c’est une des plus belles expressions de l’art dramatique.
Pas de public, dit-on. Non pas. Point de théâtres, oui, à l’exception de ceux de Rochard et de Lemonnier. Et voilà pourquoi le drame a l’air de languir. On cherche bien à fonder un Théâtre lyrique pour faire concurrence aux cafés-concerts—et personne ne songe au drame qui, sous forme de roman-feuilleton, réunit encore et réunira toujours une clientèle formidable, des millions et des millions de lecteurs. Donnez-leur des drames à ces millions de lecteurs, ils n’iront plus au café-concert.
La formule? Mais c’est purement du métier. On n’écrit pas aujourd’hui le dialogue ampoulé, redondant, d’il y a 50 ans. Certaines ficelles—le métier en est plein—sont devenues câbles; ce sont ces ficelles qui rendent une pièce vieillotte. Le drame doit revenir, et revient, forcément, à une simplicité primitive, en se mêlant à la comédie, au débat des sentiments et des situations, mais pour aboutir à la dernière expression de la haine, de la jalousie, de la colère, du mépris, etc.: la comédie reste en chemin; le drame aboutit toujours. Tous les deux sont dans le vrai.
La différence? Elle n’est qu’en surface et dans le tour de main. Roger la Honte, Le Régiment, Sabre au clair ont réussi parce qu’ils étaient habillés à la moderne. Nous ne pouvons pas inventer des passions nouvelles, mais on peut varier les manières d’en souffrir: voilà pour le fond. Quant aux détails, ils sont de tous les jours et tout autour de nous. Il n’y a qu’à se baisser pour en prendre.
N’y a-t-il pas de l’exagération dans les mises en scène actuelles? Un trop grand souci d’exactitude et de luxe dans les toilettes, l’ameublement, etc.? Une réaction n’est-elle pas proche en sens contraire? Le drame populaire peut-il se passer de tant d’exactitude et de minutie? Ou doit-il évoluer vers plus de vérité et de réalité dans la mise en scène?
Il y a des pièces—et nombreuses—qui n’ont réussi, en ces derniers temps, que par ce souci d’exactitude. Le pli est pris. C’est une loi: il n’y a guère d’amendements possibles. Les meubles peints sur la toile de fond sont devenus ridicules.
Le drame populaire doit évoluer dans le même sens, s’il ne veut pas courir le risque d’être traité de vieux. Et même, un conseil: si vous avez, dans votre pièce, un coin de l’intrigue qui languit, vite, mettez-y un ameublement du plus pur Louis XVI. Le spectateur admire et ne s’aperçoit de rien.
A quoi attribuez-vous le succès des cafés-concerts? Le public populaire ne va-t-il pas là plus volontiers qu’au théâtre? Comment l’en détacher?
J’ai répondu plus haut: donnez-nous des théâtres de drame! Mais j’ajouterai que les mœurs publiques suivent, au théâtre, un decrescendo qui s’observe autre part. Où sont et que deviennent les grands cafés de luxe, maintenant? Ils sont devenus brasseries. Où sont les restaurants fins? Ils ont rejoint les écrevisses. Il faut aller aux Nouveautés ou au Palais-Royal pour voir des couples d’amoureux en partie fine dans des cabinets particuliers. Le café-concert est un peu, au théâtre, ce que la brasserie est à l’ancien café.
Excusez la longueur de cette lettre, mon cher Huret, mais c’est votre faute. Vos questions soulèvent des discussions et des théories sans nombre et il faudrait des volumes pour y répondre.
Cordialement à vous,
Jules Mary.
M. Armand Silvestre
le confesse: il est embarrassé.
Argelès-Gazost (Hautes-Pyrénées), jeudi.
Mon cher confrère,
Vous voulez bien me demander où je passe mes vacances?
—Comme tous les ans, à Argelès où je trouve la montagne et la tranquillité.
Si je travaille ou si je m’amuse?
—L’un et l’autre: c’est-à-dire que je ne travaille qu’à des choses qui m’amusent, ou du moins, m’intéressent. Je termine un volume de vers, qui paraîtra en novembre et je retouche un drame que j’ai actuellement en répétitions à la Comédie-Française: Tristan de Léonois.
Quant à la troisième question, à savoir si je trouve suffisants les débouchés ouverts au drame historique et au drame en vers, je suis plus embarrassé d’y répondre y étant intéressé.
—Je crois cependant que les dramaturges et les poètes n’auraient pas à se plaindre si l’Odéon faisait son devoir. Mais il en est si loin!
Reste l’emploi du vers libre dans le drame.
—Je suis convaincu qu’il y peut ajouter un aliment musical très intéressant et y rompre la monotonie de la forme. Mais je suis encore intéressé ici, puisque j’ai prêché d’exemple dans Grisélidis et continué dans Tristan.
Croyez, mon cher confrère, à mes sentiments dévoués.
Armand Silvestre.
LE DÉPART DE RÉJANE
23 septembre 1897.
Réjane a quitté Paris hier, par le train de Bruxelles de 6 h. 22, pour sa longue tournée d’Europe qui ne doit prendre fin qu’en décembre.
Je l’avais vue chez elle, dans l’après-midi, et j’avais un peu causé avec elle de ce long voyage.
«Oh non! je n’aime pas les départs, disait-elle. Quand je suis pour m’en aller, je voudrais être Anglaise! Les Anglaises, elles, s’en vont comme ça: Good bye, et c’est fini.»
C’est seulement sa seconde tournée hors de France. La première, c’était en Amérique, il y a quatre ans. Mais, cette fois-là, son mari, M. Porel, et sa fille l’accompagnaient. Alors, aucune tristesse, au contraire, la joie du mouvement, des pays nouveaux, du très lointain, de l’inconnu! Aujourd’hui, ce n’est plus cela... M. Porel est retenu à Paris par la saison commençante, une besogne infernale! Par conséquent, sa fille ne peut pas non plus l’accompagner. Que ferait-elle, toute seule, dans les chambres d’hôtel, durant les longues soirées d’hiver? Aussi, la voilà, la petite, avec sa jolie frimousse, à la fois sérieuse et vive, les yeux rougis, pleins de larmes:
«Ne pleure donc pas! lui dit sa mère. Ça rougit le nez.»
Le petit garçon de quatre ans, inconscient, esquisse un pas de valse sur le tapis.
«Espèce de gommeux!» lui lance sa mère.
Porel est là aussi, tout silencieux. Réjane, coiffée d’un joli chapeau de velours écossais, vert et rouge, en costume de voyage, essaye de les égayer un peu. Elle plaisante, avec son diable d’esprit, son esprit de diable plutôt, et je m’aperçois bientôt que je suis seul à en rire...
«Voyons, Bruxelles, c’est un faux départ! Pour une Parisienne, c’est le bout de la jetée, c’est le coup de mouchoir à tout ce qu’on laisse derrière soi... Puis Copenhague, ça c’est plus loin. Ibsen doit y venir voir jouer sa Maison de poupée. Il paraît qu’il a déjà retenu ses places à l’hôtel et au théâtre. Vous dire que je n’en suis pas fière, ce serait mentir!... Puis, le 9 octobre, à Berlin...
—Vous vous êtes donc décidée à aller à Berlin?
—Mais, pourquoi pas? Je vous demande pourquoi il n’y aurait que les artistes qui refuseraient d’aller en Allemagne, quand les auteurs y envoient leurs pièces, les musiciens leur musique, les industriels leurs produits? C’est idiot, ma parole d’honneur! Ridicule et bête! Car, j’ai beau chercher, je ne vois pas ce qui m’empêcherait, en mon âme et conscience, puisque je passe par là, de jouer cinq ou six fois les pièces de mon répertoire devant les Berlinois... Quand ils m’auront applaudie, nous verrons bien s’ils ont du goût!... Et puis vraiment, ajoute Réjane de ce ton de voix grondeur et méprisant qui n’est qu’à elle, la personnalité des comédiens est-elle si importante que nous devions raisonner sur nos déplacements comme pour des voyages diplomatiques? Je comprendrais, au pis aller—et encore!—qu’on n’ait pas de goût à aller à Strasbourg ou à Metz, parce qu’enfin il y a là des gens qui, en vous entendant parler français n’auraient pas le cœur à rire, mais à Berlin, voyons, quelle plaisanterie!
—Qu’est-ce que vous leur jouerez aux Berlinois?
—Madame Sans-Gêne, Sapho, Maison de Poupée, Froufrou et le Demi-Monde.
—Et vous n’y resterez que six jours?
—Oui, en passant. On ne dira pas, j’espère, que j’en fais une affaire d’argent!»
En quittant Berlin, Réjane s’en ira à Dresde. Elle jouera au théâtre de la Cour. Après Dresde, deux jours de voyage à toute vapeur pour entrer en Russie, non par Pétersbourg, comme elle le voulait, mais par Odessa, Kieff, Karkoff et Moscou, pour «raison d’État»! On sait, en effet, nous l’avons déjà raconté, que l’Empereur étant absent en octobre de sa capitale, et ayant demandé à assister aux représentations de Réjane, il a fallu bouleverser l’itinéraire de fond en comble. L’impresario a passé une semaine dans tous les express imaginables, signant de nouveaux traités, payant des dédits, employant huit jours de fièvre inouïe pour satisfaire au désir impérial qu’avait éveillé, on s’en souvient, la fameuse représentation de Lolotte, à Versailles.
A Pétersbourg, les représentations n’iront pas sans faire beaucoup jaser. Pensez donc! Deux théâtres impériaux s’ouvrant pour la première fois à une comédienne étrangère en tournée, sur un signe du maître: le théâtre Alexandre, et surtout le sacro-saint théâtre Michel où jamais, jusqu’à présent, aucune artiste en représentation n’avait posé les pieds!
«Alors, vous devez être ravie à l’idée de ces représentations de Russie?
—Certes! puisque c’est pour aboutir à ces représentations de Saint-Pétersbourg que j’ai consenti à quitter Paris en pleine saison théâtrale, et à faire cette immense promenade à travers l’Europe. J’y retrouverai, plus que partout ailleurs, des figures de connaissance, toute cette sympathique colonie russe, habituée du Vaudeville et que je voyais, si empressée et si cordiale, venir gentiment m’applaudir à chacune de mes créations.
—Qu’est-ce que vous jouerez, devant ce parterre d’Altesses?
—Ma Cousine qu’on a spécialement demandée...»
S’interrompant, et avec une petite moue attendrie:
«Pauvre Meilhac!... ça lui aurait fait tant plaisir, cette attention-là! Je jouerai, naturellement, Madame Sans-Gêne, et même, le dimanche 7, je jouerai, en matinée, Maison de Poupée, et le soir, Madame Sans-Gêne. Ah! je ne flânerai pas sur les bords de la Néva!
—Et après la Russie?
—Ah! je n’en sais plus rien, avec tous ces bouleversements! Mais, soyez tranquille, vous en serez informé, l’impresario n’y faillira pas... En tout cas, nous pourrons nous revoir dans la première semaine de décembre, voilà qui est sûr.»
J’avais laissé Réjane à ses derniers adieux.
A la gare elle était entourée de sa famille et de quelques intimes seulement,—la troupe étant déjà partie à midi, la devançant à Bruxelles. Ici on n’essayait même plus de rire. On allait se séparer pour deux longs mois, décidément. Réjane monte dans le train; de la portière du wagon-restaurant, la mère dit une dernière fois adieu aux siens, à sa petite Germaine qui, de ses tendres yeux d’enfant sensible, trempés de larmes, suit le train qui s’ébranle.
Son père l’entraîne doucement par la main.
UN MARIAGE «BIEN PARISIEN»
2 décembre 1897.
Il s’agit, d’ailleurs, du mariage de deux Américains: Mlle Sybil Sanderson, Californienne, avec M. Antonio Terry, Cubain. Mais Esclarmonde, Manon, Phryné ont depuis longtemps naturalisé la mariée, et l’écurie de trotteurs de l’époux et son magnifique haras de Vaucresson l’ont indiscutablement baptisé boulevardier. Sans compter le serment qu’il a fait de ne jamais porter de chapeau haut de forme à Paris, ce qui le classe parmi nos originaux de marque.
Quoi qu’il en soit, avec cette réserve américaine bien connue, et cette horreur de la réclame qui la caractérise, le mariage avait été tenu secret. Sinon le mariage lui-même, dont on parlait depuis si longtemps et sur lequel des paris s’étaient même engagés, du moins la date exacte de la cérémonie: on voulait éviter qu’il en fût parlé... Toutes les précautions avaient été prises pour cela, et nous avons été les seuls à l’annoncer hier matin.
Mlle Sybil Sanderson demeure avenue Malakoff: elle devait donc régulièrement se marier à Saint-Honoré d’Eylau, et la cérémonie a eu lieu dans la chapelle des Sœurs du Saint-Sacrement, sur l’avenue, à quelques pas de son domicile. Au moins la lecture des bans devait-elle avoir lieu au prône, comme il est d’usage? Mais cette lecture n’a pas eu lieu. On a passé par-dessus l’autorité paroissiale, et une dispense a été obtenue de l’archevêché. Pourtant, objectera-t-on, le mariage a été fait par un délégué de la cure paroissiale? Non pas! On a complètement ignoré à Saint-Honoré d’Eylau l’union de la paroissienne, et c’est M. l’abbé Odelin, vicaire général, directeur des œuvres diocésaines, qui a donné le sacrement à la belle Esclarmonde.
Donc, à onze heures cinq minutes, hier matin, Mlle Sybil Sanderson, en élégante toilette de ville marron, garnie de fourrure, est sortie de son petit hôtel de l’avenue Malakoff; rougissante et les yeux baissés, on l’a vue! Elle était suivie de sa mère, de ses deux sœurs et de M. Terry, accompagné de quelques-uns de ses compatriotes, fortes moustaches noires et teint basané. Des landaus les attendaient qui les conduisirent à la mairie de Passy, où on arriva dix minutes après.
Le docteur Marmottan, maire de Passy, député, attendait le cortège. C’est lui qui lut les articles du Code qui enchaînent les époux. Nous avons pu prendre connaissance de l’acte officiel du mariage qui unit, par des liens légitimes:
M. Antonio-Emmanuel-Eusebio Terry, né à Cienfuegos (île de Cuba), le 14 août 1857.
Et Mlle Sybil-Swift Sanderson, née à Sacramento, État de Californie (États-Unis), le 7 décembre 1865.
L’acte porte cette mention, qui a son intérêt si l’on sait que la mère du futur a refusé son consentement:
«Lesdits futurs, citoyens des États-Unis, munis de deux certificats de coutume, desquels il résulte qu’ils sont aptes à contracter mariage sans le consentement de leurs ascendants...»
En effet, la loi américaine stipule qu’il suffit d’un certificat consulaire établissant que les futurs époux sont âgés de plus de vingt et un ans.
Les témoins étaient:
Pour le marié: MM. Maurice Travers, avocat; Henri Iscovesco, docteur en médecine, chevalier de la Légion d’honneur. Pour la mariée: MM. Henri Howard, artiste peintre, et Auguste Martell.
A la mairie, aucun discours, aucun incident. Les employés remarquent seulement les doigts très chargés de bagues endiamantées des invités, et un imperceptible sourire, vite réprimé, de la mariée, quand M. le maire a prononcé les paroles définitives:
«Au nom de la loi, je vous déclare unis par le mariage.»
A midi dix minutes, les cinq landaus déposaient les mariés et leur cortège au couvent des Sœurs du Saint-Sacrement, avenue Malakoff. Là, aussi, les mesures les plus sévères avaient été prises pour ne pas ébruiter l’événement. C’est dans ce couvent, l’un des plus aristocratiques de Paris, que des dames du monde font leur retraite. Or, ni les dames pensionnaires, ni les élèves ne savaient ce qui allait se passer. Leur curiosité était éveillée, cependant! Car les portes de la coquette chapelle étaient restées closes, et on avait pu voir—par hasard—que l’autel et la nef étaient fleuris de chrysanthèmes et d’orchidées.
La messe et la cérémonie furent très courtes, M. l’abbé Odelin prononça un délicat et touchant petit discours dont voici la jolie péroraison:
«Vous, mademoiselle, vous avez trouvé dans l’affection vigilante d’une mère toute dévouée, dans l’affection douce de deux sœurs bien-aimées la sauvegarde de votre cœur. C’était dans la paix d’une famille respectable que vous récoltiez le bonheur que ne vous donnaient pas les applaudissements et les plus beaux triomphes.
»Et, pour que l’union soit complète, pour que l’accord de vos âmes réponde à celui de vos cœurs, vous avez voulu avoir l’unité de croyance comme l’unité d’affection. Vous la demandiez hier à l’Eglise catholique vers laquelle vous vous sentiez depuis longtemps attirée.»
Allusion discrète à l’abjuration du protestantisme que la jolie schismatique anglicane avait prononcée, l’avant-veille, devant M. l’abbé Odelin ravi de la bonne volonté et de la ferveur de sa cathéchumène.
A midi et demi, tout était fini. Un déjeuner intime, servi à l’hôtel de Mme Terry-Sanderson, réunissait une vingtaine de personnes. Et ce matin les deux époux ont dû s’envoler vers les plages méditerranéennes.
On va se demander si la nouvelle épousée a renoncé définitivement au théâtre? Ce n’est pas probable... Car, il y a quinze jours ou trois semaines au plus, elle se trouvait dans le bureau de M. Carvalho qui lui remettait un engagement en blanc qu’elle promettait de signer bientôt. Son rêve, à ce moment, était de créer à Paris les Pagliacci de Leoncavallo.
Elle m’en téléphona elle-même la nouvelle que je publiai le lendemain. Son futur l’accompagnait ce soir-là à l’Opéra-Comique. Elle va donc prendre un semestre de congé, travailler le contre-sol aigu qu’elle donnait dans Esclarmonde, il y a six ans, et revenir à Paris, la saison prochaine, pour l’inauguration de la nouvelle salle Favart!
PETITE ENQUÊTE SUR L’OPÉRA-COMIQUE
Au lendemain de la mort du regretté Carvalho, directeur de l’Opéra-Comique, il n’était pas sans intérêt de s’informer près des musiciens dramatiques notables de Paris—ceux d’hier et ceux de demain—de leurs vues sur ce que doivent être les tendances de ce théâtre subventionné.
Nous avons donc adressé à quelques-uns des principaux compositeurs français le questionnaire que voici, auquel ils ont tous répondu avec empressement.
Que doit être l’Opéra-Comique sous la prochaine direction? Quelle part faudra-t-il faire au répertoire ancien, aux étrangers, aux jeunes musiciens français?
Croyez-vous que l’Opéra-Comique puisse suffire à la production des compositeurs français? Un théâtre lyrique d’essai semble-t-il nécessaire?
Voici les réponses que nous avons reçues:
M. Théodore Dubois
Directeur du Conservatoire.
Paris, le 10 janvier 1898.
Monsieur,
Voici les réflexions que me suggèrent les questions auxquelles vous voulez bien me prier de répondre:
L’Opéra-Comique, depuis longtemps, s’est éloigné sensiblement du genre qui lui valut autrefois ses plus brillants succès. Il doit, selon moi, y revenir dans une certaine mesure et accueillir à bras ouverts la comédie lyrique et les ouvrages d’une gaieté spirituelle.—Nous sommes trop enclins actuellement à la mélancolie, et m’est avis que des œuvres de la nature et de la valeur musicale de Falstaff, du Médecin malgré lui, etc., ne seraient pas pour déplaire.—En un mot, il convient de laisser le drame lyrique à l’Opéra et au Théâtre lyrique dont je parlerai tout à l’heure.
Puis, il faut avoir une excellente troupe d’ensemble, capable, sans le secours d’étoiles, d’intéresser toujours le public et de provoquer, par une interprétation constamment soignée et artistique, de bonnes recettes, indispensables à la bonne gestion d’un théâtre.
On devra remettre en lumière certains ouvrages de la vieille école française, en en faisant un choix judicieux.—On ne devra pas fermer la porte aux étrangers, si leurs ouvrages ont une réelle valeur, mais on l’ouvrira toute grande aux Français, surtout aux jeunes, de manière à favoriser l’éclosion de talents originaux et sérieux, qui ne manqueront pas de se révéler, si on leur en fournit l’occasion.
Pour cela, il faudra travailler plus qu’on n’a l’habitude de le faire; de grands efforts et une grande activité seront nécessaires; on ne se contentera plus, comme on l’a fait jusqu’à présent, de monter un ou deux ouvrages nouveaux par an, mais bien le plus grand nombre possible.
D’autre part, l’Opéra-Comique ne peut suffire à la production des compositeurs français. Qu’on se souvienne des services immenses rendus à notre école par l’ancien Théâtre lyrique, des ouvrages et des compositeurs célèbres qu’il a fait connaître, et qu’on dise ensuite si un théâtre de ce genre est nécessaire! Il est plus que nécessaire, il est indispensable! Il faut que, si un nouveau Gounod, un nouveau Bizet surgissent, pour ne parler que de ceux-là, il faut, dis-je, qu’ils trouvent comme autrefois une scène pour y produire leurs chefs-d’œuvre.—Aider à la résurrection du Théâtre lyrique est donc un devoir impérieux pour tous ceux qui aiment l’art du théâtre.
Ce ne serait pas selon moi un théâtre d’essai, mais bien un théâtre de production active, fécondante, jeune, stimulant l’émulation de l’Opéra-Comique et même de l’Opéra, reprenant les chefs-d’œuvre abandonnés, tâchant d’en produire de nouveaux. Je le voudrais enfin—et ce serait très beau—comme il était jadis.—Est-ce trop demander qu’on nous donne aujourd’hui ce que nous avions il y a quarante ans et plus?
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués,
Th. Dubois.
M. Massenet.
Cher monsieur et ami,
La nomination de M. Albert Carré et les idées émises par notre nouveau directeur me paraissent répondre parfaitement à votre première question.
J’ajouterai seulement que le rétablissement d’un Théâtre lyrique, dans l’esprit de celui que nous avons connu à l’époque de La Statue, de Faust et des Troyens, serait certainement bien accueilli par le public et par les auteurs.
Alors que ce théâtre existait, il n’entravait nullement la brillante production et les succès du théâtre national de l’Opéra-Comique.
A vous, très cordialement,
Massenet.
M. Reyer.
La Favière (Var).
Cher monsieur,
Je reproduis votre questionnaire—et voici mes réponses que je vous prie de vouloir bien insérer textuellement.
D.—Que doit être l’Opéra-Comique dans la prochaine direction?
R.—Indépendant de toute attache et de toute influence dont certains compositeurs de ma connaissance auraient vraiment trop à souffrir.
D.—Quelle part faudra-t-il faire aux compositeurs étrangers, au répertoire ancien et aux jeunes musiciens français?
R.—Une part équitable.
D.—Croyez-vous que l’Opéra-Comique puisse suffire à la production des compositeurs français?
R.—Non.
D.—Un théâtre lyrique d’essai semble-t-il nécessaire?
R.—Pourquoi d’essai? Que le Théâtre lyrique, si jamais on nous le rend, accueille de temps en temps des ouvrages de jeunes compositeurs, rien de mieux. Mais vouloir faire de ce théâtre l’antichambre de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique, et pourquoi? Est-ce que le Théâtre lyrique n’était pas fort au-dessus de ses deux rivaux à l’époque où l’on y représentait Orphée et Obéron, Les Noces de Figaro et Les Troyens?
Votre dévoué,
E. Reyer.
M. Alfred Bruneau.
Ce que doit être l’Opéra-Comique, mon cher Huret? Un théâtre français, tout à fait français. Et, par là, j’entends un théâtre non pas réservé à nos seuls compositeurs, qu’il importe cependant de placer au premier rang, mais mené par un esprit de large et fière générosité française, c’est-à-dire respectueux au même degré de nos vieilles gloires authentiques et des indiscutables gloires universelles; conservateur du génie national tel que nous le transmettent nos vrais maîtres d’aujourd’hui; brave, audacieux, aventureux, ouvert à la jeunesse de chez nous, à l’inconnu, à l’espoir, à l’avenir de notre pays, et aimable aussi, par tradition de galanterie, pour les voyageuses originales et belles. Ah! mon cher Huret, combien je désire que l’Opéra-Comique, qui, vivant de la sorte, n’empêcherait point le Lyrique de renaître, soit ce théâtre si éminemment français, et comme je serai heureux d’honorer en notre journal, la plume à la main, les nobles chefs-d’œuvre du passé et de saluer de mon enthousiasme les plus vaillants musiciens de ce temps!
Mille bons souvenirs de votre collaborateur et ami,
Alfred Bruneau.
M. Gustave Charpentier.
Si l’on considère l’Opéra comme un musée restreint où une demi-douzaine de chefs-d’œuvre sont offerts trois fois la semaine à un public spécial, il ne reste aux musiciens anciens et modernes, français ou étrangers, que le seul Opéra-Comique.
Alors que dix théâtres s’offrent aux littérateurs, les musiciens ont l’unique débouché d’une scène officielle où le Répertoire règne en maître—et doit régner, car supprimer le Répertoire ce serait nier l’immortalité,—où l’étranger impose ses succès—et doit les imposer, car il nous faut les connaître,—où les auteurs nationaux déjà célèbres se disputent le peu de place qui reste.
Si l’Opéra devenait accueillant à la jeune musique, la situation serait identique, car la musique dramatique subira toujours cette faute énorme des entrepreneurs que, des deux scènes mises à son service, aucune n’est habitable pour le drame lyrique. «Quatre-vingts personnes en scène (!) me disait le regretté Carvalho, où voulez-vous que je les mette?»—«Des actes avec trois personnages, m’objectait M. Gailhard, ce serait ridicule à l’Opéra!»
La nouvelle scène de la rue Favart étant, paraît-il, plus petite encore que l’ancienne, l’avenir du drame musical devient problématique.
Ah! si nous avions le Lyrique municipal! mais nous ne l’avons pas.
L’Opéra livré à l’aristocratie;
L’Opéra-Comique livré aux bourgeois;
Le peuple livré au café-concert.
Tel est le programme artistique des démocrates de la Ville-Lumière!
Cependant, avec le répertoire limité que lui imposera cette curieuse situation, le directeur de demain pourra faire encore de belles et bonnes choses. Il n’aura, pour cela, qu’à s’inspirer des théâtres étrangers si actifs, si éclectiques, si courageusement artistiques. Sans doute, il contentera difficilement public, musiciens et actionnaires. Sous l’assaut des manuscrits et des recommandations, il aura de la peine à conserver sa lucidité, son indépendance, mais, s’il devait abandonner une partie de son programme, qu’il n’oublie pas que l’Opéra-Comique doit être, avant tout, le théâtre des jeunes musiciens.
Tant pis pour les œuvres étrangères si Wagner accapare toute la place qu’on voudrait leur réserver!
Tant pis pour l’ancien répertoire qui nous barra trop longtemps la route!
La jeunesse attend enfin un directeur audacieux, un général à batailles! Oui, nous attendons un directeur qui sache utiliser nos forces neuves, nous attendons l’homme qui hospitalisera les musiciens d’avant-garde, de Pierné à Debussy, de Carraud à d’Indy, de Leroux à Erlanger, à Bruneau, nous attendons celui qui accueillera les drames de Descaves, Henri de Régnier, Paul Adam, Verhaeren, La Jeunesse, Saint-Georges de Bouhellier, comme nous attendons la Sarah Bernhardt ou la Duse hardie qui incarnera La Dame à la faulx de Saint-Pol-Roux.
La belle aventure d’Edmond Rostand prouve surabondamment que l’heure est aux poètes, que ces poètes le soient en musique, en peinture, en plastique ou en verbe!
Gustave Charpentier.
M. André Wormser.
Cher Monsieur Huret,
Je n’ai pas le temps de vous écrire une longue lettre et vous n’auriez sans doute pas la place de l’insérer.
Oui, je suis d’avis qu’il faut jouer beaucoup les compositeurs français!
D’abord et avant tout parce que j’en suis un.
Puis, toute question personnelle mise à part, parce que je connais dans l’école française contemporaine une quantité de talents de premier ordre qu’il est inique et absurde de laisser végéter sans fruit dans l’obscurité.
Une autre raison encore, et qui répond en même temps à vos différentes questions:
Le répertoire, si riche qu’il soit, s’use et mourra d’épuisement entre les mains de directeurs qui l’exploitent sans ménagement.
On sera donc obligé de le rajeunir. Par quoi?
Un ouvrage nouveau, faisant recette, se rencontre-t-il à point nommé au moment même où l’on en a besoin?
M. de La Palice avait déjà dit de son temps—mais il faut le répéter puisqu’on semble ne l’avoir pas compris—que toutes les pièces ne peuvent pas réussir et qu’il en faut essayer un grand nombre pour qu’une ou deux aient chance de rester au répertoire.
Le jour cependant où les inquiétudes du caissier obligeront les directeurs à renouveler l’affiche, faute d’avoir permis aux auteurs français de prendre sur le public l’action et le crédit qui facilitent la location, comme il faudra bien monter quelque chose, on ira prendre les ouvrages connus là où ils se trouvent et l’heure des étrangers sera venue; d’abord les plus célèbres et ensuite les autres, qui suivront à la faveur.
Quant à nous, compositeurs, il nous restera une ressource: nous nous ferons critiques dramatiques et nous rédigerons le compte rendu: comme cela, nous ne perdrons pas tout!
Amicalement,
André Wormser.
M. Samuel Rousseau.
Cher monsieur,
«Que doit être l’Opéra-Comique, sous la prochaine direction?» Voilà un paragraphe de votre questionnaire qui me paraît au moins indiscret. Souffrez que je n’y réponde point; d’autant que j’estime bien téméraire d’oser préjuger du sens dans lequel aiguillera l’art musical de demain. Souhaitons simplement qu’un aimable éclectisme soit la principale qualité de notre futur directeur; qu’en son hospitalière maison, toutes les opinions puissent avoir accès: en un mot, souhaitons un directeur qui aide à la production musicale, sans prétendre la diriger.
A votre seconde question, réponse est facile. L’Opéra-Comique ne peut pas proscrire les chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire qui firent sa gloire, et quelquefois sa fortune. Il nous doit aussi de tenter d’heureuses incursions dans le domaine lyrique étranger que nous ne connaissons pas. Mais l’important, surtout, serait d’ouvrir, et toute grande, la porte aux jeunes musiciens français qui, depuis si longtemps, attendent sous l’orme; et me voici, tout naturellement, en face de votre troisième point d’interrogation.
Certes, non, l’Opéra-Comique ne peut pas suffire à la production des compositeurs français. J’en atteste la centaine de drames lyriques qui, à ma connaissance, moisit dans les cartons de nombre de mes collègues. A ce propos, cher monsieur, admirons l’étonnante logique qui consiste à produire à grands frais des compositeurs auxquels, dès que leur talent est reconnu, paraphé, diplômé, on refuse tout moyen de l’utiliser. Un exemple: J’ai eu le prix de Rome en 1878 et c’est seulement cette année qu’à l’Opéra sera jouée ma Cloche du Rhin. C’est-à-dire qu’il m’aura fallu vingt ans d’efforts, vingt ans d’enragés piétinements, pour arriver enfin au public.
«Le génie n’est qu’une longue patience», a dit quelqu’un. Parions que ce quelqu’un est un pauvre musicien vierge et martyr.
Samuel Rousseau.
M. Silver.
L’Opéra n’ayant pas pour mission de faire débuter les jeunes compositeurs (si ce n’est parfois avec un ballet), il ne leur reste donc qu’un théâtre: l’Opéra-Comique.
C’est cet unique théâtre qui est le point de mire de tous les jeunes auteurs, et cet unique théâtre, jusqu’à ce jour, ne les joue pas, ou peu; de là cette soi-disant décadence de la musique de théâtre en France, actuellement, chez les jeunes.
Le nouvel Opéra-Comique devra donc sortir de sa réserve excessive et ouvrir toutes grandes ses portes à la nouvelle génération; c’est son devoir vis-à-vis l’art lyrique français.
Jouer les jeunes ne veut pas dire qu’il faille sacrifier nos aînés et le répertoire ancien, loin de là, il s’agit seulement d’augmenter le nombre d’actes à représenter annuellement.
Quant aux musiciens étrangers, leur place n’est pas à l’Opéra-Comique, elle est au Grand Opéra si leur œuvre en est digne, ou au futur Lyrique; un besoin impérieux s’impose, celui d’avoir un théâtre où l’éclosion des œuvres françaises ne puisse être retardée par l’audition d’une œuvre étrangère, à moins que la direction de l’Opéra-Comique ne veuille donner cette œuvre étrangère en dehors du nombre d’actes exclusivement réservés aux jeunes qui sont au moins vingt à même de tenir la scène avec leurs œuvres; or, en admettant que l’on ne puisse donner d’eux que trois ouvrages nouveaux par an (soit, huit à dix actes), il faudrait donc attendre sept ans pour qu’une première série d’auteurs nouveaux soit épuisée, et je fais un chiffre minimum. Un second théâtre est donc nécessaire, le besoin d’un Théâtre lyrique s’impose... mais il est à craindre qu’il continue à s’imposer longtemps encore!
C’est au nouveau directeur qu’il appartiendra d’ouvrir l’ère musicale d’un nouveau siècle.
Je crois la partie belle.
Voici, cher monsieur Huret, ce que j’ai à répondre à vos questions.
Bien cordialement à vous,
Charles Silver.
M. Camille Erlanger.
D.—Que doit être l’Opéra-Comique sous la prochaine direction?
R.—Largement ouvert aux idées nouvelles.
D.—Quelle part faudra-t-il faire au répertoire ancien?
R.—Deux représentations par semaine, dont une matinée.
D.—Aux étrangers?
R.—Rester le plus possible Théâtre national de l’Opéra-Comique.
D.—Aux jeunes musiciens français?
R.—Prépondérante!
D.—Croyez-vous que l’Opéra-Comique puisse suffire à la production des compositeurs français?
R.—Jamais!
D.—Un théâtre lyrique d’essai semble-t-il nécessaire?
R.—Indispensable et urgent.
Camille Erlanger.
8 janvier 1898.
M. Alexandre Georges.
Cher ami,
Vous me demandez ce que doit être l’Opéra-Comique sous la prochaine direction?
Il me semble qu’il doit être ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire un théâtre de demi-caractère.
Sans remonter bien loin, les auteurs joués sur ce théâtre se sont, presque toujours, conformés à ce genre.
Il n’y a guère qu’une dizaine d’années que le drame lyrique y a fait sa première apparition, et encore!... à part quelques rares exceptions, sont-ce bien des drames lyriques, ces œuvres jouées sur notre deuxième théâtre de musique?
Pour se différencier des ouvrages du répertoire, il n’y a plus de parlé; mais le genre est toujours le même. La musique est plus ou moins gaie, spirituelle, sentimentale ou dramatique, selon le tempérament du musicien et la qualité du livret qu’il a eu à traiter, mais les moyens, les procédés, ne changent guère.
Ce que je ne voudrais pas, à l’Opéra-Comique, c’est la légende, avec ses âpretés et ses côtés tragiques, très belle souvent et de haute envergure; mais aussi, bien plus faite pour un public spécial et un théâtre qui serait, à mon humble avis, le théâtre lyrique.
Ce théâtre lyrique ne serait pas, comme vous voyez, un théâtre d’essai; au contraire, il serait le théâtre par excellence, où les maîtres étrangers auraient une large part, et où leurs œuvres serviraient de point de comparaison et d’émulation à la belle et nouvelle école française.
A la tête de ce Lyrique, j’y voudrais un maître indépendant, fantaisiste, avec de gros capitaux, et montant à son gré les œuvres qui lui plairaient.
Voici, en toute hâte, ma réponse, et, avec ma plus cordiale poignée de main, je vous remercie, cher ami, de l’honneur que vous me faites, en faisant cas de mon opinion dans cette circonstance.
Votre
Alexandre Georges.
15 janvier 1898.
M. Xavier Leroux.
Il est impossible que l’Opéra-Comique reste ce qu’il a été jusqu’à ce jour: un musée où l’on allait régulièrement et invariablement admirer quatre ou cinq pièces, tout au plus; une maison où l’on n’avait quelques chances d’être admis que si l’on portait l’habit à palmes vertes; une sorte de vitrine des boutiques de deux ou trois gros éditeurs dont le jeu est de laisser croire aux directeurs de la province et de l’étranger que rien n’est possible en dehors des œuvres dont le succès, s’étant affirmé malgré leur indifférence, suffit à accroître ou maintenir leur fortune, sans leur faire courir de risques nouveaux.
La nouvelle direction... celle que nous attendons et espérons, est éclairée sur ces points. Elle amènera des idées indépendantes, délivrée, qu’elle doit être, des entraves qui stérilisèrent les dernières années de la direction Léon Carvalho, et qui firent de l’Opéra-Comique le jouet de quelques influences, et de quelques personnalités.
Une grande et intéressante part peut être laissée au répertoire ancien; mais ici encore la nouvelle direction peut et doit rénover.
Le musicien qui sera le conseil de cette direction trouvera avec nous, et le public avec lui, que le Tableau parlant de Grétry vaut Les Noces de Jeannette, que l’Irato de Méhul est aussi amusant que Le Chalet, et qu’une reprise de Fidelio vaudra mieux que celle d’une inutile Fanchonnette... et qu’on peut rire, être charmé, être ému, en dehors des Adolphe Adam, des Clapisson, dont les vallons helvétiques sont devenus si lamentables, et dont les mélodies sont passées de mode même chez les bourgeois les plus rétrogrades du Marais, qui, faute de mieux, préfèrent maintenant accompagner les balancements de pendule de leurs corps aux accents délirants du café-concert.
Certes, on doit nous faire entendre tout ce que l’étranger produit d’intéressant; mais je crois qu’on ne doit pas donner le pas aux œuvres étrangères sur les œuvres françaises. Du reste, récapitulons, et voyons à quoi est réduite la question.
Les Lapons, les Turcs, les Kurdes, les Grecs, les Suisses, les Anglais, les Espagnols et les Danois font peu ou pas d’opéras-comiques, de drames lyriques.
Les Scandinaves et les Slaves exhalent leurs âmes de musiciens dans d’exquises mélodies, de délicieuse musique de chambre; chez eux, en dehors de feu Tchaïkowski et de bien plus feu Glinka, il y a peu d’œuvres théâtrales.
Les Roumains ne produisent que des moustaches et des violonistes.
Les Tchèques viennent de lancer un musicien qui fut notre camarade de classe chez notre maître Massenet, où il apprit beaucoup de ce qu’il sait, et qui n’est par conséquent pas une note nouvelle.
Restent les Allemands et les Italiens...
Les Allemands, en dehors de Wagner, c’est Humperdinck, avec Hantzel et Gretzel... et puis voilà... Les Italiens, c’est Leoncavallo, avec son Paillasse, et Mascagni, avec les rusticaneries qu’il peut lui rester à écouler... Et enfin, c’est surtout le fonds Sonzogno. En somme, on le voit, on peut facilement être très hospitalier pour les étrangers, et avoir encore en réserve des trésors de prodigalités pour les nôtres.
Nulle part ailleurs, à l’heure présente, la production n’est aussi ardente et intéressante qu’en France. Nulle part ne peut se produire l’œuvre nécessaire à alimenter ce théâtre auquel on est convenu d’adjoindre l’épithète de «National», mieux que chez nous, où, si on nous encourage, elle peut surgir pétrie par le génie de notre race.
Beaucoup attendent qui ont travaillé confiants dans un avenir meilleur... Qu’ils ne soient pas déçus à nouveau!... Et que celui des nôtres qui présidera un peu à nos destinées amène avec lui l’espoir qui soutient, et que son avènement nous ouvre la voie où nous voulons pénétrer à sa suite.
Que serait le Théâtre lyrique d’essai? Un théâtre où l’on jouerait les pièces sans décors, sans costumes, avec un orchestre au rabais, des chœurs lamentables, et des artistes épaves de toutes les troupes?... Un piège où l’on étranglerait impitoyablement des œuvres ayant coûté tant de recherches?... Un gouffre où s’effondreraient tant d’efforts sincères?... Si c’est cela qu’on préconise... Dieu nous en préserve!
Du reste, essayer quoi?... Si les pièces peuvent oui ou non faire de l’argent?... Eh bien! la preuve ne peut pas être faite par ce moyen. Ni Faust, ni Carmen, ni Mireille ne furent des succès à leur apparition, et si leur sort avait dépendu de l’impression produite sur un Théâtre d’essai, ces partitions ne seraient pas aujourd’hui les exemples de bonnes affaires qu’on vous cite sans cesse.
Le théâtre de la Monnaie de Bruxelles, dirigé avec une si grande préoccupation d’art, a essayé plusieurs d’entre nous, et moi-même, ma tentative y fut plus qu’heureuse, et j’étais en droit d’espérer une prompte consécration après cela... Eh bien! j’attends encore.
Donc, le Théâtre lyrique d’essai n’avancerait rien.
Alors, que l’on nomme vite le directeur qu’on nous promet, et qu’ensuite il refuse ou reçoive nos pièces: mais au moins, qu’il les entende.
Xavier Leroux.
M. Victorin Joncières.
Mon cher confrère,
Je ne puis que répondre sommairement aux deux questions que vous me posez, me réservant de les traiter plus longuement dans mon prochain feuilleton de la Liberté.
La direction de l’Opéra-Comique doit être, avant tout, éclectique et ne s’inféoder à aucune école, à aucune coterie. Tout en suivant la voie du progrès, elle s’efforcera de ne pas rompre avec les traditions que lui impose l’enseigne de la maison.
Le répertoire du vieil opéra-comique français y a peut-être été trop négligé en ces dernières années, et je voudrais que les ouvrages de Grétry, de Dalayrac, de Monsigny, de Philidor, de Boïeldieu, d’Hérold, d’Auber, d’Halévy et d’Adolphe Adam n’y fussent pas plus abandonnés que ne le sont, à la Comédie-Française, les comédies de Molière, de Regnard, de Musset et de Scribe.
La part faite aux compositeurs vivants, français ou étrangers—peu importe,—ne doit pas être diminuée, mais je ne crois pas que l’Opéra-Comique, étant donné son genre spécial, puisse suffire à la production. Il faut absolument un Théâtre lyrique, où les œuvres à tendances modernes auraient plus de chances de réussir qu’à l’Opéra-Comique.
Je n’en veux pour preuve que les tentatives de drames lyriques, toutes avortées, faites par la dernière direction.
Le Théâtre lyrique serait un véritable théâtre d’avant-garde; l’Opéra-Comique doit rester un théâtre de tradition.
Recevez, mon cher confrère, l’assurance de mes sentiments les plus sympathiques,
Victorin Joncières.
M. Gaston Salvayre.
Tombé en désuétude, le genre éminemment national de l’opéra-comique, «l’Éminemment», comme on dit aujourd’hui volontiers, se compromet dans le voisinage folichon de l’opérette; désertant son temple, il s’est éparpillé dans les théâtres de genre où il semble avoir trouvé un refuge propice à ses manifestations, d’ailleurs assez restreintes.
«L’Éminemment», délices de nos pères, ne me paraît plus être armé en guerre; je ne lui connais, en effet, ni auteurs, ni musiciens, ni interprètes, en assez grand nombre du moins, ni d’essence assez subjuguante pour favoriser son développement, voire son alimentation.
Qui donc, comme on chante dans les opéras d’Auber, pourrait lui prédire un destin prospère?
On le sait, les aspirations des jeunes couches n’ont rien à démêler avec les visées esthétiques chères aux auteurs de La Dame blanche ou, même, des Mousquetaires de la Reine.
A quoi bon, dès lors, maintenir sur le nouvel édifice une étiquette que, sans aucun doute, ne saurait justifier le caractère des ouvrages appelés à y être représentés?... Voyez plutôt la liste de ceux qu’en ces dernières campagnes nous convia à entendre le directeur défunt.
Cela ne veut pas dire que le répertoire de l’Opéra-Comique ne contienne point des œuvres dignes d’être maintenues sur l’affiche, et cela en dépit de l’évolution actuelle... Non, loin de moi telle pensée! Ces œuvres, chacun les désigne, chacun a leur nom sur le bout des lèvres.
Désireuse de vivre et de prospérer, la direction nouvelle devra donc s’appliquer à faire, dans le vieux répertoire, un choix plein de tact et de discernement, tout en faisant large part aux modernes productions; étayant, pour ainsi dire, les tentatives des contemporains avec les opéras de nos aînés dont le succès semble le plus légitimement acquis et le plus durable.
Pour cela faire, il faudra que le nouvel impresario s’outille en conséquence (qui veut la fin veut les moyens!). Agrandissement des cadres des chœurs et de l’orchestre; engagements d’artistes susceptibles, par leurs moyens vocaux comme par leurs qualités dramatiques, de mettre en relief les ouvrages de nos jeunes maîtres: telles sont les modifications qui s’imposent à la vigilance artistique du nouvel élu.
J’ajouterai que je ne verrais pas sans plaisir, en ce théâtre si parisien, l’organisation d’un sémillant corps de ballet.
Dans un esprit de libéralisme bien compris et s’inspirant du sentiment de générosité chevaleresque qui est le fond de notre race, la nouvelle direction pourrait, de loin en loin, faire une petite place à quelque partition étrangère, surtout lorsque, s’imposant par une valeur indiscutable et par une carrière déjà glorieuse, cette partition mériterait la consécration suprême de notre grand Paris.
Mais avec quelle parcimonie le directeur nouveau ne devra-t-il pas exercer cette manière d’hospitalité!... car il doit—et cela avant tout—donner à la production française toute la satisfaction possible.
Or, je crains fort que notre école nationale, par l’importance de son effort comme par l’intérêt artistique qui s’y rattache, ne permette qu’à de très rares intervalles l’usage d’un procédé marqué, cependant, au coin de notre légendaire courtoisie.
Il ressort, ce me semble, assez clairement de ce qui précède que la création d’une troisième scène lyrique est chose indispensable.
Sur ce théâtre essentiellement combatif, et qui dégagerait l’Opéra et l’Opéra-Comique de trop onéreuses obligations, pourraient se livrer librement les luttes si ardentes, si âpres, si suggestives de l’Art nouveau.
Là pourraient être représentées des œuvres qui, une fois consacrées par le succès, seraient transportées, sans coup férir, sur notre première scène lyrique, ou sur l’autre, selon que le comporterait leur caractère.
G. Salvayre.
M. Arthur Coquard.
Quelle part faire au répertoire ancien, aux étrangers, aux jeunes musiciens français?
Les chefs-d’œuvre du passé doivent garder leur place au répertoire. Qui oserait le contester? Il serait antiartistique et inintelligent de les exclure. La Comédie-Française et l’Odéon n’agissent pas autrement, dans leur domaine propre. Quant aux étrangers, il serait très étroit de prétendre leur fermer nos théâtres. Notre École nationale ne peut que gagner à les accueillir et le goût du public se perfectionne au contact des œuvres produites chez nos voisins. Mais le directeur d’une scène subventionnée doit être particulièrement prudent à l’endroit des étrangers et n’accepter que des ouvrages d’une valeur incontestable et même supérieure. On lui pardonnera de se tromper sur le mérite d’un compositeur français; mais accueillir un étranger sans talent soulèverait les plus vives réclamations.
La dernière question: celle du Théâtre lyrique, n’est pas nouvelle. Mais les circonstances présentes lui donnent une actualité toute particulière.
Non, certes, l’Opéra-Comique ne saurait suffire à la production des compositeurs français. Considérez le nombre des ouvrages qui ont vu le jour à Bruxelles, à Carlsruhe, à Monte-Carlo, à Lyon, à Angers, à Rouen... et ailleurs; voyez le nombre, plus grand encore, de ceux qui dorment dans les cartons. Plusieurs sont signés de noms consacrés par le succès. On peut affirmer qu’il y a là plus d’une œuvre d’un intérêt très vif. Voilà qui suffit à rendre le Théâtre lyrique nécessaire. Il faut qu’on mette fin à une situation dont l’École française souffre cruellement depuis vingt ans. Toutes les objections tombent devant ce fait qu’il est nécessaire.
Et maintenant, que doit être l’Opéra-Comique sous la prochaine direction?
On comprend que son rôle devra être tout différent, suivant que le Théâtre lyrique sera ou non rétabli. Supposez qu’il revive. Ne voyez-vous pas que le plus grand nombre des partitions inédites va s’y diriger et que, dès lors, l’Opéra-Comique sera moins assiégé? Le nouveau directeur pourra se borner à choisir, dans la production contemporaine, ce qui lui semblera mieux convenir au goût de son public. C’est ainsi qu’à prendre les choses d’un peu haut, la direction de l’Opéra-Comique trouvera son profit à la résurrection du Théâtre lyrique.
Arthur Coquard.
M. Georges Marty.
Mon cher Huret,
Si vous le voulez bien, je résumerai vos deux premières questions en une seule.
L’Opéra-Comique, sous n’importe quelle direction, aurait dû, et devrait partager équitablement ses spectacles en trois parts:
1o Le répertoire ancien, élagué de certains ouvrages par trop démodés;
2o Les œuvres modernes françaises des jeunes et des gens arrivés; j’assimile, bien entendu, au répertoire ancien les œuvres classées des musiciens morts, comme par exemple: Mireille, Mignon, Carmen, Lakmé, etc.
Et 3o les ouvrages étrangers choisis judicieusement parmi les plus appréciés et sans souci de la nationalité.
Jusqu’à présent, l’Opéra-Comique n’a pas suffi à la production française, c’est incontestable. Combien de compositeurs, déjà vieux à l’heure actuelle, se sont découragés et n’ont plus écrit, parce qu’aucun directeur ne les accueillait!
Il en est de même à présent.—Je pourrais vous en citer plusieurs, des jeunes, qui ont des titres sérieux à invoquer et qui vous diront:
«A quoi bon travailler? Non seulement on ne nous joue pas, mais on ne veut même pas nous entendre; et il est bien évident que si l’on ne joue pas ceux que l’on entend par hasard, on jouera encore bien moins un auteur sans audition de son œuvre.—Il est vrai qu’il y a la contre-partie: les amateurs. Eux obtiennent quelquefois l’exécution d’un ouvrage, mais toujours une audition.—Or, l’audition c’est l’espoir! Et l’espoir pour un jeune musicien, si vous saviez quelle grande chose ça peut être!»
Résumé: Opéra-Comique insuffisant jusqu’alors; Théâtre lyrique absolument nécessaire.
Maintenant, tout dépendra dans l’avenir du nouveau directeur de notre théâtre national.
A vous cordialement,
Georges Marty.
«LA VILLE MORTE»
AVANT LA PREMIÈRE
21 janvier 1898.
Ce soir, Mme Sarah Bernhardt rentre dans la tradition de son talent, en créant à la Renaissance la tragédie de M. Gabriel d’Annunzio, et elle laisse l’inoubliable caraco en cotonnade bleue de la Madeleine des Mauvais Bergers, pour reprendre les lignes drapées de ses robes-peplum.
La Ville morte a été composée exprès pour Mme Sarah Bernhardt, et ce ne sera pas une des moindres surprises de cette soirée que cette belle langue retentissante et colorée écrite en français, sans le secours d’aucun traducteur, par un poète étranger.
L’action se passe en Grèce, à Mycènes. Presque tout le premier acte n’a l’air d’être fait que pour créer l’atmosphère de l’œuvre et de son décor. On se souvient que le principal personnage, Léonard, est un archéologue célèbre, qui vient de découvrir le tombeau des Atrides, au fond de la plaine d’Argos.
Or, il faut savoir que le fait est vrai en soi-même: le savant archéologue allemand Schliemann, qui déterra les ruines de Troie, découvrit, en 1876, le tombeau d’Agamemnon, à Mycènes. La nouvelle en fut portée au monde par une dépêche, restée célèbre, qu’il adressait au roi de Grèce, le 28 novembre de cette même année:
«J’annonce avec une extrême joie à Votre Majesté que j’ai découvert les tombeaux que la tradition dont Pausanias se fait l’écho désignait comme les sépulcres d’Agamemnon, de Cassandre, d’Eurymédon et de leurs compagnons, tous tués pendant le repas par Clytemnestre et son amant Égisthe. J’ai trouvé dans ces sépulcres des trésors immenses qui suffisent à remplir un grand musée qui sera le plus merveilleux du monde et qui, pendant des siècles à venir, attirera en Grèce des milliers d’étrangers... Que Dieu veuille que ces trésors deviennent la pierre angulaire d’une immense richesse nationale.»
Comme on le verra ce soir, M. d’Annunzio écrit mieux le français que le savant allemand, et l’émotion que Léonard ressent devant sa découverte se traduit en de plus nobles images...
J’ai voulu savoir comment le poète italien avait été amené à débuter au théâtre par cette tragédie moderne au souffle antique. Car la connaissance de la genèse des œuvres aide souvent à les mieux comprendre.
Un ami de M. Gabriel d’Annunzio, qui l’accompagne à Paris, M. Scarfoglio, écrivain napolitain très renommé en Italie, s’est très aimablement prêté à notre curiosité.
Il avait accompagné lui-même son ami dans une croisière qu’il fit, il y a quelques années, dans l’archipel grec, sur le yacht à voiles Fantasia, joli et puissant navire bien connu sur les côtes françaises sous le nom de Henriette et de Sainte-Anne. Ils débarquèrent d’abord à Patras, d’où ils allèrent visiter les ruines d’Olympia. M. d’Annunzio se baigna dans l’Alfée, adora à genoux l’Hermès, la seule œuvre authentique de Praxitèle qui nous reste, respira le parfum doux et capiteux des myrtes et des lauriers-roses sauvages qui remplissent la plaine, et s’en alla, son carnet plein de notes. De Patras, la Fantasia le mena, à travers le golfe de Corinthe et la baie de Salona, devant Itea, qui est le port de Delphes, puis ils allèrent mouiller à Kalamaki, l’ancienne Isthonia. Quelques heures de chemin de fer les amenaient à Kharvati, petite gare perdue dans la campagne, ou pour mieux dire, dans désert, entre Argos et Nauphé.
C’était un étouffant après-midi du mois d’août. Dans la plaine brûlée, un vent impétueux soulevait des tourbillons de poussière aveuglante. Pour se désaltérer, les voyageurs durent avoir recours au chef de gare, qui se mit lui-même à puiser une eau saumâtre d’un puits creusé au ras du sol.
L’ascension à Mycènes s’effectua sous un soleil torride, au milieu de vignes souffreteuses et rongées par les poussières. En route, d’Annunzio trouva la dépouille d’un serpent et l’enroula autour de son chapeau. En quelques minutes, toute la bande était arrivée à l’acropole de la ville des Atrides, devant la porte des Lions, parmi ces sépulcres béants, dans l’agora circulaire où les vieillards se réunissaient.
Les voyageurs portaient avec eux le livre du docteur Schliemann, Micènes, et suivaient, sur les plans, les traces de ses fouilles. Ils s’essayaient à évoquer l’émotion merveilleuse du savant devant les tombeaux ouverts, au milieu de l’agora circulaire, devant ces cadavres en toilette de parade, recouverts d’or, coiffés de diadèmes d’or, un masque d’or sur la figure, ceinture et baudrier d’or! Au contact de l’air, ces vestiges s’évanouissent, n’étant pas protégés, comme ceux de Pompéï, par l’épaisse couche des cendres du Vésuve. Et Schliemann, dans le délire de sa découverte, au moment où les corps tombaient en poussière, crut réellement voir les faces d’Atrée, de Clytemnestre, d’Agamemnon, de Cassandre!
Quoi qu’il en soit, il est indiscutable que les sépulcres de Mycènes recélaient des personnes royales, comme il est désormais indiscutable que l’épithète riche d’or, attribuée par Homère à Mycènes, était plus que justifiée. Le trésor de Priam, retrouvé par le même Schliemann à Troie, c’était une bagatelle, comparé aux masses d’or des tombeaux de Mycènes.
Il resta ainsi acquis à l’histoire de la Grèce que, plus de deux mille ans avant les époques historiques, une grande civilisation fleurit dans le Péloponèse. Cette civilisation, apportée par les navigateurs qui s’établirent dans l’île de Cythère (Cerigo) pour la pêche du murex, fit tour à tour la grandeur de Tirynthe, de Mycènes et d’Argos.
Ce pays a été le sol sacré de la tragédie grecque. C’est à la puissance de Mycènes, c’est aux légendes terribles de ses rois, que les tragédiens grecs ont demandé leurs inspirations les plus grandioses. Et c’est naturellement avec une préparation toute tragique, l’esprit hanté de visions tragiques, récitant des pages entières d’Homère et de Thucydide, que M. d’Annunzio et les autres navigateurs de la Fantasia visitaient la Ville morte...
Et, des notes prises au cours de cette excursion, au lieu d’un récit de voyage, M. d’Annunzio eut l’idée de faire une tragédie qui aurait ce lieu comme décor, et qui serait traversée du souffle de la fatalité antique qu’il imagine être sortie des ruines avec les miasmes des crimes monstrueux du passé!
On trouvera tout cela dans la pièce de ce soir, de même que les impressions de chaleur étouffante, d’aridité, éprouvées le jour de l’excursion, et aussi le souvenir de l’éblouissement au Musée d’Athènes, devant le trésor des tombeaux de Mycènes.
NOVELLI A PARIS
CONVERSATION AVEC M. JEAN AICARD
8 juin 1898.
C’est ce soir que commence à la Renaissance la série des représentations que vient donner à Paris M. Novelli, le célèbre artiste italien qui passe, comme on sait, à l’heure actuelle, pour le premier comédien de la Péninsule.
Et il commence par le Père Lebonnard, de M. Jean Aicard, ce qui donnera à cette première représentation un caractère doublement sensationnel.
Il serait trop long de rappeler ici la douloureuse odyssée de cette pièce célèbre, qui ne fut pourtant jouée qu’une seule fois à Paris! Mais on peut quand même se rappeler qu’en 1886 elle fut reçue à l’unanimité à la Comédie-Française, qu’elle y fut répétée deux ans plus tard pendant un long mois, et que, finalement, l’auteur, lassé par la mauvaise volonté et la «non-confiance» de M. Got, son interprète principal, dut la retirer.
Reçue alors d’emblée par M. Antoine, directeur du Théâtre libre, elle eut quand même la chance d’être jouée. C’était en 1889. Le Père Lebonnard, à cette unique représentation, eut un succès retentissant qu’enregistra dans ce journal Auguste Vitu. Depuis, achetée par un impresario italien, elle fut jouée dans toute l’Italie et dans différentes capitales d’Europe par M. Novelli, avec un succès toujours croissant. C’est, à l’heure qu’il est, l’œuvre de prédilection du célèbre acteur. Il la trouve faite, dit-il, «pour sa peau, pour ses nerfs, son caractère et son cœur».
Que donnera la représentation de ce soir? Et qu’en adviendra-t-il? L’auteur sacrifié, il y a douze ans, dans de si cruelles conditions, aura-t-il la joie de voir la Comédie-Française lui rouvrir généreusement et équitablement ses portes, en attendant l’Othello qui, lui aussi, attend depuis vingt ans?
J’ai eu la chance de pouvoir causer, hier, avec M. Jean Aicard de son œuvre. Je lui ai demandé de vouloir bien raconter, pour nos lecteurs, le sujet de Papa Lebonnard, ce qui sera très utile à ceux qui assisteront à la représentation de ce soir, et aussi de me résumer ses impressions sur les trois interprétations qu’il connaît de son œuvre: celle de la Comédie-Française, puisqu’elle y fut répétée durant un mois, celle du Théâtre libre, et enfin celle de M. Novelli.
Et d’abord, voici le sujet de la pièce.
Lebonnard, vieil horloger retiré des affaires, homme en apparence faible, adore sa fille Jeanne, aime son fils Robert et paraît redouter sa femme. Mme Lebonnard, entichée de noblesse, veut marier son fils à la fille d’un marquis, Blanche d’Estrey. Lebonnard entend marier sa fille selon son cœur, à un médecin, le docteur André. Mme Lebonnard, le marquis, sa fille et Robert, se liguent contre le désir du père Lebonnard et de Jeanne. Lebonnard résistera. Il est las des tyrannies querelleuses de sa femme et des impertinences de son fils qui, il le sait, n’est pas son fils...
Le père Lebonnard rappelle le docteur André, que sa femme a congédié; mais celui-ci, alors, lui avoue qu’il renonce à la lutte. Il a pour cela une raison grave: né d’un adultère, fils d’une femme dont le divorce fit scandale à Paris, il croit qu’il ne peut être accepté par la famille de Lebonnard, par la future famille de Robert surtout. Lebonnard passera outre. Il lutte pour le bonheur de sa fille et cela lui met au cœur des forces centuplées. «Nous sommes majeurs, ma fille!» s’écrie-t-il, avec la bonne humeur d’un bon lutteur, et comme—au troisième acte—sa femme le met en présence d’un refus formel, il commence par lui dire ce qui, depuis quinze années, lui gonfle le cœur d’une colère à toute heure contenue: «Vous avez eu un amant!»
Elle proteste, il s’irrite et la menace... Le fils accourt, prend la défense de sa mère, en termes si injurieux que Lebonnard, exaspéré, affolé, aveuglé de rage, éclate à la fin: «Assez! tais-toi, bâtard!» Au quatrième acte, la bonté de Lebonnard triomphe, il se repent d’avoir laissé échapper un mot si terrible. Robert veut partir, s’exiler, aller aux colonies. Lebonnard confesse au marquis son amour invincible, son amour qui résiste à tout, pour le fils ingrat; il lui dit les gentillesses, les premières caresses de l’enfant, les petits bras autour de son cou, lorsqu’il aimait l’innocent... avant de savoir.
Robert a écouté de loin. Il a entendu.
Saisi de reconnaissance, de vénération, pour la sainteté philosophique de Lebonnard, il s’élance, s’incline, lui baise la main:
«Ah! monsieur! s’écrie-t-il.
Et Lebonnard:
«Dites-lui donc de m’appeler son père!
—Vous êtes la bonté même, vous êtes bon, s’écrie le marquis.
—Deux fois peut-être, mais pas trois, dit tout bas Lebonnard en souriant. Il faut être bon, oui, mais pas jusqu’à la bêtise.
—J’ai donc vu, me dit M. Jean Aicard avec une joie tempérée de mélancolie, trois Père Lebonnard, et ma pièce n’a eu qu’une seule représentation, et trois répétitions bien différentes se rapprochent dans mon esprit.
»1o La dernière d’une série, après plus d’un mois, à la Comédie-Française. M. Got, ennuyé, se refusant plus que jamais à comprendre la pièce et le caractère même de Lebonnard, de ce simple ex-ouvrier, un peu philosophe et libre rêveur, qui, aux théories de la victoire nécessaire de la force, dans la lutte pour la vie, oppose le nom du Christ tôt ou tard triomphant par la seule bonté. Got ne veut pas du petit marteau de l’ouvrier, Got se refuse à dire à ce fils ingrat qui lui a manqué de respect, et qu’il a dû gourmander sévèrement devant tout le monde: «Ah! je t’ai fait du chagrin? Pardon, mon petit!» Le principal interprète m’abandonnant, la troupe entière se débande et je sors navré du théâtre, pour n’y plus rentrer durant sept années!
»Puis, c’est la répétition générale chez Antoine. Lui, combatif, heureux de reprendre et d’imposer une pièce que M. Got déclare impossible à mettre à la scène, a tout commandé comme un général; il a vu du premier coup, pour chacun des acteurs, la place à prendre, le mouvement à exécuter. A côté de lui, Mme Louise France, la vieille nourrice, représente la tendresse naïve et l’absolu dévouement des simples.
»La scène entre eux, à la fin du premier acte, quand il avoue connaître le secret qu’elle sait aussi, émeut jusqu’aux larmes. Mais voici le troisième acte; il y a du public à cette répétition. La scène principale arrive. Lebonnard est un timide qui veut cacher son secret et qui le cache pendant quinze ans, dans l’intérêt de sa fille. Mais en ceci sa timidité naturelle aide sa volonté. C’est cette timidité touchante qu’Antoine a développée surtout. Et, quand il lâche, aveugle de colère, le mot terrible: «Assez! tais-toi, bâtard!», il tourne le dos à son fils et frappe, de la main, sur une table... C’est cette table même qu’il regarde à ce moment. L’effet est instantané. Le mot qui renverse le fils et la mère, derrière Lebonnard, traverse tous les cœurs à la fois, dans le public. Je me rappelle que, assis, dans l’ombre d’une loge, je me levai brusquement, d’un mouvement involontaire, heureux, si heureux d’être—enfin—compris! Le cri avait porté juste. Il n’y avait plus à douter.
»Et tantôt, à la Renaissance, je viens de voir Novelli. Lui, c’est encore autre chose. Il a développé surtout, dans le personnage, la force qui contient le secret, la volonté. On sent des colères sourdes qui couvent sans cesse, sans cesse près d’éclater. L’effort du personnage est constant. Ses douces malices deviennent des ironies mordantes, pour lui seul, mais mordantes, âpres, cruelles. Il a de vraies rancunes contre tous les pharisiens, ce néo-chrétien. Il est tout près, à tout moment, à prendre l’un d’eux au collet—son fils, son fils surtout! Et, en effet, au troisième acte, au lieu de lâcher le mot en détournant ses regards de l’effet produit, il bondit au contraire sur Robert, et c’est en plein visage, en le tenant par les épaules, qu’il lui crie: «Assez, bâtard!» Que vous dirai-je? Depuis que je vais au théâtre, je n’ai rien vu de plus magistralement exécuté que Lebonnard par Novelli. Je ne parle pas de mon œuvre ici, bien entendu, mais de l’interprétation d’une œuvre, de la mise en vie d’un personnage. Novelli n’a pas mis seulement le texte de Lebonnard en italien, mais aussi le personnage, le caractère même. Que vous dire encore? La troupe est homogène, l’ensemble tout à fait bon. Mme Novelli (Giannini), qui pendant des années a joué la fille de Lebonnard, et qui joue aujourd’hui Mme Lebonnard, est la digne partenaire de son mari. La marque spéciale du jeu de Novelli et de ses acteurs me paraît être le naturel—le naturel infini, pour ainsi dire—sans rien de flottant jamais, et, par conséquent, la modernité même qu’on recherche aujourd’hui. Tout cela est d’un dessin ferme, accusé, net, qu’on sent définitif. Pourquoi ne pas vous dire que je viens de goûter une des plus grandes joies de ma vie littéraire? Puisse le public donner raison à mon opinion, à mon enthousiasme si vous voulez!»
JEANNE LUDWIG
23 juin 1898.
On enterrera la dernière Musette de La Vie de bohème demain jeudi au cimetière du Père-Lachaise. Il y aura beaucoup de monde à ses obsèques, et on n’y sera pas gai comme à tant de notoires enterrements parisiens, on y verra même, j’en suis sûr, beaucoup de larmes couler. Car c’est le triste privilège de ces créatures délicieuses qui ont tant aimé la vie, et qui nous l’ont fait aimer pour la joie et la grâce dont elles l’ornèrent, de décupler l’horreur de la mort qui les enlève.
Jeanne Ludwig apparaissait sur ces planches de la Comédie-Française, parmi l’artifice et la convention du cadre, comme une fleur de vie, désirable et charmante. Le naturel et l’enjouement de son ton et de ses manières, elle les portait de la ville à la scène. Et son amour de la vie n’eut d’égal que son amour du théâtre. Jusqu’à son agonie, elle n’a eu que le souci de ce qui s’y passait, et, quand on allait la voir, elle ne parlait jamais d’autre chose.
Depuis bientôt trois ans elle avait quitté la scène. Je l’avais vue la veille de son premier départ pour Beaulieu, où ses médecins l’envoyaient. Ses amis du théâtre et sa sœur, qui la soignait avec un dévouement pieux et tendre, l’entouraient. Ce n’était pas encore Musette[6] et c’était déjà Mimi: elle était pâle, ses grands yeux enfoncés sous une large cernure bleue étaient pleins de mélancolie: par moments elle se croyait perdue; à d’autres instants, sous la suggestion affectueuse de ses camarades qui exagéraient gentiment leur optimisme, elle se voyait déjà de retour, rejouant sur la scène de ses débuts, guérie, heureuse! Et alors elle avait hâte de partir bien vite, bien vite, vers le soleil et les plages bleues, sûre de vaincre le mal terrible qui ne devait pas pardonner.
[6] Elle recréa en effet le rôle de Musette dans la reprise de La Vie de Bohème à la Comédie-Française (saison 1897-1898).
Cette maladie de poitrine, nous avons dit autrefois comment elle en fut atteinte. C’était un soir, après une représentation à la Comédie-Française. Toute brûlante encore de l’ardeur de son jeu, elle avait à peine pris le temps de se démaquiller, et, tentée par la fraîcheur d’une belle nuit, elle avait voulu aller calmer sa fièvre au bois de Boulogne, en Victoria!
Depuis, elle passait l’hiver à Beaulieu, l’été à Saint-Germain. Cet été, les médecins l’avaient trouvée trop faible pour quitter Paris. Mais elle n’avait pas connaissance de la gravité de son état. Ses camarades ont beaucoup contribué à la maintenir dans cet état d’illusion et de confiance. Elle recevait constamment leurs visites, et c’était une habitude prise parmi eux, quand le hasard d’une tournée ou d’un congé les conduisait l’hiver dans le Midi, d’aller jusqu’à Beaulieu voir la malade.
On l’avait également maintenue dans l’exercice de tous ses droits de sociétaire, bien qu’on sût qu’elle ne rentrerait jamais au théâtre.
Elle était née en 1867. Élève de Delaunay, et premier prix de comédie au Conservatoire, elle avait débuté, avec succès, à la Comédie-Française, en 1887, dans la Lisette du Jeu de l’amour et du hasard, puis dans le rôle d’Agathe des Folies amoureuses. En 1888, elle joue Les Brebis de Panurge, de Meilhac, et la voici au premier rang. Dans Zanetto du Passant, dans L’Autographe, dans Pépa, dans Suzanne de Villiers du Monde où l’on s’ennuie, dans Rosalinde et, en 1892, dans Les Trois Sultanes, elle déploie le délicat trésor de ses charmantes qualités qui sont la grâce avenante et familière, la fantaisie naturelle, l’esprit moqueur, pétillant et capricieux!
Enfin, lasse de trois années de repos, reprise de l’insurmontable désir de jouer, elle obtient cet hiver de réapparaître dans la Musette de La Vie de bohème, qui sera son dernier rôle! On l’y a vue, un peu changée, un peu vieillie par ces trois dernières années de terribles luttes contre le mal, mais toujours avec l’irrésistible attrait de son naturel exquis et de sa verve piquante. Je me rappelle quelle pitié me prit, à la première représentation, au moment de la mort de Mimi... Ce n’était pas Marie Leconte que je regardais à ce moment-là, c’était Jeanne Ludwig. Je la savais condamnée à mourir bientôt, et je souffrais réellement, comme le témoin d’un supplice injuste et cruel, à voir la vraie malade assister et prendre part aux péripéties de ce simulacre de mort, la répétition générale de la sienne!
EMMA CALVÉ
29 mai 1899.
La grande artiste qui va débuter ce soir à l’Opéra est de l’admirable lignée qui a donné à l’École de chant français les Falcon, les Marie Cabel et les Miolan-Carvalho.
C’est à présent la plus connue, la plus célèbre de nos artistes à l’étranger. En Amérique, elle est la reine aimée et fêtée. «La Calvé! la Calvé!» Quand les Américains ont dit cela, ils ont tout dit. Son nom sur une affiche à New-York ou à Philadelphie, ou à Boston, ou à Chicago, c’est 60.000, c’est 80.000 francs de recettes assurés par soirée. Aussi les impresarii l’entourent-ils de leurs soins! Elle signera demain, si elle le veut, un traité pour soixante représentations à raison de 10.000 francs l’une. Mais elle hésite à traverser encore l’Océan; elle a ici sa mère, une admirable paysanne aveyronnaise, et son frère qu’elle adore. Elle a la fortune, elle ne dépend que d’elle-même.
Ce rêve!
Physionomie d’artiste bien curieuse et bien rare par la complexité et l’intensité de sa nature.
Elle est née en Aveyron, dans un village voisin de Milhau. Elle a reçu une éducation religieuse; elle avait presque la vocation du cloître. A dix-huit ans, elle change. Elle vient à Paris avec le goût du théâtre. Elle travaille un an avec le professeur Puget, puis avec Mme Marchesi, et se fait engager à la Monnaie de Bruxelles. Victor Maurel la prend au Théâtre-Italien pour lui faire créer L’Aben Ahmed, de Théodore Dubois; elle passe de là à l’Opéra-Comique, où elle crée le Chevalier Jean, de Victorin Joncières; elle y échoue, d’ailleurs. C’est à ce moment qu’elle devient l’élève de Mme Rosine Laborde qui la fait beaucoup travailler. Elle part alors pour l’Italie, s’y trouve en contact avec de grands artistes, Mme Eléonora Duse, entre autres; elle tombe malade, et, tout à coup, son cerveau s’illumine, elle a compris, elle sera, elle aussi, une véritable artiste. Il faut entendre avec quelle sincérité, quelle modestie charmante et aussi quelle clairvoyance d’esprit elle explique sa transformation:
«Je suis devenue une artiste le jour où j’ai oublié que j’avais une jolie voix pour ne penser qu’à l’expression des musiques que je devais interpréter. Et cela m’est venu soudain, après une convalescence! Tant que j’étais une belle fille, bien portante, solide, on s’accordait avec raison pour ne me trouver d’autre talent qu’une voix de qualité. Du jour où j’ai souffert, ma sensibilité, sans doute endormie jusque-là, s’est éveillée; j’ai compris une foule de choses obscures pour moi, et j’ai senti naître en moi le besoin de faire passer dans l’âme des autres l’émotion que la mienne percevait. Je peux même dire que, du même coup, ma conscience morale s’éveilla; je me sentis devenir meilleure. Je pris la notion de certains devoirs qui n’étaient auparavant pour moi que fariboles! Oui, il m’a semblé que je naissais à l’art en même temps qu’à la souffrance.»
Et, de fait, Emma Calvé commence sa réputation en Italie. Aussitôt rétablie, la voilà qui se fait follement applaudir à la Scala de Milan, au San-Carlo de Naples, à l’Argentina de Florence. Elle y chante le répertoire français et crée la Cavalleria Rusticana et L’Ami Fritz, au théâtre Costanzi, de Rome. Dans Hamlet, le rôle d’Ophélie lui vaut un triomphe fantastique; elle en fait une nouvelle création, puissante, farouche, violente, laissant hardiment de côté la tradition pâle, langoureuse, douceâtre de ses devancières.
Depuis, elle est venue à Paris en 1892 pour y créer, à l’Opéra-Comique, La Cavalleria Rusticana, puis La Navarraise, et y reprendre Carmen que personne ne chante comme elle, à présent, en Europe. Elle partit ensuite pour l’Amérique et y retourna trois fois au milieu d’un succès sans cesse grandissant. L’an dernier, elle créait ici cette admirable Sapho, si ardente, si humaine et si belle!
Emma Calvé sort d’une nouvelle et longue maladie. Mais elle est superbement en voix. Rosine Laborde nous disait l’autre soir que jamais son organe n’avait été plus pur, plus souple, plus étendu, plus éclatant. C’est donc une soirée de gala que l’Opéra nous donne ce soir. Emma Calvé va nous révéler cette Ophélie qu’elle a chantée partout, excepté à Paris et à Berlin, partout en Italie, à Saint-Pétersbourg, à Madrid, à Londres, dans toute l’Amérique.
Et qu’on ne s’attende pas à l’Ophélie avec le sourire figé de la tradition, à l’Ophélie de convention qui vocalise pour le plaisir d’imiter la petite flûte; Emma Calvé voit une Ophélie passionnée, une grande amoureuse devenue folle par amour, et elle entend donner une «expression» aux vocalises du fameux air, ou même n’en pas donner du tout, si telle est son inspiration. En un mot, elle ne chante pas pour chanter, elle chante pour traduire de l’émotion et en créer.
La critique parisienne est trop éclairée pour faire reproche à une artiste de son interprétation personnelle. Emma Calvé, en artiste de pure sève qu’elle est, ne peut s’intéresser à ses rôles qu’en s’y donnant toute. A vrai dire, elle les plie à sa personnalité plutôt qu’elle ne s’y soumet. Quoique pourtant, pour Ophélie, elle se soit donné la peine de se faire traduire le mot à mot de son rôle dans le texte original; elle y a découvert, qu’Ophélie, dans sa démence, chantait des chansons de matelot un peu grossières, ce qui l’éloigne passablement du personnage conventionnel et aérien que les précédentes Ophélies nous ont donné.
Elle a même, pour défendre sa conception du rôle shakspearien, un argument assez curieux. Se trouvant un jour à Milan, au cours d’une de ses tournées italiennes, elle rencontra un aliéniste célèbre qu’elle fit parler sur le cas de la folie d’Hamlet et de sa fiancée.
«Comment la voyez-vous, cette douce fiancée, lui demanda-t-elle.
—Mais... pas forcément douce, du tout, répondit l’illustre aliéniste. Et tenez, si cela vous intéresse, je vais vous conduire à l’asile d’aliénés de Milan où se trouve justement en ce moment une jeune fille, blonde et pâle comme une Anglaise, et qui est devenue folle pour avoir été délaissée par son amant: tout le portrait d’Ophélie!»
Le savant et l’artiste allèrent, en effet, voir la folle d’amour. Or, la malheureuse avait des violences, des colères, des terreurs surtout, d’un dramatique intense. Emma Calvé emporta de cette visite une impression profonde. Depuis, toujours elle voit la pauvre folle, offrant aux visiteurs tout ce qui lui tombe sous la main pour le retirer soudain avec angoisse. Et, malgré elle, quoi qu’elle fasse, elle ne peut jouer Ophélie sans se revoir dans le préau de l’asile de Milan...
SARAH
15 mars 1900.
Il y a bientôt deux ans, à quelques semaines près, un matin que je déjeunais chez Mme Sarah Bernhardt à peine relevée de la terrible opération qui mit ses jours en danger, elle me proposa d’aller visiter avec elle sa «propriété terrienne» de Neuilly, qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps.
Après le déjeuner nous partîmes.
C’était un après-midi d’avril, doux et tiède. Malgré cela, la grande frileuse était, comme toujours, enveloppée de fourrures. Nous arrivâmes à l’ancien parc royal, encore peu habité. Le cab à deux chevaux s’arrêta devant une grille derrière laquelle s’élevait un petit pavillon solitaire servant de logement au gardien. Nous descendîmes, et nous nous promenâmes à travers des allées contournant une large pelouse et des bouquets de vieux arbres splendides.
Le parc était fleuri de ces admirables lilas dont la couleur et le parfum résument tout le printemps et toute la volupté de vivre. J’abaissais vers ma compagne les branches touffues du lilatier, et elle plongeait voluptueusement sa tête dans la fraîcheur et les parfums.
Nous moissonnâmes, je m’en souviens, des touffes énormes de ces lilas et nous les fîmes porter dans la voiture. Puis, la pluie, une pluie chaude s’étant mise à tomber, nous nous réfugiâmes sous un champignon de chaume garni d’une balustrade faite en arbres bruts, et de bancs rustiques. Et là, devant la verdure neuve et ruisselante, parmi les parfums délicats des fleurs précoces, nous causâmes. Ou plutôt ce fut elle qui parla, avec le plaisir particulier de s’analyser tout haut devant quelqu’un qui sait écouter et comprendre.
Elle me rappela son enfance, ses espiègleries, sa mutinerie, son esprit indépendant et farouche, puis son mysticisme de communiante, sa vocation religieuse... Elle me dit avec quel contre-cœur elle aborda la carrière dramatique. Jamais elle n’allait au théâtre, elle détestait le spectacle... Puis ce fut l’histoire de ses débuts, de ses tâtonnements, de ses fugues; puis l’aurore de ses succès, sa passion combative s’éveillant aux difficultés, et les orages, éclairs et tonnerres des premières grandes luttes de sa vie, ses lubies, ses folies, le tintamarre universel de sa renommée, le fracas des conflits avant de conquérir son indépendance définitive, enfin le triomphe éclatant de sa liberté...
«La liberté, voyez-vous, s’exclamait-elle, la liberté d’abord, la liberté, toujours!...»
J’entends encore sa voix énergique, sa voix de métal, autoritaire, affirmative:
«Faire ce qu’on veut!...»