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Loges et coulisses

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LA NOUVELLE «LYSISTRATA»

6 mai 1896.

La reprise de Lysistrata au Vaudeville aura l’importance d’une première représentation. En effet, M. Maurice Donnay a complètement récrit la pièce qui fut jouée en 1892 au Grand-Théâtre, sous la direction Porel; il n’a gardé presque intacts que le premier et le deuxième acte, lequel deuxième acte, dans la nouvelle version, est devenu le troisième.

La partie poétique et lyrique a été augmentée, pour laquelle M. Amédée Dutacq a écrit des musiques nouvelles, certaines scènes ont été supprimées, d’autres ajoutées. Enfin, la Lysistrata d’aujourd’hui ne ressemble plus à l’ancienne.

Ayant l’autre jour l’occasion de causer de tout cela avec l’auteur d’Amants! il nous a semblé qu’il y aurait quelque intérêt à l’écouter parler du jugement un peu sévère de la critique d’alors, jugement que cassa le public en allant l’applaudir plus de cent fois de suite.

Et comme je demandais à Maurice Donnay si c’était de lui-même ou d’après les critiques alors faites qu’il avait refait sa pièce, il me répondit:

«C’est plutôt de moi-même. Lysistrata était ma première œuvre dramatique et j’ai reconnu qu’elle était pleine de défauts. Le principal, c’est que j’avais voulu faire une pièce. Ce qui est ridicule. Pour cela, j’avais imaginé une rivalité entre la courtisane et la femme mariée, j’avais imaginé un mari trompé et dont on se moquait, toutes choses qui donnaient à la pièce un caractère de bas vaudeville qui m’a déplu en la relisant. D’ailleurs à ce point de vue-là, je suis entièrement d’accord avec la critique. Je me suis dit que vouloir absolument faire une pièce était une considération puérile à laquelle on ne devait pas s’arrêter, et j’ai fait tout simplement une série de scènes, qui auraient pu—tout est là!—se passer en Grèce.

»Mais je ne suis pas fâché de profiter de l’occasion que vous m’offrez de mettre le public en garde contre une erreur où tombèrent quelques critiques, lorsque cette comédie fut représentée pour la première fois à Paris. Trompés évidemment par la similitude des titres et même par leur parfaite analogie, des gens crurent que j’avais voulu adapter la comédie d’Aristophane et me jugèrent sévèrement sur ce que j’avais retranché ou ajouté au comique grec. De tels reproches faits à un auteur ne valent qu’autant que ce dernier émet des prétentions: or je n’ai jamais prétendu être le fils adoptif d’Aristophane; il suffit d’avoir lu ce poète pour se rendre compte qu’on ne peut pas adapter Aristophane. On peut le traduire, en prose comme l’a fait excellemment et avec une subtile érudition et une ingénieuse fidélité M. Poyard, que j’ai consulté plus d’une fois; en vers, comme l’a fait plus récemment encore, avec une rare souplesse et une grande conscience, M. Robert de La Villehervé, mais quant à adapter Aristophane, il n’y fallait pas songer.

»J’ai emprunté au poète grec l’idée originale qui fait le fond même de sa pièce, c’est-à-dire les femmes s’engageant par serment à priver leurs maris des plaisirs conjugaux, afin d’obtenir d’eux, par les tortures de cette continence forcée, qu’ils fassent la paix avec les Lacédémoniens. Je suis parti de cette idée et je ne me suis nullement astreint à suivre Aristophane.

»D’ailleurs, nous sommes tous les deux arrivés au même but, l’obtention de la paix, par des voies différentes; tandis qu’Aristophane imagine que les femmes âgées s’emparent de la citadelle de Cranaüs, j’ai imaginé que Lysistrata prenait un amant, et n’est-il pas plus logique, pour une femme, de prendre un amant qu’une citadelle?

»Or on m’a reproché vivement d’avoir donné un amant à Lysistrata, et l’on a prétendu que je portais une atteinte grave au caractère de l’héroïne; mais le fond de la pièce d’Aristophane ce n’est pas le caractère de Lysistrata, mais l’idée ingénieuse qu’elle émet et le serment qu’elle fait prêter à ses concitoyennes. Aristophane nous a montré l’oratrice, la femme jouant un rôle public; il m’était bien permis d’imaginer la vie privée de Lysistrata, et que la femme intime fût une amoureuse dont les actes seraient en parfait désaccord avec les paroles qu’elle prononce à la tribune. Quoi de plus humain? Nous sommes témoins chaque jour de contradictions de ce genre, et c’est aussi athénien que parisien. Et puis Lysistrata n’a jamais existé, c’est un être de pure fantaisie, son personnage ne reste pas enfermé dans la limite de la légende ou de l’histoire, ce n’est pas Phèdre ni Clytemnestre: on peut donc, sans commettre un crime littéraire, imaginer qu’elle ait eu un amant.

»On objecte alors que les mœurs en Grèce, vers l’an 412 avant Jésus-Christ, n’étaient pas les mêmes que les mœurs de Paris en 1896 et que les femmes athéniennes n’étaient pas des «Chères Madames», que l’adultère était une exception. Pourtant dans Aristophane il est question à chaque instant des Athéniennes et de leurs amants. Dans l’Assemblée des femmes, lorsque Blepyrus aborde Praxagora et qu’il lui demande d’où elle vient, elle lui dit: «Tu ne crois pas que je vienne de chez un amant» et Blepyrus répond: «Non, pas de chez un seul, peut-être.» Et dans les Fêtes de Cérès et de Proserpine, il suffit de lire le monologue de Mnésiloque:

»... Pour moi je verse de l’eau sur le gond de la porte, et je vais retrouver mon amant, puis je me livre à lui à demi couchée sur l’autel d’Apollon et me retenant de la main aux lauriers sacrés.

»On pourrait multiplier les exemples.

—Tout cela paraît très juste, en effet. Mais étiez-vous documenté de la sorte quand vous avez écrit la pièce?

—En aucune façon! Je vous donne toutes ces raisons parce que vous m’interrogez. Mais il est évident qu’elles étaient en dissolution dans ma façon de concevoir ma comédie, et que ce sont vos objections qui viennent de les précipiter. Et d’ailleurs, peu importe si, selon la belle expression de Barrès, vous pouvez exprimer en formules contagieuses ce qui, chez moi, n’était qu’un bouillonnement confus.

—En somme, en 1892, la critique ne fut pas très favorable à Lysistrata?

—Ma foi non; pour une première pièce elle aurait pu être indulgente, elle ne le fut pas. L’un s’indignait que l’on touchât à la Grèce, l’autre allait jusqu’à me traiter de rapin. D’une façon générale on trouva que l’esprit de ma comédie était chatnoiresque. Car en effet j’ai débuté au Chat-Noir; je ne l’oublie pas et je m’en vante. J’y étais en fort bonne compagnie. Quel plus bel éloge pouvait-on me faire? Et puis si l’esprit du Chat-Noir consiste essentiellement à tout dire, à tout oser, à ne respecter rien, ni les gens au pouvoir, ni les préjugés, ni les hypocrisies, à mêler la farce au lyrisme, n’est-ce pas là l’esprit qui caractérise aussi le comique grec? Et dire que mon esprit était chatnoiresque, cela ne revenait-il pas à dire qu’il était aristophanesque? Il fallait aux critiques un terme de comparaison, et en prenant le plus rapproché d’eux ils ne s’étaient pas aperçus que c’était le même.»

COMMENT M. SARDOU DEVINT SPIRITE

8 février 1897.

En feuilletant les annales du spiritisme, on trouve à chaque page des récits de phénomènes spirites, apparitions de fantômes, de vivants et de morts, écriture automatique, télépathie et téléplastie; aussi ce n’est pas cela que nous demanderons à M. Sardou de nous raconter. Le jour où il met publiquement en œuvre ses théories[2] il nous a paru intéressant de demander au célèbre Stanley des ténèbres de l’occultisme, l’histoire de son initiation à la foi spirite. Et voilà le récit qu’il a bien voulu nous faire samedi, sur la scène même de la Renaissance, au bord de la rampe, au milieu de l’équipement des décors.

[2] On répétait chez Sarah Bernhardt, sa pièce: Spiritisme.

«C’était en 1851. On parlait beaucoup à Paris des phénomènes spirites que le fameux docteur Fox venait de produire en Amérique. C’était la première manifestation spirite vraiment bruyante depuis de longues années. J’avais un ami qui s’appelait Goujon, astronome adjoint à l’Observatoire et secrétaire d’Arago.

»Nous étions très liés, et souvent j’allais le soir fumer ma pipe avec lui, faire une partie d’échecs et causer. C’était mon aîné, mais son esprit très sérieux m’intéressait et il aimait en moi mon attention et ma compréhension assez vive des choses. Un soir, en nous promenant sur l’avenue de l’Observatoire, il me dit soudain:

—Je te confierais bien quelque chose, mais je te connais, tu vas te ficher de moi...

»Et comme je protestais, il confessa:

—Eh bien! écoute. Tu as entendu parler des histoires fantastiques qui viennent de se passer en Amérique: les déplacements d’objets, les tables parlantes et marchantes et le reste? Or, avant-hier, le consul d’Amérique à Paris est venu demander à Arago d’assister à une expérience qu’il organisait; il avait, disait-il, un médium extraordinaire qui produisait des phénomènes incroyables; mais il tenait à ce que cette expérience eût lieu devant un savant considérable comme lui, qui pût prendre les précautions nécessaires pour empêcher toute supercherie. Arago, malade du diabète et couché, nous délégua, moi et son neveu Mathieu, pour le suppléer. Nous sommes donc allés hier soir chez le consul. On nous a d’abord mis en face de la table sur laquelle le sujet devait opérer. C’était une table de salle à manger pour dix personnes, excessivement lourde; on nous pria de vérifier qu’elle n’était pas machinée. Nous avons regardé, en effet, de tous les côtés, en dessous, autour, sur le parquet, partout: c’était une table naturelle! Eh bien! mon cher, le médium est arrivé, la table s’est dressée sur ses deux pieds de droite, nous avons appuyé de toutes nos forces pour l’empêcher de se soulever davantage, et nous nous sommes sentis enlever de terre avec elle, irrésistiblement... Que veux-tu dire à cela? Nous n’y avons rien compris, et, un peu honteux, nous sommes partis. Ce matin, nous n’osions pas en parler à Arago, par peur qu’il ne se moquât de nous, et nous espérions qu’il avait oublié... Mais, de lui-même, il nous demanda des nouvelles de l’expérience de la veille; nous la lui racontâmes telle quelle...

—Eh bien! quoi? dit le Maître devant nos figures un peu penaudes. Vous avez vu cela, n’est-ce pas? Mes enfants, un fait est un fait. Quand nous ne pouvons pas l’expliquer, contentons-nous de l’enregistrer; c’est là tout notre devoir...»

M. Sardou continue:

«Moi, quand mon ami Goujon eut fini de raconter son histoire, je me tordais de rire!

—Tu vois! tu vois! que tu te fiches de moi,» me dit-il.

Et plus jamais il ne m’ouvrit la bouche sur ce sujet.

«Voilà l’histoire de mon premier contact avec le spiritisme. Vous voyez que ce n’est ni d’un emballé, ni d’un gobeur!

»A quelque temps de là, je déjeunais chez des amis qui racontaient encore de ces histoires extraordinaires. Ils connaissaient Mlle Beuc, qui écrivait dans la Revue de la Démocratie pacifique. C’était une disciple de Fourier, femme excessivement intelligente qui s’intéressait à toutes les hautes questions de philosophie sociale, d’art et de littérature, une femme vraiment remarquable.

»—Venez chez elle, me proposa-t-on. Elle vous montrera des choses qui vous surprendront.

»Mlle Beuc demeurait, 2 ou 4, rue de Beaune, juste en face la maison de Voltaire. Il y a de ces rencontres! Au-dessus de son appartement demeurait Hennequin, fouriériste devenu fou, et qui se croyait en communication avec l’Ame de la Terre; au-dessous d’elle, Eugène Nus, spirite aussi, se livrait, d’ailleurs, à de très belles expériences—je l’ai su depuis. J’étais donc là au centre même des esprits, comme en un sandwich!

»Chez Mlle Beuc, je trouvai Mme Blackwell, fouriériste également et d’une rare intelligence. On me présenta, naturellement, comme un incrédule, et les expériences commencèrent. Le guéridon resta muet. On insista: rien! On supplia: rien! Je partis.

»—Revenez après-demain, me dit-on. Nous essayerons de nouveau.

»Je revins rue de Beaune au jour dit. Et l’on m’apprit qu’aussitôt après mon départ le guéridon s’était animé. On recommença avec moi les tentatives de l’avant-veille: Rien! On s’efforça: rien, rien, rien!

»—Il n’y a plus de doute, votre présence empêche, me dit la maîtresse de maison.

»Je m’excusai d’être un trouble-fête et je quittai la place.

»Au lieu de m’avoir découragé, ces échecs m’avaient excité. Je m’étais fait ce raisonnement: «Si ces gens sont des charlatans, pourquoi hésitent-ils à opérer devant moi? Les prestidigitateurs n’ont pas de ces scrupules-là! S’ils sont sincères, que signifie donc cet arrêt que produit ma présence dans la réalisation de ces phénomènes?

»Alors, je me mis à visiter, aux quatre coins de Paris, tous les endroits où j’avais chance de trouver des tables éloquentes ou des apparitions de fantômes. Un soir, je tombe rue Tiquetonne, chez une dame Japhet, au milieu d’une société de somnambules, de gobeurs, de prestidigitateurs, de roublards, de cocottes, et en même temps d’honnêtes gens comme moi que la curiosité amenait, entre autres le futur curé de Saint-Augustin. Heureusement que j’y rencontrai aussi Rivaille, qui venait de se faire baptiser Allan-Kardec. Grâce à lui et à quelques autres qui étaient là, je pus enfin entrer dans des milieux plus sérieux où vraiment se passaient des faits extraordinaires. Et j’allai ainsi, de fait en fait, d’abord sceptique, peu à peu ébranlé par l’évidence, jusqu’au jour où je me rencontrai avec Home, le premier médium de cette époque, qui fut appelé par l’Empereur aux Tuileries, et que moi-même j’ai vu marcher dans l’air, flotter, oui, flotter, à un mètre du plancher de sa chambre. Ce jour-là, devant l’impossibilité d’une supercherie, c’en fut fait de mes doutes: j’avais vu Home contredisant toutes les lois de la pesanteur; j’avais entendu des musiques dans les coins de la chambre, vu des lueurs voltiger dans l’air, etc., etc.

»Et je voulus devenir médium à mon tour.

»J’essayai d’écrire sans faire de mouvement volontaire, mais le crayon demeurait immobile. Je connus le baron du Potet qui me conseilla de continuer, d’insister. Je continuai donc; et une nuit, en revenant de Chatou, je m’en souviens comme d’hier, ma main se mit à tracer des lignes bizarres qui me paraissaient sans aucun sens. Quand ma main se fut arrêtée, je me levai pour aller dans une pièce voisine, et en revenant devant la table où j’avais écrit, mais du côté opposé où j’étais placé en écrivant, je m’aperçus que j’avais dessiné une tête de diable à l’envers!

»Satan! oui, c’est Satan qui a été le point de départ de mon initiation!

»J’étais donc médium, moi aussi! Mes facultés de médium ont duré exactement dix-huit mois; elles ont cessé net, comme elles étaient venues.»

Je veux savoir jusqu’où va la croyance de M. Sardou. Et je lui demande s’il croit, non seulement à l’existence d’une force naturelle encore inexpliquée, mais encore à la vie psychique des désincarnés, aux manifestations d’âmes?

«Je crois, me répond-il, à l’existence de phénomènes qui ont un caractère d’intelligence indépendante de la nôtre.

—Mais ne puis-je savoir comment vous les expliquez? En un mot, quelle est votre doctrine?

—Non, je ne veux, ni ne peux, d’ailleurs, entrer dans les explications des faits. Je ne peux que les affirmer, en tant que réels. Qui sait le nombre d’années qu’il faudra à la science avant qu’elle ait pu, en observant, en classant, en sériant une quantité innombrable de faits suffisants, arriver à une généralisation sérieuse?

—Encore un mot, dis-je à M. Sardou. Votre pièce est-elle, de votre part, un acte de prosélytisme spirite, une phase de la bataille que se livrent les croyants et les incrédules, ou une tentative de vulgarisation?

—Non, c’est plus simple que cela. Je me suis dit: «Un de ces jours, il va se trouver un monsieur qui va faire une pièce là-dessus sans connaître le sujet, ou du moins en le connaissant moins bien que moi.» Et je me suis donné le plaisir d’aller au-devant de cette possibilité et de traiter moi-même le sujet spiritisme comme il mérite de l’être, c’est-à-dire sérieusement. Voilà tout.»

—Mais ne craignez-vous pas qu’on rie un peu?...

—Les gens qui me blagueront, je m’en fiche! Et j’ai mon sac plein de railleries pour les railleurs. Je m’attends à tout, mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse? Ma pièce peut n’être jouée que trois fois: je suis sûr que, dans vingt-cinq ans, on dira: «Ce sacré Sardou, il avait tout de même raison!»

LA LOI DE L’HOMME

QUELQUES PROPOS DE M. PAUL HERVIEU

15 février 1897.

Le jour de la première représentation de la comédie de M. Paul Hervieu, à la Comédie-Française, j’ai eu avec lui une conversation que je tiens à noter.

Après Les Tenailles, cette deuxième comédie à tendances revendicatrices des droits de la femme, classe M. Hervieu parmi les auteurs à thèse. Même, on dirait, parmi les féministes.

J’ai voulu causer de cette position qu’il semble prendre dans la dramaturgie moderne avec l’auteur de l’Armature. Je lui ai dit:

«Entendez-vous faire du prosélytisme? Vous passez déjà pour le champion, bientôt académique, des droits de la femme...»

Mais finement, comme il sait, M. Hervieu m’a répondu:

«Je ne me donnerai pas ce grotesque de m’affubler en champion de quoi que ce soit... Je ne fais ni politique, ni socialisme: je fais du roman et du théâtre, il est naturel que ce soit plutôt dans le sens de mes préférences intellectuelles qu’à leur encontre. Or, je considère qu’un pas important de la civilisation c’est de corriger la situation sociale qu’ont faite à la femme les premiers établissements de la barbarie.

»Tout le monde sait, à présent, que la seule raison que la femme ait encore aujourd’hui d’être classée comme inférieure à l’homme, c’est tout bonnement parce que, étant physiquement la plus faible à l’origine des sociétés, elle a dû subir, de toute éternité, la loi de plus fort qu’elle, c’est-à-dire «la loi de l’homme». Graduellement, elle s’est élevée dans les pays chrétiens, mais elle garde, malgré tout, un peu de sa tare originelle.

»Mais, en l’état actuel des choses, il y a une anomalie cruelle: puisqu’on déclare la femme inférieure à l’homme et que tout le code social consacre cette infériorité, fait-on une différence dans les pénalités appliquées à l’homme et à la femme? Dit-on: la femme aura trois mois de prison là où l’homme en aura six? Non. On les fait égaux dans toutes les responsabilités pénales, civiles, financières.

«Or, pour en revenir à votre question et à mon cas, j’ai été choqué de cette situation et j’ai trouvé intéressant d’en porter le problème au théâtre. Mais les droits de la femme à l’atelier sont du ressort des discussions politiques. Madame la Doctoresse et Madame l’Avocat ont été déflorées par le vaudeville, et j’ai trouvé que les infériorités de la femme se dramatisent surtout dans son rôle d’épouse et de mère. De là, mes deux comédies: Les Tenailles et La Loi de l’Homme

Voici donc expliquée—au moins provisoirement—la vocation dramatique de M. Paul Hervieu.

Pour le cas particulier de La Loi de l’Homme, quelques explications sont peut-être utiles. M. Hervieu a trouvé que l’inégalité des droits sur les enfants est absolument choquante. Il estime, et avec raison, semble-t-il, que l’enfant appartient aussi bien à la mère qu’au père; et même qu’il appartient plus sûrement à la mère..., car, si l’identité du père est parfois problématique, celle de la mère est toujours indubitable... Au point de vue des intérêts pécuniaires, il lui a paru stupéfiant de voir qu’une femme mineure ne peut s’engager valablement dans aucune obligation financière, mais que la jeune fille a le droit de se marier à partir de quinze ans et qu’à ce moment sa simple signature est susceptible de consacrer l’aliénation de tous ses biens présents ou futurs. On dira qu’il y a les précautions du contrat de mariage? Mais qui est-ce qui conseille et écrit le contrat? Deux notaires. C’est-à-dire deux indifférents, deux hommes, toujours partiaux par conséquent et forcément partisans des stipulations qu’ils ont vues leur réussir personnellement ou qui, même, leur ont parfois manqué dans leurs contrats personnels!

M. Hervieu s’est avisé, d’autre part, de ce qu’il pouvait y avoir de particulièrement inique, dans certaines circonstances données, à ce que le mari fût seul autorisé à se prononcer en dernier ressort sur le mariage des enfants.

Et c’est de là que sortent les principaux épisodes de La Loi de l’Homme.

Cette nouvelle œuvre du jeune dramaturge affirme encore le procédé des Tenailles, d’une action rapide, sans monstre ni héros, avec les revendications successives, par chacun des personnages, de ses droits individuels. C’est ainsi qu’on verra, dans La Loi de l’Homme, une femme réclamant ses droits d’épouse, un mari prétendant à la liberté d’aimer à sa guise, une fillette refusant de renoncer à ses droits de fiançailles, une mère revendiquant le droit maternel de se prononcer sur le mariage de son enfant, l’époux trompé dictant sa loi à tous par le droit de sa douleur et de sa conscience.

Comme me le disait l’auteur de La Loi de l’Homme, les répliques de ses personnages pourraient se résumer ainsi:

«—Et moi?—Et moi?—Et moi?—Et moi?»

Cette façon d’envisager les caractères humains ne sera guère contestée sans doute que par ceux qui passent leur vie à se sacrifier pour les autres...

On prétendait, à la répétition générale, que certaines inexactitudes juridiques s’étaient glissées dans les propos du commissaire de police, au premier acte.

M. Hervieu, à qui j’avais communiqué ces réflexions, m’a dit qu’il priait ses contradicteurs de vouloir bien se renseigner à nouveau et plus complètement auprès des personnes ayant qualité pour trancher le débat.

J’ai fait ces démarches moi-même, et me suis rendu compte que M. Hervieu avait très strictement résumé le fonctionnement de la justice sur ce point.

Une erreur assez répandue, en effet, est de croire qu’en cas d’adultère une femme peut, aussi bien qu’un mari, requérir l’assistance du commissaire de police. Or, le commissaire de police n’intervient en cette matière que lorsqu’il y a délit, et l’adultère du mari n’est délictueux que lorsqu’il est consommé au domicile conjugal. Ce n’est pas le cas du personnage de la pièce de M. Hervieu qui donne ses rendez-vous dans une chambre d’ami.

Voici même, pour l’édification des intéressés, quelques chinoiseries de la loi sur le point de préciser ce qu’est le domicile conjugal: la Cour de cassation a décidé, en effet, qu’il n’y a pas délit si le mari a installé sa concubine dans un logement tenu secret et loué sous un faux nom; qu’on ne peut considérer comme maison conjugale les résidences momentanées du mari dans les villes où il va pour ses affaires; mais qu’il y a délit dans le fait du mari qui installe une concubine dans un appartement contigu à celui qu’il habite avec sa femme, alors qu’une porte de communication a été ouverte entre les deux appartements!

Muni de ces théories et de ces documents, le lecteur peut aller voir se dérouler les trois beaux actes de La Loi de l’Homme. Il comprendra ce qu’a voulu l’énergique auteur, et, que l’œuvre lui plaise ou non, il ne pourra s’empêcher de se replier longuement sur sa propre conscience, en rentrant chez lui.

On n’a pas tous les jours cette occasion-là.

ALFRED BRUNEAU

19 février 1897.

Sans préjuger de la future destinée de Messidor, la soirée d’aujourd’hui marquera une date importante dans l’histoire du drame lyrique en France.

C’est là, du moins, l’avis sincère des maîtres musiciens que j’ai consultés, l’autre soir, à la répétition générale de l’œuvre nouvelle.

Cette entrée hardie du jeune musicien à l’Académie nationale de musique rend nécessaires quelques détails sur son passé et sur l’histoire de sa vocation artistique.

Bruneau est né à Paris en mars 1857. Il va donc avoir tout à l’heure quarante ans. Au contraire de ce qui se passe ordinairement dans les familles, Bruneau n’a pas vu sa carrière entravée par ses parents; ceux-ci l’ont même toujours encouragé dans la voie où, de lui-même, il était entré. Et peut-être trouvera-t-on là un argument de plus contre cette théorie arbitraire que c’est de la lutte, des obstacles et même des misères de la vie que sortent les tempéraments artistiques les plus originaux et les plus puissants...

Le père de Bruneau jouait du violon, en amateur, et sa mère du piano. Quand il fut en âge d’apprendre à jouer d’un instrument, il se décida pour le violoncelle, afin de compléter un trio de musique de chambre familiale. Il entra au Conservatoire où il décrocha son premier prix de violoncelle en 1874. Détail touchant: lorsque le jeune homme se présenta au concours pour faire partie de l’orchestre des Italiens, son père, qui s’était remis plus sérieusement au violon depuis quelque temps et qui ne voulait pas le quitter, concourut en même temps que lui et fut reçu le même jour!

Bruneau, dans sa jeunesse, fut donc nourri de la vieille musique italienne; il joua aux Italiens à la première d’Aïda, puis Lucrèce Borgia, Lucie, Rigoletto, La Traviata, et tout l’ancien répertoire. Mais il fit aussi partie des orchestres de Pasdeloup et de Colonne. Il a par conséquent assisté aux premières luttes wagnériennes, vers 1875-1876. Il se rappelle encore la fameuse journée du Crépuscule des Dieux!

Il était entré dans les classes de composition du Conservatoire, et l’on sait qu’il est un des meilleurs élèves de Massenet à qui, en somme, malgré un tempérament différent de son maître, il doit tout ce qu’il sait. Il concourut donc en 1881 pour le prix de Rome; le sujet de sa cantate était Sainte Geneviève de Paris. Bruneau avait voulu faire là une sorte de petit drame lyrique, selon la formule wagnérienne. Le jury fut un peu stupéfait de la hardiesse de cette jeune œuvre, et Gounod, tout en faisant à Bruneau de grands compliments et tout en reconnaissant qu’il fallait le classer premier, obtint du jury qu’il n’y eût pas de premier grand prix et qu’on décernât seulement cette année un second grand prix de Rome.

«Il faut le laisser s’assagir, disait Gounod. On lui a trop laissé la bride sur le cou... Dans un an, cette belle ardeur sera calmée...»

Mais le résultat de cette rigueur fut tout autre que celui qu’on avait prévu. Si Bruneau était allé à Rome, peut-être qu’en effet—car à vingt-quatre ans on est encore malléable,—en suivant les cours, en subissant fatalement l’influence des maîtres, il eût pu changer de formule. A partir de ce moment, il cessa de concourir, se mit à composer librement et à vivre de ses propres idées.

Détail à retenir: Perrin, qui faisait partie du jury, s’était montré très favorable à Bruneau. Il avait fait valoir que la cantate du candidat donnait de grandes espérances pour le théâtre. Et il lui dit:

«Puisque Gounod a voulu que vous restiez à Paris, je vous donne vos entrées à la Comédie-Française.»

(On n’accordait généralement cette faveur qu’aux premiers grands prix.)

Voilà donc Bruneau jeté dans la révolte!

Il donne successivement l’Ouverture héroïque au concert Pasdeloup, Léda (sur un poème d’Henri Lavedan) au concert Godard, Penthésilée chez Colonne, et enfin aborde le théâtre avec Kérim, drame lyrique en trois actes, paroles de P. Milliet et de Lavedan, qui fut joué au Théâtre lyrique le 9 juin 1887. C’était une de ces tentatives mort-nées du Théâtre lyrique, comme il y en a eu tant! On y jouait en plein été les œuvres les plus diverses, depuis Le Voyage en Chine jusqu’à Lucie de Lammermoor. Bruneau fut joué dans les vieux décors du Voyage en Chine, deux jours avant la faillite, et il lui avait fallu aller chercher chez eux chaque musicien et chaque artiste qui refusaient de se rendre au théâtre, où on ne les payait pas!

Son véritable début au théâtre doit donc être reporté au 18 juin 1891 (encore l’été, pourtant!), où fut donné, avec le succès qu’on se rappelle, Le Rêve à l’Opéra-Comique, sur un livret de M. Émile Zola avec qui il avait été mis en rapport par un ami commun, l’architecte connu Frantz Jourdain, qui est en même temps un lettré subtil et un dilettante de haut goût. Depuis ce jour, la collaboration Zola-Bruneau a continué. Elle a fourni un autre drame lyrique à l’Opéra-Comique: L’Attaque du moulin, le 23 novembre 1893, qui eut un très grand retentissement en France et à l’étranger.

Il faut généralement de deux à trois ans à Bruneau pour écrire la musique et l’orchestration d’un drame. Sa méthode de travail ressemble un peu à celle de Zola, pour sa rigueur et sa logique. Il bâtit d’abord dans sa tête toutes les parties de l’œuvre qu’il écrira, les mouvements, les thèmes, les idées, les scènes principales et même les mélodies; c’est un travail de réflexion qui demande un assez long temps. Et quand ce travail est fait, il se met aussitôt à l’ouvrage et il l’écrit sans tâtonnement. Jamais il ne laisse une scène inachevée pour passer à une autre plus tentante; rien ne peut le distraire de la marche qu’il s’est tracée.

Bruneau est chevalier de la Légion d’honneur depuis 1895.

Voilà donc quelle a été jusqu’à aujourd’hui la carrière du novateur qu’on va jouer ce soir à l’Opéra. D’autres diront ce qu’ils pensent de son œuvre nouvelle, et à quelle hauteur de l’échelle artistique il faut classer l’auteur de Messidor. Mais ce qu’on peut dire à présent, c’est qu’Alfred Bruneau est un des plus consciencieux artistes de ce temps. Et tous ses camarades de l’École, et tous ses maîtres, et tous ses émules, et tous ses amis m’approuveront si je souligne ici sa réputation de haute probité artistique et la grande honnêteté de son esprit critique.

SARAH BERNHARDT EN GUENILLES.

LES MAUVAIS BERGERS[3]

11 décembre 1897.

Le début de M. Octave Mirbeau au théâtre s’annonce comme un gros événement artistique. La première des Mauvais Bergers ne doit avoir lieu que dans une semaine, et déjà M. Ullmann, l’actif administrateur de la Renaissance, est assailli de demandes de places.

[3] Un volume chez Fasquelle.

Rien ou presque rien n’a transpiré jusqu’ici de la pièce de M. Mirbeau. On sait seulement qu’il s’agit d’un drame humain très intense où se mêle un drame social d’une très haute envolée. On sait aussi, et ce ne sera pas la moindre curiosité de cette première sensationnelle, que, pour la première fois de sa vie, Mme Sarah Bernhardt incarnera une femme du peuple, une véritable ouvrière, Madeleine Thieux, pauvre fille anémique au cœur brûlant de charité et de mysticisme d’où sortira le mot prophétique qui apaisera et consolera les pauvres et les malheureux.

Mais on entend déjà dire: Un drame social est-il donc possible au théâtre? L’échec mérité de récentes tentatives de cet ordre n’a-t-il pas découragé les auteurs de thèses sociales?... C’est que les Mauvais Bergers ne sont pas une thèse; c’est qu’ils sont justement le contraire d’une thèse... Mais laissons parler là-dessus Mme Sarah Bernhardt elle-même:

«Vous me voyez ravie, me disait-elle l’autre soir, d’avoir eu la bonne inspiration de recevoir la pièce d’Octave Mirbeau! Tout s’annonce bien, la pièce et la curiosité publique. Le vibrant auteur du Calvaire et de l’Abbé Jules doit naturellement bénéficier de la curiosité qu’éveille son nom au bas d’une œuvre importante. Ses amis le poussaient depuis longtemps à exploiter artistiquement, dans une œuvre théâtrale, outre ses dons puissants de satire, ses étonnantes qualités de «dialoguiste» qu’il répand chaque semaine, depuis des années, dans la presse quotidienne.

»C’est Guitry qui, un jour, est venu me parler d’une très belle chose que Mirbeau venait de finir. Je lui dis que je voulais l’entendre.

»—Quand?

»—Demain!

»Mirbeau arrive, lit, j’accepte.

»—Quand jouez-vous? interroge-t-il.

»—Tout de suite! On répétera dès demain...

»Et en effet on commença aussitôt les répétitions. Le succès de la lecture avait été considérable; elle m’avait souvent arraché des larmes. Quant aux artistes, ils étaient là, le cou tendu vers Mirbeau qui lisait lui-même, leurs yeux grands ouverts, entièrement pris par l’émotion et la violence de l’action. Mais au fur et à mesure des répétitions, ce fut bien autre chose! Je ne veux pas déflorer la pièce par des indiscrétions prématurées, mais retenez bien ceci: Mirbeau sera un auteur dramatique de premier ordre. Il a fait là, du premier coup, quelque chose d’admirable. Et je ne suis pas encore revenue de mon étonnement. Car non seulement l’œuvre est belle, non seulement la pensée est d’une envolée superbe, mais les péripéties sont poignantes, habilement et naturellement amenées, et le dialogue se trouve d’une variété inouïe, tour à tour ému, violent, humoristique, réel, outrancier, éloquent, comique!

»Ah! C’est du théâtre, cela, et du vrai! Et puis, il dit des choses si sincères, si justes! On pouvait s’imaginer, n’est-ce pas, que, venant de ce passionné de Mirbeau, ce serait une œuvre de violence pure et de haine? Pas du tout. C’est une œuvre de grande pitié, poignante et douloureuse.

—Vous ne craignez donc pas la censure?

—Non, car il lui faudrait tout couper. Et la pièce est inattaquable puisqu’elle ne conclut à rien qu’à l’inutilité des efforts... Ce n’est pas une œuvre technique, il ne s’y trouve ni l’indication de l’industrie, ni celle de l’époque exacte, l’œuvre n’est même pas située, on ne sait où l’action se passe.

»C’est tout simplement la répercussion dans les âmes d’un événement tombé tout à coup dans un centre ouvrier. Le patron n’est pas un monstre, comme dans les thèses sociales; c’est même une belle figure d’honnête homme, autoritaire, travailleur, mais troublé... Les ouvriers ne sont pas des héros, ni des victimes: c’est la foule, indécise et capricieuse, se laissant conduire, avec des revirements et des incohérences d’enfant. Et c’est par là que l’œuvre est belle et grande; c’est ce point de vue à la fois impartial et généreux qui en fera le succès auprès du public; sans compter, comme je vous l’ai dit, le rare mérite de la forme, les efforts de l’interprétation et les recherches de la mise en scène.

—Et vous jouez une ouvrière?

—Oui, pour la première fois de ma vie! J’avais déjà bien joué dans Jean-Marie et François le Champi deux rôles de paysanne, mais c’était encore du costume, bonnet à ailes, etc.! Cette fois, plus de brocart, plus de soie, ni de fleurs, ni de dorure, ni de lis, ni même de maquillage! Une robe de cotonnade noire, un tablier, achetés à des gens qui les ont portés! Plus de frisures ni de bandeaux! mes cheveux relevés à la Chinoise et pris dans un gros filet, le front découvert, et toutes les femmes ainsi, excepté, naturellement, Geneviève, la fille de l’industriel millionnaire. Aussi les répétitions sont-elles très amusantes. Après avoir un peu résisté et même pleuré, les femmes ont compris, et à présent c’est de l’émulation! Chaque jour on apporte quelque nippe nouvelle achetée sur le carreau du Temple. On fait tout désinfecter, cela va de soi, chaque objet est passé aux étuves.

»On a eu assez de mal à trouver les deux cents costumes (car au quatrième acte on sera deux cents en scène, et pour la scène de la Renaissance ce ne sera pas une petite affaire!) Il a fallu acheter des ballots de costumes neufs à la Belle Jardinière, et les envoyer dans des villes ouvrières du Nord où ils ont été échangés contre des vieux, avec quel plaisir, vous le pensez bien!

—Et finalement, vous croyez au succès?

—A un très grand succès, je l’espère. Je l’ai dit un jour à Mirbeau: Il n’y a que deux théâtres à Paris qui pouvaient jouer les Mauvais Bergers, la Comédie-Française et la Renaissance. Je n’ai pas voulu laisser cette aubaine à la Comédie-Française.»

LA SENSIBILITÉ DES COMÉDIENS

1er mai 1897.

M. Binet, qui est directeur du Laboratoire psychologique de la Sorbonne, et qui a la réputation d’un savant, vient de s’attaquer à une enquête qui n’ajoutera rien à sa gloire. Il a repris le Paradoxe sur le Comédien de Diderot, et a conclu qu’il ne reposait sur aucune observation sérieuse. Puis il s’est proposé de confesser quelques notoires artistes contemporains et d’apporter, en regard de la thèse si admirablement développée par Diderot, leurs affirmations hasardeuses.

C’est le résultat de ces confidences un peu vagues et contradictoires que M. Binet publie aujourd’hui dans la Revue des revues. Disons tout de suite, et pour ne pas avoir à discuter par le détail son enquête, ce qui ne serait que de la polémique vaine, que le savant directeur du Laboratoire psychologique de la Sorbonne, dans ce travail comme dans celui qu’il a déjà publié sur la psychologie des auteurs dramatiques, commet l’erreur fondamentale de croire sur parole ses interlocuteurs. Un psychologue penserait peut-être qu’autant il est intéressant—à des points de vue multiples—de faire parler sur certains sujets des écrivains ou des acteurs, pour savoir ce qu’ils veulent avoir l’air de penser, ou même ce qu’ils pensent réellement, autant il est dangereux, pour un «savant», de s’en rapporter à leur sincérité ou même à leur capacité d’analyse, lorsqu’il s’agit de généraliser leurs dires et d’en tirer des conclusions scientifiques.

J’affirme, pour ma part, et a priori, m’être instruit cent fois plus aux développements psychologiques sortis du grand cerveau de Diderot sur la sensibilité des comédiens qu’aux balbutiements des comédiens eux-mêmes sur leur propre émotivité. Je connais d’ailleurs des acteurs, et non des moindres, qui partagent cette manière de voir. Mais, ces réserves faites quant au résultat scientifique de l’enquête de M. Binet, il n’en reste pas moins curieux, à un point de vue beaucoup plus fragmentaire, d’écouter parler Mme Bartet, MM. Got, Mounet-Sully, Paul Mounet, Le Bargy, Worms, Coquelin, Truffier, de Féraudy, et M. Binet lui-même, sur la question.

Rappelons la thèse,—dit M. Binet:

Diderot soutient qu’un grand acteur ne doit pas être sensible; il ne doit pas, en d’autres termes, éprouver les émotions qu’il exprime: «C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres; c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes.»

Or, il paraît que les neuf comédiens interrogés par M. Binet ont été unanimes à répondre que la thèse de Diderot est insoutenable, et que l’acteur en scène éprouve toujours, au moins à quelque degré, les émotions du personnage. On lui a dit, pourtant, que d’autres comédiens sont d’un avis contraire; il paraîtrait que Coquelin aîné fait profession de ne rien sentir... Ainsi présentée, l’affirmation est tout au moins contestable, Coquelin ne souscrirait certainement pas à cette formule.

Mme Bartet a répondu:

«Oui, certes, j’éprouve les émotions des personnages que je représente, mais par sympathie et non pour mon propre compte. Je ne suis, à vrai dire, que la première émue parmi les spectateurs, mais mon émotion est du même ordre que la leur, elle la précède seulement... La quantité d’émotion mise dans un rôle varie selon les jours, cela tient beaucoup à mon état moral ou physique. Rien n’est plus intolérable que de ne rien ressentir, cela m’est arrivé très rarement pourtant; mais chaque fois j’en ai souffert comme d’une chose humiliante, diminuante, comme d’une dégradation personnelle.»

Mme Bartet se sent incapable d’exprimer et de rendre toutes sortes d’émotions:

«Il y a, écrit-elle, des catégories d’émotions que j’éprouve plus facilement que d’autres, par exemple celles qui sont conformes à mon tempérament et à mon caractère intime.»

Elle dit encore:

«Je partage les idées et le caractère des personnages que je représente. D’ailleurs, je ne me borne pas à comprendre les actes et les sentiments de ces personnages, mais mon imagination leur en suppose d’autres, en dehors de l’action dans laquelle s’est enfermé l’auteur. Je les vois alors tout naturellement agir, penser et se mouvoir, conformément à la logique de leur caractère. Tout cela reste un peu confus d’abord; mais, dès que je possède mon rôle, dès que je suis devenue maîtresse de toutes les difficultés de métier qu’il comporte, j’ajoute mille petits détails, insignifiants en apparence, et peut-être inappréciables pour le public, qui viennent relier entre eux tous les traits du caractère de mon personnage et lui donnent de l’homogénéité et de la souplesse.»

M. Mounet-Sully est d’avis que l’émotion est éprouvée et vécue comme si elle était réelle.

«J’ai connu, dit-il, les fureurs du parricide, j’ai eu parfois en scène l’hallucination du poignard enfoncé dans la plaie. On arrive à cet état une fois sur cent; le mérite est d’y tendre, mais on se rend bien compte, souvent, qu’on est loin du but. L’odieux applaudissement du public à la fin d’une tirade, la figure d’un partenaire qui n’exprime pas l’émotion qu’il devrait exprimer, qui, au contraire, rit sous cape ou fait des signes au public, une foule d’autres incidents vous arrachent à votre rêve.» M. Mounet-Sully dit que l’on voudrait tuer le comédien qui par son visage vous enlève à l’illusion. Il est arrivé quelquefois à oublier qu’il jouait devant le public. Il n’a jamais regardé le public (du reste, il a mauvaise vue), et il ne cache pas son mépris pour les acteurs qui ont cette mauvaise habitude.

M. Paul Mounet dit qu’on ne possède bien un rôle que lorsqu’on possède ses actions réflexes, ce qui veut dire que non seulement on prononce de la manière voulue les paroles du texte, mais encore que les moindres actes, les mouvements inconscients, la manière de marcher, de tenir la tête, etc., sont dans le caractère du personnage. Il y a là toute une adaptation inconsciente, qui se fait progressivement sans qu’on y songe; on fait d’autres mouvements de bras sous la toge, dans un habit Louis XV, et dans le costume moderne.

Semblablement, M. Got, qui a poussé si loin l’art de rendre plastiquement les caractères de ses rôles, nous dit que le plus grand plaisir du comédien est le plaisir de la métamorphose. Ce qui lui plaît dans son art, ce n’est pas de faire tous les soirs la même grimace, c’est de devenir autre, de vivre pendant quelque temps en notaire, en curé de campagne, en avocat, avec d’autres idées que celles qui lui sont familières.

M. Truffier dit aussi: «Notre métier serait inférieur et grossier s’il ne contenait pas en lui le don de métamorphoses.» S’oublier soi-même, oublier ses habitudes, son nom, sa personnalité, voilà ce qu’il aime au théâtre.

M. Worms a observé que, lorsqu’il joue des scènes de passion ou de tendresse, à un certain moment les yeux de sa camarade se mouillent toujours. «Certains acteurs, ajoute-t-il, soutiennent qu’on doit jouer sans rien sentir; mais j’ai remarqué que les partisans de cette thèse sont en général de nature très sèche, incapables de sentir pour leur propre compte.»

M. Binet rapporte que Mme Sarah Bernhardt a le talent de se maîtriser complètement; elle pleure à volonté, c’est devenu une fonction naturelle. Je doute que la grande tragédienne accepte, elle aussi, une telle formule.

M. Le Bargy pense qu’il en est des émotions du théâtre à peu près comme de celles de la vie réelle: quand on est ému sincèrement, pour son propre compte, on n’en reste pas moins son critique et son juge, et il faut des circonstances bien exceptionnelles, des passions bien fortes et bien absorbantes pour qu’on perde le sens critique.

Ce n’est là qu’une analyse très incomplète de l’Enquête de M. Binet. Mais l’important, c’est la conclusion qu’il en tire: «L’émotion artistique de l’acteur existe, dit-il, ce n’est pas une invention; elle manque chez les uns, tandis qu’elle arrive chez les autres au paroxysme. Or, l’émotion n’est-elle pas un élément essentiel de la sincérité?»

Cette conclusion paraîtra un peu bien hâtive et téméraire à ceux qui se seront donné l’agrément de lire son Enquête et de relire les admirables pages de Diderot. On s’apercevra peut-être que les artistes consultés ont confondu les termes... N’ont-ils pas pris pour l’émotion artistique et la sensibilité morale, que Diderot dénie aux comédiens, le simple ébranlement nerveux qu’ils s’infligent facticement pour donner l’illusion de l’émotion morale qu’ils doivent communiquer au spectateur?

Quant à M. Binet, directeur du Laboratoire de psychologie à la Sorbonne, ne s’est-il pas un peu aventuré en s’en rapportant pour conclure en un sujet aussi délicat—la sincérité de l’émotion des comédiens!—aux acteurs eux-mêmes, c’est-à-dire à des gens deux fois comédiens, par conséquent deux fois inconscients, quand il doit savoir quel mal nous avons tous à analyser la qualité de nos larmes même devant la mort de ceux qui nous sont chers?

LA DUSE

24 mai 1897.

Je viens de passer deux heures avec celle qu’un impresario maladroit a quelquefois appelée, sur ses affiches, «la rivale de Sarah Bernhardt». La Duse n’a pas du tout les allures d’une «rivale». Rien ne ressemble moins à de la combativité que cette angoisse qu’elle montre de ses débuts à Paris; sa simplicité et son orgueilleuse modestie doivent, au contraire, à la fois souffrir des éloges ampoulés dont on l’encense et de cette position de combat qu’on lui fait prendre malgré elle.

Elle est si simple dans ses manières et dans sa tenue! Rien dans ses toilettes et dans ses façons ne révélerait la comédienne. Vêtue d’étoffes sombres et légères, elle aurait plutôt l’air d’une bourgeoise de goût, si les cheveux noirs, à peine ondulés, relevés sur le front, un peu en désordre, ne faisaient penser en même temps, à «l’intellectuelle» moderne. Aucun bijou sur ses mains fines. Elle n’est pas belle. Si on peut le dire sans banalité, elle est mieux que belle. Au premier regard, sa physionomie paraît faite seulement de douceur et de sensibilité. En regardant mieux, la proéminence des maxillaires y ajoute de la volonté, la vivacité de l’œil brun, ombré d’épais sourcils noirs, la mobilité inouïe des traits compliquent l’expression d’inquiétude et d’imprévu.

La distance entre le nez et la bouche est assez grande, et c’est surtout là que se découvre la caractéristique de cette figure complexe: au repos la bouche est douloureuse; deux esquisses de rides descendent du nez pour rejoindre la commissure des lèvres et en accentuent le caractère dramatique. Vient-elle à sourire, ces plis disparaissent, et les dents blanches transforment en gaîté juvénile, presque enfantine, l’expression du visage qui rayonne aussitôt du charme ardent de la joie de vivre.

Nous étions partis tous deux du Figaro, où elle avait assisté à notre concert de cinq heures. Et pendant que le coupé nous entraînait vers son hôtel, elle me faisait part de son horreur de ce qu’on appelle «la représentation».

«Pourquoi, disait-elle, pourquoi les comédiens et les comédiennes forment-ils une classe à part? Pourquoi les reconnaîtrait-on quand ils passent? Pourquoi mèneraient-ils une vie différente des autres gens? Pourquoi seraient-ils plus bêtes ou plus grossiers que les autres catégories d’artistes? Pourquoi leur échapperait-il quelque chose de la vie générale?»

Elle saute avec agilité d’un sujet à un autre. Elle se plaint à présent de l’état d’infériorité de la femme en général. Elle espère que tout cela changera rapidement:

«En Italie, où la femme, jusqu’à ces dernières années, est restée presque sans culture, on observe déjà un mouvement de progrès. Les jeunes filles, qui se contentaient jusqu’à présent d’être des sentimentales, commencent à être honteuses du vide de leur éducation intellectuelle. Et en France, voyez combien de femmes supérieures, renseignées, au courant de tout, avec des idées personnelles sur les choses!»

Nous passions devant la Madeleine. Un grand rayon de soleil, venu du couchant, frappait obliquement le parvis de l’église.

«Tenez, me dit soudain la Duse, en me montrant d’un geste vivace cette illumination, est-ce beau, cela? C’est de la joie, c’est de la vie! Je suis aussi heureuse de voir cela et d’en jouir que de n’importe quel triomphe... Et dire, continua-t-elle en soupirant gentiment, que tout de même c’est fini pour moi ces heures de jouissance tranquille, dans ce grand et admirable Paris! Autrefois, j’y venais en dilettante, pour voir... A présent... brrr... il me fait peur...»

Nous arrivons chez elle.

«Il fait froid, ici. Vite, du feu! C’est vrai, on gèle!»

Une forte odeur de goudron emplit l’appartement. L’artiste va vers un guéridon où se trouve une goudronnière qu’elle moud comme une boîte à musique, en plaçant au-dessus sa bouche ouverte; elle a mal à la gorge et, diable! il faut se soigner.

Un grand feu de bois flambe bientôt dans les cheminées des deux chambres. Elle a l’air de ne pouvoir tenir en place. Nous allons de l’une à l’autre pièce, en échangeant, sans ordre, des propos brefs.

Sur le rideau de son lit, un papier est épinglé, où est écrit:

Mme Duse a besoin d’un repos absolu. Il lui est défendu de recevoir des visites.

Dr Pozzi.

23 mai 1897.

Je me fais la réflexion que c’est plutôt à la porte de l’appartement qu’il eût fallu accrocher cet avis: Quand on est là il est trop tard.

«De quoi parlerons-nous?»

Je sens bien que nous nous connaissons depuis trop peu de minutes pour qu’elle s’ouvre à moi des secrets de son âme! Je voudrais pourtant ne pas la quitter sans avoir un peu sondé le mystère de son admirable front découvert, et tiré de sa bouche énigmatique et triste quelques confidences sincères... Sa nature loyale et spontanée s’y prêterait sans doute. Mais la fièvre où elle vit, depuis son arrivée, l’angoisse qui l’étreint à l’approche du grave événement de ses débuts à Paris, et surtout la légitime méfiance qu’elle a de mes oreilles ouvertes et de ma mémoire fidèle, s’opposent évidemment à l’expansion que j’attends.

«De quoi parlerons-nous?» dit-elle encore.

Sur une table pêle-mêle, les tragédies d’Eschyle, de Sophocle; les sonnets de Pétrarque, la Vita nuova, les Héros, de Carlyle. Carlyle qui a fait l’éloge du Silence! Elle adore Maeterlinck, et n’est-ce pas Maeterlinck qui a dit: «Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres.» Elle sait par cœur des phrases entières du jeune poète de Gand: «Si nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire.»

Bien. Mais l’interview ne peut, hélas! se contenter de télépathie...

La Duse fait apporter du thé. Elle s’assied enfin, moi en face d’elle.

«Racontez-moi tout de même, dis-je alors, pourquoi vous avez attendu si longtemps avant de venir à Paris?

—Oui, n’est-ce pas, on se demande pourquoi j’ai fait le tour du monde, comme la femme à barbe, sans m’arrêter à Paris. C’est que j’avais peur, j’avais si peur! Dumas fils, qui me traitait comme une jeune sœur, m’en avait longtemps dissuadée: «Apprenez le français, me disait-il, et venez hardiment!» Mais j’avais alors de grandes idées sur la patrie, sur l’orgueil national, et je me refusais à changer de langue!

—Et alors?»

Elle s’anime un peu:

«Alors, il a fallu que j’y fusse en quelque sorte encouragée par Mme Sarah Bernhardt, il a fallu qu’elle me prêtât l’asile de son propre théâtre, et en même temps son répertoire, pour m’y décider. Et je puis bien le dire, c’est cette sorte d’appui moral de la grande artiste française qui aujourd’hui me soutient... Pourtant, à des moments, la peur me reprend. Quand j’étais encore là-bas, en Italie et que l’échéance était encore lointaine, cela me paraissait agréable et charmant comme tout!... J’arrivais de ma campagne à Rome, je venais de traverser des fleurs, je voyais tout sous des couleurs de soleil! On me télégraphie: «Signez-vous? C’est prêt!» Le comte Primoli, d’Annunzio étaient alors près de moi. Ils m’engagent fortement à accepter, me poussent, me poussent.

«Allons, soit!»... Et à présent, je le répète toujours, c’est trop près, j’ai peur!... Je me demande: «Ai-je bien fait?» Je me dis, pour me rassurer, que j’ai eu le bonheur partout, en Europe, en Amérique, d’être admirablement accueillie et fêtée—je dirais triomphalement si ce mot de triomphe ne me paraissait bête—et que des êtres si différents de ceux de notre race, sans comprendre les mots que je disais, ont pu s’intéresser aux drames que j’interprète... Alors, en France, dans un pays de race latine, qui parle une langue ayant tant de rapport avec la mienne, d’un goût si sûr, d’une sensibilité artistique si grande, pourquoi le public me serait-il plus inaccessible? Oui, oui, je me dis tout cela, et je reprends confiance... Je serais si heureuse de plaire à ce public parisien et de réussir à l’émouvoir! C’est vrai qu’aucun de mes succès passés ne me serait plus doux que celui-là.

—Vous connaissiez donc Mme Sarah Bernhardt?»

Je sens alors que le Silence est vaincu.

«Oh! oui, répond mon interlocutrice. Combien de fois je me suis rencontrée avec elle, dans nos tournées transatlantiques surtout! Je lui ai souvent parlé, mais jamais il ne s’était trouvé un ami sûr nous connaissant assez l’une et l’autre pour créer entre nous un lien sérieux qui eût été de l’amitié. Moi, j’ai pour elle une très grande admiration, je n’ai pas besoin de vous le dire! Je trouve que c’est une artiste de génie qui a le sens inné, le don de la beauté tragique; j’admire, aussi, sa haute intelligence, et je suis sûre de son esprit large et droit, et de son cœur d’artiste. Et j’estime davantage encore, si possible, son énergie extraordinaire, sa personnalité d’âme.

—Quand l’avez-vous vue pour la première fois?

—Oh! c’est déjà loin. Je crois que c’est à son premier voyage en Europe, il y a quatorze ans. J’étais à Turin, engagée avec mon mari à ce vieux théâtre où tout dormait dans la poussière et la tradition. Le directeur n’en faisait qu’à sa guise, réglait tout, empêchait toute innovation, étouffait toute initiative de la part des artistes. Les femmes, surtout, il les méprisait comme des êtres inférieurs, et vous concevez que c’est de cela que je souffrais le plus. Or, voici qu’un jour on annonce la prochaine venue de Sarah Bernhardt! Elle arrivait avec sa grande auréole, sa réputation déjà universelle. Comme par magie, voilà le théâtre mort qui se met en mouvement, qui se déblaye, qui reluit. J’avais la sensation de voir s’évanouir une à une, à son approche, les vieilles ombres fanées de la tradition et de l’esclavage artistique!

»C’était comme une délivrance! La voilà qui arrive. Elle joue, elle triomphe, elle s’impose, et elle s’en va... Comme un grand navire laisse derrière lui—comment dites-vous? un remous?—oui, un remous—pendant longtemps l’atmosphère du vieux théâtre resta celle qu’elle y avait apportée. On ne parlait que d’elle dans la ville, dans les salons, au théâtre. Une femme avait fait cela! Et, par contre-coup, je me sentais libérée, je sentais que j’avais le droit de faire ce qui me plaisait, c’est-à-dire autre chose que ce qu’on m’imposait. Et, en effet, à partir de ce moment, on me laissa libre. Elle avait joué la Dame aux camélias, si admirablement! et j’étais allée chaque soir l’entendre et pleurer...

»A présent, je l’attends, elle va revenir vendredi. J’ai hâte de la voir. Il me semble que j’ai des tas, des tas de choses à lui dire!»

La conversation ne s’arrêtera plus désormais. La glace a fondu. Le sang paraît courir vite sous la peau fine et chaude de l’artiste. Ses longs doigts mystiques relèvent à chaque instant les boucles ondulées de sa chevelure. Elle prononce certains mots avec passion, en appuyant: «Bonté», «âme», «vie».

Je l’interroge à présent sur tous les artistes français qu’elle connaît ou qu’elle a vus jouer, sur ses goûts littéraires, sur la vérité au théâtre, sur Ibsen, que sais-je encore? Et elle répond par petites phrases courtes. Elle parle très bien le français, mais quelquefois le mot nuancé qu’elle cherche ne vient pas, ce qui coupe le fil de sa pensée.

... Elle ne saurait pas jouer la tragédie de Corneille ou de Racine. Elle ne peut dire des vers que dans des situations excessivement dramatiques. Elle comprend très bien, par exemple, la mort lyrique d’Adrienne Lecouvreur. Elle se figure qu’elle mourra ainsi elle-même, en déclamant des vers.

... Elle a vu Réjane à Vienne dans Ma Cousine et à Paris dans le Partage. Elle l’a trouvée très belle. On lui a dit qu’elle avait des points communs avec elle, mais elle n’en sait rien; quand elle est spectatrice, au théâtre, elle n’est que cela, elle se sent incapable de juger et de comparer, elle oublie qu’elle est elle-même artiste et pleure comme tout le monde.

... Elle a vu Jeanne Granier jouer Amants. Elle estime beaucoup le talent de Maurice Donnay et trouve que Granier a joué son rôle d’un bout à l’autre dans une harmonie, dans une ligne parfaites: c’était la perfection même.

—Ainsi, une chose très difficile qu’a faite Granier, au cinquième acte, quand les amants se revoient dans cette fête... Son ton léger, la dose minutieusement exacte d’émotion qu’elle a mise dans son retour vers le passé avec Georges Vétheuil, il me semble que je ne l’aurais pas conservée! Je n’aurais pas pu! J’aurais dramatisé plus qu’il n’eût fallu quand elle fait allusion à ses cheveux blanchissants, à l’âge qui s’avance et qui assagit... Oh! c’est que j’ai tellement peur de vieillir! Cette idée est ma plus grande souffrance et, malgré moi, je l’eusse montrée!

... Elle n’a eu que des rapports très courtois avec la Comédie-Française. Elle s’est trouvée à Vienne et à Londres, différentes fois, avec les sociétaires; toujours ils se sont montrés pour elle de la plus grande bienveillance. Mme Bartet est allée la voir ces jours-ci.

«Quelle jolie voix elle a! Quelle charmante femme!»

Je lui demande quels sont les rôles qu’elle préfère jouer, ou plutôt quels caractères de personnages elle préfère?

«Peut-on dire réellement qu’on préfère? L’artiste aime successivement tous les personnages qu’il incarne. Il n’y a que comme cela qu’il peut s’intéresser à son art et y intéresser les autres.

—Il doit y avoir pourtant des natures qui vous attirent, d’autres qui vous repoussent? Vous m’avez déjà dit que vous ne vous sentiez pas faite pour la tragédie. Par contre, incarneriez-vous avec plaisir des êtres de réalisme pur

Elle réfléchit deux secondes, et répond:

«Le vérisme? Non. La vie m’apparaît aussi intense, aussi vraie dans le rêve que dans la réalité. Et d’ailleurs, où est la vérité? Les héros de Shakespeare ne sont-ils pas vivants? Et ceux d’Ibsen? C’est vrai, j’ai un faible pour une réalité émue et comme enveloppée de rêve... J’ai failli jouer La Princesse Maleine, de Maeterlinck; j’ai une adoration folle pour ses dernières «marionnettes», Aglavaine et Sélizette. Laquelle de ces deux délicieuses femmes eussé-je préféré incarner? Je ne sais.

—Vous lisez donc beaucoup?

—Comment faire pour ne pas devenir bête? La vie de théâtre est la moins intellectuelle de toutes. Une fois qu’on sait son rôle, le cerveau ne travaille plus. Les nerfs seuls, la sensibilité, les recherches d’émotion, voilà ce qui travaille et ce qui occupe. C’est pourquoi, en général, il y a tant d’acteurs et d’actrices bêtes. Et qui dit bêtes, dit souvent aussi immoral et grossier. Aussi je n’ai jamais, jusqu’à présent, trouvé de véritable ami dans le milieu théâtral. Et quel dommage! Ce serait si bien de mettre de côté les calculs étroits, les petites compétitions, le cabotinage, en un mot, pour devenir des gens comme les autres! Et c’est ce qui fait qu’aussitôt mes représentations finies, vite, je me sauve, loin, bien loin, que je change de vêtements, que je change même de femme de chambre!»

La Duse s’est peu à peu animée. Elle frappe à présent, avec violence, de ses doigts secs, le bois du guéridon.

Mais, presque aussitôt, elle se met à rire d’elle-même, d’un rire frais et jeune. On apporte une carte: c’est un importun qu’il faut recevoir. Je me lève.

«N’est-ce pas, dit-elle, il faut surtout aimer la vie? La mer, la verdure, le soleil,

Et le reste est littérature!

«C’est un vers admirable que je me répète chaque fois qu’une tuile me tombe sur la tête!»

NOTES BIOGRAPHIQUES SUR LA DUSE

1er juillet 1897.

J’ai fait parler plus haut la célèbre comédienne italienne sur ses goûts, ses impressions et les angoisses de ses débuts à Paris. Il n’est pas inutile de donner, de plus, quelques courtes notes sur son état civil et sa carrière artistique.

Elle est née entre Padoue et Venise—en chemin de fer. Sa naissance a été enregistrée dans le petit village de Vigevano, le 3 octobre 1859.

Son atavisme est remarquable. Un Duse jouait la comédie du temps de Goldoni, au dix-huitième siècle. Son grand-père fonda à Padoue le théâtre Garibaldi et son père, Alessandro Duse, jouait la comédie avec un certain mérite. Il était à la tête d’une troupe ambulante qui parcourait le Piémont et la Lombardie. Mais les femmes de sa famille ne montèrent jamais sur les planches. C’est elle la première. Elle tient à ce détail: c’est ainsi sans doute qu’elle explique que, produit d’ancêtres mâles de talent médiocre et de sensibilité artificielle, elle a bénéficié du côté féminin d’une hérédité de sensibilité vraie et de spontanéité naturelle. La complexité étonnante de ce caractère d’artiste pourrait peut-être trouver sa cause dans cette opposition héréditaire.

Elle a débuté à trois ans au théâtre! Elle ne se laissait conduire sur les planches qu’en rechignant. Longtemps elle conserva une sorte d’éloignement pour la scène. A douze ans, elle jouait, en tournée, le rôle de Francesca de Rimini! Malgré son jeune âge, elle fut acceptée sans encombre par le public. Elle obtint son premier succès à quatorze ans, dans Roméo et Juliette qu’elle joua sur une scène en plein air, l’arena de Vérone. Elle y déploya une telle passion que la représentation tourna pour elle en véritable «triomphe». Néanmoins elle dut continuer sa vie nomade. Elle interprétait les drames français, Kean, La Grâce de Dieu, Les Enfants d’Édouard, etc., etc.

Au dire de ses biographes, ce n’est seulement qu’en 1879, à Naples, qu’elle promit définitivement de devenir une grande artiste. Une grande tragédienne, Giacinta Pezzana, lui laissa jouer près d’elle le rôle de Thérèse Raquin où elle fut, assure-t-on, admirable.

Elle fit ensuite partie de la troupe de Rossi, qu’elle quitta de plus en plus fréquemment pour essayer de voler de ses propres ailes. Dès lors, sa réputation ne fit que grandir. Il y a juste dix ans (1887) qu’elle commença ses tournées à travers l’Europe avec sa troupe à elle. Elle aborde successivement tous les rôles du répertoire français et quelques-uns du répertoire italien: la Camille d’Horace, Fédora, Francillon, l’Étrangère (où elle joue alternativement les deux rôles de femme), Magda, La Locandiera, de Goldoni, Divorçons, La Femme de Claude, L’Abbesse de Jouarre, La Princesse de Bagdad, La Visite de noces, etc., etc.

La Duse a été mariée. Elle a une fille de quatorze ans qu’elle fait élever dans un lycée d’Allemagne et qu’elle adore.

On sait le grand cas qu’Alexandre Dumas fils faisait de son talent. Elle avait avec lui une correspondance suivie.

Elle ne se trouva avec Dumas qu’une seule fois. Elle alla à Marly, en compagnie de Gualdo, un poète italien de grand talent, qui est resté un de ses amis fervents. Quand elle vit Dumas, avant même de prononcer un mot, elle se mit à fondre en larmes. L’écrivain fut forcé de la consoler, avec des paroles tendres de grand frère. Elle ne le vit plus jamais.

L’Allemagne, la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, l’Amérique l’accueillirent avec enthousiasme. Elle fut fêtée et choyée par la haute société européenne. Elle est très liée avec l’ambassadrice d’Autriche, à Paris, qu’elle vient visiter à chacun de ses voyages en France.

Ses tournées sont fructueuses. En Europe, raconte son impresario, elle fait des salles de 16.000 francs, en Amérique, elle «vaut» 35.000 francs par soirée. Elle dépense l’argent comme elle le gagne. Elle a des villas et des pied-à-terre aux quatre coins de l’Europe et même en Amérique: à Londres, à Rome, à Venise, à New-York.

Détails particuliers: la Duse ne peut pas supporter les parfums, ni les bijoux—ni les importuns. Les journalistes—pas tous, espérons-le—sont ses bêtes noires.

Lors de son dernier séjour à Copenhague, les reporters danois ont dû imaginer des «trucs» pour épier tous ses mouvements: l’un d’eux, improvisé cocher, a conduit sa voiture de la gare à l’hôtel; un autre, prenant la place d’un garçon, lui a servi son dîner; un troisième, déguisé en cordonnier, lui a pris mesure d’une paire de chaussures; trois autres, l’entrée des coulisses du Folketheâtre étant interdite formellement aux personnes étrangères, ont pu se faire engager comme machinistes et prendre ainsi des notes particulières.

On a vu, pourtant, qu’elle sait, au besoin, faire des exceptions.

C’est ce soir son début! Aujourd’hui, c’est donc son dernier grand jour de fièvre. Mais Mme Sarah Bernhardt lui a prédit un grand succès. Il faut l’en croire, car elle s’y connaît.

DU MAQUILLAGE A LA PEINTURE

14 février 1897.

Bientôt s’ouvrira dans les galeries Bernheim jeune, rue Laffitte, l’exposition de peintures, sculptures, miniatures, dessins, etc., uniquement réservée aux artistes de tous les théâtres et aux musiciens de tous les pays, et qui sera faite au profit de l’Œuvre des artistes dramatiques et de l’Orphelinat des Arts.

Un Comité s’était organisé à cet effet, qui a à sa tête Mme Sarah Bernhardt comme présidente, M. Max Bouvet, de l’Opéra-Comique, comme vice-président, et MM. Albert Lambert fils et Gaston Bernheim jeune comme secrétaires.

Cette exposition sera une surprise!

On ignore en effet, généralement, combien sont nombreux les artistes dramatiques et lyriques qui, en pratiquant l’art difficile du maquillage, en vivant au milieu du trompe-l’œil de la scène et des décors, ont pris goût à la peinture et à la sculpture et aux autres arts de l’œil et la main.

Ce qu’on verra là sera pour le moins curieux.

Déjà on sait les noms d’un certain nombre d’artistes qui concourent à cette exposition, et qui ne craindront pas de soumettre leurs «œuvres» à MM. Detaille et Bonnat, qu’on espère avoir dans le jury d’admission, lequel jury recevra d’ailleurs tout ce qu’on lui enverra, ou alors c’est qu’il n’y a plus d’égalité.

Mme Sarah Bernhardt, élève de J.-P. Laurens et de Clairin pour la peinture, de Falguière pour la sculpture, et qui dès longtemps a fait ses preuves, exposera le buste de Girardin, le masque de Damala mort, et probablement le buste de M. Sardou, s’il est fini.

Le vice-président de l’Œuvre, M. Max Bouvet, l’un des meilleurs artistes de M. Carvalho, est un professionnel de la peinture. Élève de Cormon, il a exposé plusieurs fois aux Champs-Élysées, a même été médaillé en 1893, pour un paysage que l’État a acheté ensuite. Je causais l’autre jour avec lui de ses deux arts, et il m’a fait d’assez originales confidences:

—Mais je préfère cent fois la peinture au théâtre, et j’ai bien l’intention de me retirer de la scène, aussitôt que je le pourrai, pour me consacrer exclusivement à la peinture. Quand je peins, moi, je n’ai pas de besoins! Des toiles, de la couleur, des pinceaux, une pipe et du tabac, voilà tout! Aussi, allez, dès que j’aurai cinq sous de côté, je m’en irai! Je m’en irai bien loin, en Bretagne, peindre des crépuscules au bord de la mer. Je reviendrai à Paris, de temps en temps, voir, par comparaison, si je suis en progrès, chercher des critiques, me retremper enfin, et puis, cela fait, je repiquerai des deux vers les plages de l’Armorique, avec une joie!...»

On ne peut pas donner aujourd’hui la liste complète des œuvres qui figureront à cette exposition. D’ailleurs, toutes les adhésions ne sont pas encore arrivées. Mais ne sait-on pas que M. Mounet-Sully fait de la sculpture, que même il s’amuse à sculpter quelquefois les figures qu’il doit porter sur la scène? C’est ainsi qu’il exposera sans doute un Œdipe, et, en plus, un médaillon de Pasteur. M. Albert Lambert fils fait des dessins et des charges; M. Le Bargy exposera des illustrations de Don Juan; Mlle Reichenberg dessine au crayon; Mme Pierson peint des natures mortes; la regrettée petite Thomsen dessinait à ravir et peignait des aquarelles délicieuses; M. Delaunay fils est peintre; Mme Lerou, aquarelliste; Coquelin cadet a des crayons; M. Volny annonce un immense dessin qui sera une copie de Cabanel: Adam et Ève, et un portrait-aquarelle de M. George Ohnet.

M. Joliet dessine très bien; M. Albert Lambert père est sculpteur; M. Saint-Germain dessine les chats avec une habileté surprenante; M. Gobin, du Palais-Royal, est un paysagiste convaincu; M. Lassouche, dessine des caricatures; M. Duquesne, le Napoléon de Madame Sans-Gêne, fait de la peinture; M. Eugène Damoye et M. Dorival, de l’Odéon, sont peintres également; Mme Jane Hading a, dit-on, la spécialité des croquis mortuaires; M. Victor Maurel fait de la peinture—d’idées et d’impressions mélangées; M. Fugère, de l’Opéra-Comique, peint des paysages et des natures mortes; M. Mondaud, baryton, a été peintre de fleurs, à Bordeaux; MM. Laurent, Lubert et Viola, ténors, sont paysagistes; M. Gresse fils, basse, fait de la caricature; M. Belhomme, basse, dessine; Mlle Nina Pack est peintre.

A citer encore: MM. Louis Fourcade, de l’Opéra (peinture); Montigny, du Vaudeville (paysages); Fontbonne (paysages); Mme Renée de Pontry, sculpteur, qui exposera les bustes de Christine Nilsson, du prince Karageorgewitch (en bronze) et de Brémont (en marbre); Mlle Craponne, du théâtre de Lyon, de la peinture; Mmes Netty, France, Virginie Rolland, Jane Morey (du Vaudeville), MM. Alexandre fils, du Châtelet; Prosper de Witt, de Bruxelles, etc., etc.

Mais il arrive tous les jours, de tous les coins de la France, des adhésions nouvelles à la galerie de la rue Laffitte, on affiche des placards dans tous les théâtres de la province et de l’étranger. Et, quand s’ouvrira, du 15 au 20 avril, chez Bernheim, l’exposition des Artistes, ce ne sera vraiment pas là un spectacle ordinaire. On pourra s’y rendre de confiance: on en aura pour son argent.

*
*  *

4 mai 1897.

Un de ces vieux clichés, comme il s’en fane tous les jours, prétend que les arts sont frères. Les voici, au contraire, qui se concurrencent! L’exposition des peintures et des sculptures des artistes lyriques et dramatiques s’ouvre demain mercredi dans les galeries Bernheim jeune et fils, 8, rue Laffitte. Elle durera jusqu’au 30 mai. On peut y aller, on doit même y aller. Le produit des entrées est destiné à la caisse de l’Association des artistes.

Nous avons pu, en privilégié, voir donner la dernière couche de vernis à ces produits des comédiens et comédiennes de ce temps. Il serait trop facile d’en rire, il serait exagéré d’en pleurer. On est d’ailleurs prévenu, dès l’entrée, qu’on n’y met pas de prétention. Mlle Rachel Boyer, de la Comédie-Française, a dessiné, de ses mains spirituelles l’affiche de l’exposition: c’est un Romain, ou un pompier, déguisé en pantin dont on voit les ficelles. De ses bras articulés il tient, à droite, un pinceau qui pourrait être un sceptre, à gauche une palette qui est un bouclier; un petit cœur percé d’une flèche est dessiné sur le biceps gauche.

L’exposition est au premier étage. On me donne un catalogue; je l’ouvre et—déception!—je ne retrouve pas les vers qu’avait écrits, en préface, et sans vouloir les signer, la plus accorte des soubrettes de la Maison de Molière.

N’importe, je les sais par cœur, et les voici qui me montent aux lèvres:

Les Comédiens et les Chanteurs,
L’été, forment la ribambelle
Qu’on voit assiéger les hauteurs
Où la nature est le plus belle.
Ils font des dessins et des vers,
Ils veulent tous croquer le site
Qui, pendant les sombres hivers,
Gardera le soleil au gîte.
Les peintures et les pastels
Qui sous nos yeux vont apparaître,
Ruisseaux, chaumes, lilas, castels,
Sont les doux souvenirs du reître,
Du marquis ou bien du valet,
De Turcaret, roi des finances,
Du baryton, du ténor et
Du jeune premier en vacances.
Pour un but plein de charité,
Nous avons fait cet assemblage.
Voyez combien le Comité
A réussi son étalage.
Nous avons des tableaux très gais
Peints par une reine tragique,
Et tel dramatique sujet
Est l’œuvre d’un acteur comique.

Nous voici devant l’exposition de Mme Sarah Bernhardt, les bustes de Louise Abbema, de Régina Bernhardt, en marbre, et d’Émile de Girardin, en bronze, et la poétesse dit:

La sculpture est un art divin:
Voyez ces bustes mirifiques,
Voyez M. de Girardin,
Modelé par des doigts magiques.

Plus loin, c’est l’envoi de Mme Blanche Pierson, un double tableau, qui tient tout un panneau: Le Noël des pauvres et Le Noël des riches. D’un côté, un gros sabot d’où sortent une poupée en carton, un ballon d’un sou, une toupie, un petit cheval, une trompette, un chapelet et un rond de boudin; délicieuse imagination! De l’autre, autour d’une pantoufle fourrée de cygne, un bracelet d’or, un riche collier de perles, un miroir sans reflet, un éventail. Ce n’est rien, mais cela parle au cœur!... Aussi la poétesse en dit éloquemment:

Voyez ce diptyque réel:
L’agape du riche suivie
Du souper pauvre, à la Noël,
—Sujet amer comme la vie.

Mais nous sommes devant le vrai clou de l’exposition: les paysages et les marines de Bouvet.

Et ces cailloux, cailloux si bleus
Qu’ils donnent leur nom à la lande,
Sont d’un chanteur, peintre amoureux
Des flots de la plage normande.

En effet, Bouvet a envoyé là dix paysages bretons, quoi qu’en dise la rime, dont quelques-uns sont des merveilles de coloris tendre et de poésie. L’un de ces tableaux a figuré au Salon des Champs-Élysées: c’est la Lande des cailloux, à nu devant la marée basse et le crépuscule, indiscutablement impressionniste; Bouvet aime cette heure changeante et troublante, et il excelle à faire palpiter les rayons de la lune levante sur les flots à peine agités. Il rêve de devenir seulement un peintre, et il faut l’y encourager:

Et la poète conclut:

Le planches sont sœurs du burin!
Ce sont là nos humbles oboles.
Nous remplissons notre destin:
Des actes après des paroles!
Enfin, lorgnez et regardez
Tous les bustes, toutes les toiles.
Vite, approchez... vite, achetez
Les bolides de vos Étoiles!

J’ai compté 170 toiles, dessins ou sculptures. Mais je n’ai pas pu les noter tous. Relevons seulement au hasard: cinq toiles de Mme Brémont, des portraits surtout où la finesse ne manque pas; quatre toiles de Mme Foyot d’Alvar (la créatrice d’Aïda à l’Opéra), entre autres des chrysanthèmes et des hortensias pleins de fraîcheur; une jolie marine et une petite maison d’opéra-comique de Fugère (Opéra-Comique); le portrait de sa mère par M. Gailhard, directeur de l’Opéra, qui en vaut bien d’autres; quatre pastels de M. Joliet, de la Comédie-Française; des fleurs de Mme Judic et le portrait de sa vache Manette, les pieds dans l’eau, que la grande critique a déjà consacrés; des dessins de M. Alb. Lambert fils, un Mounet-Sully qui a les jambes un peu courtes, mais qu’importe! de belles pensées de M. Viola; deux toiles de Mlle Jane Morey, du Vaudeville, dont l’une s’appelle Douloureuse, symbolique allusion sans amertume à la pièce de Maurice Donnay dont elle n’est pas; une caricature de Gobin, du Palais-Royal, par lui-même; un village de Mlle Diéterle, des Variétés, et deux plats de fleurs et de fruits en relief; un tableau de M. Paul Blaque, qu’on ira voir exprès: ce sont les ruines du Château-Gaillard, que le peintre a voulues réelles: il y a collé des graviers, très gros au premier plan, plus fins aux plans suivants, il les a peints et vernis, ce qui donne un aspect criant de sincérité à cette œuvre d’un genre nouveau; ajoutons que les graviers viennent directement des Andelys, de sorte qu’il n’y a pas à s’y méprendre. On a envie de marcher dessus.

Quoi encore? Une mer de M. Boudouresque, deux toiles de M. Brémont, un bouquet de fleurs de Mlle de Craponne, des caricatures de M. Giraud, de l’Opéra: M. Lapissida, débraillé, les mains dans les poches, des verrues sur la face, un œil malin et l’autre naïf, d’après nature; M. Reyer, campé dans une posture de danseur; M. Gailhard, en conquistador, sombre et ennuyé comme à l’ordinaire; des Volny, des bustes de Renée de Pontry, etc., etc.

En descendant de l’exposition des comédiens et comédiennes, où vous n’aurez pas perdu votre temps, vous pourrez voir des Ziem, des Corot, des Daubigny, qui ne vous paraîtront pas plus mal pour cela.

MADAME DUSE A L’AMBASSADE D’ITALIE

2 juillet 1897.

Ceux qui sont un peu au courant des goûts de la grande artiste italienne n’apprendront pas sans quelque étonnement qu’elle a failli hier à toutes ses habitudes en acceptant l’aimable invitation de l’ambassadrice et de l’ambassadeur de son pays. Il n’a pas fallu moins, en effet, de la bonne grâce simple et charmante de la comtesse Tornielli pour décider la timidité et la réserve presque sauvages de l’originale artiste à surmonter les affres d’un déjeuner donné en son honneur à l’hôtel de la rue de Grenelle.

Dimanche dernier encore, fuyant les importuns et les soucis de sa situation, elle s’était échappée de son hôtel, et toute seule, à pied, on aurait pu la voir errer le long des quais de la Seine, et finalement s’embarquer à bord d’un bateau-mouche, parmi la foule tumultueuse du dimanche, aller jusqu’à Saint-Cloud, écoutant les conversations puériles et reposantes des gens du peuple, puis se perdre sous les ombrages frais du grand parc, rêveuse et seule toujours.

La voici pourtant, ce matin, en toilette blanche et crème, assise sur un fauteuil, entre Mme Louis Ganderax et la comtesse de Wolkenstein, ambassadrice d’Autriche; sa figure mate, encadrée de cheveux noirs éclairés çà et là de fils d’argent, sourit gaiement grâce à ses admirables dents blanches, et ce sourire est d’une fraîcheur enfantine et virginale, tandis que ses beaux yeux asymétriques ont cet air à la fois étonné et mélancolique qui inscrit sur sa figure au repos un délicat et troublant problème.

Tous les invités sont là: le comte Primoli, MM. Victorien Sardou, Roujon, directeur des beaux-arts; Édouard Pailleron, Paul Deschanel, l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie et la comtesse de Wolkenstein-Trostburg, la comtesse Greffulhe, le prince A. de Chimay, comtesse Rostopchine, Jules Lemaître, Bonnat, Brieux, Georges de Porto-Riche, Mounet-Sully, Imbert de Saint-Amand, Luigi Gualdo, le chevalier Polacco, secrétaire d’ambassade; marquis et marquise Paulucci dei Calboli, vicomte et vicomtesse Melchior de Vogüé, et moi.

La comtesse Tornielli invite M. Paul Deschanel à offrir son bras à Mme Duse, et l’on va se mettre à table. L’ambassadrice a à sa droite le comte de Wolkenstein, à sa gauche M. Paul Deschanel, voisin de Mme Duse. L’ambassadeur a à sa droite la comtesse de Wolkenstein, à sa gauche la comtesse Greffulhe.

Déjeuner charmant dans la pénombre fraîche de la haute salle embaumée par le parfum des roses de France dont le milieu de la longue table est couvert. Les regards discrets et sympathiques vont à l’artiste, à qui tous ceux qui sont là doivent la pure émotion de la douleur et de la passion ou de son irrésistible charme. Éléonora Duse doit sentir peser délicieusement sur elle cette atmosphère de gratitude et de silencieuse admiration, car sa vivante physionomie s’avive encore de gaieté; elle rit comme une enfant aux propos de ses voisins, et ceux qui ne l’ont vue que dans ses rôles dramatiques s’étonnent et s’émerveillent de la candeur joyeuse de son rire.

Le repas terminé, on descend un instant au jardin. La comtesse Tornielli se multiplie près de ses invités qui, chacun séparément, se trouvent d’accord pour vanter l’idéale simplicité et le charme naturel de la grande artiste italienne. Au milieu de cette verdure attendrie des arbres et des pelouses, la comtesse Greffulhe, habillée de mousseline vert pâle ou turquoise malade, deux ou trois bijoux d’émeraude au corsage et aux oreilles, une ombrelle verte à manche de verre transparent, a l’air, avec sa svelte taille, d’une gracieuse et poétique émanation des feuilles et des herbes du jardin. Tout le monde remarque cette harmonie inattendue et de haut goût, et chacun lui en fait compliment.

Dans un coin, Mme Duse a causé avec M. Sardou; elle a écouté Jules Lemaître lui demandant, quand elle reviendra, d’ajouter à son répertoire quelques pièces plus modernes; quelqu’un lui conseille de jouer en français; on lui demande ses impressions sur le public parisien, et très simplement, en quelques mots sincères, elle dit sa reconnaissance et sa joie de l’accueil si spontanément sympathique qu’elle en a reçu; on l’interroge aussi sur ses projets: elle va partir avec bonheur pour la Suisse où elle se reposera, dans la verdure, la fraîcheur et la solitude, de ce terrible mois de travail et de soucis; M. Mounet-Sully lui dit qu’il n’oubliera jamais sa représentation de la Dame aux camélias et qu’il ira samedi l’applaudir encore avec tous les artistes de Paris; Mme Duse lui demande, en revanche, une loge pour pouvoir l’applaudir le même soir dans Œdipe, au Théâtre-Français...

Puis on monte dans un salon du premier étage, où l’ambassadrice prie la comtesse de Guerne de chanter quelques airs en italien. Accompagnée par son frère, le comte Henri de Ségur, la comtesse de Guerne, nièce de la comtesse Tornielli, chante en effet, de sa belle voix souple et sûre, avec un art délicat et accompli, la Rondinella pellegrina, de Petrella, l’air de la Linda di Chamonix, de Donizetti, et l’Agnus Dei de Mors et Vita, de Gounod.

Après quoi les hôtes de l’ambassadeur et de l’ambassadrice d’Italie se séparent, en prenant,—comme disait quelqu’un—un dernier rayon à l’Étoile, qui, à son tour, disparaît, modestement, silencieusement, comme elle était venue.

LA DUSE DEVANT LES COMÉDIENS FRANÇAIS

4 juillet 1897.

J’ai peur en prenant ma plume, oui, peur de ne pas savoir raconter—en quelques instants rapides,—comme je devrais le faire, la puissante, la profonde émotion de ces trois heures de représentation où une salle entière, composée, au hasard de l’arrivée des demandes, de la fleur des comédiens français, d’hommes de lettres connus, de grands peintres, de sculpteurs célèbres, a fait à une artiste étrangère la plus vibrante, la plus enthousiaste, la plus poignante des manifestations qu’il soit possible de voir.

Je ne sais si les annales de l’art dramatique recèlent un cas pareil à celui-là, mais c’est un fait important pour l’histoire du théâtre en France, et qu’il faut noter simplement, sincèrement, comme en un procès-verbal de l’émotion humaine.

Tant qu’il s’était agi de l’enthousiasme public, on a pu, avec un peu de mauvaise foi et de parti pris, soutenir que le succès spontané qui était allé à la Duse lui était venu de snobs incompétents ou de salles composées d’étrangers! Mais lorsque, grâce à l’idée brave et hardie de M. Sarcey, l’artiste italienne s’est trouvée devant la foule accourue de toutes les régions de l’art, lorsque la majorité de cette foule a été, statistiques en main, composée de l’élite des comédiens de Paris, l’heure devint alors intéressante pour les admirateurs de l’artiste, de contrôler la source de leur enthousiasme et la qualité de leur émotion...

C’était donc hier.

La vaste salle de la Porte-Saint-Martin était bondée du haut en bas, débordait jusque dans les couloirs. Voici, d’ailleurs, au hasard, quelques noms recueillis:

Prince et princesse de Bulgarie, loge 41, avec leur suite; prince et princesse Murat, comtesse de Wolkenstein, ambassadrice d’Autriche-Hongrie; ambassadeur d’Italie et comtesse Tornielli, marquis et marquise Paulucci, comte et comtesse Aimery de La Rochefoucauld, comtesse A. de Chevigné, comtesse Greffulhe, vicomtesse de Courval, marquise de Chaponey, Mme Kinen, comtesse de Guerne, M. et Mme Ridgway, M. et Mme L. Ganderax, comtesse Potocka, comtesse de Béarn, princesse François de Broglie, comte Henri de Ségur, comtesse Lydie Rostopchine, comte et comtesse d’Aunay, Mme Kirewsky, Mlle de Freedericksz, comte Robert de Fitz-James, comte Antoine de Gontaut-Biron, M. et Mme Ferdinand Bischoffsheim, vicomtesse de Croy, marquis de Novallas, baron Edouard Franchetti, M. et Mme Henri Baignières, M. et Mme Strauss, née Halévy, comtesse et Mlle Branicka, comte et comtesse Jacques de Bryas;

Mme Maxwell Heddle, prince et princesse de Poix, duc et duchesse de Gramont, baron Imbert de Saint-Amand, marquis de Torre Alfina, M. Polacco, prince Giovanni Borghèse, prince Strozzi, Mme Jeanne Raunay, docteur Raïchline et Mme Raïchline, Mme Ouarnier, Fiérens-Gevaert, Aderer, le ministre de l’instruction publique, M. Roujon, directeur des beaux-arts; le ministre de la guerre et Mme la générale Billot;

Les deux Mounet, Le Bargy, Georges Berr, Worms, Villain, Duflos, Joliet, Laugier, de Féraudy, Prud’hon, Boucher, Baillet, Albert Lambert, Delaunay, Fenoux, Esquier, Veyret; Mmes Hadamard, Hamel, Rachel Boyer, Nancy Martel, Bertiny, Lynnès, Moreno, Reichenberg, Dudlay, Pierson, du Minil, Fayolle, Marsy, Ludwig, Kalb, Brandès, Frémaux, Lerou, Lainé-Luguet, Lara, Wanda de Boncza; M. et Mme Leitner, M. et Mme Silvain, M. et Mme Truffier, M. et Mme Leloir;

Théodore Dubois, Segond-Weber, Pasca, Théo, Jules Lemaître, Jane Hading, Jeanne Granier, Sarcey, Brisson, Fériel, Marie Samary, les trois Coquelin, Samé, Dumény, Réyé, Natanson, Mary Deval, Emile Simon, Grand, José Dupuis, Baron, Fernand Le Borne, Gémier, Henry Mayer, Antoine, Renot, Danbé, Georges de Porto-Riche, Taillade, Paulin-Ménier, Lavedan, Faguet, Alice Lavigne, Fugère, Cheirel, Got, Mme Henriot, Mme Malvau, le comte Primoli, Tirman, Paul Deschanel, Gailhard, Carvalho, Lamoureux;

Paul Meurice, Marcelle Lender, Henri Rochefort, Jacques Normand, Larroumet, Pierre Berton, René Luguet, Emile Zola, Parodi, Marcel Prévost, Léon Bonnat, Mlle Loventz, Claveau, Rodenbach, de Cottens et Paul Gavault, Ernest La Jeunesse, Chevassu, Montcharmon, Gustave Roger, de La Charlotterie, Mme veuve Alex. Dumas, Mme Colette Dumas, Mme d’Hauterive, Galipaux, Dieudonné, Maugé, Gobin, Pellerin, Lamy, Mary Gillet, Rochard, Marx, Mello, Francès, Laborie, marquis de Massa, général Freedericksz, Ludovic Halévy, Rose Caron, Rosa Bruck, Pozzi, Ganderax, Albert Carré, Maury, Samuel, Suzanne Devoyod, du Tillet;

Frédéric Masson, Léa et Dinah Félix, Victor Roger, Paul Alexis, Mévisto, Tagliafico, Vibert, Mérignac, Pinero, Marcella Pregi, Coudert, Ginisty, Geffroy, Gildès, Andrée Mégard, Burkel, Marthe Mellot, Ellen Andrée, Léo Claretie et Mme Claretie, de Joncières, Cléo de Mérode, Y. Lambrecht, Alvarès.

Dans la salle, une attente fiévreuse. Un certain nombre de ceux qui sont là ont déjà vu l’artiste et la qualité des choses dites sur elle a excité la curiosité, l’intérêt, sans doute même éveillé l’idée d’une révolte, d’une réaction contre les opinions faites. Sera-ce un combat? sera-ce une apothéose? Émouvant problème, comme celui qui se dresse dans un cirque, quand apparaît sur l’arène, pour lutter contre les «Remparts» et les «Terreurs», un amateur inconnu, sans autre défense que sa force confiante et sa loyauté.

Mais voici que le rideau se lève sur la Cavalleria. Dès la première scène, pris par la mimique douloureuse, la démarche désespérément lasse de Santuzza, des rangs de fauteuils applaudissent... Et désormais, à chaque minute du bref drame italien, cette salle de spécialistes avertis de tous les moyens du métier, de techniciens perspicaces, d’observateurs lucides, soulignera par des bravos chaque accent juste, chaque mouvement réel, chaque regard éloquent de la grande artiste. De scène en scène, l’enthousiasme grandit, des murmures discrets circulent qui colportent l’admiration collective, et l’atmosphère de la salle est créée, définitive, et c’est fini, je sens que la bataille est déjà gagnée, trop vite pour mes goûts de combat, juste à temps pour que la beauté de cette salle unique fût complète et pure. Car on pouvait noter là un phénomène admirable, miraculeux, de la force et de la noblesse de l’art vrai: ce que cette assemblée d’artistes applaudissait avec cette frénésie unanime, ce n’était pas seulement ce qu’elle percevait si clairement du génie de la Duse, ces bravos ne signifiaient pas seulement l’éloge compétent de camarades ébranlés par la traduction synthétique d’une vie d’émotion, de douleur, d’amour dont le raccourci palpitait devant eux, ces applaudissements allaient au delà encore! Ils étaient la traduction inconsciente, impulsive de leur amour pour leur art, c’était l’hommage ému qu’ils envoyaient plus loin qu’à l’artiste passagère, c’était leur idéal qu’ils saluaient, c’était leur art ennobli devant qui ils se sentaient agrandis eux-mêmes, et qui leur donnait de l’orgueil! Oui, c’est bien ce sentiment de gratitude infinie qu’a dû sentir la Duse quand montait vers elle le tonnerre incessant des ovations!

Que dire du reste de cette représentation inouïe?

Après chaque acte joué, après la Cavalleria, après ce cinquième acte de La Dame aux Camélias, que la Duse n’a jamais si bien joué—au dire de ses amis,—parmi la foule des couloirs, il m’a été impossible de recueillir une seule note discordante dans l’émotion générale. Je rencontre les meilleurs artistes de la Comédie-Française, et les plus célèbres d’entre les «solitaires», Coquelin, Taillade, Marie Laurent, que sais-je encore? Je recueille de leur bouche l’accent sincère d’une admiration sans mélange; non seulement je vois les yeux des femmes rougis et mouillés, mais les yeux des comiques les plus exaspérés sont aussi trempés de larmes...

Quand le rideau se lève sur le deuxième acte de La Femme de Claude, un mouvement se fait dans la salle. Après Santuzza, traînant péniblement les pieds sur le sol raboteux du village sicilien (car on avait eu cette illusion!), après Marguerite Gautier, moribonde et négligée, voici Césarine, triomphante et belle d’une beauté d’empoisonneuse et de damnée! Cette transformation magique a produit une longue sensation. L’actrice en eut conscience, sans doute, car jamais son sourire n’eut plus de charme pervers et jamais son œil plus d’éclat vénéneux...

Le rideau est tombé, après des interruptions sans nombre, sur le deuxième acte de La Femme de Claude qui clôturait ce spectacle, l’orchestre s’est levé, des tonnerres de bravos et de vivats ont retenti par toute la salle, les mouchoirs et les chapeaux s’agitent, les fleurs pleuvent des avant-scènes, on crie: «Au revoir! au revoir! au revoir!» Et dix fois le rideau a dû se relever devant l’artiste émue, qui ne pouvait cacher sa joie idéalement descendue dans l’ivresse de son sourire!

La coulisse a été envahie ensuite par la foule des artistes. Les uns voulaient seulement la revoir, les autres l’embrasser, d’autres lui demandaient l’une des roses qu’elle tenait à la main. Pendant une heure, le défilé n’a pas cessé. J’ai vu là de jeunes comédiennes et de vibrants comédiens d’avenir la regarder de loin, des larmes aux yeux, n’osant s’approcher d’elle... Coquelin veut absolument jouer une fois avec elle et l’engage à jouer en français.

«Cela vous serait si facile! Essayez! Vous verrez quel succès!»

Mme Marie Laurent vient aussi, et, lentement, avec de graves paroles, lui dit son admiration.

L’ambassadeur et l’ambassadrice d’Italie arrivent à leur tour, la complimentent, l’air heureux.

Et sa troupe, qui repart aujourd’hui pour l’Italie, attend, pour lui faire ses adieux, que le flot des visiteurs se soit écoulé.

«Allez, allez, vous êtes libres! Merci, merci tous, mille fois.»

Elle les embrasse, très émue. Ils la regardent très affectueusement.

Je lui demande enfin:

«Quand partez-vous?»

Et, en riant de ses idéales dents blanches:

«Jamais! jamais! Je ne quitte plus la France!»

QUELQUES LETTRES SUR QUELQUES QUESTIONS

14 août 1897.

Généralement, au mois d’août, les gens de lettres se sont déjà assez reposés pour qu’il soit permis de les ennuyer un peu... De plus, les auteurs dramatiques ont réglé depuis longtemps leur bilan, et ils ont dû suffisamment ruminer les événements de la dernière saison pour que leur opinion soit faite sur les questions controversées l’hiver.

Voici les quelques points sur lesquels ont porté mes investigations près d’une quarantaine d’auteurs dramatiques, jeunes et vieux, choisis dans les genres les plus divers.

Aux auteurs de comédies modernes, il fallait poser ces questions que l’actualité impose:

Êtes-vous partisan de la pièce à thèse au théâtre? Pensez-vous que l’art dramatique a pour but la moralisation, ou, au contraire, êtes-vous pour l’impartialité de l’œuvre d’art se justifiant par des raisons de beauté et de vérité seulement?

Peut-on exécuter une pièce à thèse avec des personnages concrets inspirés de la réalité? Ou bien est-on condamné à n’y employer que des personnages conventionnels, généraux et abstraits?

En ce moment, croyez-vous à un mouvement vers la littérature dramatique synthétique, ou plutôt à un mouvement vers la littérature dramatique analytique?

Croyez-vous à l’efficacité, pour le succès d’une pièce, de l’exactitude et de la minutie de la mise en scène, du luxe des décors, de l’ameublement et des toilettes?

Va-t-on vers plus ou moins de mise en scène?

Aux auteurs comiques, aux humoristes, il fallait demander:

A quoi attribuez-vous le développement des cafés-concerts et des «bouisbouis»?

Pensez-vous qu’ils soient nuisibles aux théâtres et que les directeurs aient raison dans leur croisade contre eux?

Le succès des pièces en un acte sur les petites scènes non classées n’annonce-t-il pas un retour du goût public vers les spectacles coupés?

Êtes-vous sincèrement convaincu que le drame historique et en vers manque de débouchés?

Que savez-vous du succès de vos pièces en tournée? Quelle comparaison avez-vous faite entre les différents publics qui les ont entendues?

Quel sera, cet hiver, le goût du snobisme des abonnés de l’Œuvre?

Quel moyen d’empêcher les femmes de conserver leur chapeau sur la tête au théâtre?

Aux poètes des drames en vers, aux auteurs des drames populaires, il fallait demander:

Que pensez-vous de l’évolution présente du genre que vous avez exploité «avec tant de succès?»

Le goût public indique-t-il qu’il y a urgence à ouvrir de nouvelles scènes aux drames en vers? S’il s’en créait de nouvelles, trouverait-on des interprètes suffisants?

Croyez-vous à l’introduction du vers libre dans le drame en vers?

Etc., etc.

Ces questions ont été mêlées, selon les compétences supposées des auteurs.

M. Alphonse Daudet

comme toujours nous apporte la clarté.

Champrosay, 7 août 1897.

Voilà bien des questions, mon cher Huret. Je vais essayer d’y répondre, dans l’ordre où vous me les posez, et aussi sommairement que possible.

1o Le théâtre vous semble aller vers les pièces à thèse. Vous me demandez si je crois à un mouvement durable?

Je ne le crois pas. Chez nous, pour l’instant, rien ne saurait être de durée. Au théâtre, comme ailleurs, je ne vois qu’inquiétude, agitation, trépidation et des bicyclettes sur toutes les routes.

2o Si l’on peut donner à une pièce à thèse des personnages réels, vivants, concrets?

Forcément, malgré toute l’habileté de l’auteur, et sa souplesse à imiter la vie, les personnages de ce genre de pièce ont quelque chose de rigide, d’implacable. N’importe où ils vont, ils y vont avec un billet d’aller et retour en poche. Il leur manque l’imprévu, le délicieux illogisme de la vie.

3o Si je ne trouve pas qu’il y ait excès dans le souci actuel d’exactitude minutieuse de mise en scène, décors, ameublements?

Certes oui, il y a excès dès lors qu’il y a minutie; puisqu’au théâtre la minutie se perd, disparaît. Chercher la dominante des choses et des êtres, s’y tenir. Tout le reste est inutile. Quant aux réactions exagérées dans le sens de la simplicité, elles font sourire. On vous parle de reconstitutions shakespeariennes pour cet hiver... Allons, tant mieux!

Et puis vous voudriez m’interroger aussi sur les causes du succès des bouisbouis, cafés-concerts, la mort du drame historique, etc.

Tout cela, mon ami Huret, c’est beaucoup d’affaires.

Il faudrait parler de la cherté et de l’incommodité des places, de la longueur des pièces et de leurs entr’actes; de la paresse du public français, paresse venant surtout d’une trop rapide compréhension; du peu d’attention que nous portons à toutes choses, du besoin de se mettre en scène qui dévore tous les spectateurs, les empêche d’écouter, cabotins eux-mêmes... Mais c’est tout un livre que vous me demandez. Venez me voir un jeudi. Nous le causerons, ce livre!

Votre

Alphonse Daudet.


M. Paul Hervieu

va peut-être un peu embarrasser M. Jules Lemaître, l’éminent critique de la Revue des Deux-Mondes:

Trouville, 26 août 97.

Oui, mon cher Huret, j’étais en vacances, quand votre lettre m’est parvenue; et, dans le plaisir de vous répondre, c’est encore y rester, quoique vous m’ayez mis en face de bien laborieuses questions.

Vous me demandez «si je suis toujours convaincu que l’on peut faire une pièce à thèse avec des personnages concrets, inspirés de la réalité? Ou si je n’admets pas que l’on soit condamné dans ce genre de pièces à n’employer que personnages généraux, conventionnels et abstraits».

Permettez-moi d’user de ce vieux moyen de répondre qui consiste à interroger.

Qu’entendez-vous par une pièce à thèse? Ou plutôt, quelles sont les comédies de mœurs où il n’y ait point de thèse? Est-ce que l’auteur ne prétend pas toujours faire naître une conclusion quelconque dans l’esprit des spectateurs, soit qu’il présente un conflit des caractères avec les caractères, ou des aspirations humaines avec la fatalité, ou des droits naturels avec les lois écrites, l’auteur a voulu intéresser à la façon propre qu’il a eue d’apercevoir un sujet? Pourquoi, dans certains cas, ce «sujet» se met-il à s’appeler «thèse»? Voilà ce qui me paraît aussi arbitrairement fixé que l’instant où le boulevard des Capucines se met à s’appeler boulevard de la Madeleine?

La Douloureuse, de notre ami Donnay, qui a eu, cet hiver, un succès si brillant et si mérité; La Douloureuse, qui veut dire qu’il y a de l’addition à payer, avait-elle en cela une thèse, oui ou non?

L’éminent critique dramatique de la Revue des Deux-Mondes écrivait récemment qu’il n’aimait pas les pièces à thèse. «Une pièce à thèse, disait-il, est un leurre. L’auteur a la prétention de prouver pour tous les cas, et ne prouve tout au plus que pour le cas qu’il a pu choisir et conditionner à sa guise...»

Je crois, en effet, que c’est l’art avec lequel M. Jules Lemaître a choisi et conditionné les personnages du Pardon qui nous a fait admettre qu’un mari pardonne à sa femme quand, à son tour, il était devenu coupable envers elle. Mais exposer cela au public, n’est-ce pas soutenir une thèse? Et intituler une pièce: L’Age difficile, n’est-ce pas enfermer toute une thèse, déjà, dans son titre? Ne faut-il pas bien choisir et conditionner le cas, pour me prouver qu’il y a un âge difficile, à moi, par exemple, qui trouve tous les âges malaisés?

Enfin, mon cher Huret, convenez que s’il y a jamais eu une pièce à thèse, c’est Le Voyage de M. Perrichon, où l’auteur vous démontre que l’on préfère ceux que l’on a sauvés à ceux par qui l’on a été sauvé.

Pour peu que vous me faisiez l’amitié d’entrer, un moment, dans les vues que je vous soumets, avec votre érudition du théâtre, vous distinguerez bientôt tant de thèses dans les pièces qui ne sont point dites «à thèse», que vous vous étonnerez, comme moi, de voir certaines pièces de mœurs, seulement, jouir de cette qualification, en vertu d’un simple pléonasme.

A bientôt, cher ami, et cordiale poignée de main.

Paul Hervieu.


M. Georges de Porto-Riche

est amer:

Cher monsieur,

Je n’ai guère réfléchi sur mon art, j’ai toujours écrit instinctivement, en dehors de toute préoccupation d’école, sans m’inspirer d’aucun principe. C’est pourquoi je me trouve embarrassé pour répondre à vos questions.

Quant à mes projets de théâtre, voici ce que je puis vous en apprendre. Je crois qu’on jouera deux pièces de moi l’hiver prochain: la première à l’Odéon[4], la seconde à la Renaissance. Malgré ma réserve absolue, tout a été dit et imprimé pour discréditer l’une et l’autre de ces pièces. L’Argus m’a communiqué à leur sujet près de trois cents entrefilets de journaux aussi malveillants qu’inexacts! Ces notes, généralement suggérées par des cabots, des alphonses, des directeurs tarés, des auteurs méchants et quelques vieilles dames excitées, m’ont causé beaucoup de tourments, mais ne m’ont pas découragé. Et j’espère que le public—qui a aimé l’Infidèle et Amoureuse—me dédommagera bientôt de ces tribulations. L’essentiel est de donner une bonne œuvre. Si j’ai la chance d’en avoir écrit une, tout sera oublié. «Le chien aboie, la caravane passe,» dit un proverbe oriental.

[4] On a joué en effet le Passé à l’Odéon. Mais rien autre jusqu’à 1901.

Mes meilleurs sentiments, cher monsieur, et pardon de mon griffonnage.

G. de Porto-Riche.

21 août 97, Villa des Fontes, Honfleur...


M. Alfred Capus

comme à son ordinaire, déborde de bon sens:

Blois, 21 août 1897.

Mon cher Huret,

Vous l’avez l’art de poser des questions difficiles et insidieuses et l’on ne peut s’en tirer avec vous que par la simplicité. En ce qui concerne la première de ces questions: «Les cafés-concerts et les établissements de Montmartre nuisent-ils aux théâtres et les directeurs ont-ils raison de leur faire la guerre?» Je crois qu’en effet les petites scènes de Montmartre font beaucoup de tort aux théâtres; mais réciproquement les théâtres font un tort considérable aux petites scènes de Montmartre. C’est la concurrence la plus légitime du monde. Et qui sait d’ailleurs si tous ces établissements fantaisistes et irréguliers ne sont pas les débuts de quelque chose d’important, par exemple d’une forme nouvelle de nos plaisirs? Combien de spectacles interdits d’abord par la police qui sont devenus officiels quelques années plus tard!

Ce qu’on appelait autrefois le «spectacle coupé», demandez-vous en second lieu, est-il définitivement mort, et le succès précisément des petits théâtres d’à côté ne peut-il lui redonner la vogue?

Cela est très possible, sinon probable. Il est convenu aujourd’hui dans le monde dramatique que le public ne va pas aux spectacles coupés. Mais comme il y va, à Montmartre, je ne vois aucune raison essentielle pour qu’il n’y retourne pas, sur le boulevard. Et le théâtre qui eût donné le même soir Le Plaisir de rompre, de Jules Renard; Un Client sérieux, de Courteline et Le Fardeau de la liberté, de Tristan Bernard, n’aurait certainement pas fait une mauvaise spéculation, pour parler simplement à ce point de vue.

Votre question sur la mise en scène, mon cher Huret, est une des plus actuelles de l’art dramatique, mais elle exigerait plus de développement que n’en comportent ces petites réponses «d’été». On pourrait dire de la mise en scène ce que Brummel disait de l’élégance du costume. Un homme est parfaitement habillé lorsqu’on ne peut faire, sur sa toilette et sur la façon dont il la porte, aucune observation ni en bien, ni en mal. De même, une pièce est bien montée, lorsque la mise en scène ne se remarque pas et qu’elle semble naturelle et nécessaire à l’action. L’idéal serait qu’à la fin du spectacle on ne se rappelât pas si les décors étaient vieux ou neufs.

Vous êtes bien aimable, mon cher ami, de me demander aussi à quoi je travaille. Je suis en train de terminer une comédie en quatre actes.

Poignée de main,

Alfred Capus.


M. Brieux

s’esquive:

21 août 1897.

Émettre publiquement des théories sur l’art dramatique, moi! Je m’en garderai bien, mon cher Huret, et, d’ailleurs, j’en serais incapable. Je ne veux pas faire tort à des idées que je crois justes en les défendant misérablement. J’ai déjà assez de peine à faire une pièce.

Excusez-moi donc de ne pas répondre sur ce point à votre questionnaire.

Pour le reste, voici:

J’envoie à la copie une comédie en quatre actes Les Trois Filles de M. Verdier[5], que je viens enfin de terminer. J’irai la lire à Porel un jour de la semaine prochaine.

[5] Devenue Les Trois Filles de M. Dupont, jouée depuis au Gymnase.

De plus, Antoine, après une reprise de Blanchette, jouera, cet hiver, sur son théâtre, une pièce en cinq actes: Résultat des courses, que j’ai écrite l’année dernière.

Bien cordialement,

Brieux.

P.-S.—Et certainement non, qu’on ne décore pas assez d’auteurs dramatiques—ni de courriéristes de théâtre!


M. Émile Zola

résume:

Médan, 14 août 97.

Mon cher Huret,

Je suis bien paresseux, et répondre sérieusement à vos questions, ce serait écrire tout un traité de littérature dramatique.

En principe, je n’aime guère les pièces à thèse. Mais, au théâtre comme partout, l’unique point important est d’avoir du génie. Donc, le théâtre d’une époque est ce que le génie veut, et le théâtre d’idée peut triompher aujourd’hui, puis être battu demain par le théâtre de passion, selon les auteurs et les pièces qui se produiront. On peut souhaiter cela, mais le prévoir est difficile.

Personnellement, je crois que tout moraliste dramatique déforme la vérité pour aider au triomphe de la cause qu’il plaide, et cela me gêne, la vérité vraie seule est honnête. Seulement, je ne suis plus assez sectaire pour condamner en bloc toutes les œuvres qui ne sont pas de mon goût. Je me contente d’admirer quand il y a lieu.

Je suis pour le décor exact, pour la mise en scène exacte. Le théâtre est la représentation de la vie, et cette représentation ne va pas sans la vérité des milieux. Un personnage n’est complet que lorsqu’il apporte avec lui l’air où il baigne, tout ce qui l’enveloppe et le détermine.

Cordialement à vous,

Émile Zola.


M. Jules Case

nous promet de dire bientôt à M. Jules Lemaître s’il est ou non féministe:

Août 1897.

Cher monsieur,

Suivant la définition de Littré, ce sont les personnes aisées qui villégiaturent, pendant la belle saison. Ces personnes sont enviables, elles n’ont rien à faire ou, du moins, elles peuvent suspendre leurs travaux, durant un temps. Ce n’est pas mon cas, et je resterai vraisemblablement à Paris: l’avenue et le bois de Boulogne, les autres bois de l’Ile-de-France, me suffiront, sans compter la ville même, vide de ses Parisiens, un peu déserte, traversée d’étrangers et prenant, par ce fait, des aspects de capitale lointaine, presque inconnue, qui éveillent nos curiosités et raniment nos admirations.

Je reste donc, par crainte des paresses dont vous accablent la mer et la campagne. La Vassale, à laquelle vous faites allusion, m’a précisément mis sur les bras un travail inattendu, une réponse générale que je prépare, sous la forme d’une lettre à M. Jules Lemaître, et qui paraîtra, avec la reprise de ma pièce à la Comédie-Française, à la fin de septembre. La discussion de la critique m’a en effet quelque peu déconcerté: pour les uns, je suis féministe; pour les autres, je ne le suis pas. Il faut pourtant s’entendre, s’expliquer tout au moins. J’essayerai.

Après? Deux romans, l’un, philosophique; l’autre, politique, la suite de Bonnet rouge, me solliciteront. Mais, à certaines démangeaisons, je crois bien comprendre que j’ai été piqué par quelque tarentule théâtrale.

La piqûre y est. A voir si elle s’envenimera.

Votre dévoué,

Jules Case.


M. Lucien Descaves

soutient que toute la crise actuelle vient du prix trop élevé des places:

Saint-Denis-sur-Loire, 10 août 1897.

Mon cher ami,

Voici une réponse à quelques-unes de vos questions.

Je suis partisan de la liberté des théâtres-nains de Montmartre et d’ailleurs. Loin de nuire aux grands théâtres qui les persécutent, ils y ramèneraient la foule, si le prix des places n’était surtout un obstacle à la réalisation de ce vœu des directeurs.

En effet, sans parler des délicieuses pièces de Courteline, entre autres, ce que les théâtres-nains offrent au public est tout de même supérieur en général aux lamentables produits des cafés-concerts réguliers. Le voilà, le véritable ennemi, sur lequel il s’agit de reconquérir des spectateurs. J’estime que les théâtres-nains s’y emploient et c’est pourquoi je voudrais qu’on leur fût plus clément. Les grands théâtres, à la fin, y trouveraient leur compte.

Ces tentatives, en outre, répondent à votre question touchant un regain possible des spectacles coupés. S’ils réussissent sur les petites scènes de Montmartre, il n’y a, encore un coup, qu’une raison pour qu’ils ne réussissent pas ailleurs: le prix trop élevé des places. Trois pièces en un acte semblent un régal aux spectateurs qui payent un fauteuil six francs. C’est quand il leur en coûte douze que leur mauvaise humeur commence et qu’ils se plaignent de ne pas en avoir pour leur argent. Une mise en scène extravagante leur devient alors assez indifférente. Nous en avons eu la preuve l’hiver dernier.

Quant à savoir si le théâtre historique en vers manque de débouchés, je crois qu’il faudrait retourner la proposition et se demander si les débouchés ne manqueraient pas plutôt de drames historiques en vers.

Ce que je fais sur les bords de la Loire? De la bicyclette avec Capus, et, tout seul, malheureusement, un acte intitulé: La Cage, pour Antoine. Et puis je termine mon roman sur la Commune: La Colonne.

Bien à vous, cher ami,

Lucien Descaves.


M. Henri Becque

est télégrammatique:

17 août 1897.

1o C’est une bien grosse question que l’Art et la Morale; elle ne presse pas, heureusement.

2o J’ai l’horreur des pièces à thèses, qui sont presque toujours de mauvaises pièces et de mauvaises thèses. Je le pensais déjà du temps de Dumas et je n’ai pas changé d’avis, bien loin de là.

3o Une mise en scène exacte et expressive, voilà ce que nous voulons. Mais lorsque la mise en scène n’est qu’un cadre luxueux, indifférent et inutile, elle ne compte que pour le public.

Et les toilettes, cette partie si importante aujourd’hui de la mise en scène. L’intervention des Doucet et des Paquin est devenue scandaleuse.

4o Je pars pour Saint-Gervais. Je suis souffrant depuis quinze mois et j’ai besoin de me soigner.

5o Je vais poser ma candidature au fauteuil de Meilhac. Si je ne suis pas nommé cette fois, je ne me représenterai plus.

Henri Becque.


M. Marcel Prévost

sous le couvert de théories personnelles, dit quelques vérités à plusieurs de ses contemporains.

Paris, 10 août 1897.

Mon cher Huret,

Comme il est beaucoup plus facile de faire de belles théories sur l’art dramatique que de bonnes pièces, je ne vois pas pourquoi je ne répondrais pas à votre questionnaire.

Vous me demandez mon avis sur la mise en scène luxueuse et minutieusement exacte. La faut-il telle ou non? Il me semble que, dans deux cas au moins, le luxe de la mise en scène et son exactitude sont indispensables. D’abord, pour la pièce mondaine contemporaine, la pièce à la mode: nous en avons connu quelques-unes qui ont dû leur succès aux jolis mobiliers et aux jolies toilettes. Puis, pour la pièce historique à prétentions de reconstitution. Et encore, pour celle-ci, faut-il être circonspect. Mounet, dans Iphigénie, coiffait un certain casque qui rappelait à tout le monde les carabiniers d’Offenbach. Et, dans Frédégonde, nous vîmes défiler, sous des noms mérovingiens, toutes les figures d’un jeu de cartes. Le public riait: rire d’ignorants, à coup sûr; mais la pièce en souffrait tout de même.

Maintenant, si l’intérêt d’une œuvre dramatique réside surtout dans les caractères ou dans le mouvement des passions, je crois qu’on distrait imprudemment l’attention du spectateur en lui montrant trop de décors, de mobiliers et de costumes. Une vraie belle pièce psychologique doit se contenter du «palais à volonté» des tragédies de Racine.

Mais faut-il faire des pièces psychologiques? me demandez-vous. Et, précisant votre question, vous ajoutez: «A l’exemple d’Ibsen, va-t-on vers le théâtre d’idées ou vers le drame passionnel?»

Vous savez mieux que moi, mon cher Huret, pour en avoir recueilli naguère un stock divertissant, la vanité des pronostics sur le théâtre, le roman, la poésie de demain. C’est comme le sort des batailles prochaines: il dépend du grand capitaine, encore ignoré, qui les gagnera. Le grand dramaturge que nous attendons sera-t-il sollicité par les causes mystérieusement enchaînées des passions et des actes, ou par l’action et la passion mêmes? De cela dépendra le théâtre de demain. Ce qui me paraît acquis aujourd’hui, c’est qu’on commence à se lasser de la pièce «où il y a une belle scène au second acte». Et encore que la séparation se fera plus nette, plus profonde, entre le théâtre grave et le théâtre gai, qui se mariaient assez volontiers pendant ces dernières années.

—Et la pièce à thèse? interrogez-vous.

Elle n’est, je crois, qu’un cas particulier de ce que vous nommez le théâtre d’idées. Nora, Les Revenants, etc., sont des pièces à thèse. Dès que l’auteur est susceptible de concevoir des idées générales, elles dirigent forcément son art. Il serait facile de prouver que Mme Bovary est un roman-thèse, et l’on démontrerait sans trop de peine qu’Amants! de notre brillant Maurice Donnay, est une pièce à thèse...

Ce qui est franchement désagréable, c’est la pièce à thèse apparente, agressive, avec des personnages construits sur mesure, ne parlant, n’agissant que pour prouver quelque chose. De telles pièces, fussent-elles parfaites d’ailleurs, ont le défaut suprême: la vie leur manque. Quant à la moralité qu’elles prétendent illustrer, elles la rendent plutôt odieuse. Tels ces petits tracts protestants qui donneraient à un saint des envies de libertinages.

Certes, il est parfaitement légitime de ne rien vouloir démontrer du tout, au théâtre; de faire une œuvre simplement lyrique, poétique ou pittoresque. Mais, si l’on prétend démontrer quelque chose, il faut le démontrer par la seule image de la vérité,—comme un physicien démontre les forces de la nature.

«Enfin, me demandez-vous, va-t-on vers le théâtre analytique ou vers le théâtre synthétique?»

J’ai peur de ne pas très bien comprendre ce qu’on veut dire par «théâtre analytique» et «théâtre synthétique». Peut-être le public appelle-t-il tout simplement ainsi le théâtre à façons lentes et minutieuses,—et le théâtre bref, express. Car le théâtre est nécessairement synthétique, puisqu’il doit traduire toutes les passions, toutes les pensées de la vie humaine par la seule parole, laquelle n’en est qu’une expression hâtive et résumée... Par goût, j’aime assez le théâtre «continu». Les sautes brusques, les trous: c’est vraiment là un procédé trop facile. Et Le Supplice d’une femme me paraît une bien mauvaise pièce...

Voilà de belles théories, mon cher Huret, n’est-il pas vrai? Pour y mettre une conclusion, je noterai simplement cette observation, que je crois indiscutable: «Il n’y a pas d’exemple qu’une pièce de théâtre systématique, je veux dire conçue, construite d’après un système et proposée par son auteur comme le type parfait de ce système, soit une très belle œuvre.»

Cordialement à vous,

Marcel Prévost.


M. Romain Coolus

est paresseux:

Vendredi.

Mon cher Huret,

Vous m’excuserez de répondre très brièvement à votre questionnaire. Si je ne prenais ce parti radical, je devrais (mon pauvre ami!) vous adresser tout un volume. Ne m’en veuillez pas de vous l’épargner.

La mise en scène de demain? Elle sera, n’en doutez pas, soignée, méticuleuse, exacte. Le public le désire et il a raison. Il vient au théâtre pour se dépayser et goûter des joies d’illusion. Le metteur en scène et le décorateur doivent donc travailler à cette duperie savante: plus on le trompe, plus le spectateur est ravi; et pour le bien mettre dedans, il ne faut pas lui laisser le temps de la réflexion, ni lui permettre de se reprendre. Donc pas d’à peu près.

Le Symbolisme? Je vous en parlerais si je savais ce que c’est. J’attends une définition. Il m’apparaît que tout poète symbolise dès l’instant qu’il exprime par des images concrètes certaines vérités abstraites d’ordre psychologique et moral,—mais le théâtre, dit symbolique ou symboliste, connais pas!

Les spectacles coupés, excellente pratique à qui nous devrons la disparition des innombrables productions généralement connues et méprisées sous le nom de lever de rideau. Si les spectacles coupés sont en faveur, tant mieux! Nous aurons peut-être alors des pièces en un acte possibles.

Les chapeaux de femme? Bien simple! Insuppressibles, à moins que la Commission d’incendie ne veuille s’en mêler et ne daigne reconnaître à quels dangers fabuleux nous exposent ces pailles, failles, fleurs, plumes et rubans. Nous serions alors sauvés, mon Dieu! à tous points de vue! Infaillible, mais peu probable!

Votre ami,

Coolus.


M. Georges Ancey

fait un retour sur lui-même et parle avec maîtrise de la mise en scène:

Kerbonne, en Camaret (Finistère),
7 août 1897.

Cher monsieur,

Je passe l’été au fin fond de la Bretagne, à l’extrémité d’une pointe, dans la lande et devant la mer. C’est là que j’ai échoué, dans mes pérégrinations et que je suis revenu, depuis, chaque année. La solitude y est complète; quelques amis qui passent, dans ces environs, et voilà tout. Je m’en voudrais cependant d’omettre trois ou quatre paysans et pêcheurs, en bragon-braz et en sabots, dont j’ai fait mes amis et qui parlent comme des personnages d’Ibsen.

Quant à mes occupations, elles varient tous les ans. J’ai fait un peu de tout dans mon désert, même du jardinage. Cette année, c’est la bicyclette, pendant deux heures tous les matins. Le reste du temps je lis, je travaille et je braconne. Le soir, j’ai envie de dormir, ce qui ne m’arrive qu’ici.

Voilà dans quel coin votre lettre est venue me trouver. Et maintenant que vous êtes édifié sur mes occupations, voici quelles sont mes préoccupations.

J’ai trois pièces en train. Aucune n’est encore terminée, mais j’espère en avoir bientôt fini. Je puis vous en donner les titres, car ils n’ont rien de bien compromettant, et ils appartiennent à tous. L’une a pour titre Le Mariage, le second L’Héritage et le troisième La Tutelle. Les titres mêmes du Code, comme vous voyez. J’ai tâché de rester le plus possible dans les généralités; je ne sais si j’y aurai réussi.

Vous me demandez, de plus, si je crois à l’efficacité de la mise en scène réelle et luxueuse pour le succès d’une pièce. Je n’y crois pas du tout. La théorie de la mise en scène réelle, avec de la vraie eau, de la vraie soupe, de vrais accessoires, peut se défendre quand on est très jeune. Moi-même, autrefois, je l’ai exigée. C’était un bon terrain de lutte, un bon sujet d’article, il y a six ou sept ans, voilà tout. Le théâtre vit de sentiments, que ces sentiments soient justes et dramatiquement exprimés, le public, quelque peu imaginatif qu’il soit, aura bientôt fait de s’en créer la mise en scène. Sans aller jusqu’à dire que nous devons en revenir au système de Shakespeare ou même à celui de l’Odéon, avec des fauteuils peints sur les murs dans des bosquets également peints, je crois que pour nous tout au moins, qui travaillons dans le bourgeois, une mise en scène honnête est suffisante.

Je ne parle là, bien entendu, que de la mise en scène au point de vue décor, de la basse mise en scène extérieure, qui n’est qu’une question de meubles, de la seule mise en scène qui préoccupe, hélas! la généralité de nos directeurs; car, à côté de cette besogne subalterne et oiseuse, il y a une mise en scène qui est un art, plein de ressources et de trouvailles: c’est celle qui consiste, pour l’homme du métier, à aider à la compréhension d’une œuvre, à en créer l’atmosphère, et même à y ajouter de la vie et des effets avec les mouvements plus ou moins ingénieux des personnages, et leur évolution raisonnée dans les meubles et le décor. La mise en scène qui s’enroule autour du drame, qui s’appuie sur ce texte, qui commente l’action, qui fait lever l’acteur sur telle phrase, qui le fait asseoir sur telle autre, peut doubler la vie d’une œuvre, en soulignant la signification du mot par la signification du geste. Telle réplique dite en remontant le théâtre est décisive; dite sur place, elle serait sans valeur. Telle scène, qui n’aurait qu’un sort ordinaire jouée autour d’une table, peut s’imposer, devenir capitale, si elle est jouée devant une cheminée. Seulement, cette mise en scène-là est un art; elle exige de la part du metteur en scène, qui devient alors un véritable collaborateur, une compréhension complète de l’œuvre; elle veut de l’intelligence littéraire, elle veut des artistes.

Il faut avouer qu’on en est encore loin, même dans certains de nos grands théâtres. Le metteur en scène est généralement un monsieur très pressé qui regarde souvent l’heure. Il se contente bénévolement de faire mettre des coussins, beaucoup de coussins sur les canapés, et, quand le texte l’embarrasse, il fait, à bout de ressources, placer un panier à ouvrage par beaucoup de machinistes. A moins qu’il n’en sorte par la phrase trop souvent entendue: «Mon petit chat, voilà assez longtemps que vous êtes à gauche, veuillez donc passer à droite.»

Mais je m’aperçois, cher monsieur, que cette question de la mise en scène, qui me passionne par l’abondance de ses moyens, m’a entraîné fort loin. Vous me permettrez donc de passer rapidement sur les deux autres questions que vous me posez.

L’art dramatique a-t-il pour but la moralisation? Je ne le crois pas. L’œuvre d’art doit être impartiale, elle vit seulement de beauté et de vérité. Il y a, du reste, très peu d’œuvres absolument immorales. Je ne connais guère, pour ma part, que le Chandelier qui soit dans ce cas. Peut-être aussi, dans un autre genre, Severo Torelli. Réfléchissez-y bien: vous verrez. Mais qu’importe?

Votre dernière question m’inquiète davantage; car je crois que toute œuvre de théâtre doit être à la fois synthétique et analytique: synthétique dans le choix des caractères et des passions, analytique dans les détails nécessaires à leur expression. Mais j’ai peur de jouer un peu sur les mots avec vous et peut-être au fond nous entendons-nous fort bien.

Veuillez agréer, cher monsieur, etc.

Georges Ancey.


M. Abel Hermant

se montre réticent:

Nétreville, par Évreux (Eure),
15 août 97.

Mon cher Huret,

Où je passe mes vacances? A l’adresse ci-dessus, puis en Angleterre.

Quelle pièce en préparation? Trois actes. Titre: L’Empreinte.

Sur quoi? Le divorce, mais pas du tout au point de vue légal: je ne songe nullement à critiquer la loi ni à soutenir une thèse.

Que m’ont appris mes débuts au théâtre sur le métier et la façon de l’art dramatique? Mais... je ne sais pas. Vous en jugerez la prochaine fois.

Si je crois urgent de créer de nouveaux débouchés au drame historique ou au drame en vers? Non.

Va-t-on vers plus ou moins de mise en scène? Est-ce qu’une réaction ne se prépare pas contre le luxe, la minutie de réalité, vers plus de simplicité et d’à peu près? Je ne sais pas si l’on va vers plus ou moins de mise en scène: je crois seulement qu’il faut bien mettre en scène. Je ne hais pas le luxe, mais j’ai horreur de la minutie autant que de l’à peu près. Je suis pour l’exactitude, mais pour l’exactitude en décor. Et quant à la réalité (la vraie eau—n’est-ce pas?—le vrai champagne, les vrais cocktails, les vrais accessoires) cela me paraît dénué de tout intérêt.

Si l’accès des théâtres est difficile, presque impossible aux inconnus? Ce que j’en pense? Je pense que oui.

Si l’on va vers le théâtre d’idées à la suite d’Ibsen, ou vers le drame de passion pure selon l’esthétique analytique? Comme ce n’est pas vous qui avez inventé ce jargon, mon cher Huret, je me trouve bien libre pour vous dire qu’il ne m’offre aucun sens précis. D’ailleurs, qui: on? Et puis on va où on peut.

Enfin, si l’on décore assez d’auteurs dramatiques? Jamais assez, cher ami. Je crois avoir répondu sans réticence à toutes vos questions, il ne me reste qu’à vous serrer cordialement la main.

Abel Hermant.


M. François de Curel

donne un assaut solide au théâtre à thèse:

Les Marmousets, 13 août 1897.

Cher monsieur,

Si par vacances vous entendez le temps passé hors Paris, je suis en vacances depuis plus d’un an, toujours à la campagne ou en voyage. J’ai travaillé à deux pièces, l’une terminée, l’autre qui s’achève. La première, en cinq actes, s’appelle Le Repas du Lion et sera jouée au nouveau théâtre d’Antoine, dans le courant de novembre. C’est une pièce sociale comportant pas mal de personnages.

Je réponds maintenant à vos autres questions:

Tout porte à croire que la mise en scène va continuer à être très exacte. L’exactitude est une conquête dont il ne faut pas s’exagérer l’importance, mais conquête tout de même, qui a créé dans le public un goût dont il faut tenir compte. Si j’admets le besoin d’exactitude et de pittoresque, je suis convaincu qu’il y aura réaction contre la richesse exagérée de la mise en scène. Ce n’est pas une conquête, cela, c’est une épidémie qui, de tout temps, a tué des théâtres. D’ailleurs, je suis peut-être un juge partial quant au peu d’importance de la mise en scène, pour la bonne raison que mon théâtre n’en comporte guère. Je ne vois parmi mes pièces que Les Fossiles et le Repas du Lion dont je parlais tout à l’heure qui exigent une mise en scène très soignée.

Il me paraît téméraire d’affirmer d’une façon générale qu’il faut ou qu’il ne faut pas faire de pièces à thèse. Ainsi Dumas fils aurait probablement beaucoup perdu à n’en pas faire. Il avait l’instinct de la prédication, et, sans aucun doute, l’idée qu’il convertissait le public servait à grandir et à fortifier son talent. Sur ce sujet, chaque auteur ne peut donc parler qu’à un point de vue personnel qui révèle ses véritables aptitudes. Mon sentiment est qu’au théâtre on perd son temps à vouloir convertir le public. D’abord, parce que l’action seule l’intéresse; il dort pendant les tirades régénératrices, ou, s’il parvient à les écouter, c’est pour en sourire, car il a le bon sens d’être peu convaincu de la valeur morale des écrivains de la rampe. Si nous l’amusons:—Bravo! Mais si nous faisons de la moralité: Holà! de quoi te mêles-tu? Ajoutez à cela que, par elle-même, la pièce à thèse n’inspire pas confiance. On sent trop qu’elle est fabriquée pour les besoins d’une cause. Elle donne des conseils peut-être excellents, mais par la bouche de personnages dont la conception est un mensonge, car l’auteur, qui n’est qu’un avocat madré, charge tant qu’il peut la partie adverse et blanchit outre mesure son client. L’ensemble sonne faux.

Du reste, pour peu que l’on cherche dans l’histoire le point de départ des grandes réformes, on constate que les thèses ont presque toujours produit des effets très différents de ceux qu’attendaient leurs inventeurs. Cela n’est pas pour nous encourager à prêcher, aux dépens de la valeur artistique de notre œuvre et aussi de sa durée, puisqu’elle est morte dès que les mœurs, en se modifiant, l’ont rendue sans objet.

Tout en ne prêchant pas, un homme intelligent, qu’il écrive pour le théâtre ou pour le livre, ne peut rester indifférent au bien ou au mal qui résultera de son travail. Si je voyais, dans la société qui m’entoure, une plaie à guérir, un abus à frapper, au lieu d’exposer une méthode de guérison plus ou moins contestable en un drame qui, au fond, ne serait qu’un monologue coupé en paragraphes récités à tour de rôle par des bonshommes faits sur mesure, je me bornerais plutôt à une peinture aussi vivante que possible de cette société en péril. A mes yeux, c’est le choix du sujet, le milieu où on le place, qui donnent à l’écrivain pénétré de sa responsabilité le moyen de l’exercer. Ce choix fait, il n’y a plus qu’à être sincère. Aider un peuple à se bien connaître, lui faire sentir une douleur à l’endroit de la plaie, cela suffit pour que, de lui-même, il évolue vers le salut. L’écrivain a rempli son devoir lorsqu’il a dit la vérité avec toute l’énergie dont il est capable.

Vous me demandez enfin si le mouvement actuel va vers l’art dramatique synthétique ou vers l’analytique?

Le théâtre est un art de raccourci. Nous avons, nous auteurs dramatiques, deux ou trois heures pour faire vivre sur les planches ce qu’un romancier raconterait dans un gros livre. Toute pièce suppose donc une condensation extrême de faits et de sentiments. Chaque mot doit éclairer le passé et préparer l’avenir, la moindre intention est à triple détente. Une pièce ainsi composée est, ou ne peut être, qu’une synthèse. L’expression théâtre d’analyse désignant un genre parallèle au roman d’analyse est de nature à donner une idée tout à fait fausse du théâtre dont il s’agit. J’aimerais mieux l’appeler théâtre psychologique, expression sans doute trop ambitieuse, mais qui, du moins, n’écarte pas la notion de synthèse inséparable de celle du théâtre.

Cela dit, j’ajoute: Oui, le mouvement actuel va vers l’art dramatique psychologique. Les auteurs sentent la nécessité de rajeunir les sujets terriblement usés, et la psychologie est une des sources—pas la seule—où l’on peut puiser.

Le public suivra-t-il les auteurs dans cette voie? Ceci est une question que l’avenir décidera.

Croyez, cher monsieur, à mes meilleurs sentiments,

François de Curel.

On ne pourra s’empêcher de remarquer encore une fois ici le refus des auteurs à différencier la formule analytique de la formule synthétique. Tous ou presque tous s’acharnent à vouloir que tout le théâtre confonde et réunisse les deux formules. Il se fût agi, au contraire, de préciser les choses: L’Assommoir, de Zola, et Germinie Lacerteux, de Goncourt, et La Pêche, de M. Céard, tout le théâtre de Jean Jullien et tant d’autres productions dramatiques contemporaines du même ordre peuvent-ils être appelés des œuvres synthétiques?


M. Henri Lavedan.

6 août 1897.

Mon cher Huret,

Je vais donc passer de bonne grâce sous vos Fourches Caudines.

1o Si j’ai des pièces en train?—Une seule, dont le titre n’est pas encore fixé—une comédie moderne, en cinq actes que je compte présenter dans le courant de l’année prochaine au Théâtre-Français, après que ce même théâtre aura représenté ma Catherine qui doit passer cet hiver. J’ai aussi promis à Antoine de lui donner quelque chose.

2o Je crois que la mise en scène, très poussée, peut aider au succès, y contribuer même dans une assez large part, mais à condition qu’elle soit intelligemment, pittoresquement, spirituellement appropriée au milieu social de la pièce, et au caractère, à la nature des personnages. Malgré tout, je ne pense pas qu’elle suffise, même de premier ordre, à tenir lieu d’une pièce absente ou à en sauver une sans valeur. Je suis persuadé aussi qu’un chef-d’œuvre peut s’en passer. Autant vous dire que moi, il m’en faut, et de la très soignée! J’imagine que le souci d’exactitude, le luxe des décors, des ameublements, des toilettes, etc., sont loin d’avoir dit leur dernier mot. On fera de plus en plus fort... jusqu’à l’Exposition. Après, tout se calmera.

3o Il n’y a pas de vogue pour tel ou tel genre. Il n’y a de vogue que pour la pièce «réussie». Elle portera, si c’est une pièce à thèse, tout comme une pièce gaie, sentimentale ou dramatique, n’ayant pour objet que l’éternel jeu des passions et la simple observation de la vie. L’action dramatique, à mon avis, doit toujours prendre parti, montrer clairement ce qu’il veut, de quel côté il souhaite faire pencher la balance.

4o Oui, je pense que les spectacles coupés ont chance de redevenir à la mode et que tous les petits théâtres, Grand Guignol, Roulotte, etc., contribueront à accentuer ce mouvement. La courte pièce en un acte, la saynète, le dialogue vont faire beaucoup de mal à la chanson de café-concert.

5o Comment empêcher les femmes de conserver leurs chapeaux au théâtre?

—Je me déclare incompétent.

6o Décore-t-on assez d’auteurs dramatiques?

—Non! jamais assez! Le nombre des croix à donner sera toujours inférieur à celui de mes confrères dont le talent mérite récompense!

7o Les auteurs manquent-ils de débouchés?

—Oui.

8o Les directeurs manquent-ils de bonnes pièces?

—Je ne sais pas. Je ne suis qu’auteur.

Cordiale poignée de main, mon cher Huret,

Henri Lavedan.


M. Alexandre Bisson.

est consciencieux. Merci.

Les Surprises, 5 août 1897.

Cher monsieur Huret,

Vous voulez bien me demander mon avis sur un petit tas de questions, aussi diverses qu’intéressantes. Je m’empresse de vous l’envoyer.

Vous me demandez:

Où je passe mes vacances?

Est-ce pour y venir? En ce cas, vous auriez joliment raison, car la plage de La Baule (Loire-Inférieure) est bien la plus jolie qu’il y ait au monde: le pays est charmant et le bon beurre n’y coûte que vingt-deux sous!... Il est vrai qu’il est plutôt mauvais; mais on peut se rattraper sur les œufs, qui sont pour rien...

Si je travaille?

Hélas? il le faut bien!

A quoi?

Voici: le matin, je fais des petits trous dans le sable et, comme c’est très fatigant, je me repose généralement l’après-midi.

Si je m’amuse?

Jeune indiscret!... Non, moi, je ne m’amuse pas: ce sont les autres qui m’amusent!

Quel est mon avis sur la signification du développement des cafés-concerts?

A mon sens, le développement de ces établissements doit signifier que le public y va beaucoup.

Si je crois que les cafés-concerts soient nuisibles aux théâtres?

Je vous crois que je le crois! Mais je crois aussi que les théâtres font bien du mal aux cafés-concerts.

Si je pense que les directeurs de théâtre ont raison de lutter contre les cafés-concerts?

En mon âme et conscience, oui, je le pense!... On a toujours raison de lutter contre ce qui vous est préjudiciable.

Si je suis assez renseigné pour deviner ce que jouera le théâtre de l’Œuvre l’année prochaine?

Oui, justement, je suis très bien renseigné. M. Lugné-Poe, qui, en ce moment, est en Scandinavie, consacrera sa saison prochaine au vaudeville américain. Quelques minstrels sont également à prévoir.

Si je suis sincèrement d’avis que le drame historique manque de débouchés?

Non, sincèrement, je ne suis pas d’avis. On le voit partout, le drame historique: aux Français, à l’Odéon, au Château-d’Eau, à la Porte-Saint-Martin, même au Gymnase, où l’on va donner La Jeunesse de Louis XIV. Il n’y en a que pour lui! Je croirais plutôt que c’est le drame historique qui manque aux débouchés.

Les chapeaux de femmes vont-ils se maintenir cette année à l’orchestre?

Oui, mais ils ne gêneront plus personne. Chaque dossier de fauteuil sera orné d’une petite fente verticale. Quand on aura devant soi un chapeau-écran, on n’aura qu’à glisser 10 centimes dans la petite fente verticale, et aussitôt, sans secousse, le fauteuil de la dame s’abaissera de 40 centimètres. Il faudra vraiment ne pas avoir 10 centimes dans sa poche...

Si j’ai l’occasion de juger la différence des publics qui voient jouer mes pièces à Paris et dans les tournées?

Non. Je n’ai pas l’occasion. Comme théâtre, à La Baule, nous avons une fanfare et pas d’ouvreuses.

Ne va-t-on pas revenir aux spectacles coupés?

Moi, je ne demande pas mieux, ayant quelques pièces en réserve pour ce moment béni!... En tout cas, on pourrait toujours commencer par couper, dans les grandes pièces, le troisième acte, qui est généralement le plus difficile à faire.

Maintenant que je vous ai répondu avec cette vieille et rude franchise, que l’on ne retrouve plus guère aujourd’hui que dans les classes dirigées, laissez-moi vous poser à mon tour une toute petite question:

Quelle influence aura, selon vous, la restauration du théâtre d’Orange sur le développement progressif des saxo-tubas dans les musiques militaires?

En attendant votre réponse, que j’espère sincère, croyez-moi, cher monsieur Huret, votre bien cordialement dévoué,

Alexandre Bisson.


M. Léon Gandillot

se tient, de parti pris, en dehors des questions posées. Impuissant Torquemada de la Société des auteurs, il pleure l’abolition des bûchers de l’Inquisition. Ecoutons-le:

Mardi, 15 août 1897.

Mon cher Huret,

Pendant que je suis bien sage et bien inoffensif à regarder les petits bateaux qui vont sur l’eau à Etretat, vous avez la cruauté de venir me faire le coup du questionnaire. Et ce sont les problèmes les plus ardus et les plus complexes de la question théâtrale que vous remuez à la fois négligemment du bout de votre plume et dont vous exigez une solution immédiate.

Quant à moi, mon cher Huret, pour tout ce qui touche aux choses de théâtre, je n’ai qu’une opinion: c’est la faute à la Société des auteurs dramatiques. C’est mon idée fixe, je ne vois que ça, je ne connais que ça.

La multiplication des cafés-concerts et le tort que les bouisbouis font aux scènes plus relevées, le krach du vaudeville, les chapeaux de femmes à l’orchestre, la décoration des actrices et les spectacles coupés, voilà, évidemment, de nombreux objets d’étude et de controverse, et encore on pourrait ne pas oublier le palpitant billet de faveur et le cas de l’invraisemblable monsieur Bérenger, mais personnellement je suis hypnotisé par l’unique question de la Société des auteurs dramatiques.

L’obsédante pensée de cette Société de Nessus, dont il est impossible de rejeter de ses épaules l’implacable tutelle; la constatation de ce fait monstrueux, d’ailleurs universellement ignoré par la magistrature d’abord, que nul en France ne peut exercer la profession d’auteur dramatique s’il n’adhère aux statuts de la corporation, laquelle tient dans les mains de son syndicat par les traités imposés, au mépris du Code civil, tous les théâtres, entendez-vous, tous les théâtres de Paris et de la province, et en interdit de la sorte l’accès à qui refuserait de signer le pacte social; cette servitude inouïe, scandaleuse, immorale et illégale, à laquelle se soumettent tous les auteurs dramatiques, voici le sujet de l’étonnement douloureux dont je ne suis pas revenu depuis que je suis entré dans la carrière (quand mes aînés y étaient encore, hélas!) Et toutes les autres questions, plus ou moins captivantes, intéressant l’avenir du théâtre, me laisseront froid tant qu’on n’aura pas résolu la primordiale, c’est-à-dire celle de l’émancipation de l’auteur dramatique; tant qu’on n’aura pas proclamé le droit de tout citoyen de faire des pièces et d’en vendre, de s’établir enfin vaudevilliste aussi bien qu’ébéniste ou charcutier.

Excusez-moi donc, mon cher Huret, etc.,

L. Gandillot.


M. Georges Feydeau

paraît avoir trouvé le moyen d’empêcher les femmes de conserver leur chapeau à l’orchestre:

Paris, 21 août.

Mon cher ami,

Vous m’avez demandé une lettre à bâtons rompus, à bâtons rompus je vous réponds!

Et, d’abord, tâchons de nous ressouvenir de notre questionnaire car, avec le souci d’ordre qui me caractérise, je l’ai tellement bien rangé que je ne puis plus mettre la main dessus.

Où je suis?

Depuis huit jours à l’étranger, à Paris! Mais pas pour longtemps car j’ai peur d’y oublier le français; la semaine prochaine je pars pour le Midi; l’été est vraiment trop dur à Paris; il n’y a pas, il fait trop froid.

Les directeurs de théâtre ont-ils raison de lutter contre les cafés-concerts?

Évidemment! Comme les cafés-concerts auront raison de lutter contre les théâtres.

Les cafés-concerts font-ils vraiment du tort au théâtre?

C’est indiscutable! Champignol malgré lui a eu 560 représentations, le Dindon, l’Hôtel du Libre-Echange, Monsieur chasse, le Fil à la patte, quelque chose comme un millier de représentations: «Ah! sans ces sacrés cafés-concerts!...»

Quel sera le goût du snobisme au théâtre de «l’Œuvre» cet hiver?

Il faudrait d’abord admettre que le snobisme ait un goût, et alors il ne serait plus le snobisme. Or, comme il n’obéit pas à un goût mais à un mot d’ordre, posez la question à ceux qui le donnent.

Êtes-vous d’avis que le drame historique et en vers manque de débouchés?

Je ne crois pas tant qu’il manque de débouchés, je crois surtout qu’il manque de spectateurs.

Trouvez-vous qu’on décore assez d’auteurs dramatiques?

Comme chevaliers, certainement. Maintenant, comme officiers...?

Connaissez-vous un moyen d’empêcher les femmes de conserver leur chapeau au théâtre?

Je n’en vois qu’un. Déclarer que seules pourront garder leurs chapeaux les femmes âgées de plus de quarante ans.

A vous, quand même,

Georges Feydeau.


M. Georges Courteline

n’envoie pas dire leur fait aux directeurs et appuie ses démonstrations d’une opulente érudition.

Mon cher Huret,

Mille pardons d’avoir tant tardé à vous répondre. Je n’étais pas à Paris, en sorte que je ne trouve qu’aujourd’hui votre lettre.

Est-ce que les directeurs de théâtres vont nous raser encore longtemps? Ils nous assomment avec leurs revendications. Sous le prétexte—d’ailleurs mensonger—que leur commerce ne bat que d’une aile, ils décrètent l’univers entier d’accusation et portent plainte contre les passants. Un jour, c’est l’Assistance publique qui les ruine; le lendemain, c’est le billet de faveur qui est la cause de leurs désastres; il y a un mois, c’était Montmartre qui leur prenait leur clientèle; aujourd’hui c’est le café-concert dont le «développement» les menace. En vérité, on n’a pas idée de ça. Et puis quoi, le café-concert? Qu’est-ce qu’il a fait, le café-concert? Et où est-il le «développement» que ces gens nous signalent du doigt comme une sorte de spectre rouge? Si vous voulez bien vous reporter aux dernières années de l’Empire, c’est-à-dire à trente ans d’ici, vous constaterez, preuves en main, que Paris comptait, pour le moins, une demi-douzaine de beuglants qui ont aujourd’hui disparu et n’ont pas été remplacés. Vous me direz: «Parisiana.» Bon! Eh bien! et la Tertulia? et les Porcherons? et le XIXe Siècle? Sans parler de l’Eldorado devenu théâtre régulier, de l’Alcazar, qu’on a démoli il y a six semaines, et de l’Horloge, que notre ami Bodinier, si j’en crois une information récente, se propose de désaffecter au profit des jeunes écrivains dramatiques. Cependant, depuis la guerre, je vois surgir la Renaissance, les Nouveautés, la Comédie-Parisienne, le Nouveau-Théâtre, la Bodinière, est-ce que je sais? Alors quoi? Nous avons cinq théâtres de plus, six cafés-concerts de moins, et c’est le concert qui se développe!... Je vous avoue que je ne comprends pas. Et remarquez que, si j’ai oublié involontairement de mentionner les Bouffes-du-Nord, j’ai fait exprès de ne citer ni le Théâtre libre, ni l’Œuvre, ni les Escholiers, ces maisons n’étant pas ouvertes au public payant et ne créant, dès lors, aucune concurrence aux théâtres à bureaux ouverts.

Tout ça, c’est des bêtises et des mauvaises raisons. A bonne pièce, bonne recette; toute l’affaire est là. Est-ce que La Douloureuse de Maurice Donnay n’a pas été une grosse affaire d’argent? Le Chemineau de Richepin a-t-il, oui ou non, tenu l’affiche pendant cinq mois? La Samaritaine, de Rostand, a-t-elle réalisé près de 70,000 francs en dix représentations à peine? Prenons les choses de moins haut. Est-ce que Michaut a à se plaindre avec Champignol, La Tortue, L’Hôtel du Libre-Echange et aussi le Sursis, qui en est, aujourd’hui, à la 280e? Il faut peut-être que je m’apitoie sur le sort de l’infortuné Rochard qui se fait des rentes avec Les Deux Gosses, depuis quelque chose comme deux ans. Et l’excellent Léon Marx, directeur du théâtre Cluny et professeur de pourboires aux cochers, il faut aussi que je verse des larmes sur la misérable condition où l’ont réduit les cabarets de Montmartre et les cafés-concerts du centre? Je vous répète, mon cher Huret, que tout cela est enfantin, et que les directeurs de théâtre sont mal fondés dans leurs plaintes. Si Samuel a 3,500 francs de frais par jour et si Baduel, à la Porte-Saint-Martin, remporte une tape avec Don César de Bazan et avec des pièces de Déroulède, j’en suis fâché; mais ce n’est la faute ni de Reschal, ni d’Yvette, ni du grand Brunin.

Qu’on ne fasse pas de bêtises; on ne sera pas tenté de les faire payer aux autres.

Bien à vous,

G. Courteline.


M. Maurice Hennequin,

tout en se plaignant d’une chaleur torride, développe l’anecdote avec agrément:

Spa, 14 août 1897.

Ah! mon cher Huret, parler théâtre par une torride matinée d’août! quand tout chante, tout vibre... et que la pêche à la truite vous attend! c’est à vous envoyer à tous les diables!

Où je passe mes vacances?

Un peu partout; à Spa pour le moment. Et si j’ajoutais que par cette température je travaille toute la journée, vous me traiteriez de fichu blagueur... et vous auriez raison! Je m’amuse donc autant que je peux et je travaille le moins possible: qui n’est pas un peu socialiste à ses heures?

Hélas! je songe qu’il me faudra bientôt regagner Paris pour lire aux artistes du Palais-Royal Les Fêtards, pièce en trois actes et quatre tableaux, écrite en collaboration avec Antony Mars, musique de Victor Roger. Vous parlerai-je aussi d’une comédie dont nous venons, Georges Duval et moi, de terminer le troisième acte et qui en aura quatre? de... et de...? Non! je ne vous en parlerai pas, car j’ai un principe qui, pour ne pas dater de la Révolution, n’en est pas moins excellent: tant qu’une pièce n’est pas entrée en répétition...

La liberté des cafés-concerts?

Je trouve que les directeurs ont parfaitement raison de se défendre. Quant à mes arguments, les mêmes que les leurs. Je crois donc inutile d’insister et je passe à la question des chapeaux.

Ah! ces chapeaux!

Eh bien! mon cher Huret, tout me porte à croire que nous en souffrirons encore cette année.

Tenez, à propos de cette question, une simple histoire:

C’était à Bruxelles, au Vaudeville, on jouait Le Paradis. A l’orchestre se prélassait une grosse dame au chapeau tour-eiffelesque—avez-vous remarqué que les chapeaux de théâtre sont toujours plus grands que les chapeaux de ville? c’est charmant!—et derrière la dame un malheureux spectateur se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche et finalement ne voyait rien du tout.

A un moment, n’en pouvant plus:

«Madame.

—Monsieur?

—Votre chapeau m’empêche de voir.

—Désolée! Que voulez-vous que j’y fasse?

—Mais... ôtez-le!

—Oter mon chapeau? Jamais!»

Il eut beau insister; la dame était de roc. Alors que fit-il? Il tira de sa poche—vous savez qu’on fume au Vaudeville—un énorme cigare, l’alluma et se mit à envoyer avec grâce toute la fumée dans la figure de la dame.

«Monsieur!

—Madame?

—Faites donc attention!

—Votre chapeau, madame!

—Mais vous m’asphyxiez!

—Votre chapeau, madame!!

—Vous êtes un malappris!

—Votre chapeau, madame!!!»

Et la dame dut s’avouer vaincue: elle ôta son chapeau!

Comme nous ne pouvons, à Paris, opposer le cigare aux chapeaux, pourquoi ne pas prendre un moyen mixte? interdire le chapeau à l’orchestre et le tolérer au balcon?

Tel est mon plan.

Si je suis d’avis qu’il est urgent d’ouvrir de nouvelles salles pour créer des débouchés aux drames en vers et historiques?

Mais n’est-ce pas là le programme de Coquelin à la Porte-Saint-Martin?

Alors?

Si je suis pour le retour aux spectacles coupés?

Oui. Mais le public?

C’est une erreur, à mon avis, de se baser sur le succès de certaines pièces en un acte dans les petits théâtres à côté pour indiquer un revirement du goût public en ce sens.

Question de milieu.

Comment je pratique la collaboration?

Question embarrassante et délicate!

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