Loges et coulisses
* *
C’était bien le résumé de sa vie et la synthèse de sa nature impatiente de la moindre entrave, qu’elle me donnait ainsi en quatre mots, de son ton despotique, presque farouche.
Elle me communiquait sa fièvre, son inextinguible soif d’indépendance. Et je la regardais, émerveillé, dominé, tyrannisé par la force magnétique que dégageait ce corps d’apparence débile, convalescent et pâli, emmitouflé dans les fourrures, et dont la fine tête volontaire était coiffée d’ailes de papillon!
Quelques pièces jouées pour la seule beauté et qui ne pouvaient fructifier, sa maladie, avaient mis un peu d’embarras dans ses affaires de directrice.
«Mais baste! j’en ai vu bien d’autres... Et puis, Rostand va me faire le duc de Reichstadt. Avec cet espoir-là, je suis tranquille.»
Et son rire clair, son rire d’insouciance bohémienne, chassa en un clin d’œil au delà des verdures mouillées à présent baignées de soleil, les soucis provisoires...
Cette admirable énergie, cette incomparable volonté ont donné à Sarah une figure et une destinée presque en dehors de la réalité. Elle n’est plus seulement une artiste dont le génie traducteur s’adapte à toutes les formes de la beauté, elle se présente à son entourage, passionné pour sa nature, et au public, idolâtre de son art, avec la force et l’impersonnalité déconcertantes d’un élément. Et en effet son histoire est unique au monde. La voici au sommet de sa carrière, ayant connu les hauts et les bas de la chance capricieuse, mais familière surtout avec le triomphe, la voici à cinquante ans en possession du plus miraculeux de ses rôles, apporté sur un plat d’or par un exquis poète qui paraît avoir été créé exprès pour elle!
Quand on commençait à dire que jamais son étoile pâlissante ne retrouverait une Dame aux camélias, une Tosca, une Phèdre, une doña Sol, ou un Hamlet, on la voit soudain se transfigurer comme par magie sous l’uniforme blanc du fils de l’Empereur, de ce duc de Reichstadt, de cet Aiglon dont la France, l’Europe et les deux Amériques attendent déjà impatiemment l’essor.
* *
J’ai passé la veillée des armes à côté d’elle. Je ne l’ai pas quittée un instant durant la journée et la soirée d’avant-hier. De trois heures après midi à trois heures du matin, je l’ai vue debout, costumée, souriante, sereine, tour à tour rieuse, réfléchie, grondante, fâchée, câline, lyrique, tremblante d’émotion, une minute affaissée sous l’effort d’une scène capitale, la minute suivante redressée et prête de nouveau au combat...
Ce qui m’a le plus frappé hier dans sa physionomie, moi qui l’ai vue en tant d’occurrences diverses et opposées, c’est la douceur pacifiée de son regard, c’est l’expression de sérénité tranquille et forte de ses traits, illuminée, de temps en temps, d’une sorte de rayonnement joyeux.
Jamais je ne l’avais vue ainsi.
Dans le décor ravissant et clair de sa loge, située comme on sait dans l’ancien foyer des artistes de l’Opéra-Comique, elle va et vient posément, récitant un instant des vers nouveaux ajoutés par Rostand à son rôle, s’interrompant pour faire rectifier par ses deux caméristes un détail de son costume. Aucune fièvre. L’atmosphère bienfaisante du succès a calmé toute irritation. C’est le camp d’un général d’armée qui doit se battre demain pour la forme, car il ne peut être vaincu.
Elle me demande de dépouiller pour elle son courrier. Il y a là un tas de lettres et de dépêches qu’elle n’a pas le temps de lire. Je les ouvre. Tout le monde veut des places... Députés, académiciens, conseillers municipaux, artistes, journalistes traduisent tous à l’avance l’enthousiasme sécrété au dehors par les murs du théâtre et la hardiesse spéculatoire des marchands de billets. Mais il n’y a plus de places, depuis longtemps.
«Des gens qui ne m’ont pas même écrit depuis vingt ans, d’autres que je ne connais seulement pas, qui me demandent des loges! Il y a de quoi mourir de rire, parole d’honneur!»
Elle ne rit pas d’ailleurs, n’y pensant déjà plus, se regardant dans une glace, arrangeant ses cheveux qu’elle a fait couper courts pour L’Aiglon, faisant jouer sa ceinture, bouffer son jabot de dentelles.
Rostand est là aussi, parmi le léger brouhaha des habilleuses, des régisseurs, des amis. Il s’amuse à la regarder, tout prêt à rire, de son rire de collégien. Car quand elle veut, Sarah est d’un comique extraordinaire, par l’outrance de ses images toujours justes et la violence imprévue de ses reparties.
Cette gaieté de Sarah est bien caractéristique de sa force. C’est évidemment un trop-plein de sa sève qui se résout en joie. Elle a des trouvailles, des mimiques, des répliques, une verve, des silences même, qui font irrésistiblement éclater le rire autour d’elle. Elle imite certains de ses amis avec une vérité comique incroyable.
«C’est une source de gaieté continuelle,» me disait Rostand en la regardant.
Il faut l’entendre quelquefois parler à Pitou! Pitou, c’est son secrétaire depuis plusieurs années. Brave garçon à la figure de comique, très dévoué à la «patronne», un peu rêveur et passionné de littérature dramatique. Pitou est responsable de tout. Quand Sarah a tort, c’est Pitou qui «écope». Mais ce n’est jamais bien grave. Et Pitou essuie sans émoi les averses de quolibets et de reproches, sachant bien que le soleil n’est jamais long à reparaître.
Car c’est un des phénomènes les plus curieux de ce caractère, que la soudaineté et la succession des impressions. Vous la croyez follement en colère, sa bouche profère abondamment les épithètes de la stupidité: idiot, imbécile, serin, âne! sa voix monte, s’exaspère; si une opposition se produit à ce moment, l’orage se déchaîne en tempête. Mais, soudain, une autre pensée traverse sa tête, quelqu’un entre, le téléphone carillonne, c’est fini, le sourire réapparaît sur ses lèvres, elle a tout oublié, et la voilà qui rit elle-même de sa fureur.
Une telle variété, une telle richesse de nature a toujours attiré autour d’elle beaucoup d’amis. Ils viennent près d’elle puiser une force qu’elle est toujours prête à distribuer avec la générosité et l’inconscience d’un élément.
Lorsqu’une première représentation approche, les répétitions durent jusqu’à l’aube. Sur le coup de quatre heures du matin, les jeunes femmes de la troupe sont anéanties, brisées, courbées, les hommes grelottent sous leur pardessus au frisson du petit jour. Mais elle, toujours pareille, plus animée même, plus brillante, a l’air étonnée de la fatigue des autres. Combien de fois n’a-t-elle pas électrisé ainsi de son ardeur la troupe tombant de lassitude!
* *
Je cause de tout cela avec Rostand, pendant que, le coude appuyé sur un angle de la cheminée de sa loge, elle répète, en les martelant comme pour mieux les fixer dans sa mémoire, les vers des «rajouts» du cinquième acte qu’elle ne sait pas encore bien.
Soudain elle l’appelle. Un vers ne va plus, à la suite d’une coupure. Rostand prend un chiffon de papier, va s’asseoir sur le coin d’une table, déplace les fourchettes et les cuillers du couvert qu’on vient de dresser et se met là à fabriquer la soudure.
Le régisseur vient appeler:
«Quand Madame voudra... Le décor est prêt
—C’est bien.»
Et, la cravache à la main, en bottes vernies et éperonnées, voilà Napoléon II, le sourire de la confiance sur les lèvres, qui monte en scène.
«Jamais, me dit Rostand en la regardant partir, jamais elle n’aura été plus belle. Elle apporte à ce rôle une vie, une jeunesse, un charme, un rayonnement véritablement merveilleux.»
Dans ma mémoire, passe la vision du paysage d’avril, les lilas, les grands arbres, la pluie tiède, et j’entends la voix despotique me répéter à trois reprises:
—Faire ce qu’on veut!
RÉJANE
20 mai 1900.
Depuis deux jours, l’éblouissante orgie de lumière qui inonde chaque soir le boulevard s’est augmentée d’un nouveau foyer: à la façade du Vaudeville, on voit fulgurer, puis s’éteindre, puis réapparaître, dans le va-et-vient malicieux qu’on dirait inventé par un enfant ingénieux et taquin, ces deux jolis noms d’une seule et même personne: Réjane, Madame Sans-Gêne. Et ces deux noms triomphants qui ont déjà fait ensemble le tour du monde, créent, pour le passant étranger, comme une atmosphère soudaine de gaieté et de sympathie souriante.
C’est que, si Sarah Bernhardt représente, devant l’unanime admiration du monde, la force opprimante et tragique, le lyrisme éperdu et chantant de la poésie universelle, l’émotion héroïque de l’éternel Drame; si Coquelin peut, dans la même minute, tordre brusquement en grimace émue le rire qui se dessinait sur vos lèvres, s’il vous tient à son gré, par le mystère miraculeux de sa voix, entre l’attendrissement, le rire ou la peur, Réjane résume, à l’heure qu’il est, aux yeux de l’Europe, la fantaisie et l’esprit du génie français, mêlés à l’humanité débordante et à la sincérité de son tempérament d’artiste.
Et alors que Mme Sarah Bernhardt, avec L’Aiglon, offre au monde entier, qui se presse aux portes de son théâtre, l’une de ses plus belles incarnations; que Coquelin revivifie, avec le même succès fastueux, le nez lyrique de Cyrano, Réjane devait ressusciter, pour la joie de tous, la figure populaire de la Maréchale de France-blanchisseuse qui a porté son nom aux quatre coins de la terre.
Ces trois succès de trois grands artistes français de ce temps, loin de se nuire, vont réciproquement se servir l’un l’autre pendant les cinq mois que le globe habité passera à Paris.
* *
Mais Réjane ce n’est pas seulement Madame Sans-Gêne! Et il faut espérer que l’alternance des spectacles, dont la mode s’implante peu à peu dans tous les théâtres, permettra aux visiteurs étrangers de s’en rendre compte.
L’étonnante variété de cette nature d’artiste a été rendue par deux portraits fameux: celui de Chartran et celui de Besnard. On ne peut rien rêver de plus dissemblable, on ne peut rien peindre de plus frappant! Ils sont tous deux, en croquis, dans sa loge, placés face à face. Besnard n’a retenu des traits de son modèle que l’expression énergique et même un peu brutale, sensuelle et populaire, la Réjane du drame de l’Ambigu ou de la comédie réaliste, La Glu et Germinie Lacerteux. Malgré la robe de soie décolletée et les luxueux atours dont il l’a habillée, Besnard l’a vue avec ses bottines de lasting que Germinie traînait si lamentablement dans les bals de barrière, et ses gants blancs de filoselle que, pour plus de vérité, elle avait empruntés à sa bonne. Et c’est bien elle, admirablement!
Mais elle n’est pas apparue ainsi à Chartran. Il l’a vue en coiffe de dentelle ornée d’un ruban rose, les cheveux sur les yeux, la bouche spirituelle, avec l’ovale gracieux de sa figure; il a vu surtout ses yeux extraordinaires et complexes, agiles, veloutés, pervers, à la large paupière voluptueuse, moqueurs, ardents, bavards et rêveurs! C’est la Réjane du répertoire de Meilhac, de la lignée des comédiennes du dix-huitième siècle, c’est «Ma Cousine» qui se prépare à devenir «Amoureuse».
Et cette complexité étonnante du tempérament de Réjane se retrouve dans ses origines, dans sa biographie et dans ses goûts d’aujourd’hui. La petite «gosse» qui passait ses soirées au balcon de l’Ambigu en suçant une grosse orange gâtée, qui restait en extase devant la psyché d’Adèle Page et qui en rêvait, des années durant, comme au comble du luxe, cette petite gosse se retrouve dans le portrait de Besnard. Mais la jeune fille du Conservatoire, l’élève préférée de Régnier, qui enleva son premier succès dans L’Intrigue épistolaire, puis l’interprète élégante et recherchée des cercles et des salons, l’artiste grandie de Marquise, sont toutes vivantes dans la peinture de Chartran!
Même cette apparente contradiction de cette multiple nature, je la retrouvai au Vaudeville le dernier soir qu’elle joua La Robe rouge. C’était Yanetta, la pauvre paysanne basque, coiffée du madras, en corsage de bure, en épais souliers, au milieu de la plus jolie, de la plus vaporeuse loge d’artiste qu’on puisse rêver! Sur les murs, des tapisseries du dix-huitième siècle, où vivent des bergers exquis et des bergères idéales; une grande glace triptyque à guirlandes dorées, avec des appliques en fer forgé et peint; les dessus de porte en feuilles de laurier multicolores, des bois du temps, des panneaux sculptés d’arcs et de flèches, de hautbois et de cornemuses, de tambourins et de castagnettes; sur une table, le Triomphe de Bacchus en biscuit de Sèvres, un service complet de maquillage en vieux saxe, des tabatières, des pendules du temps, des boîtes à pastilles; un bonheur-du-jour en bois de citronnier, entouré d’une galerie de cuivre; sur les murs, deux petits tableaux de Watteau de Lille, un Huet charmant, un portrait d’enfant de Lépicier, un dessus de glace du décorateur Eisen, et autour des doubles fenêtres à glaces qui donnent l’illusion d’une enfilade de salons, d’adorables rideaux de soie pâle, gris-vert, aux plis gracieux, bordés de splendides vieilles dentelles! Sur tout cela une profusion de lampes électriques versant à flots une lumière folle.
Ce goût pour la réalité crue et honnête, ce déguisement de femme du peuple au verbe haut, au ton populaire, à la nature âpre et sauvage, dont la rancune se manifeste à coups de couteau, et cette autre passion pour le bibelot rare, l’arrangement délicat des étoffes, la couleur douce atténuée des tentures et des tapis, pour ces mille riens élégants des arts passés, c’est Besnard et c’est Chartran,—c’est Réjane!
COUPEAU ET GERVAISE A BELLEVILLE
26 novembre 1900.
Au milieu du concert d’admiration et d’éloges qui récompensa Guitry le lendemain de L’Assommoir pour sa belle re-création de Coupeau, l’artiste et ses amis s’étaient surtout montrés surpris d’une critique—heureusement rare—formulée par quelques-uns et qui peut se traduire ainsi: «Guitry n’est pas un ouvrier, c’est un clubman déguisé en plombier...»
Or, l’autre après-midi, me promenant sur le boulevard, je rencontrai Guitry qui se rendait à la Porte-Saint-Martin. Nous reparlâmes de Coupeau. Et il me fit des confidences. Il était allé plusieurs fois à Belleville pendant les répétitions de L’Assommoir. Pour s’entraîner au naturel, ayant revêtu le costume d’ouvrier, il était entré dans les «mannezingues», s’était attablé aux petites tables de fer et accoudé aux zincs des comptoirs.
Même, un jour qu’il passait, avec sa boîte ronde de zingueur sur le dos, un marchand de vins le héla, le fit entrer et lui demanda de faire une réparation pressée. Il examina l’ouvrage à exécuter, réfléchit, se gratta l’oreille, et finalement, «n’ayant pas les outils qu’il fallait», promit de revenir le lendemain matin à six heures, en allant à l’atelier... C’était un triomphe!
«Et tenez, me dit Guitry, je parie avec vous que nous allons passer deux heures ensemble à Belleville et à Ménilmontant, et que nous ne rencontrerons ni un regard étonné, ni l’ombre d’un sourire.
—En costume?
—En costume.
—Avec Suzanne Desprès?
—Pardi.»
Nous prenions aussitôt rendez-vous pour le lendemain matin avant l’heure du déjeuner, au carrefour de la rue Oberkampf et du boulevard de Ménilmontant, en plein centre ouvrier.
Le lendemain donc, habillé moi-même en ouvrier fondeur, vareuse de toile bleu déteint, casquette de cycliste, un foulard de coton noué autour du cou, je me fis conduire au lieu du rendez-vous. Comme le cheval de mon fiacre marchait lentement et que j’étais en retard, je passai la tête à la portière pour dire au cocher d’aller un peu plus vite. Je m’attirai cette réponse si flatteuse pour mon déguisement:
«Mon cher ami, le pavé est mauvais sur le boulevard, par ce temps-là.....»
Jamais un cocher ne m’avait parlé avec cette politesse, ni sur ce ton de bienveillance.
Un peu avant la rue Oberkampf, je descendis de voiture et je me mêlai au flot des ouvriers qui quittaient les ateliers pour aller déjeuner. Les deux mains dans les poches, je marchais, très à mon aise, parmi la foule, sur le trottoir étroit. Vite je me sentis en sécurité, malgré mon isolement, débarrassé du souci de paraître, comme allégé d’un fardeau que j’aurais laissé tomber avec mes habillements de ville: singulière sensation de bien-être moral, obscure encore, mais bienfaisante et si nouvelle!
Sur la place, voici Guitry. C’est exactement le Coupeau du 1er acte. Un chapeau de feutre mou, veste et pantalons de velours à côtes, usé, rapiécé, plein de reflets d’usure. Une ceinture de flanelle rouge entoure sa taille. Sous le gilet entr’ouvert, un foulard de coton serré au cou. Il est chaussé d’épaisses bottines vieilles, mais solides, usées au bout par les agenouillements du plombier à l’ouvrage. Sa moustache tombe sur ses lèvres; il houle un peu des épaules en marchant, et je ne vois de différence entre lui et les ouvriers qui l’entourent qu’un peu plus de vigueur dans son allure.
La portière d’une voiture s’ouvre de l’autre côté de la place, et voici Suzanne Desprès, la triomphante Gervaise. Elle vient à nous, souriante, de son pas d’anglaise, allongé et glissant. C’est la Gervaise gaie encore, qui n’a pas touché à son livret de caisse d’épargne, confiante dans l’avenir; ses yeux bleus sourient, sa peau est rose et fraîche dans l’air du matin. Elle est vêtue d’une robe sombre, d’un corsage noir recouvert d’un petit châle noir, la tête encadrée d’une fanchon de tricot noir. Un petit tablier noir à deux poches serre sa taille.
Je la regarde, à côté de Guitry, et c’est tout le poignant drame de Zola qui vit sous mes yeux, comme dans une hallucination.
Ce n’est plus la lumière factice de la rampe, ni le décor en trompe-l’œil, c’est la double vie de ces deux êtres simples et bons, qui furent si malheureux, dont la détresse me fit autrefois tant pleurer. Durant un instant se mêlent dans mon esprit la fiction et la réalité, le roman et la vie, le drame de Zola, Guitry et Suzanne Desprès, Coupeau et Gervaise, en chair et en os, qu’il me semble reconnaître.
Gaiement, nous allons déjeuner tous les trois, à l’Escargot d’Or, un bon petit restaurant populaire que Guitry connaît. On nous offre, comme à des clients qu’on veut faire revenir, les meilleurs plats du jour: des moules marinière et du ragoût d’oie; après cela une côtelette de mouton au cresson, puis du fromage et des poires, et du café, le tout arrosé de deux bouteilles de chablis, soit trois francs par personne.
Nous sortons sur le boulevard de Ménilmontant. C’est jour de marché. Nous nous promenons au milieu des étals de boucherie, de légumes, de fromages. A regarder ainsi, dans ce milieu, Coupeau et Gervaise, je relis L’Assommoir! C’est ici que les critiques qui ont vu en Guitry un clubman déguisé, devraient venir redresser leur jugement! Suzanne Desprès a pris son bras, et elle a l’air d’être là pour faire ses provisions, avec son homme, la veille de sa fête! On leur offre des marchandises au passage. Ils poussent la conscience jusqu’à ne pas même répondre aux avances des marchandes; ils ont l’air de ne pas les entendre.
Non, Guitry n’a pas l’air d’un déguisé. Il s’aperçoit que ce qui nous différencie peut-être un peu du reste des gens, c’est l’acuité, la vivacité de nos regards. C’est vrai. Aussi, il éteint son œil, le fait moins mobile, moins curieux, la transformation est subite et absolue, et désormais, on ne peut s’y méprendre: c’est Coupeau, indiscutablement!
Je suis là pour constater—et je le constate—que, parmi la foule dont nous faisons partie, de ceux qui vont dans le même sens que nous, de ceux qui nous croisent ou de ceux qui nous regardent passer, personne n’a manifesté un étonnement, personne ne s’est retourné sur Coupeau, comme cela se fût immanquablement produit si Guitry avait eu l’air d’un sportsman maquillé.
Et nous avons continué l’expérience tout l’après-midi. Nous nous sommes promenés curieusement dans ce Paris inconnu du dix-neuvième et du vingtième arrondissement, prenant au hasard les rues et les ruelles, les larges voies et les boulevards, de Ménilmontant à Belleville, solitaires ou grouillants de monde, pour que la preuve fût décisive.
Une foule de gens du peuple stationnait devant un dépôt d’ouvrage municipal; on venait là attendre, sans doute, pour se faire embaucher. Nous nous sommes mêlés à cette foule, nous l’avons traversée lentement sans susciter le moindre regard de méfiance ou de curiosité, sans provoquer la plus petite réflexion.
Nous marchons ainsi, en causant et en flânant, jusqu’à la porte de Romainville et au lac Saint-Fargeau, à travers des rues inconnues et pittoresques. Nous nous arrêtons à la devanture des marchands de bric-à-brac et de reconnaissances du Mont-de-Piété. Suzanne Desprès nous fait remarquer, aux étalages, un grand nombre de bagues-alliances. Elle nous dit que, dans tous les quartiers pauvres, c’est la même chose: comme les ouvrières n’ont généralement pas d’autre bijou, c’est leur alliance qu’elles vendent d’abord. Les robes, le linge, la literie ne viennent qu’après...
Suzanne Desprès appelait à elle tous les chiens errants, les flattait, les caressait, les plus sales, les plus laids comme les autres. Ils reconnaissaient vite en elle une amie, et ceux qui n’avaient rien à faire se mettaient à la suivre jusqu’à la prochaine borne. Guitry découvrait des enseignes pittoresques: «Au Perroquet populaire», «Lavatory Club», «Au Chien sauveteur», «Au Lapin Vengeur» et des cadres de photographes populaires, avec des couples de mariés engoncés et roides, des enfants frisés comme des caniches, des hommes et des femmes dans des poses inouïes, aux expressions impossibles de fausse dignité ou de naïve rêverie que le photographe leur fit prendre.
Pour moi je déchiffrais les affiches posées sur les murs: les annonces de quêtes à domicile pour l’hiver de 1900-1901, l’avis de l’arrivée de Krüger à Paris, que de pauvres vieilles femmes lisaient péniblement, de ces pauvres femmes voûtées, pâlies, maigres, au regard vide, si triste... L’arrivée de l’ennemi de l’Angleterre les intéressait donc?
Deux de ces femmes, assises sur un banc, parlaient. J’entendis l’une dire d’une voix résignée: «Le peu qu’il gagne, il me l’apporte». Sur le seuil d’une épicerie, une femme criait à un enfant qui tenait un cornet à la main: «Donne ton sou!» Et Suzanne Desprès, dont l’enfance ne fut pas gâtée, nous raconte que sa mère, chaque dimanche, lui donnait aussi un sou pour son prêt; mais elle disait à la petite fille: «Rapporte-moi quelque chose!»
«Heureusement, ajouta-t-elle, que mon père m’en donnait d’autres, en cachette!»
Le temps est gris, sans soleil, mais pas trop froid. Les arbres dénudés s’estompent d’un fin voile de brume. Dans les lointains, les maisons, les cheminées, paraissent enveloppées d’une fumée légère. Nous admirons la finesse de cette atmosphère de Paris, ni crue, comme dans le Midi, ni embrouillardée, comme un peu plus haut, dans les pays du Nord, et qui met un mystère délicat autour des plus banales architectures.
Rue de Belleville, au no 279, accroché à une grille qui sert d’entrée, un écriteau porte: Logement à louer.
«Voyons si cela peut faire notre affaire,» dit Guitry pour plaisanter.
Il entre pourtant dans la maison. Nous le suivons. Il demande à la concierge:
«Vous avez un logement à louer?
—Oui. Au premier, sur la cour.
—Combien?
—Deux cent quarante francs, et vingt francs de plus avec jardin. Deux pièces.
—Est-ce qu’on peut voir?»
La brave femme nous mène à l’étage, et frappe à une porte.
"Ah! il y a du monde? s’étonne Guitry.
—Mais, oui, jusqu’au terme.»
La porte s’ouvre sur une petite pièce encombrée de linge à l’air, de berceaux et de baquets. Trois femmes sont là, autour d’enfants. Guitry les compte: un, deux, trois, quatre.
«Eh ben! j’espère que ça ne manque pas, la marmaille, ici! fait-il.
—Ah, bien sûr, répond l’une des femmes, d’un ton de bonne humeur, ça vient plus vite que des rentes!»
Le logement se compose de cette pièce où l’on étouffe, et d’une autre petite chambre où se trouve le lit des parents.
Nous redescendons.
«Il y a encore le jardin, dit la concierge.
—Ah oui! Voyons-le.»
Nous sommes dans un terrain d’une vingtaine de mètres de long sur quatre de large, divisé en une série de petits rectangles séparés par des barrières de bois, qui sont autant de «jardins». Nous regardons «le nôtre»: un coin de terre que je pourrais recouvrir de mes bras étendus. Pas une herbe. Pas un arbre. Le locataire l’a abandonné sans doute. Il reste debout quelques cerceaux cloués sur des pieux, et qui dressent le squelette d’une gloriette... Des débris de paille, des loques, de la vaisselle cassée, jonchent le sol.
«Faudra rudement travailler ça, dit Guitry.
—Oh! bien sûr,» répond la concierge.
Guitry n’a pas voulu avoir dérangé cette brave femme pour rien et lui glisse dans la main une pièce qu’elle veut poliment refuser, mais qu’il lui fait accepter.
Nous redescendons toute la rue de Belleville. Le temps passe et le soir va tomber. Je voudrais bien pourtant voir Gervaise dans un lavoir...
En voici un.
«Entrons,» dit bravement Suzanne Desprès.
Elle y a d’autant plus de mérite, qu’une fois déjà elle y vint seule, et que les femmes l’apostrophèrent vivement: «Qu’est-ce qu’elle veut, celle-là? Elle vient voir comment on lave son linge?» Et des épithètes sans grâce volaient dans l’air autour d’elle.
«Ça ne fait rien, me dit-elle. Allons-y. Entrons tout de go.»
A travers la porte vitrée, j’aperçois le décor de la Porte-Saint-Martin lui-même! Un plafond de grosses poutres, de larges fenêtres à droite, et des rangs de laveuses penchées sur leur travail, dans une buée lourde chargée d’odeurs âcres de chlore et d’eau de javelle. Bruits de battoirs, grondements de machines, cris de femmes. Mes yeux et mes oreilles ne distinguent pas autre chose.
Suzanne Desprès, curieusement, regarde de tous côtés... Avec sa fanchon sur la tête, ses deux mains dans les poches de son tablier, sa figure pâlie par le faux jour, c’est Gervaise à en pleurer! Il lui manque son petit paquet de linge, et une place à côté de Mme Boche. On dirait que j’entends Mme Boche l’appeler: «Par ici, ma petite!»
«C’est là, tenez, dans cette allée où nous sommes que vous vous êtes battue avec la grande Virginie...»
Elle sourit. Et je cherche Andrée Mégard, sa perruque noire, sa toilette canaille, sa beauté provocante, et sa voix acerbe.
Singulier effet d’une imagination qui fut profondément frappée: quelques secondes, ici encore, je crois revivre l’œuvre admirable de Zola, je me figure faire partie du drame, être quelqu’un, je ne sais lequel, des personnages de L’Assommoir.
Suzanne Desprès passe devant moi, va rejoindre Guitry, et je la regarde marcher: il me semble que, comme Gervaise, elle boite!
TABLE DES MATIÈRES
| Pages | |
| Réjane racontée par elle-même | 1 |
| Chez Sarah Bernhardt | 91 |
| L’Interdiction de Thermidor | 103 |
| Un projet de Révolution au Théâtre Français | 111 |
| Conversation avec Maurice Maeterlinck | 120 |
| Sibyl Sanderson | 129 |
| «Le Capitaine Fracasse» (Deux versions d’une même légende) | 135 |
| La mise en scène du «Capitaine Fracasse» (Conversation avec M. Porel) | 143 |
| La nouvelle «Lysistrata» | 153 |
| Comment M. Sardou devint spirite | 160 |
| «La loi de l’homme»—quelques propos de M. Paul Hervieu | 169 |
| Alfred Bruneau | 176 |
| Sarah Bernhardt en guenilles | 182 |
| La sensibilité des Comédiens | 188 |
| La Duse | 197 |
| Notes biographiques sur la Duse | 211 |
| Du Maquillage a la Peinture | 216 |
| Madame Duse a l’ambassade d’Italie | 227 |
| La Duse devant les Comédiens français | 232 |
| Quelques lettres sur quelques questions.—Lettres d’Alphonse Daudet, Paul Hervieu, Porto-Riche, Alfred Capus, Brieux, Emile Zola, Jules Case, Lucien Descaves, Henri Becque, Marcel Prévost, Romain Coolus, Georges Ancey, Abel Hermant, François de Curel, Henri Lavedan, Alexandre Bisson, Léon Gandillot, Georges Feydeau, Georges Courteline, Maurice Hennequin, Albin Valabrègue, Ernest Blum, Aurélien Scholl, Antony Mars, Paul Ferrier, Henri Chivot, Maurice Ordonneau, Henri de Bornier, Paul Meurice, Edmond Rostand, Alfred Dubout, Jean Aicard, Eugène Morand, Edmond Haraucourt, Georges Rodenbach, Jules Mary, Armand Silvestre | 242 |
| Le départ de Réjane | 345 |
| Un Mariage bien parisien | 351 |
| Petite enquête sur l’Opéra-Comique.—Opinion de MM. Théodore Dubois, Massenet, Reyer, Alfred Bruneau, Gustave Charpentier, André Wormser, Samuel Rousseau, Silver, Camille Erlanger, Alexandre Georges, Xavier Leroux, Victorin Joncières, Gaston Salvayre, Arthur Coquard, Georges Marty | 357 |
| La ville morte | 390 |
| Novelli à Paris—Conversation avec M. Jean Aicard | 396 |
| Jeanne Ludwig | 404 |
| Emma Calvé | 408 |
| Sarah | 414 |
| Réjane | 424 |
| Coupeau et Gervaise à Belleville | 430 |
Châteauroux.—Imprimerie et Stéréotypie A. MELLOTTÉE