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Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

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The Project Gutenberg eBook of Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

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Title: Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

Author: E. J. Delécluze

Release date: February 28, 2010 [eBook #31441]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUIS DAVID, SON ECOLE ET SON TEMPS: SOUVENIRS ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LOUIS DAVID

SON ÉCOLE & SON TEMPS

SOUVENIRS

PAR

M. E. J. DELÉCLUZE
PARIS
DIDIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

1855

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.

I. L'atelier des Horaces.

Enfance d'Étienne.—Fête de l'Être suprême.—Séance de la
Convention.—Fréron, les muscadins.—Godefroy.—Quinquet.—Ch.
Moreau.—Le Louvre en 1796.—Meubles de Jacob.—Talma.—Une dame
artiste.—Rentrée des émigrés.—Souvenirs de la Terreur.

II. David à l'atelier de ses élèves.

Modèle posé par David.—Gautherot et Mulard.—Réaction contre les Jacobins.—David corrige ses élèves.—Moriès.—Les Horaces et les Sabines.—Maurice Quay.—De Forbin, Granet.

III. Les élèves de David à leur atelier.

Le trésorier Grandin.—Les penseurs.—Ch. Nodier et Maurice
Quay.—Richard Fleury, Révoil.—Le Vaudeville.—Granet, M. Ingres.

IV. Les Rapins.

Allocution de Maurice.—Agamemnon et Pâris.—Huyot l'architecte, Vermay,
P. Duqueylar, Paillot de Montabert, A. Lullin, Aug. de
Saint-Aignan.—Anciens et modernes.—Ossian.—L'Oreste d'Hennequin.

V. David jusqu'en 1789.

Enfance de David.—Sedaine, Vien, David.—Le Doux, Mlle Guimard.—La
Peste de Saint-Roch
.—Bélisaire, Andromaque, les Horaces, la
Mort de Socrate
.—Conseil d'André Chénier.—Pâris et Hélène,
Brutus.—Heyne, Winckelmann, Lessing, Hamilton, Gessner,
Giraud.—Théorie et archaïsme.

VI. David de 1789 à 1795.

Cendres de Voltaire.—Le Jeu de Paume.—Les frères Franque.—David membre de la Convention.—Premier discours de David.—L'ancienne académie attaquée.—Topino Le Brun.—Basseville.—Le Pelletier de Saint-Fargeau.—Marat et David.—Portrait de Marat.—Statue du peuple français.—Commission du Muséum.—David préside la Convention.—Discours de David.—Le temps de la Terreur.—Viala.—Neuf thermidor.—David accusé.—Mme David.—David et Platon.—David prisonnier au Luxembourg.

VII. L'Atelier et le tableau des Sabines.—1796-1800.

David amnistié.—État des esprits en France.—Fêtes.—Les théophilanthropes.—Aristocratie intellectuelle.—Moeurs du temps.—Le chanteur Garat.—Baboeuf.—Clubs.—Le général Bonaparte.—Traité de Campo-Formio.—Portrait de Bonaparte.—Bonaparte en Égypte.—Les monuments d'art à Paris.—Réflexions de David sur l'art.—Le Marcus Sextus de Guérin.—Le tableau des Sabines exposé.—Critiques.

VIII. Le tableau des Thermopyles.—1800-1802.

Nouvelles études de David.—Polygnote et Pérugin.—Amour de David pour son art.—Réflexions et conseils de David.—Le 18 brumaire.—Bonaparte et David.—Portrait équestre de Bonaparte.—David devient monarchique.—Le chapeau de Bonaparte.—Procès de Topino Le Brun.—Charlemagne, Bonaparte.—Musée des Petits-Augustins.—Genre anecdotique.

IX. Élèves de David. Écoles rivales.—1805-1810.

David et Pie VII.—J. G. Drouais.—Fabre, la comtesse d'Albany.—Girodet de Trioson.—Lettre de Girodet.—Mlle Candeille.—Ossian.—David chez Girodet.—Écrits de Girodet.—Sa mort.—F. Gérard.—La Psyché.—Qualités de Gérard.—Mme Récamier.—Bataille d'Austerlitz.—Gérard pendant la Restauration.—A. Gros.—Ses premiers ouvrages.—Les pestiférés de Jaffa.—Réaction dans les arts.—Gros pendant la Restauration.—Le cloître des Capucines.—Atelier de Gros.—Sa mort.—Regnault; Vincent.—Prudhon; Mlle Mayer.—P. Guérin; ses élèves.

X. Les Prix décennaux.—1810.

Visite de Napoléon à David.—Tableau du Couronnement.—Vivant Denon.—Prix décennaux.—But incertain des artistes.—Tableaux officiels.

XI. David reprend le tableau des Thermopyles. 1810-1815.

Les deux Monrose.—Praticiens classiques.—Moriès.—Figure de Léonidas.—Observations sur les Thermopyles.—David en 1813.—David chez Curtius.—Portraits de Napoléon.—Mort de Socrate.—Officiers russes chez David.—Le bouquet de lis.—David au 20 mars 1815.—Napoléon à l'atelier de David.—David avec ses élèves.—Veille du départ pour l'exil.

XII. Temps d'exil. Mort de David. École nouvelle. 1816-1825.

David à Bruxelles.—David et le roi de Prusse.—David s'établit à Bruxelles.—L'Amour et Psyché.—Télémaque.—Maladie de David.—Honneurs funèbres.—École nouvelle.—Géricault.—Le Radeau de la Méduse.—Influence allemande.—Lord Byron, Walter Scott.—École romantique.—M. V. Schnetz.—L. Robert.—M. Ingres en 1805.—Voeu de Louis XIII.—Apothéose d'Homère.

XIII. Conclusion.

Liste des élèves de David.

APPENDICE.

Les Barbus d'à présent et les Barbus de 1800.

Les Barbus, par M. Ch. Nodier.

AVERTISSEMENT.

Il y a plusieurs années que l'ouvrage que je présente aujourd'hui au public est composé, mais différentes raisons m'en ont fait différer la publication jusqu'à ce jour; la principale a toujours été le choix du moment où je pourrais trouver le public disposé à accueillir cette histoire du peintre Louis David et de son école. L'admiration pour les ouvrages de cet illustre artiste a été si exclusive jusqu'au moment de sa mort, et ils ont été critiqués, dénigrés même avec tant de violence et d'injustice pendant les quinze ou seize années qui ont suivi son exil, qu'il m'a paru indispensable d'attendre que le temps eût calmé l'effervescence de ces passions contraires, et qu'il devînt ainsi possible de porter sur les travaux de David un jugement impartial, et de le faire accepter avec calme aux lecteurs. Si je ne me trompe, ce moment est venu, et les compositions de David, après un examen rigoureux de près de vingt années, sont sorties triomphantes de cette rude épreuve. Ses défauts, car quel est le maître qui n'en ait pas? résultent bien moins encore de la tournure de son esprit que des circonstances extraordinaires avec lesquelles il s'est trouvé aux prises pendant sa vie. En effet, L. David, déjà peintre et maître célèbre à la fin du règne de Louis XVI, devenait bientôt après l'interprète des passions qui agitaient la France en 1791. L'époque terrible de la Terreur, où le nom de l'homme politique se trouve si tristement inscrit, fut pour l'artiste une occasion de renouveler complétement son talent et sa manière, et le conduisit dans la voie qu'il a suivie en produisant ses deux plus beaux ouvrages, le tableau des Sabines et le Couronnement de Napoléon.

Depuis près d'un demi-siècle que ces tableaux ont été examinés et critiqués par deux ou trois générations dont les idées et les goûts ont été si différents, leur mérite est aujourd'hui paisiblement reconnu. Mais un point que personne ne conteste est la supériorité de David, non-seulement sur ses contemporains, mais encore sur les maîtres anciens, comme chef d'école. Aussi, malgré le reproche qu'on lui a si fréquemment adressé d'avoir exercé un empire absolu sur ceux qui cultivaient les arts dans le même temps que lui, est-on forcé de reconnaître aujourd'hui qu'aucun maître n'a moins imposé sa manière; qu'il en a même changé quatre ou cinq fois, et qu'enfin, lui, dont l'enseignement était basé sur des principes fixes, mais si larges dans leurs applications, a formé des artistes dont les talents offrent une diversité remarquable. L'ascendant de David sur le goût de ses élèves pouvait-il être tyrannique, lorsque l'on compte parmi ceux-ci Drouais, Girodet, Gérard, Gros, M. Ingres, M. Schnetz, Léopold Robert et Granet, tous caractérisés par un génie si différent? On ne craint pas de l'affirmer, aucune des écoles des plus célèbres maîtres modernes n'offre un pareil résultat, et ce sera toujours une gloire pour David d'avoir fondé et entretenu, pendant plus d'un demi-siècle, une véritable école, peut-être la dernière qui ait pu être constituée et qui se maintienne encore.

Les productions des arts, comme celles de la littérature, se ressentent toujours des événements auxquels l'artiste ou l'écrivain s'est trouvé mêlé, des erreurs, des préjugés de l'époque qu'il a traversée. Plus qu'aucun autre, David a cédé à l'influence exercée sur les esprits par les gouvernements sous lesquels il a vécu, depuis les dernières années de la monarchie jusqu'à la rentrée des Bourbons en France, en 1815. Il est sans doute regrettable que l'homme se soit montré si faible et si versatile; mais c'est une chose, à la fois curieuse et instructive que de voir avec quelle promptitude, avec quelle fidélité les impressions diverses et souvent contraires qu'a reçues l'artiste ont été reproduites dans les ouvrages qu'il a successivement achevés sous Louis XVI, pendant la Terreur, sous le Consulat et pendant le règne de Napoléon. On peut comparer le génie et le talent de David à un miroir; c'est avec la même fidélité, c'est avec la même impassibilité qu'ils ont reproduit, sans choix et involontairement, toutes les nuances des révolutions politiques et intellectuelles à travers lesquelles l'artiste a passé sa vie.

La part accidentelle que David a prise à tous les événements de son temps, les rapports qu'il a eus avec plusieurs de ses contemporains les plus célèbres, répandent sur l'histoire de la vie et de l'école de ce maître un intérêt que, bien loin de le négliger, nous nous sommes efforcé de faire ressortir. On trouvera dans cet ouvrage des détails anecdotiques sur les liaisons ou les entrevues que David a eues avec les hommes de 1793, avec Napoléon, Pie VII, le roi de Prusse et d'autres personnages historiques; ces détails, nous l'espérons du moins, sont tout à fait propres, non-seulement à faire connaître le caractère de l'homme, mais à montrer l'importance que l'on attachait à son talent.

DAVID, SON ÉCOLE ET SON TEMPS.

I.

L'ATELIER DES HORACES.

Celui qui, maître d'une idée et soutenu par ses talents, a exercé pendant plus d'un demi-siècle en France et en Europe une influence directe, forte et constante sur les arts qui dépendent de l'imagination, du goût et même de l'industrie, cet homme appartient de droit à l'histoire. Tel fut le peintre Louis David, dont la vie, comme on sait, a été si fortement agitée par les grands événements de la révolution française.

Ces Souvenirs ont pour objet de faire ressortir le génie propre de David et les principes que ce grand artiste a transmis à son école. Ils feront connaître premièrement le caractère de la réforme tentée dans les beaux-arts quelques années avant le temps où éclata la grande révolution de 1789; secondement, quels étaient les principes de cette réforme, ainsi que la manière dont ils furent interprétés par les artistes français, et en particulier par David devenu chef d'école; puis les modifications apportées à ces principes par les nombreux élèves de ce maître jusqu'en 1816, lorsque, banni de France, il put assister, au moins par la pensée, aux attaques dirigées contre le système qu'il avait établi par son enseignement et par ses oeuvres; et enfin la restauration de la doctrine de David, remise en honneur par quelques-uns de ses dernière élèves, après la mort de leur maître.

L'ensemble des événements qui se rapportent à ces vicissitudes de l'art se trouvant compris dans l'espace de quatre-vingt-deux années (1772-1854), on ne peut s'attendre à trouver un récit tracé de suite par le même témoin. Aussi les faits variés contenus dans cet ouvrage reposent-ils sur les témoignages de trois autorités différentes: la tradition, les écrits déjà faits sur cette matière, et les souvenirs d'un homme qui a été l'élève de David, qui a connu particulièrement cet artiste pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, et que sa position et ses études ont peut-être placé plus favorablement que d'autres, pour retracer l'histoire d'une école aux travaux de laquelle il n'est pas resté complétement étranger.

Cet homme, demeuré artiste obscur, Étienne, que l'on ne verra figurer que quand son intervention sera indispensable pour donner plus de vérité aux événements dont il a été témoin, et de vie aux personnages qu'il a connus, Étienne est entré dans sa soixante-treizième année. Il a donc vu se dérouler près des trois quarts d'un siècle, et l'un de ceux des temps modernes les plus fertiles en grands événements. Enfant en 1789, son père lui fit parcourir tout Paris le lendemain de la prise de la Bastille; jeune, il traversa l'Empire; homme mûr, il a assisté aux révolutions de 1814, 1830, 1848 et 1852. Si obscure qu'ait été la vie d'un homme d'une intelligence ordinaire, mais témoin attentif de ce qui s'est passé pendant ces années, ce qu'il en raconte ne peut être dénué de tout intérêt, et lorsqu'ainsi qu'Étienne il s'est trouvé placé à un point de vue et près de personnes qui lui ont permis d'observer les événements et les hommes sous des aspects particuliers, peut-être est-ce un devoir pour lui de transmettre aux autres ce qu'il a vu, entendu et éprouvé.

Dès sa plus tendre enfance, Étienne avait montré du goût et quelque aptitude pour l'art du dessin. Son père vit avec plaisir se développer chez son fils une disposition qui semblait devoir le diriger vers l'étude de l'architecture. L'aisance dont jouissait la famille d'Étienne engagea cependant ses parents à lui faire suivre le cours des études classiques. Trop jeune encore (il avait huit ans) pour entrer au collége de Lisieux, où il devait être élève, on le confia aux soins d'un maître tenant un pensionnat relevant de ce collége. À cette époque, les idées du nivellement des classes de la société étaient déjà fortement imprimées dans les esprits, et l'instinct de la bourgeoisie la poussait à opérer graduellement ce changement par l'instruction plus complète et plus forte qu'elle s'efforçait de faire donner à ses enfants. Étranger à tout esprit de système, mais obéissant à cette impulsion qui entraînait la classe de la société à laquelle il appartenait, le père d'Étienne désirait avec ardeur que son enfant reçût une instruction supérieure à la sienne. Une anecdote concernant le père et le fils fera juger de l'importance extrême et particulière que l'on attachait alors à l'instruction des enfants.

Étienne avait été confié à M. Savouré au printemps de 1789. Le lendemain de la prise de la Bastille, au moment où Paris était encore en émoi de ce grand événement, le père d'Étienne, inquiet, courut chercher son enfant pour le garder près de lui. Il le ramena en traversant la ville depuis le quartier du Jardin-du-Roi jusqu'à celui du Palais-Royal, où il demeurait. Pendant ce long trajet, les deux voyageurs eurent plus d'une occasion de voir l'agitation qui régnait de tous côtés. Cependant, au milieu de la confusion des idées qui se succédèrent dans l'esprit du jeune écolier, deux circonstances produisirent une forte impression sur lui, et se gravèrent pour toujours dans sa mémoire: la cocarde tricolore que l'on attacha d'autorité à son chapeau sur le Pont-Neuf, en face de la statue d'Henri IV, et l'effroyable détonation d'une pièce de 48, au moyen de laquelle on entretenait l'alarme dans la ville. D'ailleurs, l'enfant, comme s'il eût pressenti que son existence devait se passer au milieu des tempêtes politiques, se sentit peu ému des cris du peuple et de l'agitation générale des citoyens. Cependant, arrivés au perron du Palais-Royal, le père et son fils trouvèrent là, placé en faction, l'un de leurs voisins, l'homme le moins belliqueux et le moins partisan de la révolution qu'il y eût sans doute dans le quartier. Armé d'un beau fusil de chasse damasquiné, pâle de fatigue et d'inanition, il était demeuré là six heures à attendre consciencieusement que celui qui l'avait posé en sentinelle, et qui ne se souvenait plus de lui, vînt substituer un factionnaire à sa place.

Le petit Étienne qui, ainsi que tous les écoliers, aurait fait bon marché de la chute d'une monarchie pour avoir un jour de congé, voulut entraîner le voisin factionnaire en l'engageant à rentrer chez lui. Mais l'honnête bourgeois, tout las et contrarié qu'il fût de sa corvée militaire, lui dit: «Mon petit ami, quand on nous a confié un poste, il faut y rester, dût-on y mourir.»

Cette parole, que les événements du jour et le trouble de la ville rendaient grave et solennelle, tomba jusqu'au fond de l'âme d'Étienne. Il devint pensif, et, lorsqu'il se fut éloigné du voisin en suivant son père, après quelques minutes de silence, il demanda à celui-ci: «Mais qu'est-ce donc que la révolution? que demande-t-on, mon père?» La question était embarrassante. Le père aimait tendrement son fils, et il craignait également de lui transmettre une idée fausse, ou de faire germer dans son esprit des pensées dangereuses. «Mon enfant, répondit-il après quelques instants d'indécision, qui redoublèrent la curiosité du petit questionneur, mon cher enfant, il est bien difficile de te répondre… Si tu étais plus grand…» Le père s'arrêta encore, puis, rassemblant ses idées et cherchant à profiter de cette occasion pour exhorter son fils au travail, il ajouta: «Tiens, je ne puis mieux faire qu'en te disant que la révolution détruit toutes les distinctions entre les hommes. Désormais il n'en existera plus qu'une, celle que la science et l'instruction mettront entre les ignorants et les savants. Ainsi travaille bien si tu veux te distinguer; il n'y a plus d'autre noblesse.»

Ces mots, qui n'étaient peut-être qu'une réponse évasive, se gravèrent d'une manière ineffaçable dans la mémoire d'Étienne, et sans doute ils ont influé sur le destin de toute sa vie. Cependant, s'ils produisirent un effet salutaire, ce ne fut que quelques années après, car Étienne ne fut jamais qu'un pauvre écolier, même à Lisieux, où il acheva sa sixième au milieu des émeutes populaires et des troubles politiques toujours croissants qui amenèrent bientôt la suppression des colléges.

Pendant l'année 1793, Étienne, rentré dans sa famille, abandonna presque entièrement les études classiques, pour se livrer au goût naturel qui le dominait. Sans conseil et sans guide, il copiait de faibles gravures d'après les peintres académiciens dont la renommée durait encore, les Boucher, les Vanloo, les Bouchardon, les Natoire, etc. À ce travail, qui passait pour des études, il faisait succéder des occupations qui, si futiles qu'elles fussent, trahissaient mieux son instinct. Toutes ses récréations étaient employées à construire des petits théâtres dont il était à la fois le machiniste, le décorateur, l'auteur et l'acteur. Bref, il perdait son temps; mais il le sentait, et ne cessait de prier son père de lui donner un maître qui lui enseignât l'art du dessin.

Dans cette circonstance, le père d'Étienne sentait toute l'importance d'un bon choix; et si jusqu'alors il avait tardé à satisfaire la juste impatience de son fils, c'est qu'il ne voulait le confier qu'à un homme, à un artiste qui pût, dès ses premiers pas, le mettre dans la bonne voie. D'ailleurs, le régime de la terreur était dans toute sa force, et les inquiétudes causées par les affaires publiques ôtaient toute importance aux intérêts privés.

Cependant, dans cette année terrible, on s'occupait parfois d'art; et malgré l'horreur qu'inspirait le comité de sûreté générale, dont David était membre, les talents de cet artiste commandaient l'admiration de tous. On s'efforçait de séparer l'homme politique du peintre, et ceux surtout qui, comme Étienne, étaient jeunes et ne voyaient en lui que l'auteur des Horaces et du Brutus, éprouvaient une vive curiosité de rencontrer ce peintre célèbre. C'était l'une des idées fixes d'Étienne.

La première fois qu'il l'aperçut, ce fut à la fameuse fête de l'Être suprême (20 prairial an II.—8 juin 1794). Les annonces et les apprêts pompeux que l'on avait faits pour cette cérémonie ayant excité la curiosité d'Étienne, son père consentit à le conduire aux Tuileries pour voir passer le cortége. Ce fut vraiment un beau et grand spectacle. Toutefois l'éclat extérieur de cette fête le céda à la préoccupation qu'elle fît naître dans tous les esprits. Le pouvoir de Robespierre déclinait; on avait osé lui dire qu'il prétendait à la tyrannie, et l'on répétait tout bas que ceux qui voulaient sa perte avaient trouvé moyen de le mettre en évidence pendant la fête, de manière à compromettre sa popularité. En effet, lorsqu'Étienne vit s'avancer les membres de la Convention nationale, rangés sur deux lignes, et comme il considérait attentivement cette masse d'hommes graves décorés de la ceinture et du panache tricolores, et tenant à la main un gros bouquet de coquelicots, de bluets et d'épis de blé mûr, son père lui toucha l'épaule et lui dit: «Tiens, regarde, voilà Robespierre; c'est celui qui marche seul, devant la Convention.» Étienne porta alors toute son attention sur cet homme qui avait encore la destinée de tous les français entre les mains. Sa taille était médiocre, sa figure pâle, son expression sèche et grave. À cette cérémonie, pendant laquelle il marchait de quelques pas en avant du large front que présentaient les membres de la Convention, il s'avançait à pas mesurés, la tête découverte, les yeux habituellement dirigés vers la terre, et à sa démarche composée et parfois incertaine, il était facile de s'apercevoir que le rang à part qu'on lui avait assigné lui causait de l'embarras. Malgré la pompe et la nouveauté des ornements qui caractérisaient cette fête, le jeune Étienne fut frappé du contraste qu'offrait l'expression morne et inquiète de Robespierre comparée à l'agitation qui se manifestait par moments dans les rangs des représentants du peuple. Il observait cette disparate sans pouvoir s'en rendre compte, lorsque deux ou trois jeunes gens, marchant dans la contre-allée derrière lui et son père, dirent à demi-voix, et en faisant allusion à Robespierre qu'ils voyaient passer aussi «Ah! monstre que tu es, ton compte sera bientôt réglé maintenant!» Ceux qui entendirent ces paroles tremblèrent, car la discrétion et le silence, en pareille occasion, indiquaient la complicité et étaient punis de mort.

Mais presqu'au même instant l'attention fut détournée par la voix d'un homme qui criait en marchant très-vite: «Place au commissaire de la Convention!» La haie des curieux, qui bordait la grande allée des Tuileries, s'ouvrit, et l'on vit un représentant du peuple en costume, tenant ses deux fils par la main, et s'avançant avec vivacité vers le milieu du cortége pour faire presser la marche au groupe des juges du tribunal révolutionnaire, qui précédait celui des membres de la Convention. C'était David, chargé de la disposition de toute la fête, qui agitait son chapeau surmonté d'un grand panache tricolore, pour faire maintenir les distances entre les différents corps des fonctionnaires de la république formant le cortége.

Étienne ne fit qu'entrevoir David, mais l'apparition de cet artiste, dont tous les assistants rappelèrent, en cette occasion, le talent et la gloire, fit une telle impression sur le jeune enfant, que depuis ce jour il redoubla d'efforts pour perfectionner ses études dans l'art du dessin.

Cependant le 9 thermidor vint et Robespierre tomba. Il sera toujours bien difficile de faire comprendre à ceux qui n'en ont pas été témoins la terreur dont on fut frappé sous le règne de cet homme, et la joie folle que l'on éprouva immédiatement après sa mort.

La première idée qui vint à Étienne, quand il vit ainsi succéder la satisfaction à la crainte dans sa famille, fut de conjurer de nouveau son père de lui donner un professeur de dessin. La difficulté de faire un bon choix fut encore alléguée, et cette affaire demeura suspendue. Le 13 thermidor, quatre jours après le supplice de Robespierre, lorsque chacun allait et venait dans Paris sans savoir où, mais comme pour respirer un air plus libre, Étienne fit une promenade aux Champs-Elysées avec son père. Là, profitant de la bonne humeur qu'avaient fait renaître les derniers événements politiques, il employa toutes les cajoleries de l'éloquence enfantine pour obtenir ce qu'il désirait. Tout en échangeant des instances pressantes et des promesses conditionnelles, le père et le fils rentrèrent par les Tuileries et se trouvèrent bientôt sous les murs du château, dans lequel se tenaient les séances de la Convention. Elle était en permanence; et le père d'Étienne, qui, pour rien au monde, n'aurait voulu mettre le pied en ce lieu cinq jours auparavant, eut l'idée d'y conduire son fils. Ils pénétrèrent dans la salle, et par un hasard singulier trouvèrent accès dans une des tribunes. La jeunesse d'Étienne fut cause que chacun se prêta pour lui ménager une place sur la première banquette, en sorte qu'il put voir et entendre parfaitement ce qui préoccupait l'assemblée en ce moment.

Le représentant du peuple, le peintre David, était à la tribune, où il balbutiait quelques paroles sourdes qu'il cherchait, mais en vain, à opposer à la fureur de plusieurs de ses collègues acharnés à le faire décréter d'accusation. Il était pâle, et la sueur qui tombait de son front roulait de ses vêtements jusqu'à terre, où elle imprimait de larges taches. Étienne avait souvent entendu parler des tableaux des Horaces et de Brutus, il savait que David était le peintre le plus renommé de l'époque; aussi, malgré les charges terribles qui s'élevaient contre cet homme, ne fut-il frappé, que de l'idée de voir le plus habile artiste de France menacé d'une mort prochaine. Mais il faut tout dire: la faiblesse de la défense de l'artiste, la violence excessive de ses accusateurs et l'état de souffrance et d'angoisse dans lequel était cet homme, auraient fait naître la pitié dans tout autre coeur que celui d'un enfant sur qui les grands événements politiques n'avaient pas encore pu agir puissamment.

Telle fut la triste et mémorable occasion qui fit connaître au jeune Étienne celui qui, deux ans après, devait l'admettre au nombre de ses élèves.

On parla beaucoup dans le monde de l'accusation portée contre David et de sa condamnation à la prison. À ce sujet, les avis étaient fort partagés: les uns blâmaient hautement l'indulgence dont on avait usé envers un des membres du comité de sûreté générale, dont la culpabilité était jugée la plus flagrante; d'autres, sans nier ce que l'on reprochait à David, soutenaient que l'on avait agi généreusement, mais avec prudence, en sauvant la vie à un si grand artiste que sa niaiserie et sa bêtise (telles étaient les expressions employées alors) avaient rendu complice à son insu des plus grands criminels.

Pour Étienne, le résultat de ces discussions, ordinairement fort vives, était de lui faire sentir le cas singulier que l'on faisait du talent de David, et d'exciter en lui la curiosité plus vive que jamais de voir les ouvrages de ce peintre. Mais les Horaces et le Brutus, les deux tableaux de cet artiste dont on parlât alors, lui appartenant encore, étaient placés dans un de ses ateliers particuliers où il n'était pas facile de pénétrer. Outre cela, on était peu disposé à faire les démarches nécessaires pour arrivera ce but, et plus d'une fois, lorsqu'Étienne ramenait la conversation sur ce sujet, lui imposait-on silence en parlant avec dégoût des portraits de Marat et de Le Pelletier de Saint-Fargeau que David avait peints pour la Convention.

Il fallut comprimer ses désirs jusqu'à ce qu'il se présentât une occasion favorable de les satisfaire. Dans cette attente, Étienne continua pendant quelque temps à copier, dans la maison paternelle, les mauvais modèles qui étaient à sa disposition, mais dont le mérite et l'autorité avaient été déjà affaiblis dans son esprit par quelques conversations qu'il avait eues avec de jeunes dessinateurs plus âgés que lui et instruits du changement de goût que David avait opéré dans les arts. Cependant le temps s'écoulait en pure perte. Étienne le sentait, le disait à ses parents en les priant avec plus d'instances que jamais de le mettre sous la direction d'un artiste de talent. Enfin un architecte, ami de la maison, proposa pour maître un élève de David dont le mérite et la probité lui étaient connus. Le professeur, qui était déjà connu de la famille, fut agréé, et comme la jeunesse d'Étienne et son caractère vif et aventureux semblaient exiger une surveillance attentive, ses parents lui firent enseigner le dessin près d'eux.

Étienne eut donc pour premier maître un élève de l'école de David, contemporain et condisciple de Fabre, de Girodet, de Gérard et de Gros. Godefroy, tel était son nom, était âgé, en 1794, de vingt-deux à vingt-quatre ans. Blond, paresseux, d'une honnêteté parfaite, ne manquant pas d'esprit, c'était d'ailleurs un peintre plus propre à faire des croquis et des compositions faciles qu'à mettre à bonne fin le plus léger ouvrage. L'une des premières questions que lui adressa Étienne fut de savoir comment il faudrait s'y prendre pour voir les Horaces et le Brutus de David. Mais cette requête suggéra au maître une réponse qui ruina les espérances de l'élève. Loin de partager les opinions politiques de David, Godefroy au contraire faisait partie des jeunes gens, des muscadins à cadenettes qui réagissaient contre les terroristes, sous la conduite de Fréron. Il fallut donc qu'Étienne renonçât encore à voir les ouvrages de David, dont Godefroy, pour le consoler, lui faisait des croquis pendant les leçons.

Si ce jeune homme était un brave et aimable garçon, il faut dire aussi qu'il était peu propre à pratiquer et à enseigner la peinture. Avec sa tête légère et la paresse de son esprit, il avait trouvé dans les agitations politiques du moment un emploi complet de ce qu'il y avait de disponible dans ses facultés. Enrôlé dans l'escadron des jeunes gens, Godefroy, aux approches du 13 vendémiaire (an IV), employait les journées entières à se promener avec ses compagnons sous les galeries du Palais-Royal, traînant d'une manière bruyante un grand sabre de cavalerie attaché à un ceinturon bouclé sur sa redingote, et, ainsi affublé, passant son temps à narguer les terroristes et les partisans de la Convention.

Interrompant parfois le cours de ces expéditions guerrières, Godefroy continua bien de venir chez les parents d'Étienne; mais c'était seulement pour donner des nouvelles de ce qui se passait à Paris et des succès ou des revers alternatifs des jeunes gens et des terroristes. Quant au dessin et à la peinture, il n'en disait plus même un mot.

Après la journée du 13 vendémiaire, et lorsque le calme fut à peu près rétabli, le pauvre Godefroy, pour qui cette campagne malheureuse fut sans doute l'occasion de sa vie où il a montré le plus d'activité et d'énergie, cessa de venir dans la famille d'Étienne. N'ayant qu'un talent médiocre, il peignit, pendant quelque temps, des lampes chez Quinquet, dont le nom consacre le souvenir de son invention. Puis enfin, ne trouvant plus à s'occuper en France, il se décida à passer aux États-Unis, où il est mort quelques années après.

Étienne a sans doute tiré bien peu de profit des leçons qu'il a reçues de Godefroy, et cependant il a toujours conservé un souvenir tendre de ce bon jeune homme, qui, outre les précieuses qualités de son coeur, avait le goût des ouvrages excellents et a appris à Étienne à connaître et à apprécier les vrais chefs-d'oeuvre des arts.

Mais le temps s'écoulait et les progrès d'Étienne étaient insensibles. Pendant les années 1794 et 1795, il alla habiter la campagne avec ses parents. Par un concours de circonstances qui ne peuvent être rapportées ici, le jeune élève en peinture reprit le goût des études classiques et revit la plupart des auteurs latins avec une ardeur et une énergie qui se réveillent rarement quand leur action a été interrompue. Cet acte de sa volonté, couronné par un succès inattendu, lui fit faire de nouveaux efforts. Entre autres, il se mit seul et sans guide, à dessiner le paysage d'après nature. Étienne commençait à se sentir plus fort; en rentrant à Paris, vers l'automne de 1796, il témoigna ouvertement à ses parents le désir d'entrer à l'école de David.

Jusqu'à cette époque, le caractère et les dispositions, de l'esprit de ce jeune homme avaient inspiré des inquiétudes à sa famille. D'une vivacité excessive de corps, et souvent agité par les fantaisies d'une imagination plus mobile que productive, on pouvait redouter chez lui le premier effet des passions. Cette crainte, qui était fondée, fit prendre aux parents d'Étienne un terme moyen pour qu'il reçût les conseils de David, sans qu'il fût exposé tout à coup au danger de se trouver au milieu de jeunes élèves dont la conduite fort peu réglée n'était soumise à aucune surveillance. On eut encore recours à l'architecte qui avait introduit Godefroy dans la maison. Plus heureux cette fois, cet ami trouva moyen de faire entrer Étienne chez un élève de David, à qui ce maître avait prêté, pour achever un tableau, l'atelier même où étaient placés ceux des Horaces et de Brutus. De ce concours de circonstances, il résultait qu'Étienne serait pleinement satisfait, puisqu'il allait travailler sous un maître digne de sa confiance, qu'il verrait à son gré les ouvrages de David, et qu'enfin ce célèbre artiste, ayant entendu parler d'Étienne, avait promis à ses parents de surveiller ses études.

Charles Moreau, le maître nouveau à qui Étienne venait d'être confié, était alors dans sa trentième année. C'était un homme bien fait de sa personne, dont la physionomie calme n'annonçait rien moins qu'une imagination ardente. La nature l'avait doué d'une certaine aptitude aux arts, dont il était facile de voir qu'il cherchait plutôt à profiter pour s'assurer une profession, que dans l'idée de courir follement après la gloire. Pendant le cours de ses études académiques, il avait obtenu un double succès fort rare. Après avoir remporté le grand prix d'architecture, l'art qu'il avait étudié plus particulièrement, on lui décerna le second grand prix de peinture en 1792, la même année que Landon eut le premier. Cette double palme, conquise par des travaux recommandables, devait naturellement faire concevoir de hautes espérances pour l'avenir de Charles Moreau; toutefois cet artiste, dont le mérite particulier consistait en une certaine habileté à employer avec goût ce qu'il avait appris dans les écoles, ne répondit qu'imparfaitement à ce que l'on attendait de lui. Il était d'un abord froid, mais au fond plein de bonté et de politesse; aussi Étienne l'accepta-t-il avec joie comme maître, soutenu d'ailleurs par l'espérance de voir quelquefois David et d'arriver à l'honneur de recevoir ses conseils.

Mais le lieu où Étienne allait étudier sous Moreau, l'atelier des Horaces, a été trop célèbre et se trouvait trop voisin de l'école où David enseignait ses élèves, pour n'en point faire connaître la disposition en détail. Ceux qui parcourent aujourd'hui les quatre grandes galeries du vieux Louvre, si spacieuses, si magnifiquement ornées, et remplies de tant de richesses, ne se doutent guère des hideuses saletés qu'elles renfermaient encore vers 1786 et 97, lorsque le jeune Étienne pénétra dans ces lieux obscurs pour la première fois. Les deux corps de bâtiment où sont établis aujourd'hui les musées des Souverains et de la Chalcographie, du côté de la grande colonnade et en retour parallèlement à la rue de Rivoli, étaient, ainsi que les autres parties du Louvre, habités par les artistes à qui on avait laissé maçonner intérieurement, quand l'État lui-même ne les faisait pas construire, une suite de cahutes qui, tirant toutes leur jour de la grande cour, mettaient dans l'obscurité le reste de ces vastes galeries, dont les murs, ainsi que les immenses charpentes de la toiture, étaient à nu.

On pénétrait dans cette partie du Louvre par deux escaliers; l'un à gauche, sous le guichet en entrant par la rue du Coq, qui n'existe plus, et l'autre en hélice, obscur, étroit, détruit maintenant, qui répondait alors à droite en entrant, sous le guichet du côté de l'église Saint-Germain l'Auxerrois.

Quant à l'amas de ces constructions intérieures, accordées à David, pour lui personnellement et pour ses élèves, il se trouvait dans une partie du vide qui forme aujourd'hui la cage du grand escalier bâti sous le règne de Napoléon, à l'angle de la colonnade et de la face nord du Louvre, près de l'hôtel d'Angivilliers.

Ces détails suffiront pour faire connaître quel était l'état intérieur d'un des plus beaux monuments de l'Europe, quoique, pour en compléter le triste tableau, il soit indispensable d'ajouter que, près des grands murs noirs adossés à la colonnade, des espèces d'immenses éviers servaient de latrines toujours ouvertes d'où s'exhalait un air infect, qui ne se renouvelait qu'avec peine.

Rien n'est tel que de trouver les choses convenablement établies pour croire qu'elles n'ont jamais dû être autrement disposées. Ce qu'il est difficile de comprendre, c'est que la plupart des artistes à cette époque, c'est que leurs femmes, leurs filles, ainsi que les amateurs opulents qui fréquentaient les ateliers, toutes personnes bien élevées, distinguées même par leurs goûts et leurs habitudes, vivaient là sans qu'aucune d'elles témoignât hautement l'horreur que l'obscurité dégoûtante de l'intérieur du Louvre devait naturellement leur inspirer. Mais cette tolérance s'explique par un seul fait: les artistes, leur famille et leurs élèves y étaient logés gratis. Aussi ne fallut-il rien moins que la volonté de fer et le pouvoir de Napoléon pour purger ces nouvelles étables d'Augias, et rendre le monument du Louvre à une destination digne de la nation au milieu de laquelle il a été élevé.

C'est vers le mois d'octobre 1796 qu'Étienne, âgé de quinze ans et demi, fit pour la première fois son entrée dans ces lieux. Muni de son carton et de ses crayons, ce ne fut pas sans peine qu'il parvint jusqu'à l'angle ténébreux du Louvre, où, parmi tant d'autres, se trouvait la petite porte qui conduisait à l'atelier des Horaces. Il monta une espèce d'escalier roide, étroit, dont les planches craquaient sous chacun de ses pas. Parvenu à la dernière marche, en portant son regard vers la droite, il aperçut un vaste espace sombre, formé en partie par les gros murs du Louvre, et dans lequel étaient entassés, l'un près de l'autre, des châssis, des toiles à peindre et de grands mannequins drapés dont l'apparition lui inspira une terreur passagère. Mais à gauche se présentait une autre petite porte au-dessus de laquelle une ouverture vitrée laissait passer un jour douteux.

De quelque nature que soit un début, il cause toujours de la timidité. Le jeune arrivant balança quelques instants avant d'ouvrir la porte qu'il franchit enfin pour entrer dans l'atelier des Horaces.

La nouveauté du lieu et des objets au milieu desquels il se trouvait aurait sans doute exclusivement excité sa curiosité, si l'embarras de se faire reconnaître et la présence d'un personnage inconnu à Étienne n'eussent pas captivé son attention dans les premiers moments. C'était à la fin d'octobre; le froid commençait à se faire sentir, et le quidam qu'Étienne trouva à l'atelier s'occupait, devant le poêle, à fendre une grosse bûche en menus morceaux pour allumer le feu. Cet homme devait avoir de vingt-trois à vingt-cinq ans. Il ressemblait en laid à Socrate, et ses membres présentaient cette sorte d'obésité, signe plus certain de paresse que de bonne santé. Ses cheveux, d'un blond sale et douteux, recouvraient à peine son front bombé, sous lequel perçait un regard oblique exprimant bien plus la défiance que la pénétration. C'était Alexandre, le fils de Mme C., femme du peintre de batailles.

À l'arrivée d'Étienne, Alexandre se leva et vint à lui comme quelqu'un qui s'attend à recevoir un nouveau venu, et quoique ce singulier personnage ne parlât guère que par monosyllabes et en s'aidant du geste, il parvint à désigner à son jeune condisciple la place qu'il devait occuper pendant son travail, ainsi que les dessins qui lui serviraient de modèles. Quand il se fut acquitté de ce soin, il s'approcha d'Étienne en faisant un sourire câlin et lui dit: «Vous savez sans doute que le dernier entré chez les peintres fait le ménage? Tenez, ajouta-t-il en montrant le bois d'une main et en présentant la petite hache à Étienne de l'autre, allumez le feu, car c'est aujourd'hui lundi; on pose[1] un nouveau modèle à l'atelier des élèves de M. David, et il faut que j'aille tirer ma place au sort. Il n'eut pas plutôt achevé ces paroles, qu'il ouvrit la porte et descendit le petit escalier de bois qu'Étienne venait de monter.

Fait à la vie de collége, Étienne avait l'habitude de vivre avec des camarades; aussi, loin de se formaliser de la tâche qui venait de lui être imposée, la remplit-il le plus promptement qu'il put, afin d'avoir le temps et le loisir de reconnaître le lieu étrange où il se trouvait. Mais le feu était à peine allumé, qu'un vacarme sourd se fit entendre au-dessous de l'atelier des Horaces. Étienne prêtait une oreille attentive pour découvrir la cause de ce bruit, lorsqu'Alexandre, remontant avec précipitation, prit une toile à peindre, et, s'étant aperçu de l'étonnement d'Étienne, lui dit: «On a eu une peine de chien à s'accorder sur la pose à donner au modèle; c'est ce qui les fait crier comme vous entendez; mais je redescends pour prendre ma place; je n'ai pas été heureux, j'ai le numéro 34.»

Resté seul de nouveau, cette fois Étienne profita de l'occasion pour observer dans tous ses détails le fameux atelier des Horaces. Ce vaisseau avait environ quarante-cinq pieds de long sur trente de large. Ses murs crépis en plâtre étaient recouverts d'une teinte en détrempe de couleur gris-olive, et la lumière n'était introduite en ce lieu que par une seule ouverture élevée de neuf pieds au-dessus du plancher, et donnant sur l'esplanade du Louvre, sous la grande colonnade. Le long des deux parois latérales étaient placés, à gauche en entrant, le tableau des Horaces, et à droite celui de Brutus. Outre ces deux ouvrages de David, principal ornement de cet atelier, on voyait une charmante ébauche d'un enfant nu, mourant en pressant la cocarde tricolore sur son coeur; c'était le jeune Viala.

Mais si ces tableaux attiraient vivement l'attention par leur mérite, l'ameublement de l'atelier était, en son genre, un objet de curiosité non moins piquant. Jusqu'à cette époque, les meubles des maisons même les plus opulentes de Paris étaient encore fabriqués sur le modèle de ceux du temps de Louis XV ou de Marie-Antoinette, tandis que ceux de l'atelier des Horaces portaient un tout autre caractère. Les chaises courantes en bois d'acajou sombre, et couvertes de coussins en laine rouge avec des palmettes noires près des coutures, avaient été copiées sur celles dont la représentation est si fréquente sur les vases dits étrusques. Au lieu des deux bergères d'usage, on voyait d'un côté une chaise curule en bronze, dont les extrémités des deux X se terminaient en haut et en bas par des têtes et des pieds d'animaux, et de l'autre un grand siége à dossier, en acajou massif, orné de bronzes dorés et garni du coussin et de draperies rouges et noires; le tout avait été fidèlement imité de l'antique et exécuté par le plus habile ébéniste de ce temps, Jacob, d'après les dessins de David et de Moreau, son élève, près duquel devait travailler le jeune Étienne.

Enfin le complément de ce meuble était un lit également à l'antique, mais qu'habituellement on reléguait, pour gagner de la place, dans ce grand espace obscur peuplé de mannequins et plein de poussière, vers le quel Étienne avait jeté les yeux en arrivant.

Au surplus, tous ces objets, exécutés d'après le goût et sur les ordres de David, étaient, à proprement parler, des meubles d'atelier, puisqu'en effet ce peintre les a copiés dans ses ouvrages. C'est ce dont on pourra s'assurer en confrontant la description qui précède avec les meubles qui se trouvent dans les tableaux de Socrate, des Horaces, de Brutus, d'Hélène et Pâris, et dans le portrait ébauché de Mme Récamier.

Il est à propos de ne pas oublier que tout ce meuble était exécuté déjà depuis six ou sept ans, lorsque, en 1796, Étienne le vit pour la première fois. Alors, dans le public, ce goût ne faisait que commencer à se répandre. On citait comme une nouveauté les meubles de Jacob d'après l'antique; Quinquet était peut-être moins fier de l'invention de ses lampes que des ornements étrusques que les élèves de David peignaient sur leurs montures, et l'on surprenait souvent les coiffeurs dans le fond de leur boutique, réfléchissant sérieusement devant une tête à perruque, pour imiter la coiffure des soeurs des Horaces ou de la femme et des filles de Brutus, des tableaux de David.

Mais revenons à la décoration de l'atelier. La face opposée à celle où s'ouvrait la grande et unique fenêtre était divisée en trois portions. Celle du centre, la plus large, se terminait, en haut, par une archivolte au milieu de laquelle on avait pratiqué un grand oeil-de-boeuf vitré, qui laissait distinguer un autre mauvais escalier en bois faisant suite au premier, et conduisant à un étage supérieur dont on aura plus d'une fois l'occasion de parler. Des petites portes formaient les deux divisions latérales de cette face, et elles étaient remarquables par leur décoration, qui consistait en toiles vertes retroussées par des clous d'or, absolument de la même manière que le sont celles de la grande tenture qui garnit le fond sur lequel se détachent la femme et les filles de Brutus, dans le tableau de ce nom.

Quant au reste des objets rassemblés avec ordre et une symétrie élégante dans ce lieu, il consistait en figures, en fragments de figures ou d'ornements antiques moulés en plâtre. Ces pièces étaient suspendues aux murs ou posées sur un immense appui logé dans le renfoncement cintré où se groupaient des statues entières ombragées par des branches, des couronnes de chêne, au-dessus desquelles s'élevait une grande palme très-belle encore, quoiqu'elle fût jaunie par le temps.

Le poêle, car il ne faut rien omettre, était établi isolément, mais d'équerre avec l'angle formé par le côté de la fenêtre et celui où était suspendu le tableau des Horaces.

On se figurera facilement la surprise que durent inspirer tant de choses qui eussent même été nouvelles pour beaucoup de gens, mais qui le parurent bien davantage au jeune Étienne, qui ne connaissait que la maison paternelle et celles de quelques particuliers, aisés il est vrai, mais dans lesquelles le goût nouvellement introduit dans les arts n'avait pas encore pénétré.

Étienne avait bien eu l'occasion de voir jouer Talma au Théâtre-Français. Il savait même qu'entre les qualités que l'ont attribuait à cet acteur, on lui faisait un mérite particulier de l'exactitude rigoureuse avec laquelle il observait le costume des divers personnages qu'il représentait. À tort ou à raison, on répétait dans le public que Talma ne se décidait jamais à remplir un rôle sans avoir été consulter les monuments antiques à la bibliothèque; on ajoutait que quand il avait fait sur le costume ses études et son choix, il allait les faire approuver par David. Était-il question d'un vêtement, d'un meuble, d'un bronze ou d'une décoration nouvelle, ils étaient imités de l'antique et toujours David, ou au moins l'un de ses élèves en avait fourni les dessins. Quoi qu'il en soit, ces idées n'étaient encore admises que par les artistes et le petit nombre de personnes qui les fréquentaient, en sorte que les objets, qui frappèrent les yeux d'Étienne à l'atelier des Horaces le transportèrent brusquement dans un monde nouveau. Cependant ce monde si restreint encore, mais qui devait bientôt imposer à toute la France et même à l'Europe son fanatisme pour l'antiquité, ce monde était déjà fort, et le jeune Étienne allait être adopté par lui.

Malgré l'inexpérience du jeune élève, cette journée passée dans l'atelier des Horaces et les réflexions que tant d'objets nouveaux lui firent faire agirent avec puissance sur son esprit. Dans la vie d'un homme, il y a toujours des circonstances décisives qui l'enlèvent à la génération dont il procède pour le placer au milieu de celle dont il fait partie. C'est ce qui arriva à Étienne en cette occasion. Il s'aperçut tout à la fois de combien on était en arrière dans la maison de ses parents sur la marche qu'avaient suivie les arts depuis dix ans, et pressentit tout ce qu'il fallait qu'il connût et qu'il étudiât pour rattraper le gros de l'armée dans laquelle il se trouvait enrégimenté tout à coup.

Trois heures s'étaient écoulées depuis le départ d'Alexandre. Outre le temps d'inspecter l'atelier, Étienne avait encore trouvé celui de tracer une esquisse d'après un dessin fait d'après Michel-Ange par David, et le reste de ses curieux loisirs avait été employé à observer en détail ce qui occupait le milieu de l'atelier.

Aujourd'hui que les procédés et les mystères de la peinture à l'huile sont connus de tout le inonde, on aura peine à comprendre comment Étienne se trouvait si favorisé d'être admis à voir commencer un tableau, et quelle fut sa joie en pouvant considérer à loisir une toile blanche de sept pieds, sur laquelle on avait reporté, au moyen d'un carrelage, les figures d'une grande composition. Tel était encore cependant le mystère dont s'entouraient les peintres dans leurs ateliers, que l'espoir qu'eut Étienne de voir commencer, faire et achever un tableau, fut une des satisfactions les plus vives de toutes celles qu'il éprouva pendant cette matinée. Ce fut donc avec la plus scrupuleuse attention qu'il étudia, on peut le dire, ce qui était tracé sur cette toile blanche posée sur un chevalet.

David commençait alors son tableau des Sabines dans une autre partie du Louvre où on lui avait accordé un local plus vaste; en sorte que, pour obliger son élève Moreau, il lui avait prêté son atelier des Horaces. Charles Moreau traitait le sujet de Virginius montrant au décemvir Appius le couteau avec lequel il vient d'immoler sa fille. Cette composition, dans laquelle l'artiste s'était efforcé de multiplier les preuves de son double talent, ne put être terminée alors. Un an après qu'elle fut entreprise, Moreau, dont le talent en architecture était tout à fait recommandable, saisit fort raisonnablement l'occasion qui lui fut offerte de reconstruire l'intérieur de la salle du Théâtre-Français (de la République alors) rue Richelieu. L'exécution de ce travail, qui lui lit honneur, l'engagea à reprendre et à suivre sa véritable carrière, qu'il a parcourue et qu'il a achevée avec honneur en Allemagne.

Exemple étrange des vicissitudes humaines! Ce tableau de Virginius, commencé en 1796 en présence du petit élève de Moreau, devait, quarante ans après, lorsque l'artiste le termina en 1827, passer à l'exposition du Louvre, sous les yeux du critique Étienne, appelé à écrire sur les arts dans le Journal des Débats.

Mais revenons à l'élève attendant l'arrivée de son maître dans l'atelier des Horaces. Midi sonnait quand il y entra. Moreau, comme on l'a dit, était assez joli cavalier et se mettait fort bien. Toujours rasé, frisé et poudré avec soin, il portait ordinairement un habit bleu barbeau foncé, des pantalons gris clair et des bottes à la hussarde. Son linge toujours frais exhalait un léger parfum d'iris, et l'on savait qu'outre une foule de petits soins que tous les hommes ne prenaient point encore, il poussait la recherche jusqu'à ne faire usage que de rasoirs anglais, espèce de crime de lèse-nation à cette époque.

Charles Moreau avait été reçu plusieurs fois dans la famille d'Étienne, en sorte que ce costume élégant et fort convenable alors n'eût aucunement étonné le jeune élève, si cette toilette, dans cette dernière occasion, ne lui eût pas paru bien recherchée pour un artiste qui allait se mettre à son chevalet. La politesse affectueuse mais froide et réservée du maître d'ailleurs ne contribua pas peu à étonner le jeûne homme, qui se soumit sans aucune répugnance à l'autorité de son nouveau maître, mais en se nourrissant du plaisir d'être dans l'atelier des Horaces, et de l'espérance de recevoir les conseils directs de David.

Il serait superflu d'entrer dans les détails de l'exécution du tableau de Virginius. Pendant que dura le tracé et l'ébauche de cette composition, Charles Moreau mit toute la bonne grâce imaginable pour montrer à son jeune élève, qui cependant n'était encore que faible dessinateur, tous les procédés qui se rapportent plutôt au métier qu'à l'art de la peinture. Tout en recevant ces avis que les artistes transmettaient si rarement alors, Étienne poursuivit ses éludes d'après le dessin, puis d'après le relief, en les entremêlant de celles que Moreau lui faisait encore faire sur l'architecture.

Cependant les journées passées en ce lieu paraissaient souvent longues et tristes à Étienne, dont la nature expansive ne s'arrangeait pas toujours de la contrainte et du silence que la gravité continue de son maître lui imposait. Le mystérieux, le monosyllabique Alexandre, qui, disait-on, était rentré nouvellement de l'émigration, et auquel David avait donné un asile, était peu propre à animer la conversation. Moreau d'ailleurs s'était réservé le droit de rompre le silence, et pour en conjurer l'embarras, quand il se prolongeait trop, il se bornait à chanter les trois couplets d'une romance fort à la mode en ce temps: Te bien aimer, ô ma chère Zélie, qu'il interrompait soigneusement lorsque quelque difficulté d'exécution en peinture le forçait à retenir son souffle pour être plus sûr de sa main.

Ce calme étouffant et cette même chanson qui l'interrompait périodiquement navraient quelquefois le coeur du pauvre élève, surtout, comme il arrivait souvent, quand les jeunes gens de l'école de David, réunis à l'étage inférieur, lui faisaient penser, par leurs cris et leurs extravagances, au plaisir qu'il aurait eu à prendre part à leurs jeux.

Plusieurs fois dans sa détresse, le pauvre enfant, lorsqu'il se trouvait seul avec Alexandre, essaya, mais toujours en vain, d'entamer une conversation. Un jour qu'il crut s'apercevoir que la physionomie de cet homme était moins sournoise que de coutume, il se hasarda à lui demander quelles étaient les personnes demeurant au-dessus de l'atelier, et que l'on voyait souvent passer derrière l'oeil-de-boeuf. Après un assez long silence, pendant lequel le questionné nettoyait tranquillement sa palette, il dit enfin: «Est-ce que vous ne le savez pas?—Non.» Une pause beaucoup plus longue succéda à la première, et Alexandre, après avoir essuyé tous ses pinceaux un à un, et fermé soigneusement sa botte à couleurs, dit, en prenant son chapeau et ouvrant la porte pour s'en aller: «C'est Pierre, Joseph, Maurice et Charles Nodier.» Puis il laissa Étienne seul.

Au milieu de ce silence de trappistes, tout ce qui pouvait en rompre la monotonie devenait un événement heureux pour Étienne; et si ennuyeux que fussent la plupart des curieux venant visiter l'atelier des Horaces avec la permission de David, c'était une espèce de fête pour Étienne, par cela seul qu'il entendait des gens parler.

Une circonstance fort simple en elle-même devint un événement de la plus haute importance pour lui. Ce fut la visite annoncée d'avance que David devait faire à Moreau. Le chef de l'école avait effectivement promis à son disciple de venir voir où en était son tableau de Virginius, et le jeune écolier attendait ce jour avec une impatience inexprimable, curieux de revoir David qu'il n'avait pas même aperçu depuis la fameuse séance de la Convention. Enfin le maître entra en soulevant son chapeau, et tout aussitôt Étienne se leva, mais sans quitter sa place, tandis que Moreau s'avançait rapidement vers son maitre en lui tendant la main.

Les deux artistes parlèrent assez longtemps au sujet du perfectionnement des lignes de la composition, sans qu'Étienne, si novice encore dans l'art, pût apprécier l'intention et la portée de ce qui fut dit. Mais les dernières paroles que laissa échapper David en résumant ses observations sur l'ouvrage excitèrent l'attention du jeune écolier. «Il faut te mettre en garde contre la roideur, mon cher Charles, dit le maître, tu as commencé (car ils se tutoyaient) par étudier l'architecture, et on se ressent toujours de sa première éducation. Vois cette jambe-là, elle paraît avoir été faite au tour comme un balustre. Les têtes de tes personnages se ressemblent entre elles, et les vêtements compassés trahissent le soin trop minutieux que tu as pris en drapant tes mannequins… Prends garde!… prends garde à ces défauts!… la nature est plus capricieuse que cela… D'ailleurs l'ensemble de ton tableau est bon… un peu froid; fais-y attention, et n'oublie pas de réchauffer tout cela en finissant… Allons, bon courage… adieu et défie-toi de la roideur.»

Étienne était naturellement porté à respecter ceux qui renseignaient, et d'ailleurs son inexpérience ne lui permettait guère de former un jugement quelconque sur le Virginius de Moreau. Toutefois, les remarques si justes de David, en cette occasion, répandirent de la lumière dans son esprit, et il s'aperçut que le maître avait au fond témoigné plus d'indulgence pour son élève que pour l'ouvrage.

Comme David se disposait à sortir, il s'approcha d'Étienne, jeta les yeux sur ce qu'il dessinait et lui donna des encouragements avec bienveillance. Cette visite, ces paroles reçues du peintre le plus renommé de France mirent la joie au coeur d'Étienne et lui rendirent le séjour dans l'atelier des Horaces un peu moins lourd. Lorsqu'il fut revenu de son premier enivrement, il repassa dans son esprit toutes les circonstances qui l'avaient frappé pendant cette entrevue, et plus d'une fois il revint sur l'étonnement que lui avait causé la vue de David, de cet homme que sa réputation politique avait transformé dans l'imagination de ceux qui ne l'avaient point vu en une espèce de sauvage inabordable, tandis qu'en réalité il avait les formes les plus polies. Il régnait dans son habillement une recherche grave, une propreté tout opposées aux habitudes de la plupart des révolutionnaires. Bien plus, malgré le gonflement d'une de ses joues qui le défigurait, et quoique son regard eût quelque chose d'un peu dur, dans l'ensemble de sa personne régnait un certain air d'homme de bonne compagnie que peu de gens avaient conservé depuis les années orageuses de la révolution. Si l'on excepte la petite cocarde tricolore qu'il portait à son chapeau rond, tout le reste de son costume, ainsi que sa manière d'être, l'auraient plutôt fait prendre pour un ancien gentilhomme en habit du matin, que pour l'un des membres les plus ardents du comité de sûreté générale. Aussi, tout en travaillant, Étienne ne pouvait-il s'empêcher de repasser dans son esprit les trois apparences si différentes sous lesquelles David s'était déjà offert à ses yeux: d'abord comme membre de la Convention, portant le panache tricolore, et parcourant avec vivacité les Tuileries le jour de la fête à l'Être suprême; puis à la barre de la Convention, répondant à ses accusateurs par la pâleur de son visage et les énormes gouttes de sueur qui se détachaient de son front; et enfin en artiste chef d'école, en homme plein de politesse et de bienveillance, dans son atelier des Horaces.

Cependant l'habitude de vivre dans le Louvre fit trouver à Étienne des distractions en rapport avec son âge et son caractère. Quoiqu'il se fût mis sur le pied de partager avec Alexandre le soin d'allumer le feu chaque matin, cependant il se chargeait volontiers de cette corvée, qui lui fournissait l'occasion de lier connaissance avec les artistes voisins. Il se faisait journellement, entre les peintres habitant le palais du Louvre, des échanges de menus services. Tour à tour, le plus matinal d'entre eux fournissait, par exemple, de la braise ou un tison enflammé à ses confrères, qui lui rendaient la pareille un autre jour. Comme Étienne distribuait généreusement le feu quand on lui en demandait, on lui en rendait aussi volontiers, et, par ce moyen, il arrivait à pénétrer dans l'atelier des artistes et à voir les ouvrages auxquels ils travaillaient. Le petit flatteur n'avait garde d'épargner les louanges pour satisfaire sa curiosité, et les artistes, hommes faits et assez renommés alors, introduisaient le petit espiègle dans leur atelier, lui expliquaient le sujet de leurs compositions, lui laissaient manier leurs brosses et leurs palettes, et enfin, après avoir savouré ses éloges, lui frappaient amicalement l'épaule en lui donnant le feu qu'il était venu chercher. C'est à l'aide de ces petits stratagèmes qu'Étienne parvint à voir peindre Van-Spaendonck, qui imitait les fleurs; Garnier, occupé alors à terminer son tableau de la Famille de Priam admis au concours décennal, l'excellent Taillasson, homme très-spirituel et peintre de talent, et Valenciennes, qui ramona le bon goût et les études sévères dans l'art du paysage.

Mais le voisinage qui offrait le plus d'attrait à Étienne était celui des élèves de David. Il ne tarda pas à faire connaissance avec plusieurs d'entre eux, qui le surnommèrent, à cause de la position respective de l'atelier des Horaces et de l'atelier des élèves, le petit d'en haut, sobriquet qu'il conserva assez longtemps, même après être entré au nombre de leurs camarades.

Les premières paroles amicales qu'il reçut dans cette école lui furent adressées par Ducis, le neveu du poète de ce nom, et par Delafontaine, qui, après avoir exposé plusieurs tableaux au Salon, est devenu un des plus habiles ciseleurs de Paris. En arrivant au travail ou en sortant de batelier, Étienne retrouvait ses connaissances et ses nouveaux amis dans les grands corridors sombres du Louvre, où l'on se donnait rendez-vous pour les parties de jeu que l'on faisait le soir.

Le petit d'en haut ne tarda pas à être connu, au moins de nom, de tous les élèves de David. On savait d'ailleurs qu'il devait entrer dans l'école, où l'on était disposé à le bien recevoir, et on saisit une occasion opportune pour lui prouver qu'on l'y regardait déjà comme admis. De temps en temps, les jeunes gens de l'école de David se cotisaient pour offrir un modeste repas à leur maître. Le maître et trente ou quarante jeunes gens partaient à pied de Paris et se rendaient à Saint-Cloud ou à Vincennes, chez un aubergiste prévenu d'avance, qui donnait à cette troupe un dîner dont le prix ne dépassait ordinairement pas la somme de quarante sous par tête. On eut l'idée de célébrer une de ces petites fêtes que l'on peut dire de famille, et Ducis, en sa qualité de commissaire pour le repas, accompagné de plusieurs de ses condisciples avec lesquels Étienne était le plus lié, vint inviter le petit d'en haut à se joindre à eux pour fêter le maître. La joie d'Étienne fut inexprimable, et sitôt qu'il eut donné les quarante sous d'écot, afin de ne pas être oublié sur la liste, il chercha dans son esprit le moyen de prouver à David et à ses élèves combien il était sensible à l'honneur qu'on lui avait fait, en le regardant comme faisant partie de l'école. L'apprenti peintre, tout vif et étourdi qu'il fût, et tout mauvais écolier qu'il eut été à Lisieux et en pension, avait cependant un penchant inné pour l'étude. Des circonstances qu'il serait trop long de détailler ici lui avaient fait reprendre ses auteurs classiques et lire un assez bon nombre de vers et de romans, pendant son séjour à la campagne. Il s'exerçait même à écrire et à rimer. Dans l'excès du bonheur que lui causa l'invitation au banquet offert à David, il résolut de faire des stances adressées au restaurateur de la peinture, projet qu'il exécuta en effet tant bien que mal. Lorsque le chef-d'oeuvre fut achevé, il le communiqua à Ducis en qui il mettait toute confiance, pour savoir de lui s'il jugeait les vers dignes d'être lus à David vers la fin du repas. Quoique son oncle fût un habile poète, le nouveau camarade d'Étienne ne se montra pas difficile, et il fut arrêté non-seulement par les commissaires du repas, mais par tous les élèves à qui on avait fait connaître le désir du nouvel initié, que les vers seraient lus. C'est à Vincennes que l'on dîna, et qu'au dessert, Étienne, d'une voix faible et tremblante, lut à David, près de qui on l'avait placé, cinq ou six mauvaises stances qui furent accueillies avec bienveillance par le maître, et furent applaudies à tout rompre par les quarante jeunes artistes qui s'étaient étourdi le cerveau avec la piquette de l'auberge de la Tourelle.

Ce petit événement ne fut pas sans importance pour Étienne, car, de ce moment, il fut adopté par David comme son élève, et entra, ainsi qu'on le verra bientôt, dans son atelier, sur ce qu'on appelle vulgairement un bon pied. De plus, l'amitié contractée avec les élèves, les parties de jeux formées, et des conversations sur les arts compensèrent la froideur du séjour de l'atelier des Horaces, qui d'ailleurs changea tout à fait d'aspect par l'arrivée inattendue d'un nouveau personnage qui y fut introduit.

Un jour Charles Moreau, après avoir sifflé une heure durant l'air: Te bien aimer, ô ma chère Zélie, s'arrêta en clignant des yeux et en se reculant pour juger de l'effet de ce qu'il venait de peindre, puis dit à Étienne avec cet air calme qui ne le quittait jamais: «Étienne, vous ne travaillerez plus seul…; d'ici à deux ou trois jours, quelqu'un viendra pour dessiner avec vous…» Tout en disant ces paroles lentement, Moreau s'était remis à son chevalet, et l'exécution de je ne sais quoi de plus difficile exigeant toute la sûreté de sa main, il demeura trois ou quatre minutes sans rien dire. Étienne, sans quitter sa place ni son carton, avait tourné son regard interrogatif vers son maître, qui, l'avisant tout à coup, lui dit toujours avec le même sang-froid et les mêmes interruptions: «C'est une dame… oui… c'est une dame… c'est Mme de Noailles.» À ce nom qu'Étienne connaissait bien, il remit le nez sur son ouvrage sans proférer un mot.

«Je n'ai pas besoin, Étienne, ajouta Moreau après une autre pause encore plus longue que les précédentes, de vous recommander d'avoir tous les égards et toutes les complaisances qu'elle mérite… Elle est plus avancée que vous dans l'art du dessin… ce sera un stimulant pour vous… ça ne vous fora pas de mal.» Après avoir dit ces paroles, Moreau se remit à chanter sa romance favorite, et il ne fut plus question de Mme de Noailles, jusqu'au jour où elle vint s'installer à l'atelier des Horaces. Quant au discret et taciturne Alexandre, que Moreau avait prévenu à part de la nouvelle élève que l'on attendait, il n'en souffla pas un mot à Étienne.

Pendant les deux jours qui suivirent cette scène, Étienne fut sur les épines, tant il était curieux de voir paraître sa future condisciple. Il avait souvent entendu parler de Mme de Noailles comme d'une personne qui se distinguait par un vif amour pour les arts, même par des dispositions très-réelles à les cultiver; et tout Paris savait d'ailleurs que ses appartements étaient décorés des tableaux de plusieurs jeunes peintres de l'école nouvelle. Mais quelles pouvaient être la figure et les allures d'une dame de la haute société, qui prenait le parti d'étudier sérieusement la peinture dans un atelier situé dans le Louvre, dont on a eu l'occasion de faire connaître les dispositions intérieures? À ce motif de curiosité s'en joignait encore un autre. Étienne avait vu le père de Mme de Noailles une seule fois, mais dans un moment bien terrible, et il était impatient de savoir s'il retrouverait quelques-uns de ses traits dans ceux de sa fille.

Enfin le jour tant attendu arriva. Étienne était à l'atelier des Horaces comme de coutume, à huit heures du matin. Il allumait le feu quand il entendit le bruit des pas d'une personne qui montant l'escalier de bois, ouvrit bientôt la porte sans hésitation et entra délibérément dans l'atelier. C'était Mme de Noailles. Sa tête était couverte d'un chapeau noir, et de ses épaules descendait jusqu'aux genoux une espèce de pelisse fourrée dont l'usage n'était pas commun alors. Sa chaussure et son pied étaient fins et élégants, et toute sa démarche, où régnait un mélange de confiance et de retenue, annonçait une personne tout à fait distinguée.

Étienne n'éprouva ni surprise ni timidité pour lui répondre après qu'elle lui eut adressé la parole. Elle alla prendre un carton qu'elle avait fait apporter la veille au soir, et demanda conseil à son condisciple pour le choix de la place qu'elle pourrait occuper sans le déranger de la sienne. Tous ces petits préparatifs se firent sans embarras, sans affectation et même sans beaucoup de paroles. On eût dit que Mme de Noailles connaissait la vie d'atelier comme un peintre, et elle poussa même la gentillesse avec Étienne, qu'elle avait surpris faisant le feu, jusqu'à lui dire que, dans les règles, c'était à elle, la dernière venue, à se charger de ce soin. Un échange de sourires entre elle et lui acheva la connaissance, et quand le feu fut bien allumé, ils se mirent au travail.

C'était à Mme de Noailles à ouvrir la conversation s'il lui convenait d'en avoir une avec Étienne, qui, de son côté, attendit respectueusement une interrogation pour y répondre. Mais il avait affaire à une personne du monde, pourvue d'esprit et de tact; aussi n'y eut-il pas un seul instant d'embarras. Mme de Noailles savait le nom d'Étienne et elle n'y ajouta pas monsieur; elle lui parla des vers qu'il avait faits pour David, des progrès que ce maître s'attendait à lui voir faire dans son école, des pièces nouvelles que l'on donnait au Théâtre-Français et de mille autres sujets qui donnèrent du charme «à la conversation de Mme de Noailles, et lui firent sentir qu'Étienne n'était pas tout à fait indigne de l'entendre.

«Ce paresseux de Moreau, dit-elle tout à coup, n'arrive ici qu'à midi, j'en suis certaine. De la façon dont il se bichonne tous les jours, il est bien difficile qu'il arrive avant cette heure à son atelier. Aussi son tableau n'avance-t-il guère!»

On remplirait des volumes s'il fallait rapporter les conversations journalières que Mme de Noailles et Étienne avaient ensemble, depuis huit ou neuf heures qu'ils venaient à l'atelier jusqu'à midi, moment du jour avant lequel le pauvre Moreau n'arrivait en effet que bien rarement.

Mme de Noailles était donc une personne spirituelle et fort aimable, ayant les manières les plus élégantes, très-bien faite et assez jolie; ses cheveux châtains et son cou d'une blancheur éblouissante étaient surtout remarquables.

D'après la manière assez leste dont Mme de Noailles s'expliquait sur les habitudes et le talent de Moreau, il était difficile d'imaginer ce qui pouvait décider cette dame à venir se mettre sous sa direction, et quand Étienne vit Moreau et sa jeune élève en présence l'un de l'autre, l'écolière parla au maître avec une aisance et en même temps une familiarité protectrice si habituelle, qu'il semblait que, dans son installation à l'atelier des Horaces, Mme de Noailles cherchât principalement un lieu où elle put trouver les objets et les ressources matérielles indispensables pour étudier l'art du dessin.

Jusqu'à l'arrivée de cette dame, le plus ou moins de vivacité d'esprit de Charles Moreau était demeuré pour Étienne un problème, que le silence habituel établi entre eux pouvait rendre douteux; mais lorsque la jolie jaseuse eut non-seulement donné la parole à tout le monde, mais forcé encore chacun de parler, le silence de Charles Moreau continua.

L'effet de la présence de Mme de Noailles à l'atelier des Horaces fut donc de renouveler immédiatement cet air épais, combiné de silence et d'ennui, qui y avait régné jusque-là. La conversation n'avait pas toujours la même activité ni le même intérêt, mais elle était devenue libre, ce qui contribua à vivifier l'esprit d'Étienne et à lui faire poursuivre ses études avec plus de verve et de suite.

Mme de Noailles le préoccupait beaucoup, non pas cependant de la manière que l'on pourrait croire; mais il éprouvait un plaisir extrême à se trouver habituellement dans une sorte d'intimité amicale avec une jeune et jolie femme de vingt-sept à vingt-huit ans, ayant les habitudes d'une grande dame, et réputée pour l'une des femmes les plus à la mode de Paris. La vanité de tout autre qu'un enfant de seize à dix-sept ans se fût sans doute éveillée en pareille occasion; mais, il faut le dire à la louange d'Étienne, il sut profiter avec délicatesse et modestie d'une bienveillance amicale dont l'effet fut, en lui inspirant le goût des bonnes manières, de le préserver pour toujours des habitudes contraires que l'on prend ordinairement dans les écoles.

Rarement Mme de Noailles se rendait à l'atelier plus tard qu'à neuf heures et demie, ce qui forçait Étienne d'être habituellement matinal, afin de précéder toujours sa condisciple. Il ne manquait guère de placer d'avance les siéges et les divers objets dont elle faisait usage en dessinant, et jamais cette attention ne manqua d'être reconnue par une légère inclination de tête, accompagnée d'un sourire. Au surplus, ces petites galanteries réciproques se reproduisaient sous mille formes, et sans parler de l'échange des crayons et du papier, dont on supposait la qualité meilleure, il y avait toujours un instant de la matinée, celui du déjeuner, où la confiance et la jaserie devenaient plus entières et plus actives.

La jeune artiste de l'atelier des Horaces arrivait chaque matin avec un petit panier caché sous son châle, dans lequel était son déjeuner, et assez souvent un livre. Le repas se faisait en commun sur le poêle, l'une placée d'un côté, l'autre de l'autre, et tous deux debout. Il faut avouer que les deux élèves de Charles Moreau n'épargnaient pas toujours leur maître pendant son absence, et que le tableau de Virginius servait souvent de texte à leurs malicieuses critiques. C'était ordinairement sous ces auspices que commençaient le repas et la journée.

Les provisions apportées par Étienne étaient beaucoup moins délicates que celles de Mme de Noailles; aussi, tant par respect pour la belle convive que dans la crainte de lui voir refuser des aliments trop grossiers pour elle, Étienne ne lui offrait rien, mais il acceptait simplement et avec plaisir ce qu'elle lui présentait; d'autant plus qu'assez ordinairement la rareté d'un fruit venu de Provence, ou d'un mets que l'on ne trouvait pas à Paris, semblait plus propre à exciter la curiosité d'Étienne que sa friandise. Vers la fin de la collation, les devis recommençaient, et si Mme de Noailles avait remarqué quelque passage dans son livre, elle en faisait la lecture tout haut, ce qui fournissait des sujets intéressants de conversation pendant le travail.

Rien ne serait plus facile que de multiplier les récits de scènes semblables, car elles se renouvelèrent pendant près de six mois; mais il convient de ne parler ici que de celles qui se rattachent immédiatement à l'histoire des arts et des moeurs de ce temps. Un matin que Mme de Noailles portait sur son visage l'expression d'une joie vive que le calme habituel de ses traits n'avait point encore laissé voir à Étienne, celui-ci se hasarda à lui en demander la cause. «Mon frère, répondit-elle aussitôt, revient de l'armée de Condé, et d'ici à huit jours il sera à Paris.»

Bien que les goûts, les études et l'âge d'Étienne ne le portassent pas à s'occuper des affaires politiques, leur importance était si grande alors, et on en parlait si souvent dans toutes les familles, qu'il était difficile d'ignorer ce qui se passait. Étienne savait donc qu'un bon nombre d'émigrés, les uns après s'être fait rayer de la liste, d'autres même sans prendre cette précaution, et au péril de leurs jours, rentraient en France. Mais s'il appréciait l'importance et les difficultés attachées à ces retours, comme il n'avait jamais vu le frère de Mme de Noailles, il se borna à faire compliment à cette dame de l'arrivée prochaine de son frère, en lui témoignant le plaisir qu'il éprouvait de la voir si heureuse, mais sans avoir même l'idée de lui adresser des questions sur l'émigration de M. Alexandre de Laborde ni sur son retour. Seulement il ne put se défendre de faire en lui-même le rapprochement de la conduite du frère qui quittait l'armée de Condé, et de celle de sa soeur venant chercher en quelque sorte un asile dans l'atelier des Horaces, sous la protection du terrible républicain David. Ces idées se compliquaient d'autant plus dans son esprit, que, dans le cours des fréquentes conversations qu'il avait eues avec Mme de Noailles il s'était bien aperçu, sans en être étonné, qu'elle était fort éloignée de juger avec indulgence la conduite politique de David, mais que le talent de l'artiste la faisait passer, ainsi que beaucoup d'autres, par-dessus ce qu'on était en droit de lui reprocher.

Ces concessions particulières, fort communes alors, et qui aidèrent si puissamment à la fusion des partis opposés, n'étaient que l'image en petit de ce qui se passait entre les hommes du gouvernement et presque par toute la France. On était las de tous les excès commis, désabusé sur toutes les espérances folles que l'on avait conçues, et dans le même moment où David et quelques hommes de son parti reprenaient les manières polies de l'ancien régime, et favorisaient la rentrée de ceux qui avaient été combattre au delà du Rhin en faveur de la monarchie; ces mêmes émigrés, las de faire une guerre inutile avec les étrangers qui se moquaient d'eux, ou rappelés invinciblement par le besoin de revoir leur famille et par l'espoir de rentrer dans leurs biens, risquaient jusqu'à leur tête pour venir faire effacer leur nom de la liste fatale.

Les femmes jouèrent alors un rôle important à l'époque où ces radiations étaient si passionnément sollicitées, et le plus ordinairement ce furent elles qui les obtinrent des hommes de la révolution tenant encore au pouvoir, ou de quelques-uns, comme David, qui, sentant le cas que l'on faisait de leur talent, se montraient des plus empressés à faire rentrer en France les familles qu'ils en avaient chassées quelques années auparavant par; des lois terribles. Aussi celui qui naguère voulait boire la ciguë avec Robespierre; qui prétendait qu'un républicain n'a besoin que de fer et de pain; qui n'avait pu se défendre à la tribune de la Convention; cet homme, David enfin, venait à son atelier des Horaces vêtu avec une certaine élégance, s'exprimait avec une politesse recherchée, et mettait une espèce de coquetterie à montrer, dans la conversation, des égards aux personnes dont l'opinion politique était le plus opposée à la sienne. Cette dernière disposition frappa surtout Étienne lorsque, peu de jours après avoir appris le retour du frère de Mme de Noailles, il vit arriver David à l'atelier des Horaces, où la jeune dame, Charles Moreau, Alexandre et Étienne étaient réunis en ce moment. David, employant les formes les plus polies, s'approcha respectueusement de Mme de Noailles en la complimentant sur ce qui venait d'arriver d'heureux dans sa famille; car ce fut de la sorte qu'il fit allusion au retour de M. de Laborde.

Les journaux alors n'expliquaient, ne commentaient pas tout, comme sous les gouvernements constitutionnels. D'après l'exposition plus ou moins franche des faits, le public était obligé d'en apprécier la vérité et l'importance; de juger de la situation des affaires et de se former par lui-même une opinion. Tout ce travail, difficile même pour un homme fait et rompu aux affaires, ne pouvait être que bien faiblement accompli par un jeune élève en peinture, que son imagination vive et même un peu romanesque entraînait dans une sphère d'idées toutes différentes.

Le plaisir que lui fit éprouver la satisfaction de Mme de Noailles fut donc très-sincère, de même que sa surprise fut grande en voyant l'espèce d'intérêt que David paraissait prendre à la rentrée d'un émigré. Ce conflit, cet amalgame de choses et d'idées incohérentes, fit naître dans l'esprit d'Étienne une foule de réflexions contraires, dont le résultat fut de le plonger dans une rêverie profonde.

David était sorti de l'atelier; Charles Moreau et Mme de Noailles s'étaient remis au travail, mais Étienne resta assis auprès du poêle, essayant vainement de composer un seul et même homme de l'ancien ami de Robespierre et du nouveau protecteur des émigrés. Pensif, il tenait son regard machinalement fixé sur Mme de Noailles, qu'il ne voyait que par derrière. Ses cheveux châtain foncé, entourés de bandelettes rouges à la manière antique, faisaient ressortir la blancheur de son cou, qui était élancé et fort beau. Ce rouge et ce cou blanc frappèrent tout à coup l'imagination d'Étienne, excitée déjà par les réflexions que la visite de David lui avait suggérées, et il lui sembla voir tomber la jolie tête de cette jeune femme. Ce ne fut même qu'en faisant un grand effort sur lui qu'il parvint à se rendre maître de l'agitation intérieure qu'il éprouva en ce moment.

Le souvenir des jours sanglants de 1793 vivait fortement encore dans toutes les mémoires, et l'on ne tardera pas à comprendre pourquoi la vue de la jeune artiste fit renaître tout à coup des images si funestes dans l'esprit d'Étienne. Un jour, c'était le 29 germinal de l'an II de la république, Étienne, âgé de douze ans, accompagnait sa mère, que la poursuite d'un procès avait forcée de se rendre dans le faubourg Saint-Germain. L'entretien avec le procureur ayant duré plus qu'on ne l'avait prévu, trois heures et demie sonnèrent lorsque la mère et son fils partirent de la rue Guénégaud pour rentrer dans le quartier du Palais-Royal. Le pont des Arts n'était pas encore construit, en sorte qu'ils prirent le Pont-Neuf. Arrivés au delà de la place Dauphine, Étienne, se sentant entraîné avec violence par sa mère, lui demanda: «Qu'avez-vous donc, maman, pour aller si vite?» Puis, la voyant pâlir: «Qu'avez-vous donc, maman? répéta-t-il avec inquiétude.—Les charrettes! les charrettes! balbutia la mère en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas? Entends-tu le bruit? Viens! viens! courons vite!» et ils allèrent de toute leur vitesse.

La mère d'Étienne avait espéré regagner son quartier bien avant quatre heures, l'instant du jour où avaient lieu les supplices. Mais, trompée dans ses calculs par la prolongation des affaires, elle faisait un dernier effort pour traverser le quai avant le passage du fatal cortége. Toute sa diligence fut vaine, et elle et son fils se trouvèrent arrêtés par la foule précisément à la descente du Pont-Neuf, au moment où sept ou huit charrettes remplies de condamnés défilaient devant eux. Pâle comme la mort, et sentant ses genoux fléchir, la mère d'Étienne fit un mouvement pour couvrir ses yeux et s'appuyer sur le parapet, lorsqu'un homme simplement vêtu s'approcha d'elle et lui dit à voix basse: «Contraignez-vous, madame, car vous êtes environnée de gens qui interpréteraient mal votre faiblesse.» Ces mots, qui alors ne pouvaient être dits que par un homme de coeur et de courage, avertirent la mère d'Étienne du danger auquel son émotion pouvait réellement l'exposer, et elle se roidit contre l'horreur du spectacle qu'elle ne pouvait plus éviter.

Quant à son fils, malgré les battements douloureux de son coeur, il ne put s'empêcher de céder à la curiosité de regarder les vingt-cinq ou trente condamnés que l'on traînait à l'échafaud. Le convoi, retardé par la foule, fut même obligé de s'arrêter quelques instants, ce qui permit au jeune enfant d'observer plus en détail les traits de quelques-unes des victimes. Sur le devant d'une des charrettes était une jeune et belle femme. Ses mains attachées aux ridelles soutenaient tout le poids de son corps penché en avant, et son visage couleur de pourpre, ainsi que le vague de son regard, annonçaient le trouble ou plutôt la perte de son intelligence. Près d'elle était une dame âgée, pâle et maigre, mais dont les traits nobles, dont l'expression digne et calme faisaient un contraste déchirant avec l'état de sa jeune compagne, sur laquelle elle semblait jeter un regard tendre et protecteur. Enfin, dans une autre charrette, Étienne remarqua aussi un vieillard de haute stature portant noblement sa tête jusqu'au moment suprême. C'était le père de Mme de Noailles, M. de Laborde, banquier de la cour, qu'il vit là pour la première et la dernière fois, et dont il apprit le nom en l'entendant répéter à l'ignoble populace qui le proférait en le mêlant à d'horribles injures.

Peut-être s'étonnera-t-on moins à présent de la confusion d'idées que jetait dans l'esprit d'Étienne tout ce qu'il avait vu et ce qu'il voyait à l'atelier des Horaces. C'était le goût nouveau qui régnait dans les arts; c'était une jeune femme à la mode, dont le père avait péri sur l'échafaud révolutionnaire et qui, dans son amour pour la peinture, ne voyait qu'un grand artiste en David; enfin, c'était David lui-même, dépouillant le républicain de 1793, protégeant les émigrés et faisant presque la cour aux gens qui portaient un nom. Tant de circonstances et de sentiments nouveaux, bizarres et contradictoires, ne pouvaient manquer de faire une profonde impression sur l'imagination du jeune Étienne. Aussi son séjour à l'atelier des Horaces étendit-il singulièrement la sphère de ses idées et laissa-t-il dans sa mémoire des souvenirs ineffaçables.

II.

DAVID À L'ATELIER DE SES ÉLÈVES.

Étienne, après s'être familiarisé dans l'atelier des Horaces près de Moreau, mais plus particulièrement par l'effet de l'émulation qui s'était établie entre Mme de Nouilles et lui, en copiant d'après le dessin et même d'après le relief, se trouvait préparé à entrer dans l'atelier des élèves de David. Depuis le banquet de Vincennes, où il avait pindarisé, il avait fait connaissance et était même déjà lié avec la plupart des jeunes gens de l'école, en sorte que, lorsqu'il y entra la première fois pour y travailler, il n'éprouva rien de la gêne que donne en toute espèce d'apprentissage, la qualité de nouveau venu.

La plupart des écrivains qui nous ont transmis des détails sur la vie des peintres et sur l'histoire de leurs écoles ont omis de faire connaître certaines petites circonstances, qui aident mieux que quoi que ce soit à jeter du jour sur les moeurs des artistes et sur les différents modes d'enseignement de la peinture. Pour ne pas laisser ici la même lacune, nous suivrons Étienne depuis son installation avec ses camarades jusqu'au moment où il a commencé à peindre, tout en nous occupant de ses condisciples.

Voici d'abord quelle était la disposition de l'atelier des élèves: placé immédiatement sous celui des Horaces, dont il avait les mêmes dimensions, il ne présentait de différence en grandeur que par le dessous de l'escalier en bois si bruyant, sous lequel se tenaient les plus jeunes élèves, dessinant d'après la bosse, et parmi lesquels Étienne se trouva compris. La fenêtre était exactement ouverte et placée de même qu'au premier étage. Sur la droite, en entrant, au delà des figures de plâtre et des élèves qui dessinaient d'après elles, s'élevait un poêle de fonte dans un renfoncement, et un peu au delà, mais du même côté, régnait une large table soutenue par quatre poteaux de deux pieds de haut, sur laquelle on plaçait le modèle vivant. En face, par conséquent à gauche en entrant, était un espace vide que les élèves peintres occupaient avec leurs chevalets, et entre ceux-ci et la table du modèle, s'arrondissaient, assis en demi-cercle, les élèves dessinateurs d'après nature.

Des planches sur tasseaux fixés au mur, à la hauteur de sept pieds, servaient à recevoir les toiles et les boîtes à couleurs après le travail. Du reste, nul ornement, à moins que l'on ne veuille donner ce nom à de grandes taches de couleurs étalées un peu au-dessous de la planche courante, et à une foule de caricatures, dont quelques-unes assez anciennes, couvraient les murailles.

David attachait quelque importance à ces lazzis de ses élèves; aussi, lorsque les traits d'un nouvel élève prêtaient à la charge, ne manquait-on pas de s'exercer à la faire sur le côté du mur près duquel se détachait le modèle, en sorte que quand David venait corriger ses élèves il put la voir. Ordinairement il disait: Elle est bonne; ou Elle est mauvaise. Dans le premier cas, il demandait le nom de l'auteur; dans le second, il riait ironiquement, ce qui produisait un choeur de huées sourdes, à la suite desquelles ordinairement la caricature était effacée.

Le jour qu'Étienne entra, c'était au commencement d'une semaine, d'une décade alors, et comme les élèves ne pouvaient s'accorder sur la pose à donner au modèle, on choisit deux députés, Ducis dont il a été question, et un certain Moriès dont il sera parlé, pour aller prier David de venir tirer ses élèves d'incertitude et d'embarras. Le maître se rendit en effet à leurs voeux et se mit en devoir de trouver une position. Mais avant de proposer son avis, il fit essayer au modèle les postures différentes que les élèves lui avaient données, et après les avoir examinées, il en prit occasion de tancer une partie des jeunes gens qui fréquentaient le soir les salles d'étude de l'Académie au Louvre, en leur disant que c'était là qu'ils apprenaient, en copiant des modèles dont les bras étaient soutenus par des cordes et les pieds calés avec des coins de bois, à faire des attitudes académiques et des mouvements de convention. «Je gagerais, dit-il en se tournant vers un de ceux qu'il savait être des plus assidus aux études de l'Académie, que c'est toi qui as imaginé cette belle pose, qui fait tendre la poitrine du modèle comme une carcasse de volaille? Tu veux faire ton torse?… oui, je te reconnais là, et quand on fera des tableaux où il n'y aura ni pieds, ni mains, ni tête à peindre, tu seras sûr alors d'être le plus habile. Messieurs, ajouta-t-il, en parlant à tous, à l'Académie on fait un métier de la peinture, et on l'apprend comme un métier à ceux qui la fréquentent. Faites-vous cordonniers, si vous voulez, je ne m'y oppose pas, mais ici on fait de la peinture.»

À la suite de cette allocution, écoutée avec le plus respectueux silence, David essaya plusieurs attitudes ayant un objet bien déterminé, et finit par choisir celle d'un homme qui lance une pierre. Le modèle fit observer qu'il ne lui serait pas possible de conserver cette attitude plus de cinq ou six minutes sans se reposer. «Eh bien! qui te dit le contraire? lui demanda-t-il, si cela ne t'arrange pas, va poser à ton Académie; on te mettra des cordes aux pieds et aux mains comme à un polichinelle.» Puis, remettant sous son bras sa canne qu'il avait posée sur la table du modèle: «Eh bien! Messieurs, ajouta-t-il en s'en allant, êtes-vous contents?—Oui, monsieur David, dirent les deux députés qui l'avaient amené.—C'est bon. Je reviendrai à midi voir ce que vous aurez fait.»

À cette époque, l'atelier était dégarni de tous les élèves forts, qui venaient d'achever leurs études depuis quelques années. Les noms de Fabre, de Wicar, de Girodet, de Gérard, de Serangeli et de Gros retentissaient encore parmi les élèves, mais ces hommes étaient déjà considérés comme maîtres. La plupart d'entre eux avaient obtenu le grand prix de Rome, ou en étaient au moins jugés dignes. Fabre avait été couronné et avait exposé sa figure de Caïn, dont Mme de Noailles même avait fait l'acquisition. Girodet avait envoyé son Endymion et même son Hippocrate, de Rome, Serangeli (de Milan) avait terminé son Orphée et Eurydice, ouvrage dont le succès fut bien plus grand que le mérite; déjà Gérard avait jeté les bases de sa réputation en faisant paraître son Bélisaire; enfin on comptait sur Gros, fixé en Italie, mais qui ne revint et ne se fit connaître en France que plus tard, en 1801 et 1802. Afin de fixer les époques aussi précisément qu'il est possible, il est bon de rappeler que l'exposition du Bélisaire de Gérard date de 1795, et que l'époque vers laquelle Étienne est entrée l'école de David se rapporte à la fin de 1796 et au commencement de 1797, lorsque le maître commençait son tableau des Sabines.

Les études étaient donc faibles en ce moment à l'atelier des élèves. Les plus distingués d'entre eux étaient Pierre et Joseph Franque, deux frères jumeaux natifs du Jura, auxquels la Convention avait alloué une petite pension à cause des dispositions qu'ils avaient montrées pendant qu'ils gardaient les troupeaux dans leurs montagnes. Après eux venait Broc, Gascon qui ne manquait pas de dispositions, mais chez lequel des singularités de caractère avaient développé une vanité puérile. Mulard-Bavard, épithète rimée qu'on ne manquait jamais d'ajouter à son nom, selon l'usage des écoles, où l'on dit la vérité crûment. Mulard était un des praticiens les plus avancés, mais, sans imagination et sans talent saillant, il épuisait le peu d'idées qu'il avait à justifier, par un babil sans fin, l'épithète que l'on accolait à son nom. En 1796, il étudiait encore à l'atelier avec Gautherot, vieux républicain incorrigible, un peu moins bavard que son condisciple, peintre médiocre, écrivain de pamphlets politiques, et particulièrement recommandable par le goût et le talent réel qu'il avait pour composer des complaintes sérieusement bouffonnes sur les assassins célèbres que leurs crimes conduisaient à l'échafaud.

Gautherot était un grand homme de près de six pieds, portant une grande perruque blonde, poudrée, à queue, et s'allongeant sur ses faces en deux énormes oreilles de chien, qui avaient pour utilité particulière de cacher tant bien que mal une dartre vive qui dévorait l'une de ses joues. D'ailleurs bon camarade, spirituel et assez amusant dans toutes les réunions des élèves. Ducis travaillait avec eux, quoiqu'il fût tout autrement disposé. Ce dernier avait encore peu d'habileté, mais il dessinait et coloriait avec assez de naïveté pour faire espérer qu'il en acquerrait par la suite. Ainsi que Broc, Robin et quelques autres élèves de David, Ducis avait été pris par la première réquisition et avait fait les guerres de la Vendée en qualité de soldat républicain. Il avait assisté à plusieurs siéges de villes, entre autres à celui de Granville, en Bretagne. Mais l'affaire de Quiberon fit une impression si pénible sur Ducis, homme brave et brave homme tout à la fois, qu'il se servit du double crédit de son oncle le poète et de son maître David pour obtenir son congé et venir chercher un asile dans l'atelier du restaurateur de l'école.

En politique, la réaction contre le jacobinisme, flagrante alors, se faisait sentir jusque dans l'atelier des élèves de David. Mulard et Gautherot, pendant le repos des modèles, ne manquaient pas de faire des harangues. Gautherot, en particulier, s'efforçait d'entretenir parmi les nouveaux élèves les doctrines républicaines, qu'on y avait professées jusque-là. Mais le vent commençait à changer, et parmi ceux de leurs camarades qui n'étaient point d'humeur à entendre vanter les exploits de 1793, se distinguaient Ducis, Roland et Moriès.

Roland était un créole de la Martinique, honnête, brave, peu spirituel, excessivement fort de corps, et qui travaillait comme un galérien à la peinture pour se faire une profession et réparer les pertes que sa famille avait faites lorsque la révolution ruina les colonies. Roland, auquel on avait donné le surnom de Furieux, était réellement colère et n'y allait pas par deux chemins quand on le contrariait. Il fit un jour une scène à Gautherot, qu'il rencontra professant ses doctrines républicaines dans un café. Il alla même jusqu'à lui proposer de se battre en duel. Quoique, dans cette occasion, Gautherot se comportât avec fermeté, toutefois s'apercevant que son parti n'était plus soutenu par l'opinion, il cessa presque subitement de venir travailler à l'atelier des élèves.

Mais avant l'attaque ouverte et violente de Roland contre les jacobins (pour rappeler les désignations du temps), on leur faisait souvent la guerre à l'atelier sous le voile de la plaisanterie, et Ducis, entre autres, en avait organisé une qui ne manquait jamais d'interrompre joyeusement les harangues politiques que Gautherot hasardait.

Ducis avait la voix rauque, fausse et très-basse. Pendant ses campagnes en Vendée, il avait appris des chansons républicaines, et particulièrement celle qui commence ainsi: Le fanatisme insensé, l'ennemi juré de notre liberté, est expiré. Or il la chantait de telle sorte que quand il avait prononcé le fa…, il s'arrêtait sur la note, travaillant pendant une minute ou deux à sa peinture, puis, au moment où l'on s'y attendait le moins, il reprenait en chantant: natisme insensé; puis, après avoir coupé par d'autres repos plus ou moins longs: l'ennemi juré… de notre liberté…, il achevait sur des notes très-graves et très-lentes: Est ex-pi-ré!!! Et tous les élèves en choeur répétaient avec la même emphase: Est expiré!!! est expiré!!!

Gautherot, qui ne manquait pas d'esprit, sentait bien la finesse de cette petite guerre et y répondait par d'autres plaisanteries; mais Mulard, qui, non content d'être bavard, était encore pédant, ne trouvait rien de mieux pour rompre les chiens que de rappeler la dignité des artistes d'Athènes et de Rome. Alors les sifflets de se faire entendre et les instances les plus bruyantes étaient adressées à Ducis pour qu'il répétât sa chanson: «Le fa! le fa! Ducis, chante le fa!» criait-on de toute part; et alors des joies, des cris et des hurlements sans fin se faisaient entendre après ces mots répétés de nouveau en choeur: Est expiré!!!

Cette scène d'écoliers, choisie entre mille autres, parce qu'elle était une parodie de choses beaucoup plus sérieuses qui se passaient alors à Paris et dans toute la France, donnera cependant une idée de la manière bruyante et dissipée dont on étudiait dans l'école de David, ainsi que dans toutes les autres d'ailleurs. Quelquefois le tumulte y était poussé jusqu'à un excès dont on ne peut se faire d'idée, et, pour dire la vérité, on y perdait énormément de temps.

Rien cependant n'était si rare que David pût surprendre ses élèves au milieu d'un tel désordre. Ordinairement quelqu'un de son école, ou même les élèves des autres maîtres établis dans le Louvre, rencontraient David parcourant les vastes corridors de cet édifice, et couraient devant avertir les élèves de son arrivée. Voilà M. David! À peine ces mots étaient-ils prononcés que tout rentrait dans l'ordre et le silence, au point que l'on aurait, à la lettre entendu une souris trotter.

Les occasions où David donnait lui-même un mouvement au modèle de ses élèves se présentaient fort rarement. Pour éviter ces embarras et rendre les études d'après la nature plus faciles et plus profitables, il avait eu l'idée de faire à l'ensemble des élèves une proposition qui fut assez généralement accueillie et suivie même pendant près de deux ans. Ceux des jeunes gens de l'atelier que leur âge ou le plus ou moins de perfection de leurs formes rendaient propres à servir de modèle étaient inscrits sur une liste, et posaient à tour de rôle entièrement nus. La séance était de cinq heures et se renouvelait pendant les six premiers jours de la décade. Quant aux trois derniers, ils étaient employés à copier une tête, pour laquelle chaque élève était tenu par les règlements de poser lui-même, ou de fournir un modèle mercenaire à ses frais. Ces conventions, qui n'étaient pas toujours bien strictement observées, eurent cependant l'inappréciable avantage de faire passer sous les yeux des élèves une immense quantité de natures très-variées, et de les forcer à renoncer aux habitudes faites, aux pratiques apprises d'avance et à toute cette manière conventionnelle que David reprochait non sans raison à la vieille école, ou à ceux des élèves qui en suivaient les principes.

En résultat, David, qui à l'entrée dans la carrière des arts et pendant ses préoccupations politiques avait employé tout ce qu'il avait de pouvoir pour renverser matériellement la vieille institution de l'Académie, poursuivait, en 1796, cette même idée, mais d'une manière plus convenable, et surtout plus utile aux arts, en faisant la guerre, non plus aux hommes, mais aux doctrines surannées et fausses des vieux académiciens. À cet égard, le maître et les élèves mettaient un zèle presque fanatique à accomplir cette oeuvre.

Midi était le moment choisi le plus ordinairement par David pour visiter et corriger ses élèves. Le peintre s'occupait alors du tableau des Sabines déjà ébauché, et dont il repeignait la figure de Tatius. Pendant les heures qu'il consacrait au repos, il arrivait au milieu de ses élèves. Mulard et Gautherot, plus rapprochés d'âge de David, et fidèles d'ailleurs à la confraternité révolutionnaire, tutoyaient leur maître, usage qui ne cessa que quand ces deux artistes ne fréquentèrent plus l'école. Quoi qu'il en soit, le respect que les élèves portaient au maître dans l'atelier, même les deux qui viennent d'être nommés, était profond, et toutes ses paroles les plus hasardées, les plus embrouillées même, comme David, en laissait échapper quelquefois, étaient écoutées, pesées et interprétées comme l'eussent été celles d'un prophète.

Ces leçons se réduisaient fort souvent en principes généraux qu'il émettait à l'occasion du premier travail d'élève qui lui tombait sous les yeux. En sorte que le défaut ou la qualité qu'il y avait remarqué lui servait de texte pendant la revue de toutes les études des élèves peintres et dessinateurs.

«Eh bien! disait-il au plus vieux de ses élèves, qui persistait à porter ses cheveux noués en queue de la longueur de dix-huit pouces, toi, tu es de l'ancien régime, corps et âme; tu peins comme tu te coiffes. Va, mon pauvre garçon, tu es venu trop tôt ou trop tard, tu as manqué le coche; tu aurais fait un excellent académicien…» Puis, après une pause: «Allons, va ton train, continuait-il… dans ton genre, ça va très-bien ce que tu fais.» Et comme il avait réellement de l'affection pour ce vieil élève sans aucun talent, mais qui avait besoin de son pinceau pour vivre, il l'enseignait gratis et lui donnait ainsi l'occasion de profiter dans le monde du titre d'élève de David, recommandation puissante alors.

Mais toutes les fois qu'il trouvait l'occasion de tomber à bras raccourcis sur l'Académie et les académiciens, il ne la laissait point échapper, et plus d'une fois, pour la faire renaître, il alla exprès s'arrêter devant la toile du vieil élève à la longue queue.

«Ah! toi, c'est différent, disait-il en s'approchant de la peinture de Broc le Gascon, tu te crois du génie; mais prends-y garde, ça ne pousse pas tout seul dans la tête et il faut le cultiver. C'est comme une plante…» Et alors David commençait une de ses comparaisons favorites, qu'il perdait, reprenait et reperdait pour la reprendre encore, tout en accompagnant sa harangue de réticentes causées par la difficulté qu'il avait à prononcer, ce qui le forçait parfois de s'arrêter court, en disant à ses élèves, qui riaient ainsi que lui: «Ma foi, je ne sais plus où j'en suis; mais vous me comprenez, n'est-ce pas?—Oui! oui! monsieur David,» répétait-on de tous côtés; et il continuait. «Enfin, tu m'entends bien, Broc, tu as des dispositions… pour le coloris surtout… écoute bien; pour le coloris. Ainsi, ne va pas te mettre dans l'esprit que tu es un Raphaël. Vois, étudie les maîtres qui te vont, qui te conviennent: Titien, Tintoret, Giorgion, les Italiens enfin, et puis reviens devant le modèle, oublie les maîtres et copie la nature comme tu copierais un tableau, sans science, sans idée faite d'avance, avec naïveté, et tu seras tout étonné d'avoir bien fait. Allons, bon courage; je ne suis pas mécontent de ton travail… mais dis-toi bien que tu n'es pas encore un homme de génie!»

Mulard, debout devant sa toile, attendait avec une expression pincée la correction de son maître. Doyen des élèves par l'âge, inférieur à la plupart d'entre eux par le talent, il redoutait le franc parler de David, dont il se regardait comme le compagnon, en raison de la familiarité résultant des habitudes révolutionnaires. «J'ai toujours à te répéter…» dit David qui fut tout à coup interrompu par Mulard, dont il connaissait bien le péché mignon et le sobriquet, «j'ai toujours à te répéter, continua David sans se déconcerter, que tu fais maigre de dessin et froid de couleur. Cela n'empêche pas que tu ne sois en état de commencer un tableau pour l'exposition prochaine, ce que je t'engage à faire. Mais en l'achevant, il faudra que tu te tiennes sans cesse en garde contre les deux défauts que je te signale et tout ira bien.—Mais ne penses-tu pas, David, dit Mulard, avec sa voix de tête et son visage composé, que je…—Je t'ai dit ce que je pense et ce que tu dois faire.» Mulard voulut parler encore; mais un sourire de David, auquel répondirent ceux de tous les élèves, força le bavard à se taire et à reconnaître lui-même, en riant aussi, l'inopportunité de ses réflexions.

«Oh! dit David en passant du chevalet de Mulard à celui d'un autre élève, si on peignait avec la langue, celui-là ne laisserait guère de besogne à faire aux autres.» Un rire général, auquel prit même part celui qui en était l'objet, accueillit cette épigramme, à laquelle succéda un profond silence.

«C'est bien cela, dit-il à Ducis, il y a de la vérité, de la naïveté même dans le mouvement et la couleur de ta figure. Mais, ajouta-t-il en ayant l'air de parler à tout le monde, quoique parlant de Ducis, il ne faut pas vouloir faire plus qu'on ne peut. Il faut traiter des sujets humbles, simples, familiers même, si la nature nous a fait naître pour cela. Tel qui fera supérieurement des bergers, se fera moquer de lui s'il, veut peindre des héros. Il faut se tâter, se connaître et puis aller sans se forcer… n'est-ce pas Ducis?—Oui, monsieur,» et il passait à un autre.

«Pour vous, mon cher ami, il faut faire peau neuve!» C'est ainsi qu'il apostropha Granger, transfuge de l'école rivale de Regnault dans celle de David. «Voilà ce que c'est que de recevoir en commençant de mauvais principes, ajouta-t-il, il faut oublier, désapprendre, ce qui est bien plus difficile, tous les enseignements que l'on a reçus. Voyez-vous, mon cher Granger, il vaudrait mieux pour vous et deux ou trois de vos camarades ici, infectés comme vous du virus académique, que vous n'eussiez jamais touché un crayon. Il faudra que vous employiez un an au moins pour guérir de ce mal, et puis alors seulement vous vous remettrez en route dans la bonne voie… Votre travail est bon… trop bon même; car, voyez-vous, votre main en sait bien plus que votre tête. Vous réfléchissez après que vous avez fait. Votre pinceau vous emporte, il est votre maître, et pour comble de malheur il a été mal dirigé. Il faut oublier tout ce que vous savez, et tâcher d'arriver devant la nature comme un enfant qui ne sait rien… M'entendez-vous bien?—Oui, monsieur.—M'avez-vous bien compris?—Oui, monsieur.—Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine.»

En allant vers un autre élève, mais poursuivant toujours son idée: «Une mauvaise école, dit-il, est comme une boutique de perruquier[2], dans laquelle on n'entre jamais sans en sortir avec du blanc à son habit.»

En s'approchant du chevalet de Moriès, qui s'était retiré de côté pour recevoir la leçon du maître, David fit une légère inclination de tête à cet élève, comme pour le saluer. Moriès avait plus de trente ans. Vêtu d'une grande redingote bleue croisée jusqu'au menton, portant une cravate noire et de grandes bottes de cavalerie, cet homme avait une des plus nobles figures qui se puissent rencontrer. Ses cheveux noirs et lisses dessinaient exactement la forme de son crâne. Son nez était légèrement aquilin et ses yeux grands fiaient couverts de paupières très-larges. Ses traits étaient beaux, et la majesté et la douceur mêlée de force de sa physionomie inspiraient tout à la fois le respect pour sa personne et un vif désir de le connaître. Son histoire n'était pas bien connue. On savait seulement qu'il avait servi aux armées, mais qu'un attrait invincible pour l'art de la peinture l'avait engagé à quitter sa première profession.

Moriès avait ce qu'on appelle une passion malheureuse pour la peinture, car il n'y était nullement appelé par ses dispositions. Cet homme, depuis qu'il était entré à l'école de David, travaillait jour et nuit pour regagner les années qu'il croyait avoir perdues. Ses moyens d'existence étaient bornés à ce point qu'il vivait pour moins de vingt sous par jour. Mais il supportait toutes les privations qu'il s'était imposées avec un courage, une grandeur d'âme propres à faire naître des regrets chez tous ceux qui connaissaient son inaptitude aux arts.

Il était facile d'établir quelques points de comparaison entre don Quichotte et cet élève, car la vue de la moindre injustice révoltait Moriès jusqu'à le forcer de prendre part à toutes les querelles qui s'élevaient et de s'établir juge du différend. Ce gentilhomme, car il l'était, faisait la police dans l'atelier. Quand les plus jeunes élèves n'étaient pas d'accord et élevaient trop la voix, il allait à eux, les interrogeait, les jugeait, prononçait son jugement et sanglait quelques coups d'appuie-main sur celui qui avait tort, sur tous deux quand le tort était partagé, puis retournait tranquillement à sa place pour reprendre sa peinture.

Il va sans dire qu'une âme de cette trempe avait des sympathies et des répugnances également prononcées; aussi ne parlait-il jamais de Mulard et de Gautherot qu'avec une expression légèrement ironique, tandis qu'il tendait journellement la main, en arrivant, à Ducis, à Roland et à Duffaut, avec lequel il finit par vivre en commun. Le caractère noble de Moriès le faisait aimer de tous, et quoique ses productions ou plutôt ses essais fussent de la dernière faiblesse, jamais, dans l'atelier, où la franchise était si brusque et si moqueuse, personne ne fit la plus légère allusion à son peu de talent.

«Allons, courage, mon cher Moriès, lui dit David en jetant les yeux sur sa toile, il ne faut pas vous décourager.» Puis, après quelques observations de détails, le maître répéta: «Allons, courage! c'est comme au combat…—Vous avez raison, monsieur David, interrompit le noble élève qui, par modestie, ne voulut pas laisser achever la phrase tout haut à son maître, il faut vaincre ou mourir,» dit-il à voix basse. Et en parlant ainsi, ses paupières se baissèrent et son visage rougit comme celui d'une jeune fille.

«Qu'est-ce que vous faites là?» demandait peu après David à un jeune homme qui peignait comme un fou, sans s'apercevoir que son maître était derrière lui: «Mais arrêtez-vous donc un instant! continua-t-il en lui frappant sur l'épaule, écoutez-moi, N… J'ai ici quelques élèves que je considère comme mes enfants, et j'agis avec eux comme il me convient; mais vos parents payent douze francs par mois pour que vous travailliez ici, or, je ne veux pas voler leur argent. Croyez-moi, tous n'avez aucune disposition et vous ne ferez aucun progrès; ainsi quittez l'art de la peinture.»

Après cette allocution, qui n'était pas la première de ce genre que David eût faite à cet élève, le jeune homme suspendit son travail pendant quelques minutes et le reprit bientôt après sans s'émouvoir. «Je ne sais pas pourquoi, dit alors le maître en s'adressant à tous, comme quand il voulait rendre une observation moins pénible en la présentant d'une manière générale; je ne sais vraiment pas pourquoi on a de la répugnance à se faire cordonnier ou maçon, quand on peut exercer honnêtement et habilement ces professions, d'autant plus qu'il y a place parmi les ouvriers de ce genre pour ceux qui sont plus ou moins adroits. Mais être peintre médiocre, mauvais! oh! non, messieurs, je vous aime trop pour souffrir que cela arrive à aucun d'entre vous.»

«Eh bien, Georges, chantes-tu toujours de la musique de Glück?» demanda David, en souriant, à un gros garçon d'une jolie figure qui avait entrepris une étude de grandeur naturelle.

—Oui, monsieur, répondit l'élève d'un ton gracieux et délibéré.

«—Eh bien, tu as raison, puisque tu l'aimes… Moi j'aime mieux la musique italienne. Prends garde au bras et à la tête de ta figure, qui sont trop gros et mal dessinés… tu as le sentiment de la couleur, c'est bon; ça va bien… Oh! il est coloriste, répéta David en s'adressant à tout l'atelier, mais, continua-t-il en se retournant vers Georges, Titien, Paul Véronèse coloriaient bien, mais ils dessinaient les têtes et les bras mieux que toi. Voilà ce que c'est que d'aimer la musique allemande, tu préfères l'harmonie à la mélodie et tu fais de même en peinture: tu fais passer le dessin après la couleur. Eh bien, mon cher ami, c'est mettre la charrue avant les boeufs. Mais c'est égal, fais comme tu sens, copie comme tu vois, étudie comme tu l'entends, parce qu'un peintre n'est réputé tel que par la grande qualité qu'il possède, quelle qu'elle soit. Il vaut mieux faire de bonnes bambochades comme Téniers ou Van Ostade que des tableaux d'histoire comme Lairesse et Philippe de Champagne.»

Le maître corrigea encore quelques élèves peintres, sur lesquels il ne trouva rien de particulier à dire, et entra dans le cercle que formaient les dessinateurs autour de la table du modèle. Parmi ces derniers étaient M. A. de Saint-Aignan, Paulin Duqueylar, Langlois, Maurice Quai, Perrié, Robin, Granet, de Forbin, Richard Fleury, Révoil, et quelques autres dont les noms sont restés inconnus, mais tous assez habiles alors à copier la nature en dessin et sur le point de prendre le pinceau.

Avant de passer leurs travaux en revue, David resta debout devant le demi-cercle et entretint ses élèves du tableau des Sabines, qu'il exécutait. «J'ai entrepris de faire une chose toute nouvelle, leur disait-il; je veux ramener l'art aux principes que l'on suivait chez les Grecs. En faisant les Horaces et le Brutus j'étais encore sous l'influence romaine. Mais, messieurs, sans les Grecs, les Romains n'eussent été que des barbares en fait d'art. C'est donc à la source qu'il faut remonter, et c'est ce que je tente de faire en ce moment. J'étonnerai bien des gens; toutes les figures de mon tableau sont nues, et il y aura des chevaux auxquels je ne mettrai ni mors ni bride. Je crois avoir terminé la figure de mon Tatius…» À ces derniers mots, la physionomie de tous les élèves s'épanouit, comme si le personnage dont on venait de parler fût sorti de dessous terre. Les jeunes gens parlaient entre eux, célébraient déjà la perfection présumée de l'ouvrage, et, sans exprimer aucun désir, laissaient deviner dans leurs yeux la curiosité qu'ils avaient de le voir.

«Je ne peux pas encore montrer mon tableau, dit le maître, qui avait surpris la pensée de ses élèves. Je crois avoir réussi à faire mon Tatius, mais je n'en suis pas certain. Je ne le jugerai bien que lorsque ce qui doit l'entourer sera repeint également. Mais je veux faire du grec pur; je me nourris les yeux de statues antiques, j'ai l'intention même d'en imiter quelques-unes. Les Grecs ne se faisaient nullement scrupule de reproduire une composition, un mouvement, un type, déjà reçus et employés. Ils mettaient tous leurs soins, tout leur art, à perfectionner une idée que l'on avait eue avant eux. Ils pensaient, et ils avaient raison, que l'idée dans les arts est bien plus dans la manière dont on la rend, dont on l'exprime, que dans l'idée elle-même. Donner une apparence, une forme parfaite à sa pensée, c'est être artiste; on ne l'est que par là… Enfin je fais de mon mieux, et j'espère arriver à mes fins.»

Le maître, dont chaque parole avait été écoutée avec la plus religieuse attention, se mit en devoir de corriger le travail des dessinateurs d'après le modèle vivant. «Levez-vous, monsieur de Saint-Aignan, dit-il en s'asseyant à sa place. Allons, courage, très-bien, le mouvement est bien saisi… Mettez un peu plus de correction dans votre dessin et nous penserons à vous faire peindre.» Paulin Duqueylar lui remit ensuite son carton: «Il y a vraiment un grand caractère, observa David en regardant la figure que l'élève avait tracée; il a une manière de voir à lui et il rend son idée avec énergie.

C'est bon! courage! Langlois, dit-il à l'élève qui suivait, votre figure est bonne, il faut peindre; c'est dit.» Et l'élève devint rouge de plaisir.

Il arriva à Maurice Quaï: «Peignez aussi, Maurice, dit David. Vous avez fait là une très-bonne étude. Si celui-là veut, il ira loin; il aime la nature et comprend bien l'antique.» La joie éclata aussi sur la figure de Maurice. Il était maigre, portait sa barbe, ce qui, joint à la disposition de son caractère que l'on aura l'occasion de faire connaître bientôt, lui faisait donner par ses condisciples le surnom de don Quichotte.

Perrié, son ami, grand jeune homme fort doux quoique très-entêté, ce qui se rencontre fréquemment, et dont l'esprit et le talent brillaient peu, venait après. David ne lui dit que des paroles insignifiantes et lui conseilla de peindre si cela lui faisait plaisir.

David était d'une propreté extrême. Toujours fort bien mis, il ne changeait jamais de vêtement pour peindre, et faisait une guerre continuelle à ceux de ses élèves qui ne se soignaient pas. «Essuie bien ta chaise, se prit-il à dire à Robin (c'était l'un des fils de l'ancien horloger du roi), car tu es si dégoûtant, que j'appréhende de m'asseoir à ta place.» Comme l'élève tirait un mouchoir sale et déguenillé de sa poche pour épousseter son siége: «Merci, merci de ta précaution, ajouta-t-il, renverse la chaise et secoue-la bien. Soyez certains, messieurs, reprit David quand il fut assis et en considérant le travail de Robin, qu'il n'y a rien de si traître que l'art de la peinture. Dans l'ouvrage se peint l'homme qui l'a fait. On ne saurait pas que celui-ci, et il indiquait Robin, est le plus grand saligaud de la terre, qu'on le reconnaîtrait pour toi en voyant son dessin; tenez, voyez plutôt.» Et tous les élèves de rire. «Oh! toutes vos plaisanteries n'y feront rien, et il mourra comme il est, un crasson…—Quel dommage, ajoutait le maître en indiquant plusieurs parties de l'étude de cet élève, cela sent la nature, c'est plein d'énergie et de finesse… Voyez donc comme le raccourci de ce bras est bien exprimé; et la tête, comme elle plafonne bien! Pourquoi ne peins-tu pas depuis que je te dis de quitter le crayon pour le pinceau?—Monsieur… dit Robin qui voulait préparer une excuse.—Allons, tais-toi, tu es un paresseux. Je t'ai vu cet hiver faire les beaux bras et la belle jambe lorsque tout Paris venait au bassin des Tuileries pour te voir patiner sur la glace en manière de Mercure… Je parlerai une bonne fois de tout cela à ton père… ou fais-moi le plaisir d'acheter une boîte à couleurs et de te mettre à peindre; entends-tu?» Et il passa au voisin.

«Celui-là a ses idées, il a son genre. Ce sera un coloriste; il aime le clair-obscur et les beaux effets de lumière. C'est bon, c'est bon, je suis toujours content quand je m'aperçois qu'un homme a des goûts bien prononcés; c'est toujours bon signe. Tâchez de dessiner, mon cher Granet, mais suivez votre idée. Bon courage; votre carrière est ouverte.»

«Allons, monsieur de Forbin, dit le maître en s'asseyant à la place suivante, je vois que vous aimez et que vous sentez aussi l'effet et le coloris, car sur un dessin même, et le vôtre en est la preuve, on s'aperçoit que l'artiste a de l'aptitude à ce genre de talent. Continuez; ça va bien.»

Fleury Richard et Révoil, tous deux de Lyon, étaient unis dès l'enfance par une amitié qui s'était accrue avec l'âge. Tous deux étudiaient chez David avec une suite et une régularité qu'ils devaient sans doute aux sentiments religieux dont ils étaient également animés. Élèves alors, leurs études n'avaient pas des qualités qui fissent prévoir la vogue, passagère il est vrai, qu'eurent leurs ouvrages quelques années plus tard; aussi David en corrigeant leurs essais ne leur adressait-il que des observations qui ajouteraient peu d'intérêt à celles qu'on lui a entendu faire à quelques autres élèves. Il en fut de même au sujet de plusieurs jeunes gens dont il serait même difficile de rappeler ici les noms.

Le maître avait achevé de corriger les études des peintres et des dessinateurs d'après nature, lorsqu'en tirant sa montre il s'aperçut que les heures s'étaient écoulées bien vite. «Il faut que je retourne à mon atelier, dit-il, pour profiter du reste de la journée. Adieu, messieurs, ajouta-t-il en s'adressant à ceux dont il venait de s'occuper; quant à vous, et c'était aux jeunes dessinateurs d'après l'antique qu'il s'adressait alors, je verrai votre ouvrage un autre jour. Dites à ceux qui peignent de vous conseiller si vous vous trouvez dans l'embarras. Au nombre des apprentis peintres auxquels ces paroles s'adressaient se trouvaient Mendouze, M. Colson, M. Caminade, Simon, Bouchez, Huyot (depuis architecte et membre de l'Institut), Adolphe Lullin, Étienne, etc.

La séance de correction avait été longue; tous les élèves y avaient apporté une attention soutenue en observant un rigoureux silence. Aussi, à peine David fut-il dehors, que l'un des plus jeunes dessinateurs, placé près de la porte, regarda par un trou qui y était pratiqué exprès si le maître ne revenait pas par hasard sur ses pas; mais aussitôt qu'il fut certain que David avait non-seulement parcouru le long corridor du Louvre, mais qu'il avait dépassé l'angle au delà duquel on allait gagner l'escalier de la rue du Coq, il se retourna vers ses camarades en jetant un cri effroyable, auquel tout l'atelier répondit par un concert de hurlements qui se prolongèrent pendant une ou deux minutes.

III.

LES ÉLÈVES DE DAVID À LEUR ATELIER.

On a vu les élèves devant leur maître; il est bon de les retrouver livrés à eux-mêmes dans l'atelier. Mais pour soulager ces récits de redites et de détails superflus, et avant de chercher quelle était la constitution de cette petite démocratie de jeunes peintres, on fera connaître les noms de quelques-uns des élèves qui sont entrés successivement à l'atelier de David, après ceux que l'on connaît déjà. Les principaux sont Poussin et Vermay, c'étaient des enfants de quatorze à quinze ans; puis Augustin Delavergne, âgé de trente ans, gentilhomme d'une province de France; J. J. Dubois, qui, outre l'obscénité habituelle de ses discours, montrait déjà les disposions qui l'ont entraîné à se faire antiquaire; enfin M. Ingres; Bartolini, sculpteur de Florence; Schwekle, sculpteur allemand; Tieck, sculpteur de Berlin, frère du poète; car David recommandait à ses élèves de modeler en terre et avait à coeur de former des statuaires dans son école.

Sur soixante jeunes gens au moins qui étaient inscrite comme élèves de David, la moitié à peu près fréquentait habituellement son école. Jusqu'en 1800 environ, la rétribution du maître fut de 12 francs par mois, sans les frais de modèles et de chauffage, qui se payaient à part. Sur le nombre des élèves inscrits, il n'y en eut jusqu'à cette époque que la moitié au plus qui payât la rétribution à David; les autres recevaient l'enseignement gratis. Ces détails ne sont pas sans importance, parce que la personne chargée par le maître de faire la collecte et de solder les frais payés par la masse se trouvait être par cela même le seul et unique magistrat chargé de gouverner l'indomptable et anarchique démocratie des élèves de David. Or David, plus sage dans l'établissement d'une constitution pour ses élèves que quand il s'était agi de la république française, avait eu le bon esprit d'instituer pour magistrat-collecteur un de ses élèves. Le bon et honorable Grandin, de la famille des fabricants de drap d'Elbeuf, faisait toujours effectivement de la peinture au métier, mais il calmait ses camarades par son angélique douceur, et les amenait à payer, grâce aux tempéraments qu'il donnait à propos, et surtout par cet air de probité et cette exactitude commerciale qu'il semblait inspirer à ceux à qui il s'adressait.

Grandin était boiteux, sa figure était laide, il n'avait ni disposition comme peintre, ni esprit comme homme, et il exigeait de l'argent de chacun; avec tous ces désavantages il se trouvait encore placé au milieu du troupeau le plus indiscipliné et le plus moqueur qui se pût rencontrer, et toutefois le bon et honnête Grandin était estimé, aimé de tous. La seule plaisanterie fort innocente que l'on se permit à son sujet consistait à proclamer bien haut le quantième du mois, lorsqu'il entrait à l'atelier. «Messieurs, criait un mauvais plaisant, est-ce que c'est le 30? voilà Grandin!» Mais impassible comme le soliveau de la fable, l'inaltérable collecteur répondait par un sourire plein de candeur, et tout rentrait dans l'ordre. Telle était donc cette manière de magistrat revêtu d'une double confiance: de celle du maître qui le laissait gouverner à sa manière, et de celle des élèves à qui il ne venait même pas dans l'idée que Grandin pût rien rapporter d'eux à David, hors ce qui regardait la rentrée exacte des fonds, ce qui se faisait régulièrement.

Grâce à la sagesse avec laquelle Grandin exerçait sa magistrature, il n'y avait donc que le département des finances où il régnât de l'ordre; du reste, la république marchait au hasard, et selon les impulsions alternatives que lui communiquaient les différentes factions ou sectes dont elle était composée.

Robin, dont on a entendu signaler par David les heureuses dispositions, la paresse et la saleté, se parait du titre de chef de la secte des crassons. Pour être admis à en faire partie, il fallait prouver que l'on fumait au moins trois pipes par jour; que l'on ne changeait de linge que quand il ne tenait plus sur le corps, et que l'on ne se lavait que malgré soi ou quand on s'exerçait à la natation.

Robin, qui avait rapporté ces idées des armées, où il avait été avec les régiments de Paris enrôlés au commencement de la révolution, fit peu de prosélytes à l'école.

Une autre secte, qui par la suite mérita mieux cette désignation que le troupeau dont Robin s'était fait le chef, se composait d'un certain nombre d'élèves dont les principaux étaient les frères Franque, Pierre et Joseph, que leur talent faisait déjà remarquer et qui tenaient les premiers rangs dans l'école, depuis que Girodet, Gérard et Gros en étaient sortis. Broc, dont il a déjà été question, donnait aussi de flatteuses espérances, mais l'élève Maurice Quai, quoique moins avancé alors dans la pratique de l'art, semblait avoir un avenir brillant et exerçait déjà une certaine influence sur ses amis. Dans ses traits, dans son caractère, il y avait quelque chose de ce qui distingue les hommes appelés à commander à leurs semblables. Sa figure était belle, et sa barbe, qu'il portait alors contre l'usage général, donnait de la gravité à sa physionomie, d'ailleurs très-avenante. Doué d'une élocution facile, il portait promptement la conviction dans l'esprit des autres, aussi devint-il bientôt un véritable sectaire dans l'école de David, qu'il abandonna enfin en entraînant avec lui plusieurs de ses camarades. Tant que son talent ne fit que poindre, il ne professa pas hautement les opinions singulières qu'il manifesta ensuite sur les arts et sur la manière dont il prétendait qu'on dût les pratiquer. Ce fut d'abord par l'élévation de ses idées et la franchise de son âme qu'il captiva la bienveillance de ses condisciples, et à propos du sobriquet de don Quichotte qu'on lui avait donné, ses camarades furent tant soit peu surpris de l'entendre dire «qu'il se trouvait heureux et fort honoré de mériter le nom d'un personnage imaginaire il est vrai, mais qui était le modèle de la bonne foi et de la loyauté; que pour lui, il admirait don Quichotte depuis son enfance, et qu'il n'avait cessé de faire des efforts pour s'élever jusqu'à la hauteur de la rude et incorruptible honnêteté de ce héros romanesque.» L'expression de sincérité avec laquelle Maurice prononça ces paroles, jointe à sa physionomie noble et à son élocution entrainante, interdirent les critiques et les quolibets aux plaisants; et de ce moment Maurice, qui déjà était aimé, fut investi d'une certaine autorité qui lui donna le droit de dire tout ce qui lui venait à l'esprit. Déjà Moriès et Ducis témoignaient hautement le cas qu'ils faisaient de lui, aussi devint-il bientôt complétement maître de l'esprit de Pierre, de Joseph, de Broc, de Perrié et de quelques autres qui formèrent le noyau de la secte.

On n'a sans doute pas oublié l'entresol situé au-dessus de l'atelier des Horaces: ce logement, faisant partie de la portion du Louvre prêtée à David, était occupé par les frères Franque, qui non-seulement y logeaient, du consentement du maître, mais donnaient souvent l'hospitalité à Broc, à Maurice et à ceux de leurs amis qui la leur demandaient. Or, c'est en ce lieu que prit naissance la secte des penseurs ou des primitifs dont Maurice fut le fondateur, quoiqu'il soit juste de dire que quelques paroles hasardées de David en aient fait naître la première idée. Ce maître, étant sur le point de commencer son tableau des Sabines, et se sentant plus que jamais entraîné par le goût des ouvrages de l'antiquité, en était venu à restreindre son admiration pour les oeuvres modernes, au point de ne plus se proposer pour modèles que les ouvrages grecs que l'on supposait faits à l'époque de Phidias. Parmi les-bas-reliefs, il recherchait ceux dont le style était le plus ancien; il en faisait autant au sujet des médailles, et vantait particulièrement le naturel et l'élégance du trait des figures peintes sur les vases dits étrusques. On sait ce qui arrive ordinairement dans une école, et que les opinions du maître, exagérées par ses élèves, même les plus intelligents, sont bientôt dénaturées par les niais. C'est ce qui arriva dans celle de David, en cette occasion, après qu'il eut dit à propos de son projet relatif aux Sabines: «Peut-être ai-je trop montré l'art anatomique dans mon tableau des Horaces; dans celui-ci des Sabines, je le cacherai avec plus d'adresse et de goût. Ce tableau sera plus grec

Ces derniers mots, ainsi que la recommandation que le maître faisait souvent à ses élèves d'exercer leur esprit en étudiant les antiques, sans les copier machinalement, frappèrent les jeunes gens et Maurice en particulier, et ils partirent de là pour avancer que David travail fait qu'entrevoir la route à suivre, qu'il fallait changer radicalement les principes sur lesquels on s'appuyait pour exercer les arts; que tout ce qui avait été fait depuis Phidias était maniéré, faux, théâtral, affreux, ignoble; que les maîtres italiens, y compris le plus célèbre même, étaient entachés des vices des écoles modernes; qu'il était indispensable de s'abstenir de regarder aucun des tableaux de la grande galerie, et que dans celle des antiques on devait baisser les yeux et passer outre devant les statues romaines et celles même qui avaient été faites en Grèce depuis Alexandre le Grand.

Tel était à peu près l'ensemble de la nouvelle théorie. Quant à la pratique, on ne devait viser qu'à exprimer la plus haute beauté; aussi Maurice engageait ses adeptes à ne plus travailler à l'atelier de David pour peu que le modèle ne leur parût pas beau; il leur conseillait de ne peindre que des figures de six pieds de proportion; et, toujours dans l'idée de rendre le beau, prescrivait de faire des ombres claires, afin que la transition trop brusque de la lumière à l'ombre ne détruisit pas l'harmonie des formés, comme ne manquaient pas de le faire, ajoutait-il dans le style brutal d'atelier, ces indignes Italiens.

Mais ces idées que Maurice se formait de l'art n'étaient que les corollaires d'autres idées plus hautes, plus graves, sur lesquelles il s'entretenait avec des hommes qui, sans être étrangers aux arts, ne les pratiquaient cependant pas. Charles Nodier était de ce nombre, et plus d'une fois alors Étienne l'a vu monter descendre le petit escalier de bois qui conduisait à l'entresol au-dessus de l'atelier des Horaces, où, selon toute apparence, il allait présider les séances des penseurs ou primitifs. S'il faut s'en fier aux récits un peu tardifs (1833) de cet écrivain sur la secte dont Maurice a été le chef ostensible de 1797 à 1803, il ne s'agissait de rien moins que d'une réforme de la société sur un plan, non pas précisément semblable à celui des saint-simoniens, mais du même genre, et qui devait commencer par un Changement de costume. Que des idées vagues de réforme aient bouillonné dans la tête, de quelques jeunes gens lancés au milieu d'une société à peine remise des grandes commotions révolutionnaires, cela peut être admis; mais quant à l'établissement d'une doctrine sérieuse à ce sujet, il ne pouvait résulter des efforts de quelques pauvres élèves en peinture rassemblés dans l'entresol, en admettant même toute la supériorité d'esprit et de caractère que l'on pourrait attribuer à Maurice Quaï et à Charles Nodier. Le secret de cette petite comédie, s'il y en a un, n'aurait pu être dévoilé que par le président des primitifs, devenu le spirituel académicien que tout le monde connaît; mais à défaut de renseignements à ce sujet, longtemps mais vainement promis à Étienne par Charles Nodier, voici l'extrait d'une brochure curieuse que cet écrivain publia en l'an XII de la république (1804), sous le titre d'Essais d'un jeune barde. On y trouve une espèce d'éloge ou plutôt de glorification de Maurice et de la jeune femme d'un des sectaires, qui, en effet, par la pureté de son âme et la beauté de sa personne, était devenue la Béatrice, l'ange gardien des penseurs. Voici le chapitre où il est question de ces deux personnages:

Deux beaux types de la plus parfaite organisation humaine.

«Dans les espérances d'une présomptueuse jeunesse, j'avais résolu de leur consacrer un jour un monument, ci d'attacher leurs noms aux plus belles conceptions de ma vie. Mais, si incertain moi-même de ce que le sort me réservent du temps qui m'est mesuré, je veux, du moins, laisser ici quelque témoignage qui révèle que je les ai connus, et qui fasse foi de ma gloire.

«Saady fait dire à l'ambre: «Je ne suis qu'une terre vile, mais j'ai habité avec la rose.»

«Artiste, jette un voile sur ton Apollon et sur ta Vénus. Ne consume pas ton admiration stérile sur les efforts de l'art impuissant. Ici la Divinité a marqué sa plus noble empreinte, et c'est ici que tu apprendras ton génie, si le ciel t'en a donné.

«LUI, c'était MAURICE QUAÏ, cet homme qui, sous les formes d'ANTINOÜS et d'HERCULE combinées, recélait l'âme de MOÏSE, d'HOMÈRE et de PYTHAGORE, et qui unissait le courage des forts à la simplicité des enfants, et la raison des sages a l'enthousiasme des poëtes. À cette beauté, qui avait je ne sais quoi d'immuable et d'éternel comme celle des dieux, à ce grand caractère qui le faisait participer du TOUT-PUISSANT, de RAPHAËL et du JUPITER de MYRON, il semblait qu'on allait voir briller autour de sa tête les éclairs de l'OLYMPE et du SINAÏ.

«Il était facile à reconnaître, celui dont le Seigneur avait dit, par l'organe d'un de ses disciples: J'AI ÉCRIT SUR SON FRONT LE NOM DE MA CITÉ. C'étaient bien là ces sourcils dont un seul mouvement pouvait ébranler le monde, et ces yeux d'où devait s'élancer la foudre. C'est cet aspect qu'il aurait fallu emprunter pour se fonder un culte; et jamais je n'ai levé sur lui ma paupière sans éprouver un saint effroi; jamais je ne l'ai entendu m'appeler à ses côtés, avec ce langage ineffable et mélodieux qui lui était familier, sans me rappeler que LE DIEU FAIT HOMME aussi aimait à s'entourer des malheureux de la terre.

«Ne demandez pas au vulgaire quel était Maurice Quaï: l'avenir sera prive de son nom.

«Oserez-vous, chaste amitié, proférer celui de LUCILE FRANQUE? Il échappe à mes lèvres, et mes lèvres sont purifiées. Elle ne condamnera pas cet hommage.

«Avez-vous vu sur les coupes des Grecs et sur les bas-reliefs d'Herculanum, ces figures sveltes et légères, où tant de noblesse est alliée à tant de grâce et tant de pudeur à tant de volupté? Vous êtes-vous arrêté, pensif, devant cette image de SAINTE CÉCILE qui prête l'oreille aux choeurs célestes? La plaintive MALVINA, touchant sur sa harpe des airs douloureux et adressant un regard triste et plein de larmes au barde aveugle qui n'en jouira pas, vous a-t-elle jamais intéressé à ses malheurs? Sterne vous a-t-il trouvé sensible pour son ÉLISA, et ROUSSEAU pour sa JULIE? Vous connaissez presque LUCILE.

«Son regard était si solennel que ceux sur lesquels il tombait se sentaient saisis d'un respect religieux; mais il était si doux qu'il avait un charme secret pour assoupir les chagrins du pauvre. Aussi sa vue faisait rêver de bonnes actions, et on ne se souvenait pas d'elle sans avoir envie d'être meilleur. Mais à quelque chose de sombre et de pénible à voir qui errait sur son visage, on aurait deviné le présage des maux à venir.

«Quand, dans les beaux jours de l'année, elle s'avançait dans la plaine, avec sa tunique flottante et ses cheveux épars, semant des fleurs sur les enfants et des bienfaits sur les mères, vous auriez dit l'ange du hameau; et quand elle portait pendant le silence des nuits un secours mystérieux vers la chaumière de l'indigent à sa marche aérienne, au frissonnement surnaturel qui suivait ses pas, à la divine mélancolie qui régnait dans tout son air et dans tous ses mouvements, à un sentiment incomparable et merveilleux qui émanait d'elle, et qu'on ne saurait définir, on croyait apercevoir une de ces sublimes intelligences qui veillent autour des tombeaux.

«Mais, après une vie pleine d'amertume, celle qui eût été à son gré le MICHEL-ANGE de la poésie ou l'OSSIAN de la peinture, tomba inconnue sur la terre, et les larmes de quelques infortunés qui devaient leur existence à ses secours firent les frais de sa pompe funèbre.

«Elle compta son vingt-deuxième printemps, et à la fin de ce court exil, elle reprit le chemin de son éternelle patrie.

     «LUCILE, MAURICE, âmes superbes! Où est-il celui qui doute de
     l'immortalité? A-t-il vécu près de vous, celui qui nie la vertu? Ô
     Brutus!

     «Ne m'accusez point de vous abuser par quelque heureux mensonge
     inventé à l'honneur de l'espèce humaine, L'imagination ne fait pas
     de tels rêves. Je les ai vus.

«Je suis venu, et je les cherchais encore. Ils n'étaient plus, et j'ai cherché leur fosse. Aujourd'hui, leur fosse même m'est interdite.

«Plus heureux que moi, puisqu'il me restait des liens qui m'ont forcé à leur survivre.

«Il n'y a plus rien sur la terre qui mérite une larme!

«UNZER.»

Cet éloge dithyrambique en prose bariolée de réminiscences de la Bible, d'Homère et d'Ossian, toutes devenues fort à la mode en ce temps, révèle à la fois l'espèce d'admiration que Maurice inspirait à ceux dont il était entouré et la confusion d'idées au milieu de laquelle la jeunesse la plus distinguée par ses sentiments et son esprit se débattait alors.

Quoi qu'il en soit, les prédications de Maurice, dans le petit entresol, sur les questions de morale et d'art ne laissaient pas de produire de l'effet sur la masse des élèves de David. Involontairement ces jeunes gens obéissaient chaque jour davantage à l'autorité que prenait sur eux le chef des penseurs. Un jour ce jeune homme en fit un singulier usage. Mais pour que l'on puisse apprécier tout ce qu'il y avait d'étrange, de hardi dans ce qu'osa dire Maurice dans un lieu à peu près public tel que l'école de David, il faut se reporter à l'an 1797, alors que la religion était encore l'objet de la dérision publique, avant que Bonaparte eût rouvert les églises. Les idées de Voltaire avaient tellement été répandues d'ailleurs pendant la révolution, que parmi les élèves de l'école, si on ne regardait pas comme un crime de parler favorablement du christianisme, c'était au moins un ridicule dont personne n'aurait osé se couvrir. Les discours indévots, impies même, s'y faisaient assez fréquemment entendre.

Or, il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice ne dit rien. Seulement sa physionomie devint sévère; mais lorsque le conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement silence. L'étonnement des élèves parut grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun, qui resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui duraient peu; il avait d'ailleurs du tact, et, en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu'il venait de faire. «Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie! Vous n'avez donc jamais lu l'Évangile, tous tant que vous êtes? L'Évangile! c'est plus beau qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur un ciel bleu! Jésus-Christ disant: «Laissez venir à moi les petits enfants!» Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l'Évangile et lis-le avant de parler de Jésus-Christ.»

Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien; car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long, pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose.

Le brave Moriès trancha la difficulté: «C'est bien cela, Maurice,» dit-il d'une voix ferme; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés, que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises: «Vive Maurice!»

On aurait tort de croire cependant que dans le sentiment généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l'atelier de David, comme par toute la France alors, on était et l'on affectait surtout d'être très-indévot; mais le courage que montra Maurice en défendant un nom et une religion que tout le monde attaquait et vilipendait, ainsi que la pensée heureuse qu'il eut de découvrir à de jeunes artistes une source de beautés nouvelles au moins pour eux, séduisit et entraîna leurs jeunes âmes. Cette scène eut toutefois un résultat important; elle jeta du ridicule sur ce qui restait encore, dans le langage des élèves, de locutions révolutionnaires et irréligieuses, et, de plus, elle assura la liberté des consciences. Après le mouvement oratoire de Maurice, et pendant le repos du modèle, Moriès, Ducis, Roland, de Forbin, M. de Saint-Aignan, Granet et beaucoup d'autres qui représentaient assez bien le parti aristocratique à l'atelier, vinrent prendre les mains de Maurice et le féliciter sur son élan généreux. Lorsque ceux-ci eurent épuisé leurs louanges fort sincères, s'avancèrent alors vers Maurice, Richard Fleury et Révoil, les deux amis lyonnais. Leurs figures paraissaient émues, et d'un air timide, mais où perçait un sourire plein de joie, ces deux jeunes artistes remercièrent leur généreux camarade de manière à laisser entendre à tous les assistants qu'ils attachaient plus d'importance encore qu'eux à ce qui venait de se passer. En effet, de Forbin et Granet, qui avaient fréquenté Richard Fleury et Révoil à Lyon, avouèrent à leurs condisciples que ces deux jeunes gens étaient fort pieux. Ce bruit se communiqua d'oreille en oreille, et jamais, depuis ce jour, on ne se permit la plus légère plaisanterie sur les habitudes religieuses des deux amis lyonnais.

Maintenant, on sait ce qu'était la secte insignifiante des crassons; on peut juger de l'esprit de celle des penseurs ou primitifs, qui, ainsi que son chef Maurice, reviendront plus d'une fois en scène. Il reste à faire connaître le troisième groupe qui complétait l'ensemble des élèves les plus importants alors de l'atelier de David, sauf à faire intervenir plus tard ceux qui, ainsi qu'Huyot et plusieurs autres, simples dessinateurs encore d'après le relief, et rangés confusément sous le nom de rapins, écoutaient et regardaient ce qui se passait entre les grands élèves, sans y prendre une part active. Achevons donc le dénombrement de nos jeunes héros, en peignant par quelques traits rapides les coryphées du groupe que, faute d'une meilleure expression, on surnommera aristocratique. Au milieu de cette foule de jeunes gens dont la fortune, l'éducation, les manières et les talents étaient si inégaux et si divers, se faisaient remarquer ceux dont le costume plus régulier, dont la tenue plus aisée et plus décente, dont le langage plus pur et plus mesuré, imposaient aux autres élèves.

C'était M. Auguste de Saint-Aignan, dont le nom seul chatouillait agréablement l'oreille. Il était joli cavalier, d'une figure prévenante et aimable, et quoiqu'il fut tout aussi simplement mis que les autres, ses habits étaient si bien faits, si bien portés, son pied élégant était chaussé dans des bottes si fines, que toute la sauvagerie pittoresque des élèves de David céda à ces dehors séduisants. M. de Saint-Aignan avait d'ailleurs tout l'entraînement généreux qui rend bon camarade dans une école, et ce qui achevait de le faire accueillir très-amicalement étaient les dispositions réelles et brillantes qu'il montrait pour l'art de la peinture.

C'était Granet, qui a produit tant de bons ouvrages et dont le nom est resté célèbre; Granet, qui avait alors le même air bon et fin que nous lui avons connu. Alors il était à peu près vêtu simplement, comme à la fin de ses jours; et dès ce temps où, jeune encore, son teint peu coloré, sa figure calme, son maintien modeste et discret et son costume brun foncé lui donnaient l'air d'un habitant des cloîtres, on le surnommait le Moine.

Richard Fleury et Révoil, bien élevés, très-retenus dans leurs discours et habituellement couverts de vêtements très-propres, faisaient honneur à la bonne bourgeoisie et au gros commerce lyonnais, d'où ils tiraient leur origine. Ils parlaient peu, si ce n'est avec Granet et de Forbin; mais ils se montraient affables et polis envers tous. Les élèves les respectaient.

Le nom de Delavergne sera rapporté seulement pour mémoire. Sous le rapport du talent, il était à peu près nul; mais ses liaisons avec de Forbin, R. Fleury, Révoil et Granet, ainsi que sa qualité de gentilhomme, lui donnaient une espèce d'influence dans le groupe aristocratique qu'il n'est pas indifférent de signaler pour bien faire connaître tous les éléments dont se composait alors l'école de David.

Mais l'âme de cette portion des élèves était Forbin, car alors sa qualité de comte et le de qui précède son nom en étaient retranchés. Lorsqu'il entra à l'atelier, il n'était âgé que de dix-huit à vingt ans. Quoiqu'un peu grêle de formes, il était fort bien pris dans sa taille. Sa tête était belle, et il la portait haut. S'exprimant avec élégance et facilité, il faisait retentir sa voix mordante que rendait plus incisive encore son accent provençal très-prononcé. Auguste de Forbin, car malgré tous les efforts encore récents des révolutionnaires pour écraser l'aristocratie, les noms illustres plaisaient toujours aux oreilles des Français en 1797, Auguste le Forbin apportant, sous des habits excessivement simples, toute l'aisance et la familiarité un peu moqueuse d'un gentilhomme au milieu de jeunes gens qui n'avaient de commun avec lui que leur âge, fit dès le premier jour leur conquête. À l'aide de l'italien et de son patois provençal qu'il parlait avec une égale facilité, il trouvait moyen, sans rien perdre de son élégance habituelle, de faire et de dire les pasquinades, les charges et les bouffonneries les plus amusantes. Rien ne lui coûtait moins que de tourner un couplet en français, et à l'atelier, où l'on ne se piquait pas d'être difficile, il en improvisait souvent pendant le travail.

Le théâtre du Vaudeville était alors, comme aujourd'hui, fort à la mode; c'était même un de ceux que fréquentait le plus habituellement ce que l'on appelait alors la société distinguée. Forbin, quoique peu à l'aise à cette époque, ne laissait pas de s'y rendre quelquefois, et là, il entretenait son goût et son talent pour le couplet. D'après ce que l'on sait de Maurice, des idées et des livres qu'il préférait, ainsi que son ami Ch. Nodier, on peut se faire une idée des colères burlesques dans lesquelles il entrait, lorsque Forbin, qu'il aimait d'ailleurs beaucoup, lui improvisait un couplet carré se terminant par une galanterie fade ou un jeu de mots. «Vieille Pompadour! lui criait-il tout en riant au milieu de sa fureur, va donc te faire friser avec de la poudre à la maréchale[3]!» Puis il répétait plusieurs fois d'une voix sourde et concentrée: «Le Vaudeville! le Vaudeville!» et, saisissant tout à coup ce qui lui tombait sous la main, une canne, une queue de chevalet démanchée, il se mettait à frapper à tour de bras sur les chaises et les boîtes à couleurs, jusqu'à ce que leurs propriétaires trouvassent le moment de le calmer et de sauver leurs ustensiles de sa fureur. Alors cette scène se terminait par des rires inextinguibles auxquels Maurice lui-même prenait largement part.

Au milieu de ces tempêtes bouffonnes se trouvait Langlois, peintre froid et de peu d'imagination, mais imitateur fin, correct de la nature, et que David choisit pour l'aider lorsqu'il exécuta le Bonaparte passant les Alpes, puis lorsqu'il commença le Léonidas. Langlois, après avoir obtenu toutes les couronnes académiques, est mort membre de l'Institut en 1838. On voyait aussi là, travaillant avec zèle et assiduité, M. le comte d'Houdetot, que l'étude approfondie de la peinture a fait devenir un protecteur si éclairé des arts; puis le marquis d'Hautpoul qui, après avoir étudié pendant trois ans avec passion à l'école de David, prit tout à coup le parti des armes et devint général, pendant la restauration.

Telles étaient les différentes nuances dont se composait l'ensemble des élèves de David. Bien qu'animés d'un esprit très-différent, ils vivaient toutefois cordialement entre eux.

Parmi les élèves que leur caractère isolait davantage, on a dû remarquer le sage Moriès, qui se mêlait peu à toutes ces folies et dont la plaisanterie habituelle était de répéter à ses camarades si jeunes et si fous: «Messieurs, amusez-vous bien, mais n'oubliez pas de penser à la mort!» Cet aimable et brave homme n'a laissé aucun ouvrage qui puisse consacrer sa mémoire, et c'est ce qui fait que l'on parle de lui toutes les fois que l'occasion s'en présente, car rien n'est si digne d'intérêt que ces âmes nobles, sublimes, dont nul talent n'a fait ressortir et briller le mérite.

Il n'en est pas ainsi d'un autre élève que David reçut dans son école à cette époque et qui non-seulement se fit distinguer par la candeur de son caractère et sa disposition à l'isolement, mais qui donna encore tout aussitôt qu'il parut des preuves d'un véritable talent; c'est M. Ingres. Ainsi que Granet, Ingres n'a changé ni de physionomie ni de manières depuis son adolescence. En retranchant le surplus d'embonpoint que produit l'âge, Ingres, en 1854, est encore celui de 1797. Ce qui est vrai de sa personne ne l'est pas moins de son caractère, qui a conservé un fonds d'honnêteté rude qui ne transige jamais avec rien d'injuste et de mal, et de son esprit, qui s'est toujours maintenu dans la même région. C'est un de ces hommes qui ont été mis au monde comme on coule une statue en bronze. En entrant à, l'atelier de David, Ingres arrivait de Montauban, sa ville natale, où, dès l'enfance, il avait étudié l'art de la peinture sous la direction de son père. Relativement à sa jeunesse, il était déjà habile à manier le pinceau, lorsque David se chargea du soin de l'enseigner. Dans l'école, il était un des plus studieux, et cette disposition, jointe à la gravité de son caractère et au défaut de cet éclat de pensée que l'on appelle esprit en France, fut cause qu'il prit très-peu de part à toutes les folies turbulentes qui avaient lieu autour de lui; aussi étudia-t-il avec plus de suite et de persévérance que la plupart de ses condisciples.

Étienne fut très-frappé de la première figure que Ingres peignit à l'atelier. Tout ce qui caractérise aujourd'hui le talent de cet artiste, la finesse du contour, le sentiment vrai et profond de la forme et un modelé d'une justesse et d'une fermeté extraordinaires; toutes ces qualités se faisaient déjà remarquer dans ses premiers essais. Ce mérité n'échappa aux yeux de personne, et quoique plusieurs de ses camarades et David lui-même signalassent une disposition à l'exagération dans ses études, tout le monde cependant fut frappé de ses grandes dispositions et reconnut même son talent.

Il y a cinquante-sept ans que ces souvenirs étaient des réalités: oh! que de noms complétement oubliés on pourrait ajouter à ceux déjà cités ici, sans que leurs syllabes réunies pussent éveiller dans l'âme du lecteur d'autre sentiment que cette tristesse vague que l'on éprouve en foulant la tombe d'un inconnu! Quand on a assisté à ces joies de la jeunesse, quand on a vu l'espérance briller également sur tant de fronts dont la plupart ont été prématurément jetés dans la poussière et privés de la couronne qu'ils attendaient, on admire les effets de cette ardeur permanente qui travaille régulièrement toutes les générations successives et donne au monde une jeunesse éternelle, une espérance toujours renaissante. De tous les noms déjà cités, combien peu ont échappé à l'oubli, et qui sait s'ils y surnageront longtemps encore! Quant à la foule de ces jeunes gens qui se sont si ardemment nourris de vains rêves de gloire, le plus grand nombre est mort et à la fleur de l'âge. Plusieurs sont encore au monde, mais vivent obscurs et peu satisfaits, comme il arrive toujours quand on a manqué dans la vie le but que l'on s'était proposé d'atteindre.

IV.

LES RAPINS.

Chaque profession, chaque art a ses termes propres; il en est même qu'aucune périphrase ne pourrait remplacer; tel est celui de rapin. On désigne par ce nom, dans les ateliers de peinture, les élèves qui ne font encore que copier d'après des dessins, et ceux même qui dessinent d'après le relief, c'est-à-dire d'après les statues moulées en plâtre. Par extension, et dans un sens épigrammatique, on l'applique aux élèves déjà avancés dans la pratique de leur art, mais auxquels on ne reconnaît ni dispositions ni talent.

Le rapin, il faut le croire, est libre et heureux aujourd'hui, mais il n'en était pas ainsi il y a cinquante ans. Le rapin était une espèce de vassal, d'esclave même, soumis aux volontés et à tous les caprices de celui de ses camarades qui, plus âgé que lui et ayant déjà eu l'honneur de se servir de la palette et de l'appui-main, se faisait servir par l'apprenti-artiste et le battait à l'occasion, quand ledit rapin était récalcitrant ou s'acquittait mal des commissions dont son tyran l'avait chargé.

Lorsqu'Étienne descendit de l'atelier des Horaces pour prendre place dans celui des élèves, cet usage était déjà tombé en désuétude, mais non pas entièrement aboli, et le Petit d'en haut eut le bonheur de contribuer à faire encore adoucir le sort des rapins, ses nouveaux condisciples. L'un des premiers jours de son noviciat à l'atelier, il arriva que Roland, dit le Furieux, n'ayant pas pu assister au banquet de Vincennes, à la fin duquel Étienne avait lu des vers au maître, ne connaissait pas le nouveau rapin. Brusque comme on l'a déjà dépeint, Roland s'approcha d'Étienne en tenant son appui-main levé et en menaçant, et lui dit: «Tiens, voilà deux sous, va me chercher un petit pain pour mon déjeuner.» L'étonnement et l'indignation se peignirent sur la figure d'Étienne d'une manière si forte et si sincère, que la résolution de Roland en fut d'abord ébranlée. Mais comme le jeune colon avait vu frapper les noirs à la Martinique, il croyait pouvoir en agir de la même manière avec un rapin, et il leva de nouveau son appui-main pour frapper Étienne, lorsque Moriès, Ducis, Forbin, Maurice et d'autres encore, s'élancèrent au-devant de Roland, en lui criant: «Roland! Roland! prenez donc garde! c'est le Petit d'en haut!» car on continuait à donner ce sobriquet à Étienne. Roland avait quelque chose de brusque dans le caractère, mais n'était nullement méchant. Il reprit sa place, et on lui dit à voix basse qu'Étienne avait fait des vers pour David, ce qui parut plus que suffisant pour ne pas le traiter comme un nègre.

Ce petit événement resserra tout aussitôt les liens d'amitié qui s'étaient déjà formés entre les principaux élèves de l'atelier et Étienne, et, de plus, fut cause que ses camarades d'infortune, les autres rapins, s'entendirent avec lui pour faire en commun une vigoureuse résistance, si quelque peintre osait encore exiger d'eux, par la force, d'humiliantes complaisances. Les rapins firent plus encore, car chaque matin ils se munirent d'une bûche, après avoir eu soin de faire entendre que l'en n'aurait pas bon marché d'eux en cas d'attaque. Ces précautions ne furent pas vaines. Les peintres, et Roland tout le premier, se le tinrent pour dit, d'autant mieux que, parmi les rapins, on avait eu l'occasion de remarquer Vermay et Poussin, adolescents d'une force extraordinaire pour leur âge, et dont le coeur bondissait à l'apparence d'une menace. À compter de cette époque, s'il se trouva encore de jeunes élèves qui fissent les commissions des peintres, ce ne fut que parmi les plus paresseux ou les gourmands qui dimaient sur les pains et les gâteaux qu'on leur faisait acheter, ou profitaient de la course pour jouer et polissonner avec les rapins des autres écoles, dans les immenses corridors du Louvre.

Parmi tous ces jeunes gens qui dessinaient près de la porte d'entrée, d'après la bosse, la plupart se distinguaient par un noble caractère, par d'heureuses dispositions, et par une activité d'imagination qui, en général, leur devint fatale; car les uns épuisèrent leurs facultés dans une contemplation stérile, les autres, malgré de longs et studieux efforts, ne purent jamais réaliser les espérances dont ils s'étaient bercés, et quelques-uns perdirent la raison, abrégèrent leurs jours à la fleur de l'âge, ou succombèrent à des maladies de langueur, que l'étude de leur art acheva de rendre incurables.

De toute cette génération d'artistes avec lesquels Étienne entra dans la carrière, trois seulement se sont fait un nom dans les arts, et encore l'un est-il devenu architecte et non peintre: Huyot, qui a rapporté de si précieux travaux de ses voyages en Égypte, en Grèce et en Italie, et mourut après avoir pris place à l'Institut; Granet; enfin M. Ingres.

Quant aux autres, Boucher, Vermay, Poussin, Simon, Augustin D…, Colson, Mendouze, Adolphe Lullin et Étienne, pour ne citer que ceux qui avaient fait concevoir le plus d'espérances, aucun d'eux, malgré quelques éclairs de succès, n'est arrivé, à se faire un nom dans l'art de la peinture. Et cependant, plus d'un a déployé une énergie rare pour acquérir du talent; presque tous cependant avaient l'imagination ardente et productive; mais il leur manqua d'être dirigés plus sagement dans le cours de leurs études, ayant eu le malheur de se trouver étudiants à une époque où tous les principes sur lesquels repose l'art qu'ils désiraient apprendre furent remis en question par le maître même qui devait les diriger.

Les fréquentes recommandations que faisait David à ses élèves, de se guider sur les ouvrages de l'art grec, et particulièrement sur ceux du style antérieur à Phidias, avaient porté leurs fruits. Cette idée, reprise en sous-oeuvre par une jeunesse fougueuse et inexpérimentée, fut poussée jusqu'à ses plus rigoureuses conséquences, et ces principes exagérés, combinés avec les utopies humanitaires que développait Maurice à ses adeptes, ne tardèrent pas à produire une anarchie complète dans l'école de David. Bientôt ce ne fut point assez pour Maurice de répandre sa doctrine au moyen des entretiens qui avaient lieu dans l'entresol de l'atelier des Horaces, ou dans l'atelier des élèves après les travaux du jour; il fit entendre à ses cosectaires «qu'il fallait parler haut et marcher courageusement tête levée; que David avait commencé le grand oeuvre de la réforme de l'art, il est vrai, mais que l'incertitude de son caractère et le peu d'étendue de ses idées l'avaient perdu en politique et ne lui donnaient pas l'énergie nécessaire pour compléter la révolution qu'il fallait achever dans l'art. Il ajoutait que, tant que les modèles de mauvais goût, tels que ceux qui proviennent de l'art italien, romain et même grec, en remontant jusqu'à Phidias exclusivement, seraient soufferts dans les écoles, il n'y avait pas lieu d'espérer qu'aucune amélioration se fit sentir dans les études; que, quant à lui, il ne commencerait à espérer le retour du goût simple, vrai, primitif enfin, que du moment où il verrait brûler et détruire (ce sont ses paroles) tous ces prétendus chefs-d'oeuvre qui font horreur aux gens imbus des pures doctrines. Ce jour viendra, mes amis, n'en doutez pas, s'écriait-il dans son enthousiasme; mais il faut en accélérer la venue en provoquant la conversion de ceux qui sont encore plongés dans l'erreur. Or, pour remplir cette mission, nous devons agir avec audace et courage; ainsi, j'en avertis d'avance ceux d'entre vous qui ne se sentiraient pas disposés à imiter mon exemple; qu'ils se retirent! car je dois vous dire que d'ici à peu de jours j'ai résolu de quitter ces vêtements mesquins que je porte ainsi que tous les hommes de notre siècle. Déjà, vous le voyez, j'ai laissé croître mes cheveux et ma barbe; l'on achève en ce moment une vaste tunique blanche que je porterai sous un ample manteau bleu, et je ne chausserai plus mes pieds que de cothurnes. Mais je lis dans vos yeux votre incertitude; vous pensez qu'en homme pusillanime, j'ai fait préparer ce vêtement pour m'en parer dans l'ombre de notre réduit, et en votre présence seulement? Détrompez-vous; décadi prochain, vous me verrez ainsi vêtu dans les Tuileries, me promenant au milieu de ces stupides bourgeois que je ferai rougir de la laideur et de la mesquinerie de leur accoutrement moderne. Dans peu vous suivrez mon exemple, je n'en doute pas, et je dois vous dire que mon brave ami Perrié que voilà, profitant noblement de sa fortune pour favoriser nos généreux desseins, s'est fait faire un costume phrygien complet, d'après celui du Pâris en marbre qui est au Musée, vêtement avec lequel il a l'intention de m'accompagner à la promenade que je vous ai annoncée. Oui, mes amis, il est temps de donner un but pratique et sérieux à l'art et d'enfermer les grandes et éternelles vérités dans l'enveloppe du beau, afin qu'on les accepte avec plaisir, avec empressement même, et qu'elles germent et fructifient dans le coeur de l'homme. Comme peintres, tous nos efforts ne doivent donc tendre qu'à le présenter sous ses formes les plus belles, sous les idées et les images les plus pures; comme citoyens, il est de toute nécessité que nous avertissions d'abord les yeux de la réforme importante que nous désirons faire; et rien, à cet égard, n'est plus propre à préparer favorablement les yeux et les esprits que de revêtir cet admirable costume grec primitif, dont la disposition est si majestueuse et si élégante. Quant aux pensées dont nous autres réformateurs devons continuellement entretenir nos esprits et notre coeur, nous ne saurions les puiser à des sources trop primitives et trop pures. C'est dans Homère, puis dans Ossian, mais surtout dans la Bible; c'est dans les scènes et les peintures des peuples primitifs au milieu desquels ces livres ont été écrits, que nous trouverons de quoi régénérer notre âme et notre esprit, et donner un noble emploi à nos talents, quand ils seront perfectionnés.»

Si chaque siècle ne fournissait pas des folies analogues à celles-ci, et qu'il n'existât pas encore un certain nombre de personnes qui ont vu Maurice et Perrié se promener dans Paris, l'un vêtu comme Agamemnon, l'autre en Pâris, on craindrait vraiment d'être taxé d'exagération en rapportant l'ensemble d'une théorie telle que celle que l'on vient d'exposer. Mais ce n'est que l'exacte vérité, et il est certain même qu'on a ôté au réformateur quelque chose de l'impatience sauvage qu'il montrait dans le désir d'accomplir ses projets, en dégageant ses paroles de cet argot d'atelier dont il les accompagnait pour frapper plus fortement ses auditeurs en se mettant à leur portée, en se conformant à leurs habitudes. Quoi qu'il en soit, le fanatisme sincère de Maurice, la bonne opinion, que l'on avait de la franchise et de la générosité de son caractère, l'éclat de ses premiers essais en peinture, et, il faut le dire, le don qu'il avait de persuader par la parole, exercèrent une très-forte influence sur les plus éclairés de ses condisciples. Moriès, Ducis, Saint-Aignan et d'autres, tout en sentant ce qu'il y avait de ridicule dans ces déclamations demi-morales, demi-esthétiques, ne pouvaient s'empêcher de reconnaître, surtout en partant des idées de David, qui étaient exagérées elles-mêmes, qu'il y avait quelque chose de plausible et de conséquent dans les nouveaux projets de réforme lancés par Maurice.

Cependant ces extravagances plus ou moins brillantes et spirituelles n'allaient pas jusqu'à ébranler la raison déjà mûrie de ces premiers élèves. Mais elles firent un véritable ravage dans l'imagination de quelques-uns de ceux qui, avec Huyot et Étienne, composaient alors la classe des rapins.

Colson, qui a donné quelques preuves de talent plus tard, a cependant perdu sa carrière par l'obstination prolongée avec laquelle il s'est attaché à la secte des penseurs ou primitifs.

Augustin D…, qui devait mourir si malheureusement et si jeune[4], dont le caractère était noble et l'âme élevée fut souvent détourné de la belle, marche qu'il s'était tracée, par les préoccupations que lui causaient les opinions étranges de Maurice.

Huyot, tant qu'il dessina à l'atelier, travaillait toujours silencieusement, et il serait difficile de savoir si ce débordement d'idées extravagantes eut quelque empire sur son imagination. La fermeté de son esprit, sa taciturnité, son application constante au travail et le peu de temps d'ailleurs qu'il passa à l'école de David, portent à croire que les idées singulières des primitifs firent peu d'impression sur lui.

Il y eut un malheureux jeune homme, S…, dans l'intelligence de qui ces opinions bizarres s'embrouillèrent encore en se compliquant avec des chagrins domestiques et la pauvreté. Prenant à la lettre les conseils de ceux des primitifs qui, par paresse et par incapacité, prétendaient atteindre le plus haut but de l'art par l'effet seul d'une contemplation poétique des ouvrages de l'antiquité, S… dépassa bientôt, sans avoir rien appris, l'âge où l'on peut étudier avec fruit. Chargé prématurément de famille et hors d'état de rien produire qui pût l'aider à la soutenir, il obtint à grand'peine la place de professeur de dessin dans un lycée de province, où il acheva de perdre sa raison déjà altérée. C'était un bon et brave jeune homme, à qui il vint la fatale idée de se tirer de l'état obscur où le ciel l'avait jeté, dans l'espoir de cultiver un talent qu'il ne put acquérir et dont, selon toute apparence, il n'avait même pas le germe.

Il ne serait que trop facile d'augmenter la liste des infortunés de ce genre qui, jetés alors dans l'atelier de David, sans fortune, quelques-uns sans dispositions et sans énergie de caractère, ont perdu là toute idée de discipline, de subordination, et se sont trouvés trop heureux, quand Bonaparte eut besoin de soldats, d'aller mourir honorablement sur un champ de bataille.

Si, parmi tant de souvenirs, on en rappelle quelques-uns avec plaisir, combien d'autres demeurent tristes et sombres dans la mémoire! Vermay, ce jeune enfant si turbulent, si gai, si spirituel, et dont les premiers ouvrages, exposés ensuite au Salon de 1808, donnaient de si belles espérances, hélas! après avoir gaspillé sa vie à Paris, a été fonder une école de dessin à la Havane, où il est mort malheureusement. Poussin, le contemporain, l'inséparable de Vermay, car toutes les grandes espiègleries des élèves de l'école étaient combinées et dirigées par eux; Poussin, qui à une belle figure joignait une âme si belle et si noble, qui dessinait et peignait bien, comme un rossignol chante, sans porter le moindre dommage à son insouciance et à sa paresse habituelles; Poussin que tout le monde aimait comme un frère, pour qui ses camarades rêvaient tous les genres de succès; Poussin! dont le nom même était regardé comme d'un augure favorable pour lui, il n'a pas perdu la vie, grâce au ciel, mais il n'a pas tiré de son talent tout ce que l'on avait le droit d'en attendre. Enfin, s'il n'est pas célèbre, il est heureux! Marié et entouré d'enfants à l'île Bourbon, il professe avec honneur la peinture et vit à l'aise, entouré de la considération générale des habitants de la colonie.

C'est ici l'occasion de dire quelques mots d'un élève qui fit concevoir alors les plus hautes espérances, quoiqu'elles ne se soient point complétement réalisées. Paulin Duqueylar, il a déjà été nommé, était de Marseille et lié d'amitié avec tous les Méridionaux de l'atelier, Forbin, Granet, Révoil, Richard et Topino Le Brun, malgré la différence de ses opinions avec ce dernier. Relativement à ses condisciples, Duqueylar n'était pas jeune, il avait au moins vingt-cinq ans et s'est toujours ressenti de ce retard dans l'étude de la peinture, où l'on ne profite que quand on commence très-jeune. Duqueylar, de famille noble, avait reçu une excellente éducation; il était bon humaniste, lettré, aimant beaucoup la poésie. Mais, malgré la politesse de ses manières, on retrouvait cependant toujours en lui un fonds de rudesse native qui se reproduisait dans la tournure de ses idées et dans son talent comme artiste. Les opinions énoncées par Maurice et la lecture assidue d'Ossian, dont les poëmes étaient devenus fort à la mode vers 1796, produisirent une impression si vive sur l'imagination de Duqueylar, que cet événement fit prendre un pli à son esprit et à son talent dont la trace est toujours restée. Il exposa, en 1797, un tableau représentant Ossian chantant ses vers, ouvrage qui sans doute n'était pas sans énergie, mais dont l'aspect était si sauvage et si bizarre qu'il ne trouva d'indulgence qu'auprès de quelques-uns de ses amis, dont deux ou trois devinrent ses admirateurs fanatiques.

Peu de temps après, Duqueylar se décida à aller se fixer à Rome, où il exagéra tout à l'aise le mérite et le défaut de ses productions. Malgré une persévérance peu commune et, il faut le dire, une trempe d'esprit très forte, cet homme, remarquable par son caractère, ne put jamais donner à ses idées une forme assez attrayante ni assez claire pour les faire adopter aux autres.

Il avait contracté, à l'atelier, une amitié tendre pour son jeune camarade Mendouze, qui, bien qu'assez habile élève en peinture, changea tout à coup le but de ses travaux et se mit à étudier la langue grecque avec ardeur. Ce goût nouveau devint une passion dominante chez Mendouze, qui, après avoir servi quelque temps dans les armées, partit pour la Grèce, où il a péri, au massacre de Chio.

Après avoir passé plusieurs années à Rome, Paulin Duqueylar rentra en France et se fixa près de Lambesc, au milieu de sa famille, où il se livra, mais pour lui seul, au goût vif qu'il avait toujours eu pour les arts et pour les lettres. Son mérite l'avait fait admettre au nombre des correspondants de l'Institut, et vers la fin de sa vie, dans les intervalles de repos que lui laissait la maladie qui l'a enlevé, il a publié en 1840, à Paris, un volume intitulé: Nouvelles Études du coeur et de l'esprit humain, ou analyse, explication et développement de leurs principaux phénomènes, ouvrage écrit avec une élégante simplicité, et témoignant des belles et hautes qualités du coeur et de l'esprit de cet homme distingué.

C'est d'ailleurs une chose remarquable que le goût pour l'érudition qui se manifesta parmi les élèves de David à cette époque. Roquefort, l'auteur du Dictionnaire de la langue romane et qui a laissé des recherches savantes sur la littérature et la musique au moyen âge, était alors élève de David et fréquentait son école.

Népomucène Lemercier, le poëte, ainsi que Letronne, savant antiquaire, tinrent également à honneur d'être mis au nombre des élèves de David.

Ce goût pour l'érudition, combiné avec les idées de réforme que Maurice avait répandues avec tant d'ardeur, contribuèrent à déterminer la vocation d'un élève de David, d'un âge déjà mûr lorsqu'il entra dans l'école, assez habile peintre, mais entraîné invinciblement à s'occuper de la théorie de l'art. C'est Paillot de Montabert, homme recommandable par l'affabilité de son caractère et les lumières de son esprit. Bien qu'il fût le premier à rire des formes extravagantes sous lesquelles Maurice exposait sa doctrine, au fond, il lui était impossible de ne pas reconnaître la puissance des idées et quelquefois des raisonnements du jeune fou. Timide dans l'exécution, mais très-avide de nouveautés, de Montabert, entre autres tentatives, essaya de retrouver l'usage de l'encaustique, ou peinture à la cire. Enfermé dans son atelier, il travailla longtemps à reproduire ce procédé antique, qui, dans ses idées théoriques, était plus favorable à l'art que la peinture à l'huile. Grâce à ses longues et savantes expériences, la peinture à la cire est employée aujourd'hui pour peindre sur les murs des édifices.

Outre ce service rendu aux arts, de Montabert travailla depuis 1799 jusqu'en 1829 à la composition d'un ouvrage en neuf volumes, intitulé: Traité complet de la peinture. Ce livre, auquel on peut reprocher son trop d'étendue, est plein d'observations, de conseils et de principes excellents sur l'art, et de plus, renferme une suite bien ordonnée de renseignements matériels que l'on ne trouve rassemblés dans aucun autre livre de ce genre. Mais il n'est pas inutile de faire observer que cet ouvrage si sagement combiné, dont les nombreuses divisions sont traitées avec tant de réflexion, de maturité et de sagesse, présente au fond le corps de doctrine de Maurice, seulement mis en ordre par un esprit calme et méthodique.

À tous ces noms autour desquels ont rayonné tant d'espérances et dont la plupart cependant sont devenus obscurs, il faut joindre celui d'Adolphe Lullin, que l'oubli couvre également de son ombre. Agé de dix-sept ans lorsqu'il fut admis chez David, il en avait à peine vingt-six quand il est mort, en 1806. La nature semblait avoir épuisé ses dons sur lui. On a rarement vu une figure plus belle et plus noble que la sienne, et sur laquelle les hautes facultés de l'âme et de l'esprit parussent avec autant d'éclat. Né au sein d'une des familles patriciennes de Genève, il joignait à l'élégance des manières cette modestie qui résulte d'une excellente éducation. Habituellement calme dans ses gestes et d'un abord presque froid, il cachait, sous une réserve qu'il tenait des habitudes de son pays, une de ces âmes ardentes qui sont destinées à se consumer elles-mêmes.

Adolphe Lullin ne fit son entrée à l'atelier que quelques semaines après Étienne, mais du jour où ils se virent, ils contractèrent une amitié qui dura entre eux tant que Lullin vécut, et dont Étienne conserve encore aujourd'hui; après quarante-huit ans, le plus respectueux et le plus tendre souvenir.

Étienne a sans doute le droit de penser que son amitié n'a pas été tout à fait stérile pour Lullin; mais celle de Lullin a eu une influence si bienfaisante sur le caractère et la culture de l'esprit d'Étienne que celui-ci se reconnaît toujours l'obligé reconnaissant de son camarade.

Pendant les années 1797 et 1798, outre leurs travaux à l'atelier, ils parvinrent à faire des progrès assez remarquables dans l'intelligence de la langue grecque. Ces études, combinées avec celles que l'art de la peinture les conduisit à faire sur la statuaire antique, donnèrent aux deux jeunes amis une certaine connaissance de l'archéologie qui, à cette époque, où tout se faisait à la grecque, leur attira tout naturellement de la part de David et de ses élèves une considération particulière.

Des deux jeunes amis, ce fut le plus âgé et certainement le plus instruit qui résista avec le moins de force aux avances qui leur furent faites par Maurice. Étienne ne conçut aucune défiance de ce dernier, mais, s'il ne redouta pas l'homme, il jugea assez bien de la frivolité et surtout de l'incohérence de ses opinions tant morales qu'esthétiques, et dès l'origine, il conseilla à son ami Lullin de ne pas agir légèrement à propos des engagements qu'on pourrait lui faire prendre.

En effet la secte des penseurs ou primitifs faisait des progrès. Elle préoccupait à l'atelier tout ce qu'il y avait d'élèves déjà moins jeunes et qui se distinguaient par leurs dispositions. Elle se recrutait même de tous ceux qui, presque enfants encore, étaient avides de nouveautés, désireux de remplir leurs têtes, vides d'idées qu'ils n'auraient jamais eu la force de concevoir, et enfin dont la paresse habituelle s'arrangeait fort bien d'un système d'étude qui se réduisait pour eux à se promener les bras ballants et les yeux vagues dans la galerie des statues antiques.

Tout enthousiaste que Lullin fût de ce qui était emprunté aux usages et aux arts de la Grèce antique, cependant cette mascarade des Agamemnon et des Pâris dans les rues était loin de lui plaire; et, à cet égard, il portait le scrupule assez loin pour s'abstenir même d'adopter de certaines redingotes courtes, des tuniques comme on en porte généralement aujourd'hui, par cela seul que ce costume, inventé par David et choisi par ses élèves, les faisait reconnaître pour tels dans les lieux publics.

Étienne n'était pas si scrupuleux que son ami, et il adoptait sans y attacher d'importance l'uniforme de ses camarades Forbin, Granet et autres; mais, par intérêt pour Lullin, il avait soin dans les entretiens qu'ils avaient souvent ensemble de faire ressortir l'inopportunité, l'inconvenance et le ridicule du costume d'Agamemnon et du Phrygien Pâris, porté par de pauvres enfants de Paris obligés pour rentrer chez eux de ramasser les boues de la rue Quincampoix ou de la place Maubert.

Leurs discussions ne se bornaient pas à celles que ces folies faisaient naître, et pendant longtemps, à la suite de leurs travaux à l'atelier et de leurs études sur les auteurs grecs, ils agitaient des questions plus utiles et plus importantes. Quoique Lullin fût déjà assez versé dans la lecture des auteurs classiques, son goût cependant n'était pas plus affermi que sa critique. À la suite d'une conversation qu'Étienne et lui avaient eue sur les poëmes d'Ossian avec Maurice, qui ne connaissait ces ouvrages que par la traduction de Letourneur et les mettait fort au-dessus de ceux d'Homère, Lullin, qui lisait l'Iliade en grec et le poëme de Fingal en anglais (car il avait appris cette langue pendant son enfance à Genève), Lullin donc, sur la première sommation de ce fou de Maurice, intervertit l'ordre de son admiration pour le poëte grec en faveur du barde irlandais.

L'esprit d'Étienne s'était tourné de bonne heure vers la philosophie et la critique; aussi, malgré la vogue et le poids que l'admiration d'un homme déjà célèbre à cette époque, le général Bonaparte, avait donnés aux prétendues poésies originales d'Ossian, les trouva-t-il toujours monotones, à cela près de quelques beautés, et demeura-t-il incrédule sur leur authenticité. Cette opinion, il l'exprimait à Lullin non-seulement avec toute l'effusion de l'amitié, mais avec l'ardeur et l'énergie que l'on trouve en soi, quand on est persuadé que l'on combat une erreur dangereuse. Cette différence d'opinion en matière de goût, qui ne faisait que resserrer les liens de leur amitié, devint la source d'une foule d'entretiens curieux et solides dont Étienne conserve encore maintenant un souvenir sacré, parce qu'il sent que c'est à ces luttes d'intelligence avec son ami qu'il doit de valoir le peu qu'on l'estime aujourd'hui.

Vers ce temps, à la suite des questions précédentes, il s'en présenta une nouvelle qui, en indiquant la marche des idées des deux amis, donnera en même temps l'occasion de rappeler qu'à cette époque commença une tentative assez fortement soutenue pour faire réagir le système d'art des modernes contre celui de l'antiquité. Lullin savait assez bien l'anglais, mais dans son indifférence pour toutes les choses modernes, il s'en occupait fort peu. Étienne, naturellement fureteur et curieux, mais ignorant alors la langue de nos voisins, ouvrait souvent chez son ami un Shakspeare original. Vainement interrogeait-il son ami sur la nature des drames et de l'esprit de ce poëte, il n'en tirait que des réponses vagues qui ne faisaient qu'exciter sa curiosité. Impatient de connaître, Étienne se décida enfin à louer dans un cabinet de lecture la traduction que Letourneur a faite des drames de Shakspeare, et, sans en rien dire à son ami, il lut de suite et avec une avidité extrême les vingt volumes dont elle se compose. Lullin n'était rien moins qu'insensible aux beautés du tragique anglaise et s'il s'abstenait d'en parler à Étienne, c'était, dans ses idées, pour préserver son ami du danger de la séduction que pourraient exercer sur lui les ouvrages pleins de beautés, mais dans le goût moderne, de Shakspeare; toutefois, l'insatiable curiosité d'Étienne déjoua les précautions de son ami, et dès ce moment il s'éleva entre eux une interminable discussion sur la possibilité et l'opportunité de l'emploi du système d'art des anciens, par les modernes, plaidoyers où toutes les idées, toutes les questions renouvelées depuis 1817 jusqu'en 1838, furent agitées alors par Lullin et Étienne. Ce dernier prétendait que l'on devait s'appuyer des principes antiques, mais seulement pour les appliquer à tout ce qui se rattache au matériel de l'art, en se conformant d'ailleurs aux croyances, aux moeurs, aux usages et au costume que le temps avait irrévocablement établis chez les modernes. De son côté, Lullin ne faisait aucune concession: selon lui, l'art chez les modernes était dans une voie absolument fausse, en sorte que pour le traiter il fallait rigoureusement le reprendre à son origine grecque, ou y renoncer complétement. C'étaient les mêmes idées que celles de Maurice, mais engagées dans un cerveau plus tenace, remaniées par un esprit plus délié, plus cultivé; ce qui rendit le mal si grave que quelques années plus tard l'infortuné jeune homme y succomba.

Voici quelques passages d'une lettre écrite par Lullin à son ami; ils pourront donner une idée de la variété des questions agitées alors, non-seulement par les deux élèves de David, mais par une partie de la jeunesse active et studieuse de cette époque. Étienne, après avoir terminé une figure nue peinte d'après nature chez David, était allé passer quelque temps à la campagne pour s'exercer à peindre le paysage. À l'occasion de cette absence, Lullin lui adressa la lettre suivante:

«Paris, 1er vendémiaire an IX (23 septembre 1800).

«Bienheureux les habitants des champs! tu sais ce que c'est que de vivre! tous tes moments sont de paix et de repos. Pour nous, nous ignorons tout cela, et nous faisons ronfler le canon pour annoncer à l'univers que c'est le premier vendémiaire. Peu vous importe, à vous qui voyez lever et coucher le soleil, qui entendez l'allouette et qui vous ébattez avec l'aimable jeunesse. Je n'ai pu, à mon grand regret, aller te voir, mais j'espère m'en dédommager l'un de ces nonidis qu'il fera beau.

«David est de retour avec une nouvelle composition de son tableau (le Léonidas), qui, dit-on, vaut mieux que celle que nous connaissons. Je ne sais si tes paroles ont eu une puissance dont tu ne t'étais pas douté, mais le petit Vermay est rentré en grâce[5], je l'ai trouvé primidi à l'atelier; le maître et l'élève sont à présent les meilleurs amis du monde. Hier et avant-hier, M. David a témoigné la satisfaction que lui donnaient ses élèves. Il a dit à Saint-Aignan de faire un tableau pour le Salon prochain, et à la fin de sa visite il a institué le citoyen Damable (un élève de trente ans), directeur et trésorier, pour alléger l'excellent Grandin. Tout va donc à ravir.

«J'ai traduit la onzième des épodes d'Horace, que je comptais t'envoyer avec cette lettre; mais en relisant l'original, j'ai trouvé que ma traduction la refroidissait tellement qu'il vaut mieux que tu la relises vierge; c'est la onzième.

«Saint-Aignan m'a prêté Ossian en anglais. C'est vraiment bien autre chose que dans Letourneur! Voilà le sort de toutes les traductions lorsqu'on tâte de l'original. En anglais Ossian a un sens vingt fois plus déterminé. Et cependant j'ai fait, en le lisant ainsi, une fâcheuse découverte; c'est qu'il est impossible d'être complétement touché par ce qui est écrit dans une autre langue que celle avec laquelle on a appris à articuler les sons et par laquelle on a reçu les premières impressions. Ces autres mots, ces autres accents que nous n'avons vus, rencontrés, employés, qu'à l'aide d'une grammaire et d'un dictionnaire, n'ont jamais un caractère bien prononcé pour nous, et ont le désagrément de puer la science.

«Je suis bien fâché de ce vilain temps pour toi et pour ton paysage. Adieu, le meilleur des Parisiens, je ne sais trop quand je pourrai aller te voir, mais écris-moi.»

Avant de lire le post-scriptum ajouté à cette lettre, il est indispensable de savoir qu'Hennequin, élève de David, mais à l'époque intermédiaire qui sépare Drouais de Gérard et de Gros, républicain plus que vif, venait d'exposer les Fureurs d'Oreste. Cet ouvrage, qui fut jugé détestablement mauvais par les nouveaux élèves de David, obtint cependant au Salon un succès assez éclatant, préparé plutôt, il est vrai, par la coterie des artistes révolutionnaires que justifié par son mérite Lullin, qui s'était chargé de montrer et de faire corriger la figure peinte qu'avait laissée Étienne en partant pour la campagne, ajouta ce qui suit à sa lettre:

«3 vendémiaire.

«P. S. Je viens de montrer ta figure; David a insisté sur le plaisir que fait la nature naïvement rendue telle qu'elle se trouvait là. Il a loué les pieds; il a trouvé les montants de la table trop vigoureux de ton, et il a fini par un: Allons, c'est bien.. Je lui ai dit que tu es à la campagne occupé à étudier le paysage; et il a fait hum! d'approbation. Puis, il nous a fait un pompeux éloge de l'énergie du tableau d'Hennequin; et comme, en fin de compte, personne ne disait oui, il nous a dit que nous étions un véritable tribunal révolutionnaire de la peinture; que tous les genres étaient bons

Ces citations, ainsi que ce mélange de folies, d'enthousiasme d'espérances, d'énergie et de faiblesse, dont ces jeunes artistes ont fourni tant d'exemples, suffiront pour caractériser l'esprit qui animait les élèves de David pendant les quatre dernières années du XVIIIe siècle. On y verra en outre jusqu'à quel degré les idées de réforme que le maître voulait mettre en oeuvre avaient été dépassées par ses élèves, et comment le goût des études classiques et même de l'érudition s'empara de l'école de David à cette époque.

V.

DAVID JUSQU'EN 1789.

Dans l'histoire de l'école de David, il y a deux choses qu'il ne faut pas perdre de vue: les idées successives du maître sur son art, et la manière dont elles ont été suivies, interprétées ou altérées par les différentes générations d'élèves qu'il a formées.

On s'accorde assez généralement aujourd'hui pour reconnaître que l'apogée du talent de David se rapporte à la période de temps pendant laquelle il a exécuté les Sabines et le Couronnement de Napoléon. Mais c'est particulièrement lorsqu'il conçut et acheva le premier de ces ouvrages, de 1795 à 1800, qu'il poursuivit avec le plus de ferveur et d'énergie la réforme de son art, rêve de toute sa vie. Or, l'époque de cette tentative hardie est précisément la même que celle pendant laquelle ceux de ses élèves dont il a été question dans les chapitres précédents en méditaient une bien plus audacieuse encore. D'où venaient originairement ces idées de régénération de l'art? Comment et sous quelles influences David a-t-il cherché à en faire l'application par l'exercice de son talent? Et enfin dans quel but cet artiste et ses nombreux élèves ont-ils cherché à établir un corps de doctrine pour fonder une école? Ces questions sont importantes, et la diversité d'intention et de but, soit dans l'ensemble des ouvrages mêmes de David, soit dans ceux bien plus nombreux encore de toutes ces générations d'élèves, est loin d'aider à les résoudre. En tout état de cause, on ne peut débrouiller ce mystère que par le secours d'une analyse approfondie des productions principales de cette école, et avant tout par l'examen de la première partie de la vie de celui qui en est le chef, ce qui fera le sujet de ce chapitre.

Jacques-Louis David est né à Paris en 1748. Dix ans après, son père, qui faisait le commerce du fer, fut tué en duel. Le jeune Louis David, resté orphelin à l'âge de neuf ans, adopté et élevé par son oncle, nommé Buron, fut mis au collége des Quatre-Nations, où ses dispositions pour l'art qui l'a rendu illustre et le peu de goût qu'il manifesta pour les études classiques ne lui permirent pas de demeurer longtemps. On raconte de lui, quand il était enfant, ce que l'on répète de tous ceux qui ont exercé l'art de la peinture avec éclat. Il couvrait, dit-on, ses livres de classe de dessins de toute espèce et négligeait ses autres études. Sa mère, depuis son veuvage, sentant la nécessité de préparer son fils à embrasser une profession lucrative, fit des efforts pour l'engager à s'occuper d'architecture. Mais l'enfant, peu disposé à tout ce qui exigeait des travaux scientifiques, témoigna de la répugnance pour cet art et plus d'amour que jamais pour la peinture. Cependant on lui faisait toujours continuer ses études classiques, dont il profitait peu. On raconte même que l'un de ses professeurs, l'ayant surpris s'occupant de choses étrangères à la leçon, se saisit de son cahier, et, y découvrant une marine que le jeune David avait dessinée, lui dit en faisant une double allusion à son peu de goût pour les lettres et à ses dispositions pour la peinture, ainsi qu'à un certain défaut de prononciation qu'il a conservé toute sa vie: Je vois bien que vous serez meilleur peintre qu'orateur. Ce mot, que l'on peut regarder aujourd'hui comme une prédiction, ne fut sans doute, lorsque le jeune David se le sentit appliquer, qu'une petite humiliation qui l'affermit encore dans son goût. Quoi qu'il en soit, ses parents renoncèrent à l'idée de lui faire achever ses classes. Son penchant vers la peinture devint plus fort et si irrésistible même bientôt après, que sa mère et son oncle sentirent qu'ils ne pourraient réussir à vaincre ses résolutions.

On assure que, dès son adolescence, David, dont le caractère était peu facile à dompter, et qui s'était déjà figuré un avenir de gloire, fit alors, sans guide, des efforts dont se sentirent ses premiers essais. Ses parents reconnurent alors la nécessité de ne plus lui laisser perdre un temps précieux en travaillant sans conseils, et le confièrent aux soins de Boucher[6], lié de parenté avec la famille de David. Boucher, dont la vie avait été peu réglée, et qui d'ailleurs se sentait appesanti par l'âge, accueillit le jeune homme avec bienveillance, mais ne voulut pas se charger de son instruction, et la confia à l'un de ses amis, Vien. Celui-ci, après avoir terminé ses études comme pensionnaire à Rome, où il avait formé son talent sur des modèles plus purs et plus sévères que ceux qu'avaient adoptés les peintres français qui l'avaient immédiatement précédé, exerçait déjà une influence salutaire sur les élèves réunis dans son école, et sur ceux même de l'Académie de peinture, dont Vien était devenu membre en 1750.

Le jeune David présenta à son nouveau maître quelques dessins faits d'imagination. Frappé de l'intelligence de l'art qui y régnait déjà, Vien donna de grands encouragements à celui qu'il prenait sous sa direction, et promit à ses parents de surveiller ses études avec le plus grand soin.

David avait pour parrain un homme qui, vers cette époque, lui donna des témoignages de la plus vive affection. Sedaine, secrétaire perpétuel de l'Académie d'architecture, et dont le nom est devenu assez célèbre dans les lettres, usa de son crédit pour faire donner un logement à son filleul dans le Louvre. C'est là que David tenta ses premiers essais en peinture. Après avoir étudié pendant plusieurs années sous la direction de Vien, il résolut de concourir pour le grand prix de Rome, et se soumit cinq fois à cette épreuve. À la seconde il eut le second prix, mais ce ne fut qu'à la cinquième, en 1775, qu'il obtint enfin la couronne. David avait alors vingt-sept ans.

On raconte sur ce peintre une anecdote qui prouve avec quelle opiniâtreté il poursuivait cette couronne, qu'il n'obtint qu'avec tant de peine. L'année qui précéda celle de sa victoire, il paraît que son ouvrage était décidément si faible, que les juges avaient été équitables en ne le couronnant pas. Toutefois, ce jugement parut une injustice aux yeux de l'élève, qui prit l'affaire tout à fait au sérieux. Le logement que David occupait au Louvre était près de celui de Sedaine, en sorte que le parrain et le filleul se voyaient presque journellement. À la suite du fameux jugement, Sedaine ayant été deux jours sans voir son jeune voisin en conçut de l'inquiétude, se rendit à la porte de sa chambre, qui était fermée, et crut entendre de sourds gémissements. Dans son trouble, il alla chercher Doyen[7], l'un des membres de l'Académie les plus favorables à David, qui trouva le moyen de fléchir le jeune homme et de lui faire ouvrir sa porte. David était pâle, sans forces, au moment où il obéit à la voix de Doyen. Depuis vingt-quatre heures le malheureux jeune homme n'avait pris aucune nourriture, et avait résolu de mourir.

Les tentatives réitérées de David pour obtenir le grand prix, et cette résolution funeste qu'il avait prise à la suite de l'avant-dernier concours, ne laissèrent pas que d'attirer l'attention sur lui. Le Doux, l'architecte qui plus tard a élevé toutes les barrières de Paris, avait bâti, à cette époque, une fort belle maison pour la célèbre danseuse de l'Opéra, Mlle Guimard. Le salon devait recevoir des décorations peintes que Fragonard père avait ébauchées et que l'on chargea David de terminer.

Dans l'intervalle de temps qu'il consacra à ces travaux, il fit aussi un portrait de Mlle Guimard, dont la générosité envers le jeune artiste fut aussi noble que délicate, procédé pour lequel David est toujours resté reconnaissant. En 1799, il montrait à Étienne ce portrait, traité tout à fait dans le goût de Boucher, en ajoutant que la vue de cet ouvrage lui était toujours doublement agréable, car il lui rappelait une protectrice vraiment généreuse, et lui fournissait un témoignage irrécusable de la réforme qu'il avait apportée dans l'art.

Ce fut dans l'année 1775 que Vien ayant été nommé académicien et directeur de l'École française à Rome proposa à son élève de l'accompagner dans cette ville. Malgré des dispositions évidentes et les preuves de talent que David avait déjà données, il travaillait cependant sous l'influence du goût qui régnait alors en France, et n'était nullement persuadé que le mérite des peintres italiens pût même égaler celui des artistes de notre pays. Il paraît que les premiers ouvrages qui ébranlèrent et détruisirent même ses préjugés à cet égard, furent les peintures dont Corrége a orné la coupole de la cathédrale de Parme. David tomba dans une espèce d'enivrement à l'aspect de ces peintures, à ce point même que Vien fut obligé de calmer son enthousiasme en lui conseillant d'attendre qu'il fût arrivé à Rome, pour faire encore quelques comparaisons avant de fixer son admiration d'une manière aussi exclusive.

Pendant les cinq années, de 1775 à 1780 que David passa à Rome comme pensionnaire, il se conforma d'abord à l'avis de son maître Vien, qui l'engagea à s'occuper exclusivement, pendant la première année, à faire des études dessinées d'après l'antique et les grands maîtres. Quoique peu convaincu de l'efficacité de ce mode d'étude, il obéit et fit un nombre très-considérable de croquis de cette espèce, dont le recueil formait cinq grands volumes in-folio. Dans la plupart de ces études il est facile de retrouver la trace des efforts qu'il eut à faire pour se débarrasser de ce goût académique et dévergondé dont on assaisonnait alors toutes les copies que l'on essayait de faire d'après les ouvrages de l'antiquité et des grands maîtres. Parmi tous les croquis de cette époque, il en est un donné par David à Étienne et qu'Étienne conserve d'autant plus soigneusement que son maître, en le lui remettant, y ajouta un commentaire verbal assez curieux. C'est le dessin de deux têtes. L'une est celle d'un jeune sacrificateur couronné de lauriers. Celle-ci, copiée fidèlement d'après l'antique, porte ce caractère de calme que les anciens imprimaient sur la figure des personnages dont ils voulaient relever la dignité morale. «Voyez-vous, mon ami, disait David à Étienne, voilà ce que j'appelais alors l'antique tout cru. Quand j'avais copié ainsi cette tête avec grand soin et à grand'peine, rentré chez moi, je faisais celle que vous voyez dessinée auprès. Je l'assaisonnais à la sauce moderne, comme je disais dans ce temps-là. Je fronçais tant soit peu le sourcil, je relevais les pommettes, j'ouvrais légèrement la bouche, enfin je lui donnais ce que les modernes appellent de l'expression, et ce qu'aujourd'hui (c'était en 1807) j'appelle de la grimace. Comprenez-vous, Étienne?—Oui.—Et cependant on est bien embarrassé avec les juges de notre temps, ajoutait le maître, car si nous faisions précisément d'après les principes des anciens, on trouverait nos ouvrages froids.»

Outre ces études dessinées, faites pendant la première année de son séjour à Rome, David a achevé dans les quatre suivantes quelques études d'après nature, puis deux ouvrages peints: l'un, la copie de la Cène d'après Valentin, qui détermina la première révolution dans sa manière, et l'autre, la Peste de saint Roch, sa première composition capitale.

Il peut sembler étrange aujourd'hui qu'un peintre français qui fait le voyage de Rome pour étudier les maîtres, au lieu de se placer tout aussitôt devant un tableau de Raphaël ou de Michel-Ange, aille choisir une peinture de quatrième ordre, d'un peintre français tel que le Valentin[8]. Mais Étienne qui, ainsi que d'autres, éprouva cet étonnement, et eut de plus qu'eux l'occasion de le témoigner à son maître, reçut cette réponse et cet éclaircissement sur le choix qu'il avait fait de ce modèle. «Lorsque l'on considère, disait David, les ouvrages des peintres français depuis les plafonds de Lemoine jusqu'à ceux que fait encore aujourd'hui (1805) Berthélemy, en y comprenant les peintures des Natoire, des Vanloo, et d'autres, c'est peut-être moins encore la faiblesse du style et le défaut de goût qui choquent en les examinant que la faiblesse et la fadeur extrême de leur coloris. Le coloris est ce qu'il y a de plus matériel dans l'art; c'est ce qui s'empare d'abord des sens. Aussi, quand j'arrivai en Italie, avec M. Vien, ajoutait David, fus-je d'abord frappé, dans les tableaux italiens qui s'offrirent à ma vue, de la vigueur du ton et des ombres. C'était la qualité absolument opposée au défaut de la peinture française, et ce rapport nouveau des clairs aux ombres, cette vivacité imposante de modelé dont je n'avais nulle idée, me frappèrent tellement que, dans les premiers temps de mon séjour en Italie, je crus que tout le secret de l'art consistait à reproduire, comme l'ont fait quelques coloristes italiens de la fin du XVIe siècle, le modelé franc et décidé qu'offre presque toujours la nature. J'avouerai, continuait David, qu'alors mes yeux étaient encore tellement grossiers que, loin de pouvoir les exercer avec fruit en les dirigeant sur des peintures délicates comme celles d'Andrea del Sarto, du Titien ou des coloristes les plus habiles, ils ne saisissaient vraiment et ne comprenaient bien que les ouvrages brutalement exécutés, mais pleins de mérite d'ailleurs, des Caravage, des Ribera, et de ce Valentin qui fut leur élève. Le goût, les habitudes, l'intelligence même, avaient chez moi quelque chose de gaulois, de barbare, dont il fallait qu'elle se dépouillât, pour arriver à l'état d'érudition et de pureté sans lequel on admire les stanze de Raphaël, mais vaguement, sans y rien comprendre et sans savoir en profiter. En somme, Raphaël était une nourriture beaucoup trop délicate pour mon esprit grossier; il fallait y arriver par un régime gradué, et la première ration que je me donnai fut de copier la Cène de Valentin. Il faut même ajouter que la qualité de Français chez le peintre dont je copiai l'ouvrage fut un moyen de réprimer la révolte intérieure de mon esprit, qui sentait le besoin d'être autorisé par un exemple pour se soumettre à reconnaître la supériorité de l'école italienne sur l'école française.»

L'exécution de cette copie de la Cène, fort bon ouvrage en son genre, et où David déploya une fermeté de pinceau qu'il n'avait point encore montrée au même degré dans ses précédentes études, fut donc un événement grave dans la vie de cet artiste. Après cet effort qui n'était cependant qu'un travail préparatoire, David chercha à faire, sur un sujet de sa composition, l'emploi des connaissances qu'il avait acquises dans la théorie et la pratique de son art, pendant l'exécution des croquis d'après l'antique et de la copié de la Cène. Le résultat fut la Peste de saint Roch, tableau qui orne aujourd'hui la Santé du lazaret de Marseille. Cet ouvrage, terminé et exposé à Rome en 1779, y obtint des applaudissements unanimes et valut particulièrement à l'artiste les louanges du vieux Pompeo Battoni[9], alors le patriarche des peintres en Italie. La composition en est bien ordonnée: la Vierge occupe la partie supérieure du tableau, et semble écouter saint Roch à genoux qui intercède auprès d'elle en faveur des pestiférés. Cependant la figure la plus remarquable est celle d'un homme attaqué de la peste. Enveloppé de haillons, il semble attendre la mort avec fermeté, tandis que le saint invoque la Vierge. On ne peut refuser un mérite réel à cet ouvrage, largement peint, fortement coloré relativement à l'époque, et où l'artiste a rendu surtout les expressions de l'âme avec force et vérité. Cependant, et David le disait lui-même, c'est un oeuvre de transition et de progrès parmi tous les siens, et si on ne le considérait pas sous ce point de vue, on risquerait aujourd'hui de le confondre avec les productions dites académiques de l'école française, dont David s'est efforcé depuis de combattre les défauts.

On rapporte que les camarades de David ayant été invités par lui à voir cet ouvrage, lorsqu'il était à peine achevé, hésitaient à exprimer leur satisfaction, lorsque l'un d'entre eux, Giraud, sculpteur habile, prenant tout à coup la parole, s'écria: «Eh! qui nous empêche donc, de dire que c'est fort beau?» Ce fut de ce moment que David commença à acquérir de la célébrité.

En 1780, David étant de retour à Paris, exécuta le Bélisaire[10]. Pierre[11], alors premier peintre du roi, l'assista de ses conseils pendant qu'il travaillait à cet ouvrage, dont le style et le coloris sont déjà fort différents de ceux du Saint Roch. Alors David, ayant totalement rejeté les doctrines dites académiques et françaises, adopta le goût, la manière et le style qu'il développa complétement dans les tableaux des Horaces, de Socrate et de Brutus.

Trois ans après, en 1783, David termina et présenta, pour son admission à l'Académie, Andromaque pleurant la mort d'Hector. Dans cette production, supérieure aux précédentes par la science et la fermeté du dessin et du pinceau, il est facile de reconnaître que l'artiste avait rassemblé tout ce qu'il possédait de connaissances sur les moeurs et les costumes de l'antiquité grecque, pour traiter convenablement ce sujet. En effet, si l'on excepte quelques restes de cette teinte jaunâtre et uniforme dont l'école française conservait si fidèlement la tradition depuis Jouvenet et Restout, il y a dans l'attitude simple des personnages, dans le jet plus naturel et plus large des draperies, ainsi que dans l'observation assez fidèle du costume, relativement aux études archéologiques de l'époque, une amélioration si bien caractérisée, que l'on conçoit que cet ouvrage ait dû produire une grande sensation lorsqu'il parut. L'Andromaque n'est cependant encore qu'une oeuvre de transition et de progrès comme le Saint Roch, mais plus avancée.

Vers cette époque, David, après avoir été reçu membre de l'Académie, épousa la fille de Pécoul, architecte, entrepreneur des bâtiments du roi. Malgré ses succès, David, dont la mémoire était pleine des souvenirs de Rome, et qui sentait plus vivement que jamais le besoin d'y mûrir les études qu'il avait commencées, manifesta le désir de retourner en Italie. Pécoul, son beau-père, non-seulement l'encouragea dans ce projet, mais lui fournit les moyens de le mettre à fin et à profit. C'est alors que vers la fin de 1783, il partit pour Rome avec sa femme et accompagné d'un élève dont le nom est resté célèbre par son talent et sa mort prématurée, Drouais.

Depuis quelques années, on avait pris en France, au sujet des arts, fort négligés alors par le gouvernement, une résolution dont les suites ont été, sont encore et seront sans doute longtemps fatales aux arts. Sous le règne de Louis XV, M. de Marigny ayant été nommé directeur des bâtiments du roi eut l'idée, fort généreuse sans doute, pour relever les arts tombés en défaveur, de commander des tableaux aux peintres d'histoire, et des figures en marbre aux statuaires. Le prix, les dimensions, les sujets, tout enfin fut réglé et indiqué, à l'exception toutefois de la clause la plus importante pour l'art, la destination des ouvrages. C'est en effet depuis l'adoption de cette mesure que les productions des artistes, multipliées à l'excès, sont devenues beaucoup plus embarrassantes qu'utiles aux arts et à la gloire du pays; c'est depuis cette époque que les différents gouvernements qui se sont succédé ont contracté en quelque sorte l'engagement d'entretenir à leurs frais une foule d'artistes dont le nombre s'accroît toujours en proportion de la libéralité irréfléchie des princes, des gouvernements ou des grandes administrations.

Quoi qu'il en soit, cet usage existait en 1783, et ce fut en vertu de cette mesure que l'on commanda à David le Serment des Horaces. L'artiste en conçut la composition à Paris, et partit pour Rome où il l'exécuta. L'ouvrage eut le plus grand succès dans cette ville, et le vieux Battoni, en comblant encore cette fois l'auteur de ses éloges, y joignit les instances les plus vives pour l'engager à se fixer en Italie. Mais David crut devoir résister à ces sollicitations, et revint à Paris pour y montrer son tableau, qui excita un transport universel au Salon du Louvre, à l'exposition de 1785[12]. Ce succès eut d'autant plus d'éclat qu'il se liait avec celui que venait d'obtenir l'année précédente le jeune élève de David, J. G. Drouais, qui, à l'âge de dix-sept ans, avait remporté le grand prix de Rome, et qui suivit de si près son maître dans la carrière jusqu'en 1788, époque où la mort vint le frapper.

S'il était besoin de justifier les observations qu'ont fait naître les tableaux commandés, mais sans destination, quoiqu'on en eût fixé la mesure, le Serment des Horaces en fournirait amplement les moyens. Malgré le succès et le mérite de cet ouvrage, M. d'Angivilliers, alors directeur général des bâtiments du roi, jugea à propos de reprocher à l'auteur d'avoir exécuté le Serment des Horaces dans une dimension plus grande que celle qui lui avait été prescrite. Cette mauvaise querelle, jointe à des critiques que le directeur fit sur la composition même, causèrent beaucoup d'ennuis à David, qui cependant lut bientôt dédommagé par les éloges du public. Mais en bonne conscience, doit-on être si rigoureux pour la mesure d'un ouvrage remarquable, lorsqu'on ne lui a pas affecté d'avance une destination? C'est un genre d'absurdité dans lequel on est retombé souvent depuis M. d'Angivilliers. Mais revenons à notre sujet.

Jusqu'à l'époque où David montra ses Sabines, la célébrité de ce peintre reposait surtout sur le tableau du Serment des Horaces. La Mort de Socrate, qui, selon, quelques personnes, est supérieure, fut beaucoup plus goûtée par les artistes que par la masse du public; et le Brutus, inférieur aux deux productions précédentes, ne releva pas le mérite de David dans l'esprit des connaisseurs, mais fut joint et confondu, en quelque sorte, avec celui des Horaces, parce que le gros des admirateurs y vit deux pendants, et que d'ailleurs les sujets étaient tirés de l'histoire romaine, dont tous les esprits se nourrissaient alors.

Les Horaces ont été depuis leur apparition l'objet de beaucoup de critiques, sans parler de celles que David exerça sur son propre ouvrage, lorsque ses idées sur l'art se furent modifiées. On a dit[13] «que le groupe des femmes, entièrement séparé de celui des hommes, pourrait passer pour une faute de composition pittoresque; que le peintre en mettant d'un côté l'amour exclusif de la patrie et l'enthousiasme militaire, et de l'autre la crainte et les angoisses qu'éprouvent près de ces guerriers une mère, une amante et des enfants, a rompu et détruit l'unité pittoresque.» Cette observation ne manque pas de justesse, et David, à qui on l'avait adressée plus d'une fois, convenait que si un poëte, par la nature de son art, a le moyen de présenter successivement, mais sans détruire l'unité, des sentiments très-contraires, le peintre, tenu surtout d'établir et de conserver l'unité pour les yeux, doit éviter les scènes complexes.

Cependant vers les années 1796-1800, lorsqu'il était tout préoccupé de retrouver les doctrines grecques, David jugeait ses Horaces avec une équité sévère bien remarquable. Il tranchait la difficulté relativement à la composition, en disant qu'elle est théâtrale; pour le dessin il le trouvait petit, mesquin (ce sont ses expressions), rendant les détails anatomiques avec recherche; et enfin il condamnait le coloris, comme procédant par échantillons de couleur, et détruisant la beauté et la grandeur du ton local. «Cet ouvrage, continuait-il, se sent du goût et des monuments romains, qui étaient les seuls dont on s'occupât pendant mon séjour en Italie. Ah! si je pouvais recommencer mes études à présent où l'antiquité est mieux connue et étudiée, j'irais droit au but, et sans perdre le temps que j'ai employé à déblayer la route que je devais parcourir. Après tout, ajoutait-il avec un noble orgueil à ceux de ses élèves qui l'écoutaient, il y a de l'énergie dans ce tableau, et le groupe des Horaces est une chose que je ne renierai jamais![14]»

Sa critique était sévère, mais il ne craignait pas de la faire telle devant des jeunes gens dont il connaissait les dispositions favorables à l'égard de son talent et enfin David avait un besoin d'être vrai et sincère quand il enseignait, ce qui l'entraînait à dire indifféremment des choses, dures sur lui-même comme sur les autres, quand il s'agissait de l'intérêt de l'art.

Cette histoire de la famille Horace lui plaisait. Il a laissé une esquisse dessinée, représentant le vieil Horace défendant son fils devant le peuple; mais il fut détourné de l'exécution de ce projet par la demande que lui fit M. de Trudaine d'un autre tableau qui devait fournir à l'artiste l'occasion de développer son talent sous un aspect tout nouveau. M. de Trudaine lui donna à traiter: Socrate entouré de ses disciples, recevant le breuvage mortel des mains du valet des onze. Ce tableau est sans contredit celui où David a le plus complétement réussi dans l'art de la composition. Cette fois il a satisfait de la manière la plus heureuse à la condition d'unité si impérieuse dans les ouvrages d'art. Socrate en prison, assis sur son lit, est entouré de ses disciples. Le valet des onze lui présente la coupe empoisonnée et le philosophe, tout en paraissant finir de parler, porte machinalement sa main pour prendre le breuvage. Placé plus haut que tous les assistants, Socrate les domine encore par la sérénité de son visage, qui contraste avec la douleur, le désespoir ou la taciturnité de ceux qui l'entourent. C'est un sujet bien senti, heureusement développé, et où le talent du peintre est encore fort remarquable après les grandes qualités du compositeur. La première idée de David avait été de peindre Socrate tenant déjà la coupe que lui présentait le bourreau; mais ce fut André Chénier qui dit au peintre: «Non, non, Socrate, tout entier aux grandes pensées qu'il exprime, doit étendre la main vers la coupe, mais il ne la saisira que quand il aura fini de parler.» Le poëte avait raison; et lui, qui plus tard sut aussi mourir victime de l'injustice des hommes, devait avoir le sentiment de la résignation avec laquelle le sage reçoit la mort.

Après cette production si remarquable, David fit en 1788, pour M. le comte d'Artois, depuis le roi Charles X, les Amours de Pâris et d'Hélène. Les sujets de ce genre ne s'adaptaient guère au talent de ce peintre. Il aurait fallu y mettre de la passion et de la grâce féminine, deux choses tout à fait étrangères au génie de l'auteur des Horaces. Le tableau est faible dans toutes ses parties, quoique cependant il soit juste de faire observer qu'outre la pureté du dessin, l'observation matérielle du style et du costume grecs y est déjà beaucoup plus exacte que dans les productions antérieures du maître. Le Paris est même représenté nu, ce qui ne rend le sujet ni plus agréable, ni plus satisfaisant, mais indique au moins l'époque précise où David a eu les premières velléités d'adopter l'usage de peindre ses personnages sans aucun vêtement, selon l'usage des artistes grecs.

En 1789, quelque temps après que la grande révolution venait d'éclater, le roi Louis XVI, ou au moins ceux qui dirigeaient les travaux d'art à cette époque, commandèrent à David un tableau sur le sujet de Brutus rentrant dans ses foyers, après avoir condamné ses fils. Le succès de ce tableau fut brillant, sans égaler toutefois celui des Horaces. Dans l'un et l'autre de ces ouvrages, le dessin, le coloris et la composition présentent à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités, et dans l'un comme dans l'autre, on crut s'apercevoir du manque d'unité d'action. La figure de Brutus, qui s'est retiré dans l'ombre et près de la statue de Rome pendant que l'on rapporte les corps mutilés de ses fils dans l'intérieur de sa maison, produit de l'effet; mais ce genre de beauté est plus dramatique que pittoresque, et dans le tableau dont il est question, cette pensée tragique est tant soit peu obscurcie par l'opposition peu naturelle, révoltante surtout, du groupe de la femme de Brutus et de ses deux filles, qui sont spectatrices de la scène sanglante qui occupe le fond du tableau.

Cet ouvrage offre quelques particularités qui jettent du jour sur la réforme que David cherchait toujours à introduire dans les habitudes de l'école française. La tête de Brutus est fidèlement copiée d'après le buste antique de ce personnage, conservé au Capitole. La statue de Rome est également reproduite d'après un monument original, et dans le bas-relief, représentant Rémus et Romulus allaités par la louve, le peintre s'est efforcé de figurer de la sculpture très-grossière, comme elle devait l'être quelque temps après la fondation de Rome. Non content de ce genre d'exactitude, David poussa la recherche jusqu'à présenter exactement le costume romain dans les vêtements, dans la décoration intérieure de l'appartement, et jusque dans les meubles, dont il fit faire des modèles, qui déjà ont été signalés en donnant la description de l'atelier des Horaces.

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