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Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

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IX.

ÉLÈVES CÉLÈBRES DE DAVID.—ÉCOLES RIVALES.—1805-1810.

Depuis Poussin et Lesueur, aucun peintre français célèbre n'a aimé et cultivé son art avec autant d'ardeur et de sincérité que David. Contre l'habitude de la plupart des artistes, dont le talent une fois formé reste invariablement le même, l'auteur des Horaces, du Socrate, du Marat, des Sabines, mettait volontairement de côté tout ce que l'expérience lui avait appris, aussitôt que la nouveauté d'un sujet lui faisait entrevoir un mode nouveau pour le rendre. Ainsi, ce fut avec une naïveté vraiment remarquable qu'il éloigna de sa pensée ses premiers systèmes et le souvenir des ouvrages de l'antiquité, quand il résolut de faire, comme il le disait lui-même, une peinture-portrait du couronnement de Napoléon.

L'émulation, pure de toute jalousie, qu'excitèrent en lui à cette époque les succès que son élève Gros venait d'obtenir en peignant des sujets contemporains, est un fait non moins remarquable; et pendant l'exécution du Couronnement, David parla plus d'une fois de l'auteur de la Peste de Jaffa comme d'un rival qui avait ranimé sa verve et étendu le cercle de ses idées.

Nous laisserons David achever ce grand ouvrage. Les détails de son exécution n'apprendraient rien de nouveau sur les hautes combinaisons de l'art, puisque en cette occasion l'artiste se proposa particulièrement l'imitation simple de la nature. Il fut assisté dans ce long travail par M. Rouget, son élève, qui joignait la double qualité d'être un excellent praticien à celle d'entrer facilement dans toutes les idées de son maître, auquel il était entièrement dévoué[48].

Il n'est échappé à l'observation d'aucun lecteur que la célébrité et l'apparition d'un nouveau personnage, pour lequel David se prenait d'enthousiasme, ont ordinairement échauffé et soutenu sa verve, chaque fois qu'il a exécuté l'un de ses ouvrages importants. Les Horaces et Brutus, Bailly, Mirabeau et Marat, Léonidas et Bonaparte, ont été successivement ses héros de prédilection, depuis 1783 jusqu'en 1804.

Fort par sa volonté, et entouré du prestige de son trône naissant, Napoléon eut sans doute une prodigieuse influence sur l'esprit de David, puisqu'il le fit renoncer à peindre les Thermopyles pour retracer son couronnement. Cependant, de tous les personnages qui assistèrent à cette mémorable cérémonie, ce n'est peut-être pas l'Empereur qui a le plus puissamment fécondé l'imagination de l'artiste.

Lorsque, en 1797, David, traçant le profil de Bonaparte sur le mur de l'atelier de ses élèves, disait: Mes amis, voilà mon héros! il était sincère. Mais s'il eût osé faire un aveu de la même sorte en 1804, il se serait certainement écrié en sortant de chez Pie VII: Voici mon pape!

Le caractère noble et simple de ce pontife était sans doute de nature à faire naître, même chez les Français si peu dévots alors, le sentiment de bienveillance et de respect que tout le monde exprima à ce vieillard; mais il serait difficile de se faire une idée de l'espèce de ravissement où se trouvait David après les visites qu'il rendait à Pie VII. «Ce bon vieillard, disait-il, quelle figure vénérable! Comme il est simple… et quelle belle tête il a! Une tête bien italienne; l'enchâssement de l'oeil grand, bien prononcé!… Celui-là est vraiment un pape; c'est un vrai prêtre… Il est pauvre comme saint Pierre; les dorures de ses habits sont fausses!… Mais cela n'est que plus respectable… Enfin, c'est évangélique, à la lettre… Ce brave homme, continuait David en souriant, il m'a donné sa bénédiction… Eh! mon Dieu oui… Cela ne m'était pas arrivé depuis que j'ai quitté Rome… Oh! il a bien la tradition, il porte bien sa main avec sa bague… Il était beau à voir; cela m'a rappelé Jules II que Raphaël a peint dans l'Héliodore du Vatican… Mais notre Pie VII vaut mieux. C'est un vrai pape, celui-là! pauvre, humble; il n'est que prêtre, tandis que Jules II, Léon X même, étaient des ambitieux, des mondains. Il faut cependant leur rendre cette justice: ils aimaient les arts; ils ont poussé Michel-Ange et Raphaël. Enfin, ajoutait l'artiste, entraîné par le souvenir de ces grands protecteurs et par l'idée de l'homme qui venait de lui commander quatre immenses tableaux, les grands souverains peuvent faire de grandes choses. Jules II, Léon X, François Ier, Louis XIV, tous ces gens-là ont été de grands princes et ont fait fleurir les arts… Je sais bien qu'on peut leur objecter la Grèce républicaine… Périclès n'était ni roi ni pape… quoique, si on y regarde de bien près, on pourrait bien voir en lui une espèce de dictateur… Hein? N'est-ce pas?… Mais Pie VII aime les arts; Sa Sainteté s'est mise à ma disposition pour que je fisse une étude d'après elle et le cardinal Caprara… J'avoue que j'ai longtemps envié aux grands peintres qui m'ont précédé des occasions que je ne croyais jamais rencontrer. J'aurai peint un empereur et enfin un pape

Il suffit en effet de voir la composition du Couronnement, pour reconnaître que ce dernier personnage, les cardinaux, les prêtres et tout ce qui se rattache à la partie religieuse de cette cérémonie, forment le groupe principal sur lequel David a dirigé instinctivement l'effort de tout son talent.

Il employa trois ans à l'exécution de cet immense ouvrage. David était alors à l'apogée de son talent, jouissant de toute la célébrité qu'il s'était acquise, non-seulement par ses propres ouvrages, mais encore par l'éclat toujours croissant qu'avaient jeté ses principaux élèves, depuis 1780 jusqu'en 1808. Cette dernière portion de sa gloire, dont l'importance est loin de le céder à la première, mérite d'être étudiée et connue, puisqu'elle est le complément indispensable de l'histoire de cette école célèbre.

De tous les disciples de David dont les noms et les ouvrages sont restés, Drouais est le plus ancien[49]. À l'âge de vingt et un ans, il traita le sujet de la Cananéenne, qui lui fit décerner le grand prix académique. Deux ans après il exécuta à Rome le tableau de Marius menacé par le Cimbre, et mourut dans cette ville, épuisé de travail et enfin frappé par la petite vérole.

Les souvenirs qu'a laissés ce jeune artiste sont touchants. Adoré de sa famille, né avec de la fortune, cher à tous ses camarades à cause de sa bonté et de sa bienfaisance, il fut l'élève chéri, l'ami de son maître. On cite le passage d'une lettre écrite par ce dernier, où il exprime la haute estime qu'il avait pour ce disciple distingué à tous égards: «Je pris, dit-il, le parti de l'accompagner en Italie, autant par attachement pour mon art que pour sa personne. Je ne pouvais plus me passer de lui; je profitais moi-même en lui donnant des leçons, et les questions qu'il m'adressait seront des leçons pour ma vie. J'ai perdu mon émulation.»

Outre les deux ouvrages de Drouais exposés au Louvre, la Cananéenne et le Marius, il reste encore dans la famille de ce peintre quelques études, un Philoctète éventant sa plaie en lançant un regard de reproche vers le ciel, et l'esquisse d'un tableau de Régulus qu'il se proposait de commencer, lorsqu'il fut surpris par la mort.

Dans l'ensemble de ces productions, mais particulièrement dans les deux qui sont au Musée, on reconnaît un talent véritable, développé même d'une manière extraordinaire dans un si jeune homme; et en comparant l'exécution matérielle des deux tableaux de Drouais avec celle des Horaces, on y trouve assez peu de différence, la supériorité du maître se manifestant surtout par la hardiesse des attitudes et la grandeur du dessin. Cette précocité dans la pratique de la peinture est sans doute un fait remarquable, et qui explique l'admiration extraordinaire qu'excita à Paris le Marius de Drouais; cependant cette qualité, qui avait quelque chose d'excessif chez ce jeune artiste, n'est pas toujours d'un favorable augure. Si dans la scène des Horaces on saisit quelques dispositions théâtrales, presque partout on sent la tendance vers retour à la simplicité. Le Marius de Drouais, au contraire, provoqua une observation inverse; aussi, sans préjuger indiscrètement de l'avenir possible de ce peintre, mort à la fleur de l'âge, doit-on le considérer tel que nous le connaissons, comme un peintre qui n'était encore qu'un très-habile imitateur de son maître.

Vers le temps où Drouais mourait à Rome, David avait achevé le Socrate et le Brutus à Paris, et comptait au nombre de ses élèves, Fabre, Girodet, Gros et Gérard (1788-1789), se disputant le prix du concours pour devenir pensionnaires de France à Rome.

L'aîné de ces quatre rivaux, Fabre, entra dans la carrière avec éclat. Couronné à l'Académie de Paris, il peignit bientôt à Rome une figure d'Abel mort, qui fut reçue avec beaucoup d'applaudissement à Paris, et achetée par la belle-mère de Mme de Noailles.

Lorsque la résolution française éclata en 1789, la plupart des pensionnaires à l'école de Rome y adhérèrent par leurs voeux, et quelques-uns même témoignèrent leur opinion d'une manière assez ostensible, pour que le gouvernement papal prît des précautions contre eux. Fabre fut un de ceux qui, loin de partager l'enthousiasme de ses compatriotes pour les idées nouvelles venues de France, protesta contre elles et demeura même dans la condition d'émigré en Italie, pendant les années sanglantes de la révolution. Ce ne fut qu'après l'établissement complet du régime impérial que Fabre, pour reprendre en quelque sorte sa qualité de citoyen français, accepta l'exécution du portrait en pied du général Clark, destiné à la décoration de la salle des Maréchaux, aux Tuileries.

La gravité extrême de cet artiste était rachetée par les qualités solides de son esprit, par les connaissances qu'il avait acquises. Il gagnait à être connu, et les amitiés qu'il a fait naître, qu'il a entretenues si longtemps, prouvent que chez lui le fond était solide, si la forme manquait d'attrait. Son éloignement de France, les succès brillants qu'obtinrent dans leur pays Girodet et Gérard, ses anciens rivaux, et une tendance naturelle vers la paresse, augmentée encore par une affection goutteuse et les habitudes italiennes qu'il avait contractées, furent autant de causes qui éteignirent dans le coeur de Fabre cette activité, cette émulation indispensable pour produire de grandes choses dans les arts. Très-fin connaisseur en tableaux, fort habile à les restaurer, Fabre sut profiter d'une foule d'occasions fréquentes à cette époque, pour faire des achats bien calculés, et en somme il augmenta sa fortune en achetant des tableaux, et se forma une riche galerie.

C'était un homme de bonne compagnie; aussi ses manières et la solidité de son esprit contribuèrent-elles à lui valoir l'amitié du célèbre poëte tragique italien Alfieri, lié intimement avec la comtesse d'Albany, dernier rejeton de la famille des Stuarts. Bientôt il s'établit entre ces trois personnes une confiance entière, une amitié réciproque, qui ne s'éteignit que successivement et à la mort de chacun d'eux. Alfieri mourut le premier[50], légua sa fortune à la comtesse, et laissa des témoignages de son attachement à Fabre, qui devint, à compter de cette époque, le seul ami de Mme d'Albany. Ces deux personnes vivaient à Florence, en 1823, lorsque Étienne eut occasion de les connaître et de les fréquenter. Chacun d'eux avait sa maison dans des quartiers séparés, et pendant les matinées, ordinairement vers midi, la comtesse venait passer quelques heures chez Fabre, tandis que le soir, Fabre se rendait chez la comtesse, qui tenait salon et recevait la haute société florentine et les étrangers qu'elle jugeait à propos d'admettre chez elle.

La maison de Fabre, ancien palais dans le quartier du Saint-Esprit, avait pour ornements principaux une fort belle collection de tableaux recueillis par Fabre lui-même, et la bibliothèque d'Alfieri, que ce poëte avait léguée en grande partie à l'artiste son ami. Bien que toutes ces curiosités eussent un grand attrait, elles cessaient cependant d'attirer l'attention d'Étienne lorsque la comtesse d'Albany arrivait dans la maison. Quoique déjà âgée, elle conservait encore toute la vivacité de son esprit et de ses souvenirs, et rien n'était plus intéressant que de l'entendre parler, lorsque, étendue dans un grand fauteuil près du lit sur lequel Fabre était couché, et usant de toutes les ressources de son esprit, elle s'efforçait de lui faire oublier, par mille récits piquants, les affreuses douleurs de goutte dont il souffrait si fréquemment.

L'âge de la comtesse permettait que l'on regardât sa mort comme un événement prochain. Aussi Fabre, qui a rempli auprès d'elle les devoirs les plus touchants de l'amitié jusqu'à la dernière heure, avait-il pris d'avance toutes ses dispositions pour l'avenir. Plusieurs fois il parla de cet événement douloureux à Étienne, ajoutant que son intention était de quitter Florence et de se retirer à Montpellier, sa ville natale, après la mort de Mme d'Albany. Il lui parla même du testament qu'il avait fait depuis la mort de son frère, son seul parent, acte par lequel il léguait à la ville de Montpellier sa bibliothèque, provenant d'Alfieri, et la galerie de tableaux qu'il avait formée. Tous ces arrangements étaient concertés entre la comtesse et Fabre, qui prièrent Étienne de les aider à donner toute la publicité possible à ce projet, ce qu'il s'empressa de faire. Quinze jours après[51] il parut dans le Journal des Débats une description sommaire des objets précieux que Fabre avait l'intention de donner à la ville de Montpellier.

Mme la comtesse d'Albany mourut à Florence en 1825. La donation fut faite; Fabre quitta pour jamais Florence, alla s'établir à Montpellier où, jusqu'à sa mort, il présida à l'arrangement et à la conservation du musée qui porte son nom.

Des quatre condisciples célèbres de cette épique, Fabre était le plus âgé. Après lui venait Girodet[52]. Adopté de très-bonne heure par un médecin nommé Triozon, Girodet reçut une instruction dont il sut faire usage plus tard. Confié ensuite aux soins de David, il fit dans son école des progrès rapides, et ne tarda pas à devenir un rival inquiétant pour Fabre. En 1789, vainqueur au concours académique, il était arrivé à Rome, et quatre ans après (1792), il faisait courir tout Paris, empressé de voir sa figure d'Endymion endormi. L'année suivante (1793), si fertile en grands événements, Girodet, occupé alors de son tableau d'Hippocrate refusant les dons des Perses, fut témoin du massacre de Basseville à Rome. Les lettres écrites par le jeune artiste à cette époque sont doublement intéressantes, car elles peignent l'ardeur avec laquelle il poursuivait ses travaux au milieu des agitations populaires dont il était déjà environné.

«Je continue, mon bon ami, dit-il à M. Triozon sous la date du 27 mars 1792, à me bien porter. Je vais, comme je vous l'ai dit, commencer à ébaucher votre tableau[53], où il y aura beaucoup d'ouvrage. J'y mets tous mes soins. Le change hausse tous les jours et chasse d'ici tous les Français; il s'entend en cela avec le gouvernement papal, qui les surveille de près. Nous avons même été inquiétés, et M. Ménageot[54] m'a conseillé de reprendre ma première coiffure, attendu que l'on a répandu dans Rome que ceux qui portent les cheveux coupés et sans poudre sont des jacobins. Comme les miens sont très-courts, je ne peux encore y remettre que de la poudre; mais aussitôt que je pourrai avoir la plus petite queue possible, ce sera pour moi une ancre de salut et une protection. Je ne m'en irais pas de ce pays-ci avec plaisir, sans y avoir fait ce que je me suis proposé d'y faire. Si on me renvoie, ce ne sera certainement pour aucune imprudence ou indiscrétion. Il est vrai que tous les Français n'ont pas été aussi circonspects, et que plusieurs en ont été la dupe. Quoique à cet égard je n'aie pas besoin de leçon, cependant je me tiens doublement sur mes gardes.»

Dans une autre lettre, du 3 octobre 1792, lorsqu'il était livré tout entier à l'exécution de son tableau d'Hippocrate, il dit, toujours à M. Triozon: «Vous êtes dans l'erreur, mon bon ami, sur la manière d'exister des Français dans ce pays-ci, et surtout des pensionnaires de l'Académie de France, qui sont, entre autres, particulièrement détestés et même exécrés. Il est vrai que la faute en est à plusieurs imprudents, qui ont assez peu de jugement et de réflexion pour aller semer publiquement les opinions nouvelles, sous les yeux d'un gouvernement qui les a en horreur; et cela retombe sur tous en général. Le massacre des Suisses (10 août), de Mme de Lamballe, et dernièrement des prêtres, achève de compléter les justes craintes que l'on a ici de voir se renouveler les vêpres siciliennes. Les Suisses du pape avaient formé le projet de mettre le feu à l'Académie et de massacrer les pensionnaires. Quatre ou cinq d'entre eux ont été arrêtés, et cette affaire n'a pas eu d'autres suites. On vend et on crie tous les jours à haute voix, dans les rues, des relations exagérées de ces exécutions. Vous pouvez juger de l'effet qu'elles doivent produire. Quant à moi, je me conduis avec la plus grande circonspection; j'évite la compagnie des imprudents, et je fuis les gens suspects: lorsque j'ai occasion de voir des Italiens, je ne combats jamais leur opinion, et je crois au moins inutile de leur laisser voir la mienne… Le gouvernement a fait arrêter, il y a quelques jours, deux Français qui ne sont pas pensionnaires (Chinard et Rater, dont il a déjà été question plus haut). L'un a fait chez lui une esquisse qui avait quelque rapport, dit-on, à la révolution. Ils ont été mis au secret et de là on les a conduits à l'inquisition. On ignore ce que cette affaire deviendra. Je ne sais ce que les événements que l'on attend peuvent faire craindre de plus pour nous autres, mais je redoublerai, s'il est possible, de prudence et d'attention pour ne laisser aucune prise sur moi.»

Enfin les ordres de la Convention ayant été exécutés, et les insignes de la république française substitués aux armes de France, le meurtre de Basseville fut commis. Girodet va nous faire connaître les détails de cette triste affaire, et les dangers que ses camarades et lui-même ont courus. Il s'adresse toujours à son père adoptif et date sa lettre de Naples où il avait été obligé de se réfugier pour éviter la fureur de la populace romaine:

«Naples, le 19 janvier 1793.

«Mon ami, je ne doute point que, jusqu'au moment où vous recevrez cette lettre, vous ne soyez dans une grande inquiétude à mon égard. C'est pour la faire cesser que je m'empresse de vous écrire. Je vis et me porte bien, après avoir vu la mort d'assez près. Je suis arrivé ici absolument dénué de tout: sans linge, sans habits, sans argent. Tous mes effets sont restés à l'Académie, où le gouvernement a fait apposer les scellés après y avoir provoqué le meurtre et l'incendie. Voici en peu de mots ce qui s'est passé. Sur le refus du pape de laisser placer à la maison du consul de France les armes de la république, Basseville, son agent à la cour de Rome, nous engagea à partir tous pour Naples. Dix de mes camarades partirent sur-le-champ. Ayant plus d'affaires à terminer, je restai deux jours de plus; si je fusse parti, je n'eusse couru aucun risque. Mais à cet instant même, le major de la division Latouche arrive à Rome, chargé par Mackau, ministre à Naples, de faire placer les armes. J'avais demandé à faire celles qui devaient servir pour l'Académie, et chacun le désirait. Je crus de mon devoir de rester pour les faire; en un jour et une nuit elles furent prêtes. J'étais aidé par trois de mes camarades. Nous n'étions plus que quatre à l'Académie et nous avions encore le pinceau à la main quand le peuple furieux s'y porta, et en un instant réduisit en poudre les fenêtres, vitres, portes, ainsi que les statues des escaliers et des appartements. Ils n'avaient que vingt marches à monter pour nous assassiner, nous les prévînmes en allant au-devant d'eux. Ces misérables étaient si acharnés à détruire qu'ils ne nous aperçurent même pas. Mais des soldats, presque aussi bourreaux que les bandits que nous avions à craindre, loin de s'opposer à eux, nous firent descendre plus de cent marches à grands coups de crosse de fusil, jusque dans la rue, où nous nous trouvâmes abandonnés et sans secours au milieu de cette populace altérée de notre sang. Heureusement encore ces bourrades de soldats firent croire à la populace que nous faisions parti d'elle-même, mais quelques-uns nous reconnurent. Un de mes camarades fut poursuivi à coups de pavés, moi à coups de couteau. Des rues détournées et notre sang-froid nous sauvèrent. Échappé à ce danger, et croyant les prévenir tous, j'allai me jeter dans un autre. Je courus chez Basseville; dans ce moment même on l'assassinait. Le major, la femme de Basseville, et Moutte le banquier, se sauvent par miracle. Je me jette dans une maison italienne à deux pas de là, j'y reste jusqu'à la nuit. J'ai l'audace de retourner à l'Académie, qui était devenue le palais de Priam; on se préparait à briser les portes à coups de hache et à mettre le feu. Là, je fus reconnu dans la foule par un de mes modèles. Il faillit me perdre par le transport de joie qu'il eut de me voir sauvé. Je lui serrai énergiquement la main pour toute réponse, et nous nous arrachâmes de ce lieu. Je retrouvai, après l'avoir cherché quelque temps, un de mes camarades. Mon bon modèle nous donna l'hospitalité chez lui, d'où je l'envoyai plusieurs fois à l'Académie. Il y vit enfoncer et brûler les portes. On lui fit crier: Vive le Pape! Vive la Madone! Périssent les Français! et il revint nous rendre fidèlement compte de tout. Pendant ce temps nous allâmes à deux pas de chez lui, sur la Trinité-du-Mont, d'où nous entendions distinctement les hurlements de ces barbares: Clamorque virum, clangorque tubarum.

«Nous passâmes la nuit chez ce brave homme, qui eût pour nous les meilleurs procédés, et deux heures avant le jour nous primes la fuite. Il voulut nous accompagner une partie du chemin, mais enfin il fallut se séparer, et nos larmes se confondirent. Je n'oublierai jamais les services qu'il m'a rendus. Nous marchâmes deux jours à pied et ne trouvâmes sur la route que différents motifs d'inquiétude. À Albano, on refusa de nous louer une calèche; nous n'en pûmes trouver qu'à Vellettri, et on nous fit bien payer la nécessité où nous étions de nous en servir. Dans les marais Pontins, forcés par le temps le plus horrible de nous réfugier dans une écurie, on délibéra de nous y massacrer pour avoir nos dépouilles. Un de ces scélérats, moins scélérat que les autres, fit réflexion qu'elles n'en valaient pas la peine; ce fut le dernier danger que nous courûmes.

«Hors des États du pape, nous fûmes véritablement traités en amis, le roi de Naples ayant donné les ordres les plus positifs de protéger tous les Français qui se réfugieraient dans ses États. En arrivant ici (à Naples), je descendis chez le citoyen Mackau, que j'informai de ces détails et de ma position. Là j'appris tout ce qui s'était passé à Rome: la mort de Basseville, celle de deux Français massacrés à la place Colonne; le secrétaire de Basseville dangereusement blessé ainsi qu'un domestique de l'Académie; le feu mis au quartier des Juifs; la maison de Torlonia et la porte de France assaillies de pierres; les palais d'Espagne, de Farnèse, de Malte et autres menacés. Torlonia est ici, il faut que je le voie, car je suis absolument à sec. J'ai laissé chez moi quatre-vingts écus romains en argent, que je regarde comme perdus, ainsi que tous mes effets. Votre tableau (l'Hippocrate) était heureusement enlevé et encaissé; je vais écrire pour le faire venir ici, etc.»

Après avoir séjourné quelque temps dans le royaume de Naples, Girodet, dont la santé n'était naturellement pas forte, et avait été encore altérée par le travail, ainsi que par les suites de l'affaire de Basseville, passa à Venise, puis de là à Florence et à Gênes, visitant avec attention toutes ces villes curieuses, et peignant le paysage, genre vers lequel il se sentait vivement entraîné. Ce ne fut que vers 1795 qu'il rentra en France, où sa réputation de peintre fort habile était solidement établie par les deux tableaux, l'Endymion et l'Hippocrate, qu'il avait envoyés d'Italie. Drouais et lui étaient les deux élèves de David dont les noms étaient solennellement prononcés avec celui du maître, car, depuis son Abel, Fabre n'avait rien fait pour augmenter ou soutenir sa réputation; et Gérard, occupé alors de composer son Bélisaire, n'était pas encore connu du public.

Girodet, depuis son retour d'Italie, demeura toujours maladif. Entre les deux premiers ouvrages de sa jeunesse, faits à l'académie de Rome et les ouvrages vraiment importants qu'il acheva ensuite à Paris, il s'écoula quatorze années pendant lesquelles cet artiste ne produisit que des tableaux, tels que deux paysages, deux Danaé inférieures à sa figure d'Endymion, et l'étrange scène où il a introduit Ossian et ses guerriers recevant dans le séjour aérien les ombres des héros français. Pendant ces années, il n'excita vraiment l'attention du public que par le portrait en pied d'un député nègre de Saint-Domingue, en 1798, et l'année suivante, en exposant pendant quelques jours au salon un tableau satirique que la réprobation publique le força d'enlever promptement. Cette aventure mérite d'être rapportée, car elle peint la vivacité de caractère de Girodet et le laisser-aller qui régnait alors dans les moeurs.

Parmi un assez grand nombre de portraits que ce peintre avait faits depuis son retour en France, il exposa en 1799 le buste de Mme Simon Candeille, actrice du Théâtre-Français (alors théâtre de la République) et auteur de quelques pièces de théâtre, entre autres de la Belle Fermière. Quoique le peintre eût mis tous ses soins à la perfection et même à l'ornement de cet ouvrage, car il peignit des camées allégoriques sur les angles de la bordure, l'actrice ne trouva pas son portrait ressemblant et en fit chez elle des critiques assez peu mesurées, que des indiscrets rapportèrent à Girodet. Celui-ci ne souffrait patiemment les observations de personne; aussi les plaisanteries de Mme Simon Candeille lui parurent-elles une injure insupportable. Mais il entra dans une véritable fureur lorsqu'il reçut une lettre de cette dame qui lui demandait son portrait et le prix qu'il croyait devoir y mettre. Girodet brisa le cadre, coupa la toile en plusieurs morceaux, mit le tout dans une caisse qu'il envoya pour toute réponse à Mme Simon Candeille.

Jusque-là l'artiste était dans son droit, et on aurait pu lui passer cette boutade quoiqu'un peu vive, mais il résolut de se venger et de rendre sa vengeance publique. Dans l'espace de quelques jours et de quelques nuits, il composa et peignit un petit tableau où il représenta celle dont il avait déchiré le portrait, nue, étendue sur un lit, et, nouvelle Danaé, recevant une pluie d'or qui tombait de tous les côtés. Outre plusieurs détails plus que satiriques, on voyait sur le devant de la scène un énorme coq d'Inde, dans le profil duquel l'artiste avait trouvé moyen de confondre les traits de l'homme dont le nom se trouvait lié à celui de sa Danaé. Enfin les yeux d'un autre personnage étaient bouchés chacun par une pièce d'or, et, pour compléter cette parodie, Girodet avait peint sur les angles du cadre de ce dernier tableau des camées aussi piquants que ceux qui figuraient autour du portrait étaient louangeurs.

Cette caricature fut exposée en plein salon au Louvre, où elle ne resta cependant que quelques jours. Si elle excita vivement la curiosité maligne du public, si elle donna la mesure des ressources que l'artiste pouvait trouver dans son esprit, elle fit prendre une fâcheuse idée de son caractère. Dès ce moment, Girodet fut redouté de tout le monde, et Étienne qui l'a connu, et qui est certain que cette malheureuse caricature a été un sujet de regret amer pour lui dans la suite, ne doute pas que cette action blâmable ne lui soit échappée en quelque sorte malgré lui. Ce peintre a toujours eu le grand défaut de ne consulter personne et de n'écouter ni conseils ni critiques pendant l'exécution de ses ouvrages. C'était, comme on en a pu juger par les lettres citées plus haut, un homme doux et fort raisonnable au fond, mais que ses premiers succès, très-mérités sans doute, rendirent trop fier de son mérite et trop sûr de lui-même. Aussi, dans les actions ordinaires de la vie comme dans sa carrière d'artiste, ne put-il jamais supporter une contradiction. Les hommes les plus dignes de sa confiance, son maître, David lui-même, n'avaient aucune autorité sur lui.

À la suite de cette malencontreuse affaire, Girodet resta près de deux ans sans produire aucun ouvrage important. Vers 1801, Fontaine, architecte du premier consul, fut chargé de restaurer et d'orner la Malmaison, et l'on choisit pour la décorer les deux élèves de David les plus célèbres alors: Girodet, dont la réputation reposait sur les deux tableaux d'Endymion et d'Hippocrate, et Gérard, qui, depuis 1795, s'était placé comme son rival par ses compositions du Bélisaire et de la Psyché.

C'était le moment où les poésies d'Ossian, lues et vantées par Bonaparte, étaient devenues à la mode en France. Girodet et Gérard, après avoir délibéré sur le choix des sujets qu'ils traiteraient, s'accordèrent pour les tirer des prétendus ouvrages du barde écossais. Gérard n'attacha qu'une importance secondaire à ce travail de décoration, et fit, avec cette facilité qui distinguait son talent, une esquisse terminée fort agréable. Mais Girodet prit l'affaire au sérieux, et voulut écraser son rival. Il serait difficile et peu amusant de décrire minutieusement cette prodigieuse quantité de figures de bardes écossais et de généraux français présentées sous l'apparence d'ombres, et réunies dans le palais d'Odin. Ce tableau, où toutes les difficultés matérielles de l'art ont été surmontées par le peintre, avec une patience et un talent inconcevables, est cependant un de ses plus faibles ouvrages, et en somme, une composition aussi peu agréable à voir que facile à comprendre.

Depuis son Hippocrate, le talent de Girodet était resté au même point dans les souvenirs du public, et même des artistes; son Ossian porta quelque atteinte à sa réputation. Ce peintre passait, non sans raison, pour se creuser inutilement la tête et faire une foule d'essais dans le silence de son atelier, sans qu'on vît paraître aucune oeuvre importante. Les jeunes élèves qu'enseignait alors David reprochaient également à Girodet de se donner trop de peine pour si peu de résultats; et, tout en rendant justice à son mérite comme dessinateur, ils lui reprochaient le maniéré, l'afféterie de ses expressions, la recherche de ses pensées. Ils l'accusaient en particulier de reproduire sans cesse l'effet vaporeux, bleuâtre et conventionnel de son premier tableau l'Endymion.

David, quoique fier d'un élève dont il reconnaissait les qualités très-réelles, ne s'abusait cependant pas sur ses défauts. Il regrettait même amèrement les résultats qu'ils pouvaient avoir, non-seulement pour Girodet lui-même, mais pour les jeunes peintres qui, séduits par sa manière, cherchaient à l'imiter, car il commençait à faire école. Souvent le maître, au milieu de ses disciples, faisait allusion à la manière tendue et pénible du peintre d'Hippocrate. «Girodet est trop savant pour nous, disait-il, copions tout simplement la nature et ne nous donnons pas tant de soucis pour bien faire; ça vient mieux quand ça vient tout seul.—Voyez Girodet, disait-il une autre fois, voilà cinq ans qu'il travaille comme un galérien dans le fond de son atelier, sans que personne voie rien de lui. Il est comme une femme qui serait toujours dans les douleurs de l'enfantement, sans accoucher jamais… J'aime bien la peinture, assurément; mais si on ne pouvait la faire qu'à ce prix, je la laisserais là.»

Girodet aimait beaucoup le mystère, et tant qu'il travaillait à un tableau, non-seulement il ne laissait pénétrer personne dans son atelier, mais il ne parlait à qui que ce soit du sujet dont il était occupé. On savait cependant qu'il faisait un Ossian pour la maison de campagne du premier consul, et ce n'était pas sans impatience que les artistes surtout attendaient l'apparition de cette oeuvre mystérieuse, dont quelques privilégiés se parlaient à l'oreille.

À cette époque, David avait l'habitude de faire une promenade après son repas, et Étienne l'accompagnait quelquefois. Un soir que l'élève était venu prendre son maître, celui-ci lui dit comme il entrait: «Girodet m'a dit que son Ossian est terminé; il m'a même prié de l'aller voir; voulez-vous venir avec moi?» Étienne accepta avec empressement et on se mit en marche.

Girodet avait alors son atelier dans les combles du Louvre, à l'angle près du jardin de l'Infante. Il fallut monter tant de marches, qu'Étienne fut obligé de donner le bras à David pour achever cette ascension. Arrivés à la porte, ce fut en vain qu'ils cherchèrent le cordon d'une sonnette, il fallut heurter quatre ou cinq fois avant d'entendre remuer: «Ah ah! dit David, vous ne connaissez pas encore Girodet; c'est l'homme aux précautions. Il est comme les lions, celui-là, il se cache pour faire des petits.»

Cependant la porte s'ouvrit, et Girodet reçut son maître avec ce luxe de politesses qu'il déployait toujours avec ceux qu'il admettait dans son atelier.

David, debout et couvert, regarda très-longtemps le tableau d'Ossian avec une attention qu'il porta successivement sur toutes les parties de l'ouvrage. Girodet, placé un peu en arrière, observait son maître, et sa curiosité mêlée d'inquiétude prit bientôt le caractère de l'impatience et même de l'irritation. Cette scène muette, assez longue et qui sans doute parut durer un siècle à Girodet, ne put se prolonger longtemps; David rompit le silence, se mit à faire un éloge simple, vrai et fort bien motivé de l'habileté extraordinaire que l'artiste avait déployée dans l'exécution difficile de l'ouvrage. À plusieurs reprises, il renouvela cet éloge en évitant de parler du fond de la composition. Enfin, un mouvement interrogatif et quelques mots de Girodet ayant provoqué une réponse positive à ce sujet, le maître dit à l'élève, avec l'accent de quelqu'un qui se résume: «Ma foi, mon bon ami, il faut que je l'avoue; je ne me connais pas à cette peinture-là; non, mon cher Girodet, je ne m'y connais pas du tout.» Dès lors, la visite dura peu, comme on doit le croire, et Girodet reconduisit son maître jusqu'à la porte, avec des démonstrations de respect qui cachaient mal son émotion.

Arrivé dans la cour du Louvre, David, dont la figure n'avait pu se débarrasser encore de l'étonnement où ce qu'il venait de voir l'avait plongé, dit enfin à Étienne: «Ah ça! il est fou, Girodet!… il est fou, ou je n'entends plus rien à l'art de la peinture. Ce sont des personnages de cristal qu'il nous a faits là… Quel dommage! avec son beau talent, cet homme ne fera jamais que des folies… il n'a pas le sens commun.» À plusieurs reprises, pendant la promenade, Étienne revint sur le tableau, pour savoir si la réflexion aurait suggéré quelques idées nouvelles au maître; mais celui-ci, avec l'accent de la même bonne foi, répéta toujours: «Je vous assure, Étienne, que j'ai dit ce que je pense: je ne connais absolument rien à ce genre de peinture; c'est lettres closes pour moi.»

Malgré les éloges prodigués à cet ouvrage par les amis et les élèves de Girodet, devenu alors chef d'une école, le tableau d'Ossian n'eut pas plus de succès auprès des habitants de la Malmaison que dans le public. L'artiste le sentit intérieurement, et la meilleure preuve que l'on en puisse donner est l'ardeur avec laquelle, après quatre ans d'études solitaires, il travailla à des sujets d'un tout autre genre, et exécutés dans une manière fort différente.

En 1806, il exposa au Louvre une Scène de Déluge; en 1808, les Funérailles d'Atala et Napoléon recevant les clefs de Vienne, et enfin, en 1810, la Révolte du Caire. Ces quatre compositions importantes, achevées dans l'espace de quatre années, sont évidemment celles qui déterminent l'apogée du talent de l'auteur. On trouve dans ces tableaux la maturité complète du talent de l'homme qui, dix-sept ans auparavant, s'était annoncé par la figure d'Endymion et par l'Hippocrate.

L'imagination de Girodet était de l'espèce de celles qui s'excitent, s'échauffent et s'enflamment plutôt en triturant une idée qu'elles ont enfantée, qu'en traduisant les impressions que fait naître la nature. Dans la Scène de Déluge, dans l'Atala, son meilleur ouvrage peut-être, il y a toujours une recherche savante, une vraisemblance calculée, une perfection égale dans les plus petites parties de l'ouvrage, qui ne laissent pas à l'aise celui qui le considère. Dans les Clefs de Vienne ainsi que dans la Révolte du Caire il y a des parties vraiment belles et qui sont traitées de main de maître; cependant le travail excessif, la tension perpétuelle du peintre en achevant ces tableaux, labeur dont la trace préoccupe sans cesse les yeux, ne laisse ni aux sens ni à l'âme ce calme doux si nécessaire pour goûter pleinement une production d'art. Aussi David résumait-il on ne peut mieux ce qui manque aux ouvrages de son élève, quand il disait: «En regardant les tableaux de Raphaël ou de P. Véronèse, on est content de soi; ces gens-là vous font croire que la peinture est un art facile; mais quand on voit ceux de Girodet, peindre paraît un métier de galérien.» Quoi qu'il en soit, la Scène de Déluge et l'Atala obtinrent un grand et légitime succès dans le public, et David lui-même, quoique peu disposé à se faire à ce qu'il y a de tendu dans l'ensemble de ces tableaux, loua d'autant plus leur exécution fort savante, qu'il était très-fier du succès de ses élèves, même, quand ils étaient devenus ses rivaux.

La faiblesse de la santé de Girodet, et les excès de travail qu'il avait faits pour terminer ces quatre grands ouvrages, semblent avoir porté quelque atteinte à ses facultés. À compter de ce moment son talent ne fit plus de progrès; le dernier de ses grands tableaux, Pygmalion et Galatée, achevé en 1819, se sent de l'épuisement de ses forces.

Girodet, comme on en peut juger par ses lettres, était un homme bon, aimable, heureusement doué comme peintre et fort bien partagé quant aux dons de l'esprit. Les défauts, qui lui ont nui dans l'exercice de son art, venaient de la nature de son imagination, très-ardente, et cependant peu fertile, disposition fort commune en France. Ceux qui l'ont connu savent qu'il a passé plus des deux tiers de sa vie à nourrir des projets, à se livrer à des travaux de fantaisie, au lieu de faire usage tout simplement de son pinceau. Il a perdu un temps considérable à faire sur les odes d'Anacréon et sur le poëme de Virgile des suites de compositions au trait, qui, malgré leur mérite, ne compenseront pas en gloire, pour l'auteur, le temps qu'il y a employé. Une quantité énorme de compositions fugitives, de croquis et de vignettes dessinés dans les salons, lui ont pris un temps précieux, et il serait impossible de calculer les mois, les années peut-être, pendant lesquels il faisait et défaisait sans cesse les accessoires des grands portraits qu'il a peints. Quand il avait terminé une composition quelconque, sa conscience n'était tranquille qu'autant qu'il s'était donné beaucoup de peine en l'achevant. Son goût pour les lettres et pour la poésie est peut-être celui qui a contribué à lui faire perdre le plus de temps et à altérer le plus sa santé. On a imprimé après sa mort une imitation en vers des odes d'Anacréon, et un poëme en six chants, intitulé: le Peintre, précédé d'un discours préliminaire et suivi de notes. Ces ouvrages, qui furent commencés vers 1807, le poëme en particulier, rappellent la Navigation, les Fleurs, le Printemps d'un proscrit, et autres poëmes descriptifs et admiratifs imités de l'Imagination de Delille. L'éditeur des oeuvres posthumes de Girodet s'est abstenu d'y insérer la seule pièce de vers où l'artiste ait laissé couler librement sa verve, à l'occasion des critiques qui parurent en 1806 sur la Scène de Déluge. Le style en est bien moins correct, il faut l'avouer, que celui de son poëme; mais l'artiste de talent, l'artiste spirituel et piqué au vif, s'y est laissé aller avec une pétulance et quelquefois un bonheur d'expressions, qui auraient dû faire conserver ce morceau, ne fût-ce que comme pièce historique. Les poésies sont suivies, dans l'édition des oeuvres de Girodet, de deux morceaux en prose, l'un sur le Génie, l'autre sur la Grâce, dans lesquels la pompe académique remplace souvent les idées neuves ou fortes. Enfin, les deux volumes se terminent par un recueil de lettres dont nous avons donné quelques fragments; elles sont vraiment intéressantes, parce que l'homme et l'artiste y parlent avec abandon et naïveté.

Trois choses ont empêché Girodet de goûter le moindre repos pendant toute sa vie: la peinture, le goût des vers et la gestion de sa fortune. Non-seulement il avait contracté de très-bonne heure l'habitude de travailler plus que ses forces ne le lui permettaient; mais à compter des années 1804 et 1805, il peignit la nuit à la lueur de lampes préparées pour ce genre de travail; et ses quatre grands ouvrages, le Déluge, l'Atala, Napoléon à Vienne, la Révolte du Caire, ainsi que tout ce qu'il a produit jusques et y compris le Pygmalion, ont été en grande partie achevés d'après ce système. Il avait commencé par dire que la lumière artificielle était aussi favorable pour peindre que celle du jour, et il finit par prétendre qu'elle était meilleure. C'était un homme qui se donnait un mal infini pour être original; aussi parlait-il avec les plus grands éloges de Michel-Ange et de Jules Romain, et répétait-il souvent à ses élèves «que dans le choix de deux défauts il préférait le bizarre au plat.»

Mais sa liaison avec l'abbé Delille lui a été fatale, en ce sens qu'il gagna de ce poëte, comme tant d'autres alors, la maladie de la poésie descriptive. Ce goût, combiné avec les travaux de son atelier, forcèrent Girodet à prendre encore sur le peu de temps qu'il donnait auparavant au sommeil et aux distractions journalières. Aussi ses amis et ses élèves, qui lui portaient un sincère attachement, virent-ils avec effroi cette nouvelle cause d'insomnies.

Girodet était né avec de la fortune, et elle s'accrut singulièrement en 1812, lorsque son père adoptif, M. de Triozon, lui légua encore la sienne en mourant. On estime qu'il avait de vingt-quatre à trente mille livres de rentes. Chose certaine, quoique difficile à croire, il avait tellement embrouillé l'administration de ses biens; les contestations, les petits procès s'étaient tellement accumulés, que c'est tout au plus s'il avait de liquide l'argent habituellement nécessaire pour son entretien. Prodigue ou économe jusqu'à l'excès, il avait fait bâtir une fort grande maison dont l'intérieur n'a jamais été décoré ni même meublé. Il y entassait de magnifiques meubles de Boule, des vases de Chine, des livres, des armes précieuses; mais les murs n'étaient point tendus, les cheminées restaient sans chambranles et dans la chambre où se trouvait son mauvais lit, il y avait à demeure une table ronde couverte de papiers écrits ou dessinés toujours en désordre. Chez lui, son costume vieux et déchiré lui donnait l'aspect le plus sauvage; mais quand il allait dans le monde, il mettait dans sa toilette de l'affectation et même de la recherche, jusqu'à se parfumer d'odeurs. De toutes ses manies, la plus étrange était le petit charlatanisme qu'il mettait en usage lorsqu'il était censé être sur le point de terminer un tableau et que, par une prétendue faveur spéciale, il admettait la haute société et quelques artistes dans son atelier. Girodet n'était pas homme à montrer un ouvrage sans l'avoir revu et corrigé plutôt vingt fois qu'une; aussi ses confrères n'étaient-ils pas dupes du piége qui leur était tendu. Quoi qu'il en fût, on était introduit mystérieusement dans le sanctuaire où se trouvait déjà nombreuse compagnie. Là, Girodet laissait, près de son tableau sur chevalet, une boîte à couleurs ouverte, avec la palette chargée et l'appui-main tout préparés. Puis de temps en temps, et comme s'il lui fût venu une idée soudaine, il faisait des excuses aux assistants, leur demandant en grâce la permission de donner encore quelques touches… quelques touches seulement! à un endroit qui avait besoin de correction; et saisissant un pinceau qu'il agitait près de la palette, il le promenait légèrement sur les contours comme s'il eût cherché à leur donner plus de pureté ou de mollesse. Cette petite manoeuvre avait ordinairement le plus grand succès auprès des belles dames de Paris, qui racontaient ensuite qu'elles avaient vu peindre Girodet, et qu'il n'était pas étonnant que les ouvrages de ce peintre fussent si parfaits, puisqu'il les corrigeait jusqu'au dernier moment. C'est la petite comédie que ce peintre a jouée lorsqu'il laissa voir en 1819 sa Galatée, ouvrage dont il sentait vraisemblablement la faiblesse, puisqu'il prenait tant de peine pour en assurer le succès.

Le biographe de Girodet[55] a été discret sur les affections tendres de ce peintre. On sait que dans ses fantaisies passagères, le dieu d'amour lui a lancé des flèches cruelles. Mais quant aux sentiments plus délicats qui nécessairement ont dû agiter le coeur d'un homme dont l'imagination était si inflammable, son historien se borne à dire «qu'il ressentit en effet plusieurs affections passionnées, et les entretint avec une extrême discrétion. La grande quantité de lettres qui furent religieusement détruites le jour même de sa mort, selon la prière qu'il en avait faite à ses amis, prouve la place que ces affections occupaient dans son existence intérieure. Mais malgré toute sa circonspection, ceux de ses amis intimes et de ses élèves qui le quittaient peu purent s'apercevoir des visites fréquentes qu'il recevait après les longues journées de travail de l'atelier.»

La mort de cet artiste fut douloureuse. Depuis son retour d'Italie, sa constitution naturellement bonne, mais altérée par des maladies et surtout par l'irrégularité du régime et les excès du travail, luttait contre un principe de destruction toujours menaçant. Enfin une affection gangreneuse qui, deux fois déjà, à des intervalles éloignés, s'était manifestée aux extrémités inférieures, se porta sur la vessie. Les soins de Larrey, son ami, assisté de Portal et de L'Herminier, ne purent arrêter les progrès du mal, et après six jours de douleurs croissantes, il fallut se résoudre à une opération périlleuse dont le succès n'aboutit qu'à retarder la mort de cinq jours.

On rapporte que quelques instants avant de subir cette opération, surmontant ses douleurs il s'échappa en quelque sorte de son lit, et que, soutenu par sa seule domestique, il se traîna jusqu'à son atelier. Là, à la vue de ce lieu et des objets témoins et compagnons de ses longs travaux, il ne put contenir les émotions profondes qu'il ressentait. Mais bientôt, voulant se soustraire à une situation trop violente, il se retira. Près de sortir de son atelier, il se retourna sur le seuil de la porte, en disant d'une voix éteinte: «Adieu! je ne vous verrai plus.»

Girodet est mort le 12 décembre 1824, à l'âge de cinquante-sept ans, célibataire, et laissant une succession qui, tant en biens-fonds que par la vente de ses ouvrages, a produit 800,000 francs à son unique héritière, sa nièce, Mme Becquerel-Despréaux. Ses obsèques furent célébrées avec la plus grande pompe, et de plusieurs discours prononcés sur sa tombe, le plus extraordinaire fut celui de son condisciple Gros.

Tous les artistes, les plus célèbres et les plus humbles, assistèrent à cette cérémonie. Gros pleurait comme un enfant; Gérard était pâle, silencieux et triste.

Gérard (François) avait trois ans de moins que Girodet. Né à Rome en 1770, d'un père français et d'une mère italienne attachés à l'ambassadeur de France, on l'envoya jeune encore à Paris, pour y étudier l'art de la peinture, vers lequel son penchant le porta naturellement et de très-bonne heure. Il fréquenta successivement les écoles de Pajou, habile statuaire, de Brennet, peintre en grande réputation alors et rival de Vien, enfin on le confia aux soins de David, qui venait de donner une impulsion nouvelle aux arts.

Ses condisciples Fabre et Girodet remportèrent le prix académique, et, par une singularité remarquable, Gérard, dont le talent fut toujours facile et séduisant, ne put jamais obtenir ce genre de succès. Dans une lettre écrite de Rome par Girodet en date du mois de juin 1791, on apprend que son jeune camarade était revenu dans cette ville pour y chercher sa mère, qu'il ramena en France. «La mère est la meilleure femme du monde, dit Girodet à M. de Triozon, et le fils, par son esprit et ses talents, ne peut manquer d'exciter votre attention. Sans l'injustice de l'académie, nous serions partis ensemble, et lui le premier.»

Pauvre et pressé de tirer parti de son talent, Gérard fut obligé de renoncer à un encouragement qui lui était si nécessaire; il lutta avec un rare courage contre la pauvreté, et redoubla d'efforts pour se perfectionner à Paris, où il passa alors quelques mauvaises années. Entraîné comme tant d'autres artistes, par les passions de son maître, dans le tourbillon des idées révolutionnaires, quoique bien jeune alors, il était dans sa vingt-troisième année, on inscrivit son nom parmi ceux des jurés au tribunal révolutionnaire, où il ne siégea cependant pas. Vers ce temps il aida David dans l'exécution du tableau de Lepelletier de Saint-Fargeau, et composa, d'après la scène du 10 août, à la Convention, une esquisse qui lui valut alors de grands éloges, et dont il se proposait de faire le tableau. La malheureuse importance politique que David avait acquise et le succès de son dessin du Serment du Jeu de Paume entraînèrent momentanément dans cette voie le jeune Gérard, que la nature de son esprit et l'aménité de son caractère devaient préserver bientôt de pareils écarts.

Son ami, son rival Girodet avait déjà envoyé de Rome deux ouvrages qui le plaçaient au nombre des hommes appelés à soutenir et à augmenter la gloire de leur école. L'Endymion, cette composition gracieuse, avait paru au Salon pendant la sanglante année de 1793, et l'Hippocrate avait captivé l'attention des connaisseurs à l'exposition suivante.

Quoique bien pauvre, Gérard écoutait sa jeune âme, qui lui disait qu'à tout prix il fallait lutter contre son condisciple déjà célèbre et à qui l'état de sa fortune permettait de tenter facilement de nouveaux efforts. Plusieurs portraits en pied, faits d'après ses amis, furent les premiers ouvrages sur lesquels l'attention du public se fixa. Dans l'attitude, l'expression et le coloris de ces divers personnages, on remarqua une vérité et une délicatesse, et en même temps une convenance gracieuse, qui n'échappèrent à personne. Le portrait de son camarade Isabey fut le premier ouvrage qui fit retentir le nom de Gérard à Paris[56].

Déjà célèbre comme peintre en miniature, et très-répandu dans le monde par l'exercice de son art, M. Isabey proposa à son ami de lui servir de modèle, pour lui fournir l'occasion de peindre quelqu'un dont la figure était bien connue. Ce petit artifice préparé par l'amitié eut un tel succès, que Gérard inspira bientôt confiance à des amateurs.

Cependant il était toujours extrêmement pauvre. À force de travail, et aidé encore par M. Isabey, qui acheta et paya l'ouvrage d'avance, il entreprit un tableau d'histoire, et au Salon de 1795 parurent son Bélisaire rapportant son guide piqué par un serpent, et le charmant portrait de Mlle Brongniart. Le succès de ces ouvrages fut complet. Dès ce moment les deux noms de Girodet et de Gérard jouirent d'une célébrité égale, et on vit naître entre ces deux artistes, d'abord de l'émulation, puis de la rivalité, et enfin une jalousie qui dura autant qu'eux.

Il n'en était pas dans ce temps comme dans le nôtre; malgré la grandeur et la solidité du succès qu'obtint alors l'auteur du Bélisaire, malgré les louanges qui lui furent prodiguées et l'accueil distingué qu'il reçut de tout ce qu'il y avait de personnes considérables à Paris, Gérard, encore un peu plus pauvre d'argent depuis qu'il était devenu riche de gloire, fut obligé de se commander à lui-même un autre tableau pour justifier et soutenir ses succès précédents.

La société se sentait encore des ébranlements causés par la révolution; les fortunes privées étaient compromises, et ceux qui possédaient des biens n'osaient acquérir des objets de luxe, lorsque tant de gens autour d'eux manquaient encore du nécessaire. Le jeune artiste n'aurait peut-être pas même exécuté son tableau de Bélisaire, si son camarade, M. Isabey, déjà favorisé de la fortune par la nature de son talent, n'eût pas acheté et payé d'avance cet ouvrage à son ami. Mais le noble coeur d'Isabey ne s'en tint pas là, car, ayant revendu le Bélisaire plus cher qu'il ne l'avait acheté, l'habile peintre en miniature restitua à l'auteur du tableau d'histoire le surplus du prix, comme une dette qu'il aurait contractée.

Riche de ce noble trésor, et avide de gloire, Gérard, sans s'inquiéter de la destination incertaine de l'ouvrage qu'il voulait faire, composa et exécuta le tableau de Psyché et l'Amour. Le temps qu'il employa à l'achever a été le plus heureux de sa vie, sans doute. Tranquillisé par un brillant succès; à peu près certain d'en obtenir bientôt un second; recherché par toutes les personnes que leur esprit, leur talent ou leur position dans le monde mettaient en évidence; et enfin distingué alors par une personne dont le coeur et l'esprit étaient guidés par cette tendresse intelligente qui excite et inspire si favorablement le génie, Gérard, encore à la fleur de l'âge et travaillant sous de si doux auspices, termina avec amour l'un de ses meilleurs tableaux.

Mais si la Psyché fut goûtée au Salon de 1797, elle eut aussi à y essuyer de nombreuses critiques. Dans ce personnage de l'Amour, on trouva une idée trop recherchée, trop métaphysique, et l'expression gracieuse des deux figures parut dégénérer en afféterie. Quelques-uns, envisageant le tableau sous le rapport technique, pensèrent qu'à force de chercher à simplifier et à épurer les formes, l'auteur ne les avait souvent rendues que d'une manière vague et imparfaite. De ces dernières critiques, celle que lança Giraut, ce sculpteur qui le premier osa consacrer le talent et la célébrité de David à Rome, fut la plus vive et la plus spirituelle. En faisant observer à ses voisins la portion du corps au-dessous de la poitrine, trop mollement accusée dans Psyché, il demanda malignement si les côtes y étaient peintes en long ou en large. Quoi qu'il en soit, et malgré l'ensemble de ces reproches, qui sont loin d'être dénués de fondement, le tableau de Psyché est resté une production fort remarquable de l'époque, et l'une des meilleures de Gérard.

Trois portraits peints dans le même temps par cet artiste sont peut-être plus remarquables encore, et donnent une idée plus juste et plus avantageuse du point de vue vrai, simple et nouveau, sous lequel Gérard envisageait alors l'art de la peinture; ce sont ceux de Mlle Brongniart, de la famille d'Auguste, orfévre célèbre en ce temps et de Mme Barbier-Valbonne, cantatrice renommée. Cette exposition ne produisit pour Gérard qu'une partie des résultats qu'il avait droit d'en attendre. Sa réputation de peintre de portraits s'établit, mais le tableau de Psyché n'ayant point été acheté, le peintre devint moins entreprenant et n'osa pas commencer d'autre ouvrage de haut style.

Les hommes de talent et les femmes célèbres par leur esprit et leurs grâces remplaçaient alors, comme on l'a dit, l'ancienne aristocratie. C'était eux qui accueillaient, favorisaient et protégeaient même au besoin, le talent à son aurore. Déjà le condisciple, l'ami de Gérard, M. Isabey, avait montré la noblesse d'âme d'un véritable artiste, en employant un détour délicat pour venir au secours d'un homme distingué aux prises avec la pauvreté. Cet exemple ne fut pas inutile, et lorsque toute espérance de voir le tableau de Psyché acheté par un amateur, ou, ce qui eût été plus convenable, par le gouvernement, fut perdue, deux hommes de coeur et d'intelligence, l'architecte Fontaine et Breton, secrétaire de l'Institut, se cotisèrent pour réaliser la somme de 6000 francs, qu'ils offrirent à Gérard en échange de son tableau.

Depuis 1797 jusqu'à l'époque où Bonaparte premier consul commença à faire entrer les arts dans les rouages accessoires de son gouvernement, Gérard, ainsi que les autres artistes, eut fort peu d'occasions d'exercer son talent. Ces longs et pénibles efforts tentés pour l'étude sincère de son art, ces succès si flatteurs obtenus du public, mais qui ne fournissaient pas les moyens d'en mériter de nouveaux; et, il faut bien le dire, cette pauvreté si dure pour un homme déjà célèbre, forcèrent Gérard à employer son talent à des ouvrages d'un ordre inférieur. Il partagea à cet égard le sort de quelques-uns de ses contemporains, et, ainsi que Girodet et Prudhon, Gérard fit des vignettes pour les grandes éditions de Virgile et de Racine publiées par Didot.

Quoique l'éducation de Gérard eût été peu soignée, il avait naturellement les avantages d'un esprit cultivé. Son intelligence lucide, déliée et pénétrante, son goût juste et délicat, lui faisaient saisir facilement les pensées, les faits et les combinaisons d'idées les plus étrangères à ses préoccupations habituelles. Au temps de ses premiers succès, lorsque, recherché par tout ce qu'il y avait de distingué dans la société parisienne, il y paraissait tout à la fois modeste comme un homme qui commence, et brillant déjà d'une gloire solidement acquise, il était facile de reconnaître tout ce qu'il y avait de distingué, d'éminent même, dans ce jeune artiste écoutant avec tant de respect et d'attention les gens instruits, qui, eux-mêmes, se sentaient flattés de l'avoir pour auditeur. Aimant naturellement les lettres, doué de l'instinct de la musique, portant un intérêt très-vif à toute espèce de science, Gérard, entouré de fort bonne heure de tout ce qu'il y a eu d'hommes intelligents de son temps, et ayant eu le bon esprit si rare de les écouter attentivement, acquit des connaissances tellement variées, que, quels que fussent le talent et les occupations de ceux qui lui adressaient la parole, sa réponse était toujours pertinente, spirituelle et flatteuse. Ces qualités précieuses, mais accessoires pour un artiste, exercèrent des influences diverses sur son talent et sur sa vie. Elles contribuèrent sans doute à l'accroissement de sa fortune; mais en lui donnant l'occasion de briller dans le monde, où il fut toujours recherché, elles lui firent obtenir, comme peintre de portraits, des succès qui le firent longtemps dévier de sa carrière de peintre d'histoire.

Le portrait de Mme Bonaparte, exposé en 1799, l'avait placé au premier rang parmi ceux qui réussissaient le mieux en ce genre. Son maître, David lui-même, malgré la grande célébrité dont il jouissait alors, se ressentit des effets de la vogue qu'obtenaient les productions de son élève. Mme Récamier, dans tout l'éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de sa position sociale, avait eu l'idée de se faire peindre par le premier peintre de son temps, par David. Le portrait fut même conduit jusqu'à l'ébauche complète. La jeune beauté, vêtue d'une simple robe blanche, avec le col et les bras découverts, selon l'usage et la mode du temps, était représentée à moitié étendue sur un canapé. Le peintre, dans son ébauche, avait montré les deux pieds sans chaussures. Cette dernière circonstance était une fantaisie de l'artiste, fort innocente alors, mais qui sans doute blessa les susceptibilités du modèle. On dit aussi que le peintre, distrait par d'autres occupations, travailla trop lentement au gré des désirs de Mme Récamier, et que, dominée par une impatience assez commune chez les jeunes femmes, elle eut recours au pinceau de Gérard, déjà désigné dans l'opinion publique comme l'artiste dont le talent gracieux rendait avec le plus de bonheur la beauté féminine. Enfin, on ajoute que Mme Récamier, tout en faisant faire son portrait par Gérard, n'en tenait pas moins à avoir celui qu'avait ébauché David.

L'ébauche du portrait de Mme Récamier, après avoir été vue et très-admirée par les élèves de David, avait été également montrée à Gérard. Confident de ce travail, et plein d'égards et de respect pour son maître, Gérard lui confia la demande qui lui avait été faite. Sans hésiter, David conseilla à l'auteur de Psyché d'y satisfaire. Mais lorsque Mme Récamier se présenta dans l'espoir de voir achever le premier portrait: «Madame, lui dit David, les dames ont leurs caprices; les artistes en ont aussi. Permettez que je satisfasse le mien, je garderai votre portrait dans l'état où il se trouve.» Et en effet, rien depuis n'a pu le décider à le finir[57].

De 1800 à 1810, le nombre des portraits que fit Gérard est incalculable. En 1808 seulement, il en exposa douze au Salon; en 1810, quatorze. Il peignit à peu près tout ce qu'il y avait d'hommes et de femmes célèbres en Europe. Les sommes qu'il gagna furent immenses, et quoiqu'il fût fastueux et parfois prodigue, il amassa cependant une fortune assez considérable. Le tour piquant de son esprit, la variété de ses connaissances, et une certaine manière modeste, mais élégante et très-spirituelle de traiter tous les sujets, faisaient de cet artiste, si habile d'ailleurs dans son art, un homme du monde des plus aimables. Depuis les premiers temps de sa célébrité, dans son petit logement au Louvre, quoique d'autant plus pauvre qu'il était marié et forcé de tenir maison, il réunissait déjà tous ses amis le mercredi soir de chaque semaine. Ce furent d'abord de simples réunions d'artistes, de camarades. Mais à ce noyau d'amis, qui lui restèrent toujours fidèles, se joignirent successivement, et à mesure que le talent et la renommée du peintre s'accrurent, tout ce que la société de Paris et des pays étrangers offrait de plus élevé par les connaissances, l'agrément, la naissance et les dignités. Pendant tout le règne de Napoléon, Gérard tint certainement le salon le plus curieux, le plus amusant et le plus habituellement fréquenté par les personnes célèbres en tout genre. L'étiquette y était remplacée par une politesse exquise, et le mérite servait ordinairement de règle pour assigner à chacun l'importance et le rang qu'il devait prendre. Par une bienveillance naturelle, qu'il mêlait à une politique habile, Gérard était toujours disposé à accueillir chez lui les jeunes gens qui commençaient à se faire remarquer par leurs talents. Par cette protection accordée à ceux qui entraient dans la carrière, il mettait les jeunes esprits en relation directe avec ses anciens amis, et ralliait ainsi à ses intérêts toutes les générations dont il était environné. Vers 1810 et 1811, après avoir fait le portrait de presque tous les rois et toutes les reines de l'Europe; lorsque les plus hauts dignitaires de l'empire français briguaient la faveur d'être peints par lui; quand, accablé sous les faveurs de toute espèce, ses amis qui, sans croire le flatter, lui disaient dans toute la sincérité de leur âme «que Gérard était le roi des peintres, comme il était le peintre des rois,» lui, Gérard, profitait de cet engouement sans en être dupe.

Il y avait certainement de la force d'âme et une grande pénétration d'esprit dans cet homme, qui, n'ayant pu faire une fortune médiocre en augmentant peu à peu son talent, et qui s'étant trouvé forcé de profiter d'une chance inattendue pour ne plus retomber dans la pauvreté, jouait, badinait ainsi avec sa célébrité, en conservant au fond de l'âme le désir et l'espérance d'acquérir une vraie gloire. Car, au milieu de ce concert de louanges dont on l'étourdissait, dans son salon même, où il était flatté par l'aristocratie intellectuelle et nobiliaire, où on lui répétait sans cesse qu'il avait surpassé tous ses rivaux, lui, se jugeait, et en 1807 il se disait à lui-même que depuis dix ans, depuis sa Psyché, il n'avait réellement rien produit; c'est parce qu'il se sentait peintre au fond de l'âme.

Les succès de David, de Girodet, de Gros et de Guérin, pendant ces dix années, retrempèrent l'esprit de Gérard en l'irritant. En 1808 il exposa les Quatre Âges. L'ouvrage était faible, mais le peintre ne se découragea pas, et deux ans après (1810), avec quatorze portraits, la plupart en pied et des meilleurs qu'il ait faits, il présenta au Salon la Bataille d'Austerlitz, ouvrage remarquable et le meilleur de ceux qu'il a achevés sous le règne de Napoléon. Cette composition, destinée originairement à décorer le plafond du conseil d'État, était accompagnée dans cette salle de quatre grandes figures allégoriques déroulant et soutenant le tableau; dans ces figures, Gérard a peut-être exprimé mieux que dans tous ses autres ouvrages ce grandiose vers lequel son esprit le portait et cette largeur d'invention qui était une disposition naturelle de son talent.

Mais la réputation de peintre de portraits a pesé fatalement sur cet artiste pendant les plus belles années de sa vie. Son atelier se transforma en une espèce de manufacture, surtout après les événements de 1814, lorsque les rois, les princes et les généraux des puissances alliées vinrent à Paris. Le nombre des demandes qui lui furent faites alors, et la promptitude avec laquelle il fut obligé d'y répondre, eurent les plus tristes résultats. Presque tous les portraits que Gérard exécuta à cette époque sont assez faibles, et en partie sortis d'autres mains que de la sienne.

L'empereur avait bien traité Gérard; Louis XVIII et les princes de la restauration ne lui furent pas moins favorables. Les grâces qu'il obtint sous la restauration, entre autres le titre de premier peintre du roi, parurent l'attacher à ce gouvernement d'une manière sincère, et il montra du dévouement en rappelant toutes les forces de son imagination et de son talent pour faire l'ouvrage que l'on regarde généralement comme son chef-d'oeuvre, l'Entrée d'Henri IV à Paris.

Ce tableau fut exposé en 1817, et ce fut la dernière satisfaction que Gérard éprouva comme artiste et comme homme. Sa Corinne, en 1822; son Philippe V et Daphnis et Chloé, en 1824, et enfin le tableau faible du Sacre de Charles X, en 1827, furent des signes non équivoques de décadence.

Gérard avait atteint sa cinquante-septième année, âge auquel est mort Girodet, précisément après avoir terminé sa Galatée, oeuvre qui indiquait aussi que l'artiste déclinait. Ce rapport entre l'âge et le déclin de ces deux rivaux put frapper Gérard, qui ne s'est jamais fait intérieurement illusion sur lui-même. Étienne, qui le vit à l'enterrement de son camarade Girodet, remarqua, ainsi que tous les assistants, combien il était pâle et à quel point il était triste. Gérard était aimé; son chagrin concentré fit impression, et l'on éprouva quelque chose de douloureux à le voir répondre par des sourires mélancoliques aux politesses que lui adressaient tous les jeunes gens de l'école nouvelle, dont au fond il redoutait le jugement. La révolution de 1830 mit le comble à l'espèce de découragement qui s'était emparé de lui. Pour un homme qui n'était pas resté entièrement étranger aux idées de la révolution, et qui avait vu croître sa réputation et sa fortune sous Napoléon, c'était déjà beaucoup que de s'être produit facilement et de s'être encore illustré sous les auspices des Bourbons; mais lorsque, après les fatigues d'une vie laborieuse qu'il avait été obligé de refaire sous trois gouvernements contraires, il se vit dans la nécessité, ainsi qu'un homme qui entre dans la carrière, de combiner pour la quatrième fois un nouveau mode d'existence pour ne pas perdre les avantages dont il avait joui précédemment; l'idée de ce nouvel effort, le peu de succès de ses derniers ouvrages, l'affaiblissement de sa vue et quelques atteintes de paralysie à la main, lui ravirent la confiance qu'il avait toujours eue en lui-même. Il fit encore un assez grand nombre de portraits, et le tableau de Louis-Philippe à l'hôtel de ville; mais tous les soins, tous les travaux de ses dernières années furent particulièrement consacrés à l'achèvement des quatre pendentifs de l'église de Sainte-Geneviève, ouvrage peu digne de lui.

Le Bélisaire, la Psyché, la Bataille d'Austerlitz, l'Entrée d'Henri IV et huit ou dix portraits, sont donc les résultats importants des travaux de toute la vie de Gérard, ses véritables titres de gloire.

Quoiqu'il eût plusieurs infirmités, elles furent étrangères à sa mort. Atteint d'une fièvre pernicieuse, le 8 janvier 1837, trois jours après il mourut de ce mal.

Girodet, membre de l'Institut, n'avait reçu la décoration de la Légion d'honneur que tard. Sous la restauration, il fut fait chevalier de l'ordre de Saint-Michel, et Charles X lui envoya la croix d'officier de la Légion d'honneur la veille de sa mort. La vie retirée et singulière de cet artiste peut expliquer à ceux qui connaissent le monde pourquoi ces honneurs lui ont été accordés si tardivement. Gérard, au contraire, dont le caractère était facile, le talent riche et brillant, fut comblé de ces distinctions flatteuses pendant la vie et complétement stériles après la mort. Nommé baron de l'empire, officier de la Légion d'honneur, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, membre de l'Institut de France, professeur à l'École royale des beaux-arts, membre de l'Institut de Hollande et des Académies de Vienne, Berlin, Munich, Copenhague, Turin, Milan et Saint-Luc de Rome, aucun témoignage de considération ne lui a manqué pendant sa vie. Et cependant cet homme est mort triste, regrettant sa jeunesse, ne pouvant s'accoutumer à l'idée de ne plus exciter cet engouement dont il avait été le premier à signaler l'extravagance, tourmenté par la faiblesse de certains de ses ouvrages, inquiet même sur le mérite réel de ceux qui avaient eu le plus de succès, et poursuivi par l'idée qu'une génération nouvelle d'artistes était là toute prête à prendre la place de celle que l'âge et la mort allaient bientôt mettre hors de lice. C'est vraiment bien à tort que l'on adresse à ceux qui composent des romans le reproche de les terminer ordinairement par des scènes tristes. Pour peu qu'un écrivain tienne à retracer la vie humaine avec vérité, comment ne pas tomber dans cet inconvénient? On connaît déjà quelles ont été les destinées de Drouais, de Fabre, de Girodet et de Gérard; maintenant voici celle de Gros.

Il était le plus jeune de la première couvée d'élèves de David. Né à Paris en 1771, Gros (Antoine-Jean), issu d'une famille sans fortune, s'adonna tout jeune à l'art de la peinture. Ses progrès furent aussi brillants que rapides à l'atelier de David, et, couronné à l'Académie en 1790, il alla continuer ses études à Rome. Mais, comme tous les artistes et pensionnaires français, qui, depuis l'affaire de Basseville, portaient ombrage au gouvernement papal, Gros fut obligé d'abandonner Rome, et de se réfugier successivement dans plusieurs villes d'Italie. Ne recevant point de secours de sa famille, et pressé par le besoin, Gros se mit à peindre la miniature à Florence et à Gênes. La hardiesse et l'impétuosité avec lesquelles il traitait un genre que l'on ne fait ordinairement que froidement et avec timidité devinrent pour lui une cause de succès, et le jeune Gros, dont la figure était belle et prévenante, dont l'esprit, quoique inculte, plaisait par sa franchise et un certain tour original, tira parti de son talent, et se fit aimer de ceux qui le connurent. Sa jeunesse, son obscurité et son défaut de fortune alors, lui permirent de rester en Italie, sans être compris au nombre des émigrés, pendant les années les plus orageuses de la révolution française. Ainsi que Girodet, Gros ne fut pas atteint par les passions politiques de son temps, et, tout occupé de son art et de ses plaisirs, il profita de son talent et de son caractère pour se faufiler intact, ou plutôt indifférent, au milieu de toutes les opinions qui agitaient alors ses contemporains.

Le jeune Gros avait donc pu, grâce à son obscurité, se tenir éloigné de la tourmente révolutionnaire, et ce fut avec la même indépendance d'esprit qu'il profita de son talent pour se joindre à ses compatriotes, lorsque l'armée française, conduite par Bonaparte, vint conquérir l'Italie, en 1796. Le jeune peintre français était avec l'armée, près d'Arcole, lorsque Bonaparte et Augereau plantèrent le drapeau tricolore sur le pont qu'il fallait traverser en affrontant la mitraille des Autrichiens, et le premier ouvrage de Gros, que l'on vit au Salon (1799), est un beau portrait à mi-corps de Bonaparte tenant le drapeau d'Arcole à la main, et franchissant le pont. Jusqu'alors les ouvrages qui représentaient le vainqueur de l'Italie étaient si faibles, ou offraient des traits si peu semblables, que le tableau de Gros ne fut guère, au premier moment, qu'un objet de curiosité pour la multitude. Cependant, quelques artistes furent frappés d'une certaine liberté dans l'attitude du personnage, et d'une facilité de pinceau, auxquelles on n'était plus habitué depuis que David, ainsi que ses élèves Girodet et Gérard, avait fait tant d'efforts pour se rapprocher de la manière sévère, pure et tant soit peu austère de l'art antique. Dans les ateliers de peinture, et parmi les jeunes élèves, cette peinture de Gros fut prise comme une innovation qui fit quelque fortune, et donna le désir de voir de cet artiste, alors nouveau pour la France, quelque production plus importante.

Cependant Gros, que Bonaparte avait distingué et qui s'était fait aimer de tous les officiers de l'armée, obtint lui-même un grade au moyen duquel il pouvait suivre toutes les opérations militaires. C'est lorsqu'il se trouva dans cette position, qu'il prit sur les champs de batailles même, ce goût qu'il a toujours conservé pour les brillants uniformes, pour les chevaux et les scènes guerrières. Dès ce moment sa carrière et son genre étaient nettement tracés; son génie allait trouver son emploi.

Parmi les causes nombreuses qui empêchent la plupart des hommes de mettre à profit les dons qu'ils ont reçus de la nature, la plus commune est l'ignorance où ils sont presque toujours de la faculté et du talent qui les distinguent réellement. Les fausses vocations, indiscrètement suivies, ruinent l'avenir de la plupart des jeunes gens, et troublent ordinairement la vie des hommes qui passent pour l'avoir remplie le plus complétement.

Sans aller chercher de nombreux exemples hors du sujet qui nous occupe, il suffit de jeter un coup d'oeil sur la carrière des artistes de notre temps, pour reconnaître la vérité de cette proposition. En effet, quelle a été la vie de David? Celle d'un artiste très-heureusement doué pour exercer, et même perfectionner la peinture, mais qu'une manie insensée de devenir législateur a interrompue, troublée et flétrie; Girodet également, né peintre, se met dans l'esprit qu'il est poëte et perd la partie la plus précieuse de son existence à polir des vers à l'imitation de ceux de l'abbé Delille. Gérard, non moins naturellement peintre que ses rivaux, sacrifie sa gloire d'artiste au titre d'homme du monde, et meurt d'ennui et de chagrin en pesant dans son esprit, chancelant et sceptique, si, tout compte fait, il n'y a pas autant d'avantage à mourir conseiller d'État ou pair de France, que premier artiste de son époque. Enfin, Gros, dont le caractère était prime-sautier, irréfléchi, dont l'esprit obéissait à une verve dont il ne connaissait ni l'étendue ni la force, Gros, comme on le verra bientôt, avait aussi sa marotte, sa manie, qui l'a préoccupé pendant toute sa vie et jusqu'au moment de sa mort, qui a été si cruelle.

Après le Bonaparte à Arcole, et à l'exposition suivante (1802), Gros représenta Napoléon sur un cheval blanc, donnant une arme d'honneur à un grenadier. Quoique très-imparfaite, cette production attira cependant l'attention générale, et c'est à compter de ce moment que la réputation du peintre alla en croissant. Malgré les observations, assez justes d'ailleurs, des puristes voués au culte exclusif des doctrines antiques, le Bonaparte de Gros, avec ses teintes fouettées et hardies, avec son cheval en satin blanc, ne laissa pas de tourner la tête du public et des jeunes artistes. David lui-même ne craignit pas de dire en plein Salon que cet ouvrage, avec ses qualités solides, produirait un bon effet sur les travaux de l'école de Paris, où l'on négligeait trop le coloris. Girodet, Gérard et tous les peintres en renom furent unanimes pour vanter le mérite de Gros, qui cependant ne fut que très-imparfaitement satisfait de cette victoire.

On voyait à cette même exposition une autre composition de Gros, représentant Sapho éclairée par la lune au moment où elle se précipite du rocher de Leucade dans la mer, en tenant sa lyre entre ses bras. Cet ouvrage, qui parut faible alors et qui l'est réellement, après avoir été le but des études particulières de l'artiste dans son atelier, était encore au Salon l'objet de sa sollicitude et de ses espérances les plus chères. Ces portraits, ces tableaux de personnages et de sujets modernes; ces habits bleus et ces épaulettes d'uniforme qu'il avait su si bien rendre, ne lui paraissaient que des passe-temps agréables, et propres tout au plus à flatter la vanité des hommes du jour; tandis que sa Sapho était pour lui un tableau du genre élevé, un sujet antique, où il s'imaginait avoir développé entièrement toute sa science et son talent.

Heureusement pour cet artiste que Bonaparte, qui, comme on l'a vu, n'était pas très-amateur des sujets tirés de la mythologie ou de l'histoire ancienne, voulut que les principaux événements de sa vie fussent représentés par Gros. Mais ce qu'il est curieux de savoir pour connaître l'histoire du coeur et de l'esprit humain, c'est qu'il ne fallut rien moins que la volonté de Bonaparte pour que Gros ne manquât pas sa vocation et se décidât à faire de bons tableaux de l'histoire de son temps, au lieu de se traîner sur les traces de ceux qui, malgré Minerve, se sont obstinés à poétiser dans des modes qui ne leur convenaient nullement.

Cédant à la volonté du chef de l'État, Gros fit d'abord plusieurs portraits représentant le premier consul à pied ou à cheval; puis il donna sa belle esquisse de la Bataille du Mont-Thabor, qui fut jugée, avec raison, la meilleure de toutes celles qui avaient été présentées à un concours qui n'eut cependant point de résultat.

Une fois engagé dans la voie qui lui convenait, Gros n'eut plus qu'à produire pour bien faire. Étranger à toutes les études spéculatives auxquelles étaient forcés de se livrer ceux qui voulaient rendre sans autre secours que leur imagination des objets qu'ils n'avaient jamais vus, le peintre de la Peste de Jaffa, d'Aboukir et d'Eylau, improvisant en quelque sorte ces grands ouvrages, sans préjugés et sans peine, eut un avantage immense sur tous ses rivaux, celui de profiter de sa facilité et de peindre de verve.

Il y eut un bel élan chez les artistes à l'exposition de 1806, lorsque Gros y produisit les Pestiférés de Jaffa. La mémoire de l'expédition d'Égypte était encore fraîche dans tous les esprits, et la gloire du jeune artiste, qui consacrait le souvenir d'un événement de cette campagne, se trouvait comme mêlée à celle du héros qui l'avait dirigée. L'admiration sincère qu'excita cette composition fut si générale, que les peintres de toutes les écoles en réputation alors se réunirent pour porter au Louvre une grande palme, que l'on suspendit au-dessus du tableau de Gros. David a répété souvent que ce succès, obtenu par l'un de ses élèves qu'il chérissait personnellement, avait été un des moments de sa vie où il s'était senti le plus heureux. Et en effet, qu'y avait-il de plus flatteur pour le maître que de voir couronner l'ouvrage d'un disciple dont le mérite était si grand, et si différent du sien; pour David, qui comprenait si bien que l'enseignement n'est pas la transmission d'une manière, mais le développement de l'intelligence artistique d'un élève confié aux soins d'un maître? Cet aspect si neuf et si inattendu des productions de Gros devint pour lui la preuve évidente de la supériorité de sa méthode. Cette satisfaction était d'autant mieux fondée, qu'à cette même exposition la Scène du Déluge, par Girodet, production si différente de celles de Gros et de David, fournissait encore une preuve éclatante de l'impartialité savante du maître et du respect qu'il avait porté à l'originalité native de chacun de ses disciples.

Il est hors de doute qu'après David, Gros est le peintre qui a exercé le plus d'influence sur les doctrines et la pratique des artistes ses contemporains. L'indépendance de ses idées ainsi que la liberté savante de son pinceau enhardirent et protégèrent les talents d'une foule de peintres qui, accablés jusqu'à lui sous les difficultés que présente la composition des ouvrages du style le plus élevé, purent marcher plus à l'aise dans des voies moins ardues et moins périlleuses. En adoptant le genre sévère et épuré traité par David, il fallait encore un talent remarquable et une disposition très-forte aux études sérieuses, pour produire un ouvrage passable et même médiocre; tandis que les scènes d'histoire contemporaine mises en vogue par Gros, et dans lesquelles il entrait peu de nu et beaucoup d'accessoires, faisaient parfois produire à des peintres secondaires des tableaux très-satisfaisants pour le public, bien que leur mérite fût des plus équivoques.

D'ailleurs la vue et l'étude des monuments français, au musée des Petits-Augustins, avaient déjà fait concevoir l'idée d'une réaction contre l'admiration exclusive des ouvrages de l'antiquité, quand l'apparition des trois ou quatre premiers ouvrages de Gros la déterminèrent. C'est en effet de 1803 à 1808 que le genre anecdotique commença à être cultivé avec succès par Richard, Revoil et Verney; mais c'est aussi de cette même époque, il faut bien le dire, que datent ces éternelles batailles ou scènes d'étiquette que Bonaparte a fait exécuter durant son règne, sous la surveillance de son directeur des beaux-arts Denon, et qu'enfin la peinture de genre proprement dite fut remise en honneur et prépara la vogue excessive qu'elle devait obtenir quelques années plus tard.

Cette opinion était celle de Gros lui-même, et il l'a exprimée avec tant de franchise et dans une occasion si solennelle, qu'il est bon que l'on sache comment ce grand artiste se reprochait à lui-même d'avoir porté atteinte aux doctrines professées par David son maître, et s'accusait d'être cause du déclin des grands principes de l'art en France. Le jour de l'enterrement de Girodet, au moment où les membres de l'Institut et les plus habiles artistes étaient réunis dans la chambre du défunt, dont on allait conduire les dépouilles mortelles au cimetière, la conversation eut naturellement pour objet le mérite du mort et la perte irréparable que faisait l'école dans un moment où elle avait besoin d'une main puissante qui la retint sur la pente où elle était entraînée par l'école dite romantique. Gérard, malgré la tristesse dont il paraissait accablé, essaya de faire l'éloge de son ancien camarade, regrettant que Girodet ne fût plus là pour maintenir les jeunes artistes par son exemple. «Que ne le remplacez-vous, Gérard, lui dit aussitôt l'un de ses confrères, et que ne vous levez-vous pour remettre l'école dans la bonne voie, puisque David est exilé?—C'est ce que je devrais faire, dit Gérard; mais je confesse que je ne m'en sens pas la force: j'en suis incapable.—Pour moi, s'écria tout à coup Gros, dont les yeux étaient tout rouges et la voix altérée, non-seulement je n'ai point assez d'autorité pour diriger l'école, mais je dois m'accuser encore d'avoir été l'un des premiers à donner le mauvais exemple que l'on a suivi, en ne mettant pas dans le choix des sujets que j'ai traités et dans leur exécution cette sévérité que recommandait notre maître, et qu'il n'a jamais cessé de montrer dans ses ouvrages[58].»

Ainsi, on le voit, cet homme regardait ses meilleurs ouvrages avec dédain; il se reprochait même en quelque sorte de les avoir produits; et lorsqu'à la fin de sa carrière, devenu riche et maître de traiter les sujets de son goût, il reprit le cours des idées qu'il avait été obligé de quitter, après son faible tableau de Sapho, il exposa au Salon de 1834 un énorme et monstrueux tableau mythologique, qui compromit son talent dans l'esprit railleur et méprisant de tous les apprentis en peinture.

L'époque brillante du talent et de la vie de Gros a commencé et fini avec Napoléon. Ses meilleurs ouvrages sont la Peste de Jaffa, la Bataille d'Eylau et celle d'Aboukir, et le premier de ces tableaux est son chef-d'oeuvre. En 1806, il vit ce chef-d'oeuvre ombragé par l'immense palme qu'y placèrent unanimement les artistes. En 1808, l'empereur Napoléon, après avoir considéré la bataille d'Eylau, détacha de son habit l'étoile de la Légion d'honneur qu'il portait et la remit à Gros au milieu du grand Salon, en le nommant baron de l'empire. Comblé d'honneurs et déjà assez favorisé de la fortune, Gros fit un mariage qui lui assura, sinon le bonheur, du moins une existence indépendante et fixe.

Une grande quantité de travaux secondaires augmentèrent encore sa fortune jusqu'à la Restauration. Sous les Bourbons, Gros fit encore quelques grands ouvrages exécutés avec verve, mais conçus faiblement et comme à regret. L'Arrivée de la duchesse d'Angoulême à Bordeaux et la Fuite nocturne de Louis XVIII du château des Tuileries, étaient des sujets bien tristes pour le peintre brillant et fougueux de la Peste de Jaffa et de la Bataille d'Aboukir. Ces compositions, soutenues quelque temps par le talent et la popularité du peintre, ne purent vaincre cependant l'indifférence du public, et elles furent promptement oubliées, Gros ne produisit donc, pendant la restauration, qu'un ouvrage vraiment digne de lui, la Coupole de l'église de Sainte-Geneviève. Il devait son existence et sa gloire à Napoléon. La chute terrible de l'empire, le peu de succès qu'eurent les tableaux faits sous la monarchie, les années qui commençaient à s'accumuler sur la tête du peintre et les critiques déjà amères d'une nouvelle génération d'artistes tout prêts à danser sur la tombe de leurs prédécesseurs, avaient avancé pour Gros le temps de la vieillesse, quand la révolution de 1830 la compléta.

Naturellement spirituel, mais sans instruction et peu disposé à en acquérir, Gros était artiste, peintre par instinct. Il composait au bout du pinceau et faisait bien ou mal sans que son goût et son esprit tentassent le moindre effort pour faire ressortir les parties excellentes d'un ouvrage ou en corriger les défauts. Cette disposition, qu'il apporta en naissant et qu'il conserva toute sa vie, a imprimé un caractère particulier à ses compositions, qui renferment ordinairement une ou deux portions très-remarquables au milieu d'une foule d'objets sans rapport et sans proportion entre eux. C'est ce que l'on peut observer dans les batailles d'Eylau et d'Aboukir, car le seul ouvrage de Gros exempt de ces disparates est la Peste de Jaffa, son chef-d'oeuvre.

Lorsque Gros, de retour d'Italie, vint s'établir à Paris (1800-1801), il exerça de suite une double influence, sur le public et sur les artistes. L'exposition de son portrait de Bonaparte à Arcole et du Premier Consul distribuant des sabres d'honneur fit effet sur les masses. Mais la personne de Gros, ses manières et celles des personnes qui fréquentaient son atelier, ainsi que son habitude de travailler devant témoins et presque en jouant, après avoir étonné les artistes, finit par modifier leur manière d'être, leurs habitudes et enfin leur goût.

Au commencement de ce siècle, rien n'était si rare qu'un local propre à devenir un atelier de peinture. Ceux qui avaient été pratiqués anciennement dans le Louvre n'existaient plus, et lorsque David fut sur le point de commencer son tableau du Couronnement, on ne trouva rien de mieux que de lui abandonner la vieille église de Cluny pour qu'il en fît son atelier. En général, les vieilles églises et les vieux couvents dévastés et vendus pendant la révolution étaient devenus le refuge ordinaire des artistes. De tous ces anciens édifices, celui du couvent des Capucines[59], dans lequel on avait fabriqué les assignats pendant la durée de ce papier-monnaie, devint un des points sur lesquels les peintres et même quelques statuaires vinrent se rassembler. Girodet y fit sa scène de Déluge, son Atala et sa Révolte du Caire. Mais toujours mystérieux dans ses travaux, n'admettant chez lui que ses élèves, Girodet travaillait solitairement dans l'angle gauche du cloître.

Les choses ne se passaient pas ainsi vers l'angle à droite, de 1801 à 1805. Un long corridor, par lequel on parvenait à une vingtaine d'anciennes cellules de capucines, transformées en autant de petits ateliers, servait d'antichambre et de salon de conversation aux artistes habitant les cellules. L'aile droite du bâtiment semblait leur être particulièrement réservée. M. Ingres et son ami Bartolini, le sculpteur florentin, occupaient deux cellules en commun; près d'eux était M. Bergeret, admirateur et ami de M. Ingres. Ces trois artistes, qui dirigeaient alors les efforts de leurs études sur les ouvrages des artistes italiens de la renaissance, formaient une espèce d'académie à part dans les Capucines. Personne n'était admis chez eux, et l'on n'avait qu'une idée vague de ce qu'ils faisaient dans le mystère de leurs ateliers. M. Bergeret doit être compté au nombre de ceux qui, lorsque le musée des Petits-Augustins contrebalança l'influence du musée des Antiques, ont contribué à fonder le genre anecdotique et à répandre le goût des petits tableaux d'amateurs. Le plus connu de ceux de cet habile artiste que la gravure ait reproduits, représente les Honneurs rendus à Raphaël après sa mort.

Deux ou trois cellules plus loin que celle habitée par M. Ingres, se trouvait l'atelier de Granet. Ce peintre, qui devait se rendre célèbre en imitant des intérieurs de couvent, commença en effet par peindre les longs et obscurs corridors de celui des Capucines. Bon, aimable, spirituel et modeste comme il a toujours été, chaque jour Granet, que l'on surnommait le Moine, était établi dans le cloître avec son chevalet et sa toile, saisissant à toutes les heures les effets variés de la lumière. Granet était aimé de tous, il causait amicalement avec chacun, laissait voir ses ouvrages à tous ceux qui l'approchaient, les consultait même au besoin, et donnait d'excellents avis à ses confrères. Ceux qui voyaient ses études si originales lui prédisaient déjà un avenir qu'il a si bien réalisé.

Non loin de ces cellules, Étienne, Chauvin, Dupaty et enfin Gros avaient chacun la leur. Chauvin était un habile paysagiste qui s'était formé en Italie, où il avait fait connaissance avec Gros. Étienne occupait la cellule suivante et avait pour voisin, de l'autre côté, le statuaire Charles Dupaty, l'un des fils du président de ce nom, célèbre par ses Lettres sur l'Italie. Dupaty achevait alors la première figure de ronde bosse qu'il ait exposée au Louvre, un Amour.

Gros avait pour atelier la dernière cellule au fond du corridor. Jusqu'au jour de son arrivée, rien n'était plus silencieux que les longs corridors des Capucines, dont la plupart des habitants travaillaient dans la retraite et sans communiquer habituellement entre eux. Mais aussitôt que Gros fut établi dans ce lieu, le régime changea complétement. En sa qualité de peintre de l'armée d'Italie, le jeune artiste recevait sans cesse des visites d'officiers supérieurs et de généraux, à mesure que, revenant de l'armée, ils rentraient à Paris. La porte de son atelier était presque toujours ouverte, et la plupart du temps il travaillait entouré de ses amis, parlant haut, allant et venant, maniant des armes, remuant des selles de chevaux ou de riches étoffes qu'il accaparait pour les copier au besoin.

C'est dans cette cellule que Gros fit successivement les esquisses si brillantes de plusieurs portraits du premier consul, de la Bataille du mont Thabor et de celle d'Aboukir, ainsi que le tableau de Sapho. Le coloris brillant, la hardiesse de pinceau, et jusqu'à l'espèce de désordre qui régnait dans ces compositions faites tout à la fois avec tant d'aisance et même d'audace, peintes en quelque sorte en plein air et devant tout le monde; ces habitudes et ces qualités si différentes de celles qui régnaient depuis dix ans dans les écoles de Paris, parurent tout à coup à un grand nombre d'artistes celles qui devaient être préférées et dont les résultats seraient les plus satisfaisants pour l'exercice de l'art. Il est donc certain que la manière aisée et quelque peu cavalière de Gros porta aussitôt atteinte aux doctrines sévères que David avait enseignées et mises en pratique jusqu'à ce moment; et qu'après l'exil de son maître, et à la mort de Girodet, lorsque la nouvelle école, dite romantique, avait déjà fait des progrès si rapides, Gros ne s'accusait peut-être pas sans raison d'avoir contribué à ébranler les principes de son maître.

Quoique son organisation fût robuste, Gros avait été affecté de bonne heure de douleurs rhumatismales qui le faisaient souffrir à certaines époques de l'année. Pendant la Restauration, lorsque le grand éclat de sa célébrité commençait à s'affaiblir, les premiers signes de la vieillesse se manifestèrent chez lui, et après la révolution de 1830, ils devinrent plus apparents encore. Placé par son talent dans la classe des hommes éminents de son époque, Gros eut le tort, et il en éprouva tous les inconvénients, de mener un genre de vie en contradiction avec le rang élevé qu'on lui assignait parmi les hommes de talent. Marié, maître d'une belle fortune qui lui eût fourni tous les moyens de s'entourer, non-seulement d'amis, mais de personnes distinguées qui se seraient trouvées honorées d'être admises dans sa société, il vivait de la manière la plus étrange, passant presque tous ses moments de loisir à jouer aux dames avec les obscurs habitués d'un café.

Ces goûts, si peu en harmonie avec sa position, augmentèrent à mesure que les années diminuaient pour lui les chances de trouver des distractions moins vulgaires. Des chagrins domestiques, les regrets excessifs que lui causaient et les jours si brillants de si gloire, et les succès menaçants de la nouvelle école romantique; et enfin, ce qui n'est que trop certain, les douleurs amères dont quelques écrivains l'abreuvèrent en critiquant indignement ses ouvrages, portèrent le découragement dans l'âme de cet homme comblé jusque-là de louanges et d'honneurs, mais que la réflexion n'avait prémuni contre aucun des maux réservés à l'homme, à qui tout manque à la fois quand il vieillit.

Pendant les dernières années de sa vie, il n'opposa à ces chagrins que les ressources de jouissances purement physiques, dont il fut privé tout à coup. Aussi sa mort fut-elle aussi inattendue que terrible. On le trouva noyé sur les bords de la Seine, près de Sèvres. Il avait eu le soin de laisser dans son chapeau un papier sur lequel était écrit que «las de la vie et trahi par les dernières facultés qui la lui rendaient supportable, il avait résolu de s'en défaire.»

Drouais, Fabre, Girodet, Gérard et Gros, élèves de David, furent aussi des rivaux pour leur maître.

Deux chefs d'écoles, contemporains de David, Regnault[60] et Vincent[61], exercèrent quelque influence sur les arts, mais bien plutôt par les élèves qu'ils formèrent que par les ouvrages qu'ils produisirent. Tous deux étaient d'habiles artistes, praticiens consommés, mais à qui il manquait cette fixité dans les idées qui fait que l'on choisit un but vers lequel on tend sans cesse, ce qui donne aux productions un caractère fort et décidé. Regnault n'avait reçu aucune instruction, et son esprit comme son imagination était sans portée. C'était un de ces praticiens très-adroits, savants même, dont les talents matériels n'auraient pu devenir réellement utiles que s'ils eussent été sous la direction d'un génie supérieur qui les eût vivifiés. Les meilleurs ouvrages de Regnault sont l'Éducation d'Achille, charmante composition, et une Descente de croix, où l'on remarque une fermeté et une flexibilité de pinceau qui feraient honneur à un bon élève de l'école des Carrache. Ces ouvrages furent loués comme ils méritaient de l'être, servirent de titre à leur auteur pour entrer à l'Académie et ouvrir une école de peinture, mais ils n'exercèrent aucune influence sur la marche de l'art, à l'époque où ils parurent, c'est-à-dire vers 1788. Regnault, qui est mort fort riche à l'âge de soixante-quinze ans, passa paisiblement les dernières années de sa vie à faire de petits tableaux de boudoirs.

Ce n'est que par l'intermédiaire de deux de ses élèves que Regnault a réellement pris part au mouvement qui s'est opéré dans l'exercice des arts, depuis 1800 jusqu'à nos jours; ces deux élèves sont Pierre Guérin et M. Hersent.

Quant à Vincent, homme instruit, fort spirituel et peintre très-habile, de la grande quantité d'ouvrages qu'il a achevés, on n'a guère conservé le souvenir que de son tableau du Président Molé, peu connu de la génération actuelle. Ainsi que Regnault, Vincent a formé un assez grand nombre d'élèves qui, pendant quinze ou vingt ans, ont disputé les prix académiques à ceux plus nombreux qui sortaient de l'école de David. Mais de tous les soldats que Vincent a formés pour ces combats, il n'en est qu'un seul dont le nom et les ouvrages soient connus; c'est M. Horace Vernet, peintre original dont le rare mérite et l'influence seront appréciés quand il en sera temps.

En suivant l'ordre chronologique, il se présente, comme contemporain de David, un homme isolé qui ne fut ni son élève, ni son rival, ni son imitateur, mais dont le talent exceptionnel se développa et grandit pendant ce siècle, quoiqu'il fut en contradiction ouverte avec les idées que Winckelmann, Heine, Mengs et David avaient mises en honneur depuis 1780. Pierre-Paul Prudhon, né en 1765, âgé de vingt-cinq ans en 1790, pendant que la plupart des artistes s'efforçaient d'imiter les ouvrages de l'antiquité, formait, lui, son talent dans la solitude, n'ayant d'autre idée et d'autre but que de rendre son pinceau l'interprète fidèle de ce qu'éprouvait son âme, de ce que préférait son goût. Né de parents très-pauvres, forcé de travailler pour vivre tout en étudiant, le besoin le rendit de bonne heure ingénieux pour tirer parti de son talent. Il se fit bientôt remarquer par un genre de compositions gracieuses et tendres, peu variées quant au fond, mais auxquelles l'artiste trouvait moyen de donner des formes nouvelles et un aspect nouveau. Le plus ordinairement, Prudhon faisait des dessins ou des tableaux sur des sujets tendres, passionnés et amoureux. L'attention se porta d'abord sur des vignettes représentant Léandre et Héro, Cérès et Stellion, et Phrosine et Mélidor, ainsi que sur d'autres productions analogues, gravées au pointillé, et dont le succès devint populaire. Le charme particulier de ces ouvrages résultait d'une certaine atmosphère d'amour, si l'on peut dire ainsi, à travers laquelle on les voyait apparaître. On y remarquait ordinairement des femmes dont les vêtements n'étaient d'aucun pays ni d'aucun temps, mais qui, par leurs formes suaves et une expression vive de tendresse, séduisaient toutes les classes d'amateurs. Ces femmes n'étaient point belles et se ressemblaient toutes; leur bouche était grande, leurs yeux profondément enchâssés et couverts, mais le peintre, qui avait soin de faire tomber la lumière de haut sur ses groupes, trouvait moyen, en multipliant les demi-teintes et en noyant les contours, de donner quelque chose de fantastique et de séduisant à ces êtres imaginaires.

Prudhon ne réussissait pas moins bien à représenter des amours, des petits enfants; et son Zéphyre, se balançant au-dessus de l'eau d'une fontaine est peut-être son chef-d'oeuvre en peinture.

En abusant des effets du clair-obscur, ce peintre sacrifia souvent la vérité d'imitation pour exprimer le genre de poésie qu'il cherchait à répandre avant tout dans ses ouvrages; mais soit que l'on aime ou que l'on réprouve son genre, il faut convenir au moins que le sentiment qui l'animait en peignant était toujours fort, et que ses ouvrages portent toujours un caractère bien décidé.

Ce fut à la fameuse exposition de 1810, où les ouvrages de David, de Girodet, de Gérard et de Gros se trouvaient en présence, que parurent aussi les deux tableaux de Prudhon qui ont mis le sceau à sa réputation: le Zéphyre déjà cité et la Vengeance et la Justice poursuivant le Crime. La sévérité de style et la gravité des sujets étaient devenues des conditions si impérieuses depuis que les doctrines de l'école de David avaient été généralement adoptées, que le pauvre Prudhon, qui n'avait fait et n'aimait réellement à faire que des sujets gracieux et érotiques, se vit forcé de concevoir et d'exécuter le tableau de la Vengeance et la Justice pour obtenir la faveur d'être placé au nombre de ce qu'on appelle les peintres d'histoire. Cette dernière production fait sans doute grand honneur au talent de Prudhon, mais ce talent se trouve plus complet et surtout mieux employé dans son Zéphyre.

De son vivant, Prudhon n'eut qu'un assez petit nombre d'admirateurs et dans l'esprit de ceux qui avaient adopté les doctrines de l'art antique, qu'ils fussent artistes ou amateurs, il passait pour un peintre de mauvais goût, que l'on comparait aux artistes des temps de décadence. Lorsqu'il considérait l'art dans son ensemble, David, toujours impartial, disait en parlant de Prudhon: «Enfin celui-là a son genre à lui, c'est le Boucher, le Watteau de notre temps; il faut le laisser faire, cela ne peut produire aucun mauvais effet aujourd'hui dans l'état où est l'école. Il se trompe, mais il n'est pas donné à tous de se tromper comme lui; il a un talent sûr. Ce que je ne lui pardonne pas, ajoutait-il en souriant, c'est de faire toujours les mêmes têtes, les mêmes bras et les mêmes mains. Toutes ses figures ont la même expression, et cette expression est toujours la même grimace. Ce n'est pas ainsi que nous devons envisager la nature, nous autres disciples et admirateurs des anciens!»

Si les scènes gracieuses, si l'emploi souvent exagéré du clair-obscur donnaient aux productions de Prudhon un aspect qui les faisait distinguer parmi celles de ses contemporains, elles étaient recommandables surtout par un éclat et une originalité dans le coloris qui tranchaient avec la teinte grisâtre et peu transparente des tableaux de l'école sévère. Il n'est pas jusqu'aux procédés matériels employés par Prudhon pour peindre, qui ne fussent contraires à ceux dont les autres artistes faisaient généralement usage.

Depuis l'exécution du tableau des Sabines surtout, David avait pratiqué et enseigné l'art de peindre en procédant par l'emploi de teintes faites d'après la nature, et qu'il fallait appliquer l'une auprès de l'autre en s'efforçant de les fondre, non pas avec le pinceau, mais en les juxtaposant avec assez de justesse pour qu'elles se succédassent sans blesser l'oeil, et en exprimant la différence des tons et la dégradation de la lumière. Ce procédé, l'un de ceux qui demandent le plus d'attention et de talent, et qui a été mis en pratique par Raphaël dans la Transfiguration, ainsi que par Paul Véronèse et Poussin dans leurs plus beaux ouvrages, est celui que David s'efforça de remettre en vigueur.

Prudhon peignait tout différemment. En commençant un tableau, il lui donnait l'aspect d'une grisaille, et ce n'était que successivement et peu à peu qu'il coloriait les différents objets compris dans son tableau, jusqu'au moment où, satisfait de l'intention qu'il avait prêtée à ses personnages, il leur donnait toute la vivacité requise par de nombreux glacis posés les uns sur les autres. Plusieurs compositions laissées par le peintre à l'état d'ébauches fournissent l'occasion de suivre les progrès successifs de ce procédé.

Un an ou deux ans avant sa mort, Prudhon mit au Salon un petit tableau qui fit sensation. Il y avait introduit trois figures; un ouvrier ressentant les premières atteintes du mal dont il devait mourir, et près de lui sa femme et son jeune fils inquiets et cherchant les moyens de le soulager. C'était le dernier ouvrage qu'il dût faire; et dans cette scène, si différente de celles où il avait peint ce que l'amour a de plus intime et de plus tendre, on voyait l'empreinte d'une douleur profonde, d'un chagrin que rien ne peut guérir, d'un présage d'une mort inévitable et que l'on désire.

Des cinquante-huit années que Prudhon a passées sur la terre, c'est tout au plus s'il en a eu dix de tolérables. Son enfance, sa jeunesse et une partie de son âge mûr ont été employées à combattre la misère, à travailler jour et nuit, et à former seul un talent que l'exemple ou les conseils des autres artistes ne pouvaient l'aider à perfectionner. Malgré sa pauvreté, Prudhon se maria jeune, et le malheur voulut que sa compagne, loin de l'aider dans sa pénible carrière, eût des goûts aussi vulgaires que le pauvre artiste avait l'âme tendre et délicate. Chargé de famille sans pouvoir se reposer sur sa femme des soins que de jeunes enfants réclamaient, il resta seul avec eux. C'est dans cet isolement, et lorsque, forcé de faire face à une foule de petits travaux sans lesquels ses enfants et lui n'auraient pu vivre, qu'il s'attacha à Mlle Mayer, son élève.

Cette femme, qui pour tous charmes extérieurs n'avait que des yeux très-couverts et une expression de bonté et de tendresse comme Prudhon aimait à les rendre dans ses ouvrages, devint, par son dévouement et son attachement inviolable, l'ange sauveur de l'artiste et de ses enfants.

Jeunes encore, ceux-ci réclamaient les soins journaliers qu'on ne reçoit que d'une mère. Mlle Mayer les leur prodigua comme si elle eût été la leur, et les modifia selon l'âge de ces êtres intéressants, que son coeur avait adoptés. Ces devoirs n'empêchaient cependant pas cette femme courageuse de se livrer à l'art de la peinture, qu'elle exerçait non sans talent. Entièrement dévouée à Prudhon, enseignée par lui, travaillant sans cesse à ses côtés, elle s'était si complétement identifiée avec son ami, son maître, qu'elle était parvenue à reproduire sa manière, et qu'elle l'aidait souvent dans la préparation de ses ouvrages. Il ne nous est resté aucune lettre, aucun témoignage authentique de la longue tendresse de ces deux êtres, toujours réunis sous le même toit et dans le même atelier; on sait seulement que pendant de longues années ils ont été unis par les liens de l'amitié la plus profonde et par des occupations communes. Cependant les enfants de Prudhon, élevés par les soins de son amie, grandirent, se formèrent et il fallut pourvoir à leur établissement dans le monde. Ils quittèrent la maison paternelle. Déjà Mlle Mayer n'était plus jeune. Parvenue à cet âge où les femmes, perdant de leurs charmes, n'en sentent qu'avec plus de force le besoin d'aimer, son imagination, naturellement ardente, lui présenta sa position comme incertaine et fâcheuse. Son âme, qui s'était sentie calme tant que la présence des enfants lui avait assuré le titre et le rang de mère, s'effraya tout à coup du nouveau rôle dont elle était menacée. Dans son innocence, cette âme honnête s'exagéra sa faute, en fit un crime, eut l'idée qu'elle serait méprisée, abandonnée peut-être par celui qu'elle s'était accoutumée à regarder comme son époux, et sa tête se perdit. Dans un de ces moments critiques où l'avenir se présente tout à coup comme un malheur inévitable, Mlle Mayer, dans ce même atelier où elle avait conversé, travaillé, vécu si longtemps auprès de Prudhon, se coupa la gorge avec un rasoir. Prudhon ne peut se consoler de ce malheur. Deux ans après il mourut de langueur, en 1823. C'est quelque temps après la mort de Mlle Mayer que Prudhon fit ce tableau de l'Ouvrier mourant. Il y avait mis toute sa douleur; depuis il ne fit plus rien.

Cet artiste avait acquis sa célébrité peu à peu, et par le développement lent et successif de son talent. En outre, quoiqu'il eût formé plusieurs élèves habiles, aucun cependant n'a contribué à augmenter l'éclat de son école. Mais il n'en fut pas de même d'un peintre de la même époque à peu près, dont les ouvrages firent grand bruit, et qui eut pour élèves des hommes qui devaient bientôt opérer une nouvelle révolution dans l'art, bouleverser les doctrines adoptées par David, par ses élèves et ses imitateurs: c'est Pierre Guérin[62], formé à l'école de Regnault. Lauréat à l'Académie en 1794, ce peintre exposa au Salon, quatre ans après, le tableau de Marcus Sextus revenant d'exil et retrouvant chez lui sa femme morte et sa fille dans les larmes. Cet ouvrage dont le succès, comme on l'a vu, fut immense, et du en partie à l'importance que le parti royaliste et les émigrés attachèrent alors au sujet, est cependant une production assez faible.

Ce succès fixa le choix du genre de composition que Guérin adopta, genre dont le style est particulièrement théâtral. En effet, la conception première de ses ouvrages tend toujours à surprendre et à émouvoir, et l'artifice avec lequel il place ordinairement ses personnages, tient de la symétrie calculée à laquelle les acteurs ont recours pour se donner le temps de se reconnaître, et, comme on dit au théâtre, pour arrondir la scène. Ces artifices, ces compositions où tout est calculé, comprennent les qualités et les défauts du talent de Guérin, homme de pure réflexion.

Ce peintre présenta successivement: à l'exposition fameuse de 1808, un sujet tiré d'une idylle de Gessner et Bonaparte pardonnant aux révoltés du Caire, tableau où il y a de la poésie; à celle de 1810, Andromaque et l'Aurore et Céphale; et à celle de 1817, l'une de ses bonnes compositions, Didon écoutant le récit d'Énée.

La santé de Guérin, déjà chancelante, s'affaiblit encore après l'exécution de ces divers ouvrages. Depuis la Didon il ne fit plus rien d'important, à l'exception de l'ébauche restée imparfaite d'une grande scène de la dernière nuit de Troie.

La vogue extraordinaire de plusieurs productions de cet artiste fut de courte durée, et il survécut au moins de six ou sept années à sa gloire. Cependant, considéré comme chef d'école, et directeur de l'Académie de France à Rome, Guérin mérite les plus grands éloges. Il est le seul de son temps, après David toutefois, qui ait eu le sentiment véritable de l'enseignement. Comme David, il reconnut qu'un maître ne doit pas chercher à transmettre sa manière, mais que son devoir est de cultiver et de développer les facultés saillantes de ses élèves. Or, cette précieuse qualité qui distinguait particulièrement David, maître de Drouais, de Girodet, de Gérard, de Gros, de M. Isabey, de M. Ingres, de Granet, de M. Schnetz et de Léopold Robert, on la retrouve encore, quoique affaiblie, dans Guérin, dont l'école a produit Géricault, MM. P. Delaroche, E. Delacroix et Scheffer.

Peut-être eût-il été à propos de restreindre l'étendue de ces analyses biographies; mais il était indispensable, au moment où nous avons laissé David occupé à achever le tableau du Couronnement, de donner une idée précise du talent et du caractère des artistes que la voix publique et que lui-même reconnaissaient, à quelques égards, pour ses rivaux à cette époque. Quoique ayant exercé de 1806 à 1818 une immense influence sur les arts, les ouvrages de David n'étaient plus exclusivement admirés; et le chef de l'État, l'empereur Napoléon, crut pouvoir, sans faire tort à la réputation de son premier peintre, ordonner un concours décennal où figureraient les meilleurs ouvrages faits pendant les dix années précédentes par les artistes en renom, y compris le chef de l'école. Ce décret impérial qui agita vivement la république des lettres et celle des arts, sans qu'il pût jamais recevoir d'exécution, fut un événement grave, en ce qu'il porta une forte atteinte à la suprématie, jusque-là inattaquée, du talent de David, ainsi qu'à l'unité de doctrine en fait d'art que ce peintre avait établie en France et presque dans toute l'Europe.

Cet événement important pour l'art, mais provoqué par des intérêts politiques et privés, ne pouvait être bien compris, sans que l'on connût d'abord les droits plus ou moins bien fondés des principaux artistes dont les ouvrages furent mis en concurrence avec ceux de David.

X.

LES PRIX DÉCENNAUX. 1810.

David employa près de quatre années à l'exécution du tableau du Couronnement, et pendant les derniers temps, Napoléon envoyait souvent chez lui pour savoir à quel point en était l'ouvrage. Lorsque l'artiste crut avoir épuisé toutes les ressources de son talent, il alla lui-même annoncer à l'empereur que sa tâche était remplie, et bientôt le nouveau monarque désigna un jour pour se rendre à l'atelier de son premier peintre.

Ce jour venu, l'empereur Napoléon, l'impératrice Joséphine et toute leur famille, accompagnés des officiers de leur maison et des ministres, précédés et suivis d'un cortége nombreux de musiciens et de cavalerie, s'acheminèrent vers la rue Saint-Jacques et mirent pied à terre sur la place de la Sorbonne, près de la petite porte latérale de l'ancienne église de Cluny. Depuis quelque temps, il avait été fort question dans les salons de Paris, de la manière dont David avait disposé de sa scène principale. Les personnes de la cour surtout critiquaient l'attitude de l'empereur, et reprochaient au peintre d'avoir fait de l'Impératrice l'héroïne du tableau, en représentant plutôt son couronnement que celui de Napoléon. L'objection n'était certainement pas sans fondement, et tous les gens jaloux de la gloire et de la faveur de David espéraient avec malignité que Napoléon, en critiquant cette disposition, déprécierait par cela seul toute l'économie de l'oeuvre du peintre. Il est assez difficile de comprendre comment les gens de cour et les artistes de ce temps ont pu s'imaginer que David eût pris sous sa responsabilité l'attitude qu'il devait donner à Napoléon pendant la cérémonie de son sacre. On aurait dû s'en reposer sur la prudence et la susceptibilité du nouveau souverain, et penser qu'il avait tout prévu, tout calculé, tout arrangé d'avance avec son premier peintre. Le vrai programme donné à David et scrupuleusement suivi par lui, était de montrer Napoléon déjà couronné, imposant la couronne sur la tête de Joséphine devant le pape, qui n'assistait là que comme témoin.

Lorsque toute la cour fut rangée devant le tableau, Napoléon, la tête couverte, se promena pendant plus d'une demi-heure devant cette toile large de trente pieds, en examina tous les détails avec la plus scrupuleuse attention, tandis que David et tous les assistants demeuraient dans l'immobilité et le silence. La solennité de cette visite et la curiosité extrême que chacun éprouvait de savoir le jugement que l'empereur allait porter de cette oeuvre produisirent, à ce qu'ont rapporté ceux qui étaient présents, une émotion profonde. Enfin, portant encore les yeux sur le tableau, Napoléon prit la parole et dit: «C'est bien, très-bien, David. Vous avez deviné toute ma pensée, vous m'avez fait chevalier français. Je vous sais gré d'avoir transmis aux siècles à venir la preuve d'affection que j'ai voulu donner à celle qui partage avec moi les peines du gouvernement.» En ce moment, l'impératrice Joséphine s'approchait de la droite de l'empereur, tandis que David écoutait à sa gauche. Bientôt Napoléon, faisant deux pas vers David, leva son chapeau, et faisant une légère inclination de tête, lui dit d'une voix très-élevée: «David, je vous salue.—Sire, répondit le peintre, qui se sentit ému, je reçois votre salut au nom de tous les artistes, heureux d'être celui auquel vous daignez l'adresser.»

Pendant que Napoléon remontait en voiture, tous les courtisans s'empressèrent de faire au peintre des félicitations sur son ouvrage, et chacun se retira bien persuadé que le couronnement de Napoléon ne pouvait être autrement représenté que comme on venait de le voir.

Après cette épreuve, le tableau du Couronnement exposé au Salon de 1810, en subit une nouvelle non moins importante. Il n'y eut qu'une voix sur le mérite éminent qui brille dans tout le groupe formé par Napoléon, par le pape et le clergé. L'ampleur avec laquelle sont dessinés et peints les grands dignitaires de l'empire, placés à la droite du tableau, rappelle tout ce qu'il y a d'énergique dans le talent de David; mais quant aux princes, aux princesses et aux personnes de la cour qui occupent la gauche, ainsi que les personnages placés comme spectateurs dans les tribunes de l'église, ils furent jugés faibles sous le double rapport du dessin et du coloris. On fut frappé surtout de l'immensité du champ du tableau comparé à la petitesse relative des figures, disparate qui semblait détruire l'importance qu'il eût été si à propos de conserver aux personnages.

Malgré les imperfections qu'une critique sévère peut découvrir dans cet ouvrage, la plus grande partie des figures placées sur les marches et près de l'autel peuvent être considérées comme ce que David a peint avec le plus de simplicité et de puissance tout à la fois. La tête du pape Pie VII et ses deux mains sont un véritable chef-d'oeuvre; et bien que David ait presque également réussi dans le portrait isolé de ce pontife, placé au musée du Louvre, cependant il règne dans celui du couronnement quelque chose de grand, d'auguste et de candide qui forme un ensemble d'expression élevée que l'artiste n'avait jamais eu l'occasion de rendre aussi heureusement[63].

Mais à partir de ce tableau, le talent de David commença à faiblir. La Distribution des aigles au Champ-de-Mars, peinte bientôt après, en donne la preuve évidente. Ce que l'on appelle communément les sujets d'expression et de mouvement ne convenaient point à ce peintre, dont l'imagination était bien plus propre à rendre les beautés de détail que l'ensemble et la combinaison d'une action vive et d'une scène compliquée. En faisant accourir tous les officiers vers les marches de l'estrade d'où Napoléon distribue ses drapeaux, le peintre n'a été préoccupé que du mouvement isolé des personnages; en sorte que chacun d'eux remue et se tourmente d'une manière excessive, bien que la masse qu'ils forment paraisse froide et inanimée. Avec moins d'originalité et de verve que dans la composition du Serment du Jeu de Paume, la distribution des aigles rappelle le système de composition tant soit peu théâtrale que David avait adopté de 1783 à 1790.

Au surplus, ce maître, dont l'admiration pour les ouvrages de Gros était aussi vive que sincère, sentit qu'il fallait laisser traiter ce genre de sujets à son élève; et soit qu'il se sentit découragé par le peu de succès du tableau des aigles, ou qu'on lui eût fait entendre que les quatre grands tableaux qui lui avaient été commandés par Napoléon ne seraient pas tous exécutés, il ne compta plus sur les deux grands ouvrages qui restaient à faire et qui, en effet, ne furent même pas commencés.

David était alors tranquille sur sa fortune et sur le sort de ses enfants[64]. Peu disposé au fond à peindre des uniformes, des sabres et des bas de soie; certain, d'ailleurs, par le succès du tableau du Couronnement, qu'il pouvait encore se considérer comme maître en ce genre, il revint à son goût naturel, aux études de toute sa vie, à la peinture qui a le nu et le beau pour objets, et se remit, avec une ardeur toute juvénile, à son tableau des Thermopyles.

Il y a lieu de croire aussi qu'un des motifs de cette espèce de retraite fut le mode d'administration des arts établi à cette époque. Comme on l'a vu dans la lettre de Moriez, David, qui n'était pas sans prétendre au gouvernement des arts sous Bonaparte premier consul, sentit renaître cette ambition après avoir peint le Couronnement, et quand Napoléon, dans tout l'éclat de sa puissance, fit restaurer et achever le vieux Louvre, David demanda à l'empereur de lui confier la décoration des appartements de ce palais, en s'engageant à faire une suite de compositions dont les principales eussent été peintes par lui-même, et les autres sous sa direction, par ses élèves les plus distingués. Ce projet qui n'a peut-être existé réellement que dans l'imagination de David, était un des rêves dont il se berçait lorsqu'il reprit le tableau des Thermopyles, et quand déjà les présages malheureux de la fin de l'empire ne permettaient plus à Napoléon de porter sérieusement son attention sur des objets de cette espèce.

C'est ici l'occasion de faire connaître Vivant Denon, dont l'influence sur les vicissitudes de l'école pendant près de quatorze ans mérite d'être signalée.

Le baron Vivant Denon[65], admis de bonne heure aux emplois de la cour de Louis XV, fut très-favorisé par ce prince, qui se plaisait à voir les dessins et les gravures à l'eau-forte de son jeune page d'abord, puis de son gentilhomme de sa chambre. Nommé bientôt gentilhomme d'ambassade à Saint-Pétersbourg, cet emploi donna assez d'importance à Denon auprès de son ambassadeur, M. le baron de Talleyrand, pour qu'il fût forcé de ralentir ses études d'artiste, afin de se livrer entièrement à la correspondance diplomatique avec Versailles, travail dont il avait été particulièrement chargé. À la mort de Louis XV, Vivant Denon quitta la Russie pour la Suède, d'où M. de Vergennes le fit bientôt revenir en France pour l'envoyer en mission près du corps helvétique, puis à Naples, où il demeura sept ans en qualité de chargé d'affaires.

Dans cette ville, le goût de Denon pour les arts se réveilla plus vif que jamais, et c'est alors qu'il prit une part très-active à la publication du Voyage pittoresque de Sicile de l'abbé de Saint-Non.

De Naples il alla à Rome, où il ne séjourna que peu de temps auprès de l'ambassadeur de France, le cardinal de Bernis. Il revint en France, et après s'être fait recevoir membre de l'Académie, il abandonna la carrière diplomatique et alla à Venise, à Florence et en Suisse, pour se livrer exclusivement à son goût particulier pour la culture des arts.

Quoiqu'il y eût une forte dissidence d'opinions politiques entre Denon et David, leur profession commune paraît avoir été un lien sacré entre eux; et lorsque l'artiste diplomate attaché à la cour fut sur le point d'être décrété d'accusation comme émigré, par la Convention, David le défendit et lui fournit même l'occasion de rentrer en France, en lui donnant, pour lui faire obtenir un certificat de civisme, la commission de graver à l'eau-forte les costumes républicains, dont on discutait alors l'adoption[66].

Sous le Directoire, Denon, lié intimement avec le jeune Eugène Beauharnais, s'attacha à la fortune de Bonaparte, et fit partie de l'expédition d'Égypte en qualité de savant et d'artiste. De retour en France, il publia, en 1802, son Voyage dans la haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, ouvrage dont les planches se sentent tout à la fois de la promptitude avec laquelle les dessins ont été faits sous le feu de l'ennemi, et de l'incertitude de la main de l'auteur. Mais la relation écrite qu'il y a jointe est pleine d'intérêt et de vivacité, et souvent remarquable par la vérité avec laquelle l'auteur a peint ce qu'il a vu, et exprimé les émotions que lui ainsi que ses compagnons ont éprouvées.

Parmi les qualités qui honorent le caractère de Bonaparte, la constance de ses amitiés, la durée de sa reconnaissance envers ceux qui l'ont accompagné et suivi dans ses diverses expéditions, ne sont pas les moindres. Comme presque tous ceux qui avaient fait partie de l'expédition d'Égypte et dont les travaux et les écrits avaient concouru à en consacrer la mémoire, Vivant Denon avait des droits à la reconnaissance du général Bonaparte, qui, en 1804, étant devenu empereur, le nomma directeur général des Musées. On peut dire que l'influence exercée par ce ministre des arts, car il l'était en effet, eut toujours un double caractère: très-libérale, très-impartiale tant qu'il agissait de lui-même, elle devenait absolue et peu favorable aux arts quand il était obligé de suivre les idées de l'empereur, ce qui était le cas le plus fréquent. Le conseil donné à David par Bonaparte, d'abandonner les sujets tirés de l'histoire ancienne pour peindre les événements de la sienne; la commande que le nouvel empereur fit de quatre grands tableaux pour consacrer le souvenir de son couronnement; et enfin, le salut tant soit peu théâtral donné par Napoléon à son premier peintre dans son atelier, suffisent pour faire apprécier le genre d'importance que ce souverain prêtait réellement aux arts, et particulièrement à la peinture.

Denon veilla à l'exécution des ordres de son maître; mais cette immense série de tableaux de cérémonies, de batailles et d'entrevues, exécutés pendant le cours de dix années par une foule d'artistes médiocres, et offerts à la multitude comme une espèce de Moniteur visible où le fait représenté captivait toute l'attention, sans que le travail des artistes en réclamât la moindre part, est une des circonstances qui, à cette époque, a été le plus nuisible au développement de l'art considéré sérieusement. C'est surtout à ce mode de peinture, où l'imitation des accessoires finit par devenir l'objet principal, que l'on doit le développement excessif des peintures anecdotiques et comiques dont on a été inondé bientôt après. On peut donc avancer sans injustice que tous les hommes de talent tels que David et ses principaux élèves, ainsi que Prudhon et Guérin, étaient formés et avaient produit leurs plus importants ouvrages avant que Napoléon fût empereur; et que la nature, le genre et le nombre des tableaux qui ont été faits sous son règne, on peut même ajouter par ses ordres, n'ont été rien moins que favorables à l'avenir de l'école française.

L'expérience aurait dû apprendre depuis longtemps, à ceux qui gouvernent les États, que les artistes, tout aussi bien que les poëtes et les écrivains, ne sont que trop portés à flatter ceux dont ils attendent un salaire ou des faveurs. Pour les gouvernements et les rois, l'important est qu'il se fasse à leur époque de bons ouvrages, abstraction faite du choix des sujets. Le Saint Bruno de Lesueur, la Rebecca et le Déluge du Poussin, jettent plus d'éclat sur le nom et le règne de Louis XIV que les immenses tableaux que Le Brun a faits pour célébrer la gloire et les conquêtes de ce monarque.

Ce fut en se laissant aller à ces idées de fausse grandeur et d'apparat, que Napoléon prit la résolution d'instituer des prix décennaux; son intention était que tous les ouvrages scientifiques, littéraires et toutes les productions des arts achevés depuis 1800 fussent présentés à des concours, jugés par l'Institut, et que l'auteur du meilleur ouvrage en chaque genre fût couronné et reçût une récompense nationale. Cette idée gigantesque, accueillie d'abord avec enthousiasme par le public, se réduisit bientôt à rien; et dans cette circonstance, Napoléon aurait pu reconnaître que, malgré l'excès de la puissance, les choses du domaine exclusif de l'intelligence ne peuvent se plier aux fantaisies du pouvoir le plus absolu.

Les journaux, qui alors étaient soumis à une censure si rigide, ressaisirent une espèce de liberté en cette occasion. Pour ce qui appartenait aux arts, comme le fond des sujets traités par les peintres ne pouvait prêter à aucune allusion politique, les journalistes ne disputèrent que sur la forme de la composition, sur le mérite relatif de l'exécution, de telle sorte qu'ils purent énoncer leurs goûts différents avec une entière liberté.

Il est déjà curieux aujourd'hui (1854), et il le sera sans doute bien plus encore dans trente ans, de lire la liste des tableaux présentés en 1810 au concours du prix décennal, avec le nom des auteurs; la voici:

PEINTURE.
TABLEAUX D'HISTOIRE.

Les Sabines par David. La Consternation de la famille de Priam Garnier. Les Trois Âges Gérard. Scène de déluge Girodet. Atala Girodet. Marcus Sextus Guérin. Phèdre et Hippolyte Guérin. Les Remords d'Oreste Hennequin. Télémaque dans l'île de Calypso Meynier. La Justice et la Vengeance divine Prudhon. Deux plafonds allégoriques au Louvre Berthélemi.

TABLEAUX REPRÉSENTANT UN SUJET HONORABLE POUR LE CARACTÈRE NATIONAL.

Couronnement de Napoléon par David. L'Empereur saluant des blessés ennemis Debret. Allocution de l'Empereur à ses troupes Gautherot. L'Empereur recevant les clefs de Vienne Girodet. La Peste de Jaffa Gros. Champ de bataille d'Eylau Gros. Bataille d'Aboukir Gros. Les soldats du 76e retrouvant leurs drapeaux à Inspruck Meynier. Révolte du Caire Guérin. Passage du Saint-Bernard Thévenin. Matin de la bataille d'Austerlitz Carle Vernet.

De tous les peintres d'histoire, les deux seuls qui entrèrent réellement en lutte, au jugement du public, furent David et son élève Girodet, et parmi les tableaux représentant un sujet honorable pour le caractère national, on ne mit en opposition que le Couronnement et la Peste de Jaffa. Il s'établit sur cette rivalité une polémique très-animée dans les journaux de Paris, à la suite de laquelle les avis furent plus divisés que jamais.

Cependant, aux termes du décret qui instituait les prix décennaux, l'Institut restait chargé de faire un rapport sur le mérite relatif de l'ensemble des travaux, et il devait désigner absolument quel était le meilleur. Les savants, les littérateurs et les artistes de l'Institut, dont plusieurs se trouvaient être eux-mêmes concurrents, sentirent combien la tâche qu'on leur avait imposée était devenue de jour en jour plus délicate; aussi, quant à la peinture au moins, la commission fit un rapport évasif, dans lequel les ouvrages de tous les concurrents reçurent une dose de louanges mêlées d'observations critiques qui ne pouvaient contenter ni blesser personne. En résumé, les avis comme les goûts restèrent partagés dans le public ainsi qu'à l'Institut, et Napoléon laissa peu à peu s'apaiser le grand fracas que cette affaire avait excité, sans qu'il y eût aucun jugement définitif de rendu ni de récompenses décernées.

Ce concours eut cependant une influence, passagère il est vrai, mais qu'il faut signaler, puisque la rivalité qui en résulta entre Girodet et son maître porta pendant quelque temps atteinte à la prééminence de David. Cet échec, joint au succès douteux de la Distribution des aigles, fut le premier présage de l'affaiblissement du chef de l'école.

Si l'institution des prix décennaux ne put prendre racine, l'année 1810, pendant laquelle on en fit l'essai, restera comme une époque capitale dans l'histoire des arts en France, sous le règne de Napoléon[67].

Quand on considère avec attention les meilleurs ouvrages d'art faits depuis 1800 jusqu'à 1810, décade pendant laquelle l'école française a donné les témoignages les plus éclatants de sa force, il est facile de déterminer la cause pour laquelle la plupart de ces productions n'ont pas conservé dans la mémoire des hommes cette importance monumentale qui donne encore tant de prix, après plusieurs siècles, aux peintures religieuses ou historiques faites en Italie et dans quelques parties de l'Europe. Il faut le reconnaître, il a manqué à David, à ses élèves, ainsi qu'à tous leurs contemporains, une idée mère, qui, comme une étoile, les guidât dans la marche qu'ils avaient à suivre. Par suite des révolutions terribles qui se sont opérées de leur temps en religion, en morale et en politique, ils se sont vus forcés d'obéir à la multiplicité des systèmes différents qui se sont succédé dans les croyances, dans les goûts, dans les habitudes. La plupart d'entre eux, et David principalement, auteur, depuis 1779 jusqu'à 1810, de la Peste de saint Roch, des Horaces, de Marat, des Sabines, du Couronnement de Napoléon et du Portrait de Pie VII, n'a pu donner à la partie visible de ses productions cette unité matérielle qui résulte de l'harmonie et de l'unité des pensées, sans lesquelles il est impossible de faire des choses grandes et durables. Enfin il a manqué à cet homme, ainsi qu'à tous ceux dont il était entouré, une foi quelconque, fixe et inébranlable. De là cette diversité dans les sujets; de là l'inutilité, l'inopportunité de la plupart de ces productions, fort remarquables sous le rapport de l'art, mais qui distraient les esprits au lieu de les captiver et de les instruire; qui font diverger les idées au lieu de les ramener à un centre unique, et dont en somme l'incohérence et la multiplicité affaiblissent promptement le souvenir.

Si les travaux donnés arbitrairement aux artistes par M. de Marigny ont porté un coup fatal à ce que l'art de la peinture peut avoir d'action dans l'instruction morale et intellectuelle d'un peuple, il faut convenir que les expositions au Louvre, créées dans l'intérêt de ceux qui font profession de la peinture, ont encore bien plus puissamment contribué à diminuer l'importance de cet art. C'est depuis cette institution surtout que les salons du Louvre ont pris d'année en année le caractère d'un bazar, où chaque marchand s'efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres, pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands. Cet usage des expositions publiques combinées avec la formation des musées, qui date à peu près du même temps, ont anéanti l'effet moral que pouvait avoir la peinture sur les masses. Dans ces lieux, où l'on arrive malgré soi avec la disposition d'esprit froide et impartiale d'un critique jugeant l'art, abstraction faite du sujet, on regarde tout avec indifférence comme dans un marché, jusqu'à ce que l'on ait trouvé ce qui est à sa convenance et à sa fantaisie.

Pendant toute la période comprise entre l'établissement du système d'archaïsme, par Heyne et Winckelmann, jusqu'à 1810, époque où l'on ouvrit le concours des prix décennaux, ce défaut d'élément moral dans les arts a été senti et signalé par tous les bons esprits. Parmi les artistes, David est celui que son instinct a porté à faire les plus constants efforts pour découvrir un principe vivifiant, au moyen duquel il espérait toujours donner de l'importance et de la grandeur aux productions de l'art. Malgré la mobilité extrême des idées de cet artiste, pour qui tous les régimes et tous les personnages politiques nouveaux devenaient l'objet d'une admiration et d'un enthousiasme puérils, il est facile de distinguer chez lui la recherche habituelle d'une base politique ou morale sur laquelle il eût pu appuyer solidement l'édifice qu'il voulait élever.

En ces occasions, l'homme, chez David, s'est montré sans doute irréfléchi, imprudent, coupable même; cependant quand il a fait successivement, de 1779 à 1810, Saint Roch, les Horaces, Socrate, le Serment du Jeu de Paume, Marat, les Sabines, Napoléon, Pie VII et les Thermopyles, on sent qu'il s'est bercé, en travaillant à chacun de ces ouvrages, de l'espoir d'avoir trouvé des sujets, des événements et des personnages dont l'intérêt profond, dont la mémoire durable, devaient donner à ses productions cette valeur historique et même morale dont ne peuvent se passer les ouvrages d'art les plus habilement travaillés. Aussi, malgré la fréquence et la diversité de ses tentatives, doit-on lui rendre cette justice qu'il a toujours été travaillé du besoin de rattacher ses conceptions à un principe grand, fort et solennel.

Napoléon reconnut comme tout le monde, et plus rapidement que beaucoup d'autres, combien la voie suivie par les artistes était vague et même fausse. Mais au lieu de méditer sur cette question comme l'aurait pu faire un prince pacifique, il la trancha brusquement et dans l'intérêt de son ambition. Par égard pour le talent de plusieurs hommes célèbres aimés du public, il fit, à propos des prix décennaux, une catégorie des tableaux d'histoire admis au concours; mais ce qui formait évidemment pour lui le lot le plus important était cette suite de tableaux représentant un sujet honorable pour le caractère national, qui tous, à l'exception d'un seul sur onze, la Bataille d'Aboukir, se rapportent à des événements qui lui sont personnels.

Que l'on se rappelle la puissance exorbitante de ce souverain, dont tous les désirs et les rêves même étaient en quelque sorte réalisés par le pinceau des artistes, et il sera facile de comprendre l'effet que produisit sur l'esprit d'une foule de peintres, las de chercher des sujets et embarrassés depuis si longtemps d'en trouver parmi les saints et les héros, l'ouverture d'une carrière nouvelle, où ils purent exercer leur pinceau sans grands frais d'imagination et sans que l'on exigeât même d'eux une grande perfection. À compter des prix décennaux, chaque exposition fut encombrée d'une foule de cadres grands, moyens et petits, où les moindres circonstances de la vie de l'empereur Napoléon étaient reproduites. Ce qui se fit de mauvais tableaux en ce genre, de 1810 à 1813, est innombrable; c'étaient le plus souvent de plates gazettes qui, par la nature des sujets, excitaient la curiosité, mais qu'il était impossible de regarder deux fois, et qui encombrent aujourd'hui les greniers du Louvre et de quelques grands établissements publics.

Tel fut le résultat du concours pour les prix décennaux, sans compter que les comparaisons critiques faites sur les ouvrages présentés, ainsi que le refus d'un jugement définitif sur leur mérite, tirent naître entre les artistes des jalousies plus vives qu'elles ne l'avaient jamais été.

XI.

DAVID REPREND LE TABLEAU DES THERMOPYLES.
SON EXIL.

Si, comme on le pense généralement, les Sabines et le Couronnement de Napoléon sont les deux ouvrages, l'un du genre élevé, l'autre du genre tempéré, dans lesquels David a donné la mesure de toute la force de son talent, ce n'est pas pendant la période de temps qu'il a employée à les faire que ce chef d'école a formé les meilleurs élèves. À l'exception de Granet, de M. Ingres, puis de Léopold Robert et de M. Schnetz, qui étudièrent vers ce temps, les autres sont demeurés plus ou moins obscurs. Un bon nombre de ceux qui, malgré la bizarrerie de leurs idées, donnaient cependant de si brillantes espérances, sont morts jeunes. Tel fut le sort de Maurice, le chef des penseurs, et de tant d'autres que nous avons déjà fait connaître.

Ordinairement, dans les écoles, les plus jeunes élèves se font un point d'honneur d'imiter les plus âgés, surtout dans leurs travers. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver vers 1800-1801, lorsque la secte des primitifs eut pris tout son développement: Maurice eut parmi les jeunes dessinateurs un imitateur ou plutôt un singe, qui donna dans toutes les folies de la secte des penseurs. Ce nouvel inspiré était Monrose, auquel s'étaient joints plusieurs autres élèves. Tandis que son frère aîné jouait la comédie au Théâtre-Français, dans l'emploi des grandes livrées, Monrose le jeune était attaché comme danseur au théâtre des Jeunes Artistes[68], et il en était là quand des dispositions plus que douteuses lui firent prendre la résolution d'étudier la peinture chez David. Lorsqu'il entra dans cette école, il se ressentait encore des habitudes de sa première profession, et il lui arriva longtemps de faire plus de pirouettes que de dessins. Forcé d'être économe, mais mourant d'envie de se singulariser par son costume, à l'imitation des primitifs ses aînés, il laissa croître ses cheveux et sa barbe, espèce de travers qui se reproduit tous les dix ans chez les élèves en peinture, et se mit à prêcher de la morale et à commenter les poésies d'Ossian devant son petit auditoire. Les poëmes de ce barde étaient exclusivement le livre, la Bible de ces sous-sectaires, qui se recrutaient de tout ce que l'atelier de David avait de plus turbulent et de plus inepte parmi les rapins. Mais une aventure burlesque, mit fin à ces niaiseries. Vers 1805, Monrose et sa troupe désirant s'échapper de Paris, que dans leurs discours boursouflés ils ne désignaient jamais autrement que comme une nouvelle Babylone, réceptacle de tous les vices, résolurent de fuir dans les forêts pour passer une journée à la manière des héros d'Ossian. Le chef de la bande, Monrose, muni d'une guitare dont il raclait tant bien que mal, conduisit ses adeptes au bois de Boulogne, où Dieu sait comme la journée se passa. Vers le soir, il leur vint l'idée, toujours dans le but de se conformer aux moeurs et usages des héros d'Ossian, de mettre le feu à un arbre; mais les surveillants et les gendarmes, accourus à la vue de cet incendie menaçant, mirent la main sur le collet des jeunes bardes, que l'on conduisit à la préfecture de police, où on leur enjoignit de se faire raser et de s'habiller comme tout le monde. Telle fut la fin des derniers rejetons de la secte des penseurs ou primitifs, dont les principaux chefs étaient morts à cette époque, ou au moins rentrés dans la vie commune, et complétement désabusés.

Mais tandis que l'école de David réunissait une foule de jeunes gens dont les qualités intellectuelles étaient si diverses, bien que tous fussent atteints d'un certain degré de folie, dans la même enceinte, au milieu de ces jeunes gens dont l'imagination devait rester stérile, s'exerçaient journellement à une pratique laborieuse quelques hommes, habiles de la main, mais dépourvus d'idées et d'invention, et qui bientôt, par l'insignifiance et la pédanterie de leurs travaux, jetèrent de la défaveur sur les doctrines professées par leur maître.

Ces artisans de peinture étaient parvenus à réduire l'art à la perfection d'un dessin et d'un coloris purement matériels, destinés à réaliser entre leurs mains une manière de beauté conventionnelle qui consistait particulièrement dans la répétition de certaines attitudes et de certaines formes extraites systématiquement des statues ou des bas-reliefs antiques. Depuis l'apparition des ouvrages de Gros et de quelques peintres traitant des sujets tirés de l'histoire moderne, ces praticiens avaient pris à tâche de former une opposition à ce mode nouveau, en se cramponnant avec opiniâtreté aux sujets de la mythologie grecque, qui exigeaient l'emploi du nu et faisaient rejeter toute espace d'accessoires comme contraires à la gravité requise pour les compositions dites historiques.

Ce qui explique assez bien pourquoi les compositions de ces peintres étaient si roides, si inanimées, c'est la disposition de leur esprit et de leurs habitudes intellectuelles. Entièrement privés du don de l'invention, n'ayant été sujets à aucune de ces passions, folles sans doute, mais qui dans la jeunesse sont indispensables pour ouvrir l'âme et faire prendre un essor rapide à l'esprit, ces hommes, apprenaient leur art comme un métier, commençaient et terminaient une étude d'après nature comme un écolier médiocre achève sa page d'écriture. Pour eux, le bien-faire était tout jusque dans les mots dont ils faisaient usage pour exprimer les différents degrés où était parvenue leur besogne; chaque terme trahissait l'apprenti qui se forme à son métier, qui brosse sa figure et va livrer son ouvrage.

Pour l'étude de la composition, le mode qu'ils employaient n'était ni plus relevé ni plus délicat. Ils s'exerçaient à faire une foule de croquis d'après l'antique et les estampes des grands maîtres, de manière à se graver dans la mémoire et à se mettre dans la main l'apparence, le croisement et toutes les combinaisons matérielles des formes, des lignes et des grands effets de la lumière; alors ils étaient censés savoir la composition; et en l'absence d'une idée, d'un sentiment ou d'une scène que leur eût fourni et inspiré la nature, ils prenaient Homère, les tragiques grecs ou plus souvent encore un dictionnaire mythologique, pour en tirer au hasard un sujet dont ils agençaient les personnages de placage au moyen des souvenirs ou des imitations qu'ils empruntaient à leurs croquis préparatoires. Une habitude non moins déplorable adoptée par ces praticiens, c'était de ne parler qu'avec ironie des sujets élevés qu'ils se proposaient de traiter. Ces faiseurs de peinture riaient des Hercule, des Apollon et des Junon dont ils s'efforçaient en vain de reproduire l'image; aussi, quoique leurs tableaux ne fussent pas ouvertement ironiques, le défaut de foi envers les idoles que le hasard offrait à leurs pinceaux se trahissait par la sécheresse et le manque de réalité qui glaçaient leurs compositions.

Depuis 1804 jusqu'à 1815, ce furent des praticiens de cette espèce, doués de plus ou moins de talent manuel, qui, en sortant de l'école de David, recueillirent les couronnes académiques, étudièrent comme pensionnaires à Rome, et enfin mirent aux expositions du Louvre, vers cette époque et quelques années plus tard, ces ennuyeuses productions que l'on signala comme des oeuvres classiques, et qui préparèrent la réaction qui se manifesta plus tard contre l'école de David. Pour signaler cette décadence pédantesque par un fait important, il faut dire que ce fut cette même affectation de classicisme et ce goût suranné pour les sujets mythologiques qui entraînèrent Gros à braver le goût du public en traitant cet inconcevable sujet d'Hercule tuant Rhésus faisant manger le cadavre de ses ennemis par ses chevaux. Par cet ouvrage, indignement traité alors par la critique, bien que, sous le rapport de l'exécution, il ne fût pas inférieur aux meilleures productions du peintre de la Peste de Jaffa, Gros, qui avait tant de respect et de reconnaissance pour son maître, porta cependant un coup terrible à son école.

Avant de terminer les détails relatifs aux élèves de David, il faut revenir encore une fois, mais pour la dernière, à cette âme d'élite, à ce Moriez qu'aucun talent n'a fait connaître et qui n'a laissé que les nobles souvenirs que l'on s'est plu à consigner dans ce livre. Rien n'est si fréquent, dans les écoles, que de rencontrer des êtres organisés à demi, les uns, comme les praticiens dont il a été question, ayant l'oeil et la main trop habiles, tandis que l'intelligence est inerte; les autres, âmes pleines de générosité, d'ardeur et d'espérances, mais privées du secours indispensable des talents pour produire leurs idées, et qui languissent et s'éteignent sur la terre comme un aigle à qui l'on a ravi l'usage de ses ailes. Parmi les élèves de David, il n'y en avait pas un qui ne fît secrètement des voeux pour que le talent de Moriez se développât tout à coup: on l'entourait de soins, on lui prodiguait les conseils; les plus habiles lui eussent même achevé ses ouvrages, s'il eût été possible de partager avec lui des facultés intellectuelles, comme on partage sa bourse avec un ami. Hélas! vains efforts, voeux inutiles! le pauvre Moriez, que son amour stérile pour la peinture avait éloigné de la carrière des armes, où il se serait indubitablement distingué, vécut pauvre et bénissant le ciel quand il trouvait l'occasion de peindre un triste portrait qu'on lui payait à peine. Il exerçait encore sa chétive profession vers 1812, à Saint-Germain en Laye, exécutant ses ouvrages avec conscience, et supportant sa pauvreté avec une force d'âme véritablement héroïque, lorsqu'il fit une chute grave.

Ceux qui ont passé leur jeunesse dans les colléges et les écoles savent que les camarades qui s'aiment et s'estiment le plus sont presque toujours entraînés dans des directions différentes en entrant dans le monde. Ducis, Duphot et Moriez continuèrent à se fréquenter, tout en exerçant leur profession d'artistes; mais Étienne, lancé dans une autre direction, n'eut qu'à de rares intervalles l'occasion de voir Moriez, auquel il témoignait toujours et ses respects et la constance de son amitié quand il le rencontrait. Un jour cet excellent homme vint chez Étienne; c'était la première fois qu'il s'y présentait. Étonné, quoique satisfait de cette visite inattendue, Étienne reçut cordialement son ancien camarade, et l'engagea à s'asseoir, ce que son hôte fit péniblement. Il était pâle, fort maigri, et sur son visage tout indiquait la souffrance, bien que son sourire bienveillant et noble donnât toujours du charme à l'expression de ses traits. «Je ne saurais vous exprimer, mon cher Moriez, dit Étienne, le plaisir véritable que je ressens en vous voyant chez moi; mais comme c'est la première fois que j'ai cette bonne fortune, est-ce que j'aurais encore celle de pouvoir vous être utile?—Non, mon cher Étienne, non; je n'ai besoin de rien. Je viens vous voir… c'est un projet que j'ai formé bien des fois et que je n'ai pu réaliser… Vous savez comment la vie est faite, et que les gens que l'on voit le plus souvent ne sont pas toujours ceux que l'on aime le mieux…; mais une fois entré dans la vie réelle, celui-ci va à droite, celui-là à gauche, et il faudrait achever le tour du monde pour se rencontrer. Cette fois, comme je n'ai pas de temps à perdre, et que je ne voulais pas laisser au hasard le soin de nous joindre, je suis venu vous voir, et me voilà!»

Malgré la franchise naturelle de Moriez, sa pâleur, l'affaiblissement visible de sa santé, et plus encore peut-être l'inattendu de sa visite et l'indécision de son discours, firent penser à Étienne que peut-être son camarade, pressé par un défaut subit d'argent, avait eu la bonne idée d'avoir recours à lui en cette occasion. Moriez devina la pensée d'Étienne, et lui dit: «Non, mon cher ami, je n'ai besoin que de vous voir;» puis, appelant sur ses lèvres un sourire fin et plein de noblesse qui seyait si bien à sa physionomie, il ajouta: «Je suis sur le point de faire un long voyage, et je n'ai pas voulu partir sans vous faire mes adieux.» Comme Étienne fit un mouvement de surprise qui allait être suivi d'une question, Moriez, mettant doucement sa main sur celle de son camarade pour réclamer le silence, continua en ces termes: «J'ai fait, il y a quelques mois, une chute fâcheuse: je me suis luxé une vertèbre, et depuis ce moment ma santé va toujours en s'affaiblissant. Je n'ai plus que peu de temps à vivre, et je viens faire ma visite pour prendre congé de vous.»

Le calme, la douceur du sourire avec lesquels Moriez prononça ces paroles ne permirent pas à Étienne de répondre, et d'autant moins que le malade reprit sur-le-champ la parole pour répéter à Étienne, en lui rappelant le temps où ils fréquentaient la même école, ces recueils de sentences sur le mépris de la vie et de la mort qu'il se plaisait à débiter autrefois à ses camarades dans les instants où ceux-ci se livraient avec le plus d'emportement aux plaisirs de la jeunesse.

Pour dire toute la vérité, Étienne, en entendant ces étranges paroles et en voyant surtout le calme parfois ironique avec lequel elles étaient prononcées, eut l'idée que l'esprit de son ancien camarade pouvait être altéré. Cette pensée l'engagea à ne pas insister sur ce sujet, mais à faire tourner la conversation sur le charme que l'on éprouve à recevoir des compagnons d'études et de jeunesse. Tout en acceptant cette diversion, Moriez, toujours avec le même calme et la même aisance, fit sentir de nouveau à Étienne le prix qu'il attachait à cette visite suprême; et après l'avoir embrassé et lui avoir serré tendrement les mains, il lui dit adieu et se retira. L'esprit de Moriez était parfaitement sain, et tout ce qu'il avait accusé était vrai. Il mourut, en effet, peu de temps après cette visite et au jour qu'il avait désigné. Depuis sa mort, on sut qu'il était allé voir plusieurs de ses camarades pour leur faire, ainsi qu'à Étienne, un dernier adieu.

Cependant David avait senti ses entrailles d'artiste émues de nouveau par le tableau des Thermopyles, délaissé si longtemps. Les événements politiques, depuis la guerre d'Espagne, étaient loin d'ailleurs de se montrer sous un jour favorable, et l'âme mobile du premier peintre de Napoléon s'était assez enivrée d'images monarchiques pour qu'elle éprouvât le besoin de se rafraîchir quelque peu dans l'atmosphère républicaine des guerriers de Lacédémone.

Lorsqu'il reprit son Léonidas, l'admiration excessive que l'on avait eue pour les ouvrages antiques s'était affaiblie parmi le public et chez les artistes. David lui-même, en achevant le Couronnement et les Aigles, s'était laissé aller à peindre tout simplement en copiant la nature, et en faisant, selon son expression, des tableaux-portraits; son imagination, ainsi que sa main, étaient moins disposées à l'imitation des productions de l'antiquité, quelque parfaites qu'elles lui parussent toujours. Il est certain, comme on peut s'en convaincre en regardant le Léonidas avec attention, que cet ouvrage, considéré sous le rapport de la composition et de l'exécution, a été achevé sous l'influence de deux manières, de deux systèmes très-distincts. Le jeune homme qui lie sa chaussure, les deux autres qui offrent des couronnes, celui qui trace l'inscription, et le groupe du vieillard et de son fils se tenant embrassés, ont été conçus, tracés et presque entièrement peints à la première époque; tandis que l'aveugle, le personnage assis à la gauche de Léonidas, les deux soldats nus qui vont prendre leurs armes à un arbre, ainsi que les figures du fond, ont été dessinés et entièrement peints lorsque David termina cet ouvrage; en effet, l'oeil le plus faiblement exercé ne pourra manquer de saisir l'extrême différence qu'il y a entre les attitudes élégantes et la fermeté du dessin des figures peintes vers 1802, et le laisser-aller de celles que l'artiste n'exécuta que douze années après. Cette disparate est sensible au point d'en devenir parfois choquante.

Quant à Léonidas, l'intention prêtée à ce personnage, son attitude et son expression n'étaient point encore entièrement arrêtées dans l'esprit du peintre que déjà le reste du tableau était presque entièrement terminé. Ce qui fixa ses idées à ce sujet est un camée antique[69], qui représente un héros de la mythologie grecque ayant absolument la même attitude que le Léonidas. Ce plagiat reproché, avec beaucoup d'autres, à David, ne portait aucune atteinte à sa conscience d'artiste; il allait même jusqu'à prétendre que les emprunts faits aux anciens loin d'être, ainsi qu'on le prétendait, une faiblesse de sa part, devaient lui être reprochés comme des actes de présomption et même de témérité, parce que rien n'est si dangereux pour un artiste, disait-il, que de s'emparer d'un type consacré, pour le reproduire.

Plus d'une fois aussi on lui objecta le choix de ses sujets tirés de l'histoire proprement dite, tels que ceux des Sabines et du Léonidas, tandis qu'il les traitait poétiquement comme des scènes héroïques, mythologiques. À cette critique, dont il ne pouvait détruire toute la force, il répondait: «Je sais que pour être conséquent aux principes que j'ai adoptés, je ne devrais tirer mes sujets que des poëmes d'Homère ou de ses successeurs; mais j'ai cru remarquer que les ouvrages des artistes de notre temps qui en ont agi ainsi sont toujours restés, dans l'opinion du public, fort au-dessous de l'idée qu'ils devaient exprimer et des personnages qu'on s'était proposé de rendre. Quant à moi, j'ai cru montrer plus de prudence qu'eux, en adoptant un fait historique dont je restais maître, et que je poétisais à ma façon, au lieu de peindre un sujet de poésie pure, pris dans Homère ou Sophocle, par exemple, sujet auprès duquel, malgré tous mes efforts, je paraîtrais toujours inférieur et prosaïque. D'ailleurs, ajoutait-il avec une bonne foi qui fait bien connaître la nature de son génie, je n'aime ni je ne sens le merveilleux; je ne puis marcher à l'aise qu'avec le secours d'un fait réel.

Malgré ce qu'il y a de juste dans ces réflexions, on ne saurait disconvenir que leur réunion est loin de former un système qui soit susceptible de recevoir une application facile et satisfaisante. Si le sujet des Sabines ne réalise pas cet ensemble et cette unité dramatique que les modernes exigent si impérieusement, cependant la vue de ces guerriers près de combattre, mais séparés par des femmes jetant entre eux leurs enfants, présente une scène si simple, que le spectateur, sans s'inquiéter de ce qui a précédé ou de ce qui suivra, peut y prendre intérêt instinctivement. Mais il n'en est pas ainsi des préparatifs du combat des Spartiates, ni surtout de la figure de Léonidas.

L'expression méditative de ce personnage, son attitude vague, restent isolées de tout ce qui les entoure. En admettant le système de composition choisi par l'auteur, on est en droit d'observer que dans celle des Thermopyles, le choix de l'action et du moment exigeait une combinaison plus dramatique. La position critique de Léonidas et de ses guerriers inquiète trop ceux qui en sont instruits, pour que le peintre n'ait pas fait quelques efforts afin de la rendre intelligible. Ce qui nuit donc le plus à l'effet général de cette scène est sa nature, qui la classe au nombre des sujets dramatiques, tandis que David l'a traitée originairement dans un mode lyrique, s'il est permis d'appliquer cette qualification à l'art de la peinture.

Mais, outre cette première incohérence, il s'en manifeste encore une autre toute matérielle, qui résulte des époques différentes et assez éloignées auxquelles ce tableau a été commencé et fini. Dans ce dernier temps David, ramené par ses travaux intermédiaires du Couronnement et des Aigles à une imitation de la nature plus exacte, finit en prosateur ce tableau, qu'il avait entrepris en poëte. Le jeune homme qui se chausse, les trois jeunes gens offrant des couronnes, et le groupe du père embrassant son fils, conçus, dessinés et peints vers 1800, offrent des beautés lyriques, que l'on passe encore une fois sur cette expression, qui ne le cèdent en rien à celles qui brillent dans le tableau des Sabines. Quant aux figures accessoires, telles que le compagnon de Léonidas, les deux jeunes soldats décrochant leurs armes suspendues à un arbre, et l'aveugle, cette partie prosaïque du tableau est inférieure aux personnages analogues introduits dans les Sabines, tels que les enfants, le soldat étendu mort, le chef de la cavalerie et plusieurs autres figures du fond, où le peintre cette fois avait rendu et imité la nature simple, vulgaire même, avec une supériorité de talent que l'on ne retrouve que dans le groupe du pape et du clergé, du Couronnement de Napoléon. Quant à la figure de Léonidas, elle semble tenir précisément le milieu entre ces deux modes extrêmes, et quoique fort remarquable par la largeur de son exécution, elle est inférieure à celle du Tatius des Sabines, à laquelle on peut la comparer.

Pendant que David achevait cet ouvrage (1812-13), les événements politiques commençaient à faire naître de vives inquiétudes dans tous les esprits. Quoique habituellement très-réservé sur ces matières, il en parlait franchement lorsque l'occasion s'en présentait et qu'il pouvait s'exprimer en toute confiance. Sans que son attachement et sa reconnaissance pour Napoléon fussent le moins du monde altérés, il trouvait cependant que son héros avait l'humeur un peu trop guerrière, et que le chef de la nouvelle dynastie était au moins aussi absolu dans ses volontés que ceux de l'ancienne. Parfois même, lorsqu'il reportait ses souvenirs aux années d'espérances de 1789, il lui arrivait de dire en soupirant: «Ah! ah! ce n'est pas là ce que l'on désirait précisément!» Souvent il paraissait soucieux, et au plaisir qu'il prenait au travail de son atelier, au soin avec lequel il amenait constamment la conversation sur son art, il était facile de voir qu'il redoutait les entretiens que provoquaient partout ailleurs les entreprises périlleuses où le chef de l'État s'était engagé. Tout changement de gouvernement était naturellement un sujet d'inquiétude profonde pour l'homme que la puissance de Napoléon avait replacé dans le monde; pour le chef d'école dont l'influence sur les artistes était une sorte de magistrature; pour celui dont les fils étaient employés dans l'administration et dans l'armée, et dont les filles avaient épousé des généraux. David n'était pas doué de ce besoin de s'épancher qui force certains hommes à exprimer ce qu'ils éprouvent. L'affection qu'il portait à sa famille, à ses amis ou à ceux qu'il distinguait, ne se manifestait guère que par la bienveillance égale, mais calme, peu expansive, qu'il leur montrait toujours de la même manière et en toute circonstance. Il faisait peu de caresses à ses enfants, mais il s'occupait de leur sort et ne négligeait aucune des occasions qui pouvaient leur devenir favorables. Depuis l'époque où sa femme était venue le rejoindre, le secourir, le soigner en prison, son affection pour elle ne s'était jamais démentie; quant à ses élèves, ceux au moins qui, comme Gros, se trouvaient honorés de son amitié et fiers de sa confiance, c'était pour eux qu'il se laissait presque aller à la tendresse d'un père.

Ses habitudes journalières étaient très-exactement réglées. Toujours simplement mais très-proprement vêtu dès le matin, c'était vers neuf ou dix heures, à l'instant de son déjeuner, que ses élèves et les artistes des autres écoles étaient reçus par lui. Ordinairement on venait pour lui soumettre le projet d'un tableau, ou pour le prier de venir donner ses avis sur un ouvrage commencé ou auquel il fallait mettre la dernière main avant l'ouverture du Salon. Sur les derniers temps de son séjour en France, non-seulement ses élèves, mais la plupart des artistes réclamaient et obtenaient de lui cette faveur, et pendant les expositions au Louvre, il n'y avait pas d'ouvrage, quelque faible qu'il fût, s'il renfermait toutefois quelque qualité enfouie, qu'il ne découvrît et dont il ne trouvât moyen de faire complimenter l'auteur.

Ses idées étaient toujours tournées vers son art chéri, et ordinairement pendant les visites du matin que lui faisaient ses élèves, il leur montrait la gravure de l'ouvrage de quelque grand maître, dont il faisait ressortir les beautés avec un tact particulier; ou bien, présentant une composition sur laquelle il travaillait lui-même, il recueillait les avis, recevait les observations, profitait d'un bon conseil donné par ses jeunes hôtes, et cela avec une simplicité qui n'appartient qu'aux hommes réellement passionnés pour leur art.

Ses récréations se bornaient à fréquenter le Théâtre-Français, mais plus particulièrement l'Opéra-Italien, dont la musique avait conservé pour lui un attrait particulier depuis son séjour à Rome. Quant au monde, il n'y allait pas et en recevait peu; à l'exception de quelques fêtes de famille qu'il donna vers le temps où il maria ses filles, les habitudes de sa maison étaient habituellement graves, et même austères.

Pendant la belle saison, David prenait souvent le plaisir de la promenade et, comme on a eu l'occasion de le dire plus d'une fois, il se plaisait assez dans la compagnie d'Étienne. Pendant ces courses, l'entretien roulait habituellement sur les arts, quelquefois cependant sur la politique; alors Étienne écoutait avec avidité et sans se permettre la moindre interruption, les réflexions de cet homme, toujours aveuglément conduit par son instinct, et aux idées duquel l'expérience la plus dure et les événements les plus extraordinaires n'avaient apporté presque aucune modification. David croyait encore de la meilleure foi du monde que Robespierre et Marat étaient des hommes vertueux; il signalait Fouquier-Tinville comme un monstre et un scélérat; il méprisait Fabre d'Églantine en disant que c'était un insigne fripon; aimant, d'ailleurs, tous les hommes dont les manières rappelaient la politesse de l'ancienne cour; admirant alors Napoléon et Pie VII comme il avait admiré Robespierre et Marat, et, en somme, parlant des grands événements dont il avait été témoin et des hommes qu'il avait connus, avec un sang-froid apparent qui lui donnait l'air du philosophe le plus impartial jugeant les affaires de ce monde.

Ce sang-froid, cette impassibilité prirent quelquefois chez lui le caractère du courage. Dans une de ces longues promenades qu'il faisait avec Étienne, il leur arriva un jour, en revenant du Jardin des Plantes, de suivre les boulevards du Temple, où ils s'arrêtaient en observant nonchalamment les baraques des baladins, les boutiques des restaurateurs et des marchands d'oiseaux qui y étaient établis. Arrivés au cabinet des figures de cire de Curtius, et après avoir considéré pendant quelques instants le Turc et le grenadier de la Garde impériale placés aux deux côtés de la porte d'entrée, David, souriant aux invitations bruyantes du crieur chargé de faire entrer les curieux, se tourna vers Étienne en lui disant: «Eh bien! entrons-nous?… Allons, Étienne, je vous régale!» et ils entrèrent en effet.

Pendant que l'homme armé de sa baguette expliquait l'histoire tragique d'Holopherne et le couronnement de Napoléon, David faisait observer à son élève quelques manques en cire qui évidemment avaient été moulés sur la nature; et, profitant de l'occasion que lui offrait la comparaison de ces empreintes avec d'autres masques qui avaient été faits par la main des sculpteurs, l'artiste ne put s'empêcher de faire plusieurs réflexions pleines de sens sur l'imperfection de toutes les imitations. Pendant l'entretien que ce sujet fit naître, le démonstrateur, après avoir cessé d'expliquer, parce qu'il s'était aperçu qu'on ne l'écoutait pas, s'appuya sur la balustrade en prêtant l'oreille à la conversation des deux curieux, qui bientôt se mirent en marche pour se retirer.

Mais à la conversation qu'il venait d'entendre, le garçon de Curtius s'était aperçu qu'il avait affaire à des amateurs dont il pourrait tirer quelque profit supplémentaire. S'approchant donc de David avec un air avisé et respectueux tout à la fois: «Je vois, Messieurs, dit-il, que vous êtes des connaisseurs. Nous avons ici quelques pièces curieuses, mais que nous ne montrons pas à tout le monde; et ces messieurs, ajouta-t-il en saluant profondément, seront sans doute satisfaits des pièces en réserve que je puis leur montrer.» La première idée qui vint à l'esprit de David et d'Étienne, en entendant cette proposition, fut de penser qu'il s'agissait de quelque représentation licencieuse, et ils remercièrent le garçon. Mais celui-ci, à la manière dont le refus lui fut indiqué, s'étant aperçu de la supposition que l'on avait faite, affirma que l'établissement ne renfermait rien de semblable et que l'on serait content. En achevant ces mots, il conduisit David et Étienne près d'un renfoncement, dans lequel était établi une espèce de coffre dont il leva le couvercle.

Dans la longueur de ce coffre étaient suspendues, à une tringle de fer, les têtes moulées en cire d'Hébert, de Robespierre et de quelques hommes suppliciés à la même époque. «Vous voyez, messieurs, dit le garçon en récitant son explication banale, ceci est la tête d'Hébert, dit le père Duchesne, que ses crimes ont conduit à l'échafaud; cette autre, c'est la tête de Robespierre; remarquez, messieurs, qu'elle est encore entourée du bandeau qui retenait la mâchoire fracassée par un coup de pistolet, qui lui fut tiré lorsque…» David, conservant le plus grand calme, fit un petit signe de la main au garçon, pour lui faire entendre que son explication était superflue, regarda assez longtemps et avec la plus grande attention ces deux têtes sur lesquelles on avait exprimé, avec un soin minutieux, tous les accidents qui résultent du supplice, et dit enfin, en se mettant en marche et sans s'adresser directement à Étienne ou au démonstrateur, auquel il mit une pièce de monnaie dans la main: «C'est bien imité, c'est très-bien fait.»

David et Étienne quittèrent ce lieu et parcoururent presque tout un boulevard sans échanger une parole. La conversation reprit cependant son cours sur les objets indifférents qui s'offrirent à leurs yeux, mais jamais ni l'un ni l'autre ne reparlèrent de la visite au salon de Curtius.

Cette singulière aventure est restée ignorée tant que David a vécu. Étienne pensa que du vivant du maître il devait respecter son secret. L'anecdote une fois connue aurait pu être infidèlement racontée en passant de bouche en bouche, et être transformée en sarcasme. Mais Étienne a conservé de cette scène inattendue et terrible un souvenir entièrement favorable pour son malheureux maître, qui, dans cette occasion, montra, tant par le calme de ses traits que par la convenance du peu de paroles qu'il prononça, une dignité sans ombre d'affectation qui prouve que son âme n'était pas sans grandeur.

Les derniers ouvrages de David où il ait imprimé nettement le sceau de son talent sont l'étude peinte qui fut faite d'après le pape Pie VII, représenté avec le cardinal Caprara, et le beau portrait du pontife seul, vu de face, dont l'original est au musée du Louvre. Ces productions du genre tempéré, mais où la naïveté de l'imitation est si heureusement jointe à la dignité qu'il convenait de donner à ces deux personnages historiques, sont de celles qui font le plus d'honneur à David.

Il fut moins heureux dans les portraits de l'Empereur qu'il fit dans les années qui précédèrent les événements de 1814. Celui où Napoléon est représenté dans le costume impérial, et qui était destiné à Jérôme Bonaparte, alors roi de Westphalie, se sent de la contrainte où le peintre s'est trouvé, obligé qu'il était de donner à son personnage et à ses vêtements un aspect théâtral.

Quelque temps après, un Anglais, le comte de Douglas, lui demanda un portrait en pied de Napoléon, mais représenté dans son cabinet, et vêtu comme ce souverain avait coutume de l'être. David qui, pendant l'exécution du tableau précédent, n'avait que trop de fois reconnu l'inconvénient du costume impérial, saisit avec empressement l'occasion de faire un portrait simple et naturel de Napoléon. Sur ce tableau, haut de six pieds et demi, on voit l'Empereur debout, dans son cabinet, vêtu d'un frac vert uniforme, avec les épaulettes de général. Il est près de son bureau chargé de papiers, et censé avoir travaillé pendant une partie de la nuit. Le jour paraît, et pour exprimer cette circonstance, le peintre a eu soin de laisser fumer plusieurs bougies qui viennent de s'éteindre dans un flambeau à branches.

Considéré au point de vue de l'art, on peut reprocher à ce morceau de manquer de fermeté. Quant à l'idée principale de la composition, qui était heureuse, David n'a peut-être pas osé la rendre avec assez de franchise. La tête de Napoléon, médiocrement ressemblante, a surtout le défaut d'être rendue d'une manière trop idéale. Tout en conservant à cet homme infatigable l'énergie même corporelle qui lui était propre, il eût été possible cependant d'exprimer la lassitude passagère dont les travaux nocturnes laissaient ordinairement des traces sur sa physionomie; c'était même le seul moyen de faire ressortir l'espèce de poésie qui devait résulter d'un pareil sujet.

Napoléon ayant entendu parler de ce portrait, dont sa vanité fut sans doute intérieurement flattée, en apprenant qu'il avait été commandé par un Anglais, voulut voir l'ouvrage. On rapporte qu'il en parut très-satisfait, et qu'après l'avoir attentivement regardé, il dit à son premier peintre: «Vous m'avez deviné, mon cher David; la nuit je m'occupe du bonheur de mes sujets, et le jour je travaille à leur gloire.»

On a avancé, mais sans preuves, que quelques réponses un peu brusques avaient failli plusieurs fois attirer sur David la disgrâce de Napoléon. Tous les faits connus semblent prouver le contraire; et, sans rappeler ici ce qui a été dit à ce sujet, le brevet de commandant de la Légion d'honneur que David reçut en 1812 suffirait pour prouver que s'il a existé quelques petits dissentiments entre ces deux hommes, ces dissentiments n'ont été que passagers. Tout concourt, au contraire, à faire croire que Napoléon, indépendamment de l'importance qu'il pouvait attacher comme souverain au talent de David, a toujours porté à l'homme une affection sincère. Parlant un jour avec son premier peintre, l'Empereur lui dit «qu'il avait conçu le projet de réunir tous ses tableaux dans le musée impérial. Il y a une galerie de Rubens, ajouta-t-il, je veux que la France me doive la galerie de David.—Sire, répondit David après l'avoir remercié, je crois qu'il est impossible aujourd'hui de former cette collection. Mes ouvrages sont trop dispersés; ils sont entre les mains d'amateurs trop riches pour espérer qu'ils veuillent s'en détacher. Ainsi, par exemple, je sais que le propriétaire de la Mort de Socrate, M. Trudaine, met une grande importance à conserver ce tableau.—Nous l'obtiendrons avec de l'or, lui dit l'Empereur; offrez-en quarante mille francs, et allez s'il le faut jusqu'à soixante mille.» Ce tableau, commandé originairement par M. Trudaine le père, pour le prix de six mille francs, avait été payé dix mille à l'auteur pour lui témoigner la satisfaction que l'on avait eue de l'ouvrage. Cependant, malgré les offres qui furent faites à plusieurs reprises et avec beaucoup d'instances au propriétaire du Socrate, par David lui-même, de quarante et de cinquante mille francs, il ne put l'obtenir. «Ce refus me flatte, dit alors le peintre, mais je dois insister; j'en ai l'ordre de Napoléon. Il m'a autorisé à aller jusqu'à soixante mille francs.—Je les refuse, lui répondit-on, et je vous prie de dire à Napoléon que j'estime votre ouvrage au-dessus de toute offre. Si je lui faisais ce sacrifice, je voudrais qu'il fût gratuit.» On ajoute que lorsque David alla rendre compte, de la commission dont il avait été chargé, Napoléon, se levant brusquement de son fauteuil, dit avec humeur: «Il faut bien que je respecte la propriété; je ne puis forcer cet enthousiaste à nous abandonner sa maîtresse!»

Mais le temps approchait où tous ces rêves de gloire allaient s'évanouir. Les désastres de l'armée de Napoléon à Moscou, l'approche menaçante de celles des étrangers du territoire de l'empire, et les bruits précurseurs de la restauration des princes de la maison de Bourbon sur le trône de France, portèrent un coup terrible dans l'âme de ceux dont les intérêts de tout genre et jusqu'à leur sûreté personnelle dépendaient presque exclusivement de la puissance de Napoléon. Ceux qui, ainsi que David, pouvaient concevoir de justes craintes sur les actes de rigueur et de vengeance même que les Bourbons exerceraient contre les hommes qui avaient pris une part si active à la chute du trône et à la mort du dernier roi tremblèrent pour leur existence.

Dès que le territoire français eut été envahi, et que l'alarme fut donnée jusqu'à Paris, David, craignant que le fruit de ses longs travaux ne devînt la proie de vainqueurs dont on redoutait la furie, fit transporter loin de la capitale menacée tous ceux de ses ouvrages dont il put disposer. Ils furent déposés sur les côtes de l'Ouest, comme le lieu le plus favorable pour leur faire prendre la mer, ainsi qu'à David, si les chances de la guerre et de la nouvelle révolution imminente ne laissaient point d'autre voie de salut[70].

On ne reviendra pas ici sur les grands événements de la fin de 1813 et du commencement de 1814. Ceux qui en ont été témoins n'ont pas besoin qu'on les leur rappelle, et les jeunes générations en ont sans doute lu le récit. Un seul fait sur lequel il est important d'appuyer pour l'intelligence de cette histoire est la terreur profonde que l'on éprouva à Paris en voyant approcher les armées au 30 mars (1814), et l'espèce de désappointement que reçut l'orgueil national quelques jours après, lorsque l'on fut certain que la prudence des ennemis jointe à une générosité que l'on reconnut plus tard, avait épargné à la capitale de la France les violences, les rapines et les scènes que l'on attendait d'une douzaine d'armées victorieuses après avoir été si longtemps vaincues. Pendant les jours qui précédèrent et suivirent la capitulation de Paris, chacun était tellement préoccupé et des siens et de soi-même, qu'à moins d'habiter le même quartier, les amis avaient suspendu leurs relations habituelles. Étienne était dans ce dernier cas à l'égard de son maître David, logé alors dans la rue d'Enfer, en face du Luxembourg. Cependant il était impatient de le voir, et tout en se rendant chez lui, il se représentait la douloureuse impression qu'avaient dû faire sur cet homme la chute de Napoléon et surtout la présence des troupes étrangères dans Paris. Comme dans beaucoup de quartiers on avait établi des logements militaires, il pensait que David habitant une maison assez vaste, dans une partie moins peuplée de la ville, avait sans doute été compris au nombre de ceux qui payaient cette contribution aux vainqueurs. Alors, chemin faisant, il s'affligeait pour son maître de ce voisinage humiliant, et allait même jusqu'à craindre que quelque rustre vainqueur ne se fît un malin plaisir de reprocher brutalement à l'artiste son dévouement à Napoléon, ou même ses idées républicaines. L'esprit rempli de ces inquiétudes, Étienne entra, non sans que le coeur lui battît, dans la maison de son maître. La vue de soldats russes bouchonnant dans la cour le cheval d'un officier ne fit qu'augmenter cette disposition, et Étienne était réellement mal à son aise quand il ouvrit la porte de la pièce où David se tenait ordinairement.

Près de lui et de sa femme se trouvaient effectivement deux officiers russes, qui se levèrent très-civilement de leurs siéges lorsque Étienne entra et que David le leur eut présenté comme un de ses élèves. Trompés par cette qualification, à laquelle ils attachaient plus d'importance que n'en avait réellement celui à qui le maître l'avait donnée, les jeunes Russes regardèrent Étienne avec la même curiosité respectueuse qu'ils auraient éprouvée s'ils eussent vu Gérard, Girodet ou Gros, tant le seul titre d'élève de David avait alors de retentissement en Europe. Cependant la conversation ne tarda pas à reprendre son cours, et Étienne n'éprouva pas un médiocre étonnement en voyant les deux jeunes officiers s'exprimer en français de la manière la plus pure, et prier David d'avoir la complaisance de continuer les récits qu'il leur faisait, soit des habitudes journalières de l'empereur Napoléon, soit des circonstances de son couronnement, ou de la naissance du roi de Rome. En un mot, les vainqueurs étaient les vaincus, ils étaient enthousiastes de la France, se trouvaient particulièrement heureux que le sort les eût conduits chez un de ses plus grands artistes, pour lequel ils avaient dans toutes les circonstances de la vie journalière les égards les plus délicats et les plus flatteurs.

Les tableaux de David ne tardèrent pas à être rapportés à Paris; tous les étrangers s'empressèrent d'aller les voir, et il n'y eut que le portrait équestre de Napoléon, placé à Saint-Cloud, qui fut violemment enlevé par les Prussiens.

La mansuétude des princes alliés en s'emparant de Paris en 1814 est une des choses qui ont le plus contribué alors à adoucir les rapports de nation à nation et de proche en proche, à détruire ces haines si invétérées et si honteuses qui divisaient instinctivement les peuples de l'Europe. Cet exemple de modération donné par les ennemis de la France fut sans doute aussi ce qui aplanit le chemin du trône aux Bourbons, qui, sans ce précédent, se seraient peut-être cru le droit d'user de plus de rigueur. Pendant la première restauration, les hommes qui concevaient le patriotisme de la manière la plus rude et la plus sauvage furent souvent obligés de supporter avec le plus de sang-froid certaines mortifications qui les eussent fait entrer en fureur quelques mois auparavant. David en fournira un exemple. Les personnes à qui cet artiste témoignait de l'affection avaient l'habitude d'aller lui souhaiter sa fête le jour de la Saint-Louis. Parmi celles qui étaient les plus attentives à lui donner cette marque d'intérêt se faisait remarquer une dame de l'ancienne noblesse, fort âgée en 1814, et à laquelle David, à ce qu'il paraît, avait eu l'occasion de rendre un service très-important, lorsqu'il était membre du comité de sûreté générale. Cette dame, toute dévouée à l'ancienne monarchie, n'en avait pas moins conservé pour David une reconnaissance que le temps semblait rendre toujours plus vive. Aussi, sans compter certaines époques de l'année où elle rendait visite à David et à sa famille, ne manquait-elle pas de se présenter régulièrement le jour de la Saint-Louis avec un fort beau bouquet. À la suite de la première restauration, pendant tout le cours de l'année 1814, les lis qui distinguent l'écu de France avaient mis cette fleur à la mode, et on la cultivait à profusion. Si le lis, symbole de la puissance de la maison de Bourbon, était chéri de ceux qui se rattachaient à l'ancienne monarchie, les partisans de Napoléon et surtout les anciens républicains l'avaient en exécration. Sans faire attention à ces signes d'amour ou de haine politiques, la bonne dame, tout occupée de payer le tribut annuel de sa reconnaissance à David, et voulant lui offrir ce qu'elle avait trouvé de plus beau parmi les fleurs, lui présenta, le 24 août 1814, une tige de lis si grande et si fournie de fleurs, que l'on aurait pu difficilement retrouver la pareille dans Paris. Étienne se trouvait là lorsque Mme de *** entra avec son bouquet, et sa première idée fut d'observer la physionomie de son maître, pour découvrir si la distraction de la vieille dame ne donnerait pas lieu à quelque scène embarrassante. Mais David se levant tout à coup en la voyant entrer, sourit spirituellement à la vue de cette fleur intempestive, et fit à celle qui la lui offrait des remercîments où il parut mettre plus d'effusion que de coutume, comme s'il eût voulu lui tenir compte de son innocente méprise. Lorsque la bonne dame se fut retirée, David pria sa femme de donner ordre d'enlever le lis, en faisant observer que l'odeur pourrait incommoder. Puis se tournant vers Étienne, auquel il fit un sourire en montrant la fleur: «Cette excellente personne, dit-il, m'a donné ce lis avec la même candeur que la vieille femme qui portait son fagot pour brûler Jean de Hus. Il faut que je m'écrie aussi: O sancta simplicitas!»

Pendant la première année de la Restauration, David, peu satisfait comme tous les hommes de son parti qui espéraient mourir tranquilles sous le gouvernement de Napoléon, n'eut cependant pas à se plaindre des princes de la maison de Bourbon ni de leurs ministres. Il vécut retiré chez lui, évitant de se présenter dans les lieux publics et s'occupant à faire plusieurs portraits de personnes de sa famille, entre autres celui de sa femme qui avait redoublé de soins et de tendresse pour lui, depuis que la rentrée des Bourbons semblait donner des craintes pour son avenir. En se livrant à ces travaux, dont il se faisait plutôt une distraction qu'une occupation réelle, il acheva plusieurs compositions parmi lesquelles il soigna particulièrement celle d'Apelles et Campaspe qu'il exécuta bientôt après en exil. Cependant cette année de la vie de David fut perdue pour son art, et la seule satisfaction qu'il ait éprouvée alors lui vint des visites de la foule d'étrangers de marque venus à Paris, qui ne voyaient en lui que le grand artiste, le chef d'une école célèbre.

L'année 1815 ne lui fut pas plus favorable sous le rapport de l'art; et lorsque Napoléon rentra à Paris, au 20 mars, il n'est pas certain que ce retour, qui excita si vivement l'enthousiasme chez tous les Français qui portaient les armes, ait produit un effet analogue dans l'esprit des bonapartistes dont l'existence et l'avenir étaient mis en loterie sur la chance, jugée déjà fort douteuse, d'une victoire. Ce grand événement politique du gouvernement de Napoléon pendant les cent-jours compromit le repos d'une foule de gens restés obscurs depuis le 18 brumaire, et qui tout à coup, au 21 mars 1815, se trouvèrent obligés de prendre parti de nouveau dans la lutte qui s'engageait. David était plus qu'un autre dans ce cas. Il avait atteint sa soixante-septième année; non-seulement il était las et dégoûté à tout jamais des affaires publiques, auxquelles il avait renoncé et dont on l'avait éloigné, mais, environné d'une considération qu'il ne devait qu'à son talent, il ne voyait pas sans inquiétude des événements qui menaçaient de le priver de cet avantage sans espoir d'en retrouver aucun qui le compensât.

Néanmoins, lié par la reconnaissance, par des serments et par l'imminence même du danger auquel Napoléon se trouvait exposé ainsi que ses partisans, David alla faire visite à l'Empereur, et l'Empereur, malgré la complication de ses travaux et de ses inquiétudes, témoigna l'intention de voir le Léonidas aux Thermopyles, tableau dont il avait condamné le sujet, mais qu'il voulut connaître d'après ce qu'il en avait entendu dire. Cette fois la visite de Napoléon à l'atelier de David ne fut pas si pompeuse que quand, dans toute sa puissance, il était allé voir le Couronnement; et quoique ce fût bien plus un acte de souverain qu'il prétendait faire qu'une fantaisie d'amateur qu'il voulût contenter, en cette occasion, Napoléon mit à cette visite la réserve et la brièveté que la gravité des circonstances commandait. Bien qu'en entrant chez le peintre, il lui eût dit qu'il connaissait le tableau avant de l'avoir vu, et qu'il en avait entendu faire un grand éloge, cependant, après avoir considéré l'ouvrage, lui qui s'était toujours attendu à la représentation de l'attaque des Perses et de la défense vigoureuse des Spartiates, il témoigna son étonnement sur la disposition de la scène telle que David l'avait composée. L'artiste toujours plein de sa première pensée, expliqua alors son intention, fit connaître en détail son sujet tel qu'il l'avait conçu, mais Napoléon ne put jamais se faire à l'idée de David, qui, au lieu de peindre le combat même, avait choisi le moment qui le précède.

Quoi qu'il en soit, l'Empereur témoigna sa satisfaction à son premier peintre, et lui dit au moment de le quitter: «Continuez, David, à illustrer la France par vos travaux. J'espère que des copies de ce tableau ne tarderont pas à être placées dans les écoles militaires; elles rappelleront aux jeunes élèves les vertus de leur état.»

Cette visite de Napoléon dans le malheur faite au peintre rappelait celle dont il avait honoré l'artiste dans tout l'éclat de sa puissance; cela seul eût engagé David. Bientôt le fils aîné de l'artiste fut nommé préfet, et le plus jeune obtint le grade de chef d'escadron dans les cuirassiers de la garde. Quant à ses deux gendres, généraux de Bonaparte, ils étaient rentrés sous les drapeaux de Napoléon.

C'est dans de telles circonstances que se trouva David, lorsque, à la suite de la constitution de l'empire, furent présentés les actes additionnels, par lesquels, en jurant de la maintenir, on excluait les Bourbons du trône. L'acceptation de ces actes additionnels fut sans doute, pour une grande partie de ceux qui se rallièrent à Napoléon pendant les cent-jours, une résolution des plus hasardeuses, mais pour les hommes qui, ainsi que David, ayant voté la mort de Louis XVI, n'avaient eu à se plaindre cependant d'aucune vengeance particulière ou juridique du gouvernement de Louis XVIII, il est clair qu'à la veille de la bataille de Waterloo, c'était pour eux une question de vie ou de mort.

Sans parler des intérêts de l'avenir de sa famille, liés au sort de Napoléon, David avait à peser, pour ce qui le touchait personnellement en cette affaire, si l'indulgence du gouvernement de Louis XVIII à son égard pouvait entrer en comparaison avec la protection de Bonaparte, qui lui avait offert un asile dans son armée, à la suite de la terreur; qui, premier consul, l'avait rétabli honorablement dans le monde et l'avait enfin comblé de faveurs et d'honneurs pendant son règne. La comparaison était évidemment tout en faveur du dernier souverain, pour lequel d'ailleurs il est inutile de dire que David avait une prédilection aussi marquée qu'il avait d'aversion pour l'autre.

Ce qui fit honneur à David en signant les actes additionnels, en s'exposant à la vengeance des Bourbons et en restant fidèle à Napoléon, c'est que dans les premiers jours de juin (1815), lorsque tout le parti militaire s'enivrait d'avance de la victoire sur laquelle il comptait, l'artiste faisait partie du grand nombre de ceux qui regardaient la destinée de Napoléon comme accomplie, et d'autre part, qu'en outre il était certain que s'abstenir de signer les actes additionnels, c'était assurer la tranquillité du reste de ses jours. Mais vaincu à Waterloo, Napoléon abdiqua l'empire, et David n'eut plus d'autre protection que celle de son talent. Ainsi que les régicides signataires des actes additionnels, il fut donc condamné à l'exil cinq mois après, en vertu d'une loi rendue par les deux chambres le 12 janvier 1816.

Pendant l'espace de temps qui s'écoula depuis la journée de Waterloo jusqu'à sa condamnation, David vécut plus retiré que jamais, s'occupant à faire des études, des portraits et des compositions. Son art paraissait avoir un charme nouveau pour lui depuis que, déjà chargé d'années, forcé de se faire une existence nouvelle, il prévoyait qu'il ne finirait pas ses jours dans son pays. Les derniers temps que cet artiste passa en France furent pour lui pleins de tristesse, et quoique l'austérité de ses manières ne lui permit jamais de se laisser aller à la plainte, même au sein de l'amitié, cependant, pour ceux qui le connaissaient, il était facile de juger par certains souvenirs qu'il invoquait, par les attentions délicates qu'il montrait plus souvent que de coutume à ceux qui l'entouraient, que son âme était habituellement et profondément émue.

Quelques-uns de ses élèves se montrèrent plus assidus que jamais auprès de lui pendant ces tristes jours. Mais Gros fut celui de tous qui obéit le mieux en cette occasion à la générosité de son coeur. Sans faire la moindre attention aux fâcheux résultats que sa conduite pourrait avoir pour lui, homme célèbre, peintre habile, qui ne renonçait point à participer aux travaux que pourrait lui confier le gouvernement des Bourbons, Gros tout occupé de l'abandon de son maître, inquiet sur son avenir, ne cessait d'aller le soutenir de sa courageuse amitié et de l'entretenir de ses généreuses espérances.

Protégé par son obscurité, Étienne n'avait point le même mérite en assistant son maître, mais il se rendait souvent près de lui, parce qu'il savait que sa société lui était douce et que sa conversation interrompait le cours habituel de ses tristes pensées. Ils s'entretenaient sur les arts, sur les ouvrages de l'antiquité, vers lesquels David se sentait alors vivement ramené. Versé dans la théorie et la pratique de la perspective, Étienne offrait le secours de son talent à son maître, qui plus d'une fois ne dédaigna pas d'en faire usage, lorsqu'il voulait coordonner les personnages d'une esquisse avec les accessoires qui devaient les entourer. D'autres fois ils parcouraient des cartons remplis de gravures, de grands livres où David avait fait rassembler les études qu'il fit à Rome quand il étudiait l'antiquité pour échapper à la manière académique; en revoyant ces tentatives laborieuses, ces études faites dans sa jeunesse, et auxquelles s'étaient attachées tant d'espérances, plus d'une fois il laissait échapper un soupir qui semblait résumer tous les événements qui avaient agité les trente dernières années de sa vie. Un jour, en feuilletant ainsi ces cartons, David retrouva deux esquisses de la main d'Étienne. L'une représente Cimon faisant embarquer les femmes et les enfants au Pirée, pour défendre Athènes; et l'autre, Léonidas se préparant avec ses Spartiates au combat. Ces deux compositions, que David avait distinguées dans les concours institués dans l'atelier de ses élèves, avaient été honorablement placées par lui dans ses cartons. Le maître, mû par une bienveillance que la disposition de son âme rendait sans doute plus vive encore, renouvela les éloges qu'il avait donnés autrefois à ces essais; puis, tirant tout à coup l'esquisse de Léonidas du carton: «Tenez, mon cher Étienne, dit-il, je vous rends ce dessin que vous m'avez prêté et qui m'a fourni l'idée de deux groupes que j'ai placés dans mon tableau des Thermopyles. Gardez-le, ce sera tout à la fois un souvenir de vos études et de la manière dont travaillait votre maître. Quant à celui de Cimon, cette esquisse me plaît, vous me l'avez donnée, je la garde[71].»

Étienne ne put pas voir alors David aussi souvent qu'il l'eût désiré; la présence des troupes étrangères à Paris multipliait tellement les devoirs que les citoyens avaient à remplir pour assurer le repos de la ville, que l'on était rarement maître de son temps et de ses actions. Plusieurs jours s'étaient passés sans qu'Étienne eût pu remplir ce devoir, lorsqu'il reçut de son maître l'invitation de dîner chez lui, la veille de son départ pour l'exil.

L'élève s'y rendit. La famille de David était absente à l'exception de sa femme. Si quelque chose peut faire connaître le caractère d'un homme, c'est à coup sûr la contenance que David conserva en faisant les honneurs d'un pareil repas. Il était placé au milieu de la table, ayant sa femme à sa droite, son élève à sa gauche. Pendant tout le dîner, il servit lui-même, en parlant de choses indifférentes, comme de coutume, et sans laisser échapper un seul mot qui fît allusion à son éloignement de la France, à l'avenir qui l'attendait ou aux hommes qui le frappaient d'exil. Attentif à prévenir les désirs d'Étienne à table, il ne lui donna aucune marque extraordinaire de tendresse, mais sut lui faire sentir, par l'exactitude et la fréquence de ses soins, qu'il avait besoin de le sentir près de lui en ce moment suprême. Plusieurs fois la femme de David, qui, dans ce jour, paraissait être soutenue, animée même par des espérances qu'elle exprima plutôt par des mouvements de joie que par des paroles bien claires, devint l'objet de l'attention de son mari, qui l'engagea à conserver plus de calme. En somme, quoiqu'il s'en faille bien qu'Étienne soit resté froid en cette occasion, cependant ni son maître ni lui par conséquent ne se laissèrent aller à ces élans de tendresse que l'on se prodigue ordinairement en semblable circonstance. Étienne en se retirant dit adieu à son maître, qui l'embrassa, ce qui n'était jamais arrivé; il embrassa ensuite Mme David, qui lui dit en lui donnant la main: «Soyez tranquille, j'aurai bien soin de votre maître.» Le lendemain, David était en route pour Bruxelles.

Jamais peut-être l'influence d'un homme de talent n'a été plus forte que celle qu'exerçait David à Paris et dans toute la France; mais, dès le lendemain de son départ pour l'exil, les artistes, à peu d'exceptions près, se sentant affranchis de sa longue autorité, affectèrent tout à coup mille prétentions qu'ils avaient tenues soigneusement cachées jusqu'alors. Ce fut, dans des proportions plus grandes et dans des intentions beaucoup plus graves, un hourra tumultueux qui rappelait les bruyantes espiègleries des élèves de ce maître lorsque, après les avoir corrigés, il s'éloignait de l'atelier. L'école et les principes de David étaient presque universellement rejetés.

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