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Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

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XII.

TEMPS D'EXIL.—MORT DE DAVID.—ÉCOLE NOUVELLE.—1816-1825.

Rien n'est plus dangereux pour la gloire d'un artiste que les louanges qui lui sont indiscrètement prodiguées. Les regrets qu'excita l'exil de David chez ses admirateurs sincères, et surtout les déclamations des partisans de Napoléon, qui exploitèrent l'expulsion de David au profit de la haine qu'ils portaient aux Bourbons, furent les premières causes du refroidissement du public à l'égard de David et de ses doctrines. À en croire les écrivains et les critiques qui exaltèrent le mérite de l'artiste, David était dans toute la force de son talent; le tableau des Thermopyles devait passer pour le meilleur ouvrage qu'il eût encore fait, et on pouvait attendre de sa main un nouveau chef-d'oeuvre qui surpasserait tout ce que l'on connaissait déjà de lui. Bien plus, ces paroles inconsidérément avancées furent répétées, soutenues avec passion; et pendant tout le temps de l'exil de l'artiste, à chaque production nouvelle qu'il acheva sur la terre étrangère, on ne manqua pas d'assigner à la dernière une supériorité marquée sur la précédente.

Deux motifs que la faiblesse humaine doit faire juger avec indulgence ont entretenu cette illusion pendant les années que David a passées à Bruxelles: l'esprit de parti dans la capitale de la France, et à Bruxelles, le désir qu'avaient tous les amis de David de l'entourer en pays étranger d'une atmosphère de gloire qui ne lui permît pas de s'apercevoir des rigueurs de l'exil. En effet, la plupart de ses élèves belges, MM. Odewaere, Navetz, Paelinck, Moll et Stapleaux, entre autres, n'ont pas manqué un seul instant, par leurs efforts particuliers ou réunis, de rendre les dernières années de leur maître aussi douces, aussi belles qu'il était possible qu'elles le fussent. Si, dans l'estime qu'ils ont témoignée pour les derniers ouvrages de leur maître, ils ont été, ainsi que beaucoup de critiques de Paris, au delà de ce que la stricte vérité exigeait de dire, loin de les en blâmer, il n'est personne au contraire qui ne respecte cette illusion filiale. Mais si les malheurs et l'âge de David rendaient excusable et même juste cette prolongation de sa gloire jusqu'au moment de sa mort, à partir de son dernier jour il a fallu dire la vérité.

Cette tâche a été remplie par celui qui retrace cette histoire, et la postérité, qui a déjà commencé son action sur les oeuvres de David, signale les Sabines et le Couronnement comme les deux plus grands efforts de son talent dans des sujets de genres différents.

Quant aux ouvrages qu'il acheva en exil, quoique dans tous on retrouve des détails et parfois des parties importantes, où tantôt l'accent de la nature et tantôt, l'élévation du style ne le cèdent pas aux qualités analogues qui brillent dans des productions beaucoup plus complètes de lui, il faut avouer cependant que pris dans leur ensemble, ce que David a peint à Bruxelles est inférieur aux grands ouvrages qu'il acheva plusieurs années avant son exil. Quoi qu'il en soit, la célébrité de David était non-seulement intacte lorsqu'il quitta la France, mais son malheur le rendit plus grande en pays étranger qu'elle n'avait jamais été. Dès qu'il fut arrivé à Bruxelles, le roi de Prusse, par l'intermédiaire du comte de Gortz, son ambassadeur près de la cour de France, lui fit offrir la direction des arts dans son royaume.

«Monsieur, lui écrivait de Paris (12 mars 1816) le comte de Gortz, le roi, mon maître, me charge de vous faire savoir que Sa Majesté, charmée de fixer un artiste aussi distingué que vous, aimerait que vous vinssiez vous établir dans sa capitale, où Sa Majesté est disposée à vous procurer une existence agréable et tous les secours dont vous pourriez avoir besoin.

«Votre départ pour Bruxelles ne m'ayant pas permis de m'entretenir avec vous des intentions de Sa Majesté, je vous engage à écrire de suite et directement à Son Altesse Monseigneur le prince d'Hardenberg, à qui vous ferez connaître vos voeux. Je prends toutefois le parti de vous adresser un passe-port avec lequel vous vous rendrez, si vous voulez, à Berlin, où vous trouverez un accueil digne de vos talents…»

M. Alexandre de Humboldt, Prussien de nation et collègue de David à l'Institut de France, unit ses instances à celles du comte de Gortz pour engager l'artiste proscrit à se rendre aux offres du roi de Prusse. Mais, malgré ce qu'elles avaient d'honorable et de flatteur, David, naturellement peu disposé à mettre son talent et sa personne au service d'un autre pays que le sien, voulut prendre le temps de se consulter. Une indisposition grave de sa femme lui en fournit l'occasion; s'adressant donc au prince d'Hardenberg, comme le comte de Gortz le lui avait conseillé, il témoigna sa reconnaissance de ce que l'on voulait faire pour lui, tout en priant le prince d'attendre sa réponse définitive jusqu'au moment où sa femme serait rétablie. Le prince de Hardenberg répondit à David qu'il trouvait la cause du retard de son voyage à Berlin trop légitime pour que le roi ne l'approuvât pas; qu'on l'y attendait toujours avec impatience; et il finissait sa lettre par ces mots: «Sa Majesté vous accordera toutes les facilités que vous pourrez désirer pour votre établissement, et je serai charmé de pouvoir m'entendre avec vous à ce sujet immédiatement après votre arrivée à Berlin, dont je vous prie de vouloir bien me prévenir.»

Cependant la maladie de Mme David se prolongeait et la réponse si vivement attendue à Berlin n'arrivait pas. Le prince d'Hatzfeld, alors ambassadeur de Prusse auprès du roi des Pays-Bas, fut chargé de joindre ses instructions verbales aux offres qui avaient déjà été faites par son souverain, et il se rendit chez l'artiste, qui était absent de chez lui. Le lendemain David se présenta chez l'ambassadeur, qui, après lui avoir rappelé l'objet des lettres qu'il avait déjà reçues, ajouta: «Mais pourquoi ne pas vous rendre aux invitations de mon roi? Il met le plus grand prix à vous voir habiter sa capitale… Quel était votre traitement comme premier peintre de Napoléon?—Douze mille francs.—Oh! le roi ferait mieux que cela; l'intention de Sa Majesté est de vous posséder comme ministre des arts. Vous jouirez de tous les avantages et des honneurs dus à ce titre; allez à Berlin créer une école de peinture, soyez-en le directeur; la reconnaissance du roi sera sans bornes si vous acceptez.—Mon grand âge, la faiblesse de la santé de ma femme, répondit David, mon amour de l'indépendance, les bontés dont le gouvernement des Pays-Bas m'honore, et le désir de répondre à des instances aussi flatteuses que celles que vous me faites, toutes ces causes, prince, sont de nature à me jeter dans une grande perplexité; permettez-moi donc de prendre quelques jours pour répondre.»

David jugea à propos de ne pas se décider sans prendre conseil. Il s'adressa à deux de ses compagnons d'exil, Cambacérès et Sieyès, auxquels, après avoir exposé l'offre qui lui était faite, il fit part encore de toutes les lettres qu'il avait reçues à ce sujet, et de son dernier entretien avec le prince d'Hatzfeld. L'ex-archi-chancelier de Napoléon l'engagea d'accepter; Sieyès, au contraire, lui conseilla de n'en rien faire. «Libre, indépendant, honoré et dans l'aisance, pourquoi, dit-il à l'artiste, renonceriez-vous à ces avantages?»

Cet avis prévalut, et dès le jour suivant, David alla chez l'ambassadeur, à qui il porta son refus en s'excusant ainsi: «Les bontés de votre roi m'honorent, et j'en sens tout le prix. Elles signaleront une époque remarquable de ma vie, et présenteront le roi de Prusse à la postérité comme l'ami des arts et le protecteur de David dans son exil. Veuillez être auprès de Sa Majesté l'interprète de ma profonde gratitude. Je suis vieux, j'ai soixante-sept ans; qu'elle me permette de conserver la tranquillité dont je jouis sous un gouvernement conforme à mes opinions.» Malgré ce refus positif, la cour de Prusse ne perdit pas encore tout espoir. La princesse d'Hatzfeld, accompagnée de ses trois filles, voulant faire une nouvelle tentative, alla chez David au moment même où la comtesse L…, amie particulière du roi de Prusse, s'y rendait avec les mêmes intentions. «Je regarde comme un heureux présage, dit la princesse à cette dame, que vous réunissiez vos efforts aux nôtres. M. David est inébranlable; veuillez bien peindre sa résistance à Sa Majesté, de manière à la convaincre que nous avons employé tous les moyens pour le persuader.» Malgré ces instances nouvelles, David tint bon et refusa. Enfin, le frère du roi de Prusse vint chez l'artiste sous le nom du prince de Mansfeld, et lui dit qu'il avait ordre de son souverain de l'emmener à Berlin dans sa voiture, «Eh bien! monsieur David, lui dit-il, vous rendez-vous enfin à nos voeux? Allons, décidez-vous à partir avec moi; nous voyagerons ensemble.» Puis, se tournant vers le portrait du général Gérard, qui était commencé et sur le chevalet: «J'espère, ajouta-t-il, que vous débuterez par me peindre comme le général. Votre présence nous comblera de joie.» Mais David resta inébranlable dans sa résolution, s'établit à Bruxelles et reprit le cours de ses travaux de peinture.

L'ardeur nouvelle que mit David à produire pendant son exil, et les nobles efforts qu'il fit pour développer son talent sous des formes et dans des modes qu'il n'avait pas encore employés, indiquent peut-être mieux que tous les travaux précédents de sa vie à quel point son âme était vivace, énergique et susceptible de grandes résolutions quand il s'agissait de son art. Les paroles qu'il dit quelque temps avant sa mort, et lorsque sa main lui était devenue tout à fait inutile, serviront encore à faire éclater cette vérité, et à prouver ce que l'expérience a démontré si fréquemment, que chez les hommes d'un mérite extraordinaire, l'âme ne s'affaiblit pas, mais qu'elle est seulement trahie par les organes de la vie matérielle.

«Je me sens l'imagination aussi vive et aussi fraîche que dans les premières années de ma jeunesse, disait-il à ses amis qui l'entouraient, je compose avec la même facilité tous les sujets qui me viennent à la pensée; mais quand je prends mes crayons pour les tracer sur la toile, ma main s'y refuse.»

Cet affaiblissement de la main, dont l'artiste ne dut naturellement s'apercevoir que quand il fut complet, on en saisit les symptômes dans les dernières figures qu'il a peintes dans le tableau des Thermopyles et surtout dans les personnages qui occupent le fond de cette composition. Il est juste, cependant, de faire observer que dans le premier et le dernier des grands ouvrages qu'il a achevés en exil, on remarque plusieurs parties que le peintre a traitées avec une audace et une verve qui n'appartiennent ordinairement qu'à la jeunesse. C'est l'Amour quittant Psyché et Mars désarmé par Vénus[72]. Sensible au reproche qu'on lui avant souvent adressé de n'être qu'un imitateur, qu'un copiste même de l'antique, David, rassemblant tout ce que son instinct et son talent avaient encore de force pour imiter la nature sans chercher à la modifier et à l'embellir, acheva le tableau de l'Amour et Psyché, et prouva qu'il pouvait représenter le naturel, même sans choix, copié immédiatement sur le modèle. Cet ouvrage, lorsqu'il fut exposé à Paris, vers 1823, valut les louanges et attira les critiques les plus excessives à l'auteur, et on peut le regarder comme le dernier de ceux de David qui ont eu de l'influence sur l'esprit des jeunes artistes qui en ce moment s'apprêtaient à faire une révolution dans l'art de la peinture. Les admirateurs exclusifs des anciens ouvrages du peintre des Sabines et des Horaces ne purent lui pardonner d'avoir ainsi représenté la nature telle quelle, dans un sujet appartenant à la plus haute poésie; tandis qu'au contraire ceux qui repoussaient les doctrines antiques et demandaient du naturel à tout prix surent gré au vieil artiste exilé de se rajeunir en quelque sorte à la fin de sa carrière, en admettant des principes contraires à ceux qu'il avait professés jusque-là.

Sans aborder encore cette querelle, il faut ajouter cependant que, dans ce tableau de l'Amour et Psyché, si David a sacrifié certaines convenances que semble exiger le sujet, il a imprimé à ses figures un accent de vérité dans les formes, au coloris même et à l'expression, qui classe ce tableau dans une catégorie toute différente de celle où se rangent ses autres productions. Évidemment il a cherché cette fois à rendre la nature avec cet instinct fort qui a dirigé plusieurs peintres hollandais et flamands. Cet effort tenté à l'âge de soixante-huit ans, et par un artiste qui avait affermi sa réputation en Europe en travaillant jusque-là dans une direction toute contraire, un tel effort mérite d'être consigné dans l'histoire de ce peintre.

Toutes les autres productions, même les plus faibles, achevées en exil, ont au moins ce grand mérite, qu'elles témoignent que le peintre s'est aventuré chaque fois dans une voie nouvelle, ce qui fut la disposition d'esprit naturelle et constante de l'auteur du Saint Roch, des Horaces, du Socrate, du Marat, des Sabines et du Couronnement.

La composition du Mars désarmé par Vénus peut être considérée comme le retour et le dernier hommage du peintre à ses idées, à ses rêves de prédilection pendant sa longue carrière. Contre les principes qu'il s'était prescrits et qu'il a toujours observés en France, de poétiser, comme il disait, les sujets tirés des historiens; pendant ses années d'exil, il puisa plus d'une fois ses sujets dans des livres de poésie, comme le prouve le choix des scènes de l'Amour et Psyché, de Télémaque et Eucharis, de la Colère d'Achille, et enfin de Mars et Vénus. Pour juger ce dernier tableau avec équité, il ne faut pas oublier que David l'a achevé à l'âge de soixante-seize ans; et alors on reste confondu de la délicatesse et de l'énergie d'exécution qui brillent en plusieurs parties de cet ouvrage de sa vieillesse. Lorsqu'il parut à Bruxelles, il produisit le plus grand effet, et la rétribution que l'on exigeait de ceux qui venaient le voir fut consacrée au soulagement des vieillards des hospices de Sainte-Gertrude et des Ursulines.

La curiosité des Parisiens ne fut pas moins vivement excitée par ce dernier ouvrage du peintre de l'empereur Napoléon, et si l'exposition que l'on en fit, en 1825, à Paris, avec beaucoup d'autres tableaux du maître, fut pour la nouvelle école, qui allait renverser momentanément celle de David, une occasion de triomphe, elle eut l'avantage de rendre publiques plusieurs productions, le Marat entre autres, qui n'étaient point connues des dernières générations.

Nul doute que le conseil donné à David par Sieyès ne fût le bon; et, quelque distingué qu'eût pu être l'accueil que le roi de Prusse aurait fait au premier peintre de Napoléon, David n'eût pas vécu au milieu de plus d'hommages qu'à Bruxelles, et eût été beaucoup moins indépendant à la cour de ce prince que dans la position qu'il s'était choisie. Cette position était vraiment honorable, et, en s'y tenant, l'artiste usa du seul moyen qu'il eût de rester Français malgré l'exil dont on l'avait frappé.

Contre l'ordinaire, la vie de David a mieux fini qu'elle n'avait commencé, et l'on serait tenté de croire que la peine de l'exil, si terrible ordinairement pour les hommes, devait donner à celui-ci un calme d'esprit, une justesse de jugement et une fermeté de résolution qu'il n'avait jamais montrées auparavant. Relativement à sa satisfaction intérieure d'artiste, peut-être n'a-t-il jamais exercé la peinture avec plus d'indépendance et d'agrément qu'à Bruxelles. Sa fortune s'y est accrue, car, outre les sommes que lui valut l'exhibition de plusieurs de ses ouvrages (celle de Mars et Vénus, notamment, rapporta 45 000 francs), on lui commanda une copie du Couronnement de Napoléon qui lui fut payée 75 000 francs. Quant aux égards et aux honneurs, il en était continuellement comblé, et il ne passait pas un étranger marquant à Bruxelles qui ne s'empressât d'aller rendre hommage au talent du peintre de Napoléon. Le roi des Pays-Bas lui-même, Guillaume, se sentait fier de posséder David dans ses États, et souvent, à la promenade, il prévenait la politesse du peintre en lui faisant un salut affectueux. Ses élèves belges, on l'a déjà dit, ne perdaient aucune occasion de lui être utiles ou agréables, et il avait auprès de lui sa femme et fort souvent le reste de sa famille.

David avait repris à Bruxelles ses habitudes de Paris; sa journée était remplie par les travaux de son atelier, la conversation avec ses amis ou avec ses élèves, et le spectacle. Chaque soir il se rendait au théâtre, où il avait adopté une place à l'orchestre, et lorsque par hasard il ne l'occupait pas, elle était respectée. Si quelque étranger la prenait par méprise, tous les voisins l'avertissaient, en disant: «C'est la place de David.» Plus d'une fois même, lorsque dans les pièces que l'on représentait quelque passage faisait allusion ou au talent ou aux infortunes d'un artiste, il arriva qu'on lui en fît l'application en lui adressant d'une manière directe des applaudissements. C'était même au théâtre que se rendaient les étrangers curieux de voir l'artiste célèbre, mais qui n'avaient pu avoir accès chez lui.

À l'occasion de ces visites faites ainsi par des curieux, on a rapporté, dans quelques journaux de ce temps, une anecdote qui pourrait bien avoir été forgée malignement par ceux qui voyaient avec regret l'exil de David changé en une espèce de triomphe. On prétend que, l'artiste exilé étant à l'orchestre du théâtre de Bruxelles, un Anglais, qui depuis longtemps témoignait le plus vif désir de le voir et de lui parler, parvint à s'approcher de lui pendant un entr'acte, et qu'après quelques civilités réciproques, l'étranger témoigna au peintre le plaisir, le bonheur même qu'il ressentait de se trouver près d'un si grand homme et d'avoir pu lui toucher la main. Quoique assez accoutumé à ces témoignages d'admiration, David, flatté cependant de la démarche d'un homme qui semblait avoir choisi un lieu public pour mieux faire éclater son enthousiasme, dit à l'Anglais: «Vous êtes donc un amateur bien passionné des arts, monsieur, que vous veuillez les honorer ainsi en témoignant une admiration si grande pour ceux qui les cultivent?—Moi, monsieur, point du tout, dit l'étranger, je voulais voir les traits et toucher la main de l'homme qui a été l'ami de Robespierre.»

Cette anecdote, il faut le redire, a probablement été faite à plaisir; cependant l'incroyable admiration des radicaux de tous les pays pour Robespierre, pour Marat et d'autres hommes de la révolution, ne rend pas improbable qu'il se soit trouvé un Anglais assez fou pour féliciter sincèrement David de ses anciennes amitiés de 1793.

Outre les témoignages de considération qu'il reçut des princes étrangers et des hommes marquants dont il fut entouré pendant son exil, il lui en vint de France qui n'étaient pas moins éclatants et qui durent le toucher bien davantage. Plusieurs dames élevèrent la voix en sa faveur; et soit par leurs écrits, soit par leurs démarches, elles firent de nobles efforts auprès du gouvernement des Bourbons, pendant les dernières années de l'exil du peintre, pour le faire rentrer en France. Mme de Genlis, dans ses Mémoires, écrivit ces généreuses paroles: «J'ai blâmé David, j'ose le dire, avec énergie, dans le temps de ses erreurs; mais il est malheureux, il est exilé, il gémit sous le poids de la vieillesse et des infirmités; je ne vois plus en lui que son infortune et son talent sublime. Enfin, tout le rappelle à ma pensée quand j'admire le talent supérieur de ses élèves: oui, les nombreux chefs-d'oeuvre de Gérard, de Girodet, de Gros, semblent implorer son rappel; et la gloire, la conduite, les sentiments de ces illustres artistes, leur donnent à cet égard les droits les plus touchants.»

Mme Récamier, qui avait des sympathies pour toutes les infortunes nées de nos révolutions, fit les démarches les plus actives, et usa du crédit de ses amis les plus puissants pour obtenir le rappel de David en France.

Enfin, Gros, son élève, qui eut pour lui la tendresse d'un fils, employa tout ce que son talent et son âme généreuse pouvaient lui donner d'énergie, de patience et de crédit pour obtenir la grâce de son maître; mais inutilement. On ignore les conditions précises imposées à David par le gouvernement des Bourbons pour se racheter de l'exil, mais tout indique qu'elles furent telles, que l'artiste eut raison de ne pas les accepter.

Le témoignage de respect et d'admiration qui dut le plus toucher David, après les vains efforts que l'on avait tentés pour le faire rentrer dans sa patrie, fut sans doute la médaille que ses anciens élèves firent frapper en son honneur en 1823. L'exécution en avait été confiée à Galle, et lorsqu'il fut question de choisir celui qui serait chargé d'aller l'offrir au maître, tous ses élèves désignèrent Gros, qui, en effet, la porta à Bruxelles[73].

Les derniers mois de la vie de David prouvent combien sa vocation pour la peinture était irrésistible. Quand il s'aperçut que sa santé déclinait, que sa main devenait lourde, il résolut de ne plus peindre. Pour se distraire il faisait alors des promenades plus fréquentes, mais une passion invincible le poussait toujours à prendre de préférence les rues qui le ramenaient vers son atelier, situé à l'ancien archevêché de Bruxelles. Là il faisait l'inspection de tous ses meubles d'artiste, prenait un crayon et traçait quelques croquis sur les murs. Parfois, lorsqu'il croyait se sentir animé d'une force inaccoutumée, il allait jusqu'à reprendre ses pinceaux; mais, accablé par le poids de la palette, devenue un fardeau pour son bras affaibli, il la jetait loin de lui en s'écriant avec chagrin: «Ma main s'y refuse!»

Pendant l'été de 1825, il tomba malade au point que l'on craignit pour ses jours; sa femme devint paralytique, et leurs enfants, qui habitaient Paris, vinrent tour à tour à Bruxelles pour rendre les derniers soins à leurs parents. Pendant l'automne de la même année, David se rétablit, il se sentit même plus de forces qu'il n'en avait eu depuis longtemps: «Je rajeunis, je vais me remettre à peindre,» disait il à ceux qui l'entouraient; et, en effet, il entreprit un tableau de demi-figures de grandeur naturelle, représentant la Colère d'Achille. L'ardeur avec laquelle il commença cet ouvrage et en acheva une partie tient du prodige, ou plutôt prouve combien l'organisation de cet homme était vivace et énergique. Il ne pouvait quitter son chevalet; et, bien qu'il s'aperçût que cet excès de travail lui était contraire, il disait en souriant à ceux qui le regardaient s'acharnant à cet ouvrage: «Voilà mon ennemi; c'est lui qui me tuera.» Enfin, dans les premiers jours de décembre, une rechute qui lui ravit tout espoir de guérison l'empêcha de continuer; mais, ayant désigné M. Stapleaux pour finir l'ouvrage, il l'y fit travailler sous ses yeux, dictant en quelque sorte ses pensées à son élève. Enfin, au milieu de douleurs cruelles et lorsque sa vie allait s'éteindre, il eut assez de courage et put encore rassembler assez de force d'attention pour voir et corriger une épreuve du Léonidas aux Thermopyles, qui venait de lui être envoyée par Laugier, chargé d'en faire la gravure à Paris. David alité fit placer la gravure devant lui, demanda sa canne, avec laquelle il indiqua à M. Stapleaux les diverses corrections qu'il désirait que l'on fît: «Trop noir… Trop clair… La dégradation de la lumière n'est pas assez bien exprimée… Cet endroit papillote… Cependant… c'est bien là une tête de Léonidas…» dit-il, ne pouvant presque plus se faire entendre. Bientôt sa voix s'éteignit entièrement, la canne tomba de sa main et il rendit le dernier soupir. C'était le 29 décembre 1825, à dix heures du matin.

Les honneurs funèbres qui lui furent rendus à Bruxelles sont encore des preuves de l'immense célébrité que cet artiste avait acquise même depuis son exil. Après l'autopsie, on embauma le corps, qui fut exposé le 5 janvier 1826. Le 7, on le transporta de sa demeure à l'église de Sainte-Gudule. Le cortége du deuil qui l'accompagnait était composé:

1° Des élèves de l'académie royale de peinture et de sculpture, portant des couronnes de laurier et des palmes;

2° Des élèves de M. Stapleaux et de M. Rude, statuaire, portant des bannières surmontées de couronnes d'immortelle et de laurier. Sur chacune des bannières étaient inscrits les titres des principaux ouvrages de David, tels que Léonidas, les Sabines, Brutus, les Horaces, Mars et Vénus, etc., etc.;

3° De la musique de la garnison, exécutant des marches lugubres;

4° D'un char funèbre portant le cercueil, traîné par six chevaux noirs qu'autant de laquais vêtus de deuil conduisaient par la bride;

5° De M. Eugène David, fils du défunt, ex-officier supérieur en France, accompagné de MM. Merlin de Douai, Ramel, Hennery, le directeur de l'académie royale de peinture, et Michel, ecclésiastique attaché à l'église de Sainte-Gudule;

6° Le poêle était porté par six personnes: trois élèves de David, MM. Navez, Paelinck et Stapleaux, et MM. Rude, Vangel et Bodumont;

7° Du valet de chambre de David, en grand deuil, tenant l'habit de son maître, habit uniforme de l'Institut, décoré des insignes de commandeur de l'ordre de la Légion d'honneur.

Ce cortége s'était encore grossi des amis du défunt, des artistes de Bruxelles portant des flambeaux ou des couronnes, et d'une foule d'autres personnes, les uns suivant à pied et les autres en voiture. Tels furent les derniers témoignages d'admiration que l'on donna au peintre David sur la terre d'exil.

En France, ses élèves et les personnes qui continuaient d'apprécier ses ouvrages et ses principes avaient conservé pour lui et pour ses productions une respectueuse admiration. Cependant, dès le lendemain de l'exil de David on avait vu apparaître une secte nouvelle, d'artistes qui, par leurs discours d'abord, puis bientôt par leurs productions, avaient attaqué et étaient même parvenus à ternir momentanément la réputation et les ouvrages de David.

Mais cet événement tient une place trop importante dans l'histoire de l'art à cette époque, et fait ressortir trop vivement l'une des infirmités du coeur humain pour que nous ne nous y arrêtions pas. Sans parler des quatorze gouvernements sous lesquels Étienne a vécu, il a vu se succéder deux générations d'artistes, et de tous les spectacles pénibles dont il a été témoin dans sa vie, celui du mépris, de l'ingratitude cruelle des générations nouvelles à l'égard de celles qui les ont précédées, est l'un des plus tristes et des plus humiliants pour l'humanité. Quoique moins âgé de dix ou douze ans que Girodet, Gérard et leurs contemporains, Étienne a connu la plupart de ces artistes lorsque, jeunes encore, ils étaient dans l'ivresse de leurs premiers succès et de leurs triomphes sur les vieux académiciens; cela est triste à dire, mais ils furent sans pitié, et je ne doute pas que quelques-uns, vieux vers 1830, et se sentant pressés, menacés même par l'assurance orgueilleuse d'une école nouvelle, ne se soient reproché intérieurement d'avoir donné quarante ans avant l'exemple des duretés qu'on leur a fait subir.

Dans les années qui précédèrent 1816, les indices de déclin qu'on remarqua dans le tableau des Thermopyles, et surtout les malencontreuses productions de quelques-uns des derniers élèves formés par David, qui affectaient de n'admettre que le mode rigoureusement classique, lassèrent, non sans quelque raison, la patience de la jeune génération d'artistes à qui la présence du maître imposait encore, mais qui s'affranchirent de toute contrainte quand il fut sur la route de Bruxelles. Cette révolution dans les arts fut aussi subite et aussi complète que l'est dans un État le passage de la monarchie à un gouvernement populaire. L'importance des quarante ans de gloire et d'influence acquise par David et son école fut contestée, puis niée, et devint enfin un sujet de sarcasmes. Les jeunes peintres se révoltèrent contre la longue tyrannie de David, qui pendant quarante ans, disaient-ils, avait imposé son goût au public et aux artistes; à les entendre, ses ouvrages n'étaient que la copie de statues antiques coloriées en camaïeux; ses compositions n'avaient ni sens ni poésie, et ses personnages, placés un à un et sans intelligence, semblaient coulés en plâtre. Quant au respect que David professait et recommandait aux autres pour l'antiquité, ce n'était qu'un fanatisme au moyen duquel le maître et son école dissimulaient l'aridité de leur imagination et l'incertitude de leur but; enfin l'exactitude du dessin et de l'imitation des formes, ainsi que la recherche de la beauté visible, tant recommandée par ce maître, tout cela n'était dans l'idée des jeunes restaurateurs de l'art qu'un matérialisme païen introduit dans la peinture, ou une imitation machinale des objets dont les peintres d'alors ne pénétraient pas le sens. De la critique du maître et de son école, ils remontaient à celle de leur doctrine et des principes même qui avaient servi à la fonder. L'idée de la recherche du beau visible comme l'avaient faite les anciens fut réputée fausse et ridicule dans son application chez les modernes, et il fut reconnu que les ouvrages de la statuaire antique, uniquement faits pour plaire aux yeux, laissent l'âme froide et inactive. Mais, sans même chercher à déterminer le principe qu'il serait à propos de substituer à celui que l'on rejetait, ces jeunes artistes, fiers de leur indépendance et impatients de l'augmenter encore, avancèrent que l'unité d'école, quel que fût son principe, était une donnée fâcheuse; que la durée de celle de David en était la preuve, et qu'il était bien temps que chacun, n'obéissant qu'à son inspiration propre, à son originalité native, fixât lui-même les principes qui lui conviennent, étudiât la nature selon son goût et produisit des compositions à sa fantaisie. De là est résultée cette diffusion ou plutôt cette confusion de systèmes, dont le plus remarquable et le plus important est l'admission, la recherche même du laid, ce qui a fait admettre dans l'art l'imitation du naturel, quel qu'il soit et sous quelque forme qu'il se présente.

Quoi qu'on en ait dit, il est fort douteux que si David fût resté en France il eût eu assez d'influence sur la jeunesse qui menaçait depuis longtemps son école pour arrêter ou même pour tempérer la violence de la révolution dont on vient d'indiquer l'origine et la marche. Avec le déclin de son talent et son affaiblissement causé par l'âge et les maladies, il n'aurait pu résister à cette attaque. Plus jeunes et soutenus encore par l'opinion publique, Girodet, Gérard et Gros lui-même ne se sentirent pas assez forts pour résister avec leurs idées vieillies à des idées nouvelles. Tout concourt donc à faire penser que pendant l'exil, où David a été constamment environné d'hommages flatteurs et entouré si soigneusement d'une atmosphère de louanges, cet artiste a dû penser que sa gloire et celle de son école étaient demeurées intactes à Paris comme à Bruxelles; tout porte à croire qu'il a fini ses jours plus doucement sur la terre étrangère que s'il était mort à Paris, avec la conviction d'avoir survécu à sa gloire.

De tous les griefs imputés à David par l'école romantique, car tel fut le nom qu'elle se donna, le plus étrange et le moins fondé est sans doute l'influence tyrannique reprochée à ce chef d'école. Si l'autorité qu'a pu prendre un artiste sur l'esprit de ses contemporains par des études et des travaux où il a montré la puissance d'un talent qui s'est transformé complétement quatre ou cinq fois; si la soumission volontaire à des doctrines consacrées dans l'antiquité, renouvelées en 1772 et mises en pratique jusqu'en 1825 peuvent être considérées, l'une comme une tyrannie de la part du maître, et l'autre comme une lâche complaisance de la part de quinze ou seize cents artistes qui se sont fait un honneur de les suivre, certes David a gouverné l'art tyranniquement pendant l'espace de près de quarante ans, comme cela était arrivé près de trois siècles avant à Michel-Ange.

Ce n'est donc pas chose commune qu'une idée, un système, une doctrine dont les résultats ont été: un maître d'une grande habileté; sept ou huit élèves qui se sont distingués par une manière qui leur était propre et dans des genres souvent opposés, et enfin une école qui pendant quarante ans a donné une forte impulsion à tous les arts et même à l'industrie.

En somme, quarante années d'existence glorieuse suffiraient pour constater l'importance qu'ont eue David et son école, si, comme on le verra, le mérite de trois de ses élèves n'avait pas prouvé, après la mort du maître et au fort de l'anarchie qui régnait dans les arts en 1825, l'excellence des principes qu'ils avaient reçus et qui les mit en état de produire des ouvrages qui calmèrent l'effervescence de quelques novateurs imprudents et firent rentrer l'art dans ses véritables limites.

Revenons d'abord sur quelques faits antérieurs. En 1819, lorsque David, honoré à Bruxelles, était presque tourné en ridicule à Paris, parurent à l'exposition du Louvre deux ouvrages qui attirèrent particulièrement l'attention: le Gustave Wasa de M. Hersent, dont le mérite remarquable augmenta l'importance qu'avaient déjà les sujets anecdotiques, et le Radeau de la Méduse du jeune Géricault[74].

On ne parle pas ici de la vogue extraordinaire qu'eurent, à compter de 1815, les sujets militaires, les détails stratégiques auxquels le talent si ferme et si brillant de M. Hocace Vernet donna tant de popularité, parce que ce mode de peinture, considéré comme il doit l'être ici, ne fut réellement alors que la continuation de celui que Gros avait remis en honneur, par ses compositions de la Peste de Jaffa, et des Batailles du mont Thabor, d'Aboukir et d'Eylau. Mais dans le tableau du Radeau de la Méduse, il se trouvait des innovations importantes, si toutefois le mot innovation, qui n'est ici que relatif, convient à des moyens que Géricault avait empruntés aux peintres de l'école des Carraches et à quelques artistes français, à Jouvenet entre autres. Sans entrer dans les détails de la composition de la Méduse, une fois que l'on connaît et que l'on a adopté le point de départ de l'artiste, ainsi que le but qu'il se proposait, on ne peut disconvenir que son ouvrage ne soit remarquable et ne mérite de grands éloges. Mais, pour s'expliquer aujourd'hui le succès extraordinaire qu'il eut au Salon de 1819, il faut remarquer qu'il servit à peu près également le parti d'opposition politique qui rejetait la faute du malheur des naufragés sur la complaisance coupable avec laquelle le gouvernement des Bourbons distribuait ses faveurs, et la réaction violente des jeunes artistes qui voulaient détrôner David et renverser son école.

On reprochait au peintre des Sabines le choix des sujets pris dans les temps du paganisme, la recherche exagérée du beau visible, l'étude pédantesque du dessin, et surtout l'emploi du nu pris abstraitement, poétiquement, et sans qu'il fût raisonnablement motivé. Jusqu'à l'apparition du tableau de la Méduse, ces reproches ne furent guère que le sujet de conversations satiriques plus ou moins mordantes, plus ou moins spirituelles. Géricault, en homme de talent et d'exécution, car il n'y a jamais que ceux-là qui avancent les affaires, mit la main à l'oeuvre et réalisa, dans un tableau fort grand, toutes les idées, toutes les espérances de réforme artistique rêvées jusque-là par ses jeunes confrères. Dans le Radeau de la Méduse, il développa un sujet non-seulement moderne, mais du moment; l'état où se trouvaient les naufragés n'admettait pas la recherche du beau; le beau n'y étant pas nécessaire, le choix des formes, et le plus ou moins de pureté avec laquelle elles étaient rendues, devenait chose indifférente; enfin le nu qui y était prodigué se trouvait être une circonstance inévitable, puisqu'il était inhérent au sujet. L'ouvrage présentant des qualités incontestables, et faisant par cela même la satire la plus juste de l'abus que quelques élèves de David avaient fait des principes de leur maître, il arriva que la Méduse de Géricault, mise en avant par la jeune école comme l'expression la plus nette et la plus énergique de son système, occasionna une levée de boucliers contre le peintre exilé. De ce moment, les jeunes artistes se ruèrent dans la carrière avec l'impétuosité de jeunes soldats montant à la brèche. Au fond, Géricault n'avait eu l'idée que d'imiter la nature, sans choix il est vrai, mais sans s'appuyer systématiquement sur le laid; il avait peint du nu parce que son sujet l'y obligeait, et il n'avait point affecté, comme cela arriva bientôt après, de subordonner l'imitation des formes humaines à celle des vêtements et des accessoires.

Cet artiste si regretté, et si regrettable en effet, fit une chute de cheval qui le mit hors d'état d'entreprendre de grands travaux. Après avoir langui plusieurs années, il mourut en 1824, à l'âge de trente-quatre ans. Il avait donné des preuves éclatantes de la franchise et de l'énergie avec lesquelles il pouvait rendre les sujets compris dans le cercle de la réalité et dans les compositions; dans plusieurs croquis des dernières années de sa vie, on remarque une élégance et une élévation de pensée et de style qui donnent lieu de croire qu'il était appelé à devenir un peintre très-distingué.

Les ouvrages laissés par Géricault, si on les considère relativement à son âge et aux circonstances au milieu desquels ils les a produits, lui font donc beaucoup d'honneur; mais, forcé d'envisager ici son Radeau de la Méduse comme représentant une doctrine mise en opposition à celle de David, on ne peut plus y voir qu'une rénovation de l'école et de la manière de Jouvenet, en sorte que l'on est amené à conclure que l'effort de ce jeune peintre fut dirigé dans un sens rétrograde, et qu'il est loin d'avoir fait avancer l'art, comme on l'a cru pendant quelque temps. Mais enfin, le grand coup était porté contre les éléments matériels qui servait de premiers remparts à la doctrine de David. Le nu était proscrit, le beau rejeté, et le choix des sujets antiques absolument condamné.

Si les Français sont avides d'innovations en matière d'art, il faut remarquer aussi qu'ils s'y montrent peu inventifs. Les Italiens appelés en France par Charles VIII et François Ier y introduisirent la peinture; ce fut en Italie et d'après les maîtres de ce pays que se formèrent plus tard Poussin, Lesueur et Claude le Lorrain; vers 1772, ainsi qu'on l'a déjà dit, deux Allemands, Winckelmann et Heyne, ouvrirent la route de l'archaïsme que David a parcourue, et enfin à l'époque où nous sommes arrivés, vers 1819, la révolte contre l'école de David fut encore excitée par une influence étrangère. Mais cette fois l'impulsion a été double, car elle vint simultanément de l'Allemagne et de l'Angleterre.

Pendant les préparatifs de guerre que les nations du Nord firent de 1812 à 1814 pour se soustraire au joug de Napoléon, l'amour de la patrie se combina si fortement avec l'esprit religieux, qu'une espèce de poésie nouvelle où les souvenirs de la vieille Allemagne se liaient aux anciennes croyances chrétiennes servit à exalter l'enthousiasme militaire des populations germaniques, déjà sous les armes. Tous les souvenirs mythologiques et historiques des temps païens furent rejetés, et des armées entières se mirent en marche contre la France, en invoquant ceux de la terre natale et en relevant le signe de la croix. Ce grand mouvement patriotique et religieux, qui produisit d'abord la double invasion de 1814 et de 1815, après avoir donné une forme nouvelle à la poésie en Allemagne, ne tarda pas, en s'insinuant dans les autres arts, à renouveler les formes de la peinture. C'est de cette époque à peu près que date la nouvelle école allemande dont Cornelius et Overbeck peuvent passer pour les fondateurs et ont été les plus solides appuis.

L'humeur tant soit peu indévote des Français, jointe à la répugnance fort naturelle qu'ils éprouvèrent à étudier l'origine et les résultats d'un enthousiasme qui leur avait été si fatal, fut cause que le système religieux des nouveaux peintres allemands ne fut reçu avec quelque calme en France que vers 1822 et 23. Mais on l'accepta alors d'autant plus facilement, que depuis 1816 les idées audacieuses d'un poète anglais, lord Byron, et l'originalité d'un prosateur de la même nation, sir Walter Scott, avaient préparé les voies en effaçant de la mémoire des jeunes générations toutes les idées qui y avaient été le plus profondément enracinées jusque-là. Ainsi, en moins de deux ans, le résultat de la lecture des poésies de Byron fut de substituer une ironie amère et sérieuse aux formes moqueuses, mais gaies, du scepticisme de Voltaire, et de remettre en question l'importance des principes de toutes les grandes époques et le mérite de tous les grands hommes. L'antiquité, dont on avait fait depuis Winkelmann l'objet d'une étude presque exclusive, fut tournée en ridicule, bafouée et entièrement abandonnée. La mode fut de prendre la vie en dédain, la société en haine; et conformément aux exemples donnés par les héros des poëmes de Byron et par le poëte lui-même, on se fit moqueur, insolent par vanité, on affecta de n'établir aucune différence entre un divertissement et la débauche, pourvu que l'on trouvât un moyen de s'étourdir sur l'inanité reconnue des choses de ce monde. Les lecteurs enthousiastes de Byron affectèrent cet impertinent dédain, ce dégoût de la vie, cette insouciance pour le bien et le mal, cette indifférence pour le vice et la vertu, que l'on n'avait trouvés jusque-là que chez quelques individus rares, malheureusement organisés ou pervertis par l'orgueil de la naissance, par l'abus des richesses et des jouissances. Bref, les écrits de Byron produisirent en moins de deux ans tout un peuple de marquis plébéiens, cent fois plus insolents et plus désabusés que Byron lui-même, et se croyant le talent et le droit de tout penser et de tout dire. Cette déplorable influence des écrits et des manières du poëte anglais se manifesta en France dès les premières années de la Restauration, dans les oeuvres littéraires ainsi que dans les arts.

Mais cette impulsion fut double, avons-nous dit, et, en effet, dans le même moment où la bise poétique de Byron soufflait sur la France. Walter Scott, dont les romans charmaient les lecteurs de toutes les classes, préparait, grâce au point de vue dont il a envisagé l'histoire, une révolution importante dans les esprits, même les plus sérieux. Par l'attrait qu'offrent ses productions, par l'érudition piquante et solide qu'il mit si heureusement en oeuvre, il sortit des vieilles habitudes des savants, et trouva le moyen de donner à l'histoire moderne un charme qu'elle n'avait point eu jusque-là. Déplaçant l'intérêt, concentré jusqu'à lui sur les événements, sur leur importance et leur enchainement, il le porta plus particulièrement sur les personnages, peignant les moeurs de préférence aux faits, faisant connaître les allures des hommes plutôt que leurs desseins secrets, en un mot, ramenant l'histoire à la chronique et au mémoire. Ce mode littéraire, qui, ainsi que celui de Géricault en peinture, était au fond une marche rétrograde, fit cependant illusion aux meilleurs esprits; aussi les écrits, les romans de Walter Scott, après avoir évidemment dégoûté la génération présente de l'étude de l'antiquité, et lui avoir donné cet engouement exclusif pour celle du moyen âge, ont-ils conduit beaucoup de gens à traiter l'histoire en minutieux archéologues.

Enhardie par la tentative de Géricault, la nouvelle école de peinture, travaillée bientôt par la triple influence du mysticisme allemand, des poésies sataniques de Byron et de l'érudition pittoresque de Walter Scott, trois systèmes opposés, mais d'accord au moins pour mettre l'antiquité hors de cause, la jeune école se sentit assez forte pour jeter définitivement l'anathème sur le système de David, pour le stigmatiser en lui donnant le nom classique, mot qui alors, et dans l'opinion des romantiques, ne voulait dire autre chose que faux, usé et hors de la sphère des idées reçues.

Peu après l'exposition du Radeau de la Méduse, de Géricault, on avait vu surgir du sein de la tourbe romantique trois hommes de talent pleins d'idées et d'imagination: MM. Scheffer, E. Delacroix et P. Delaroche. Le premier, que l'origine de sa famille, la tournure de son esprit et de son talent rattachent aux idées et aux goûts des nations septentrionales, devint l'artiste de prédilection de la jeune école française, qui, à l'instar des jeunes peintres allemands, traita des sujets modernes et nationaux en mêlant des sentiments de patriotisme à des scènes passionnées ou tendres, sentimentales et quelque peu religieuses. Jamais M. Scheffer ne fit du laid de propos délibéré; mais, beaucoup plus préoccupé de l'action dramatique ou du sentiment intérieur de ses personnages que de leur extérieur, il s'appliqua surtout à l'expression du sens intime, négligeant d'abord l'imitation rigoureuse de la forme. Les sujets où son talent se développa le plus complétement sont ceux qui se prêtaient le mieux à cette forme de l'art; aussi réussit-il particulièrement à peindre Faust, Marguerite, le Vieux chevalier pleurant sur le corps de son jeune fils. Enfin la tendance mystique de son esprit, que l'on avait pu reconnaître déjà dans plusieurs de ses productions, s'est tout à fait développée dans les deux tableaux qu'il a exposés depuis: l'un représentant Françoise de Rimini, l'autre le Christ consolateur… Évidemment M. Scheffer, l'un de ceux qui ont introduit la manière romantique en France, a reçu et transmis l'influence de la nouvelle école de Cornélius et d'Overbeck.

D'un esprit plus téméraire et d'un goût moins sûr, M. Delacroix fut séduit par la poésie tour à tour sauvage, tendre et ironique de Byron, et crut se sentir appelé par la nature à peindre avec le laisser aller grandiose qui frappe dans les écrits du poëte anglais. Comme son modèle, mais plus souvent que lui, le jeune artiste français se permit des productions bizarres. On crut même voir, dans son Massacre de Chio, en 1826, la théorie du laid opposée systématiquement à celle du beau, et depuis, ce peintre n'a cru devoir modifier ni ses idées ni sa manière. Son Sardanapale, les scènes de Lara et du Corsaire, son Samaritain et sa Médée, ouvrages empreints de talent, offrent cependant des scènes sans clarté, où l'imitation du naturel exclut sans cesse les convenances du goût. C'est Byron, avec ses grands défauts excessivement exagérés.

Comme Walter Scott, M. Delaroche ne sort pas de la vie réelle, ne dépasse jamais le degré d'élévation que comporte la chronique plutôt que l'histoire; enfin il a charmé, attaché et subjugué le public par la vérité des expressions et le fini des détails de plusieurs de ses ouvrages, sa Jeanne Gray, entre autres.

Tel est le caractère du talent des trois hommes qui ont mis à flot la barque romantique, qui ont contredit le système classique de David, puisque tous trois ont traité exclusivement, et de parti pris, des sujets modernes, puisqu'ils ont rejeté l'étude de l'idéal de la forme et l'emploi du nu, puisqu'enfin leur intention a été de substituer absolument, dans l'art de la peinture, le beau moral au beau visible.

S'il ne se fût présenté dans l'arène romantique que des athlètes de la force et du mérite de ces trois jeunes peintres, le danger n'eût été ni de longue durée ni redoutable; mais, comme il arrive ordinairement dans les révolutions, les hommes qui les font sont bientôt dépassés dans leurs projets par ceux qui les ont aidés et qui les suivent. Aussi n'entreprendra-t-on pas d'énumérer les inconcevables extravagances barbouillées sur la toile par les mille et un imitateurs des trois peintres à qui l'école allemande, Byron ou Walter Scott avaient servi d'étoiles lumineuses; ce fut à qui d'entre eux reproduirait les scènes et les formes les plus laides, les plus ignobles, les plus révoltantes. Sous prétexte de faire naturel, il n'y eut pas de formes gauches et désagréables, d'infirmités même que ces peintres ne recherchassent avec soin pour les représenter dans leurs tableaux; et si l'on joint à ces inconcevables fantaisies celle de traiter le dessin et le modelé avec une incorrection préméditée, on pourra se former une idée juste de la cacophonie de tous ces ouvrages discordants et du désordre profond qui régnait dans l'esprit de la plupart de ces jeunes artistes.

Mais le public, malgré son amour des nouveautés, est juste au fond, et lorsqu'il s'aperçut, vers 1824 et 1825, qu'en dernière analyse cette nouvelle école, qui promettait tant de variété dans ses productions, était tout aussi esclave que l'ancienne des systèmes qu'elle avait adoptés; que, par exemple, aux Grecs d'Homère on substituait constamment les Grecs modernes; qu'à la nudité des héros païens on faisait succéder les éternelles armures chevaleresques; qu'à la recherche, peut-être trop constante, du beau, on opposait le parti pris de représenter l'horrible et le laid; on rabattit un peu des espérances qu'avait données l'école romantique, et deux de ses chefs, MM. Delaroche et Scheffer, sentirent bientôt qu'en ne se mettant pas en garde contre ces extravagances, ils risquaient de compromettre l'avenir de leur talent.

C'est ainsi que la partie était engagée parmi les jeunes peintres de la nouvelle école, lorsque les ouvrages d'un élève de David, qui, sans avoir obtenu le prix, était allé étudier à Rome et y avait perfectionné son talent dans la solitude, fixèrent l'attention de tous les spectateurs quels que fussent leur goût et leur école. Les sujets n'étaient que des scènes familières entre des paysans d'Italie, mais il y régnait une grâce, une élévation unie au naturel, qui charmaient sans que l'on sût pourquoi. Ces compositions, beaucoup mieux coloriées que celles qui sortaient ordinairement de l'atelier des élèves de David, se recommandaient particulièrement par le choix heureux des attitudes et des formes, et par une certaine pureté de dessin qui trahissait l'école où le peintre avait été enseigné. M. V. Schnetz, car c'est lui dont il est question, fut, depuis l'exil de son maître et l'invasion des peintres romantiques, le premier qui eut le privilége de ramener l'attention du public sur des tableaux dont la composition était attrayante sans être bizarre, et dont le coloris n'était pas entaché d'exagération. Traitant des sujets modernes, et les ajustant avec une originalité et un naturel qui leur donnaient le charme de la nouveauté, M. Schnetz, quoique élève de David, prit une place à part au milieu des nouveaux peintres, et se forma un groupe d'admirateurs que ses autres ouvrages rendirent chaque jour plus nombreux.

L'ami de M. Schnetz, son condisciple chez David, l'infortuné Léopold Robert parut bientôt après. On sait la glorieuse carrière qu'a fournie ce peintre, et certes ses beaux et nombreux ouvrages n'ont pas peu contribué, pendant le temps de l'anarchie romantique, à ramener les esprits vers les lois immuables de la raison et du bon goût[75]. À la vue de ses tableaux, chacun, par instinct ou par raisonnement, fut obligé de reconnaître que quelque nouveau, quelque bizarre même que soit en lui-même un sujet, le spectateur l'accepte avec plaisir lorsque le peintre a mis en oeuvre toutes les ressources réelles de son art pour lui donner de la vraisemblance et du charme; quand, au lieu d'exagérer ce qu'il peut avoir d'étrange, on donne à cette singularité tout l'attrait d'une chose simple, tout le mérite d'une scène humble, mais qui a été ennoblie et élevée par le talent de l'artiste. Aucun des disciples de David n'a mieux mis en pratique ce que le maître avait l'intention de faire, lorsqu'il disait «qu'il prenait ses sujets dans les historiens et les prosateurs, pour être maître de les poétiser à sa manière.» De quelques tribus de paysans, Léopold Robert a fait un peuple, un monde avec lequel chacun de nous vit, pense ou au moins désire de vivre et de penser.

La gravité et la vigueur du talent de Léopold Robert imposèrent le respect aux peintres romantiques dès 1824, lorsqu'il exposa son Improvisateur napolitain et ses Pélerines dans la campagne de Rome.

Mais les plus abandonnés de cette secte, ceux qui se riaient de la forme et du dessin, qui ne parlaient de la beauté des anciens et des sujets mythologiques qu'en assaisonnant leurs discours de sarcasmes contre les artistes qui s'occupaient encore de ces rêveries surannées, ces imprudents causeurs reçurent un rude échec lorsque M. Ingres, après avoir exposé le Voeu de Louis XIII, en 1824, traita bientôt après le sujet de l'Apothéose d'Homère.

M. Ingres, destiné par le sort à rester le dernier rejeton brillant de l'école de David, y était entré fort jeune, en 1796, et s'y était fait remarquer, dès ses premiers essais, comme l'un des élèves les plus distingués. Pendant le cours de ses études, il ne cessa d'attirer l'attention sur lui; et après avoir remporté le grand prix, en 1800, il employa les cinq années de son pensionnat à perfectionner son talent et revint en France pour le faire connaître. Le mérite particulier de cet artiste consiste dans l'énergie et la finesse avec lesquelles il sent, voit et sait rendre les modifications de la forme. Cette rare et précieuse qualité, cet instinct presque créateur au moyen duquel le peintre poursuit l'âme jusque dans les plus légères ondulations de l'épiderme, M. Ingres l'a toujours possédée à un degré éminent, et toujours il a vu se presser autour de lui un petit nombre d'hommes qui n'ont cessé de reconnaître et d'apprécier le caractère particulier de son talent. Cependant, lorsque vers 1805 il envoya de Rome le tableau de Thêtis implorant Jupiter; quand, plus tard, il peignit Napoléon sous le costume impérial et assis sur son trône, non-seulement ces productions ne furent pas goûtées du public, mais ceux même qui exerçaient alors la critique dans les journaux ne s'aperçurent pas des qualités réelles de l'auteur. Sensible aux critiques amères auxquelles il avait été en butte, mais décidé à suivre avec persévérance la voie dans laquelle il se sentait entraîné par la nature, M. Ingres, renonçant à tous les secours qu'il espérait trouver à Paris pour développer son talent, prit la résolution de retourner en Italie et d'y exercer son art selon son goût, sans s'inquiéter des avantages qu'il pourrait en retirer pour son bien-être. Pendant plus de quinze ans il vécut obscur et dans une honorable pauvreté, n'accordant rien aux exigences du goût et des modes qui se succédaient, mais perfectionnant toujours son talent au contraire dans la direction que son instinct lui avait fait choisir dès sa jeunesse. Cette constance dans les résolutions d'un artiste et le noble courage avec lequel il en a supporté si longtemps les tristes conséquences seront toujours un fait honorable pour M. Ingres, et qui devra éternellement servir d'exemple à ceux qui s'engageront dans la même carrière que lui.

En 1823, il était encore à Florence, pauvre et assez découragé, bien que le gouvernement français l'eût chargé de l'exécution d'un tableau représentant le Voeu de Louis XIII. Étienne, passant alors par cette ville, alla voir son ancien camarade, et le trouva en effet ayant à peu près terminé la figure de la Vierge, mais éprouvant des incertitudes et du découragement à l'idée de compléter son ouvrage. Frappé de la beauté de la Vierge, Étienne pressa vivement l'artiste de mettre la dernière main à un tableau qui devait incontestablement être goûté à Paris par tout ce qu'il y avait de connaisseurs éclairés et impartiaux. M. Ingres acheva en effet le Voeu de Louis XIII, l'exposa au Salon du Louvre en 1824, et, pour la première fois, reçut les justes éloges que méritait son talent.

Dans tout autre moment, cette justice n'eût été que naturelle; mais si l'on réfléchit que cette composition, dont la donnée est si simple, si sévère, brille par la pureté et la correction du dessin; les figures, et particulièrement celles de la Vierge et des anges, rappellent la majesté et le grandiose des personnages sacrés ou héroïques introduits dans les ouvrages de la renaissance ou de l'antiquité, on a peine à concevoir comment elle put trouver grâce auprès de cet essaim de jeunes artistes livrés alors à tout le dévergondage de leur imagination, et qui n'estimaient une oeuvre qu'en raison de l'excès de sa bizarrerie et de son étrangeté.

Mais, dans les idées les plus extravagantes que puissent admettre les hommes, on trouve toujours, quand on observe de bonne foi, un élément de raison qui leur sert parfois d'excuse. Depuis le tableau des Aigles de David, où l'affaiblissement de sa verve s'était fait sentir, et après l'Entrée de Henri IV, le dernier bon ouvrage de Gérard, maître et disciples, tous avaient décliné. La Galatée de Girodet, le Couronnement de Charles X, par Gérard, et la Fuite de Louis XVIII, de Gros, en fournissaient des preuves irrécusables. Quant aux peintres plus jeunes que ceux-ci, formés par David, la plupart, on l'a déjà dit, avaient si faiblement compris ses principes et tellement exagéré ce qu'il pouvait y avoir de défectueux dans ses doctrines et sa manière, que cette espèce d'épuisement de l'école dite classique, combiné avec le renouvellement complet des idées pendant les premières années de la Restauration, justifiait, jusqu'à un certain point, le besoin impérieux que ressentaient les jeunes peintres de produire des choses absolument différentes et entièrement nouvelles.

Cependant, lorsque cette jeunesse eut senti sa première ivresse calmée par la vue des ouvrages de M. Schnetz et de Léopold Robert, et qu'enfin, arrivée devant le tableau du Voeu de Louis XIII, de M. Ingres, elle se vit forcée de convenir que l'effet d'une composition, si belle qu'elle soit, gagne encore en charme et en puissance lorsqu'elle est soutenue par l'énergie, la pureté et le bon goût de l'exécution, toute la nouvelle école applaudit au talent de M. Ingres, et ce que Girodet, Gérard ni Gros n'avaient osé tenter, lui l'entreprit. Dès ce moment, la réaction contre la direction romantique en peinture était commencée.

La simplicité dans les lignes et dans la disposition de la lumière d'une composition; l'exactitude, la pureté et l'élégance portée dans le dessin et le modelé des formes humaines, qualités techniques, objet constant des études de David, avaient été remises en honneur par M. Ingres dans le Voeu de Louis XIII. Mais il restait une difficulté plus grave à surmonter: c'était la répugnance, poussée jusqu'au fanatisme, que l'école romantique exprimait sans cesse pour l'antiquité et les sujets tirés de la mythologie et du paganisme. M. Ingres, chargé de décorer le plafond d'un des salons de la galerie de Charles X, osa braver les préjugés qui régnaient alors. Élevé dans l'admiration de l'antiquité, il choisit pour sujet l'Apothéose d'Homère. Partant de l'idée d'un bas-relief antique représentant le vieux poëte, qui, placé au sommet d'un mont et épanchant une urne, laisse couler le fleuve de sa poésie, où tous les hommes qui l'ont suivi courent se désaltérer, M. Ingres plaça Homère sur un trône, la tête ceinte du diadème, tenant le sceptre et assis devant le temple de Mémoire dont il semble garder l'entrée. À sa droite et à sa gauche sont rangés les orateurs, historiens, statuaires, peintres et savants les plus fameux de la Grèce; et continuant cette série chronologique d'hommes célèbres, sans oublier ceux de l'ancienne Rome, de la nouvelle Italie, de l'Angleterre et de la France, il fit, vers la partie inférieure de sa toile, une suite de portraits de grands hommes modernes dont la réalité et la ressemblance forment un contraste piquant avec ce qu'il a mis d'idéal et de poétique dans les autres personnages que leur nation et leur temps rapprochent d'Homère.

Non-seulement M. Ingres se montra peintre supérieur en cette occasion, mais, eu égard à la disposition fausse et exaltée où se trouvaient les esprits par suite de mille idées contraires, il se fit connaître homme d'esprit et de bon goût. Profitant de toute la latitude que lui offrait son sujet, après avoir représenté Homère, les muses de la poésie et de l'histoire, Sophocle, Hérodote et Phidias, comme aurait pu le faire un peintre de l'antiquité, il peignit avec toute l'exactitude d'un portraitiste moderne Dante et Shakspeare, idoles de la nouvelle génération, près de Racine et de Boileau, qu'elle avait pris en horreur. Il n'était pas possible de faire plus spirituellement, dans un ouvrage d'ailleurs si élevé et si grave, la critique des esprits brouillons et exclusifs de ce temps.

L'apparition de l'Apothéose d'Homère marque la limite où s'arrête pour nous l'histoire de l'école de David. Par ce grand et bel ouvrage, M. Ingres ayant fait justice de ce que plusieurs des derniers élèves formés par cet artiste avaient introduit de faible et de conventionnel dans leurs productions, a rendu la vigueur, a donné une nouvelle vie aux principes fondamentaux du grand maître dont il a reçu lui-même les leçons. Voilà soixante-quatorze ans que l'influence de cette école règne (1780-1854) en France, et c'est M. Ingres qui est chargé maintenant de conserver et de transmettre ce précieux héritage.

XIII.

CONCLUSION.

David n'était pas un savant, encore moins un homme systématique; ses instincts étaient impérieux, il leur obéissait. C'est en vertu de cette disposition, qu'après avoir suivi assez longtemps les principes de l'école académique, au sein de laquelle il avait été élevé, conduit à Rome par son maître Vien, et lancé tout à coup dans cette ville où il n'était bruit que des merveilles de l'art antique, ses yeux se dessillèrent, son goût s'épura, et, pour la première fois, il apprécia à leur juste valeur les oeuvres des peintres de son temps.

L'esprit se débarrasse plus facilement des habitudes prises que la main; aussi David vit-il tout ce qu'il avait à faire longtemps avant de pouvoir réaliser ses projets de réforme; et cette époque de sa vie est sans doute celle où il a déployé le plus de courage et de constance, pour se corriger des défauts qui lui avaient été inculqués et prendre entière possession de lui-même.

On peut résumer les efforts et les progrès que David a faits pendant sa longue carrière en citant les tableaux les plus parfaits traités dans chacune des manières qu'il a adoptées, depuis le Saint Roch, peint en 1779, jusqu'au Couronnement de Napoléon, terminé en 1810.

Dans le premier de ces ouvrages, on aperçoit encore l'empreinte du vieux style académique; mais dans les Horaces (1784), David apparaît comme un homme nouveau, maître de diriger son talent selon sa volonté et son goût. Quelques parties de cet ouvrage peuvent soulever des critiques; mais aucun tableau, soit des maitres anciens, soit des contemporains de David, n'a le moindre rapport avec les Horaces. Ce fait incontestable explique et justifie l'enthousiasme avec lequel il fut reçu au Salon de 1785, et comment, à partir de ce moment, David fit école.

Deux ans après (1787) paraissait la Mort de Socrate, composition supérieure à celle des Horaces, la plus parfaite peut-être que David ait conçue. Dans cet ouvrage, l'artiste se montre plus original par l'étude heureusement combinée de la nature et de l'antiquité. L'appareil un peu théâtral des deux groupes des Horaces ne se retrouve point dans le Socrate, où d'ailleurs l'élévation du style ne nuit en rien au naturel de la scène et des personnages.

Les Horaces et le Socrate, telles sont les deux productions capitales de la première manière de David. On n'y trouve plus trace de la vieille école académique; mais l'oeil exercé du connaisseur peut encore y reprendre quelque chose de tendu dans l'exécution et de recherché dans le coloris.

La seconde transformation de son talent coïncide avec la grande révolution de 1789, et il ne reste comme témoignage de ce changement que deux tableaux: l'un dont on n'a qu'une esquisse dessinée et le trait sur la toile, le Serment du Jeu de Paume (1790), l'autre, Marat, l'une des productions les plus simples et les plus originales qu'ait laissées David (1793). En comparant les Horaces et le Socrate au Marat, il serait impossible, si l'on n'était pas prévenu, de croire que le même peintre a exécuté ces tableaux à six ou huit ans de distance, tant sa manière s'est simplifiée et agrandie. C'est au milieu de l'emportement des passions politiques les plus violentes que David produisit ce dernier ouvrage, dont lui-même, il l'a dit bien des fois, ne reconnut tout le mérite que lorsque, plus calme, il oublia sa triste idole et put en considérer l'image terrible comme une oeuvre d'art.

En se renouvelant, le talent du grand artiste avait mûri; il semble même que le malheur ait modifié les idées gigantesques qu'il s'était faites de l'art à la tribune de la Convention. En prairial an III (1794), pendant sa détention au Luxembourg, il conçut la première idée du tableau des Sabines, terminé en 1800. Une disposition saillante de l'esprit de David fut qu'au lieu de se croire arrivé à la perfection, comme la plupart des hommes qui ont obtenu de grands succès, il obéissait à une voix intérieure, qui lui criait sans cesse de faire encore mieux; que l'homme n'arrive jamais à la perfection et qu'il doit toujours s'efforcer de parvenir à un degré supérieur à celui qu'il a atteint.

Quant à son dernier grand ouvrage, le Couronnement de Napoléon (1810), si la nature du sujet n'a pas permis à David de déployer les qualités essentiellement artistiques qui brillent avec tant d'éclat dans les Sabines, le style en est si majestueux et si simple tout à la fois; l'effet général en est si beau, le coloris si vrai, et toute la partie principale de la composition, depuis l'Empereur et l'impératrice jusqu'au pape et au clergé qui l'entoure, est traitée avec une telle supériorité, que l'on peut affirmer que David a abondamment fait preuve dans cet ouvrage de toutes les belles qualités dont il avait montré séparément les germes dans ses productions précédentes.

Les Horaces, le Socrate, le Marat, les Sabines et le Couronnement sont donc les grands jalons qui indiquent la marche ascendante de David dans son art.

Mais là ne se bornent pas son mérite et sa gloire, car il a droit à une place très-élevée comme chef d'école. A cet égard on ne peut mieux résumer ses titres qu'en rappelant les noms de ses plus célèbres élèves: Drouais, Wicar, Fabre, Girodet, Gérard, Gros, Granet, Revoil, Richard-Fleury, Daguerre, Bouton, et Léopold Robert, parmi ceux qui ne sont plus; puis, MM. Isabey père, Ingres et Schnetz. L'influence exercée par David s'est même étendue jusque sur la statuaire; car, indépendamment de Chaudet et Dejoux, qui le consultaient souvent, c'est de son école que sont sortis plusieurs sculpteurs habiles, entre autres Bartolini de Florence, l'Espagnol Alvarez, Tieck, le frère du fameux poëte allemand, et MM. Valois et Rude.

Depuis 1788, époque de la mort de Drouais, le premier élève célèbre de David, jusqu'au jour où ce livre est publié (1854), M. Schnetz étant directeur de l'école de France à Rome, et M. Ingres exerçant son art à Paris, ainsi que son habile élève, M. Flandrin, il s'est écoulé soixante-cinq années, pendant lesquelles les grands principes de l'école de David ont été observés sans interruption, malgré les nombreuses attaques dont ils ont été l'objet et à travers les variations presque annuelles du goût dans notre pays.

Quant à une théorie proprement dite, David n'en eut pas, car on ne peut donner ce nom aux systèmes purement imaginaires sur l'art qui lui furent soufflés et qu'il débita emphatiquement à la tribune de la Convention. On ne saurait trop le redire: David était un homme d'instinct, toujours entraîné par les idées qui le dominaient successivement; et dans le cas où l'on voudrait faire de lui un homme à systèmes, il faudrait dire qu'il a adopté et suivi quatre théories, ou plutôt quatre manières, principalement caractérisées par les Horaces, le Marat, les Sabines et le Couronnement de Napoléon.

Après avoir considéré les ouvrages et le talent de David sous leurs différents aspects, il reste à indiquer la place que ce peintre mérite d'occuper parmi les artistes ses contemporains, puis à déterminer la valeur de ses oeuvres relativement à celles des grands maîtres du XVIe siècle. Quant au premier point, il n'est pas vraisemblable qu'on lui dispute aujourd'hui la supériorité qui lui fut généralement accordée pendant sa vie; mais il est moins facile de faire une appréciation comparative de ce maître moderne avec ceux qui vivaient il y a trois siècles. À cette dernière époque, les idées et les habitudes religieuses étant familières à toutes les classes de la société, les sujets qui en dérivent étaient compris et accueillis de tout le monde. Les artistes, trouvant une théorie et une poétique consacrées par un long usage, s'y conformaient sans réflexion, comme on obéit à une loi établie depuis longtemps. Or, rien n'est plus favorable au développement du talent des artistes que la permanence du goût fondé sur des croyances sérieuses, et l'on ne fait pas assez d'attention à l'immense avantage qu'ont eu les peintres de la Renaissance en n'éprouvant pas, ainsi que ceux de nos jours, l'embarras que causent incessamment la recherche et le choix des sujets de peinture. En lisant dans Vasari que l'intelligence de Pérugin était si épaisse que l'on ne put jamais y faire pénétrer l'idée de l'immortalité de l'âme, et que, d'autre part, on voit les peintures religieuses et vraiment angéliques du maître de Raphaël, on est bien forcé de conclure que ce bon Pérugin, imbibé, saturé de l'atmosphère religieuse et monacale au milieu de laquelle il vivait, a obéi aux exigences de son siècle et a fait des chefs-d'oeuvre en quelque sorte à son insu.

Depuis longtemps on n'en est plus là; la poétique religieuse, celle que fournit la mythologie, car toutes deux marchèrent de front pendant trois siècles, ont cessé presque tout à coup d'échauffer le génie des artistes et de satisfaire aux goûts des amateurs. Entre la fin du XVIIe siècle et le commencement du XVIIIe se développa une idée nouvelle: on prétendit qu'à la faveur de la liberté du choix des sujets, le génie des artistes, dégagé de toute entrave, prendrait un essor plus hardi, plus vigoureux, et s'élancerait dans des sphères immenses et inconnues jusque-là. De cette époque date l'introduction de ce que l'on appelle encore aujourd'hui tableau d'histoire, oeuvre conçue et exécutée sans destination précise, sans que le sujet ait ordinairement aucun rapport avec l'édifice et la place que sa dimension et le hasard permettent de lui assigner, et qui, faute de cette dernière faveur, est enfin relégué dans un de ces hôpitaux de la peinture auxquels on donne le nom fastueux de musées.

Telle était la direction donnée à l'art de la peinture, lorsque David exposa ses tableaux des Horaces et de Brutus (1785 et 1789), commandés par un des ministres de Louis XVI. Or, voici quelle a été la destinée réelle de ces deux tableaux. Ils portent seize pieds de long sur douze de haut environ, et conséquemment ne peuvent trouver de place que dans l'une des grandes salles d'un édifice public; première difficulté. Ensuite, du nombre des monuments auxquels de pareils sujets pourraient convenir, il faut retrancher d'abord les églises, puis Versailles, les Tuileries, et toutes les résidences alors royales. L'hôtel de ville, le palais de justice et les Invalides ne pouvaient admettre aussi de pareils tableaux dans leur enceinte. Qu'arriva-t-il donc? que les deux ouvrages de David, malgré leur mérite et leur grande célébrité, restèrent à l'auteur, qui les plaça dans un de ses ateliers au Louvre, l'atelier des Horaces, où ils ont demeuré jusqu'en 1802, époque à laquelle ils furent achetés par le gouvernement pour être placés au Louvre, où ils sont encore. Ce défaut de destination précise pour les ouvrages d'art, cette espèce de loterie à laquelle les peintres sont forcés de jouer continuellement pour éveiller la curiosité du public par la variété des sujets, tels sont les grands obstacles que David a si souvent rencontrés dans sa carrière, et qu'il n'a surmontés en partie que par la franchise et la vigueur de son talent.

Il a donc manqué à David, ainsi qu'à tous ceux de son temps dont le génie était porté vers les beaux-arts, ce qui a si puissamment aidé les artistes des XIVe, XVe et XVIe siècles en Italie: un public qui eût une croyance vraie ou factice, mais fortement empreinte dans son imagination. Sans cet élément, sans ce lien, sans ce langage commun entre les artistes et les populations, il est impossible, quelle que soit la force, l'élévation du talent, de produire des choses réellement grandes, parce que les grands ouvrages ne sont que la haute expression des idées et des opinions généralement adoptées par un peuple.

Lorsque, vers 1784, David, si heureusement doué par la nature, se sentit en état de produire, jamais peut-être le conflit des opinions contraires n'avait encore excité une telle tempête dans les idées. Aussi le voit-on jusqu'en 1792, avant que les passions politiques eussent poussé les hommes vers une certaine unité accidentelle, traiter les sujets les plus disparates et la plupart sans véritable destination; aussi est-ce comme à l'aventure qu'il a peint successivement la Peste de saint Roch, la danseuse Mlle Guymard, les Horaces, Pâris et Hélène, Andromaque, Brutus et Socrate, jusqu'en 1790.

Déjà le talent pratique de David était fort développé; cependant la diversité des sujets, tout en faisant briller la flexibilité de son pinceau, avait suspendu jusque-là l'exercice d'une des facultés les plus importantes d'un artiste, celle d'imprimer dans l'imagination des hommes la trace profonde et ineffaçable de ce qu'il a senti le plus vivement, de ce à quoi il a cru. Par une fatalité déplorable, David n'a cru qu'à la république de 1793 et n'a eu qu'une idole, Marat. C'est à regret que nous revenons sur cette triste circonstance, mais cela est indispensable pour expliquer l'un des principaux mystères de l'art. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure; et, en effet, peintres ou écrivains, nul ne fera naître une émotion forte dans l'âme des autres s'il ne l'a pas éprouvée lui-même, au moins momentanément. Jusqu'à la composition du Jeu de Paume et du tableau de Marat, les ouvrages de David peuvent être considérés comme de nobles jeux de son esprit et de son imagination; mais dès que, poussé par l'ouragan révolutionnaire, il mit sur la toile Bailly, Mirabeau, Barnave, Robespierre et enfin Marat, au lieu de consulter les échos vagues et lointains de l'histoire d'Athènes et de Rome, il se sentit tout à coup aux prises avec la réalité, avec la vie qu'il voulait exprimer. Aussi le Marat, s'il n'est pas précisément le chef-d'oeuvre du maître, doit-il être regardé comme le premier ouvrage de sa main où percent toute la puissance et l'originalité de son talent. Il avait vu, il avait senti ce qu'il a peint, et ce fut un trait de lumière qui lui fit envisager son art sous un point de vue tout nouveau. De cet essai, fruit d'un enthousiasme réel, sont résultés d'abord les Sabines, puis le Couronnement, les deux chefs-d'oeuvre de David; car, malgré la diversité de ces sujets et le peu de rapport qu'ils ont heureusement avec celui de Marat, la composition et l'exécution de ces trois tableaux dérivent du même principe: le renoncement à toute pratique, à toute manière usitée jusque-là par les grands maîtres et par David lui-même, pour obtenir une imitation vraie, simple et noble de la nature.

Ce n'est point dans la composition que brille particulièrement l'originalité de David; il fut trop préoccupé pendant toute sa carrière du soin de combattre et de réformer le système vicieux d'imitation suivi en Europe depuis la décadence de l'école des Carraches jusqu'aux faibles successeurs de C. Le Brun, pour avoir pu porter toute son attention sur l'art de développer et de faire valoir une idée. Son grand mérite consiste à avoir refait la grammaire et la syntaxe de l'art de peindre, que ses prédécesseurs avaient si étrangement corrompues. Il apprit d'abord pour son compte, puis enseigna à d'autres à dessiner, à peindre et à colorier avec vérité et distinction, ce que personne ne faisait plus avant lui, il y a soixante ans. Comme chef d'école, il doit donc être placé au rang des grands maîtres, avec cette distinction particulière qu'il est celui de tous qui a formé le plus grand nombre d'élèves habiles, sans qu'aucun d'eux soit devenu son imitateur, éloge que l'on pourrait peut-être donner à Raphaël, mais qui ne peut être accordé à Léonard de Vinci et encore moins au grand Michel-Ange.

Mais parmi ces hommes fameux, quel rang faut-il assigner à David comme dessinateur, comme interprète de la forme? Né et élevé au milieu du XVIIIe siècle, David, dont le naturel n'était rien moins que porté aux sentiments tendres et aux rêveries gracieuses de l'imagination, avait déjà produit les Horaces, sans que son instinct lui eût fait pressentir le mode qui convenait le mieux à son talent. Selon toute apparence, il fut arraché à cette incertitude par le hasard qui le fit tomber à Rome précisément lorsque la passion des ouvrages de l'antiquité, surexcitée par la découverte récente des villes d'Herculanum et de Pompéi, détermina le renouvellement complet de l'art. Jusque-là, flottant sans être guidé par une théorie, et n'ayant pas le génie de s'en créer une, David accepta avec empressement le système d'archaïsme préparé par Winkelmann et quelques savants, et dès ce moment il marcha d'un pas toujours plus ferme dans la carrière.

Entre le retour vers les idées de l'antiquité à la fin du XVe siècle et l'archaïsme adopté au milieu du XVIIIe, il y a une différence dont il faut tenir compte. Au temps de la Renaissance, les savants et les artistes, loin de faire entre les ouvrages de l'antiquité des distinctions de temps, de goût et de style, les confondaient à peu près tous dans la chaleur de leur admiration; de telle sorte que les compositions, celles même des premiers artistes, furent des espèces de macédoines, plus souvent produites par le hasard de la découverte de certaines antiquités que par la réflexion. L'archaïsme moderne, au contraire, fruit de la science et du raisonnement, a été provoqué par des antiquaires, par des savants, et il se sentira toujours de cette origine. Un enthousiasme souvent désordonné entraînait les artistes de la Renaissance; le calcul domine toujours dans les productions modernes.

Cette distinction n'est pas frivole: elle peut aider à faire l'appréciation comparative de l'art d'exprimer les formes, c'est-à-dire de l'art du dessin et du modelé, comme l'ont traité de leur temps Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange, et tel que nous le retrouvons dans les ouvrages de David.

Dans le petit nombre de tableaux authentiques qui restent de Léonard de Vinci, il y a peu de figures nues. La composition du Cénacle à Milan et celle de la Vierge assise sur les genoux de sainte Anne sont celles où les personnages de grandeur naturelle offrent le développement le plus complet. Dans ce dernier groupe, outre l'art du dessin qui y est si savamment traité, le peintre a répandu sur tout cet ouvrage un charme, une vénusté, pour rappeler un mot latin qui nous manque, dont aucune production moderne n'est aussi profondément empreinte; et si jamais l'expression peint avec amour a dû être appliquée à un tableau, c'est certainement à celui de la Sainte Anne. Eh bien! c'est cet amour profond et respectueux de la forme qui caractérise particulièrement le talent de Léonard de Vinci et des grands peintres de la Renaissance.

Cet amour, cette interprétation intelligente de la nature, mais plus passionnée, plus pittoresque encore, est aussi ce qui donne tant de puissance et d'attrait aux ouvrages de Raphaël. Moins exact, moins correct que Léonard de Vinci, Raphaël a parfois laissé échapper des incorrections matérielles; mais ces peccadilles, qu'il faut chercher avec soin pour les découvrir, sont comme les fautes de grammaire que quelques pédants ont trouvées dans les vers de Racine ou dans la prose de Bossuet; elles disparaissent au milieu des radieuses beautés qui les entourent.

À cet amour du beau, du délicat dans la forme, qui conduisit Léonard de Vinci et Raphaël à continuer instinctivement l'art dans la voie ouverte par les anciens, succède une espèce d'amour passionné pour la forme, que l'imagination gigantesque de Michel-Ange Bonarotti exagéra outre mesure. De son temps même, et malgré les applaudissements prodigués à son Jugement dernier, s'éleva contre lui le reproche de multiplier à plaisir le nombre des muscles du corps humain, de donner à quelques-uns de ses personnages des attitudes et des mouvements impossibles. L'exactitude et la correction matérielles préoccupaient si peu ce génie fougueux, que plus d'une fois le marbre lui a manqué pour achever ses statues, faute d'avoir pris les précautions que le plus humble des praticiens de nos jours se garderait de négliger. Mais le métier de praticien s'apprend, tandis qu'il faut être doué, comme un Michel-Ange, d'une intuition extraordinaire de la forme pour l'exagérer sans sortir du vrai, au point d'avoir la faculté de représenter des êtres humains dont la puissance vitale et intellectuelle semble être décuple de la nôtre.

David n'a eu à un degré supérieur ni cette disposition amoureuse de la forme qui distingue Léonard de Vinci et Raphaël, ni cette audace poétique qui fit créer à Michel-Ange un monde de géants. La qualité éminente de David est d'être un peintre vrai. Il ne composait ni ne peignait à la manière de Virgile ou d'Eschyle; son véritable modèle est Tite Live, dont les tableaux nobles, élevés, énergiques, ont toujours pour fond la réalité. Au surplus, ce jugement est celui que David portait de lui-même.

Depuis les trois grands maîtres italiens, David est certainement celui qui a exprimé la forme, qui a dessiné et modelé, pour parler la langue technique, avec le plus de pureté et d'élévation. Après tout, si puissant que soient le génie et la volonté de certains artistes, comme les autres hommes, ils sont toujours tellement modifiés par les opinions et les préjugés de leur temps, qu'il serait bien difficile d'imaginer ce que Raphaël et Michel-Ange auraient produit s'ils eussent été les contemporains de Louis XV, de Voltaire, de Mirabeau et de Robespierre, et d'imaginer la direction qu'aurait prise le génie de David, si cet artiste, accoutumé dès l'enfance à respecter les institutions et les hommes qui gouvernaient la société, eût été protégé, caressé et comblé de biens par Léon X, comme Raphaël, ou employé à d'immenses travaux par Jules II, Paul III et les Médicis, ainsi que cela est arrivé à l'auteur de la chapelle Sixtine et de la coupole de Saint-Pierre de Rome.

Laissons donc les anciens maîtres italiens, et terminons en considérant L. David comme peintre français, afin de lui assigner la place qui lui est due parmi ceux de ses prédécesseurs qui se sont le plus distingués dans notre pays, à partir de N. Poussin et d'E. Le Sueur.

Ces deux grands hommes ont eu ce mérite suprême, qu'étant nés à une époque où la peinture italienne, en pleine décadence, servait cependant de modèle à presque tous ceux qui maniaient le pinceau en Europe, seuls ils ont eu la volonté et la force de résister à cette déplorable influence. L'un solitaire et studieux, au sein de cette Rome si turbulente et si corrompue alors, se corrigea patiemment des défauts que sa première éducation de peintre lui avait fait contracter. Poussin s'abstint de regarder les ouvrages des artistes modernes, ne fixa son attention que sur ceux des grands maîtres, et se trouva graduellement porté à n'admirer et à n'étudier, comme modèles entièrement purs, que ce qui a été produit par l'antiquité.

Solitaire aussi, mais à Paris, mais loin de cette Italie possédant presque exclusivement alors toutes les richesses d'art, E. Le Sueur, guidé seulement par les copies gravées des ouvrages de Raphaël et de quelques grands maîtres, pauvre et séquestré du monde, deux conditions, il est vrai, qui favorisent souvent l'essor du génie, échappa aussi à la triste influence des derniers peintres italiens transmise en France par Simon Vouet; tandis que Charles Le Brun, son condisciple, entraîné sans doute plutôt par la nécessité de faire face aux grands travaux qui lui furent confiés que par son goût et ses instincts, qui étaient élevés, fit prendre à l'école française la fausse route ouverte par Carle Marotte et Pietre de Cortone, et la poussa dès son origine vers la décadence où elle était tombée quand David parut.

D'après cet aperçu rapide de la marche de l'art en France de 1660 à 1775, on voit qu'à un peu plus d'un siècle de distance, David, se trouvant dans des conditions analogues à celles où avaient été N. Poussin et E. Le Sueur, fut aussi forcé de rompre en visière avec les artistes de son temps, de remonter peu à peu de l'étude des grands maîtres à celle de l'antiquité, et d'exercer son art d'après des principes nouveaux; effort courageux et si rare, qu'il faut remonter jusqu'à nos deux premiers grands peintres, Poussin et Le Sueur, pour en retrouver l'exemple.

Mais il y a trop de différence, soit en Italie, soit en France, entre les idées admises au commencement du XVIe siècle et celles du milieu du XVIIe, pour qu'il soit possible de comparer les éléments poétiques des compositions des anciens maîtres italiens et de nos deux grands peintres français. À plus forte raison l'embarras s'accroit-il, si à ces appréciations on cherche à ajouter celle de ce que les ouvrages de David renferment de poétique.

Ces trois siècles ont eu une vie intellectuelle propre à chacun d'eux, et à chaque époque les ouvrages d'art en ont fidèlement conservé et transmis le reflet. Au temps de Michel-Ange et de Raphaël, les sujets tirés de la Bible ou de la mythologie faisaient admettre le merveilleux. Déjà vers la moitié de sa carrière, le Poussin, renonçant à l'emploi des symboles et de l'allégorie, s'attachait à la réalité.

Quant à David, entraîné tout à la fois par les idées de son temps et par une étude plus exacte et plus profonde de l'art des anciens, à l'instar de l'école grecque, il mit toute son application à chercher et à rendre la poésie de la forme, à travers laquelle s'échappent la vie et la pensée, au lieu de suivre le système opposé, adopté par les artistes modernes, et qui consiste à rendre l'idée sans trop se soucier de la forme qui l'exprime.

Tels sont les efforts faits par David pendant toute sa vie, et dont le résultat le plus brillant, et presque complet, est le tableau des Sabines, ouvrage puissant, plus original qu'on ne le pense encore, et qui, après avoir déjà triomphé de toute espèce de critique pendant plus d'un demi-siècle, sera toujours compté, selon toute apparence, au nombre des premiers chefs-d'oeuvre de l'école française.

LISTE.

DES ÉLÈVES DE LOUIS DAVID, DEPUIS 1780 JUSQU'EN 1816.

Abel de Pujol ¤, Institut.
Alberti.
Allais.
Allier, sculpteur.
Alvarez, sculpteur espagnol.
Aparicio.
Auger.
Augustin.

Bain, graveur.
Barbier-Valbonne ¤.
Bataglini.
Bailly.
Bayard.
Beaudoin.
Beauvoir.
Beaugard.
Bellefonds (les frères).
Bergeret ¤.
Bernier.
Berthon ¤.
Besselièvre, miniaturiste.
Bither.
Bodard, miniaturiste.
Bonvoisin.
Bourgeois, dit Perroquet.
Bourgeot.
Bourgeois, paysagiste.
Bourgeois.
Bosio, aîné, peintre.
Bouché.
Bouchet.
Bouchot ¤.
Broc ¤.
Bruslard (le marquis de).
Bruloy.
Buguet.
Bulgari, Grec.

Cagnot.
Cailier.
Camerenda.
Caminade ¤.
Camus (Ponce).
Chambray, ingénieur.
Chandepie.
Carbonnier.
Casanova.
Cathelineau.
Cayer.
Chaix (deux de ce nom).
Chéry.
Clesse.
Cochereau, peintre de genre.
Collet.
Collot.
Colombet.
Colson.
Constantin, de Smyrne.
Cotteau, dessinateur.
Couder ¤, Institut.
Crignier.
Craft, de Colmar.

Damame.
D'Aubusson (le marquis).
David (d'Angers) ¤, Institut.
Debourge, ingénieur.
Debret (J. B.).
Degeorge.
D'Hardivilliers.
D'Hautpoult (marquis général d') C. ¤.
Delaille, Corse.
Delafontaine, ciseleur.
Delanoue.
Delaperche.
Delaroche (Jules).
Delaville.
Delavoipierre, de Rouen.
Delécluze (E. J.) ¤.
Delorme, miniaturiste.
Demontabert (Paillot) ¤.
Drolling ¤, Institut.
Drouais (J. G.).
Desaint ¤.
Desaubiers.
Destoucbes.
Desormerie, musicien.
Despois.
Devèze.
Desvosge (Anatole).
Devienne.
Devillers (Georges).
Devouge.
Dubois.
Dubois, antiquaire.
Dubufe, père ¤.
Ducis ¤.
Duffau.
Dumont ¤, Institut.
Dumont.
Dupavillon.
Dupont.
Dupré (Louis) ¤.
Durand, amateur de tableaux.
Duval Le Camus ¤.

Épinat.
Éthis.
Espercieux, statuaire.

Fabre (de Montpellier) ¤.
Franque (Joseph).
Fontenay.
Fouques.
Franque (Pierre) ¤.
Fragonard (Alexandre).

Gachot.
Gaillot ¤.
Gaétan.
Galimard.
Garnerey (F. J.).
Garreau.
Gassies.
Gaston.
Gauffier, pensionnaire.
Gautherot.
Genty.
Gérard (François), baron, O. ¤, Institut.
Girodet de Trioson (A. L.), C. ¤, Institut.
Giroust, statuaire.
Godefroy.
Gondret.
Gossard, graveur.
Gossuin.
Goupilleau de Fontenay, fils.
Granet, O. ¤, Institut.
Grandin, de Louviers.
Granger ¤.
Grégorius, de Bruxelles.
Grenier.
Gros, baron, O. ¤, Institut.
Gudin.
Gué (J. M.).
Guillemot ¤.

Harriet (F. J.).
Hennequin.
Hervier, miniaturiste.
Hesse, père.
Hollier, miniaturiste.
Houdetot (le comte d') ¤.
Hubert.
Hue, fils.
Huin (les deux frères).
Huyot, arch. ¤, Institut.

Ingres, C. ¤, Institut.
Isabey, père, miniaturiste, O. ¤.

Jacques, miniaturiste.
Jeuffrain, de Tours.

Laby.
Lacroix (Pierre).
Lafaye, de Grenoble.
Laguiche.
Langlois, de Rouen, antiquaire.
Langlois ¤, Institut.
Lamadelaine (de).
Laneuville, portraitiste.
Larivière, père.
Lavalette.
Laville Le Roux (Mme Benoit).
Laville Le Roux (Mlle).
Lavit, professeur de perspective.
Lebel (C. J.).
Lebrun, peintre.
Le Brun (Topino).
Lebrun, architecte.
Le Cerf.
Lemaire.
Légé, ami de Gros.
Legendre.
Lemasle.
Leroy.
Leroux, graveur.
Letronne, antiquaire, C. ¤, Institut.
Letronne, frère du précédent.
Lisignol, de Genève.
Loche.
Lubin, décapité, 10 thermidor.
Lullin (A.), de Genève.

Macipe.
Madrazo (D. José de).
Madou, Belge.
Massard, aîné.
Massard (Félix).
Massard (V.). graveur.
Mélion.
Mendouze.
Mercier (Napomucène), Institut.
Mergerie.
Meslin.
Milon.
Mongetz (Mme).
Moll, Belge.
Monrose, frère de l'acteur.
Moreau, peintre.
Moreau (C), archit. et peintre.
Moriez.
Mourette, fameux joueur d'échecs.
Mouron.
Mulard.
Mullard, deuxième du nom.
Muller, graveur.
Musson.
Mutin.

Naigeon, père.
Naigeon, fils.
Navet.
Navetz, de Bruxelles.

Odevaere, Belge.

Paradis.
Parseval de Grandmaison ¤, Institut.
Parizeau.
Pâté-Desormes.
Patry ¤.
Pelletier.
Pernaux, professeur à Versailles.
Perrié, de Nîmes.
Peron (Alexandre).
Peyranne.
Pimentel.
Peytavin.
Pichaux, dessinateur, architecte.
Paelinck, Belge.
Poisson.
Poussin (A), à Bourbon.
Prial.
Prot.

Quay (Maurice).
Queylar (Paulin du).

Raffeneau de Lisle.
Rathier.
Remy.
Rétig.
Revené.
Revoil, de Lyon ¤.
Reverdin (G.) de Genève.
Richard-Fleury, de Lyon.
Richard, professeur.
Ribera.
Riesner, portraitiste.
Rioult.
Ris.
Robert (Léopold) ¤.
Robert.
Robin.
Rogues (G.), de Toulouse.
Roland, de la Jamaïque.
Roquefort, antiquaire.
Rouen-Delignière.
Rouget ¤.
Rouillard, portraitiste ¤.
Rude, statuaire.
Rumeau.
Rutxhiel, statuaire.

Saint-Aignan (le Cte de), O. ¤.
Saint-Omer.
Saint-Romain (de).
Saurin.
Sauvé, graveur.
Schnetz (V.), O. ¤.
Schnetz, deuxième du nom.
Schwekle, Allemand, statuaire.
Sedaine, fils, architecte.
Senave.
Simon.
Smitz, dit l'Espagnol.
Souchon.
Souflot fils.
Stapleaux, Belge.
Svoboda.
Suau.

Taban.
Tarin.
Ternie.
Tieck, de Berlin, statuaire.
Taunay, sculpteur.

Vinaché, aîné, ingénieur.
Vinache, jeune.
Vincent (F. P.)
Valois, statuaire ¤.
Vallin (Mme Nanine).
Vanderval.
Vanestadt.
Vangael.
Vanheglen.
Varlencourt.
Vaudran.
Vermay.
Veron-Bellecourt, p. de fleurs.

Wicar.
Wolf.

APPENDICE.

Pour compléter autant qu'il est possible ce qui se rattache à l'histoire de l'école de David, et en particulier à celle de la secte des Penseurs, née dans son sein, nous ajoutons à ce volume deux pièces publiées à ce sujet en 1832. L'une, les Barbus d'à présent et les Barbus de 1800, est comprise dans le VIIe volume des Cent-un; l'autre, qui parut quelque temps après, est un article que feu Charles Nodier publia dans le journal le Temps, à la date du 5 octobre 1832.

Le jour quelque peu différent sous lequel les auteurs de ces deux pièces ont envisagé le caractère de Maurice Quay, et la secte dont il fut le chef, présentera peut-être quelque intérêt. Sans prétendre donner à ce mouvement intellectuel, qui n'a fait que paraître et s'arrêter, une importance qu'il n'a point eue et qu'il ne pouvait avoir, le souvenir mérite d'en être conservé par cela seul que la secte fondée par Maurice Quay, et dont Charles Nodier a fait partie pendant les dernières années du XVIIIe siècle et les quatre premières du XIXe peut donner une idée de l'esprit qui animait une partie de la jeunesse vers 1800, alors que, revenue des exagérations révolutionnaires et irréligieuses de 1793, et après avoir passé par les moineries des théophilanthropes, la France était ramenée par une pente invincible vers les autels chrétiens que le premier consul venait de relever.

LES BARBUS D'À PRÉSENT ET LES BARBUS DE 1800.

Je me suis toujours rasé, cependant j'ai eu autrefois et j'ai encore aujourd'hui des amis qui ont eu et ont la manie de porter leur barbe, de s'habiller d'une manière étrange et bizarre; de se donner beaucoup de peine, en un mot, pour ne pas avoir l'air d'être de leur pays, de leur siècle, de leur temps. Au nombre de ces amis, de ces connaissances, il s'est trouvé et il se trouve encore des hommes qui n'ont manqué ni d'esprit, ni de mérite, ni même de talent. Or, il n'y a que les bizarreries des sots qui ne m'occupent pas. Quant à celles des gens d'une certaine étoffe, je les observe, je les étudie même volontiers et avec soin, comme on écoute avec d'autant plus d'attention la touche fausse d'un instrument qu'on désire le mettre d'accord.

J'ai donc eu deux générations d'amis barbus. Les uns, de 1799 à 1803; les autres, depuis 1827, à ce que je crois, jusqu'à l'année présente 1832. Remontons d'abord à l'histoire des premiers.

On sait que la révolution qui s'est opérée dans les beaux-arts et dans la science de l'antiquité en Europe a précédé la grande révolution politique de la France de quelques années. Les études sérieuses que Heyne et Winkelmann tirent sur les écrits et les monuments de l'antiquité ayant remis le Grecs et les Romains en faveur, il est assez naturel de croire que cette prédisposition des esprits put contribuer à donner aux révolutionnaires politiques de 1789 cette tendance qu'ils ont eue à nous gouverner, à nous habiller même à la Spartiate et à la romaine. Quoi qu'il en soit, le fait est que cette manie d'imiter les anciens s'est emparée alors, sinon des meilleurs esprits, au moins des plus énergiques et des plus entreprenants. Les arts d'imitation, les théâtres, la littérature en général et jusqu'aux ameublements, tout se ressentit de cette fureur d'imiter les Romains d'abord, puis, plus tard, les Grecs. Ce fut quelque temps après la terreur que la connaissance des vases grecs, dits étrusques, devint plus familière aux artistes; et c'est de cette époque que date précisément le goût pour les formes et les ornements grecs, dont on lit l'application aux modes de femmes, à la décoration des appartements et aux ustensiles les plus communs.

Mes premiers amis barbus étaient de ce temps. Jusque-là ils s'étaient rasés et vêtus comme tout le monde. Mais il arriva que David, dont ils étaient élèves ainsi que moi, venait d'exposer son tableau des Sabines. Cet ouvrage, qui excita l'admiration du public, n'eut pas l'approbation entière de quelques disciples du maître. Ces jeunes gens osèrent hasarder d'abord des critiques légères, puis plus graves, tant qu'enfin le jugement porté sur ce tableau fut qu'il y avait bien quelque bonne intention de marcher dans la voie des Grecs, mais qu'on n'y trouvait rien de simple, de grandiose, de primitif enfin, car c'était là le grand mot, comme dans les peintures des vases grecs, et séance tenante, David fut déclaré, par ses élèves hérétiques, Vanloo, Pompadour et Rococo; car il est bon que l'on sache que ces sobriquets, nés dans les ateliers de peinture, ont plus de vingt-cinq uns de date.

Cependant David ne put souffrir que l'on exerçât de pareilles critiques contre lui, dans son école même. Sans faire d'éclat, il trouva moyen de donner à entendre à ceux de ses disciples à qui ses leçons ne convenaient pas, de ne plus troubler les études de leurs anciens camarades.

C'est alors que se forma la secte des penseurs ou des primitifs, car on leur donnait indifféremment ces deux noms. Sans parler encore des principes singuliers d'après lesquels ils entendaient exercer l'art de la peinture, il fut convenu entre eux que, pour se garantir plus sûrement de toutes les habitudes maniérées et grimacières de la société des temps modernes, ils prendraient des costumes grecs, et parmi ces habillements, ceux encore qui étaient en usage dans l'ancienne Grèce; car pour eux, Périclès était un autre Louis XIV et son siècle sentait déjà la décadence. Bref, ils firent tailler leurs habits sur le patron de ceux qui couvrent les figures représentées sur les vases siciliens, réputés les plus antiques de tous, et ils laissèrent croître leurs cheveux et leur barbe.

Le nombre de ceux qui eurent la volonté ferme et les moyens de se passer cette fantaisie ne fut pas grand; il se monte à cinq ou six; mais ils ont excité la curiosité; et il y a sans doute encore à Paris des personnes qui doivent se souvenir d'avoir vu, vers 1799, se promener dans les rues deux jeunes gens portant leur barbe, dont l'un était vêtu en Agamemnon, et l'autre en Pâris, avec l'habit phrygien. J'étais lié d'amitié avec tous deux, mais plus particulièrement avec Agamemnon, qui venait assez souvent chez moi, au grand étonnement du portier de la maison et de mes voisins.

Agamemnon[76] avait alors vingt ans environ. Grand, maigre, les cheveux et la barbe noirs et touffus, son regard ardent, et son expression tout à la fois passionnée et bienveillante, avaient quelque chose qui imposait et attirait en même temps. On retrouvait dans cet homme du Mahomet et du Jésus-Christ, deux personnages pour lesquels il avait du reste une profonde vénération. Agamemnon, jeune homme fort spirituel, avait l'élocution facile, nombreuse, élégante; et, soit que cela lui fut naturel, ou que ce fût une qualité acquise, il trahissait toujours par le choix de ses expressions, par l'arrangement de ses phrases et par le fréquent emploi qu'il faisait des comparaisons et des images les plus brillantes, cette abondance un peu emphatique que l'on remarque dans les discours et les écrits des Orientaux. Cependant sa conversation était pleine, substantielle et variée. Quant à son costume, qui consistait en une grande tunique descendant jusqu'à la cheville du pied, et en un vaste manteau dont il couvrait sa tête en cas de pluie ou de soleil, il était fort simple, et j'ai vu peu d'hommes de théâtre, je n'en excepte pas même Talma, qui portassent cette espèce de vêtement avec plus de grâce et d'aisance que mon ami Agamemnon.

Il faut croire que le fond de mon caractère plaisait à Agamemnon, car j'étais loin de partager ses doctrines exorbitantes sur la pratique des arts d'imitation. Je ne prenais même aucune précaution pour combattre ses opinions, bien qu'il fût habitué à les voir reconnues comme des lois par ses adeptes et ses imitateurs. Je ne le vis qu'une ou deux fois dans son atelier. C'était une immense pièce dans laquelle une toile de trente pieds de long était placée diagonalement. Dans le triangle noir derrière la toile étaient de la paille pour dormir et quelques ustensiles de ménage. L'autre triangle formait l'atelier proprement dit, et c'est là où j'ai vu mon ami Agamemnon chargeant sa palette, qui avait quatre pieds de diamètre, devant sa toile, où était dessiné seulement le sujet de Patrocle renvoyant Briséis à Agamemnon, le roi des rois.

Cet ouvrage n'a jamais été même ébauché. Toutefois Agamemnon le peintre était fort laborieux, contre l'usage de tous les penseurs et primitifs, ses imitateurs. À l'école de David, il a fait une assez grande quantité d'études, auxquelles il a imprimé un cachet de vérité, de grandeur et de beauté qui frappait tout le monde. Depuis ce temps, où mon jugement s'est formé par la comparaison d'un grand nombre de peintures, j'ai eu l'occasion de revoir les productions de ce jeune homme, et il est certain qu'elles promettaient un peintre.

Ce fut lorsqu'il se déclara chef de secte et qu'il abandonna l'atelier de David, que ses idées, fort exagérées déjà, s'embrouillèrent et le conduisirent peu à peu à un état d'extase et d'enthousiasme permanent, qui tenait, je crois, de la folie. Mais c'est avant cette catastrophe qu'il est venu assez souvent chez moi, où nous nous réunissions avec quelques-uns de ses amis et des miens.

On sait déjà le petit nombre de monuments antiques qu'il admettait parmi ceux qui pouvaient servir de modèles pour appuyer les études et former le goût. Selon lui, afin de couper court aux pernicieuses doctrines et d'empêcher le faux goût de se propager, il aurait fallu ne conserver que trois ou quatre statues du musée des antiques d'alors et mettre le feu à la galerie des tableaux, après en avoir ôté une douzaine de productions, tout au plus. Le fond de son système était d'observer l'antique et de ne travailler que d'après nature; mais il ne regardait l'imitation que comme un moyen très-accessoire, et la plus sublime beauté comme le seul but véritable de l'art.

Parmi les raisons qui ont pu lui rendre ma société agréable, malgré notre dissentiment d'opinion sur la nature et le but réel des arts dans nos sociétés modernes, j'ai pensé que l'étude assez suivie que je faisais alors de la langue grecque en était une assez forte. Ses goûts littéraires étaient tout aussi exclusifs que ses doctrines d'artiste. De même que dans l'art antique grec, il n'estimait que les peintures de vases, les statues et les bas-reliefs du plus ancien style; en fait d'écrits, il ne trouvait de mérite vrai, solide, inattaquable, qu'à la Bible, aux poëmes d'Homère et d'Ossian. Il ramenait tout à ces trois chefs, et n'accordait d'attention à d'autres écrits qu'autant qu'ils participaient plus ou moins de ces trois monuments littéraires. Agamemnon avait réparé les inconvénients d'une éducation négligée par des lectures en général bien choisies et faites avec une rare pénétration d'esprit. Il était très-versé dans la connaissance de l'Ancien et du Nouveau Testament; il avait lu, outre la traduction des poëmes d'Homère, celles de tous les écrivains grecs du meilleur temps, et enfin il savait la traduction française d'Ossian presque par coeur. J'eus alors l'occasion d'observer combien un petit nombre de livres, lus avec amour et intelligence, fécondent heureusement l'esprit. Agamemnon m'en donna une preuve frappante par un jugement, fort exagéré sans doute dans sa forme, mais vrai pour le fond. Après avoir parlé d'Homère, l'un de nos sujets de conversation favoris, le nom de Sophocle fut prononcé et ses tragédies passées en revue avec le respect dû à un disciple d'Homère, à un poëte qui avait eu la force de conserver intactes les hautes traditions de l'antiquité grecque. Mais lorsque le malheur voulut que le nom d'Euripide échappât de ma bouche, à ce mot, mon peintre Agamemnon se leva et, furieux, il s'écria avec l'accent du mépris: Euripide! Vanloo! Pompadour! Rococo! C'est comme M. de Voltaire!

Originairement, ses camarades d'atelier, chez David, l'avaient surnommé don Quichotte. Ce sobriquet, comme l'on voit, lui convenait assez bien. Mais ce qui mérite attention, c'est la satisfaction qu'éprouvait Agamemnon d'être comparé à ce personnage, pour lequel il avait une admiration respectueuse et qu'il mettait, quoique à une immense distance, sur la ligne de ceux qui, comme Jésus-Christ, sont nés pour faire de grandes choses et pour être raillés par les hommes. Aussi l'ironie, qu'il supportait d'ailleurs d'assez bonne grâce, était-elle le défaut qui lui donnait la plus défavorable idée du caractère de ceux qui s'y laissaient aller.

L'éloignement que j'ai toujours eu pour la moquerie m'avait donc mis tout à fait dans les bonnes grâces d'Agamemnon. Je me souviens d'un soir d'été où nous étions tous deux ensemble chez moi; il avait apporté une traduction séparée de l'Ecclésiaste, livre de la Bible que je n'avais pas encore eu l'occasion de connaître. Il me le lut presque en entier avec une simplicité à la fois tendre et majestueuse, dont le souvenir s'est vivement empreint dans ma mémoire. En le remerciant, et de m'avoir fait connaître ce bel ouvrage, et de me l'avoir lu d'une manière si touchante, je lui demandai si, parmi les livres qu'il voyait près de nous, il y en avait dont il voulût connaître quelques beaux passages.—«Oui, me dit-il aussitôt, lis-moi un morceau d'Homère, mais en grec!—En grec!» Je ne sais si sa barbe et l'étrange habit qu'il portait me firent illusion, ou si ce fut la rapidité et la franchise avec lesquelles il manifesta son désir, qui m'interdirent toute réflexion en ce moment, mais je pris aussitôt un volume d'Homère, et je lui lus en grec l'admirable description de la tempête, dans le cinquième chant de l'Odyssée, que j'étudiais alors. Je le lui lus comme si j'eusse été certain qu'il dût comprendre; et, de son côté, il écouta avec toute l'attention et la satisfaction apparente de quelqu'un qui aurait possédé à fond l'intelligence de la langue grecque. Lorsque j'eus fini, il paraissait ému. Il se leva; et, m'imposant gravement la main sur la tête, il me dit d'un ton qui exprimait à la fois un remerciement et le regret de ne pas me voir plus enthousiaste:—«Pauvre enfant! merci; mais tu ne connais pas ton bonheur!» Je ne savais pas trop où j'en étais, et je me demandais intérieurement s'il n'était pas préférable d'être ému par le son des syllabes grecques, plutôt que de comprendre raisonnablement le sens des mots et des phrases de cette langue. Toutefois, ni lui ni moi ne jugeâmes à propos de faire de trop longs commentaires sur cette bizarre lecture, et la conversation tomba bientôt sur les poésies d'Ossian.

Alors personne ne doutait de leur authenticité. Les uns seulement, comme mon ami Agamemnon, les trouvaient sublimes, admirables; les autres les jugeaient monotones et parfois ennuyeuses: j'étais de ces derniers. Après de nombreuses citations qu'il me fit du poëme de Fingal, citations qui me fournirent l'occasion de donner encore plus de force et de justesse à mes critiques, Agamemnon, peu sensible aux reproches que je faisais à ses poésies de prédilection, et sans daigner répondre à mes critiques, me dit, avec l'autorité et l'enthousiasme grave d'un prophète:—«Homère est admirable; mais la Genèse, Joseph, Job, l'Ecclésiaste et l'Évangile, sont bien supérieurs aux livres d'Homère, voilà qui est certain. Mais, je te le dis (ajouta-t-il avec plus d'emphase encore), Ossian surpasse tout cela en grandeur! et en voici la raison: il est beaucoup plus vrai, écoute bien! il est plus primitif!» Comme ces phrases avaient plutôt l'air de l'exposition d'un dogme que d'une critique littéraire, je ne répondis rien, et je promenai mon regard incertain et douteux, comme quelqu'un qui n'est disposé ni à approuver une opinion qu'il condamne, ni à combattre une erreur qu'il regarde comme une folie. Ma perplexité accrut encore l'assurance de mon ami Agamemnon, qui, enveloppé dans son manteau à ce moment, caressant sa longue barbe et ayant l'air de concentrer toutes ses réflexions sur un point pour les réduire en une pensée, en une phrase ferme et courte:—«Homère? Ossian? se demanda-t-il, le soleil? la lune? Voilà la question. En vérité, je crois que je préfère la lune. C'est plus simple, plus grand; c'est plus primitif

Tels étaient à peu près les opinions et les discours du grand maître des hommes portant la barbe à Paris, dans la dernière année du XVIIIe siècle; d'un homme qui, malgré les travers de son esprit, a captivé l'estime, l'amitié et quelquefois l'admiration passagère de ceux qui l'ont vu et entendu. Quant à la plupart de ses imitateurs, qui n'étaient que des Grecs, des primitifs honteux; qui n'émettaient leurs opinions que devant ceux qui les partageaient; qui s'attachaient de fausses barbes et des tuniques le soir en rentrant chez eux, pour se regarder dans une glace; qui s'endormaient auprès des statues antiques, en se donnant l'air de réfléchir sur l'art, et qui, enfin, parlaient à tort et à travers de la lune et du soleil, nous n'en dirons rien. C'était alors le troupeau des imitateurs niais et serviles; comme chaque époque fournit le sien.

Chose bien commune! qu'il est triste mais utile de dire: de tant d'efforts d'imagination, de ces conversations bizarres, originales même, qu'en est-il resté? Rien; pas un ouvrage de peinture, pas même une notice historique, une lettre du temps qui prouve que je ne conte pas ici une histoire faite à plaisir!

Cette secte d'artistes penseurs, primitifs, a été la partie la plus aiguë et la plus audacieusement élevée de cette espèce de cône où la société d'alors était contenue. C'était sous le Directoire cependant le Consulat. Depuis la fin de la terreur, le goût des arts antiques avait remplacé momentanément les sentiments religieux et toutes les distractions sociales et littéraires qui avaient occupé les facultés de l'âme et de l'esprit avant la révolution. C'était comme une représentation du paganisme que la France se donnait. Toutes les classes se confondaient dans les spectacles et au milieu des plaisirs. Dans les jardins publics, les femmes, vêtues à la grecque, allaient faire admirer la grâce et la beauté de leurs formes. Tous les jeunes gens, depuis les plus pauvres jusqu'aux plus riches, exposaient journellement leurs membres nus sur les bords de la Seine, et rivalisaient de force et d'adresse en nageant. Au bois de Boulogne il y avait, chaque soir d'été, une partie de barres célèbre. Les jours de fêtes, on faisait au Champ-de-Mars des courses à pied, à cheval et en chars, le tout à la grecque. Dans les cérémonies publiques, on apercevait des grands prêtres en façon de Calchas, des canéphores comme sur les frises du Parthénon, et plus d'une fois j'ai vu brûler, dans les grands carrés des Champs-Élysées, de la poix-résine au lieu d'encens, devant un temple de carton copié d'après ceux de Pæstum. Alors toutes les classes de la société, confondues, se promenaient, riaient, dansaient ensemble sous les auspices de la seule aristocratie véritable que l'on reconnût pour le moment en France, la beauté.

À vrai dire, l'histoire de la barbe de mon ami Agamemnon est le résumé de celle du temps où il a vécu, car il est mort jeune, et sa fin a coïncidé avec celle des saturnales ouvertes par le Directoire.

Agamemnon mort, tous ses cosectaires se coupèrent la barbe, remirent des bas et endossèrent de nouveau le vil frac. Bonaparte était déjà là avec son chapeau à trois cornes et l'épée au côté.

Je ne parlerais pas d'une vingtaine de mauvais petits écervelés, maladroits imitateurs de la secte d'Agamemnon, s'ils n'eussent pas porté la barbe. Mais comme ils ne se rasaient point et qu'ils fagotaient leurs vêtements à la grecque ou à la Scandinave, ils appartiennent de droit au sujet que je traite. Ceux-là donc, bien que passant la plupart de leur temps en extase devant les vases étrusques, car ils étaient peintres aussi, s'embrouillaient particulièrement l'esprit avec les poëmes et la mythologie ossianiques. Tout en habitant Paris, ils parlaient sans cesse du bruit de la mer sur les récifs et des forêts de Morven. Un soir, après avoir bu un peu trop de bière, qu'ils préféraient au vin parce que c'était plus ossianique, ils résolurent, d'un commun accord, de quitter la cité des vices, Paris, pour aller vivre dans les forêts. Ils partent, ayant à leur tête le plus extravagant d'entre eux, chargé d'une guitare, à défaut de la harpe des bardes. Voilà mes gens qui, à force de marcher, arrivent au bois de Boulogne et se mettent à réciter et même à chanter la prose de M. Le Tourneur. C'était en automne: nos inspirés n'avaient pas réfléchi que la nuit vient vite, et que les soirées sont fraîches à cette époque de l'année. Surpris par l'obscurité et le froid, ils s'avisèrent, dans un accès d'enthousiasme, de se comporter tout à fait comme les héros d'Ossian, et, après avoir battu le briquet, ils voulurent mettre le feu à un arbre. Mais à peine la flamme commençait-elle à briller que la gendarmerie, alarmée de ce commencement d'incendie, vint, sur les lieux, vous empoigna tous les bardes parisiens et les conduisit à la préfecture de police, d'où on ne les lâcha qu'après les avoir fait raser.

Depuis ce temps, 1802, jusqu'à 1825 et 26, excepté les sapeurs de nos régiments, personne ne s'est promené dans Paris sans avoir fait sa barbe. C'est à la dernière époque que je viens d'indiquer, lorsque la mort de lord Byron en Grèce eut décidément mis à la mode chez nous la délivrance de ce malheureux pays, que l'on vit les jeunes Parisiens qui s'occupaient des lettres et des arts commencer à laisser croître leurs moustaches, à se coiffer avec la petite toque orientale et à fumer avec des pipes turques, en se tenant tout de travers sur leurs siéges et sur les canapés.

La révolution que Heyne, Winkelmann et Hamilton avaient faite par leurs travaux, en 1772, pour remettre en honneur l'antiquité, l'art antique, et opposer une digue au goût dépravé qui régnait dans toute l'Europe, lord Byron, par ses ouvrages, l'arrêta court, en refit une autre, et imposa aux hommes de son temps un goût tout particulier, excentrique, comme disent les Anglais, et qui n'est autre chose que les fantaisies énergiques et fashionables tout à lu fois de l'auteur de Lara et de don Juan. Depuis 1824, tout ce qui a été fait en prose, en vers et en peinture, sur le théâtre ou dans les romans, l'aspect donné aux appartements, la forme des meubles, tout enfin s'est senti et se sent encore de cette volonté fantasque, cruellement impartiale et moqueuse, qui se plaît à garrotter le bien et le beau avec le mal et le laid; de cette volonté qui, du même effort, apprécie et rabaisse le mérite de chaque être, de chaque objet, de chaque chose; enfin de cette volonté puissante, il est vrai, mais satanique, qui a imprimé aux ouvrages de lord Byron leurs beautés sublimes et leurs tristes défauts. C'est encore aujourd'hui le souffle capricieux de cet homme qui fait voguer depuis les frêles barques jusqu'aux grands navires sur lesquels nos écrivains et nos artistes se confient à l'océan poétique.

L'impulsion donnée aux lettres et aux arts par Byron, quoique excessivement puissante, n'ayant cependant frappé que de biais, si je puis m'exprimer ainsi, ne peut se faire sentir bien longtemps. En effet, l'expérience a déjà prouvé la vérité de ce que j'avance; car, de l'imitation des ouvrages de ce poète, où il s'est plu à dépeindre les rêveries de personnages fantastiques dont on ne connaît ni le pays, ni le nom, ni précisément les malheurs, on n'a pas tardé, en imitant Walter Scott (car nous autres Français nous avons toujours besoin de quelqu'un qui nous pousse pour faire du nouveau); on n'a pas tardé, dis-je donc, à se jeter dans les pastiches des ouvrages du moyen âge. On a fait des chroniques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles; on a contrefait le langage de Rabelais, en regrettant beaucoup de ne pouvoir faire revivre celui de Joinville et de Villehardouin; et, non content de remettre en lumière ces curiosités du style ancien, on a compulsé les manuscrits, étudié les miniatures qu'ils renferment, pour donner au surcot, à l'aumônière et aux souliers à la poulaine, tout le degré de réalité possible dans les représentations que l'on en devait faire.

Dans le moyen âge, on portait de la barbe. L'engouement que l'on avait eu à Paris pour les Grecs modernes avait déjà introduit l'usage de la moustache. On laissa pousser la royale, et au bout de quelque temps on se décida à être complétement barbu.

Or, c'est en étudiant avec un amour désordonné les peintures des vases étrusques et la statuaire antique, que mon ami Agamemnon et ses imitateurs en sont arrivés à s'habiller à la grecque et à laisser croître leur barbe; de même, dans les quatre ou cinq années qui viennent de s'écouler, tous ceux qui ont recherché curieusement les points de centre des ogives, qui se sont passionnés pour les costumes du temps de Charles VI, qui ont étudié les diablotins symboliques et énigmatiques sculptés sur les cathédrales, qui se nourrissent l'esprit de l'Enfer du Dante et de l'espèce de mythologie infernale introduite en Europe par le catholicisme et la chevalerie, tous ceux-là donc, apprenant par les manuscrits et les peintures qui les ornent que les hommes qui vivaient dans les temps où l'on a inventé, chanté, peint et aimé toutes ces choses, portaient la barbe, ont laissé pousser la leur, et, autant que la mode et les bienséances l'ont permis, ils ont même porté et portent encore des habits taillés et ornés comme ceux que l'on portait au moyen âge.

Cependant, il faut le dire, les gothiques de 1832 ne sont pas aussi sincèrement enthousiastes du moyen âge que les antiques de 1799 l'étaient de la Grèce du temps d'Homère. Ce n'est pas le costume de l'époque d'Alexandre ou même de Périclès qu'avait été prendre mon peintre primitif, mais celui d'Agamemnon, de Calchas.

Quelle honte pour les écrivains, les peintres, et même pour un certain nombre de fashionables d'aujourd'hui, épris des charmes du moyen âge, lorsque, au lieu de les trouver couverts des vêlements des XIIe et XIIIe siècles, temps héroïques de la chevalerie, on les voit adopter l'habit (imparfaitement copié encore) de Henri III, et se donner l'air et la tournure de crispins sombres et préoccupés!

Mais cette différence peut s'expliquer par un mot: nos maniaques de moyen âge ne sont pas si fous qu'ils voudraient l'être, et, par nécessité comme par goût, ils portent des gants blancs, fréquentent le monde et les salons. Mon pauvre ami Agamemnon avait la société en horreur, parce qu'il y rencontrait des fracs et des bonnets à dentelles, et il s'habillait à la grecque pour régénérer les habitudes, les goûts, les moeurs mêmes de ses contemporains.

À part le degré de bonne foi ou de folie des uns et des autres, et en considérant cette manie qui s'est manifestée en Europe depuis la information de Luther, de restaurer les moeurs, les croyances, les gouvernements, les goûts, les arts, et jusqu'aux habillements d'après de vieux types usés par le temps et les améliorations progressives, on s'étonne que ces tentatives, qui en général ont eu un si mince succès et si peu de bons résultats, séduisent encore périodiquement toutes les jeunes têtes, à chaque génération. Le comique de la chose est de voir les fous enthousiastes venus en dernier se moquer très-justement et très-raisonnablement de ceux qui les ont précédés. Ainsi je me souviens d'avoir vu mon ami Agamemnon rire à se tenir les côtés en entendant le récit du repas où M. Dacier, le traducteur d'Homère sous Louis XIV, faillit empoisonner ses amis avec un brouet noir préparé à la lacédémonienne. Ceux de nos lecteurs qui portent la barbe pointue et des gilets pincés, comme on en vit, en 1581, aux noces du duc de Joyeuse, ne vont pas manquer de se récrier sur l'inconcevable folie de mon pauvre Agamemnon et de ses cosectaires.—«Mais c'est un conte que nous brode là l'auteur, diront-ils; comment est-il possible que des hommes qui n'étaient pas fous à lier aient eu l'idée de faire revivre les idées, les usages et le costume du paganisme grec, dans un pays chrétien? Ces idées étaient toutes contraires à nos croyances religieuses; les pratiques des statuaires grecs et tout le système artistique de l'antiquité, basé sur une mythologie et des idées morales pétrifiées aujourd'hui comme les statues qui en consacrent le souvenir, ne sont plus en harmonie avec nos habitudes religieuses et nationales!—Cela est hors de doute, dira un autre qui à grand'peine s'est donné l'air pâle et échevelé du chevalier Bertram dans Robert le Diable, ces gens-là étaient fous avec leur Grèce antique et leur costume d'Opéra. Mais tout ce qui se faisait alors dans les arts était théâtral. Rien n'était naturel, parce qu'on allait chercher le principe de tout ce que l'on avait à faire ou à dire, hors de notre religion, hors de notre pays, hors de nos moeurs. Nous sommes chrétiens; disons mieux, nous sommes catholiques. La véritable civilisation moderne date du moyen âge; elle est née avec les monuments à ogives, avec les poëmes religieux et chevaleresques de la Table ronde et du Dante. Notre imagination sympathise avec les géants, les nains, les anges, les fées, les diables, les goules et Satan. C'est là qu'il faut retourner pour reprendre la véritable route que les écrivains et les artistes de la prétendue renaissance sous François Ier, et du classicisme sous Louis XIV, nous ont fait abandonner. Alors nous serons véritablement originaux et naturels dans nos productions, et, si nous nous y prenons avec tant soit peu d'adresse, nous arriverons à être naïfs, soyez-en sûrs.»

Ce qu'il y a de curieux et de très-amusant, quand on compare les faits et les discours des barbus de 1799 avec ceux des barbus de 1832, c'est de reconnaître l'analogie qui se trouve dans les plus petits détails des opinions de ces deux sectes. Ainsi à l'Homère des uns s'oppose le Dante des autres; les premiers voulaient redevenir primitifs, les seconds prétendent modestement à la naïveté; mon ami Agamemnon n'admettait en architecture que les temples de Sicile et de Pæstum, que les vases grecs comme modèles de peinture; les naïfs de nos jours étudient religieusement la cathédrale de Cologne, les peintures de la première école allemande et les vignettes des plus anciens manuscrits. Enfin il n'est pas jusqu'aux poésies septentrionales et vaporeuses de ce pauvre Ossian, si complétement oublié de nos jours, dont les naïfs de ce temps n'aient retrouvé l'analogue dans les ballades anglaises et écossaises du moyen âge, publiées par Percy et mises en oeuvre par Walter Scott.

On voit que, sans compter celle de la barbe, toutes ces analogies sont frappantes.

Mais revenons à la barbe et examinons scrupuleusement l'influence qu'elle a pu avoir sur le mérite, les talents et les productions des primitifs qui l'ont portée en 1799, afin de préjuger des avantages qu'en retireront les naïfs barbus de 1832. À la première époque, nous voyons que mon ami Agamemnon et ses cosectaires n'ont rien produit, n'ont transmis aucun ouvrage qui témoigne de leur passage en ce monde, tandis que les deux Chénier, les Ducis, les Delille, les Parny, les David, les Girodet, M. de Chateaubriand, M. L. Lemercier, M. Gérard, M. Gros, M. Ingres, M. Hersent, et quelques autres qui se sont toujours rasés, ne laissent pas cependant d'avoir leur mérite et nous ont donné des ouvrages qui, bien que pour ne pas être à la mode, ont fait et font encore quelque bruit dans le monde.

La barbe, en 1799, a donc été un indice du mérite que l'on voulait avoir, du génie dont on se croyait doué, mais point du tout d'un talent acquis et réel que l'on possédât.

Or, j'observe que, de nos jours, outre les vivants déjà nommés ci-dessus, MM. de La Mennais, de Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, P. Mérimée, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Robert, Schnetz, P. Delaroche, H. Vernet, Champmartin, E. Delacroix, les frères Johannot, et quelques autres, se rasent.

Porter la barbe longue quand tout le monde se rase n'est donc pas, comme quelques personnes le croient aujourd'hui, un moyen infaillible de devenir naïf, original; d'avoir un talent vrai, fort ou poétique, et de donner une direction nouvelle et heureuse aux lettres et aux arts: cela indique tout simplement que l'on désire avoir ces qualités, ce mérite, et assez souvent que l'on croit les posséder.

Dans tous les pays et chez tous les peuples, la barbe portée par des hommes isolés au milieu d'une population imberbe a toujours été la preuve non équivoque d'une prétention de leur part à restaurer, à régénérer quelques vieux usages ou des goûts anciens que le temps avait usés. Depuis qu'Octavien-Auguste avait pris pour lui et donné à la haute société de Rome l'habitude de se raser chaque jour, tous les marchands de philosophie, tous les gens qui colportaient de la rhétorique et des vers dans cette ville, ainsi que ces petits républicains entêtés et hargneux qui, sous les empereurs, parodièrent Caton l'ancien et Régulus, se teignaient la ligure de cumin, afin d'être bien jaunes, et portaient le bâton, la barbe et des poignards, pour avoir l'air d'être plus vertueux et meilleurs citoyens que les autres.

Les folies des hommes changent de forme; au fond ce sont toujours les mêmes.

E. J. DELÉCLUZE.

LES BARBUS,

par Ch. NODIER.

Je ne veux pas en vérité vous reparler aujourd'hui du Livre des Cent-un, dont nous vous parlons souvent, parce que les gens qui le font sont presque tous de nos amis. J'attendrai un autre volume. Je ne veux pas même vous parler en particulier du chapitre de M. Delécluze, parce que nous avons déjà dit qu'il était extrêmement joli. Je veux vous parler des Barbus d'autrefois, dont il est question dans le chapitre de M. Delécluze, et j'ai un certain intérêt à la chose, pour avoir été de ma personne un des Barbus d'autrefois, avantage de doyenneté que j'échangerais volontiers contre un brevet de Bousingot à la moustache vierge. Vous me direz peut-être là-dessus que Bousingot et Doyenneté ne sont pas dans le dictionnaire de M. Boiste, où se trouvent tant de mots français et tant de mots qui ne demandent qu'à l'être; vous pouvez vous tenir bien tranquille sur cette petite difficulté, je vous donne ma parole d'honneur qu'ils y seront demain.

Il y a vingt-cinq ans, au moins, que je pétillais d'écrire sur les Barbus d'autrefois. C'était à la fois une pensée si délicieuse et si imposante dans ma vie! Je ne sais quoi de plus qu'une pensée, un rêve, un poëme, un enchantement! Souvent je me demandais si j'avais vu cela en effet, et si le souvenir qui m'en était resté n'appartenait pas tout bonnement aux hallucinations du sommeil. Voilà M. Delécluze qui m'a détrompé, grâce au Livre des Cent-un, car il ne l'aurait jamais écrit ailleurs; il avait peur aussi de son sommeil, de son hallucination; il reculait, homme grave, devant ses impressions de jeune homme; il s'imaginait qu'on ne le croirait pas, et sa belle petite composition se ressent de cette innocente pudeur du sage. On sait que je n'ai pas les mêmes motifs de réticence, moi qui me fie à mes écrits par une puissance de crédibilité intime qui est le résultat très-naïf de ma sensation. Ce n'est pas ma faute, c'est celle d'un organe ou d'un instrument, celle des lunettes à travers lesquelles on voit la vie à vingt ans, avec ce drôle de regard d'un enfant à tête folle qui prend toutes ses illusions pour des réalités. Convenez que c'est bien dommage qu'il n'en soit pas ainsi, vous qui croyez qu'il n'en est pas ainsi; et cependant, c'est vrai comme autre chose, entre nous, vrai comme ce que l'on appelle la vérité! La preuve, c'est que M. Delécluze est venu et que me voilà parti.

Il vous a très-élégamment raconté cette société barbue d'hommes de génie qui ne savaient pas leur portée, ou qui se souciaient peu d'y atteindre; de coeurs vite lassés, d'âmes soudaines et impatientes qui avaient traversé brusquement l'art et la poésie pour se réfugier dans la méditation; il vous a parlé de ces pythagoriciens à costumes de théâtre, que David appelait ses Grecs, et qu'il repoussa sans façon, quand Napoléon, effrayé de l'habit de Pélopidas et de Philopoemen, craignit d'en retrouver l'inflexible caractère dans l'atelier d'un peintre ou la mansarde d'un publiciste. La mort, qui l'a toujours servi à souhait, même quand elle l'a frappé dans la gloire de sa solitude, le débarrassa en peu de temps de cette inquiétude frivole. L'âme de ces gens-ci dévorait promptement son enveloppe. La consomption ou le suicide en faisait raison avant l'âge de vingt-cinq ans. Ainsi s'évanouirent dans leur fleur les individualités les plus fortes et les plus tendres qui aient jamais honoré la race de l'homme; et ce que je dis là, je n'aurais pas osé le dire avant M. Delécluze, quoiqu'il reste, grâce au ciel, cent témoins dignes de foi à l'appui de son témoignage.

Les sages se désintéressèrent peu à peu d'un sentiment qui pouvait n'être qu'une aberration: tout le monde le disait. Les faibles s'accoutumèrent à vivre autrement qu'ils n'avaient vécu. Certains consentirent à rejeter tout ce passé d'amour et de poésie dans les trésors stériles de la mémoire. Je suis des faibles et je me souviens.

M. Delécluze, qui se formait alors à de belles et savantes études, et qui avait déjà pour nous ce relief social que donnent une instruction acquise et une position préparée, ne nous connaissait que par des superficies, et je lui sais gré de n'avoir pas jugé désavantageusement une association d'hommes et de femmes dont la vie extérieure ne se distinguait que par la bizarrerie des vêtements. Cependant il s'agissait très-peu pour les penseurs ou primitifs de M. Delécluze de se montrer sous le manteau d'Agamemnon ou sous le bonnet phrygien de Pâris, sous les voiles d'Andromaque veuve ou de Cassandre prêtresse. D'autres pensées dominaient cette pensée, et l'Agamemnon dont il est question dans le Livre des Cent-un l'exprimait avec une haute puissance quand Napoléon, devenu à son tour roi des rois comme Agamemnon, le fit appeler pour donner des leçons de dessin aux filles de son frère, le comte de Survilliers, ou Napoléon III. Dieu me pardonne; je me brouille toujours avec les noms!

«Pourquoi, lui dit le futur Empereur (il s'en fallait de deux ou trois mois), pourquoi avez-vous adopté une forme d'habillement qui vous sépare du monde?

—Pour me séparer du monde,» répondit le peintre.

Et le consul lui tendit cette main de fer qui ne se fermait que sur une épée. Il s'y connaissait.

Les penseurs ou primitifs ne s'étaient pas donné de nom. Ils n'avaient pas, comme toutes les théories d'aujourd'hui, une raison de commerce comptable et spéculative. Ils étaient pour cela trop au-dessus des combinaisons de l'orgueil et de l'intérêt; mais ils reconnaissaient des principes fixes qu'il n'est pas inutile de rappeler pour expliquer le nom qu'ils acceptèrent quand ils devinrent quelque chose, une agrégation, une secte, une espèce de parti; je ne répugne pas aux qualifications. Une telle société ne s'élève que dans une vieille société qui sent le besoin de se renouveler.

Leur théosophie se réduisait à peu de chose, à un sentiment immense, mais vague, du génie de la création, à un désir ardent, mais douteux, de l'immortalité. Leur morale était plus positive. Dans les caractères médiocres, elle n'était qu'austère et judaïque; dans les caractères puissants, elle était prosélytique et passionnée. C'est le propre des belles âmes qui cherchent à se faire une foi de leurs affections. Il y avait en eux du gymnosophiste, de l'essénien, du morave et du quaker; mais ce n'était rien de tout cela; ce n'était peut-être pas mieux, c'était plus. C'était ce qui n'a jamais été deux fois et qui ne sera peut-être jamais.

Le sentiment général qui leur tenait lieu d'abord de religion (il faut le dire et surtout il faut le comprendre, car il n'y avait pas alors de religion dans le pays), c'était au commencement l'amour, le fanatisme de l'art. À force de le perfectionner, de l'épurer au foyer de leur âme, ils étaient arrivés à la nature modèle, à la nature grande et sublime, et l'art ne leur offrit plus, à cette seconde époque d'une institution fortuite qui se créait sans se connaître et sans se nommer, qu'un objet de comparaison et qu'une ressource de métier. La nature elle-même se rapetissa enfin devant leur pensée, parce que la sphère de leurs idées s'était élargie. Ils conçurent qu'il y avait quelque chose de merveilleux et d'incompréhensible derrière le dernier voile d'Isis, et ils se retirèrent du monde, car ils devinrent fous, c'est le mot, comme les thérapeutes et les saints, fous comme Pythagore et Platon.

Ils continuèrent cependant à fréquenter les ateliers, à visiter les musées, mais ils ne produisirent plus. Leurs costumes, leurs moeurs, leur sévérité, dirai-je la solennité qui leur était naturelle et qui était l'expression sans effort d'une habitude infatigable de contemplation, d'une vie intérieure toute spiritualisme, imposèrent à l'école entière (je ne crois pas exagérer ce sentiment) une sorte de pitié respectueuse. Aucune dénomination satirique ne vint flétrir leurs illusions d'enfants ou leurs superstitions de portes, et on sait si l'atelier en est avare. On appela les jeunes hommes les méditateurs et les jeunes femmes les dormeuses, parce que la méditation même a sa pudeur dans les femmes et qu'elles n'assistaient aux leçons parlées que la tête appuyée sur leurs mains. Un jour ils se retirèrent tous pour se distribuer par groupes dans deux ou trois solitudes philosophiques, mais les gazettes n'en ont rien dit.

Au-dessus de cette société, puisqu'on effet c'en était une, au-dessus de cette élite ardente et poétique d'une génération, s'élevait sans élection, sans titre, sans priviléges, sans l'avoir voulu et sans le savoir, l'Agamemnon de M. Delécluze. Nous ne l'appelions pas Agamemnon cependant. La modestie sévère, la modestie des hommes supérieurs aurait repoussé tous les noms qui pouvaient impliquer une comparaison flatteuse; sa religiosité instinctive s'était soulevée contre les premiers qui lui décernèrent celui de Jésus-Christ, dont il rappelait l'idéal divin par la gravité de sa vie comme par son costume et par sa beauté. Entre nous il n'était connu que sous le nom de Maurice, et le nom de Maurice, tout étranger qu'il soit au reste des hommes, a encore un culte dans le coeur de tous ceux de ses contemporains qui ont eu le bonheur d'approcher de lui et le bonheur plus précieux d'en être aimés.

Si l'on pouvait retrouver quelque part les innocentes pages, toutes boursouflées de mauvaises phrases et de mauvais goût que je déposais sur son tombeau il y a trente, ans et dont le pilon a fait justice[77], on verrait du moins que je n'ai pas attendu à vieillir au milieu des sectes nouvelles pour reconnaître l'homme que la Divinité avait marque d'un véritable sceau d'apostolat. Je désignais alors Maurice comme le plus beau type de l'organisation humaine, et il me semble que je ne disais rien de trop. L'âge, qui a dessillé mes yeux sur tant de choses et de réputations, me l'a encore agrandi. L'obscurité même dans laquelle il a vécu était une conséquence nécessaire de sa supériorité. Maurice Quay, dont rien ne m'empêche de prononcer le nom tout entier, était placé trop haut pour s'accommoder aux pensées et à la marche du vulgaire, pour prendre intérêt à ses passions et pour avoir foi dans ses perfectionnements. Il l'avait pris en dédain à vingt ans; il n'en a compté que vingt-quatre et je me suis demandé souvent ce qu'il aurait pu faire au delà, dans l'âge de la maturité, au milieu du train irrésistible des choses. Je suis encore à me répondre. Essai progressif mais impuissant d'une création qui cherche le mieux, il était armé avant le jour de sa mission, et il est mort de mort, sans tenter de l'accomplir. Son dernier regard sur le monde a dû être empreint d'une dérision bien amère.

Pour se faire une idée complète de cette destination inachevée d'une âme qui a cependant influé sur nous tous, et qui prolonge un reflet réel, quoique inaperçu à travers notre littérature et nos arts, il faudrait me suivre dans des développements dont ces lignes ne sont que la préface imparfaite, et qui ne peuvent trouver place que dans un cadre plus large. Il faudrait avoir vu Maurice, non tel que l'a vu M. Delécluze trois ans trop tôt, et qui ne se rappelle de lui que le galbe maigre et pâle d'un bel adolescent malade. Il faudrait l'avoir entendu parler poésie, philosophie, et cette science toute nouvelle alors sur laquelle se fondait dans son espérance la régénération de l'humanité, quand il enchantait nos oreilles de tant de prestiges d'éloquence et d'harmonie, sous les jolis cerisiers en fleur de nos terrasses de Chaillot. Étranges facilités dont les souvenirs peuvent s'amasser sur une seule mémoire d'homme! C'est là qu'on a tracé depuis l'emplacement des palais d'un empereur enfant, pauvre créature royale que la nature a brisée ainsi qu'un insecte éphémère, comme pour prouver par un exemple de plus qu'il n'y a que vanité dans les plus hautes gloires et dans les plus hautes ambitions! Qui dirait, au milieu de ces débris, que c'est là que le genre humain aurait pu trouver un jour son législateur? Qui dirait que c'est là que le genre humain attendait son maître? Vous rencontrerez cependant, sans aller bien loin de chez vous, des gens hardiment sincères qui croient être quelque chose.

On attache beaucoup d'importance aujourd'hui, dans une secte quasi-religieuse, dont nous avons vu les progrès et dont nous pourrions bien voir la chute, à ces avantages extérieurs que Montaigne appelle «la recommandation corporelle;» et c'est le propre de toutes les sociétés qui se matérialisent. C'est seulement pour satisfaire à ce genre de curiosité, plus naturel et plus développé chez les femmes, qu'il convient d'ajouter ici que Maurice Quay était le plus beau des hommes. La nature avait voulu qu'il fût aussi imposant par ses formes sensibles que par son génie, et comme elle n'arrive à ce point de perfectionnement qu'en expiant son chef-d'oeuvre par de grandes compensations, elle ne fit que le montrer. Il disparut avant d'avoir atteint les années viriles où la jeunesse commence à promettre l'âge mûr, et l'édifice dont il était la pierre angulaire s'écroula sur lui, la société des méditateurs descendit inconnue dans le tombeau de Maurice inconnu.

On me demandera maintenant si la société des méditateurs avait un but rationnel, une institution fixe, un système, si elle se proposait un avenir. Quelle agrégation énergiquement vitale d'êtres bien organisés s'est composée sur la terre sans marcher à quelque chose? Ce n'est pas ici le lieu de pénétrer dans ce mystère de palingénésie où l'on voit que le sentiment et l'imagination prirent plus de part que le jugement et l'expérience. La seule manière de considérer ce peuple de soixante enfants, unis par les liens d'amour et de poésie, par l'enthousiasme du beau et du bon, de la gloire et de la vertu, c'est d'y chercher le modèle d'une civilisation presque fantastique où les moeurs de l'âge d'or, enrichis par toutes les perceptions du génie, brillaient d'un mélange inexprimable d'innocence et de grandeur, tant s'étaient facilement confondues en elle la naïveté du coeur et la perfection de l'esprit. Cet exemple, unique à la vérité, des nouvelles combinaisons sociales que l'homme peut essuyer d'appliquer à sa malheureuse espèce, ne m'a pas rendu fort indulgent pour celles qui les ont suivies, et je craindrais qu'on ne vit dans le poëme de cette tribu d'anges, où ma jeunesse a passé des jours si doux, une satire indirecte de nos essais philosophiques et de nos fières utopies. Ce dessein est loin de ma pensée, et mes facultés altérées par l'âge ne me permettraient pas d'ailleurs de fournir une carrière où j'ai plus d'une raison de m'arrêter au premier pas. Les couleurs de ce temps-là, vivent encore éblouissantes devant le prisme de ma mémoire, mais j'éprouve depuis longtemps qu'elles pâlissent sous le pinceau et qu'elles meurent sur la toile. L'image reste dans l'optique, mais la lumière n'y est plus.

Croirait-on enfin ce qui me reste à dire? Et croit-on, hélas! ce que j'ai dit?

Ch. NODIER.

NOTES

[1: Poser le modèle, expression consacrée dans les écoles de peinture. Dans celle de David, on posait le modèle deux fois par semaine, ou plutôt par décade, à cette époque. Pendant les six premiers jours on posait un modèle nu; les trois derniers, un modèle pour la tête seulement, et l'atelier était fermé le décadi. Pour éviter les querelles au sujet du choix des places, on mettait dans un chapeau autant de numéros qu'il y avait d'élèves présents, et chacun d'eux choisissait une place au tour que le sort lui avait assigné.]

[2: À cette époque, l'usage de la poudre à friser était encore fort répandu, et la boutique, les meubles et les habits des perruquiers étaient couverts et imprégnés de poudre blanche pour la toilette.]

[3: Ces expressions: Pompadour, rococo, à peu près admises aujourd'hui dans la conversation, pour désigner le goût à la mode pendant le régne de Louis XV, ont été employées pour la première fois par Maurice Quaï en 1796-1797. Alors ces locutions (on pourrait dire cet argot) n'étaient usitées et comprises que dans les ateliers de peinture.]

[4: Augustin D…, tourmenté tout à la fois par des chagrins domestiques très-réels et des inquiétudes imaginaires causées par la lecture constante du roman de Werther, se précipita du haut des tours de Notre-Dame en 1804 ou 1805.]

[5: Le jeune Vermay, dont il a déjà été question, avait tant fait d'espiègleries et de tapage, que David l'avait chassé de son école. Il l'y reçut de nouveau par l'intervention d'Étienne en faveur de son jeune camarade.]

[6: Boucher (François), né à Paris en 1704, mort en 1768, était un peintre de talent, dont le goût fut perverti par celui qui régnait de son temps. Jamais les doctrines de l'art n'ont été plus faussées que pendant la vogue dont jouit Boucher pendant sa longue existence.]

[7: Doyen (François), né à Paris en 1726, mort à Saint-Pétersbourg en 1806. Élève de Carle Vanloo, il fut membre de l'Académie et professeur, puis professeur de peinture à Saint-Pétersbourg sous le règne de l'impératrice Catherine, qui l'appela en Russie, et sous celui de Paul Ier, qui fut toujours favorable à cet artiste. L'ouvrage le plus connu et le plus important de Doyen est le Miracle des Ardents, qui fait pendant à celui de Saint Paul, de Vien, dans l'église de Saint-Roch à Paris.]

[8: Moïse Valentin, de Coulommiers près Paris, né en 1600, mort en 1630, élève de Caravage, contemporain de Ribera dit l'Espagnolet, et de Nicolas Poussin, dont il fut même l'ami.]

[9: Pompeo Battoni, né à Lucques en 1708, mort en 1789. En mourant, il légua sa palette et ses pinceaux à David.]

[10: David a fait, en 1784, une répétition en petit du Bélisaire. Elle est à la galerie du Louvre.]

[11: Pierre, peintre d'histoire, né à Paris en 1715, mort en 1789.]

[12: Il existe une mauvaise gravure du temps avec ce titre «Coup d'oeil exact de l'arrangement des peintures au Salon du Louvre, en 1785.» On y voit figurer le Serment des Horaces, au-dessous duquel est le portrait en pied de la reine Marie-Antoinette avec le dauphin, mort en 1787, et son frère, peints par Mme Lebrun.]

[13: M. A. Coupin de la Couperie, auteur d'un Essai sur David, consulté par celui qui écrit ce livre.]

[14: J.-B. Debret, élève de David, parmi plusieurs croquis de son maître, qu'il a fait graver, a reproduit l'étude des trois femmes nues, dessinées d'après nature. Ce groupe est bien plus vrai et plus naturel que celui du tableau.]

[15: OEuvres de Salomon Gessner, traduits (sic) de l'allemand à Zurich, chez l'auteur, 1777, 2 vol. in-4°.]

[16: Mengs est né en 1728 et mort en 1779. Tous ses ouvrages capitaux, en peinture et en critique, étaient faits et écrits avant l'arrivée de David à Rome.]

[17: Canova, né à Possagno (États vénitiens), en 1757, mort en 1822 à Venise.]

[18: On peut consulter à ce sujet le Catalogue d'estampes d'après l'antique, qui se trouve dans le premier volume du Traité complet de peinture de Paillot de Montabert.]

[19: David a fait à la même époque quelques portraits: ceux de Bailly, de Grégoire, de Prieur de la Marne, de Bazire, études préparatoires pour l'exécution du Serment du Jeu de Paume.]

[20: Voici la liste des portraits et de quelques ouvrages qu'il exécuta à cette époque. Les portraits de M. et Mme Lavoisier, de M. Thélusson de Sorcy, de Mme de Sorcy, de la marquise d'Orvilliers, de la comtesse de Brehan, de M. et Mme Vassal, de M. Lecouteulx, de M. Hocquart; puis une Vestale couronnée de fleurs, une répétition de Pâris et Hélène, et une Psyché abandonnée par l'Amour, non terminée.]

[21: Ce tableau au trait est maintenant dans le musée des dessins, au Louvre.]

[22: J. B. Topino Le Brun, né à Marseille vers 1759, élève de David, embrassa avec ardeur, comme on le voit, les idées révolutionnaires de 1793, et ne cessa pas de tremper dans toutes les conspirations républicaines. Sous le Directoire, il suivit en Suisse Bassal, envoyé secret en ce pays. Là, tout en s'occupant de son art, Topino prit un goût très-vif pour les intrigues politiques. Bien qu'il fût encore en Suisse, on le désigna comme l'un des agents présents à l'attaque du camp de Grenelle à Paris, en prairial an IV. Déjà il avait été compris dans les mandats décernés contre les complices de Babeuf. Rentré en France en 1797, il reprit ses pinceaux et acheva le tableau de la Mort de Caïus Gracchus, exposé au Louvre l'année suivante. Après cet ouvrage, qui obtint quelque succès, il entreprit le Siége de Lacédémone, tableau de cinquante pieds de large sur dix de haut, mais qu'il n'eut pas le temps d'achever. En 1799 il figura parmi les jacobins du Manége, et enfin, après l'installation du gouvernement consulaire, il continua d'être regardé comme l'un des chefs de ce parti. Impliqué dans l'affaire de Cerachi, Aréna et autres, il fut condamné à mort et exécuté ainsi qu'eux en place de Grève, le 11 janvier 1801.]

[23: La tête a été peinte par David, mais le torse, qui est nu en partie, est de la main de son élève Gérard, ainsi qu'une bonne partie des accessoires, il n'en est pas ainsi du portrait de Marat, dont il sera question plus loin; ce dernier est en entier du maître.]

[24: Voy. 17 germinal an II, n° 198 du Moniteur.]

[25: Voy. ces dates au Moniteur.]

[26: Après la mort de Marat, David fit mouler son masque pour l'exécution de son tableau. C'est ce masque qui a été surmoulé en plâtre et vendu avec celui de Robespierre et de quelques autres. En 1835, la police finit par défendre qu'ils fussent exposés publiquement.]

[27: L'église Notre-Dame.]

[28: Après le 10 août 1792, et lorsque la monarchie fut renversée, tous les tableaux, statues, bronzes et objets précieux qui ornaient Versailles et les Tuileries, furent transportés dans la grande galerie du Louvre. Telle est l'origine du Musée qui existe aujourd'hui.]

[29: D'après ce décret, le Conservatoire du Musée national fut composé, pour la peinture, de quatre membres: Fragonard, Bonvoisin, Lesueur et Picault; pour la sculpture, de Dardet et Pasquier; pour l'architecture, de David Leroy et Launoy; pour les antiquités, de Wicar et Varon, à chacun desquels il fut alloué un traitement de 2400 livres et le logement.]

[30: Le 29 prairial an II; ce jour, cinquante-quatre personnes ont été conduites à la mort, entre autres: L'Admiral, la fille Regnault, Virat de Sombreuil, Mme Saint-Amaranthe, etc.]

[31: Voici quelles étaient en ce moment les prisons établies dans Paris; la Conciergerie, la Force, Sainte-Pélagie, les Carmes, le Plessis, le Luxembourg, les Madelonnettes, l'Abbaye, Saint-Lazare, Port-Libre dit la Bourbe, et dans les deux jours qui suivirent celui où ce discours fut prononcé, les 4 et 5 thermidor, il y eut soixante-dix personnes condamnées à mort et exécutées à la place de la barrière du Trône.]

[32: Tous les discours prononcés par David étaient revus et quelquefois même composés par ses confrères de la Convention. Il consultait souvent Chénier (M.-J.) à ce sujet et l'on dit que son élève Gautherot l'assistait dans ce travail. La vérité est qu'il n'était pas en état d'écrire les discours tels qu'ils sont cités au Moniteur.]

[33: D'où il suit que si l'on ajoute aux quatre cent quarante huit personnes condamnées du 29 prairial jusqu'au 9 thermidor, les quatre-vingt deux qui furent mises à mort en deux jours après la chute de Robespierre, on a pour quarante deux jours cinq cent trente condamnés. Voy. plus haut, note 28.]

[34: 20 prairial an II.]

[35: Les premiers éléments distincts de la science de la géologie ont été donnés dans le XVIe siècle, par Bernard Palissy, le fameux émailleur.]

[36: Elle était tante de Mlle Delphine Gay, depuis Mme Émile Girardin.]

[37: L'Abel tué, de Fabre, élève de David; le Triomphe de Paul-Émile, ouvrage que Carle Vernet, père d'Horace, fit pour son morceau de réception à l'Académie en 1787.]

[38: P.-J. Garat, né à Ustaritz vers 1768, mort en 1823, fut le plus habile chanteur français de la fin du XVIIIe siècle.]

[39: Quoique cette tête ne puisse passer pour un portrait d'une exacte ressemblance, il rappelle cependant les traits et l'expression (beaucoup plus forte) de Mme de Bellegarde. Les grands cheveux noirs du personnage, du tableau ont été peints d'après les siens.]

[40: Cet article rayé portait: «Que Sa Majesté l'Empereur reconnaît la république française; que la république est comme le soleil sur l'horizon; et que bien aveugles sont ceux que son éclat n'a pas encore frappés!»]

[41: Cette tête ébauchée a été faite sur une toile de sept pieds de haut sur neuf de large, et l'ensemble du personnage n'a jamais été que dessiné au crayon blanc. L'intention du peintre était de représenter le général tenant le traité de paix avec l'Empereur, et, à quelque distance de lui, son cheval et des personnes de sa suite. David n'a jamais touché depuis à cette tête ébauchée, fort ressemblante, admirablement peinte et pleine de vie. Elle appartient aujourd'hui à M. le duc de Bassano, qui l'a achetée à la vente qui eut lieu après la mort de David, et qui l'a fait lithographier.]

[42: Cette question fut proposée quelque temps après, en l'an VIII, 1799, par l'Institut national de France, et résolue par un ouvrage couronné, intitulé: Recherches sur l'art statuaire, considéré chez les anciens et chez les modernes, par Émeric David. Ce livre eut une grande vogue en ce temps.]

[43: On publia alors les antiquités de Pæstum, ce qui a fait construire dans le quartier Feydeau cette lourde et triste rue des Colonnes, dont une partie subsiste encore, puis la place du Caire et quelques maisons particulières dans le style égyptien.]

[44: Pierre Narcisse Guérin, né à Paris en 1774, mort dans la même ville en juillet 1834. Ses principaux ouvrages sont: Marcus Sextus, Phèdre, Orphée, les Révoltés du Caire, Andromaque, Didon, etc. Ses principaux élèves sont Géricault, MM. P. Delaroche, Delacroix. Scheffer.]

[45: Les tableaux de Marat, de Lepelletier, de Barra et les commencements du Serment du Jeu de Paume n'ont point été payés à David.]

[46: Pausanias, Attique, chap. XV.]

[47: Étienne conserve ce dessin, qui porte deux pieds et demi de large sur deux pieds de haut.]

[48: Napoléon fit mettre l'église de Cluny, près de la Sorbonne, à la disposition de son premier peintre, pour y achever le tableau du Couronnement.]

[49: Drouais (Jean-Germain), né à Paris, le 25 décembre 1763, mort à Rome, à l'âge de vingt-cinq ans, le 15 février 1788.]

[50: Victor Alfieri, né à Asti en 1749, mort à Florence en 1803.]

[51: Voir le Journal des Débats du 9 août 1824.]

[52: Anne-Louis Girodet de Roussy, dit de Triozon, né à Montargis, le 5 janvier 1767, mort à Paris, en 1824.]

[53: L'Hippocrate était destiné à M. Triozon, qui en a fait don à l'École de médecine.]

[54: Alors directeur de l'Académie de France à Rome.]

[55: M. Coupin de la Couperie, éditeur des oeuvres posthumes de Girodet, 2 vol. in-8°.—Paris, Jules Renouard, 1829.]

[56: Ce portrait a été donné au Musée du Louvre par M. Isabey père. Il fait partie des ouvrages d'élite placés dans la salle des Sept-Cheminées.]

[57: Ce portrait, acheté par M. C. Lenormand, neveu de Mme Récamier, fait partie aujourd'hui du musée du Louvre, école française.]

[58: Quatorze ans avant que Gros se fit ces reproches, M. Guizot, dans une brochure qu'il publia en 1810, sur l'état des arts, disait (prophétiquement) à propos de ce peintre: «Il n'a ni froideur, ni roideur, ni appareil théâtral; peut-être même son genre est-il celui qui convient le mieux aux sujets nationaux; ses défauts sont ceux de son école, et son école n'aura pas son génie; accoutumée à ne chercher que la vérité, sans y joindre la beauté comme condition nécessaire, elle tombera facilement dans une exagération hideuse, car elle n'en sera point préservée par l'habitude de vouloir des formes nobles et régulières; elle s'appuiera sur des exemples tirés des ouvrages de son maître.»]

[59: Le couvent des Capucins et son jardin occupaient toute la longueur de la rue de la Paix, depuis la rue des Petits-Champs jusqu'aux boulevards. Outre une grande quantité d'artistes qui y logeaient alors, il y avait de petits spectacles, et entre autres le cirque de Franconi, dans le jardin.]

[60: A. B. Regnault, né en 1754, mort le 12 octobre 1829.]

[61: F.-A. Vincent, né à Paris en 1746, mort en 1816.]

[62: Pierre Guérin, né à Paris en 1774, mort à Rome, directeur de l'Académie de France, en 1833.]

[63: Voilà quarante-trois ans que le Couronnement a été terminé et qu'il a subi l'épreuve des critiques plus ou moins justes de plusieurs générations, et les nombreuses beautés de détail qu'il renferme sont devenues de plus en plus éclatantes. Placé aujourd'hui dans les galeries historiques de Versailles, fondées par Louis-Philippe, cet ouvrage, dont la composition est si simple quoique si solennelle, dont le dessin est si vrai et si pur, a pris avec le temps un aspect et un coloris dont l'harmonie est saisissante. Étienne, qui l'a vu peindre, peut affirmer, avec tous les hommes de son âge, que ce tableau, auquel tout le monde rend justice maintenant, a pris, avec les années, une solidité de ton et une harmonie, même dans les parties qui ont le plus justement excité la critique il y a quarante ans, qui achèvent de donner à cette composition toutes les qualités d'un chef-d'oeuvre.]

[64: David eut quatre enfants, deux fils et deux filles. Jules, l'aîné, qui vient de mourir en 1854, remplit les fonctions de consul sous le gouvernement impérial; il s'était adonné à l'étude de la langue grecque, dont il a laissé un dictionnaire. Eugène, le cadet, prit le parti des armes vers 1808, fut nommé chef d'escadron de cuirassiers en 1815, et mourut vers 1826. Les deux filles étaient jumelles; elles ont épousé, l'une le général Meunier, l'autre le général Jannin.]

[65: Né en 1747 à Châlons-sur-Saône, mort à Paris en 1825.]

[66: Ces costumes républicains civils, militaires et pour les magistrats ont en effet été gravés par Denon.]

[67: Voici les noms des principaux artistes qui ont exposé au Louvre cette année: peintres, David, Girodet, Gérard, Gros, Guérin, Prudhon, Carle Vernet, Granet, Valenciennes, Chauvin, MM. Hersent et le comte Turpin de Crissé. Sculpteurs: Chaudet, Cartellier, Bosio. Architectes: Percier, Fontaine, Brongniart. Graveurs: Berwik et M. B. Desnoyers.]

[68: Ce théâtre était situé dans la rue Basse, à l'encoignure de la rue de Lancri. C'étaient des enfants, dont les plus âgés avaient seize à dix-sept ans, qui y jouaient, et c'est là qu'ont débuté les deux Monrose dont il est question ici.]

[69: Ce camée est gravé dans les Monuments inédits de Winckelmann.]

[70: Les tableaux que David fit passer dans l'Ouest sont: le Couronnement, les Aigles, les Sabines, les Thermopyles, et plusieurs portraits de l'Empereur.]

[71: Étienne a conservé l'esquisse de Léonidas.]

[72: Voici la liste des ouvrages faits par David, pendant son exil de 1816 à 1825: l'Amour quittant Psyché, Télémaque et Eucharis, une répétition du Couronnement de Napoléon, exposée successivement en Angleterre et aux États-Unis; la Colère d'Achille, demi-figures; une Bohémienne disant la bonne aventure; Mars désarmé par Vénus et les Grâces; Alexandre, Apelles et Campaspe, non terminé. Quant aux portraits, il a fait ceux du baron Alquier, de Mme Vilain et de sa fille, du général Gérard, de Sieyès, de Ramel, de Mme Ramel, des filles de Joseph Bonaparte, et de Mme Villeneuve, nièce de J. Bonaparte.]

[73: Un hommage semblable fut rendu à David par la ville de Gand, en reconnaissance des expositions de plusieurs ouvrages dont le produit fut consacré au soulagement des pauvres de cette ville.]

[74: Jean-Louis-Théodore-André Géricault, né en 1790, mort le 18 janvier 1824. Il a été successivement élève de Carle Vernet et de Pierre Guérin.]

[75: Voy. la Notice sur la vie et les ouvrages de Léopold Robert, par Étienne Delécluze. Paris, 1838.]

[76: M. Maurice Quay, né vers 1779, mort en 1804.]

[77: Voy. chapitre III.]

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