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Louis David, Son Ecole et Son Temps: Souvenirs

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Si ce tableau soutint plutôt qu'il n'augmenta la réputation déjà très-étendue de David, il eut sur le goût et les modes, et même sur les moeurs, une influence qui se fit sentir à l'instant même. C'est à compter de l'apparition de cet ouvrage que l'on commença à reprendre l'habitude de porter les cheveux sans poudre; que les femmes, et bientôt après les hommes, adoptèrent des coiffures flottantes. Aux contours arrondis des ameublements et des meubles qui dataient de la régence, on substitua les formes sévères et carrées préférées par les anciens. L'architecture se ressentit aussi de ce goût pour l'antique, comme le prouvent les barrières de Paris, bâties alors par Le Doux; enfin la proscription des corsets et des souliers à talon, ainsi que l'habitude que prirent les femmes de substituer aux robes dites de cour des vêtements légers, simples, et plutôt élégants que somptueux, contribuèrent à diminuer l'étiquette, même à Versailles, et à simplifier les habitudes rigoureuses de politesse que la bourgeoisie même avait conservées jusque-là. La cause première de ces changements de moeurs et de costume était sans aucun doute la grande révolution politique déjà commencée alors, mais celle qui s'était déjà opérée dans les arts contribua puissamment à faciliter ce changement dans les habitudes et les habillements vers lequel tout le monde était naturellement porté. Aussi la coïncidence de ces deux événements mérite-t-elle attention.

Telle est la première grande période de la vie du peintre, de David. Mais avant de passer à la seconde, celle où, devenu homme public, il prit part à la révolution, il importe de rechercher d'abord quelle est l'origine du projet de réforme dans les arts auquel le peintre a obéi depuis 1775 jusqu'en 1789, et de déterminer jusqu'à quel point il en a saisi l'esprit et l'importance pendant cet espace de temps.

Si la France n'a pas manqué de peintres très-habiles dans la pratique de leur art depuis la mort de Louis XIV jusqu'à l'avènement de Louis XVI au trône, il faut dire aussi que le goût n'a jamais été plus perverti que durant cette époque. Non-seulement les véritables doctrines de l'art avaient été complétement négligées, mais l'objet de l'art même était devenu tout à fait vain, comme le prouve sans réplique la mesure administrative de M. de Marigny, commandant des tableaux, désignant des sujets, sans indiquer ni prévoir la destination des ouvrages, mais seulement avec l'intention vague de venir au secours des peintres, comme on soigne des ours et des perroquets au Jardin des Plantes. D'ailleurs les traditions de l'ancien art italien étaient perdues; celles de l'école des Carraches avaient été complétement épuisées, et en fin de compte, Watteau était resté l'artiste éminent de cette époque de décadence; aussi les beaux-arts n'étaient-ils jamais tombés si bas, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe.

Les choses en étaient arrivées à ce point vers 1750, lorsque deux jeunes Allemands, tout occupés de grec et de latin, se rencontrèrent dans une bibliothèque. Heyne, conservateur de ce dépôt où il amassait les trésors de sciences qui devaient en faire le premier philologue de son temps, étonné du nombre et de la variété des livres que demandait un jeune savant, lecteur assidu de la bibliothèque, voulut savoir qui était cet homme, si ardent pour la science; or, c'était Winckelmann. La communauté de leurs goûts ne tarda pas à les lier d'amitié, et bientôt à les engager à étudier de concert et à se communiquer leurs découvertes. Heyne était né philologue et Winckelmann antiquaire, et du concours de ces deux intelligences, il résulta que Heyne contrôla ses études philologiques sur les monuments des arts de l'antiquité, tandis que de son côté, Winckelmann interpréta mieux les oeuvres d'art des anciens, en consultant avec sagacité leurs monuments littéraires.

Si l'on excepte l'école des érudits de Florence, qui avaient entrepris l'élude de l'antiquité avec le secours simultané des oeuvres écrites et des oeuvres d'art, depuis, la plupart des savants hollandais, anglais et français s'étaient plutôt appliqués à connaître le sens des mots que celui des choses. Or, il n'est pas un homme instruit qui ne sache aujourd'hui le pas immense que Heyne et Winckelmann firent faire à la philologie et l'archéologie appliquées à la connaissance générale de l'antiquité. L'effet des lumières que répandirent ces deux hommes sur cette matière se fit sentir, d'abord en Allemagne, puis plus particulièrement en Italie, où Winckelmann alla habiter pour observer l'antiquité, suivre ses études et composer son Histoire de l'art. Le Laocoon de Lessing avait déjà été publié en 1763, lorsque Mengs, né en Allemagne, érudit, antiquaire et peintre habile, vint aussi en Italie vers ce temps. Le nombre des statues antiques extraites des fouilles augmentait chaque jour l'assemblage de richesses le plus propre à aider les savants dans leurs recherches sur l'antiquité; les villes d'Herculanum et de Pompéi venaient d'être tirées de dessous les cendres qui les recouvraient depuis dix-huit cents ans, et l'on possédait enfin des peintures antiques. Mengs fit des tableaux où il chercha à imiter le style de ces anciens ouvrages, et il fut un des premiers qui, par son pinceau et ses écrits, contribua à montrer la fausseté de la manière des peintres qui l'avaient précédé immédiatement, et à réconcilier les esprits avec la simplicité antique.

Avec une ardeur non moins grande, le chevalier Hamilton, habitant aussi l'Italie, recherchait les vases dits étrusques, publiait la forme dessinée et mesurée de ces vases, et les peintures qui les ornent; et, par ce genre d'étude, concourait au grand travail qui se faisait alors sur tous les monuments de l'antiquité. Milizia, ardent amateur des arts et écrivain érudit, se faisait connaître à la même époque, comme l'un de ceux qui devaient, par leurs écrits, servir et accroître la science nouvelle. Enfin après la mort funeste et prématurée de Winckelmann, d'Agincourt, qui arriva à Rome par hasard et y passa le reste de sa vie, vint grossir ce groupe de savants en continuant dans cette ville l'Histoire de l'art à partir du point où Winckelmann l'avait laissée.

Ces hommes pleins d'ardeur pour les arts, et qui ne reculaient devant aucun sacrifice pour acquérir les connaissances relatives à l'antiquité, formaient à Rome un noyau d'amateurs, moins savants qu'eux peut-être, mais tout aussi zélés pour l'art et qui, s'entretenant dans le monde des découvertes successives que faisaient les savants, allaient répandre dans la ville, en Italie et bientôt après dans toute l'Europe, les nouvelles doctrines sur l'art, sur le beau chez les anciens, ainsi que les livres où ces nouveautés étaient exposées.

Un ouvrage curieux pour l'histoire de l'art à cette époque est le recueil des Idylles de Gessner[15], traduites en français et auxquelles l'auteur allemand a joint des gravures composées et exécutées par lui. Ces compositions, ainsi que tous les ornements qui les entourent ou les accompagnent, portent les dates de 1775-76-77, et il serait difficile de trouver des productions modernes où le goût, le style et l'esprit de l'antiquité fussent plus fidèlement et plus naturellement reproduits que dans ces charmantes compositions.

De tous les faits qui précèdent, il résulte qu'avant 1775 année où David remporta le premier grand prix à Paris, et se disposait à venir à Rome pour la première fois, non-seulement l'idée de la réforme à introduire dans les arts était répandue dans cette dernière ville, mais qu'elle avait été tentée par des praticiens habiles, tels que Mengs[16] et Gessner, en peinture, et par Canova[17] en sculpture.

À force de vouloir exalter le mérite de David en présentant cet homme comme le seul réformateur de l'école de peinture en Europe, vers la fin du XVIIIe siècle, ses admirateurs en France, et surtout ses élèves, ont contribué à faire rabaisser le mérite de cet artiste par les étrangers.

Les hommes doués du génie le plus puissant, ces astres rares tels que Dante ou Raphaël, par exemple, n'apparaissent même jamais sans être précédés et accompagnés de précurseurs et de satellites lumineux. Rien dans l'ordre intellectuel ou physique ne naît de rien en ce monde, et la prétention la moins fondée et la plus nuisible, quand on veut établir solidement la réputation d'un homme de mérite, est d'affirmer qu'il a inventé à lui tout seul ce qui s'est fait dans le siècle où il a vécu.

Le mérite particulier de David, et ce qui lui assure un nom illustre parmi les artistes célèbres, c'est d'avoir été le premier Français qui ait tenté de mettre en pratique les théories exposées par les savants de son temps; d'avoir puissamment concouru, par l'opiniâtreté de ses études, à établir un nouveau mode d'enseignement de la peinture, appuyé sur les doctrines des anciens; et enfin d'avoir produit des tableaux, tels que le Saint Roch, les Horaces, le Socrate, le portrait de Marat, le Viala, le Serment du Jeu de Paume, les Sabines, le Couronnement de Napoléon et le Léonidas, ouvrages dans chacun desquels, outre les progrès et les tentatives intelligentes faites successivement par l'artiste, on reconnaît une énergie, un amour du vrai et un talent d'exécution dans les différentes parties de son art, qui lui appartiennent en propre.

Quant à l'archaïsme sur lequel se fondèrent les théories des beaux-arts que Lessing, Heyne, Winckelmann, Sulzer, Milizia, Hamilton, Mengs et Gessner répandirent en Europe, David ne fit aucune découverte dans cette science, mais il en reçut naturellement l'influence, et employa toutes les ressources de son talent pour mettre ces théories en pratique. À cet égard, David, qui ne parlait jamais qu'avec modestie même de ce qu'il comprenait le mieux, la peinture, loin de chercher à faire parade des idées théoriques qu'il avait pu puiser dans la conversation des savants, affectait de n'en rien dire.

Pendant les cinq années de pensionnat que David passa à Rome, de 1775 à 1779, le goût des recherches sur les monuments de l'antiquité était dans toute sa ferveur. Alors la vie studieuse de David lui faisait suivre, mais avec ses yeux, son crayon et ses pinceaux, toutes les découvertes que les hommes de pure intelligence signalaient aux artistes. David n'était pas immédiatement en contact avec ces derniers, mais parmi ses camarades il y en avait de plus favorablement placés, qui, lisant les théories et exerçant eux-mêmes les arts, transmettaient ces idées à David dans un langage plus familier à son esprit.

Giraud, son ami, son contemporain, ce sculpteur qui ne craignit pas de proclamer hautement, en 1779, que le Saint Roch était un bel ouvrage, eut une influence très-salutaire sur la marche que David suivit alors dans ses études. Giraud était né dans l'opulence, et se lança de très-bonne heure dans la carrière des arts. Ayant préféré la statuaire presque aussitôt qu'il l'eut étudiée, ses yeux furent ouverts sur le mauvais goût de son temps par les articles sur la théorie des beaux-arts que Sulzer avait publiés dans l'Encyclopédie de d'Alembert et de Diderot. Il partit de Paris pour Rome avec la ferme intention d'apprendre l'art, mais surtout de désapprendre (c'était son expression) les routines académiques. À Rome, il s'enferma en quelque sorte dans le musée du Vatican pendant près de trois années pour étudier l'antique, et bannir de ses yeux, effacer de son esprit les traces du goût qui déparait les oeuvres d'art de son temps. Après avoir étudié l'anatomie à l'hôpital du Saint-Esprit, à Rome, il se mit à travailler d'après la nature, et se distingua réellement parmi ceux des artistes français qui s'efforçaient de faire passer la réforme dans la pratique. Alors c'était tout à la fois une innovation et une opération fort coûteuse que de faire mouler une statue antique en plâtre, et il ne fallut rien moins qu'un statuaire riche comme l'était Giraud, et aussi amoureux de son art, pour faire les sacrifices que l'on exigea de lui en pareille occasion. En 1799, époque où cet artiste avait formé à Paris une collection fort nombreuse de plâtres moulés d'après les antiques, dans son appartement, espèce de musée où les artistes et les amateurs étaient admis à travailler, il racontait toutes les difficultés qu'il avait éprouvées à Rome pour obtenir la permission de faire mouler l'Apollon du Belvédère, et comment, outre le prix du moulage, il avait été obligé de donner au gardien de la statue six couverts et une grande cuiller en argent, pour le mettre dans ses intérêts.

Ces détails prouvent la vive ardeur avec laquelle on recherchait alors les ouvrages de l'antiquité, et l'espèce de culte qu'on leur rendait. Giraud était l'un des artistes fixés à Rome à qui leur fortune permettait de satisfaire complétement leurs goûts à ce sujet; aussi ne se faisait-il pas une fouille et une découverte qu'il n'y assistât, et le soir, pendant le repos, il en instruisait ses camarades et David surtout, qu'il distinguait particulièrement.

Si, aux détails précédents, on joint encore, par la pensée, l'immense quantité d'écrits scientifiques accompagnés de planches gravées, sur toutes les espèces si variées de monuments antiques, que l'on a publiés en Europe, mais particulièrement en Allemagne, en Italie et en France[18], depuis 1746 jusqu'en 1789, il sera facile de comprendre comment l'artiste qui alors eût été le moins disposé à rechercher les connaissances nouvelles devait en quelque sorte en aspirer le goût avec l'air au milieu duquel il vivait.

Rien n'est donc plus facile maintenant que de répondre aux deux premières questions posées en tête de ce chapitre:

Les idées de régénération de l'art, adoptées par David vers 1775-1779; ont été émises et développées d'abord par Lessing, Heyne, Winckelmann et Sulzer, puis pratiquées par Mengs et Gessner, et enfin adoptées de nouveau et appliquées à l'art de la peinture en France par David.

Quant à l'influence de ces idées sur David, elle ne lui est pas venue immédiatement de Mengs, dont il ne goûta jamais le talent, et encore moins des philologues antiquaires, dont il ne connaissait guère les écrits que par le titre et par les gravures qu'ils renferment. Mais, comme il est facile de s'en convaincre en repassant dans son esprit ce qui a été dit des études, des relations et des amitiés de David pendant ses deux séjours à Rome, on voit que cet artiste a obéi à un grand mouvement intellectuel, mais qu'il ne l'a pas imprimé.

L'occasion viendra plus tard de dire quels étaient les principes que David chercha à établir pour pratiquer et enseigner la peinture, et de déterminer le but que lui et son école se proposaient dans l'exercice de cet art. Cette dernière difficulté ne pourra être éclaircie, si toutefois il n'est pas impossible de la résoudre complétement, que du moment où les deux autres phases de la vie et du talent de David, celle de 1789 à 1795, et celle de 1795 à 1825, auront été étudiées comme elles le méritent.

VI.

DAVID DE 1789 À 1795.

Cette partie de la vie de David, de 1789 jusqu'à 1795, pendant laquelle ses fonctions et ses préoccupations comme homme politique lui ont laissé si peu d'instants à consacrer à la peinture, est cependant l'une des plus intéressantes lorsqu'on la considère dans ses rapports avec les modifications remarquables qui se sont développées, pendant ces six années, dans les idées et le talent de cet artiste. Il semblerait que, dominé par l'importance des événements terribles auxquels le peintre prit malheureusement part plus d'une fois, son esprit et sa main même eussent oublié alors ce qu'ils avaient appris précédemment sur la théorie et dans la pratique de l'art. En effet, ce qui frappe surtout dans la composition et l'exécution du Serment du Jeu de Paume, des portraits de Lepelletier de Saint-Fargeau et de Marat, et de la Mort du jeune Viala, les seules productions[19] de David pendant la grande tourmente révolutionnaire, c'est un retour très-sensible vers une imitation plus simple de la nature, et le choix de sujets contemporains en y appliquant la gravité de style que l'on n'avait guère adoptée jusque-là que dans les tableaux de l'histoire ancienne. Les quatre tableaux cités plus haut sont évidemment la transition qui a fait passer l'artiste du système pittoresque qu'il avait suivi depuis le Serment des Horaces et le Brutus, de 1783 à 1789, jusqu'à la route nouvelle qu'il tenta à partir de son tableau des Sabines, en 1795.

David n'a point eu d'influence politique, à proprement parler, pendant les années où il a été membre de la Convention. À l'exception de quelques crises terribles, il est vrai, où il s'est trouvé engagé avec des hommes dont il avait aveuglément épousé le parti, on peut s'assurer que dans le cours de sa législature, il n'a le plus souvent pris la parole que pour traiter des matières relatives aux arts, aux artistes et aux grandes fêtes républicaines, dont le dessin général et la surveillance lui étaient ordinairement confiés. Ces discours, ces projets de fêtes, qui trahissent tout à la fois l'exaltation excessive d'une partie de la nation et surtout celle de l'artiste devenu, dans ces occasions, son interprète, sont d'autant plus curieux à connaître, qu'ils ont fait exécuter, au moment même où David revenait au naturel et à la simplicité dans ses ouvrages, une foule de productions monstrueuses en peinture et surtout en sculpture, dont il reste fort peu de traces aujourd'hui. C'est donc particulièrement sous ce point de vue qu'il est bon d'étudier ici ce que l'on peut appeler la vie politique de David.

Depuis l'apparition du Serment des Horaces, les antiquités romaines étaient devenues à la mode dans toutes les classes de la société en France. Pour donner une idée de l'engouement dont ce genre de connaissances était l'objet, il suffit de rappeler que parmi les sujets commandés aux artistes, en 1789, par M. d'Angivillierse, d'après les ordres du roi Louis XVI, se trouvait désigné celui du Retour de Brutus dans sa famille, après la condamnation de ses fils.

L'année précédente, Paris avait été témoin d'une grande cérémonie qui était aussi un grand événement: la translation du corps de Voltaire au Panthéon. Cette fête, à laquelle Étienne fut présent, donna l'occasion de reconnaître ce goût général et très-vif pour les choses de l'antiquité, et en même temps cette velléité que presque tout le monde ressentait alors de modifier le costume moderne par des emprunts faits à celui des Romains et des Grecs. Non-seulement le char sur lequel étaient les restes de Voltaire portait l'empreinte du goût renaissant de l'antiquité, mais les gens de lettres, les artistes, les musiciens, les acteurs et les actrices qui marchaient autour du char, étaient habillés à l'antique et portaient dans leurs mains des signes de triomphe ou des instruments de musique des temps païens, le tout fait en carton et couvert de papier doré. Étienne n'a point oublié ce spectacle. Âgé de sept ans, entouré de jeunes gens des deux sexes les plus à la mode, il vit et partagea l'admiration qu'excitèrent chez toutes les personnes dont il était environna cette longue procession d'hommes et de femmes vêtus à l'antique, marchant ainsi dans les rues de Paris, et semblant, par leur exemple, donner libre carrière à ceux qui oseraient en faire autant.

Quelque niaise que puisse paraître aujourd'hui l'idée que l'on eut alors d'adopter le costume grec ou romain, nous sommes forcés, après avoir été témoins d'un engouement semblable pour les habillements et les meubles du moyen âge, non-seulement d'être indulgents à l'égard des fantaisies de nos pères, mais de les considérer même comme un objet sérieux d'études. L'introduction subite d'un costume nouveau chez un peuple n'est jamais un fait isolé ni complétement stérile; il précède ordinairement un changement ou au moins une modification importante dans les moeurs. Et selon que la mode nouvelle est plus ou moins généralement adoptée, la révolution s'opère plus ou moins vite dans les moeurs, les usages et quelquefois dans les lois.

Quelques années après, un nouveau changement de costume (celui des sans-culottes) signala une révolution bien autrement terrible dans les lois et dans les moeurs. Enfin, comme on l'a vu déjà, il n'est pas jusqu'à la tentative puérile de Maurice et de Perrié pour réhabiliter l'antique costume grec, qui ne se rattache encore à une idée de réformation dans les moeurs et dans les arts.

Puisque ces habitudes extérieures ont tant de puissance sur le commun des hommes, quel empire ne doivent-elles pas exercer sur les yeux et l'imagination d'un artiste, qui naturellement s'en exagère toujours l'importance? Ainsi que tous ses confrères, David poussait donc l'admiration du costume antique jusqu'au fanatisme, et les dépenses qu'il fit pour l'établissement et l'achat des meubles à l'antique qu'il copia dans son Brutus, et dont il décora son atelier des Horaces, sont à la fois un témoignage et de son goût particulier à cet égard, et de la part qu'y prenait déjà le public.

David prit, dès l'origine, l'intérêt le plus vif à la révolution de 1789: par la nature des sujets romains qui l'avaient particulièrement rendu célèbre, ainsi que par une certaine austérité de composition et de pinceau, il se trouva en quelque sorte désigné comme l'artiste dont le talent pourrait le plus puissamment concourir à l'expression et aux développements des opinions nouvelles. Toutefois, dans le cours de l'année 1789, à la suite du succès de son Brutus, il fit plusieurs portraits[20] qui indiquent qu'il était recherché par les personnes de la haute société. Mais cette espèce de mission de peintre révolutionnaire, qui lui était réservée, ne tarda pas à lui être officiellement confiée. Vers le milieu de l'année 1790, l'Assemblée constituante lui donna l'ordre de faire, sous ses auspices, un tableau représentant le Serment du Jeu de Paume. L'artiste se mit aussitôt en devoir d'en préparer la composition; on lui assigna pour atelier l'église des Feuillants, près des Tuileries, et une souscription fut ouverte pour subvenir aux frais de l'ouvrage. La gravure, faite d'après l'esquisse dessinée, est trop répandue pour qu'il soit nécessaire de donner ici une description détaillée de la scène qui y est représentée. Quant au tableau, qui n'a jamais été achevé, mais dont le trait a été arrêté et sur lequel l'artiste a peint quelques têtes, il portait plus de trente pieds de large sur vingt de hauteur, et sur le premier plan les figures avaient six pieds et quelques pouces de proportion[21].

L'esquisse dessinée est bien effectivement de la composition de David, qui a tracé de sa main les têtes et les extrémités de chaque figure; mais la nature de ce sujet et le nombre des personnages exigeant une observation exacte des règles de la perspective que David ne savait pas, il fut obligé d'avoir recours à une main étrangère pour remplir ces conditions purement scientifiques. Il est résulté de ce travail, fait par Charles Moreau l'architecte, dont il a déjà été parlé, qu'il règne tant soit peu de roideur dans le mouvement des figures, défaut que David aurait certainement fait disparaître, ainsi qu'il est facile d'en juger par les têtes déjà peintes par lui sur la toile, telles que celles du père Gérard, de Bailly, de Dubois-Crancé, de Barnave, et d'un ou deux autres. Quoi qu'il en soit, cette scène est fortement conçue dans son ensemble; et si l'on peut reprocher quelque chose de trop théâtral dans l'attitude des figures de Mirabeau, de Robespierre et de quelques autres, la plupart sont pleines d'énergie, de naturel, et souvent de simplicité.

On sait avec quelle promptitude les idées républicaines détruisirent le système constitutionnel que l'Assemblée constituante avait tenté d'établir, et déjà les événements se précipitaient trop rapidement pour que le peintre, au moment de l'installation de l'Assemblée législative, en octobre 1791, eût eu le temps de terminer un tableau de trente pieds dont le sujet avait été jugé digne d'être peint un an auparavant. La plupart des hommes qui devaient figurer comme des héros dans le Serment du Jeu de Paume étaient devenus, sinon des traîtres déjà, au moins des citoyens dont il fallait se défier; et comme David était au nombre de ceux qui formaient l'avant-garde révolutionnaire, son enthousiasme pour eux se tourna en mépris et bientôt en haine. Il abandonna donc l'exécution du tableau du Serment, dont la toile est restée dans l'église des Feuillants jusqu'à l'époque où Bonaparte, devenu empereur, fit déblayer ce quartier pour construire la rue de la Paix et la rue de Rivoli.

Le nom de David apparaît déjà à l'occasion de la séance de l'Assemblée législative du 14 janvier 1791. Un député extraordinaire du département de la Drôme présenta à l'Assemblée deux frères jumeaux déjà célèbres, disait-il, par leur talent pour le dessin. Il annonça que ces deux frères, d'abord simples bergers, avaient montré de bonne heure un talent naturel qui s'était bientôt développé avec le plus grand éclat. Ils taillaient des pierres sur les montagnes; ils gravaient des figures humaines, dessinaient des paysages, et avaient été élevés aux frais du département de la Drôme; mais il ne s'y trouvait plus de maîtres capables de les instruire. M. Dumas ayant demandé que ces deux jumeaux fussent mis entre les mains de David pour achever leur éducation, cette proposition fut adoptée.

Bientôt, dans le numéro du Moniteur universel du dimanche 9 février 1792, on lut l'article suivant:

«Deux jeunes jumeaux natifs du département de la Drôme, déjà distingués par leur talent naturel pour la peinture, ont été confiés, par un décret du 15 janvier (1792), aux soins de M. David. Le 7 février, cet artiste a adressé à l'Assemblée nationale la lettre suivante:

«Monsieur le président, l'Assemblée m'a chargé d'enseigner les principes de mon art à deux jeunes enfants que la nature semble avoir destinés à être peintres, mais à qui la fortune refusait les moyens d'obtenir les connaissances nécessaires pour le devenir. Quel bonheur pour moi d'avoir été choisi pour le premier instituteur de ces jeunes gens, qu'on pourra justement appeler les enfants de la nation, puisqu'ils lui devront tout! Quel bonheur pour moi! je le répète, mon coeur le sent vivement, mais il m'est impossible de l'exprimer: mon art ne consiste pas en paroles, mon art est tout en action. Donnez-moi le temps, et mes soins assidus vous prouveront combien je suis sensible au choix que vous avez fait de moi. J'en ai reçu le prix. Je ne suppose pas que l'Assemblée nationale veuille diminuer en quelque sorte l'honneur de la préférence qu'elle m'a donnée, en m'offrant un salaire pour le soin que j'apporte à l'instruction de ces deux enfants adoptifs. L'amour de l'argent n'a jamais importuné dans mon âme l'amour de la gloire, que je mets au-dessus de tout.

Signé DAVID.»

Mais l'une des premières occasions graves où l'artiste prit une part active aux événements publics fut le 15 avril 1792, lorsqu'il se signala comme l'un des principaux ordonnateurs de la fête donnée aux soldats du régiment suisse de Châteauvieux, condamnés pour insubordination par leurs officiers et selon les lois de leur pays.

Bientôt après, en septembre 1792, membre du corps électoral de Paris, David fut nommé député de cette ville à la Convention nationale, qu'il présida du 16 nivôse au 1er pluviôse an II (du 5 au 20 janvier 1791). Voici l'extrait de ce qu'a fait et dit David dans cette assemblée fameuse:

Après la levée du siége de Lille, le député Gossuin proposa, le 8 octobre 1792, à la Convention nationale de décréter «que la ville de Lille avait bien mérité de la patrie; qu'il serait fait don à cette commune d'une bannière aux trois couleurs portant pour exergue: À la ville de Lille la République reconnaissante, et qu'il serait, accordé une indemnité provisoire de deux millions (en assignats) pour dédommager les habitants des malheurs du siége et relever les édifices ruinés.»

Le 26 du même mois, David monta à la tribune, et dit à ce sujet: «Quelque glorieuses que soient la bannière et l'inscription que le citoyen Gossuin vous a proposé de décerner aux habitants de la ville de Lille, vous avez pensé sans doute que ce monument est trop périssable pour prouver à la postérité et à l'univers les sentiments de reconnaissance et d'admiration de la république pour le courage, le désintéressement et le généreux patriotisme des intrépides citoyens de la ville de Lille. Je vous propose donc d'élever dans cette place, ainsi que dans celle de Thionville, un grand monument, soit une pyramide, soit un obélisque en granit français provenant des carrières de Rhétel, de Cherbourg, ou de celles de la ci-devant province de Bretagne.

«Je demande qu'à l'exemple des Égyptiens et des autres peuples de l'antiquité, ces deux monuments soient élevés en granit, comme la pierre la plus durable et qui portera à la postérité le souvenir de la gloire dont se sont couverts les habitants de Lille, ainsi que ceux de Thionville.

«Je demande aussi que les débris des marbres provenant des piédestaux des statues de rois détruites dans Paris soient employés aux ornements de ces deux monuments.

«Je crois, et vous penserez comme moi, qu'il est de l'équité de la Convention nationale, comme de la gloire de tous les républicains fronçais, que les noms de chacun des habitants des villes de Lille et de Thionville, qui y sont morts en défendant leurs foyers, soient inscrits en bronze sur ces monuments.

«Je vous propose de décerner une couronne civique ou murale à Félix Wimpfen et aux autres officiers, soldats et habitants, soit de Thionville, ou de Lille, qui se sont distingués pendant ces deux siéges, en attendant qu'après leur mort leurs noms soient inscrits sur ces monuments.

«Je propose aussi qu'à la manière des anciens, la Convention nationale ajoute au nom de ces deux villes une épithète qui caractérisera la gloire que leurs défenseurs se sont acquise. Et afin de donner à tout individu de tout sexe, de tout âge, un signe non périssable de ces deux siéges, je vous propose de faire frapper une médaille en bronze pour chacun des habitants de ces deux villes. Cette médaille sera fabriquée avec le bronze provenant aussi des cinq statues détruites, et il sera expressément défendu de la faire servir à aucun signe extérieur de décoration.

«Je désire que cet usage de faire frapper des médailles soit appliqué aussi à tous les événements glorieux ou heureux déjà passés et qui arriveront à la république; et cela à l'imitation des Grecs et des Romains, qui, par leurs suites métalliques, nous ont transmis non-seulement la mémoire des époques remarquables, mais nous ont encore instruits du progrès de leurs arts.

«Nos artistes fiançais ont été des premiers à se livrer aux élans du patriotisme, cl plusieurs d'entre eux ont abandonné leurs occupations paisibles pour se livrer à ce que la défense de la république pouvait exiger d'eux. Beaucoup ont préféré, en se rendant aux frontières, la gloire de la république à leur propre gloire. La Convention ne peut donc, ce me semble, exprimer sa reconnaissance d'une manière plus digne qu'en les employant, au nom de la république, à répandre sa gloire dans l'univers entier, et à faire passer ses travaux à la postérité la plus reculée.

«C'est à un incendie que la ville de Londres doit la largeur, la beauté et la régularité des rues dont elle est percée. Je crois donc qu'il serait à propos de relever les villes de Lille et de Thionville sur un plan général dans lequel on ferait entrer celui de l'emplacement le plus convenable pour élever dans ces deux villes les monuments de granit que j'ai proposés.»

Un mois après, au moment où les troupes victorieuses de la république s'emparaient de Mons, de Tournay, de Gand, de Bruxelles, et qu'à Paris une commission de vingt-quatre députés faisait un rapport préparatoire pour le jugement de Louis XVI, à la séance du 11 novembre 1792, des artistes dessinateurs vinrent demander à la Convention la suppression des académies, pétition qui fut appuyée par David, et que, d'après son avis, on renvoya au comité d'instruction publique.

Depuis 1789, on n'avait pas cessé de récriminer contre les académies, et celles de peinture et de sculpture étaient particulièrement en butte aux attaques les plus vives. Quelques artistes surtout, intéressés dans cette question, les signalaient sans cesse comme les seules institutions privilégiées qui eussent résisté au nivellement révolutionnaire, et de plus comme le lieu de refuge de toutes les mauvaises doctrines en fait d'art. David pensait ainsi depuis longtemps; aussi le vit-on accueillir vivement la pétition, bien qu'elle fût adressée à la Convention par des artistes obscurs et peu recommandables.

Cette requête n'eut cependant pas encore de suites sérieuses, car aucune loi ne fut rendue pour supprimer l'académie; mais les membres qui la composaient étant partagés d'avis sur la question de suppression, il en résulta entre eux des inimitiés que rien ne put éteindre. D'un côté était David, chaud partisan des idées républicaines, et ayant voué une guerre à mort à tous ceux des académiciens dont le talent lui paraissait vicieux; de l'autre se rangeaient autour de Suvée, royaliste et attaché aux anciennes institutions, les artistes académiciens qui partageaient plus ou moins vivement ses opinions.

Au milieu de ce conflit de passions, et malgré la fureur démocratique qui se hâtait de détruire tout ce qui se rattachait aux institutions monarchiques, l'académie royale de peinture et de sculpture existait toujours, et la Convention n'avait rien décidé qui lui fût contraire. On est même autorisé à croire que cela n'était point dans ses intentions, puisque, peu de jours après la pétition qui lui avait été présentée, Roland, alors ministre de l'intérieur, écrivit à cette académie qu'elle eût à s'assembler extraordinairement, pour choisir, à la pluralité des voix, un artiste peintre d'histoire, en remplacement du directeur de l'école de Rome, Ménageot, qui venait de donner sa démission. Or, la place de directeur de l'école de Rome était enviée par ceux même des académiciens qui disaient le plus de mal de cette institution; aussi se réunirent-ils à leurs confrères pour donner leur vote. Après plusieurs séances qui furent orageuses, la majorité fut cependant favorable à Suvée, et le ministre confirma cette nomination. Ceux des académiciens à qui ce choix déplaisait, voyant leur attente de réforme trompée, sentirent alors qu'il fallait agir révolutionnairement pour arriver à leur but. Tout pleins encore du grand événement qui avait ouvert le drame de la révolution, le 14 juillet 1789, une foule d'artistes sans nom coururent s'emparer de tout le local occupé par l'académie, en criant: La voilà donc enfin renversée, cette Bastille académique! et tout aussitôt ils prirent là le titre de Société révolutionnaire des arts. C'est ainsi que fut détruite, en 1791, cette académie qui avait été fondée par Louis XIV en 1648, et à compter de ce jour, David eut la dictature des arts en France.

L'académie royale de peinture, menacée dans son existence par le mouvement révolutionnaire, et voulant essayer de ramener à elle le peintre David, qui s'en était séparé dès 1789, l'avait nommé, le 7 juillet 1792, professeur adjoint. David, devenu membre de la Convention, n'en appuya pas moins, dans la séance du 11 novembre suivant, une pétition des artistes libres demandant la suppression des académies. Cependant le corps académique ne se tint pas pour battu, et, quelques mois après, il invitait David à venir professer à son tour; mais la lettre en réponse à cette imprudente proposition est courte et menaçante. La voici: «Je fus autrefois de l'académie. DAVID, député à la Convention nationale.» Quelques mois après, il faisait d'abord supprimer officiellement le directeur de l'école de Rome, puis enfin l'académie elle-même.

Les élèves français à l'école de Rome étaient, ainsi que leurs maîtres les académiciens de Paris, divisés d'opinions. Le plus grand nombre cependant avait adopté les idées républicaines. Le peu de discrétion qu'ils mettaient à les manifester donna de l'inquiétude au gouvernement papal, qui prit quelques précautions pour éviter des malheurs qui arrivèrent cependant quelques jours plus tard. Au nombre des artistes français qui étudiaient alors en Italie se trouvait Topino Le Brun, élève de David. À la suite des mesures prises par le pape contre les artistes français à Rome, Topino avait quitté cette ville et s'était réfugié à Florence, d'où il écrivit à son maître, membre de la Convention nationale, la lettre qui suit:

«Florence, 31 octobre 1792.

«Citoyen,

«Je viens offrir à votre zèle l'occasion d'être encore utile à la patrie, en la faisant respecter au dehors et en sauvant des flammes inquisitoriales deux patriotes français.

«Les citoyens Rater et Chinard (Lyonnais, l'un architecte, l'autre sculpteur), rentrant chez eux dans la nuit du 22 au 25 septembre, furent assaillis par des sbires, qui les garrottèrent et les conduisirent dans les prisons du gouvernement papal. Peu de jours après, on fit enlever plusieurs modèles de Chinard, ainsi qu'un chapeau orné d'une cocarde nationale, mais qu'il ne portait que chez lui. Les groupes de sculpture saisis sont: la Liberté couronnant le génie de la France, Jupiter foudroyant l'aristocratie, et la Religion assise soutenant le génie de la France, dont les pieds posent sur les nuages, et dont la tête, ornée de rayons, indique qu'il est la lumière du monde. Eh bien! les abbati du gouvernement ont répandu dans toute la ville que Chinard avait outragé la religion, qu'elle était foulée aux pieds, etc. On a transféré les deux prisonniers au château Saint-Ange, où ils croupissent dans la malpropreté, et l'inquisition instruit leur procès[22]…»

À la séance du 21 novembre (1792), David donna lecture de cette lettre à la Convention, qui décréta qu'il serait fait sur-le-champ des réclamations auprès de la cour de Rome, afin que l'on relâchât ces deux artistes, ce qui eut lieu en effet.

Cependant, la destruction de tout ce qui touchait à l'académie de peinture se poursuivait avec ardeur. Le 26 novembre, le député Romme, au nom du comité d'instruction publique, fit un rapport à la Convention sur l'inutilité de la place de directeur de l'académie française établie à Rome, et proposa de décréter «que cette place serait supprimée, et que cet établissement serait mis sous la surveillance de l'agent de France; que le régime de cette école serait changé, pour y substituer les principes de liberté et d'égalité qui dirigeaient la république française.»

David monta à la tribune et prit la parole: «Je demande, dit-il, que le ministre des affaires étrangères donne ses ordres à l'agent de France auprès de la cour de Rome pour faire disparaître les monuments de féodalité et d'idolâtrie qui existent encore dans l'hôtel de l'académie de France à Rome. Je demande la destruction des bustes de Louis XIV et de Louis XV, qui occupent les appartements du premier, et que ces appartements servent d'atelier aux élèves.» En vain le député Carra chercha-t-il à faire sentir le danger auquel cette mesure pouvait exposer les élèves français à Rome; David persista dans son sentiment. Le décret fut lancé et ne tarda pas à porter ses fruits.

Depuis que le pape avait fait mettre Chinard et Rater en liberté, les passions des élèves français et du peuple de Rome semblaient s'être calmées, mais les ordres de la Convention y jetèrent un trouble plus grand que jamais. Le 13 janvier 1793, lorsqu'aux termes du décret de la Convention on se mit en devoir d'enlever l'écusson royal de l'académie et du palais de l'ambassadeur de France, la populace romaine entra en fureur contre les Français et se disposa à les égorger. Basseville, l'ambassadeur, fut assailli dans les rues de Rome par des furieux qui le forcèrent de retourner à son hôtel, où il fut impitoyablement massacré. Une partie des pensionnaires et des artistes français furent sur le point d'éprouver le même sort, et ceux qui parvinrent à s'échapper de Rome, après avoir erré longtemps dans les Etats du pape, ne furent en sécurité que quand ils touchèrent le territoire de la Toscane. Cet événement affreux eut lieu le 13 janvier, et le 17 du même mois, David, avec la majorité des membres de la Convention, votait la mort de Louis XVI.

Trois jours après, le 20, Michel Lepelletier de Saint-Fargeau, collègue de David, et qui, comme lui, avait voté la mort, fut assassiné par un ancien garde du corps nommé Paris. Robespierre prononça à la Convention l'éloge de son collègue, et fit décréter que les honneurs du Panthéon lui seraient accordés. Le 24, trois jours après l'exécution à mort du roi Louis XVI, on fit à Lepelletier des funérailles solennelles, auxquelles la Convention tout entière assista. Le lendemain, la veuve, les deux frères et la fille de Lepelletier, âgée de huit ans, furent admis à la barre de la Convention pour lui témoigner leur reconnaissance des honneurs qu'elle venait de décerner à la mémoire de leur parent. L'un des frères du défunt dit: «Citoyens, je vous présente la fille de Michel Lepelletier, votre collègue.» Puis, prenant entre ses bras l'enfant à laquelle il montra le président de la Convention: «Ma nièce, lui dit-il, maintenant, voilà ton père;» puis, s'adressant aux représentants et aux citoyens présents à la séance: «Peuple, ajouta-t-il, voilà votre enfant!» Après ces paroles, que le frère de Lepelletier prononça d'une voix altérée, un profond silence régna dans l'assemblée, puis l'adoption de Suzanne Lepelletier fut décrétée à l'unanimité.

David monta ensuite à la tribune. «Encore tout pénétré, dit-il, de la douleur que nous avons tous ressentie en assistant au convoi funèbre dont vous avez honoré les restes inanimés de notre collègue, je vous propose de faire élever un monument en marbre, qui transmette à la postérité la figure de Lepelletier, comme tous l'avez vue hier, lorsqu'il a été porté au Panthéon. Je demande que cet ouvrage soit mis au concours.»

Le buste fut offert le 20 février à la Convention, par Félix Lepelletier, frère du défunt. «Citoyens, dit David à ses confrères en cette occasion, je viens d'examiner le buste qui vous est présenté. Il est très-bien fait et parfaitement ressemblant. L'artiste est un jeune homme nommé Fleuriot. Je demande pour lui l'encouragement le plus flatteur, l'inscription de son nom au procès-verbal. Je demande, en second lieu, que le buste de Michel Lepelletier soit placé à côté de celui de Brutus, et que le président pose sur la tête de ce buste la couronne qu'il a placée sur la tête de Michel Lepelletier, au moment de sa pompe funèbre.» Cette proposition fut adoptée par l'assemblée.

Mais quoique les travaux de la Convention et ceux du comité d'instruction publique, dont David faisait alors partie, absorbassent presque tous les moments de l'artiste, cependant il trouva le temps de faire le tableau de Michel Lepelletier mort[23], et le présenta le 29 mars (1793) à la Convention, en s'exprimant ainsi à la tribune:

«Citoyens représentants,

«Chacun de nous est comptable à la patrie des talents qu'il a reçus de la nature; si la forme est différente, le but doit être le même pour tous. Le vrai patriote doit saisir avec empressement tous les moyens d'éclairer ses concitoyens, et de présenter sans cesse à leurs yeux les traits sublimes d'héroïsme et de vertu.

«C'est ce que j'ai tenté de faire dans l'hommage que j'offre en ce moment à la Convention nationale d'un tableau représentant Michel Lepelletier, assassiné lâchement pour avoir voté la mort du tyran.

«Citoyens, l'Être suprême, qui répartit ses dons entre tous ses enfants, voulut que j'exprimasse mes sentiments et ma pensée par l'organe de la peinture, et non par les sublimes accents de cette éloquence persuasive que font retentir parmi nous les enfants de la liberté. Plein de respect pour ses décrets immuables, je me tais, et j'aurai rempli ma tâche si je fais dire un jour au vieux père entouré de sa nombreuse famille: «Venez, mes enfants, venez voir celui de vos représentants qui, le premier, est mort pour vous donner la liberté. Voyez ses traits: comme ils sont sereins! c'est, que, quand on meurt pour son pays, on n'a rien à se reprocher. Voyez-vous cette épée suspendue sur sa tête, et qui n'est retenue que par un cheveu? Eh bien! mes enfants, cela veut dire quel courage il a fallu à Michel Lepelletier, ainsi qu'à ses généreux collègues, pour envoyer au supplice l'infâme tyran qui nous opprimait depuis si longtemps, puisqu'au moindre mouvement, ce cheveu rompu, ils étaient tous immolés! Voyez-vous cette plaie profonde?… Vous pleurez, mes enfants, vous détournez les yeux! Mais aussi faites attention à cette couronne; c'est celle de l'immortalité. La patrie la tient prête pour chacun de ses enfants: sachez la mériter, les occasions ne manquent pas aux grandes âmes. Si jamais un ambitieux vous parlait d'un dictateur, d'un tribun, d'un régulateur, ou tentait d'usurper la plus légère portion de la souveraineté du peuple, ou bien qu'un lâche osât vous proposer un roi, combattez, ou mourez comme Michel Lepelletier, plutôt que d'y jamais consentir. Alors, mes enfants, la couronne de l'immortalité sera votre récompense.»

«Je prie donc la Convention nationale d'accepter l'hommage de mon faible talent; je me croirai trop récompensé si elle daigne l'accueillir.»

Les paroles de l'orateur furent applaudies, son hommage accepté; on décréta même sur-le-champ que le tableau serait gravé aux frais de la république pour être distribué, est-il dit avec l'emphase que l'on mettait dans tout à cette époque, aux peuples qui viendraient demander secours et fraternité à la nation française.

Une petite discussion, soulevée par une réflexion inopportune du député Génissieux, sur ce que les tableaux des Horaces et du Brutus n'avaient point encore été payés à David, fournit à ce dernier l'occasion de montrer un désintéressement qui fut souvent la qualité des hommes de son parti. «Si la nation, dit-il, croit me devoir quelque indemnité, je demande que cet argent soit consacré au soulagement des veuves et des enfants de ceux qui meurent pour la défense de la liberté.» Étrange époque que celle où, dans cette même enceinte, les passions les plus violentes se paraient quelquefois des dehors les plus calmes, tandis que peu de jours après on admettait à la barre de la Convention, par exemple, un particulier venant tout naïvement offrir une somme d'argent pour les frais d'entretien et de réparation de la guillotine[24].

La composition du tableau de Michel Lepelletier donne une idée assez juste de ce mélange d'appareil tout à la fois fastueux et sanglant. Le personnage est couché sur un lit. Sa tête est ceinte d'une couronne de laurier, et sa poitrine nue laisse voir une large blessure. Au-dessus du cadavre est une épée dont la forme rappelle celles des gardes du roi, dont Paris avait fait partie. Cette épée, attachée par un fil, est suspendue sur le sein du mort, et dans la lame est passée une feuille de papier sur laquelle sont écrits ces mots: Je vote la mort du tyran. Au bas du tableau on lit encore: David à Lepelletier, et la date de la mort de ce dernier: 20 janvier 1793.

Mais cet ouvrage, malgré son mérite, le cède cependant au tableau de Marat, que David eut bientôt l'occasion de faire. Ce n'est point ici le cas de reproduire les détails de la mort de cet homme, assassiné comme on sait, dans son bain, par Charlotte Corday, le 13 juillet 1793; mais il est nécessaire de revenir sur une circonstance de la carrière législative de David, qui se rattache à ce dernier événement. Dans le mois d'avril de cette même année, du 3 au 12[25], Marat, dit l'Ami du peuple, ayant excité l'horreur de la Convention, fut décrété d'accusation par cette assemblée, à la majorité de 220 voix contre 92. Au milieu des débats violents auxquels cette affaire donna lieu, Pétion dit, en jetant un regard terrible sur Marat: «Le moment est venu de chasser de cette enceinte ces hommes audacieux et scélérats qui nous avilissent et nous menacent sans cesse du poignard des assassins!…—C'est vous! s'écria Marat avec fureur, c'est vous qui êtes des assassins!»

Ces derniers mots furent couverts par les cris d'indignation qu'ils arrachèrent à presque tous les membres de l'assemblée; mais David, prenant la défense de Marat, s'élança avec précipitation au milieu de la salle, et s'écria: «Je vous demande que vous m'assassiniez…; je suis aussi un homme vertueux… la liberté triomphera!…»

Cette apostrophe frénétique, jointe aux précédentes, excita la plus vive agitation, et il se passa quelques instants avant que Pétion pût se faire entendre et dire: «Qu'est-ce que prouve l'action de David? Rien, si ce n'est le dévouement d'un honnête homme en délire et trompé par des scélérats… Tu t'en apercevras, David!…—Jamais,» répondit le peintre. En effet, son erreur se prolongea; elle se changea même en une espèce de culte lorsque son idole, cet ignoble Marat, après avoir été acquitté le 24 avril par jugement du tribunal extraordinaire devant lequel il avait été traduit, fut ramené en triomphe par la populace jusque dans la salle de la Convention.

Il y a trente ans, dans une histoire comme celle-ci, où tout ce qui peut faire voir David sous un jour favorable est recueilli avec empressement, on se serait peut-être abstenu de rapporter la scène qui précède. Mais depuis 1830, malgré soixante cinq ans d'expérience, malgré des documents historiques que tout le monde connaît, et sans égard pour la sentence unanime prononcée par la France contre l'impie, le sanguinaire et le vénal Marat, nous avons vu certains hommes chercher à réhabiliter ses prétendues vertus et pousser le fanatisme jusqu'à faire mouler son buste[26] pour honorer sa mémoire; il fallait donc revenir sur ce triste sujet; et s'il est possible, comme le disait Pétion, que David ait eu en 1793, au moins, le dévouement d'un honnête homme en délire, quelle peut être l'excuse de ceux qui de nos jours sont encore atteints d'une si triste folie?

Le lendemain de la mort de Marat, anniversaire du 14 juillet, une députation vint exprimer à la Convention les prétendus regrets du peuple. Un certain Guirault porta la parole et dit: «Ô crime! une main parricide nous a ravi le plus intrépide défenseur du peuple. Il s'était sacrifié pour la liberté. Nos yeux le cherchent encore parmi vous, représentants. Ô spectacle affreux! il est sur un lit de mort. Où es-tu, David? Tu as transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant pour la patrie, il te reste encore un tableau à faire…

—Oui, je le ferai,» s'écria David d'une voix émue.

Le 20 vendémiaire an II (11 octobre 1793), l'artiste annonça à la Convention que son tableau représentant Marat expirant était terminé, mais qu'il demandait la permission de retirer de la salle des séances celui de Lepelletier, afin d'exposer ces deux ouvrages chez lui aux regards du public, ce qui lui fut accordé. Enfin, le 24 brumaire de la même année, il monta de nouveau à la tribune où, après avoir fait encore l'éloge de Marat et déploré sa perte, il finit par voter pour ce monstre les honneurs du Panthéon, ce qui fut adopté et confirmé par un décret de la Convention.

Il est assez difficile, au milieu de tant de scènes orageuses, de suivre, ce qui était le moins important alors et ce qui fait l'objet de ces mémoires, la recherche des opinions de David sur les arts. En deux occasions différentes, cependant, il a prononcé des discours qui pourront jeter quelque lumière sur cette question.

À la même séance du 17 brumaire an II, où Gobel, évêque de Paris, et ses grands vicaires vinrent avec les autorités constituées dans la salle de la Convention, pour déclarer qu'ils abdiquaient leurs fonctions sacerdotales et ne voulaient plus exercer d'autre culte que celui de la liberté et de l'égalité, David monta à la tribune et débita le discours suivant:

«Les rois, ne pouvant usurper dans les temples la place de la Divinité, s'étaient emparés de leurs portiques. Ils y avaient placé leurs effigies, afin sans doute que les adorations des peuples s'arrêtassent à eux avant d'arriver jusqu'au sanctuaire. C'est ainsi qu'accoutumés à tout envahir, ils osaient disputer à Dieu même l'encens que lui offraient les hommes. Vous avez renversé ces insolents usurpateurs: objets de la risée des peuples, ils gisent sur la terre qu'ils ont souillée de leurs crimes.

«Qu'un monument élevé dans l'enceinte de la commune de Paris, non loin de cette église dont ils avaient fait leur Panthéon[27], transmette à nos descendants le premier trophée élevé par le peuple souverain de sa victoire sur les tyrans. Que les débris tronqués de leurs statues forment un monument durable de la gloire du peuple et de leur avilissement. Que le voyageur qui parcourt cette terre nouvelle, reportant dans sa patrie des leçons utiles aux peuples, dise: «J'ai vu des rois dans Paris, j'y ai repassé: ils n'y étaient plus.»

Après des applaudissements prolongés, l'orateur continua: «Je propose donc de placer ce monument sur la place du Pont-Neuf. Il représentera l'image du peuple géant, du peuple français.

«Que cette image, imposante par son caractère de force et de simplicité, porte en gros caractères sur son front: Lumière sur sa poitrine: Nature, Vérité sur ses bras, Force, Courage. Que sur l'une de ses mains les figures de la Liberté et de l'Égalité, serrées l'une contre l'autre et prêtes à parcourir le monde, montrent qu'elles ne reposent que sur le génie et la vertu du peuple! Que cette image du peuple, debout, tienne dans son autre main cette massue terrible dont les anciens armaient leur Hercule.

«C'est à nous d'élever un tel monument. Les peuples qui ont aimé la liberté en ont élevé de semblables. Non loin de nous sont les ossements des esclaves des tyrans qui voulurent attaquer la liberté helvétique; ils sont élevés en pyramides et menacent les rois téméraires qui oseraient souiller le territoire des hommes libres.

«Ainsi dans Paris, les effigies des rois et les débris de leurs vils attributs seront entassés confusément et serviront de piédestal à l'emblème du peuple français.»

Après ce discours, pendant lequel David fut souvent interrompu par des applaudissements, il lut et fit adopter un projet de décret pour l'érection de ce monument.

Le modèle en plâtre fut en effet exécuté dans les proportions de vingt ou vingt-cinq pieds de haut, et placé sur un piédestal fort élevé lui-même. Mais cette étrange figure occupa le centre de l'esplanade des Invalides. De toutes les mauvaises statues faites à cette époque, celle-ci fut la plus détestable sans doute sous le rapport de l'art, et la plus hideuse à voir. L'exécution en était on ne peut plus faible, et les membres de ce colosse lourd et trapu décelaient l'impuissance de l'artiste, qui n'avait su faire qu'une ignoble caricature de l'Hercule Farnèse. Ce qui excitait particulièrement le dégoût général étaient des crapauds de deux ou trois pieds de proportions, qui rampaient au pied de la statue et figuraient le Marais, par opposition à la Montagne, dont le peuple était censé occuper le sommet.

Dans le même mois de brumaire (séance du 25, an II), quatre jours après l'exécution à mort du malheureux Bailly, David, membre du comité d'instruction publique, parla ainsi à la Convention sur les arts et la direction qu'il fallait leur imprimer:

«Citoyens, dit-il, votre comité d'instruction publique a considéré les arts sous tous les rapports qui doivent les faire contribuer à étendre les progrès de l'esprit humain, à propager et à transmettre à la postérité les exemples frappants des efforts d'un peuple immense, guidé par la raison et la philosophie, ramenant sur la terre le règne de la liberté, de l'égalité et des lois. Les arts doivent donc puissamment contribuer à l'instruction publique. Trop longtemps les tyrans, qui redoutent jusqu'aux images des vertus, avaient, enchaînant jusqu'à la pensée, encouragé la licence des moeurs, étouffé le génie. Les arts sont l'imitation de la nature dans ce qu'elle a de plus beau et de plus parfait; un sentiment naturel à l'homme l'attire vers le même objet. Ce n'est pas seulement en charmant les yeux que les monuments des arts ont atteint le but, c'est en pénétrant l'âme, c'est en faisant sur l'esprit, une impression profonde, semblable à la réalité. C'est alors que les traits d'héroïsme, de vertus civiques, offerts aux regards du peuple électriseront son âme et feront germer en lui toutes les passions de la gloire, de dévouement pour sa patrie. Il faut donc que l'artiste ait étudié tous les ressorts du coeur humain, il faut qu'il ait une grande connaissance de la nature, il faut, en un mot, qu'il soit philosophe. Socrate, habile sculpteur; J.-J. Rousseau, bon musicien; l'immortel Poussin, traçant sur la toile les plus sublimes leçons de philosophie, sont autant de témoins qui prouvent que le génie des arts ne doit avoir d'autre guide que le flambeau de la raison.»

En terminant ce discours, David proposa une liste composée de savants, d'artistes en tous les genres, et de magistrats, pour former, le jury national des arts. La Convention, tout en adoptant cette liste, décréta qu'elle serait imprimée pour être d'abord soumise au jugement du public. Quelques jours après, l'artiste, représentant du peuple, demanda à l'Assemblée la suppression d'une foule de commissions des arts, qui avaient détourné, pour achats d'objets inutiles ou peu précieux, des fonds fournis par la république.

Il proposa, en outre, de réorganiser la commission du Muséum, dont les membres étaient des peintres qui n'en avaient que le nom, ou que la faveur des ministres précédents y avait placés. Toutes ces mesures furent adoptées.

À la séance du 5 nivôse (1793) David présenta un projet de fête pour célébrer la reprise de Toulon sur les Anglais, le premier fait d'armes où se soit fait remarquer Napoléon Bonaparte. L'artiste eut l'idée de saisir cette occasion pour célébrer à la fois la valeur de toutes les armées françaises. Quatorze chars à quatre roues, traînés par six chevaux, étaient ornés des drapeaux pris aux différentes nations ennemies par chacun des corps d'armée, et ces trophées étaient entourés de soldats blessés et invalides de ces quatorze armées. La plupart des fêtes républicaines jusqu'à celle-ci se rapportaient à des événements sinistres, que l'éclat théâtral des réjouissances ne dissimulait que faiblement. Cette fois, chacun des chars répondait à une armée, et l'on y voyait des drapeaux réellement pris sur l'ennemi, et quelques-uns des braves qui s'étaient exposés pour les enlever. Ce spectacle fit une vive impression, et ceux même qui étaient le plus opposés aux violences du gouvernement républicain ne purent voir sans émotion ces quatorze chars de triomphe. Étienne fut témoin du départ de ces chars, en station dans la grande allée de l'Orangerie aux Tuileries, en face du pavillon Marsan, car c'est de là que partit le cortége pour se rendre au Champ-de-Mars, où s'acheva la cérémonie.

Vers cette époque, où la France était victorieuse, excepté contre ses propres enfants, on annonça à la Convention un trait d'héroïsme d'un jeune tambour de l'armée de la Vendée. Barra, âgé de treize ans, après avoir fait des prodiges de valeur pendant toute la campagne, avait été entouré, disait-on, au milieu d'un combat, par un parti considérable de chouans qui le sommèrent de crier Vive le roi. Le jeune enfant, ayant répondu par le cri de Vive la république, mourut sous les baïonnettes des Vendéens.

L'Assemblée décréta d'une voix unanime (8 nivôse an II) que les honneurs du Panthéon seraient décernés à cet enfant, et elle chargea David de préparer le plan et les détails de cette fête. «Ce sont, dit l'artiste en cette occasion, de telles actions que j'aime à retracer. Je remercie l'Être suprême de m'avoir donné quelques talents pour célébrer la gloire des héros de la république. C'est en les consacrant à cet usage que j'en sens surtout le prix.» Le projet de la fête fut en effet présenté le lendemain, et c'est quelque temps après que David exécuta cette charmante ébauche qui représente le jeune Barra laissé nu sur la terre et serrant contre son coeur la cocarde tricolore. Cet ouvrage, que le peintre n'a jamais achevé, est, sans contredit, un des plus délicats qu'il ait faits, et le plus gracieux.

David était déjà membre du comité d'instruction publique et du comité de sûreté générale. Le 16 nivôse (5 janvier 1794), il fut encore élu président de la Convention nationale, dont il occupa le fauteuil du 17 au 30 de ce mois. L'événement politique le plus important qui eut lieu pendant sa présidence est la mise en arrestation de Fabre d'Églantine, l'auteur comique, membre de la Convention, qui, trois mois plus tard, porta sa tête sur l'échafaud avec Danton et Camille Desmoulins.

À cette même séance du 24, David eut l'occasion de parler des arts, mais dans des termes qui se sentent des agitations révolutionnaires. «C'est à la Convention, disait-il, fondatrice d'une république qui a pour base l'égalité et la liberté, c'est aux représentants d'un peuple qui ne reconnaît d'autre distinction que celle des talents et de la vertu, à encourager les artistes qui consacrent leurs travaux à perpétuer le souvenir des assassinats commis par les royalistes. Les citoyens Ricard et Deveaux ont dessiné les tableaux de Lepelletier et de Marat, d'après les originaux que j'ai peints. Je demande qu'il soit fait mention honorable, dans votre procès-verbal, de l'ouvrage de ces artistes. Je demande aussi que la Convention approuve le choix fait par notre collègue Battelier du citoyen Ricard pour directeur des ateliers de la manufacture des porcelaines de Sèvres.»

Ces propositions ayant été décrétées, David revint, à la séance du 27, sur la suppression de la commission du Musée, qu'il avait fait adopter quelques jours avant, et à cette occasion ajouta ces paroles: «Je vous ai indiqué, citoyens, le vice des choix qui avaient été faits, et pour en préparer de meilleurs je vous ai présenté des artistes, la plupart victimes de l'orgueil académique, qui les accablait de ses dédains et les repoussait loin de ses fauteuils. La liste en a été imprimée et le public a été à même de les juger. S'il est un artiste, s'il est un homme à talent qui pense avoir à se plaindre de ne pas voir son nom inscrit sur cette liste, nous lui dirons: «Mon ami, tu es un artiste, nous n'avons pas eu pensée de te fermer la carrière, si tu n'es pas admis à l'emploi honorable de garder les plus belles productions des arts, tu n'es point exclu de l'honneur d'en augmenter le nombre.» S'il est parmi les membres de l'ancienne commission du Muséum un homme qui voie une injustice dans son exclusion, nous lui dirons: «Mon ami, tu as du talent, venge-toi par tes travaux; embellis le Muséum, rentres-y par tes ouvrages.» Oui, citoyens, ne vous y trompez pas, le Muséum n'est pas un vain rassemblement d'objets de luxe et de frivolités; il faut qu'il devienne une école importante, et à la vue des productions du génie, le jeune Français sentira naître en lui la disposition pour le genre d'art ou de science auquel l'appelle la nature[28].

«Une négligence coupable a porté des coups funestes aux monuments de l'art; des mains ignorantes, auxquelles ils étaient confiés, ont laissé s'abîmer dans la poudre les beaux ouvrages de Raphaël, du Dominiquin, du Corrége, du peintre philosophe Poussin, et d'une infinité d'autres. Des pinceaux grossiers ont gâté les chefs-d'oeuvre d'harmonie de Claude Lorrain, qui éblouissaient les regards, et les oeuvres admirables de ce Vernet, qu'ils ont crues assez anciennes pour vouloir les restaurer; en sorte qu'aujourd'hui les amateurs cherchent en vain à y voir les premières compositions de l'auteur. Cette énumération ne finirait pas, citoyens, si je voulais vous parler ici de tous les objets d'art que la négligence a laissé détruire.

«Dans les mouvements expansifs et les civiques affections qui vous pénètrent, vous sentez tous que de grands événements doivent laisser d'immortels souvenirs. Eh bien! c'est toujours de cette hauteur qu'il faut considérer le domaine des arts. C'est dans ce sublime mouvement que vous avez voulu décerner, en un même jour, à nos quatorze armées, un triomphe dont le peuple était à la fois l'ornement et l'objet.» David lut ensuite et fit adopter un projet de décret qui contenait l'organisation définitive du Conservatoire du Musée national, et déterminait les appointements des membres[29].

Il est inutile de s'arrêter à toutes les occasions qu'a eues David de porter la parole à la Convention. Peut-être eût-il été nécessaire cependant de donner ici le programme qu'il avait composé pour la fête de l'Être suprême et qu'il lut à la Convention le 19 prairial an II; mais outre qu'il est très-étendu, on pourra le trouver en entier dans le Moniteur, sous la date précitée.

Cependant le régime, dit avec tant de raison de la Terreur, devenait de jour en jour plus terrible. Du 29 prairial au 9 thermidor an II, c'est-à-dire dans l'espace de quarante jours, quatre cent quarante-huit têtes tombèrent à Paris. Cette année, les chaleurs furent très-fortes, et comme pendant les derniers mois de la vie de Robespierre les exécutions ne se faisaient plus à la place de la Révolution, on se portait en foule aux Champs-Elysées pour prendre l'air le soir. Spectacle vraiment étrange! On voyait cette population hébétée de Paris, répandue dans cette promenade, où l'on prenait soin de l'entretenir des idées de mort et de carnage qui se réalisaient à l'autre extrémité de la ville, à la barrière du Trône. Sous ces arbres des Champs-Elysées, les oreilles et les yeux étaient poursuivis par des chants, des propos atroces, et par des tableaux sanglants. Dans son infernale sollicitude pour animer la plus vile populace, le gouvernement entretenait des chanteurs débitant, ou des hymnes ampoulés en l'honneur des héros de la république, ou d'infâmes épigrammes sur les malheureux qui avaient été mis à mort quelques jours avant, sur la place voisine. Un peu plus loin étaient exposées en vente de petites guillotines; et, comme si on eût voulu que les enfants s'accoutumassent à voir périr leurs parents, on avait substitué, dans la parade de Polichinelle, à la scène de la potence celle de la guillotine.

L'enfance est sans pitié, et tout ce qui est nouveau a du charme pour elle; aussi n'était-ce pas sans peine qu'un père, qu'une mère, qui craignaient, non sans raison, d'être obligés de se trouver bientôt en face de cette horrible machine, arrachaient leurs enfants de devant ces jouets sanguinaires.

Tant qu'il faisait jour, les affaires journalières et le mouvement aidaient à tromper l'inquiétude affreuse dont chacun était oppressé. Mais quand le jour décroissait et que l'on commençait à entendre les crieurs faire retentir dans les rues qui se vidaient ces paroles funestes: Le Journal du soir! Jugement du tribunal révolutionnaire qui condamne à la peine de mort cinquante-quatre conspirateurs[30], alors tous les coeurs se serraient, et l'on rentrait en tremblant chez soi pour interroger la liste fatale, et s'assurer si elle ne contenait pas le nom d'un parent ou d'un ami. Mais les instants les plus affreux à passer étaient ceux de huit heures à minuit. L'usage de dîner à deux ou trois heures, au plus tard, subsistait encore, en sorte que l'on faisait une collation le soir. Étienne n'oubliera jamais ces lugubres repas. Il a encore chez lui la modeste table ronde autour de laquelle sa famille se rassemblait. Un seul plat, simple, grossier même, car tout pouvait être transformé en crime, suffisait au souper. Le père, la mère, soucieux, ne mangeaient guère, et n'étaient tirés de leurs rêveries que par le soin qu'ils prenaient de leurs enfants. Neuf heures sonnaient ordinairement quand on se mettait à table; alors toutes les boutiques étaient fermées, les rues étaient désertes, et le silence n'était interrompu que par les pas de quelques personnes attardées, par celui plus lourd et plus pesant des patrouilles qui circulaient, ou par les cris de qui vive! auxquels elles répondaient.

Parfois, à ces repas du soir, Étienne et ses deux soeurs (la plus âgée avait douze ans et demi) emportés par la gaieté naturelle à leur âge, se laissaient aller à rire entre eux: «Paix! disait tout à coup leur mère, j'entends du bruit;» et alors chacun, respirant à peine, portait la plus grande attention à ce que l'on entendait dans la rue. «Ah! disait la mère d'Étienne, dont la terreur se calmait en entendant le bruit s'éloigner, c'est une patrouille; elle est passée!»

Mais parfois le bruit, tout aussi lourd que celui des patrouilles, devenait moins régulier, alors le battement de coeur prenait à toute la famille. C'était le comité révolutionnaire du quartier, accompagné de la garde, qui venait pour faire des visites domiciliaires ou des arrestations. On restait immobile jusqu'au moment où l'on entendait tomber le marteau d'une grande porte. La terreur était telle dans les quartiers de Paris, que quand on faisait ces expéditions nocturnes, personne n'osait ouvrir sa fenêtre pour s'assurer de ce qui se passait dans la rue. C'était alors qu'autour de la table, pâle d'effroi, chacun faisait sa conjecture sur le numéro de la maison à la porte de laquelle on avait frappé. Pendant un quart d'heure que durait la visite ou l'arrestation, on était immobile d'effroi, et quand on entendait s'éloigner la troupe, dont le bruit des pas s'évanouissait dans le lointain, on se disait que c'était fini pour ce jour, et l'on pensait à aller prendre quelque repos.

Le lendemain, les portiers fidèles à leurs maîtres, ce qui était rare, venaient leur annoncer ce qu'ils avaient appris sur l'arrestation de tel ou tel voisin. On se disait, en parlant de la victime, que son tour était venu, que le sien viendrait bientôt, et alors on reprenait le petit courant d'affaires, on allait, on venait, on s'agitait pour se distraire pendant toute la durée du jour, et, quand le soir revenait, les inquiétudes et les angoisses de la veille se reproduisaient sans que personne eût l'idée de faire un effort pour s'arracher à cette horrible tyrannie. Chose étrange! Le nombre des spectacles s'était accru; et il y a certains théâtres, celui du Vaudeville entre autres, dont la vogue a commencé pendant ces jours désastreux.

Tandis que Paris et toute la France courbaient la tête sous ce joug affreux, le 3 thermidor il était question de présenter un plan de fête nationale. Plus jeune encore que le tambour Barra, dont il a déjà été parlé, un enfant, Agricole Viala, dans un combat près d'Avignon, avait passé la Durance à la nage, disait-on encore, et était tombé sous le feu de l'ennemi, en criant aussi: Vive la république! La Convention avait décrété que les honneurs du Panthéon seraient accordés le même jour aux deux enfants héros.

David présenta donc à la Convention, six jours avant la chute de Robespierre, un plan pour cette fête, précédé d'un discours dont quelques passages pourront faire juger jusqu'à quel degré d'aveuglement ce malheureux artiste avait été poussé.

«Les hommes, disait-il, ne sont que ce que le gouvernement les fait; le despotisme atténue ou corrompt l'opinion publique, ou, pour mieux dire, là où il règne il n'en peut exister. Il proscrit avec soin toutes les vertus, et pour assurer son empire, il se fait précéder de la terreur, s'enveloppe du fanatisme et se coiffe de l'ignorance. Partout la trahison, à l'oeil louche et perfide, la mort et la dévastation le suivent. Il traîne aussi après lui l'avilissement et les ténèbres qu'il répand sur toutes les régions qu'il parcourt. C'est dans l'ombre qu'il médite ses forfaits et rive les fers de ses victimes. Ingénieux à persécuter les humains, il élève des Bastilles dans ses moments de loisirs, il invente des supplices et repaît ses yeux des cadavres immolés à sa fureur[31].

«Sous les lois barbares du despotisme, les hommes avilis et sans morale ne conservent pas même la forme altière que leur donne la nature; partout ils portent la dégradation et le découragement; la voix de la patrie ne se fait plus entendre. Ils sont avilis, lâches et perfides comme leur gouvernement. O vérité humiliante! tel était le Français d'autrefois!

«Détournons, représentants du peuple, nos regards de cet abîme que vous avez comblé. Offrons à vos yeux un tableau plus digne de vous-mêmes; présentons l'homme à son auteur tel qu'il sortit de ses mains divines, et mettons au grand jour les avantages du gouvernement républicain.

«La démocratie ne prend conseil que de la nature, à laquelle sans cesse elle ramène les hommes. Son étude est de les rendre bons, de leur faire aimer la justice et l'équité. C'est elle qui leur inspire ce noble désintéressement, qui élève leurs âmes et les rend capables d'entreprendre et d'exécuter les plus grandes choses. Sous son règne, toutes les pensées, toutes les actions se rapportent à la patrie: mourir pour elle, c'est acquérir l'immortalité; les sciences et les arts sont encouragés. Ils concourent à l'éducation et au bonheur publics; ils parent la vertu des charmes qui la rendent chère aux mortels et inspirent l'horreur du crime. Sous un ciel aussi pur, sous un gouvernement aussi beau, la mère alors enfante presque sans douleur et fait consister sa véritable richesse dans le nombre de ses enfants. La sainte égalité plane sur la terre, et d'une immense population fait une seule famille. O vérité consolante! tel est le Français d'aujourd'hui!»

Ce discours[32] est le dernier que David ait prononcé à la tribune, et celui sans doute où cet artiste a donné le plus librement cours aux incroyables illusions politiques qu'il entretenait dans son imagination exaltée. Il fallait même que sa préoccupation à cet égard fût bien forte pour qu'il s'étendît aussi complaisamment sur ce sujet, à un moment où déjà Robespierre et tout son parti étaient menacés d'une ruine prochaine. En effet, six jours après (9 thermidor an II), sur la dénonciation de Barrère, la Convention décréta d'accusation Robespierre avec ceux qui formaient sa faction, et le lendemain et le surlendemain, 10 et 11, de cette réaction, ce chef et quatre-vingts personnes impliquées dans ses crimes furent mises à mort sur la place de la Révolution[33].

La vie de David fut épargnée; mais, ainsi que beaucoup d'hommes de ce parti, l'artiste représentant du peuple devint l'objet de dénonciations comme complice de Robespierre, comme ami de Marat, comme membre du comité de salut public et de sûreté générale. Un homme dont la tête était ardente, et qui ne manquait pas d'une certaine éloquence rude et familière, avait eu le courage, à l'occasion de la fête de l'Être suprême[34], d'accuser Robespierre de tyrannie en affectant de jouer le rôle de grand prêtre à cette cérémonie; «Robespierre, lui avait-il dit, j'aime ta fête, mais je te hais.» C'était le représentant du peuple Lecointre de Versailles. Quelques jours après la chute du tyran, le 13 thermidor, ce même Lecointre dénonça à la Convention les membres du comité de salut public, dont David faisait partie, en les présentant comme complices de Robespierre. Et presque aussitôt André Dumont attaqua personnellement David à la tribune. «Souffrirez-vous, s'écria-t-il, qu'un traître, qu'un complice de Catilina, siége encore dans votre comité de sûreté générale? Souffrirez-vous que David, cet usurpateur, ce tyran des arts, aussi lâche qu'il est scélérat, souffrirez-vous, dis-je, que ce personnage méprisable, qui ne se présenta pas ici dans la nuit mémorable du 9 au 10 thermidor, aille encore impunément dans les lieux où il méditait l'exécution des crimes de son maître, du tyran Robespierre? Il faut faire disparaître ces ombres du scélérat dont la France vient d'être débarrassée. David n'est pas le seul qui ait été vendu à Robespierre; la cour de ce Cromwell n'est pas encore anéantie. Ses ministres, sur la figure desquels on lit le crime, seront bientôt démasqués; je jure ici de les poursuivre jusqu'à la mort. Mais en ce moment je me borne à demander que le traître David soit à l'instant chassé du comité, et qu'il soit procédé à son remplacement.»

Quand André Dumont donna le signal de cette violente attaque, David n'était pas présent. Un membre de la Convention, Bentabole, fit observer avec raison que la Convention commettrait une injustice si elle se laissait aller à condamner un de ses membres absent, et sans l'avoir entendu. Mais l'effervescence des passions était telle, dans ces jours de trouble, que l'assemblée allait décréter le renvoi et le remplacement de David lorsqu'on le vit entrer dans la salle, ce qui suspendit la décision.

«Je ne connais pas, dit alors David d'une voix humble, les dénonciations qui ont été faites contre moi; mais personne ne peut m'inculper plus que moi-même. On ne peut concevoir jusqu'à quel point ce malheureux (c'est ainsi qu'il désigna Robespierre) m'a trompé. C'est par ses sentiments hypocrites qu'il m'a abusé, et, citoyens, il n'aurait pu y parvenir autrement. J'ai quelquefois mérité votre estime par ma franchise; eh bien! citoyens, je vous prie de croire que la mort est préférable à ce que j'éprouve en ce moment. Dorénavant, j'en fais le serment, et j'ai cru le remplir encore dans cette malheureuse circonstance, je ne m'attacherai plus aux hommes, mais seulement aux principes

Après un moment de silence, un membre de la Convention l'accusa de nouveau, et lui reprocha d'avoir embrassé Robespierre aux Jacobins, où il était allé prêcher l'insurrection.

«J'interpelle David, ajouta Goupilleau de Fontenay en parlant avec force, de déclarer précisément si, au moment, où Robespierre descendit de la tribune après avoir prononcé le discours qui a servi de base à son acte d'accusation, lui, David, n'alla pas l'embrasser en lui disant: Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi!»

Plus les questions devenaient pressantes et plus David éprouvait de peine à répondre. Une difficulté de prononciation naturelle, augmentée encore par une exostose qu'il avait à la mâchoire supérieure, rendait alors sa parole encore plus confuse que de coutume. Forcé de répondre sur-le-champ, il fit effort sur lui-même et dit ces paroles:

«Ce n'était pas pour faire accueil à Robespierre que je descendis de son côté; c'était pour remonter à la tribune et demander que l'heure de la fête de Barra et Viala, qui devait avoir lieu le 10, fût avancée. Je n'ai pas embrassé Robespierre, je ne l'ai pas même touché; car il repoussait tout le monde. Il est vrai que, lorsque Couthon lui parla de l'envoi de son discours aux communes, je dis qu'il pourrait semer le trouble dans toute la république. Robespierre s'écria alors qu'il ne lui restait plus qu'à boire la ciguë, et je lui dis: Je la boirai avec toi. Je ne suis pas le seul qui ait été trompé sur son compte. Beaucoup de citoyens, ainsi que moi, l'ont cru vertueux

Thibaudeau, collègue de David au comité d'instruction publique, demanda avec instance que cette affaire fut renvoyée aux deux comités. Mais Tallien s'y opposa et avança que lorsqu'un membre était aussi gravement inculpé que David venait de l'être, il était de l'honneur de la représentation nationale que l'on exigeât une réparation immédiate et authentique; puis il termina en reprochant encore à David de n'avoir pas suivi une marche droite et franche dans sa conduite au comité de sûreté générale, pendant la journée du 9 thermidor, et déclara qu'aucun représentant ne pourrait siéger auprès de David tant qu'il ne se serait pas disculpé.

«J'étais malade depuis huit jours, répondit alors David, et le 9 je pris de l'émétique qui me fit beaucoup souffrir, me força de rester chez moi toute la journée et toute la nuit. Je ne vins à l'assemblée que le lendemain matin.»

C'était précisément ces paroles que balbutiait David à la tribune de la Convention lorsqu'Étienne et son père entrèrent dans la salle des séances, et qu'à ce moment, du front pâle de l'accusé s'échappaient de grosses gouttes de sueur qui allaient tomber jusque sur le parquet.

Toujours impitoyable, Lecointre de Versailles demandait à grands cris un décret qui exclût pour toujours David de tous les comités, en lui reprochant tout le mal qu'il y avait fait ou auquel il avait pris part.

«Les deux comités de salut public et de sûreté générale, fit observer David en tachant de se remettre, étaient assemblés. Robespierre nous lut un discours dans lequel j'entendis prononcer mon nom. Je crus que c'était une plaisanterie, et je vous assure que je ne fus pas peu surpris le lendemain lorsque je l'entendis proférer de nouveau à cette tribune. Enfin, citoyens, je vous assure qu'il me faisait plutôt la cour qu'on ne peut dire que je la lui aie faite.»

Plus d'une attaque fut encore dirigée contre David, et il ne fallut rien moins que les efforts réunis de Legendre et de Thibaudeau, en cette occasion, pour décider l'assemblée à renvoyer cette affaire aux comités réunis de salut public, de sûreté générale et de législation. On sait combien quelques jours, quelques heures même, gagnés dans une crise révolutionnaire, peuvent apporter de changement dans la disposition des esprits. La vie de David n'était plus en danger.

Cependant, le 15 thermidor, David, sur le rapport des trois comités, fut provisoirement mis en état d'arrestation. Il demeura quatre mois, jusqu'au 7 nivôse an III, jour où Merlin de Douai déclara, au nom des trois comités, qu'il n'y avait pas lieu à examen. Le lendemain de ce jour, les élèves de David firent parvenir à la Convention une lettre par laquelle ils demandaient que leur maître fût mis en liberté, ce que l'assemblée décréta en ajoutant, sur la demande d'un représentant, que David rentrerait dans le sein de la Convention.

Là, David fut encore témoin d'un fait pénible pour lui, car il le blessa à la fois comme représentant et comme artiste. Le 20 pluviôse an III (8 février 1795), la Convention décréta que les honneurs du Panthéon ne seraient plus décernés à aucun citoyen, ni son buste placé dans la Convention nationale et dans les lieux publics que dix ans après sa mort, et rapporta tout décret dont les dispositions étaient contraires à celui-ci. Le lendemain donc, à l'ouverture de la séance, on enleva de la salle les bustes de Marat, de Lepelletier, de Dampierre et de Beauvais, ainsi que les deux tableaux de David représentant la mort de Lepelletier et celle de Marat. On n'y laissa que le buste de Brutus.

Cinq mois après que David eut été rendu à la liberté, il la perdit de nouveau. Les deux premiers jours de prairial an III (20 et 21 mai 1795) sont restés célèbres dans les fastes de la révolution française. Quelques représentants républicains dits terroristes, à la tête desquels était Romme, formèrent une espèce de conspiration qu'ils firent exécuter par la populace. La foule ayant rencontré le représentant Ferraud l'assassina et porta sa tête au bout d'une pique jusque dans la salle de la Convention. On sait les ignominies de cette journée et le courage que montra le président Boissy-d'Anglas. Mais, outre les députés qui furent décrétés d'accusation comme fauteurs de ce complot, il y en eut plusieurs autres qui, sans être accusés aussi précisément d'avoir pris part à la révolte contre la Convention nationale, furent compris sur la liste des prévenus. David fut de ce nombre, et conséquemment mis en prison. Le 9 prairial, il entra au Luxembourg où il demeura détenu pendant trois mois. Le 4 fructidor suivant (21 août 1795), on lui accorda la permission de revenir chez lui sous la surveillance d'un garde, et enfin ce ne fut qu'à la faveur de l'amnistie publiée le 4 brumaire an IV, lors de l'établissement du gouvernement du Directoire, que la liberté lui fut entièrement rendue.

Là se termine la carrière législative de David. Depuis, il ne prit plus de part active à la politique, si ce n'est en 1815, en signant les actes additionnels de la constitution de l'empire, lorsque Napoléon revint de l'île d'Elbe. Un fait touchant pourra seul atténuer la teinte sombre de ce récit. On n'a point oublié sans doute que David était marié, depuis 1783, avec la fille de Pécoul, dont il avait eu deux fils et deux filles. À peine les premiers troubles de la révolution eurent-ils éclaté, que la différence des opinions politiques se fit sentir entre les deux époux. Jusqu'aux jours qui précédèrent la mort de Louis XVI, des concessions mutuelles entretinrent une apparence d'harmonie entre eux, mais elle se dissipa bientôt. La femme de David, à qui la révolution faisait horreur, quitta son mari, lui laissant ses deux fils et emmenant avec elle ses deux filles. Mais, après la chute de Robespierre, cette femme ne sut pas plus tôt les malheurs de son mari, qu'elle alla aussitôt s'établir dans sa prison, et, depuis ce moment jusqu'à la mort de David, en 1825, non-seulement elle ne l'a plus quitté, mais elle n'a pas cessé de lui montrer un attachement inaltérable jusque dans son exil.

Il est temps de terminer ce chapitre et d'en tirer les conclusions qui résultent de ce qu'il renferme. L'imagination remplie des histoires et des usages de l'antiquité, David, ainsi que la plupart des hommes éclairés qui assistèrent au commencement de la révolution, en 1789, fut entraîné par un instinct vague à imiter tout ce qu'il ne savait que très-imparfaitement des républiques anciennes. Ses tableaux des Horaces et de Brutus, fruits de cette instruction indigeste, concoururent à répandre ce goût et ces idées. Mais aussitôt que les principes républicains prévalurent, le désir de représenter des scènes contemporaines s'empara de son esprit. De 1792 à 1793, il fit successivement le Serment du Jeu de Paume, Lepelletier de Saint-Fargeau, Marat et le jeune Barra, quatre compositions où la simplicité de l'invention et du faire sont toujours plus frappantes à mesure que l'artiste, plus occupé de l'importance politique des sujets qu'il traite, paraît l'être moins de l'art lui-même. Évidemment, il y a eu chez David, à cette époque, un retour à la naïveté qui a été d'autant plus marqué, qu'il n'a pas été provoqué par un système préconçu. Le jeune tambour, mourant en portant la cocarde tricolore à son coeur, est en particulier un morceau délicieux.

Quant à la doctrine qu'il a professée sur les arts, et dont on peut chercher l'ensemble dans les divers discours prononcés par lui à la Convention, elle est toute théorique; mais elle a cela de particulier qu'elle se rapproche de toutes les doctrines dogmatiques que quelques philosophes de l'antiquité, et surtout les corps ecclésiastiques ou sacerdotaux des temps modernes, ont cherché à établir. L'art, dans ce cas, n'est plus un but, mais un moyen, l'art ne doit être employé qu'au profit de certaines idées et pour affermir et faire triompher un système déterminé. Dans les discours de David, l'art n'est donc présenté que comme une des branches de l'instruction publique propre, dans sa sphère d'activité, à propager les idées morales et politiques que l'on jugeait à propos d'inculquer dans les esprits. Cette idée de l'unité d'action vers un même but n'est pas nouvelle; elle a été mise en pratique avec la dernière rigueur par des peuples fort anciens, tels que ceux de l'Inde et de l'Égypte, sous l'empire des colléges de prêtres. Et dans la Grèce même, quoique ces doctrines fussent bien moins strictement observées, elles y ont toujours été recommandées par les plus grands philosophes. On sait jusqu'où la sévérité des principes énoncés par Platon, dans son livre de la République, a conduit ce philosophe, qui voulait que l'on défendit la lecture des poëtes, sans en excepter Homère.

Quelque inattendue, quelque bizarre même que puisse paraître la comparaison que le sujet nous conduit à établir entre David et Platon, il faut reconnaître cependant que ces deux hommes, malgré la différence de leur génie, et celle des temps où ils ont vécu, ayant chacun adopté volontairement un principe qu'ils regardaient comme inattaquable, en ont déduit logiquement, une à une, toutes les conséquences qui en dérivent. De là un dogmatisme inflexible; de là l'anathème contre tout ce qui tend à ébranler ou à détruire ce principe; de là enfin, en morale, en politique et jusque dans les arts, des lois fixes, immuables, d'après lesquelles tous les sentiments, toutes les actions, toutes les productions de l'esprit même sont en quelque sorte réglées d'avance.

Au berceau du christianisme, pendant le moyen âge et jusqu'à l'aurore de la renaissance, on vit tous les grands esprits s'épuiser en efforts pour arriver à cette unité d'action par les sciences, les lettres, les arts et la morale réunis. Mais, bien que la puissance de l'Église catholique garantit mieux que la philosophie des anciens l'unité des travaux des hommes, l'expérience a prouvé que cette unité d'action des facultés humaines est, sinon entièrement chimérique, au moins de peu de durée. Pour l'établir, il faut le double concours de la domination sacerdotale et de la tyrannie politique, comme l'Inde et l'Égypte en fournissent des exemples. En Grèce et à Rome, où l'unité n'était recommandée que comme une vérité philosophique, elle n'a jamais jeté de profondes racines; depuis le XIe siècle jusqu'au XIVe de l'ère moderne, l'unité s'établit en Europe avec plus de force, parce que les institutions religieuses et la forme des gouvernements la protégeaient. Depuis 1520 jusqu'à 1789, elle fut entièrement détruite, il faut en convenir; mais que pouvait faire pour la rétablir une république sanglante comme celle de Robespierre, et qui n'avait aucune chance de durée?

Aussi, après la chute de Robespierre, lorsque David, jeté en prison, eut achevé son triste rêve, revint-il de toutes les illusions qu'il s'était faites sur la politique et même sur son art. Pendant sa détention au Luxembourg, après la journée du 1er prairial, et lorsque sa femme vint si généreusement partager sa captivité, il oublia toutes les grandes théories qu'il avait développées à la tribune. Des croisées de sa prison, il peignit les arbres du jardin, et fit le seul paysage qu'il ait jamais exécuté. Au bas de plusieurs de ses dessins tracés à la plume, on lit ces mots: L. David faciebat in vinculis. C'est dans ce temps de captivité qu'il composa aussi un Homère récitant ses vers aux habitants d'une ville, tandis que ceux-ci lui offrent de la nourriture, ouvrage plein de charme; et enfin, c'est au Luxembourg qu'il conçut et dessina l'esquisse de son tableau des Sabines.

Tout semble faire croire que les tableaux du Serment du jeu de Paume, de Lepelletier, de Marat et de Barra, avaient été achevés par lui, comme à son insu, pendant l'accès de sa fièvre politique. Par la nature des sujets et même par la manière dont ils sont peints, ils diffèrent entièrement de ce que cet artiste avait fait avant et de ce qu'il fit après. On pourrait presque comparer ces productions à celles d'un somnambule qui a travaillé sans s'en douter. Aussi ces quatre tableaux caractérisent-ils une phase importante, mais toute particulière du talent de David.

Au Luxembourg lorsqu'il combinait la scène des Sabines, il faisait abstraction de ses quatre tableaux révolutionnaires, et ses souvenirs de peinture le ramenaient aux Horaces. «Peut-être, disait-il, ai-je trop laissé voir dans cet ouvrage mes connaissances en anatomie. Dans celui des Sabines, je traiterai cette partie de l'art avec plus d'adresse et de goût. Ce tableau sera plus grec.» Ce fut sous l'influence de cette idée qu'il commença ce nouvel ouvrage lorsqu'il sortit de prison, au moment où le gouvernement du Directoire venait d'être constitué.

VII.

L'ATELIER ET LE TABLEAU DES SABINES.

1795-1800.

Ceux-là seulement qui ont assisté à de grandes révolutions peuvent savoir à quel point les flux et reflux sont rapides et violents sur l'océan politique au temps des tempêtes.

La réaction des idées en France depuis l'installation du Directoire (le 4 brumaire an IV) jusqu'au traité de Campo-Formio, que Bonaparte fit ratifier à ce gouvernement en frimaire an IV, est un des phénomènes moraux les plus curieux que l'on puisse recommander à l'observation des hommes. Malgré les nombreux écrits où l'on a cherché à le faire connaître, les générations nouvelles n'en ont qu'une idée incomplète; et ce qui va suivre ne remplira tout au plus que quelques lacunes dans ce vaste tableau qui reste encore à faire.

Depuis la chute de Robespierre, l'action de son gouvernement terrible était sans doute tempérée; mais son impulsion primitive avait été si forte, qu'elle se fit sentir longtemps encore après le 9 thermidor. Les citoyens n'étaient plus journellement effrayés par les proscriptions et les supplices, mais dans les passions des hommes et dans les formes de la jurisprudence criminelle, il régnait encore quelque chose de violent et d'arbitraire peu propre à rassurer entièrement les esprits.

De toutes les mesures prises par le nouveau gouvernement pour calmer les partis, celle qui produisit le meilleur effet fut l'amnistie accordée pour tous les délits commis pendant la révolution, amnistie dont profita David. Toutefois la clause qui excluait du bénéfice de cette loi les personnes ayant pris part à la dernière conspiration, dont le dénoûment avait été la journée du 13 vendémiaire, entretenait de vives inquiétudes dans la nation. Beaucoup de citoyens, après cette affaire, prirent la fuite et furent condamnés à mort; et quoique peu de mois après les tribunaux institués pour les juger missent beaucoup de douceur dans les formes et offrissent aux condamnés toute facilité pour se disculper et purger leur contumace, cependant la base de cette jurisprudence ressemblait trop à celle sur laquelle avaient reposé les opérations du tribunal révolutionnaire, pour que l'on ne fût pas effrayé de l'abus que la méchanceté ou les passions en pouvaient faire. Ces craintes étaient d'ailleurs d'autant plus fondées que les intrigues des partisans de Robespierre d'un côté, et les tentatives sourdes des royalistes de l'autre, mettaient alors le gouvernement dans la nécessité de tenir à sa disposition des moyens prompts et sûrs de répression contre ces deux factions menaçantes.

De cet état de choses il résultait que chacun, assez tranquille sur le présent, conservait des inquiétudes continuelles sur l'avenir, et que dans l'incertitude de ce qui pourrait arriver, on se livrait avec une passion aveugle à tout ce qui pouvait procurer pour le moment des distractions à l'intelligence, à l'esprit, et quelque plaisir aux sens.

Cette disposition des esprits dura en France jusqu'au 18 brumaire an VIII, lorsque Bonaparte, après s'être emparé des rênes de l'État, s'empara également de l'activité de toutes les imaginations, pour la fixer sur la gloire militaire et la faire profiter à ses vues.

Mais revenons à l'époque qui nous occupe, de l'an IV à l'an VIII, de 1795 à 1800. Cette existence précaire de la nation, cette inquiétude constante des esprits, causées par les efforts incessants du Directoire pour combattre alternativement les jacobins et les royalistes, entretenaient une activité extraordinaire dans toutes les intelligences. Pendant le cours de ces cinq années, l'esprit humain a été plus excité peut-être que dans aucun temps, sans en excepter même celui de la renaissance. On avait oublié les jours sanglants de 93, et, dans l'espèce d'enivrement causé par la certitude de ne plus être exposé à mourir le lendemain sur l'échafaud, on se livrait aux illusions les plus flatteuses. Les premiers jours et les premières espérances de la révolution de 1789 se reproduisaient aux imaginations dans toute leur pureté, dans toute leur force, et les générations nouvelles accueillaient encore une fois l'espoir d'une régénération complète dans tout ce qui constitue la société.

Les progrès extraordinaires des sciences semblaient ouvrir une carrière nouvelle à l'homme. En mourant, l'infortuné Lavoisier avait légué au monde la science de la chimie; victime également de la révolution, Bailly avait rendu presque populaire l'astronomie, dont Laplace devait bientôt faire connaître le mécanisme et les lois. Desault, mais surtout Bichat, donnaient aux études anatomiques une portée qu'elles n'avaient point encore eue, et enfin Cuvier, le savant du siècle, révélait à la France et à l'Europe une science nouvelle, puisqu'elle n'avait été entrevue et étudiée jusqu'à lui que par quelques savants inconnus ou trop timides[35].

Les lettres semblaient devoir prendre aussi une direction toute nouvelle. Le contact de nos armées avec les populations de l'Allemagne et de l'Italie, avait familiarisé les Français avec les idiomes de leurs ennemis. On étudiait, on admirait même la réforme théâtrale qu'avait introduite Alfieri; on traduisait les poésies de Klopstock, les drames de Shiller et de Kotzebue, le Werther de Goëthe, et l'on se plaisait à comparer les poésies d'Homère avec celles d'Ossian. Les traductions de Shakespeare étaient lues avec une curiosité bienveillante, et déjà on applaudissait aux efforts de Népomucène Lemercier, dont la tragédie d'Agamemnon paraissait être alors une innovation heureuse et propre à favoriser la régénération du théâtre et des lettres en France.

Dans ce concours d'efforts pour tout renouveler, ceux de David et de quelques-uns de ses élèves, déjà célèbres dans les arts, étaient sans doute, avec les travaux des savants, ce qu'il y avait de plus avancé dans la carrière nouvelle que croyait s'ouvrir l'esprit humain. Déjà, depuis août 1793, les anciennes académies, regardées comme le réceptacle de doctrines fausses ou erronées, étaient détruites. Dès l'an III (5 pluviôse) on avait essayé l'École normale, au sein de laquelle devaient se former des instituteurs chargés de poser des règles sûres et de propager en France, d'une manière uniforme, le meilleur mode d'enseignement; en l'an IV (2 brumaire), on jetait les fondements de cette École polytechnique, qui a servi de modèle, dans toute l'Europe, à des établissements du même genre; enfin, quelques mois après (germinal an IV) se tenait la première séance de cet Institut national de France, dont la constitution encyclopédique était le point de départ de toutes les brillantes espérances intellectuelles dont on se berçait alors.

Ces institutions occupaient les esprits les plus graves, tandis que d'autres fondations essentiellement frivoles, et s'adressant particulièrement aux sens, devaient servir de distractions à la multitude. De ce nombre était l'établissement de sept fêtes nationales par an; celles de la fondation de la République, de la Jeunesse au 10 germinal; des Époux, au 10 floréal; de la Reconnaissance, au 10 prairial; de l'Agriculture, au 10 messidor; de la Liberté, aux 9 et 10 thermidor; et des Vieillards, au 10 fructidor.

Le nouveau gouvernement du Directoire, sans doute dans l'idée d'effacer tout souvenir du costume révolutionnaire, si hideux et si désordonné, décréta pour les représentants du peuple, pour les membres du tribunal et du conseil des anciens, un costume qui se rapprochait autant que possible de la forme antique, afin de satisfaire et de flatter même le goût qui régnait alors.

Enfin les cinq membres du Directoire s'assirent sur des chaises curules, s'environnèrent de draperies à l'antique, et au moyen de ces décorations, tant soit peu théâtrales, ramenèrent les esprits à supporter l'idée d'une cour assez peu splendide pour ne pas effaroucher les républicains non jacobins, mais propre à rassurer les royalistes las de vivre en exil.

Ces fêtes annuelles, fêtes passablement païennes, se célébraient au Champ-de-Mars, ou dans les grands carrés des Champs-Élysées. On élevait là des autels antiques et des temples copiés d'après ceux de Pæstum. On y voyait des processions de figurants et de figurantes de l'Opéra, habillés en prêtres et en prêtresses de l'antiquité, brûlant de la poix-résine au lieu d'encens, et entonnant les choeurs d'Iphigénie en Tauride et le Chant du départ. Ces cérémonies, toutes ridicules qu'elles nous paraissent aujourd'hui et qu'elles étaient en effet, ne laissèrent pas cependant de produire une influence salutaire; et si, depuis l'effroyable accès d'athéisme qui s'empara des esprits de 1789 à 1792, on passe successivement de la fête de l'Être suprême en messidor an III, à ces processions païennes des Champs-Élysées, pour arriver au prétendu culte des théophilanthropes, fondé par La Réveillère-Lepeaux, on pourra reconnaître la trace du biais que prenait instinctivement l'esprit de la nation et même celui des hommes qui la gouvernaient alors pour revenir au culte catholique, auquel Bonaparte rendit les églises à son avènement au consulat.

Si le temps de Robespierre peut être comparé à un accès de fureur, les cinq années du gouvernement du Directoire doivent passer pour un temps d'ivresse. Mais ce qui lui donna un éclat particulier, ce qui en a fait une époque mémorable, en imprimant une énergie et une audace infinie aux espérances des savants, des écrivains et des artistes de ce temps, c'est la marche victorieuse de nos armées, et surtout la savante intrépidité avec laquelle un jeune soldat à peine sorti de l'adolescence, Bonaparte, âgé de vingt six ans, conquit l'Italie et força bientôt après l'Allemagne d'accepter la paix et de reconnaître la république française.

Quelque grande que puisse être aujourd'hui l'admiration pour la campagne de l'an VI, il faut avoir vécu en 1793, et sous le poids de la tyrannie de Robespierre, pour savoir, au juste, quel baume bienfaisant répandirent sur le coeur flétri des Français les victoires de Bonaparte en Italie. La joie que ce grand événement causa tenait du vertige; et l'on ne doit pas s'étonner si toutes les espérances intellectuelles et le besoin impérieux de se débarrasser de tant de tristes souvenirs, venant à se combiner avec des succès qui donnaient tout à coup tant de force et d'éclat à la patrie, jetèrent les Français dans un état voisin de la folie.

Les illusions que l'on se fit alors prirent d'autant plus de consistance, que plusieurs autres événements politiques contribuèrent à donner de la sécurité aux esprits. Un grand nombre d'émigrés, parmi lesquels il faut compter Talleyrand, qui n'a jamais rien hasardé qu'à propos, étaient rentrés en France dès le mois de fructidor an III; en nivôse an IV, on échangea Madame, fille de Louis XVI, contre les membres de la Convention livrés à l'Autriche par Dumouriez; et le général Hoche avait presque pacifié la Vendée dans cette même année, pendant que Bonaparte ouvrait sa prodigieuse campagne d'Italie.

Tel était à peu près l'état politique et moral de la France, lorsque David, sorti de sa captivité et ayant renoncé à l'idée de prendre part au gouvernement de son pays, s'enferma sagement dans son atelier, pour exécuter son tableau des Sabines. Les commencements de cet ouvrage furent lents et pénibles. Dans la première esquisse tracée par le maître, tous ses personnages étaient vêtus; ce fut en réfléchissant au parti que les anciens Grecs et les artistes de la renaissance avaient pris de traiter le nu et de poursuivie le beau visible, qu'il refondit sa composition telle qu'il l'a peinte.

Lorsque Étienne fut admis au nombre des élèves de David, ce tableau était non-seulement entièrement ébauché, mais les personnages de Tatius et de la femme à genoux et exposant ses enfants, avaient déjà été repeints. C'était parmi les élèves un grand sujet de curiosité que de savoir à quel point en était l'ouvrage du maître, et chacun briguait la faveur d'être admis à le voir. Comme tous ses condisciples, Étienne attendait impatiemment cette faveur; elle lui fut accordée beaucoup plus tôt qu'à la plupart d'entre eux. D'abord les vers composés en l'honneur de David l'avaient mis en rapport immédiat avec celui-ci; puis il était assez lié avec Alexandre, qui devait à sa câlinerie sournoise le rôle de complaisant auprès du maître. Enfin, Étienne, plus âgé d'un an que le fils de David, avait formé avec ce jeune homme une amitié qui avait pour lien la communauté de leur amour et de leur étude de la langue grecque. Il fut donc assez facile à Étienne d'obtenir la permission de pénétrer dans l'atelier des Sabines.

Cet atelier se trouvait pratiqué dans les combles de la partie du Louvre qui fait face au pont des Arts, et l'on y montait par l'escalier du guichet de ce même côté. Il était cinq heures du soir, en été, lorsque Étienne y pénétra pour la première fois. David achevait de tracer au crayon la jeune femme qui monte sur une pierre pour montrer son enfant, et Pierre Franque, l'un de ces deux frères qui avaient été confiés à David par l'Assemblée constituante, ébauchait la draperie du soldat mort, gisant à la droite de la composition.

La lumière venait de très haut, et l'heure déjà avancée du jour donnait au tableau une teinte mystérieuse très-favorable à son effet. La faveur d'être admis dans cet atelier, le respect qu'inspirait le maître et l'émotion profonde qu'éprouva Étienne à la vue de cette figure de Tatius, dont l'imitation lui parut parfaite, firent battre si fortement son coeur qu'il demeura muet. David s'en aperçut et adressa quelques mots obligeants au jeune élève, de manière à lui faire sentir que son silence était favorablement interprété. Après que le maître eut indiqué à Pierre quelques précautions à prendre pour terminer l'ébauche commencée, il se retira en laissant Alexandre, Pierre et Étienne libres d'observer son tableau tout à l'aise.

Là étaient les deux esquisses préparatoires; celle où les personnages sont vêtus et l'autre où ils sont nus. Pierre, on doit s'en souvenir, était l'un des plus chauds partisans des opinions de Maurice; aussi fit-il ressortir la supériorité de la seconde composition sur la première, et il donna même à entendre que les conseils de Maurice à son maître, pour adopter le système de nudité des Grecs, n'avaient pas été sans influence sur la décision de David à ce sujet.

Le lendemain, à l'atelier des élèves, c'était à qui interrogerait le petit d'en haut sur le tableau des Sabines, et lorsque Étienne parla dans sa famille et aux amis de ses parents du nouveau tableau que faisait David, on l'écouta comme on eût écouté un voyageur de retour de l'Inde ou de la Chine.

À cette époque où l'émigration retenait encore beaucoup de grandes familles hors de France, et où les personnes titrées qui s'étaient fait rayer de la liste des émigrés affectaient d'être plus simples dans leurs manières que celles qui n'avaient pas quitté la France, l'aristocratie se composait des hommes de talent et des femmes remarquables par leur beauté. On se vantait alors de connaître Laplace, Cuvier, Bichat, N. Lemercier, M.-J. Chénier, David ou Mmes Tallien et Récamier, comme on tirait vanité, quinze ans avant, de fréquenter la cour et les grands. Aussi, la faveur qu'Étienne avait reçue de son maître ne laissa-t-elle pas que de lui donner une certaine importance. Mlle Sophie Gay[36], auteur de quelques romans, et qui se fit surtout connaître par la traduction du Confessionnal des pénitents noirs d'Anne Radcliffe adressa la parole au jeune Étienne lorsqu'elle sut qu'il avait vu les Sabines. Elle voulut voir de ses vers, l'invita à venir chez elle, l'entretint sur ses études classiques, et après lui avoir donné des conseils sur l'art d'écrire, elle lui prêta ses livres et plusieurs numéros de la Décade philosophique, espèce de revue très-recherchée à cette époque.

Gérard, que son Bélisaire et le portrait de Mlle Brongniart avaient rendu célèbre depuis l'exposition de 1795, travaillait alors à sa Psyché. Quoique extrêmement pauvre, ce jeune artiste, fort de son mérite, doué d'une belle figure et d'un esprit remarquable, était l'objet de cette bienveillance dont on environnait généralement alors les hommes distingués. Cependant Gérard, que tout le monde courtisait déjà, accueillit aussi très-gracieusement le petit d'en haut favorisé lui-même par David.

Depuis que Moreau, chargé de la restauration de la salle du Théâtre-Français, avait été obligé de suspendre l'exécution de son tableau de Virginius, et qu'Étienne travaillait avec les élèves de David, l'atelier des Horaces avait aussi été abandonné par Mme de Noailles, qui d'ailleurs, recherchant la direction d'un homme habile en peinture, étudiait et commençait même à peindre dans l'atelier de Gérard.

L'école de David, comme on l'a vu plus haut, était devenue, dès les premiers temps du Directoire, une espèce de lieu d'asile où venaient se réfugier ceux des émigrés, nobles ou échappés des armées, à qui des dispositions réelles ou feintes pour la peinture donnaient accès près du maître de l'art. Selon toute apparence, David accepta d'autant plus volontiers ce rôle de protecteur envers une classe d'hommes qu'il avait poursuivie quelques années avant d'une manière si rigoureuse, qu'il lui offrait naturellement une occasion de justifier les dernières paroles qu'il avait prononcées à la tribune, qu'il s'attacherait aux principes et non pas aux hommes.

En somme, dans l'atelier de David comme dans le monde, les moeurs, le langage et les manières des sans-culottes furent peu à peu combattus et bannis par le retour progressif des habitudes de politesse, dont la nouvelle aristocratie, composée des hommes de talent et de quelques femmes remarquables par leur esprit et leur beauté, sentait le besoin et donnait l'exemple.

Étienne eut mainte occasion d'observer cette marche rétroactive des moeurs. Mme de Noailles, chez qui l'amour des arts s'était accru pendant qu'elle perfectionnait son talent pour la peinture, invita Étienne à venir chez elle peindre une étude, pour s'assurer, disait-elle, de celui des deux qui avait fait le plus de progrès. Le jeune artiste connaissait à peine la nouvelle société qui s'était formée, et, lorsqu'il reçut cette offre, il fut plus flatté de l'invitation de son élégante condisciple qu'il ne pensa à ce qu'il pourrait rencontrer et voir de nouveau chez elle. Quoique les parents d'Étienne vécussent dans l'aisance, tout était simple chez eux, et les manières comme les ameublements se sentaient des habitudes de la vieille bourgeoisie parisienne. Ce ne fut donc pas sans étonnement que le jeune peintre vit, en entrant dans les appartements de Mme de Noailles situés dans la rue la plus élégante de la Chaussée-d'Antin, des tentures, des meubles qui lui rappelèrent ceux dont l'atelier des Horaces était décoré. Plusieurs tableaux de peintres vivants et célèbres alors[37] achevaient de décorer les différentes pièces, où tout d'ailleurs indiquait le goût de la maîtresse du logis pour les arts, et ses habitudes élégantes.

La première et la seconde séance de travail se passèrent assez silencieusement, à surmonter les difficultés d'un ouvrage que l'on commence. Jusque-là, les études ne furent interrompues que par les repos du modèle, par un déjeuner délicat que l'on apportait vers onze heures, et les conversations que provoquait Mme de Noailles sur le Théâtre-Français, sur les nouvelles tragédies que l'on attendait de N. Lemercier, ou sur l'effet que produiraient au Salon la Psyché de Gérard et les Sabines de David, quand ces ouvrages seraient exposés.

Mais, vers le troisième jour, dans la pièce qui servait d'atelier se trouva placé un fort beau piano de Pleyel, instrument déjà bien connu des musiciens, mais que sa chèreté ne laissait encore pénétrer que dans la maison des personnes tout à la fois opulentes et curieuses des choses nouvelles. «Garat va venir aujourd'hui, dit Mme de Noailles; aimez-vous la musique, Étienne?—Oui, madame, beaucoup.—Tant mieux! car je craignais que vous ne me fissiez une querelle d'avoir consenti à recevoir Garat ce matin pendant notre séance. Mais on ne l'a pas comme on veut, et les dames de Bellegarde m'ayant fait dire le jour et l'heure où elles pourront l'amener ici, je n'ai pas hésité à les recevoir. Vous entendrez du reste un homme d'un grand talent, et je suis charmée que votre goût pour la musique vous mette à même d'apprécier son rare mérite[38].»

En effet, vers midi, une voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel, et bientôt entrèrent dans l'atelier les deux dames de Bellegarde et Garat. Les trois jeunes dames s'accostèrent, parlèrent à la fois et assez longtemps, puis Mme de Noailles leur présenta Étienne en leur disant, avec cette profusion de louanges dont les personnes de la société n'ont peut-être jamais plus abusé qu'à cette époque, que c'était un des premiers élèves de David et sur lequel ce grand maître fondait les plus hautes espérances. Le pauvre Étienne, qui ne s'abusait nullement sur son mérite, devint muet et immobile comme une pierre en entendant l'aimable Mme de Noailles, si simple habituellement, prendre tout à coup un ton si louangeur. Mais l'espèce d'activité folle à laquelle se livraient particulièrement les dames de Bellegarde détourna bientôt son attention, car toutes deux, aussitôt que Mme de Noailles eut indiqué le jeune artiste comme élève de David, vinrent vers Étienne et, se penchant près de lui pour voir son ouvrage, inondèrent sa figure des longs cheveux qui s'échappaient de leurs coiffures.

Mme de Bellegarde était une brune extrêmement jolie, très-bien faite, mise avec toute l'élégance et la liberté du costume des femmes en ce temps et qui profitait de sa jeunesse et de sa réputation de femme à la mode pour vivre et s'exprimer comme bon lui semblait. Tandis que cette dame profitait du laisser aller des moeurs républicaines à Paris, tout en affectant l'élégance de la cour que l'on avait détruite, son mari, officier supérieur au service de l'Autriche, se battait contre les armées de la France, et devait, quelque temps après, succéder à Mélas comme général en chef en Italie.

Pendant que les chevelures blonde et brune de ces deux dames entouraient Étienne, Garat qui, outre la conscience de son mérite réel, avait encore la fatuité d'un homme de talent à la mode, se regardait au miroir pour remonter son immense cravate tout en essayant sa voix. Il chanta négligemment une ou deux romances, et la fin de chaque couplet fut accompagnée d'un concert de louanges que le chanteur recevait avec assez d'impertinence. Les études de peinture furent, comme on le pense bien, troublées cette fois. Elles reprirent et s'achevèrent les jours suivants; mais Étienne, tout jeune et tout inexpérimenté qu'il était alors, s'aperçut bien, lorsqu'il parlait de cette semaine à ses camarades, à ses parents et à leurs amis, que, depuis qu'il était élève de David, que Gérard l'avait bien reçu, qu'il avait été invité par Mme de Noailles, où il avait vu et entendu Garat, et parlé avec les dames de Bellegarde, on commençait à le regarder comme un garçon qui pourrait faire son chemin.

Cependant le tableau des Sabines avançait. Le Romulus, l'un des écuyers et quelques femmes de ce tableau étaient peints, mais l'Hersilie restait encore inachevée. Il n'était bruit parmi les artistes et même dans le monde, qui s'intéressait alors très-vivement à ce que faisaient Isabey, Girodet, Gérard et David, que de la difficulté, que l'auteur des Sabines éprouvait à trouver un modèle assez beau pour l'aider à peindre son Hersilie. Mme de Noailles et les dames de Bellegarde furent précisément admises à voir l'ouvrage du grand artiste au moment où cette difficulté l'arrêtait. La belle figure et les grands cheveux noirs de Mme de Bellegarde le frappèrent, et il exprima devant ces trois dames le regret de n'avoir pas eu à sa disposition, pour peindre la tête de la femme à genoux qui montre ses enfants, la figure de Mme de Bellegarde. Cette observation flatteuse, faite par un homme dont le talent excitait alors une admiration universelle, et adressée à une jeune femme qui ne manquait pas de vanité, fut très-bien prise par Mme de Bellegarde, qui en effet laissa retoucher d'après la sienne la tête de la femme à genoux[39].

Ce fait se répandit dans la ville, mais en passant d'abord par tous les ateliers de peinture du Louvre, ce qui lui fit prendre un coloris un peu plus cru, mais absolument faux.

Ce qu'il sera peut être difficile de faire comprendre aujourd'hui, et ce qui est cependant très-vrai, c'est que ces mauvaises plaisanteries d'atelier, loin de blesser les personnes qui en étaient l'objet, flattaient au contraire leur vanité. Mme de Bellegarde en particulier était si loin de s'en plaindre, qu'elle affectait de paraître au théâtre avec ses grands cheveux noirs disposés à peu près comme David les a peints dans son tableau des Sabines. On était si entêté de tout ce qui se rapportait à l'antiquité, que la complaisance des jeunes beautés grecques qui s'étaient présentées à Apelles pour l'aider à peindre sa Vénus paraissait une action louable, par cela seul qu'il s'agissait de l'intérêt des arts.

Cependant la réaction ultra-républicaine suscitée par Babeuf et son parti donnait de l'inquiétude. On ne voyait pas tranquillement, surtout, s'ouvrir de nouveau dans Paris ces sociétés populaires, ces clubs, à l'aide desquels, quelques années auparavant, on avait si facilement perverti les idées de la multitude. L'une de ces assemblées, la plus nombreuse et la plus violente, se tenait rue du Bac, dans l'église dévastée de Saint-Thomas d'Aquin. Un jour qu'Alexandre avait dîné avec la famille d'Étienne, il invita son jeune camarade à faire une promenade après le repas. Étienne, naturellement peu disposé à prendre cette distraction avec un homme taciturne, et dont on ne débrouillait jamais facilement la pensée, se vit cependant forcé d'accepter l'invitation d'après l'avis de ses parents, qui s'imaginaient ne pouvoir mieux faire que de mettre leur fils sous la tutelle d'un homme plus âgé et plus expérimenté que lui. Les deux promeneurs se mirent en marche. Arrivé aux Tuileries, Alexandre dit à son jeune compagnon: «Ah! j'oubliais que David m'a chargé d'une commission auprès de Topino Le Brun: allons à son atelier, il y sera sans doute encore.» Or cet atelier de Topino était l'église ruinée des Feuillants, où David avait laissé son tableau du Jeu de Paume inachevé. Topino y était effectivement occupé à peindre son tableau de Gracchus, qu'il exposa au Louvre deux ans après. Alexandre s'entretint pendant quelques instants à voix basse avec le peintre, qui dit en lui donnant la main: «Je ne tarderai pas à vous rejoindre.» Les deux promeneurs se remirent en marche. Chemin faisant, Alexandre devint plus causeur que de coutume; il parlait de la république, de la constitution de 1793 avec enthousiasme, regrettant ces belles fêtes comme celle de l'Être suprême, où David, disait-il, avait su faire revivre le beau temps de la Grèce antique. Tout en parlant ainsi, l'orateur avait fait traverser les Tuileries et le pont Royal à Étienne, pour s'engager dans la rue du Bac, qu'ils remontèrent jusqu'à Saint-Thomas d'Aquin. «Voyons donc cela,» dit Alexandre à Étienne, quand ils furent devant le portail de l'église, où se tenait assemblée une foule d'hommes prêts à y entrer. Outre l'âge relativement avancé d'Alexandre, cet homme singulier exerçait par sa gravité une certaine influence sur Étienne, qui, bien qu'à regret, car il vit aussitôt que c'était une assemblée populaire, se laissa entraîner dans l'église déjà presque remplie. Alexandre pénétra jusqu'au centre vide, où se promenait en long un jeune homme faisant les fonctions d'huissier ou de maître des cérémonies. C'était Dubois, cet élève de David célèbre par son érudition dans les obscénités antiques et modernes et, de plus, révolutionnaire ardent. À peine Étienne l'eut-il reconnu, que, faisant le rapprochement de cette rencontre avec la visite et les dernières paroles de Topino, il exprima à Alexandre la ferme volonté de se retirer du lieu où ils étaient. Dubois insista pour les retenir, mais Étienne tint bon et força Alexandre de le suivre. En sortant, et après quelques minutes de silence, Alexandre n'épargna pas les paroles pour faire entendre à Étienne qu'il était bien loin de partager les folles idées des gens qu'ils quittaient; que c'était une pure curiosité qu'il avait voulu satisfaire en allant les entendre, appuyant surtout sur la recommandation qu'il fit à son jeune compagnon de ne point en parler à ses parents. Il n'en fut rien dit, en effet; mais dès ce moment Étienne se défia de la sincérité d'Alexandre, surtout lorsque quelque temps après (prairial an V), cet étrange personnage vint exprimer avec affectation, au milieu de la famille d'Étienne, la satisfaction que lui faisait éprouver la condamnation de Babeuf. Il y aurait sans doute de l'injustice à juger rigoureusement le caractère de cet homme indéfinissable, fils naturel d'un prince allemand, entraîné de bonne heure dans l'émigration, rentrant en France sous la protection du peintre David, ayant, comme on vient de le voir, des velléités de républicanisme, et plus tard, vivement attaché au système impérial de Napoléon, mais l'abandonnant vers 1813 pour se joindre aux armées alliées qui firent rentrer les Bourbons en France l'année suivante, et obtenant sous la restauration je ne sais quel emploi dans l'Inde, où il a fait une espèce de fortune dont il est venu jouir à Paris jusqu'à sa mort, vers 1842.

Mais revenons à la mémorable époque qui nous occupe. Ce tableau tant attendu, les Sabines, auquel les femmes les plus élégantes de Paris passaient pour avoir concouru, s'achevait; mais lentement, et l'on venait d'entrer dans l'an VI (1797-1798). Un personnage d'une haute importance allait donner une activité nouvelle à cet amour de dissipation qui s'était emparé de Paris, et modifier encore une fois les idées du peintre David.

Après une suite de victoires qu'il serait superflu d'énumérer ici, le jeune Bonaparte, le général en chef de l'armée d'Italie, signe les préliminaires de la paix avec les plénipotentiaires de l'empereur d'Autriche (floréal an V); six mois après (vendémiaire an VI), il conclut à Campo-Formio, près d'Udine, un traité de paix définitif avec les envoyés du même prince, et bientôt (frimaire an VI) il apporte lui-même à Paris et présente au Directoire la ratification de ce traité donnée par l'empereur.

Jusque-là les saturnales de ce temps avaient toujours paru extravagantes à ceux-mêmes qui y prenaient la part la plus active; mais cette joie de tous les instants, ce délire continuel, cette succession non interrompue de fêtes de jour et de nuit et cette disposition permanente à l'engouement, prirent tout à coup un caractère d'opportunité et de grandeur, lorsque le général Bonaparte vint à Paris déposer entre les mains des membres du Directoire les drapeaux des armées qu'il avait vaincues et le traité de paix qui semblait devoir assurer le repos de l'Europe. L'enthousiasme et la confiance qu'inspiraient sa fortune et ses talents étaient tels à ce moment, que tous les partis rattachèrent leurs espérances diverses à lui seul. Chacun d'eux se flatta d'attirer à sa cause le jeune général, et ce concours d'espérances contraires donna naissance à un concert unanime de louanges et d'admiration pour celui que chacun regardait d'avance comme son héros.

Le Corps législatif lui donna dans les galeries du Muséum une fête et un immense banquet, auxquels assistèrent les membres du Directoire, les ministres, le corps diplomatique et les chefs des grandes administrations. Quelques jours après, le général Bonaparte fut nommé membre de l'Institut, et dès que ces honneurs publics lui eurent été rendus, tous ceux qui avaient ou qui crurent avoir assez d'importance à Paris pour recevoir le héros du jour chez eux sollicitèrent la faveur de le voir paraître au moins quelques minutes au milieu de leurs fêtes. Ce qu'il y eut de bals où l'on attendit vainement l'arrivée de Bonaparte jusqu'à deux et trois heures du matin est incalculable. On ne peut se figurer l'espèce d'enivrement qu'éprouvaient ceux qui avaient pu le voir, et les étranges questions que leur adressaient ceux qui n'avaient pas joui de la même faveur. Quelques jours après le banquet du Muséum, Étienne a entendu dire à la belle Mme Méchin, qui y avait assisté: Enfin j'ai vu le général Bonaparte; je lui ai touché le coude!

De toute cette foule de gens qui s'enivraient du plaisir de voir cet homme, le parti auquel il plut davantage, à quelques exceptions près, fut celui des républicains dits jacobins. Par ses victoires, Bonaparte était arrivé à arracher ce que l'on n'avait pu obtenir jusque-là, la reconnaissance de la république par l'Autriche; et cet acte important semblait avec raison devoir garantir les hommes de Robespierre de toutes les récriminations trop violentes que l'on aurait tenté de faire contre eux. Bonaparte, d'ailleurs, avait donné quelques gages à ce parti, et l'on savait que lorsqu'il rédigea les préliminaires de paix signés à Tolentino, on avait eu assez de peine à lui faire effacer certaines lignes où la république française était louée outre mesure[40].

David fut un des premiers que Bonaparte fascina et l'un des hommes de la révolution qui lui furent le plus dévoués par la suite. Comme tout Paris, David avait cherché à voir le général Bonaparte, et, en sa qualité de peintre, la pureté des traits et la profondeur de physionomie du visage de cet homme l'avaient vivement frappé. On ne s'occupait plus de la vie révolutionnaire de David; l'artiste faisait le tableau des Sabines, il avait rendu service à beaucoup de monde; ses nombreux élèves le vantaient partout, il était de l'Institut, confrère du héros par conséquent, et en position d'aller lui rendre visite. Mais ce n'était pas seulement un motif de curiosité ou même d'admiration qui le portait à désirer de voir Bonaparte; la reconnaissance, à ce que l'on assure, y entrait pour beaucoup. Quelques mois avant la signature du traité de Campo-Formio, lorsque l'inquiétude régnait à Paris, aux approches du 18 fructidor an V, et que le parti royaliste menaçait les républicains ardents, Bonaparte, qui, alors général en chef de l'armée d'Italie, protégeait la cause de ces derniers, eut l'idée d'arracher David aux persécutions auxquelles il pouvait être en butte s'il restait dans la capitale. On assura que Julien, un de ses aides de camp, fut chargé de faire au peintre la proposition de venir au camp du général, pour peindre les batailles, et se soustraire par ce moyen au danger des agitations politiques. On ignore les raisons qu'a eues David de ne pas profiter de cette offre, mais il n'oublia pas la franchise et la générosité avec lesquelles elle lui avait été faite.

Comme, malgré les efforts des artistes italiens et français, il n'y avait encore ni une médaille ni une gravure qui rappelassent fidèlement les traits du héros pacificateur, David lui proposa de venir poser dans son atelier, s'offrant à reproduire cette image que tout le monde désirait connaître et posséder. À peine cette affaire parut-elle arrangée, que David s'empressa de faire les préparatifs, nécessaires pour recevoir son modèle et commencer son ouvrage. L'atelier des Horaces fut choisi pour les séances, et Étienne et Alexandre furent chargés par leur maître de disposer convenablement l'estrade sur laquelle Bonaparte devait se placer. Tous ces arrangements étaient terminés depuis deux jours et le héros de la fête n'avait encore rien fait dire. David avait l'imagination montée au sujet de ce portrait, et, après avoir envoyé plusieurs lettres au petit hôtel de la rue Chantereine, que l'on avait surnommée rue de la Victoire, il prit le parti d'aller lui-même s'entendre avec Bonaparte. Celui-ci avait complétement oublié une promesse faite sans doute plutôt par politesse qu'avec l'intention de la tenir; cependant il dit à l'artiste qu'il pouvait compter sur lui pour le lendemain, et en effet il se rendit à l'atelier des Horaces vers midi. Le bruit de sa venue au Louvre s'était répandu dans tous les ateliers, en sorte que maîtres et élèves formèrent une haie dans les corridors que Bonaparte parcourut avec les deux officiers qui l'accompagnaient. Ducis se précipita tout essoufflé dans l'atelier des Horaces où se tenait David avec Alexandre et Étienne, et dit: Voilà le général Bonaparte! L'artiste alla au-devant du héros, qui, après avoir monté rapidement le petit escalier de bois, entra en ôtant son chapeau. Il était vêtu d'une simple redingote bleue à collet, laquelle, se confondant avec le noir de sa cravate, faisait ressortir sa figure jaunâtre et maigre, mais qui paraissait alors d'autant plus belle que la disposition artificielle de la lumière en faisait ressortir les formes grandes et bien prononcées. Étienne voyait Bonaparte pour la première fois; il fut frappé d'abord de sa jeunesse en pensant à ce qu'il avait déjà fait, mais un examen plus attentif lui fit observer dans la physionomie de cet homme une réserve singulière. Après les premières civilités entre lui et l'artiste, celui-ci s'entendit avec les deux officiers sur le costume militaire que l'on avait apporté et qu'il s'agissait de faire revêtir au modèle, dont ses aides de camp eurent soin de ne pas dissimuler l'impatience. Pendant cette conversation qui, bien que tenue à voix basse, pouvait être parfaitement comprise, Bonaparte regarda successivement avec attention, mais sans laisser paraître sur son visage la moindre de ses impressions, les deux tableaux des Horaces et du Brutus. Le seul sentiment qui perçât sur sa physionomie était une certaine impatience, comme celle que l'on éprouve quand on sent que l'on dépense son temps inutilement.

Étienne se retira au moment où la séance commençait, lorsque Bonaparte monta sur l'estrade avec son costume de général, et il alla rejoindre ses camarades dans l'atelier des élèves. David eut sans doute un pressentiment de ce qui devait lui arriver, car il mit en oeuvre tout ce qu'il avait d'habileté pratique, et acheva, dans cette séance de trois heures environ, l'ébauche de la tête[41].

Le lendemain de ce jour, bien que l'on connût les résultats de la séance donnée par Bonaparte, les élèves attendaient avec impatience leur maître pour apprendre de lui-même des détails qui excitaient chez eux la plus vive curiosité. Vers deux heures, David vint au milieu d'eux, et s'avançant près de la table du modèle, au centre vide de l'atelier: «Vous êtes curieux, dit-il en souriant plus que de coutume et de manière à laisser voir la tumeur de sa mâchoire supérieure, vous êtes curieux de savoir ce qui s'est passé hier là-haut? Ah! je crois, (j'espère au moins!) que ce que j'ai fait hier sur ma toile n'est pas inférieur à mes productions précédentes… Vous verrez cela, vous verrez cela; mais quand j'aurai fini… Oh! mes amis quelle belle tête il a! C'est pur, c'est grand, c'est beau comme l'antique! Le connaissez-vous? L'avez-vous vu?—Non, non, monsieur, s'écrièrent quelques-uns des élèves.—Eh bien, continua le maître en prenant le porte-crayon des mains d'un jeune homme, attendez, attendez, je vais faire en sorte de vous en donner une idée… Taille-moi donc ce crayon-là un peu plus fin,» dit-il brusquement à un petit rapin qui l'écoutait bouche béante; et il ajouta pendant qu'on s'empressait de lui obéir: «Ces maladroits de graveurs italiens et français n'ont pas seulement eu l'esprit de faire une tête passable avec un profil qui donne une médaille ou un camée tout faits… Attendez, attendez, vous allez voir ce que c'est que ce profil-là!» Et en disant ces mots, il monta sur la table du modèle et dessina au crayon blanc, sur la muraille, le profil de Bonaparte, de la hauteur de quatre à cinq pouces.

Pendant que chacun allait voir de près le dessin qui excitait si vivement l'admiration et la curiosité des élèves, David s'étendit en éloges sur Bonaparte, sur ses prodigieux succès, et sur les espérances de bonheur qu'il réalisait déjà pour son pays. «Enfin, dit-il, mes amis, c'est un homme auquel on aurait élevé des autels dans l'antiquité; oui, mes amis; oui, mes chers amis! Bonaparte est mon héros!»

Ce qui doit faire croire que ce sentiment chez David était vrai, c'est qu'il a été durable. Cependant, ceux de ses élèves les plus avancés en âge, et qui n'avaient pas perdu le souvenir du passé, ne purent s'empêcher de sourire intérieurement, et même de pardonner bien des écarts d'imagination à un homme qui se passionnait ainsi pour un général républicain dont l'influence politique et les manières avaient, déjà à cette époque, quelque chose de si puissant et de si absolu.

Ce portrait resta inachevé; et comme le temps et surtout la tête de Bonaparte étaient gros d'un avenir immense, ce petit événement n'eut de retentissement que dans l'école du peintre David, qui se remit bientôt à travailler à son tableau des Sabines.

Durant les fêtes qui furent données à Bonaparte pendant son séjour à Paris, il n'y eut personne qui ne fît, en le voyant, l'observation qu'Étienne avait faite en se trouvant avec lui dans l'atelier des Horaces; on fut généralement frappé de la réserve extraordinaire d'un homme de cet âge et parvenu sitôt à un tel degré de gloire. En effet, tandis que la foule le regardait comme arrivé, lui se sentait seulement au point de départ. Il est vrai qu'il ignorait absolument le but extrême qu'il désirait atteindre; mais, peu curieux des honneurs qu'on lui prodiguait pour ce qu'il avait déjà accompli, son imagination active, son ambition immense, roulaient les projets les plus gigantesques. Dans le cours des cinq mois qui s'écoulèrent entre le jour où il apporta la paix signée à Paris, jusqu'à celui (1er floréal an VI) où il partit de Toulon pour aller en Égypte, mille entreprises audacieuses et folles avaient occupé cette tête, que le peintre David trouvait, non sans raison, si profondément expressive et si belle. Avant que le gouvernement se décidât à entreprendre l'expédition d'Égypte, il avait été souvent question d'une descente en Angleterre, dont le héros d'Arcole devait diriger les opérations. Mais s'il fut réellement tenté de conquérir l'Égypte, ou si, comme on l'assure, le Directoire, fatigué de sa gloire et jaloux de sa popularité, le nomma général en chef de l'expédition d'Orient pour lui tendre un piége, ses envieux le servirent aussi bien que la fortune; car on avait à peine appris le débarquement des troupes françaises commandées par le général Bonaparte à Alexandrie (13 messidor an VI), qu'un mois après, le 9 thermidor, et pour célébrer l'anniversaire de la chute de Robespierre, on fut obligé de faire faire une entrée triomphale dans Paris à tous les objets d'art recueillis et conquis en Italie à la suite des victoires de Bonaparte, dont le nom se mêlait désormais à tout.

Cette fête à laquelle, selon le goût du temps, on donna toutes les apparences d'une cérémonie antique, flatta singulièrement l'amour-propre de la nation, et fit retentir avec plus d'enthousiasme et de reconnaissance encore le nom du jeune Bonaparte, qui était sur le point de faire son entrée dans la ville du Caire. Les objets d'art et de sciences, livres, manuscrits, statues antiques et tableaux conquis par l'armée d'Italie, avaient été débarqués à Charenton; et pendant les dix jours qui précédèrent leur entrée à Paris, une foule de curieux remontaient la Seine jusqu'à ce village, pour considérer, sous toutes leurs faces, les caisses renfermant les trésors dus à l'épée de Bonaparte. Obéissant à une inspiration généreuse et pacifique, le gouvernement du Directoire avait saisi cette occasion d'ôter à la fête du 9 thermidor le caractère politique et haineux qu'elle avait conservé jusque-là, afin de ramener, autant qu'il était possible, les coeurs français à la concorde par un sentiment commun, l'orgueil national. On résolut donc de faire entrer triomphalement à Paris, ce jour-là même, toutes les caisses renfermant les manuscrits, les livres, les statues et les tableaux provenant de la bibliothèque et des musées du Vatican. Ces caisses, tirées des bateaux sur lesquels elles avaient traversé une partie de la France depuis Marseille, furent placées sur d'énormes chariots attelés de chevaux richement harnachés. À ces richesses, on en avait ajouté d'autres pour coordonner ce précieux convoi et lui imprimer un caractère encyclopédique, idée qui dominait alors toutes les intelligences spéculatives. L'ensemble de ce long cortége était divisé en quatre sections. En tête s'avançaient les caisses remplies de manuscrits et de livres; puis celles où l'on avait rassemblé les produits minéraux les plus curieux de l'Italie, et entre autres les fossiles de Vérone. Pour compléter cette espèce de musée d'histoire naturelle ambulant, venaient, portées sur des chars, des cages de fer renfermant des lions, des tigres et des panthères, au-dessus desquelles se balançaient d'énormes branches de palmier, de caroubier et d'autres végétaux exotiques rapportés en France par les officiers de notre marine. Cette partie du cortége, symbolique ainsi que les autres, semblait indiquer que non-seulement aucune connaissance ne resterait désormais étrangère à la France, mais qu'elle devait s'approprier et acclimater chez elle les diverses productions du globe.

Venait ensuite une longue file de chariots portant les tableaux encaissés, sur lesquels on avait pris le soin d'indiquer les productions les plus célèbres, telles que la Transfiguration de Raphaël, le Christ de Titien, etc., etc., et, outre ces désignations, on avait ajouté encore des vers en l'honneur des grands artistes et de l'armée française.

Enfin, sur des chars plus solides, plus lourds, suivaient les statues, les groupes en marbre: l'Apollon du Belvédère, les Neuf Muses, l'Antinous, trois ou quatre Bacchus, le Laocoon, le Gladiateur, et ce que la statuaire antique offrait alors de plus remarquable. Ces chars avec leurs charges précieuses étaient numérotés et couverts en grande partie de branches de lauriers, de bouquets, de couronnes de fleurs et de drapeaux pris sur l'ennemi, auxquels étaient attachées des inscriptions françaises, latines et grecques, faisant allusion aux divinités et aux personnages représentés en sculpture, ou célébrant la gloire de l'armée et du général à qui on devait ces prodigieuses richesses.

Chacune de ces quatre divisions était précédée de détachements de cavalerie et d'infanterie avec tambours et musique en tête; puis les membres de l'Institut, correspondant aux quatre divisions, près desquels se groupaient les savants et les artistes, derrière lesquels marchaient encore les acteurs des théâtres lyriques chantant des hymnes d'allégresse, et célébrant les armes victorieuses de la France.

Cet immense cortége, parti du quai bordant le jardin des Plantes, accompagné pendant son long trajet par une foule qui croissait incessamment, traversa tout Paris pour défiler au Champ de Mars devant les cinq membres du Directoire, placés près de l'autel de la patrie, et environnés des ministres, des grands fonctionnaires civils, des généraux, de la garnison et d'un concours immense de curieux venus pour assister à l'une des fêtes publiques où certainement l'enthousiasme fut le plus vif et le plus sincère. Il fut grand surtout, comme on peut le croire, parmi les artistes et chez tous ceux qui, regardant la France comme le centre d'où devait se répandre une nouvelle science, une nouvelle vie intellectuelle, se félicitaient de voir arriver à Paris les chefs-d'oeuvre d'art de la Grèce et de l'Italie.

Un seul homme eut une idée contraire et le courage de l'exprimer: ce fut David. Quelques jours après la fête au Champ de Mars, où l'on avait promené en triomphe les soixante ou quatre-vingts chariots sur lesquels étaient emballés les statues et les tableaux, il manifesta à ses élèves réunis à l'atelier le regret qu'il éprouvait de ce que ces objets d'arts avaient été enlevés à l'Italie. Comme il ne s'était exprimé à ce sujet que d'une manière générale, et sans motiver son opinion, ses paroles, répétées dans le public, furent interprétées d'une manière désavantageuse, et les détracteurs du grand artiste ne manquèrent pas de dire qu'il ne tenait ce langage que par envie, et dans la crainte qu'une comparaison immédiate ne fît reconnaître l'infériorité de ses propres ouvrages. D'autres pensèrent qu'une autre espèce de jalousie lui inspirait ce sentiment, et qu'il voyait avec peine que ces brillants trophées eussent été gagnés sous le gouvernement du Directoire plutôt que sous celui de la Convention.

Étienne, à qui David commençait à montrer une confiance particulière, et qui n'avait pas été moins étonné que le public des regrets singuliers exprimés par son maître, résolut de le questionner à ce sujet.

«Sachez bien, mon cher Étienne, lui dit-il, que l'on n'aime pas naturellement les arts en France; c'est un goût factice. Soyez certain, malgré le vif enthousiasme que l'on témoigne ces jours-ci, que les chefs-d'oeuvre apportés d'Italie ne seront bientôt considérés que comme des richesses curieuses. La place qu'occupe un ouvrage, la distance que l'on parcourt pour l'aller admirer, contribuent singulièrement à faire valoir leur mérite, et les tableaux en particulier, qui étaient l'ornement des églises, perdront une grande partie de leur charme et de leur effet quand ils ne seront plus à la place pour laquelle ils ont été faits. La vue de ces chefs-d'oeuvre formera peut-être des savants, des Winkelmann, mais des artistes, non.»

Ce discours fut loin de porter la conviction dans l'esprit d'Étienne, qui, pensant que David, mécontent et désabusé depuis sa chute politique, reportait en ce moment cette mauvaise disposition d'esprit jusque sur les questions relatives à l'avenir des arts, crut fermement que son maître se trompait. Mais l'expérience a parfaitement réalisé ces craintes, et le séjour des chefs-d'oeuvre antiques et modernes en France n'a pas formé un seul artiste remarquable dans l'intervalle de 1800 à 1815.

Le résultat immédiat de leur arrivée à Paris a été la recrudescence de l'engouement inconcevable dont on était déjà pris pour la statuaire grecque. On publia la traduction du Laocoon de Lessing; tous les critiques recherchèrent quelles ont été les causes de la perfection de la sculpture antique et quels seraient les moyens d'y atteindre[42]; en architecture, les temples de l'Égypte, de la grande Grèce[43] et de la Sicile furent les seuls modèles que l'on voulût consulter; on ne feuilletait pas d'autre livre que les Antiquités d'Athènes, publiées par Stuart; on en vint même promptement à mettre la plus simple composition tirée d'un vase étrusque, au-dessus des ouvrages nouvellement apportés d'Italie. Toutes ces exagérations, professées et accréditées surtout par les penseurs et les primitifs, que dirigeait Maurice, augmentèrent prodigieusement et tout à coup l'influence de cette secte. Toutes les écoles tenues dans le Louvre s'en ressentirent, et celle de David la première. Le maître lui-même ne fut pas épargné: les Sabines, même avant d'être achevées, furent critiquées avec amertume par les penseurs, qui ne tardèrent pas à signaler cet ouvrage comme fort peu avancé par son style moderne. C'est alors qu'eut lieu, entre le maître et ceux de ses élèves dits primitifs, cette scission dont il a déjà été parlé. David devint plus circonspect sur le choix de ceux qu'il laissait pénétrer dans son atelier; il remercia de ses soins Pierre Franque, dont les opinions avaient été complétement modifiées par celles de Maurice, et il acheva son tableau dans le silence et la solitude, aidé seulement par un de ses élèves, très-habile praticien, Langlois.

Aucune circonstance remarquable n'accompagna les derniers soins qu'il donna à cet ouvrage si longtemps attendu par les artistes et le public, et l'on ne s'en préoccupa de nouveau que quand il fut offert au jugement du public.

Un événement artistique, se rattachant à la politique, suspendit pour quelque temps la curiosité que l'ouvrage de David faisait naître. La réaction du parti royaliste contre la révolution agissait sourdement, mais avec force. Le nombre des émigrés rentrés était déjà considérable, et la plupart de ces amnistiés avaient assez d'influence personnelle pour agir sur l'opinion publique. Dans le monde, les émigrés étaient devenus l'objet d'un vif intérêt, qui, ainsi qu'il arrive ordinairement à Paris, dégénéra bientôt en mode. Un tableau qui figura à l'exposition ouverte le 18 août 1799 détermina cet engouement.

Trois ans auparavant, P. Guérin, élève de Regnault, chef de l'une des écoles rivales de celle de David, avait remporté le grand prix de peinture, et le mérite de l'ouvrage couronné avait fait concevoir de hautes espérances du lauréat. En effet, en 1799, P. Guérin exposa la scène de Marcus Sextus revenant d'exil, trouvant sa femme morte et sa fille plongée dans la douleur. La pantomime de ce tableau est dramatique; et, bien que son exécution manque de soudaineté et d'énergie, cet ouvrage fut accueilli par le public avec des applaudissements dont aucun succès obtenu depuis ne peut donner l'idée. Dans les malheurs de l'exilé Marcus Sextus on vit ceux des émigrés, et toutes les classes de la société sans exception suivirent l'impulsion donnée, et admirèrent également l'ouvrage et l'intention présumée du jeune artiste.

Non-seulement le tableau fut constamment environné d'une foule immense pendant les trois mois d'exposition, mais le peintre fut l'objet d'une suite d'ovations et de triomphes qui faillirent ruiner le peu de santé qu'il avait. Outre les invitations qui lui furent faites par l'ancienne aristocratie, par les banquiers, par les personnes à la mode, et même par les fonctionnaires de l'État, tous les théâtres lui offrirent ses entrées gratuites, et Guérin ne paraissait jamais dans un de ces lieux publics sans être couvert d'applaudissements à son entrée et pendant les entr'actes. Pour être juste, il faut ajouter à la louange de cet homme plein de sens, de modestie et de talent, qu'il ne se méprit point sur la cause de ce succès extraordinaire, et qu'il ne le considéra que comme un engagement sacré qu'il avait pris avec le public de redoubler d'efforts pour justifier la bonne opinion que l'on avait de lui[44].

Naturellement les artistes qui n'aimaient point David et son école ne virent pas sans plaisir surgir un peintre dont la gloire semblait devoir contre-balancer, éclipser même celle du maître universellement admiré jusque-là; mais le succès de Guérin ne porta aucune atteinte à la réputation de David, et quelques mois étaient à peine écoulés depuis l'apparition éclatante du Marcus Sextus, que le tableau des Sabines, exposé dans une des salles du Louvre (nivôse an VIII), fit renaître plus vif que jamais l'intérêt qu'il avait précédemment excité.

Le mode d'exposition adopté par David parut une innovation bien plus extraordinaire que l'idée de présenter ses personnages nus. L'artiste, ayant entendu parler des exhibitions telles qu'elles se pratiquent en Angleterre, c'est-à-dire en faisant payer un prix d'entrée à la porte, résolut de faire l'essai de cette méthode en France. Il ne fallut rien moins que la grande célébrité dont jouissait David et la curiosité extrême que faisait naître son nouvel ouvrage, pour que l'on se conformât à un usage qui répugne à toutes les habitudes françaises. Bien que l'on se soumit à ce mode d'exposition, puisqu'il rapporta vingt mille francs, on le blâma généralement, et depuis, aucun artiste n'a osé y recourir de nouveau.

Voici les motifs qui avaient engagé David à courir cette chance: depuis le tableau des Horaces et celui de Brutus, payés trois mille francs chacun, et si l'on excepte quelques portraits, l'artiste n'avait tiré aucun profit de son pinceau[45]. Le temps de l'orage révolutionnaire avait donc été désastreux pour sa fortune et même pour celle de sa femme, qui avait reçu ses revenus en assignats. On peut donc dire qu'il avait raison de profiter de sa grande célébrité de peintre qui ne lui avait guère rapporté jusque-là que des louanges. En outre, David savait, par expérience, qu'à cette époque tous ses confrères, ne trouvaient aucune occasion de se faire payer de leurs travaux; et il pensait qu'en prenant sous sa responsabilité l'essai si peu populaire de faire payer pour montrer son ouvrage, il assurait, en cas de réussite, une ressource nouvelle aux peintres qui suivraient son exemple.

Le goût des ouvrages antiques, des recherches sur les moeurs des Grecs et enfin la vue des statues apportées d'Italie, avaient tellement préparé les esprits aux différences qui existent entre les habitudes des anciens et celles des nations modernes, que les nudités du tableau des Sabines, beaucoup plus choquantes qu'elles ne le sont aujourd'hui, ne produisirent pas un très-grand effet. Les chevaux sans bride contrarièrent bien les idées de la plupart des spectateurs, mais ils s'accordèrent pour admirer le Tatius, le général de la cavalerie remettant son épée dans le fourreau, et l'homme mort renversé à terre. La femme brune aux grands cheveux, qui rappelle Mme de Bellegarde, celle qui montre son fils et le groupe des enfants, fixèrent vivement aussi l'attention du public.

Quant au Romulus, que l'on trouva roide et froid, il ne fut remarqué que par les artistes, ainsi que les deux écuyers des principaux personnages. C'était cependant sur ces figures et sur l'Hersilie que l'artiste avait cherché à donner l'empreinte la plus forte et la plus pure du goût qu'il avait puisé dans les ouvrages de l'antiquité. En effet, les artistes lui surent gré des efforts qu'il avait tentés dans cette partie de son ouvrage, mais la masse du public montra sa préférence pour tout ce qui y est imité plus simplement et dont l'expression est plus dramatique.

À l'exception du Socrate, tous les tableaux de David avaient été critiqués sous le rapport de la composition, celle des Sabines le fut plus encore que les précédentes. La plupart de ceux qui venaient voir ce dernier tableau s'attendaient à y trouver l'enlèvement des Sabines, ce qui nuisit singulièrement à l'intelligence de la scène que David a choisie, où les Sabines, devenues mères, présentent leurs enfants aux soldats de Romulus et de Tatius, pour arrêter le différend qui s'est élevé entre ces deux chefs et leurs nations. La partie dramatique des Sabines, assez vague effectivement, produisit donc peu d'effet, et ce fut le naturel souvent exquis avec lequel plusieurs personnages sont rendus qui fixèrent l'attention et ravirent tous les suffrages.

Les critiques ne furent point épargnées à David par ceux des artistes qui, en raison de leur âge, de leurs opinions politiques et de leur attachement à l'institution et aux doctrines de l'ancienne Académie, détruite par la révolution, blâmaient de bonne foi ce nouveau mode de l'art de la peinture. Ils n'étaient pas fâchés de se venger d'un homme dont ils avaient justement à se plaindre, et qui avait ruiné l'institution qui leur avait donné du lustre dans le monde. Ils critiquèrent donc avec assez de succès la composition des Sabines, la partie la plus vulnérable en effet de l'ouvrage. Tout en rendant justice à la supériorité avec laquelle le nu y est rendu, ils insistèrent sur ce que ce défaut de costume avait d'invraisemblable, et combien il choquait à la fois les habitudes reçues et surtout la morale. Les chevaux conduits sans bride furent l'objet de plaisanteries interminables, et en effet la certitude que l'on a aujourd'hui de l'usage qu'avaient les Grecs, d'ajouter ces accessoires en bronze à leurs statues et à leurs bas-reliefs en marbre, justifie ces critiques.

Ces divers reproches, très-vivement exprimés, ne s'étendirent guère cependant au delà des limites du Louvre, où demeuraient alors presque tous les artistes. Et bien qu'ils trouvassent quelques échos dans le monde, le tableau des Sabines obtint, dès son apparition, un succès qui s'est affermi d'année en année, et qu'après cinquante-quatre ans personne ne conteste aujourd'hui. Ce magnifique ouvrage, exceptionnel comme les événements, comme les goûts qui dominèrent en France pendant les cinq ou six années que David employa à l'achever, eut pour effet d'introduire dans les écoles l'étude presque exclusive du nu, et de faire prendre à l'architecture, à la sculpture, à la littérature théâtrale et même aux arts de l'industrie, un caractère de sévérité que l'on ne tarda pas à porter jusqu'à l'excès.

VIII.

LE TABLEAU DES THERMOPYLES.

1800-1812.

L'emploi systématique du nu en sculpture et en peinture est un accident trop grave dans l'histoire de l'art pour que l'on passe légèrement sur ce fait. On regarde ordinairement la représentation du nu comme une prétention pédantesque des artistes, et plus souvent encore comme le résultat d'un libertinage d'imagination. Sans doute, ces motifs ont déterminé plus d'une fois des artistes ordinaires; mais ce serait une grave erreur que de croire que Phidias, Michel-Ange et David lui-même, qui, en reproduisant le nu, se sont efforcés d'élever l'art à sa plus haute puissance, n'auraient eu d'autre idée que de faire parade de leur science, ou d'exciter les passions les plus grossières. Ce besoin si impérieux, si constant, qu'ont éprouvé les grands artistes de tous les temps de représenter l'homme dégagé des vêtements que la variété des climats et des usages lui impose, tire son origine de cet instinct qui nous pousse à étudier, à connaître l'homme, à démêler, au milieu de toutes les créatures inférieures qui l'entourent, quelles sont sa nature propre et sa destinée véritable. Que l'on remonte jusqu'à l'époque où Socrate, Platon et Aristote révélaient ce qu'il y a de puissant dans l'âme et l'intelligence de l'homme pour arriver à la connaissance de la vérité et de la justice, et l'on verra que, dans ce temps, Phidias et les artistes ses contemporains, étudiant de leur côté l'homme extérieur, employaient toute la sagacité de leur esprit et la délicatesse de leur goût à découvrir et à fixer les proportions les plus harmonieuses des formes humaines. C'est qu'en effet, s'il n'y a pas de véritable civilisation tant que les lois de la justice restent inconnues, il est également vrai qu'il n'y a point d'art tant qu'on ne s'est pas appliqué à la recherche des proportions qui constituent le beau visible.

C'était sous l'influence et le charme de cette idée que se trouvait David lorsque, après avoir terminé les Sabines, il conçut le projet de traiter le sujet de Léonidas aux Thermopyles. Alors, comme on l'a déjà dit, les publications d'ouvrages sur l'art et les monuments de l'antiquité se succédaient avec rapidité; les efforts de la critique savante tendaient tous à en faire ressortir l'excellence et ceux des jeunes élèves de David, les penseurs, sur qui ces opinions produisaient le plus d'effet, ne craignaient point d'accuser leur maître de ne pas oser porter une réforme complète dans l'art de la peinture.

David ne resta pas tout à fait indifférent à ce reproche, et ce fut alors qu'il résolut de traiter le sujet de Léonidas, en se conformant aussi rigoureusement qu'il lui serait possible aux principes de l'art grec: non-seulement il persista dans l'idée de peindre les personnages principaux nus, mais il voulut encore changer son système de composition.

Ceux qui ont fréquenté David ont pu seuls savoir à quel point cet homme aimait son art, en était préoccupé et cherchait sincèrement à s'y perfectionner. Jusqu'à ses derniers moments, il n'a cessé de répéter à ceux de ses élèves qui avaient sa confiance qu'il cherchait la véritable voie; qu'il croyait bien n'en pas être très-éloigné; mais qu'il sentait cependant qu'il ne l'avait pas encore trouvée. «Les pas que j'ai faits, ajoutait-il, me seront peut-être comptés comme des efforts dignes de louange; mais il faudrait que quelqu'un prît après le fardeau où je le laisserai, et le portât à sa véritable destination… J'entrevois la route de loin!… mais je n'y suis pas, et je n'aurai pas le temps d'y arriver.»

David possédait plusieurs des plus rares qualités qui constituent réellement un peintre; il avait un sentiment vrai et fort du naturel dans le mouvement et dans les formes, et la direction de son esprit l'entraînait vers les choses élevées.

Il était resté complétement étranger à l'ironie, si commune de son temps, et plus d'une fois, en parlant des peintures sacrées des maîtres antérieurs à Raphaël, il lui est arrivé de reconnaître que ces premiers artistes devaient aux sujets qu'ils ont traités une bonne partie de la grandeur et de la majesté qu'ils ont imprimée à leurs ouvrages. Pendant qu'il méditait sur son sujet de Léonidas, et que, livré tout entier à l'étude des principes de l'art grec, il nourrissait son esprit et ses yeux de ce que la statuaire antique nous a laissé de plus sévère et de plus beau, frappé en même temps, des beautés analogues qu'il croyait reconnaître dans les vieux maîtres modernes, tels que Giotto, Fra-Angelico da Fiesole, et surtout Pérugin, David s'inspirait tour à tour des compositions fameuses de ces deux époques. Ces études comparatives exercèrent une grande influence sur la réforme qu'il s'efforça d'apporter dans la composition de son nouvel ouvrage, le Léonidas. Déjà, dans ses Sabines, il s'était appuyé de l'autorité des anciens pour dégager, isoler même, chacune de ses figures principales, au lieu de les entasser, selon l'usage académique, afin de former des groupes compacts, et de produire plus facilement de grands effets de lumière et d'ombre. Entraîné par les idées nouvelles que lui avait suggérées la vue de quelques peintures d'Herculanum et de Pompéi, par les descriptions de Pausanias[46] à l'occasion des tableaux que Polygnote exécuta dans le Poecile à Athènes, ainsi que par les compositions sur un seul plan de Pérugin et de quelques-uns de ses prédécesseurs, David conçut la pensée, pour ramener l'art de la composition à cette simplicité antique, d'intéresser le spectateur, non pas comme l'ont fait les peintres depuis le XVIIe siècle, en sacrifiant tout à l'effet dramatique, mais, au contraire, en fixant l'attention successivement sur chaque personnage par la perfection avec laquelle il serait traité.

Quelque étrange que puisse paraître ce système de composition à certains esprits qui ne se hasardent pas volontiers dans le domaine des idées étrangères à leur siècle, il faut bien l'admettre, sinon comme parfait, au moins comme ayant été adopté et suivi aux différentes époques où les arts, ayant toute leur importance, étaient traités par les génies réputés les plus forts et les plus élevés. Ainsi, sans parler des tableaux de Polygnote, dont la description ne nous donne qu'une idée vague, la plupart des compositions de Giotto, de Signorelli, de Fra-Angelico et de Pérugin sont disposées d'après ce système. Bien plus, la Dispute du Saint-Sacrement, l'École d'Athènes, la Vierge aux poissons, la Vierge de Foligno, la Sainte Cécile, de l'immortel Raphaël, sont des chefs-d'oeuvre, non pas parce qu'ils présentent une scène bien dramatiquement enchaînée, mais seulement parce que chaque personnage, placé presque isolément et se rattachant aux autres plutôt par une pensée que par une attitude et une expression, soumet peu à peu les yeux et l'âme, au lieu de s'attaquer aux passions.

Comme tous les grands artistes, David avait donc le désir instinctif de diriger les effets de son art de manière à obtenir beaucoup de simplicité et une grande élévation; et si le conflit des idées contraires qui se combattaient à son époque, si l'état de la civilisation de son temps, ne permirent pas que l'on appliquât à l'exercice des arts en 1800 un système qui s'était affaibli même sous le génie de Raphaël, et dont la fondation remontait à vingt-deux siècles, il faut au moins savoir gré à l'auteur des Sabines d'avoir eu le courage de remettre ces antiques idées en honneur, et d'avoir donné des preuves d'un talent assez vigoureux pour communiquer une existence pendant trente ans à des doctrines qui étaient restées sans application depuis Pérugin et Raphaël.

Ces espérances de réforme se présentaient alors plus vives que jamais à l'imagination de David. Rarement il venait corriger ses élèves sans qu'il leur parlât de sa nouvelle composition, des différentes idées qui s'étaient offertes à son esprit, et de la sévérité de style qu'il comptait mettre dans l'exécution de ce dernier ouvrage. Ce fut à cette époque que, voulant exciter ses élèves à s'exercer eux-mêmes à la composition, il institua dans son école un concours mensuel. On choisissait cinq ou six sujets tirés de l'histoire grecque, on les inscrivait sur de petits papiers que l'on jetait dans un chapeau et celui que l'on en tirait au hasard devenait le programme à suivre. Enfin, les dix ou douze sous que chaque concurrent remettait au brave caissier Grandin étaient employés à acheter un livre ou une gravure, prix destiné au vainqueur. Cet usage dura peu. Outre la facilité de composer, comme il fallait encore posséder le talent de faire lestement des croquis, pour présenter des esquisses passables, il se trouva que deux ou trois élèves seulement remplissant à peu près ces conditions, le reste refusa bientôt de se présenter à ce concours. Vermay et Étienne ayant successivement remporté les prix, leurs camarades, après les avoir proclamés deux fois vainqueurs à leurs dépens, leur laissèrent le champ libre.

Mais Étienne, qui déjà avait reçu de nombreuses marques de confiance de son maître, obtint encore de lui une distinction flatteuse, à l'occasion d'une composition qui avait valu à cet élève la première place au concours. Le sujet était Cimon l'Athénien faisant embarquer les femmes et les enfants pour les soustraire aux horreurs d'un siége. Non-seulement David, après le jugement, donna des éloges à son disciple, mais il lui demanda en souriant la permission de garder l'esquisse dans ses cartons.

David peintre, on ne saurait trop le répéter, était d'une bonhomie, d'une sincérité presque enfantine. Toutes les fois qu'il croyait trouver une occasion d'épurer son art, de perfectionner quelque partie de son talent, il faisait le sacrifice de son amour-propre avec une abnégation complète. Entre autres choses qui ne lui étaient pas familières, il ignorait les lois de la perspective, et il lui était impossible de faire la moindre indication, le plus simple croquis d'une figure, sans modèle. Constamment il en faisait l'aveu à ses élèves, en leur recommandant de ne pas tomber dans la même faute que lui. Aussi les forçait-il en quelque sorte d'apprendre la perspective, et leur enjoignait-il de porter toujours sur eux un petit carnet pour y tracer, au moyen de quelques lignes, les scènes, les mouvements et les physionomies qui pourraient attirer leur attention dans les lieux publics.

David louait quelquefois ces talents accessoires chez ses élèves, il les admirait même, tant il regrettait de ne pas les posséder. Étienne eut une occasion de reconnaître l'admirable modestie et l'envie constante de bien faire qui distinguaient ce grand artiste de tous les peintres de son temps. «Mon ami, lui dit-il un jour, lorsqu'il commença à établir sa scène des Thermopyles, il faut que vous me rendiez un service: ce serait, en vous servant du plan topographique du Passage des Thermopyles que voilà, d'en tracer une vue perspective. Vous êtes peintre, vous composez assez bien pour connaître les convenances de notre art; ainsi, rendez-moi ce service, car je n'ose m'en fier à un ingénieur ou à un démonstrateur de perspective, qui me ferait de la science, ce qui n'est pas mon affaire.» Il faut savoir ce qu'un élève éprouve de respect et d'admiration devant un maître justement célèbre, pour se figurer l'ardeur qu'Étienne mit à résoudre le problème qui lui fut proposé. Des vingt essais qu'il fit, il en acheva trois qu'il porta à son maître, en lui faisant observer sur le plan les trois points de vue différents d'où les aspects avaient été pris. David examina attentivement les trois dessins, puis dit à Étienne: «Merci; voilà mon terrain; à présent il faut que je me dispose à livrer ma bataille.» Quelques jours après, pendant l'inspection des études des élèves, il dit en plein atelier: «Je travaille à mes Thermopyles, mes amis; je commence à disposer l'ensemble de ma composition, mais il faut que vous m'aidiez.» Comme chacun lui lançait des regards interrogatifs pour savoir au juste ce qu'il voulait dire: «Oui, ajouta-t-il, il faut que vous m'aidiez. Il y a longtemps que vous n'avez concouru entre vous pour la composition; je veux que vous repreniez cet exercice, et je vais vous proposer à l'instant même un sujet: Léonidas au passage des Thermopyles… Vous riez?… Mais je vous parle très-sérieusement. Faites vos efforts pour trouver quelques bons groupes, quelques figures heureuses d'intention, et je promets d'avance à celui à qui cela arrivera de le récompenser en employant tous mes soins et tout ce qui m'a été départi de talent, pour réaliser son idée sur ma toile. Allons Étienne, dit-il en s'adressant à cet élève, Léonidas et les Spartiates près de livrer combat aux Thermopyles, voilà un beau sujet!…» Il se tut pendant quelques instants, puis: «Je vois, ajouta-t-il, que vous êtes des poltrons, vous laissez là votre maître.»

Le sujet avait séduit Étienne, qui d'ailleurs sentit son amour-propre aiguillonné par la promesse qu'avait faite le maître, d'exécuter dans son tableau une idée heureuse que pourraient lui fournir ses élèves. Dans l'espace d'une semaine, Étienne composa, mit au trait et acheva une esquisse sur le sujet donné[47]. D'abord il n'osa la présenter à son maître, mais encouragé par les éloges de quelques-uns de ses camarades, entre autres par ceux de Lullin, dans lequel il avait toute confiance, il se décida à montrer son dessin à David. Rien ne saurait mieux faire apprécier les intentions sincères avec lesquelles cet artiste se rendait compte de son art à lui-même, et dictait ses conseils à ses élèves, que la manière dont il reçut l'esquisse qu'Étienne lui présenta.

«C'est vraiment bien, lui dit-il, c'est un sujet si difficile! vous le savez maintenant. Voilà plusieurs groupes très-bons, bien pensés, bien inventés, et de plus, bien dans le caractère du sujet… Oh! oh! il y a là quelques figures, un groupe même, dont je m'arrangerai bien. Voulez-vous me les confier? dit David en souriant, je vous promets de les soigner.»

La joie d'Étienne était extrême. «Vous avez choisi, ajouta le maître après quelques minutes d'attention et de silence, un autre instant que celui que je me propose de rendre. Votre Léonidas donne le signal pour prendre les armes et marcher au combat, et tous vos Spartiates répondent à son appel. Moi, je veux donner à cette scène quelque chose de plus grave, de plus réfléchi, de plus religieux. Je veux peindre un général et ses soldais se préparant au combat comme de véritables Lacédémoniens, sachant bien qu'ils n'en échapperont pas; les uns absolument calmes, les autres tressant des fleurs pour assister au banquet qu'ils vont faire chez Pluton. Je ne veux ni mouvement ni expression passionnés, excepté sur les figures qui accompagneront le personnage inscrivant sur le rocher: Passant, va dire à Sparte que ses enfants sont morts pour elle. Figurez-vous, mon cher Étienne, que dans ce tableau, je veux caractériser ce sentiment profond, grand et religieux qu'inspire l'amour de la patrie. Par conséquent, je dois en bannir toutes les passions qui non-seulement y sont étrangères, mais qui en altéreraient encore la sainteté. Votre Léonidas n'est pas le mien, ajouta-t-il en désignant les figures sur l'esquisse, vous l'avez fait animé et décidé à en venir aux mains; le mien sera calme, il pensera avec une joie douce à la mort glorieuse qui l'attend ainsi que ses compagnons d'armes. Vous devez comprendre à présent, mon ami, le sens dans lequel sera dirigée l'exécution de mon tableau. Je veux essayer de mettre de côté ces mouvements, ces expressions de théâtre, auxquels les modernes ont donné le titre de peinture d'expression. À l'imitation des artistes de l'antiquité, qui ne manquaient jamais de choisir l'instant avant ou après la grande crise d'un sujet, je ferai Léonidas et ses soldats calmes et se promettant l'immortalité avant le combat. Rappelez-vous cette pierre gravée antique représentant Ajax en démence; on ne le voit pas à l'instant où, hors de lui-même, il égorge les troupeaux en croyant immoler les Grecs: l'artiste l'a montré dans un moment où, reprenant passagèrement l'usage de la raison, accablé de fatigue et honteux de lui-même, il réfléchit tristement, près d'un autel, au milieu des bestiaux qu'il a abattus. Et cet autre camée que vous connaissez bien aussi, où l'on voit Achille pleurant sur le corps de Penthésilée, que ce héros vient de tuer dans un combat? Quelle belle idée!!! Achille combattant une amazone, une femme, n'était qu'une scène et une pensée vulgaires; mais Achille, après l'emportement du combat, s'apitoyant sur le sort et la beauté de la guerrière qu'il vient de renverser, c'est une idée grande, morale, et qui, de plus, s'adapte d'une manière merveilleuse aux convenances délicates de l'art… Mais j'aurai bien de la peine, ajouta David, à faire adopter de semblables idées dans notre temps. On aime les coups de théâtre, et quand on ne peint pas les passions violentes, quand on ne pousse pas l'expression en peinture jusqu'à la grimace, on risque de n'être ni compris ni goûté.»

Étienne écoutait toujours en silence; David examina de nouveau la composition de son élève: «Il y a vraiment de très-bonnes idées, reprit-il en désignant quelques figures; mais, mon cher Étienne, il faut que je vous dise le secret de notre métier. Pour un peintre, une idée n'est qu'une intention, un projet vague, tant qu'au moyen d'une exécution sûre et savante, l'artiste n'a pu lui donner un corps et la rendre à la fois compréhensible et sensible. Il y a des gens qui ont des idées on ne peut plus heureuses, mais il leur est impossible de les rendre; c'est évidemment comme s'ils n'en avaient pas. Aussi, malgré l'opinion des gens d'esprit, est-il certain qu'un peintre comme Mazaccio, par exemple, qui n'a guère fait autre chose que d'excellentes études peintes ou des portraits, était réellement un plus grand peintre, un plus grand artiste, qu'une foule de compositeurs à la toise, comme Vasari et d'autres. Je prendrai donc quelques idées dans votre composition, mon cher ami. Si je les rends mal, elles vous resteront; si je les rends bien, elles m'appartiendront. Au surplus, les idées que je vous prends ne sont peut-être pas les meilleures que renferme votre esquisse; ce sont celles qui me conviennent le mieux relativement au but que je me propose, et si, comme je l'espère et je le désire, vous parvenez un jour à bien posséder tous les moyens pratiques de votre art, je vous laisse encore dans votre esquisse vingt idées dont deux ou trois seulement, bien rendues, feraient de vous un grand peintre.

«Les Grecs, continuait David, qui certes n'étaient pas à cela près des idées, comme on l'entend de nos jours, les Grecs et leurs artistes en particulier étaient bien pénétrés de cette vérité, qu'une idée ne vaut réellement que par la perfection avec laquelle on la rend et on l'emploie. Repassez dans votre esprit, mon cher Étienne, les types des principales statues de l'antiquité, et vous verrez que le nombre en est assez restreint. Cependant, tous les artistes grecs se conformant à ces mêmes types, à ces mêmes idées, ne se sont pas distingués en en inventant de nouveaux, mais en y apportant toujours des modifications, des perfections, qui rajeunissaient et complétaient le type primitif, l'idée première. Avoir de l'imagination ne consiste pas seulement à trouver une idée, car cette faculté n'agit pas avec moins de force lorsque l'on cherche des ressources pour la rendre, pour la faire valoir et lui donner cours dans l'esprit de nos semblables. Ainsi, mon cher Étienne, ne négligez pas la pratique de votre art, c'est le seul moyen de rendre vos idées profitables.»

Tel était le cercle de pensées dans lequel l'esprit de David s'agitait en composant son tableau de Léonidas. Lorsqu'il eut posé les fondements de ce nouveau travail, il vint encore réclamer l'assistance de ses élèves pour l'aider à en tracer l'esquisse. L'exercice de la natation était fort à la mode alors à Paris, et parmi les élèves de David, il y en avait plusieurs qui s'y distinguaient. Ce goût assez général se liait avec celui que les fêtes publiques et l'amour de l'antiquité avaient inspiré pour tous les exercices gymnastiques et athlétiques. La plupart des jeunes gens qui fréquentaient les bains publics, ou faisaient des parties de natation sur la Seine, entre les ponts de Paris, étaient tout aussi connus par l'élégance de leur stature et l'agilité de leurs mouvements que par les traits de leur visage. Les élèves des écoles de peinture se distinguaient entre tous, et dans l'atelier de David on comptait plusieurs jeunes gens remarquablement beaux et agiles.

David profita tout à la fois de cet avantage et de leur complaisance pour tracer, d'après une douzaine d'entre eux, le groupe du tableau des Thermopyles, qui se compose des divers personnages peignant leurs cheveux, agrafant leur chaussure, ou présentant des couronnes de fleurs près de celui qui écrit sur le rocher. Ce croquis remarquable, tracé à l'atelier même des élèves, devint le point de départ de l'ensemble de la composition. Car longtemps David resta indécis au sujet de l'attitude de Léonidas, qu'il n'arrêta définitivement qu'en s'inspirant d'une figure à peu près posée de la même manière, gravée sur une pierre antique.

Lorsqu'il commença l'exécution de cet ouvrage, il prit pour l'aider dans ce travail Langlois, l'un de ses élèves, qui alors était devenu dessinateur et praticien fort habile. En cette occasion, David redoubla d'efforts pour purifier encore son dessin et son style, et il était parvenu à ébaucher presque entièrement son tableau, lorsque des événements politiques de la plus haute importance en suspendirent l'exécution.

Bonaparte avait quitté l'Égypte, et après le 18 brumaire (1798) an VIII, s'était emparé des rênes du gouvernement. Il était premier consul de la république française.

David ne tarda pas à faire acte de soumission entre les mains du nouveau chef de l'État. Cependant, pour ne laisser ignorer aucune des oscillations qui agitaient continuellement l'esprit de cet artiste, il faut dire que dans la solitude de son atelier, et l'imagination échauffée par le dévouement des trois cents Spartiates dont il retraçait l'histoire, ses vieilles idées républicaines reprenaient souvent le dessus. «Je veux au moins, disait-il quand il était content de son ouvrage, montrer mon patriotisme sur la toile.» C'était à peu près la disposition d'esprit où il se trouvait, lorsque la révolution du 18 brumaire s'accomplit.

Ce fut précisément Étienne qui vint lui raconter comment les choses s'étaient passées à Saint-Cloud, la fuite des deux conseils et la réussite du nouveau César. «Allons, dit David, j'avais toujours bien pensé que nous n'étions pas assez vertueux pour être républicains… Causa… diis placuit… Comment donc est la fin, Étienne?—Victrix causa diis placuit sed victa Catoni.—C'est ça même, mon bon ami. Sed victa Catoni, répéta-t-il plusieurs fois, en lâchant à chaque reprise une bouffée de fumée de sa pipe, qu'il tenait en ce moment.»

Soit par admiration sincère pour le mérite de David, soit par un instinct prophétique qui lui faisait deviner l'emploi qu'il pourrait faire des talents de cet artiste, Bonaparte lui témoigna toujours de la bienveillance. On n'a pas oublié l'asile qu'il lui offrit à son armée, lors des troubles qui précédèrent la journée du 18 fructidor; le peintre des Horaces fut également un des personnages célèbres qu'il attira près de lui dès les premiers jours du consulat. C'était ordinairement à l'heure de son déjeuner que le premier consul entretenait David. Lorsqu'on organisa les autorités nationales d'après la nouvelle constitution, Bonaparte dit un jour à l'artiste: «qu'il avait mieux aimé le laisser à ses pinceaux que de lui donner une place.—Je n'en ai point de regret, répondit David, le temps et les événements m'ont appris que ma place est dans mon atelier. J'ai toujours un grand amour pour mon art, je m'en occupe avec passion, je veux m'y livrer exclusivement. D'ailleurs, les places passent, et j'espère que mes ouvrages resteront.»

Le pouvoir du premier consul était trop loin d'être tel que Bonaparte le convoitait, pour que cet homme donnât encore beaucoup de temps à des projets dont il ne devait s'occuper qu'un peu plus tard. Sa popularité et sa puissance ayant été bientôt affermies par la victoire de Marengo, à son retour à Paris, il pensa, sérieusement cette fois, à faire faire son portrait par David. Il fit venir le peintre et l'entretint en présence du ministre de l'intérieur, Lucien Bonaparte, son frère.

«Que faites-vous en ce moment? lui demanda le premier consul.

—Je travaille au tableau du Passage des Thermopyles.

—Tant pis; vous avez tort, David, de vous fatiguer à peindre des vaincus.

—Mais, citoyen consul, ces vaincus sont autant de héros qui meurent pour la patrie, et, malgré leur défaite, ils ont repoussé pendant plus de cent ans les Perses de la Grèce.

—N'importe, le seul nom de Léonidas est venu jusqu'à nous. Tout le reste est perdu pour l'histoire.

—Tout, interrompit David… excepté cette noble résistance à une armée innombrable. Tout!… excepté leur dévouement, auquel leur nom ne saurait ajouter. Tout!… excepté les usages, les moeurs austères des Lacédémoniens, dont il est utile de rappeler le souvenir à des soldats.»

Ce fut à la suite de cet entretien que le premier consul manifesta à David le désir qu'il peignît son portrait. Le peintre attendait depuis longtemps l'occasion de s'occuper de cet ouvrage; il accepta avec empressement, témoigna l'intention de commencer aussitôt, et pria le premier consul de lui indiquer le jour où il viendrait poser. «Poser?» dit Bonaparte qui avait déjà laissé voir auparavant combien ce genre de contrainte lui était désagréable, «à quoi bon? Croyez-vous que les grands hommes de l'antiquité dont nous avons les images aient posé?

—Mais je vous peins pour votre siècle, pour des hommes qui vous ont vu, qui vous connaissent; ils voudront vous trouver ressemblant.

—Ressemblant? ce n'est pas l'exactitude des traits, un petit pois sur le nez, qui font la ressemblance. C'est le caractère de la physionomie, ce qui l'anime, qu'il faut peindre.

—L'un n'empêche pas l'autre.

—Certainement Alexandre n'a jamais posé devant Apelles. Personne ne s'informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants. Il suffit que leur génie y vive.

—Vous m'apprenez l'art de peindre, dit David, après cette observation.

—Vous plaisantez; comment?

—Oui, je n'avais pas encore envisagé la peinture sous ce rapport. Vous avez raison, citoyen premier consul; eh bien! vous ne poserez pas. Laissez-moi faire, je vous peindrai sans cela.»

David sortit du cabinet de Bonaparte avec Lucien son frère, qui revint sur le tableau du Passage des Thermopyles et dit enfin à l'artiste: «Voyez-vous, mon cher, il n'aime que les sujets nationaux, parce qu'il s'y trouve pour quelque chose. C'est son faible; il n'est pas fâché que l'on parle de lui.»

Plusieurs fois Bonaparte avait trouvé l'occasion, en s'entretenant avec David, de lui dire que s'il le peignait, il voudrait être représenté calme sur un cheval fougueux. Le peintre combina cette idée avec le passage des Alpes par Bonaparte, et arrêta la composition du portrait équestre de ce célèbre personnage. Quoiqu'il y eût une gravité habituelle dans les idées de David, son imagination mobile lui faisait changer assez brusquement de résolution. On sait à quel point il était préoccupé de la composition et de l'exécution de son Léonidas, tableau qui lui tenait au coeur, non-seulement comme ouvrage d'art, mais aussi comme expression des sentiments patriotiques et républicains qu'il ne voulait plus exprimer qu'avec son pinceau; et cependant quelques réflexions hasardées par le premier consul, l'envie de peindre le moderne Annibal traversant les Alpes, lui firent abandonner, au moins pour longtemps, Léonidas et ses compagnons.

En jetant un coup d'oeil sur les variations de David, si rigide républicain en théorie, et toujours allant au-devant du pouvoir, quelque absolu qu'il fût, il semble que cet homme ait rassemblé en lui toutes les oppositions d'idées qui caractérisent les Français, républicains d'opinion et monarchiques par les moeurs, comme les a si spirituellement définis Chateaubriand.

Étienne se trouva dans l'atelier où David avait commencé le Léonidas, lorsque l'artiste, cédant aux observations du vainqueur de Marengo sur les illustres vaincus des Thermopyles, interrompit brusquement son travail commencé pour entreprendre le portrait du héros du jour. Plusieurs élèves furent employés à faire le dérangement et l'arrangement des toiles; celle des Thermopyles fut reléguée dans un enfoncement, bientôt le bruit des marteaux se fit entendre, puis tout fut mis en mouvement pour monter le châssis et la toile sur laquelle David portait déjà les yeux avec impatience, pour y tracer la nouvelle composition qui le préoccupait.

Bonaparte avait totalement subjugué David. Vers cette même époque, lorsque le premier consul organisait le nouveau gouvernement, il fit venir le peintre pour le consulter sur le costume que porteraient les grands fonctionnaires de l'État. David, toujours enclin à l'imitation des anciens, imagina d'abord et fit même les dessins d'un habillement dont la forme et la coupe se rapprochaient de celles de l'uniforme des élèves de l'École de Mars. Mais ce projet n'eut pas plus de succès auprès de Bonaparte que la composition des Thermopyles; et quelques jours après avoir reçu les dessins de costumes qu'il avait demandés, il fit prendre tout à coup l'habit français, la culotte courte, les souliers à boucle, l'épée et le chapeau à trois cornes, aux ministres et à tous les grands fonctionnaires. Bien plus, David lui-même fut un des premiers à reprendre ce costume de l'ancien régime pour aller à la nouvelle cour du premier consul; on fit même la remarque qu'il était de ceux qui, ayant le mieux conservé la tradition, le portaient avec le plus d'aisance et de dignité.

La conversion de David à la monarchie fut, à ce moment du moins, si complète et l'on peut même dire si sincère, qu'il ne s'aperçut pas de son changement d'idées et de costume. Il avait repris dans son langage et ses manières les habitudes de politesses qui d'ailleurs lui étaient naturelles, et sous son habit de soie, avec ses boucles et son épée à noeud, il était impossible de retrouver le républicain de 93, tant David avait dépouillé en effet l'homme de cette époque.

Il y a même quelques raisons de croire que vers ce temps, lorsque le premier consul travaillait avec ardeur à l'organisation du gouvernement, David, malgré sa résolution de rester étranger à la politique, n'aurait pas été éloigné cependant d'accepter les fonctions de surintendant général des arts en France. Le bruit courut alors que, circonvenu par quelques personnes de sa famille, il avait laissé percer à cet égard quelques espérances qui ne furent pas bien accueillies par le chef de l'État.

Une lettre confidentielle de ce brave et honnête Moriez, outre les détails curieux qu'elle renferme sur cet élève de David, si passionné pour son art, si mal servi par ses dispositions et si modéré dans ses désirs, quand tous les coeurs étaient agités par l'ambition, prouve encore que l'idée d'avoir la haute main sur les arts et les artistes préoccupa David au moins quelque temps à cette époque. Voici ce que Moriez, bien plus occupé du choix de bonnes couleurs que du grade militaire qu'on lui offrait, écrivait alors à son condisciple Ducis:

«Paris, ce 18 ventôse an VIII.

«Je me suis aperçu, mon cher ami, que j'avais commis une erreur dans l'envoi de vos couleurs. Je ne vous ai point envoyé de brun-rouge et en place je vous ai adressé une bouteille de terre-d'Italie.

«J'ai dîné hier chez Marmont (aide de camp du premier consul alors). Il part aujourd'hui chargé d'une mission importante pour la Hollande. Ce voyage emploiera une quinzaine. Après cela il se disposera à partir pour l'armée du Rhin, que Bonaparte ira commander en personne. On veut porter des coups terribles pour forcer à la paix, et je ne doute pas que Bonaparte ne mette le comble à sa gloire, si cette fortune qui l'a si bien servi jusqu'à présent le favorise encore.

«J'aurais eu une belle carrière à remplir, soit que je fusse entré dans le militaire ou dans l'administration civile ou des armées. Marmont et bien d'autres de nos camarades à l'École militaire m'ont vivement sollicité d'accepter quelque emploi. Mais j'ai tenu ferme. Il faut que la froide raison fasse taire les illusions de l'amour-propre et de l'intérêt. Car enfin, après quatre ans passés à étudier dans l'atelier de David, il faut en recueillir le fruit. Or pour cela il est indispensable que je fasse au moins un ouvrage…

«David a refusé la place de peintre du gouvernement: je pense qu'il s'est piqué. Cette dénomination est insignifiante; il aurait voulu être déclaré ministre des arts, premier peintre de France, surintendant des bâtiments, etc., ou plutôt, sous quelque titre que ce soit, avoir une influence suprême. Son caractère le poussait bien moins à cela que la personne que vous savez. Qu'il se contente d'être le premier par ses ouvrages, et qu'il ne se charge pas de gouverner même la république des arts.»

Pendant l'exécution du portrait du premier consul traversant les Alpes, Étienne fut témoin d'une scène assez comique. Il avait été convenu que Bonaparte ne poserait pas. Mais outre les visites journalières que lui faisait David à l'heure du déjeuner, on avait eu soin de mettre à la disposition du peintre toutes les pièces de l'habillement que Bonaparte portait à Marengo. L'habit du général, l'épée, les bottes et le chapeau étaient là dans l'atelier, et l'on en avait affublé un mannequin.

Un jour que Ducis, Alexandre et Langlois, qui assistait alors David et fit par la suite une fort bonne copie du portrait équestre de Bonaparte, étaient ainsi qu'Étienne dans l'atelier avec leur maître tous étaient rangés autour du mannequin revêtu des habits de Bonaparte, examinant avec une curiosité insurmontable ces épaulettes, ce chapeau, cet habit et cette épée témoins sourds et muets de la fameuse campagne de Marengo. Chacun disait son mot plus ou moins juste, plus ou moins piquant, lorsque David, dont les mains et les pieds étaient assez délicats, se prit à dire, après avoir fait observer la petitesse des bottes de Bonaparte, qu'ordinairement les grands hommes ont les extrémités déliées. Cette remarque, qui pouvait s'appliquer heureusement au peintre, fut vivement approuvée par ses élèves, dont l'un ajouta: «Et ils ont la tête grosse.» David, avec sa bonhomie qui allait parfois jusqu'à la puérilité, dit aussitôt en prenant le chapeau du vainqueur de Marengo: «Il a raison celui-là; voyons donc un peu;» puis le portant sur sa tête, qui était très-petite, il se mit à éclater de rire en s'apercevant que la large coiffure lui tombait jusque sur les yeux.

Ce portrait équestre occupa exclusivement David assez longtemps, car il en fit faire sous ses yeux plusieurs copies, qu'il retoucha même souvent et avec grand soin. C'est une de ses productions auxquelles il attachait le plus d'importance.

Quoique David, par sa discrétion habituelle et par l'assiduité avec laquelle il s'occupait de son art, éloignât le souvenir du temps où il avait pris part aux affaires publiques, il se présenta cependant une occasion qui faillit troubler son repos ainsi que celui de quelques hommes jetés comme lui autrefois dans la tempête révolutionnaire. Topino Le Brun, à qui David son maître avait prêté l'atelier du Jeu de Paume, fut impliqué avec Demerville, Ceracchi et Aréna, dans une conspiration qui avait pour objet le meurtre du premier consul.

Topino, natif de Marseille, avait pris, ainsi que beaucoup d'artistes, une part très-active à la révolution de 1789. Son exaltation était telle, que David lui-même, craignant les écarts auxquels pourrait se livrer son élève s'il allait à Paris, lui conseilla de rester en Italie pour calmer sa tête et perfectionner ses études. Topino suivit le conseil de son maître, sans toutefois en tirer grand profit, car ses passions révolutionnaires y devinrent plus ardentes, et son talent y gagna peu. Pendant les années sanglantes de 1792-93, il remplit à Paris les fonctions de juré au tribunal révolutionnaire, et sous le gouvernement du Directoire, il ne cessa de prendre part à ces conciliabules qu'entretenaient alors les hommes dits terroristes. Vers cette même époque, il suivit Bassal, envoyé secret en Suisse, et là, tout en s'occupant de son art, il prit goût aux intrigailleries politiques. Sa réputation était si bien établie à Paris, que, quoiqu'il résidât encore en Suisse, il fut désigné comme l'un des agents présents à l'attaque du camp de Grenelle. Déjà il avait été compris dans les mandats décernés contre les complices de Babeuf.

Rentré en France en 1797, il reprit ses pinceaux et acheva le tableau de la Mort de Caius Gracchus; puis bientôt après, en 1799, il figura parmi les jacobins du manége, reste obstiné des partisans du gouvernement de Robespierre et du système de Babeuf. C'était un homme comme les événements de ce temps en mirent beaucoup en évidence. Sans instruction solide, peu susceptible d'application, dépourvu de grands talents, Topino était au fond un honnête garçon, qui, séduit par l'espérance des améliorations sociales et politiques que la révolution avait fait concevoir, s'était peu à peu guindé jusqu'à un état permanent de fureur concentrée contre tout ce qui semblait faire obstacle à ses vues. À ce travers il joignait celui de quelques artistes de son temps, qui, ne rêvant que la Grèce, que Rome, et que la chute des tyrans, mettaient une toge et s'armaient d'un poignard pour frapper un mannequin couronné comme César. En effet, le pauvre Topino Le Brun, qui, même après l'établissement du gouvernement consulaire, ne put renoncer à ses habitudes de conspirateur, fut condamné à mort pour avoir dessiné le modèle des poignards avec lesquels Demerville, Ceracchi et Aréna, s'étaient proposé d'assassiner le premier consul.

Pendant le procès auquel cette affaire donna lieu, les hommes anciennement attachés au parti de Robespierre, furent surveillés de très-près. David eut particulièrement à supporter quelques épreuves d'autant plus pénibles pour lui, qu'elles réveillèrent le souvenir d'un temps de sa vie qu'il cherchait à faire oublier, et que sa position fausse ne lui permit pas en cette occasion de tenter, pour sauver son élève Topino de la mort, tous les efforts qu'il aurait désiré faire.

Le complot d'assassinat contre le premier consul devait recevoir son exécution à l'Opéra, le jour de la première représentation des Horaces, dont la musique avait été composée par un Italien nommé Porta, auquel David avait donné asile dans sa maison. Ce pauvre musicien, désirant assurer le succès de son ouvrage, avait mis à la disposition de David un assez grand nombre de billets pour être distribués à ses élèves. Obligé de faire un voyage en campagne, David remit les billets à Alexandre, en le priant de les distribuer entre ses camarades. Cette circonstance força David et Alexandre de comparaître au tribunal comme témoins à décharge pour Topino, qui, en effet, avait réclamé et reçu une portion des billets. Alexandre fit une déposition insignifiante et évasive; quant à la déclaration de David, elle porta entièrement sur le mérite de Topino comme artiste, et il n'y fut rien dit touchant les opinions et la moralité de l'accusé. En effet, l'embarras du nouveau courtisan de Bonaparte devait être grand dans cette circonstance, puisqu'il fallait se taire ou condamner en Topino un crime politique que lui David avait commis, quelques années avant, envers la personne de Louis XVI.

L'échauffourée de Ceracchi et de Topino contraria donc beaucoup ceux des anciens partisans de Robespierre qui fréquentaient alors la cour du premier consul; et, pour dire la vérité, il est vraisemblable que, soutenus tout à la fois par l'opinion publique qui faisait bon marché de ces derniers Brutus, et par la volonté de Bonaparte très-disposé à s'en défaire, les républicains convertis prirent assez tranquillement la sentence qui condamnait à mort des extravagants toujours prêts à troubler le repos que beaucoup d'entre eux commençaient à trouver assez doux. Rien n'est plus gênant pour un parti vaincu et qui a capitulé que la persévérance de ceux qui préfèrent mourir plutôt que de se rendre.

Cependant la haute destinée de Bonaparte allait s'accomplir. Déjà maître de la France au moment où il venait de préluder au rétablissement des idées monarchiques en instituant l'ordre de la Légion d'honneur, il n'était plus indécis que sur le titre qu'il devait prendre. Se ferait-il roi ou empereur? telle était la question qu'il se posait à lui-même et qu'il eut l'art de faire agiter à chacun. Mais si l'on disputait encore sur le titre, on s'accordait sur la nature du pouvoir, surtout depuis que, par une combinaison aussi habile que hardie, le chef de l'armée et de l'État, le premier consul, sous prétexte de récompenser les services militaires et civils, mit sur la poitrine de ses compagnons d'armes, et sur celles des royalistes et des républicains qui s'étaient rangés sous sa protection, un signe uniforme qui ne fit qu'un corps de ces éléments divers.

La satisfaction tant soit peu puérile avec laquelle David porta toute sa vie l'étoile de la Légion d'honneur est un trait qu'il faut ajouter à tout ce que l'on sait déjà des opinions contraires qui ont traversé en tout sens l'esprit de cet artiste. Ainsi que ceux qui désiraient alors voir le premier consul monter sur le trône impérial, David invoquait l'exemple de Charlemagne entouré de ses preux; et les républicains convertis, surtout, trouvaient naturel et juste qu'à une dynastie épuisée comme celle des Bourbons, en succédât une nouvelle, et qu'enfin le nouveau chef de race s'entourât d'une noblesse choisie parmi les hommes qui s'étaient rendus utiles par leur valeur et par leurs talents.

Parmi les causes secondaires qui ont facilité l'élévation de Napoléon au trône, cette idée fut peut-être l'une des plus puissantes; car il n'y eut pas un de ceux qui le saluèrent empereur qui ne se flattât au fond de l'âme de devenir un jour ou l'autre duc, comte ou au moins baron de l'empire.

Enfant de la révolution, Napoléon devenu empereur établit l'équilibre dans sa cour en partageant ses faveurs entre les hommes dont les principes étaient le plus opposés. D'un gentilhomme de l'ancien régime il fit un chambellan, tandis qu'il nomma le collègue, l'ami de Robespierre, son premier peintre; car peu après que Napoléon eut été proclamé empereur, David reçut avec une reconnaissance respectueuse cette distinction, contre laquelle il s'était élevé avec tant de véhémence autrefois.

Avant même que la cérémonie du couronnement eût eu lieu, l'impatient Napoléon fit venir son premier peintre et lui commanda quatre grands tableaux destinés à la décoration de la salle du trône: 1° le Couronnement de Napoléon; 2° la Distribution des aigles au champ de Mars; 3° l'Intronisation de Napoléon dans l'église de Notre-Dame; 4° l'Entrée de Napoléon à l'hôtel de ville. Cet ordre de l'empereur remplit de joie le coeur de David, et l'artiste était si impatient d'obéir à son nouveau maître, qu'une semaine était à peine écoulée que l'idée des quatre compositions était déjà dessinée sur le papier.

L'histoire de Charlemagne et de ses preux, à laquelle on avait donné du retentissement dans le public pour ramener les esprits aux habitudes monarchiques, quand Bonaparte voulut passer de la dignité de consul à celle d'empereur, ne fut pas sans influence sur la réaction qui se déclara alors contre le mode sévère de peinture que David avait adopté; et en effet, c'est particulièrement à compter de cette époque, 1803, que les idées chevaleresques et les sujets tirés de l'histoire moderne ayant été remis en vogue, un certain nombre d'artistes abandonnèrent le musée des Antiques du Louvre pour fréquenter celui des Petits-Augustins.

L'Assemblée constituante, après avoir décrété que les biens du clergé appartenaient à la chose publique, avait encore chargé son comité d'aliénation de veiller à la conservation des monuments des arts recueillis dans les établissements religieux. M. de la Rochefoucauld, président de ce comité, désigna des savants et des artistes pour procéder au choix des monuments et des livres qu'il importait de conserver. La municipalité de Paris, spécialement chargée de l'exécution de ce décret, nomma aussi d'autres savants, d'autres artistes pour les adjoindre aux premiers. Ainsi réunis, ces savants formèrent une commission des monuments. On chercha un endroit convenable pour recevoir les objets précieux que l'on désirait préserver de la destruction, et le comité d'aliénation choisit l'église, le cloître et le jardin des Petits-Augustins pour y placer les monuments de sculpture et les tableaux, dont la conservation fut confiée à Alexandre Lenoir, en janvier 1791. Telle fut l'origine du Musée des monuments français, qu'un sentiment religieux mal entendu fit détruire pendant la restauration.

Le conservateur Lenoir avait réuni et classé là, par ordre de temps, les monuments à la fois religieux et historiques que le hasard et le zèle avaient pu soustraire à la destruction. C'était sans doute un grand malheur que tant d'ouvrages eussent été enlevés aux églises de France, pour lesquelles ils avaient été faits originairement; cependant on ne peut nier que leur réunion en un seul lieu, que la comparaison immédiate que l'on put en faire, n'aient donné à ces monuments une importance qu'ils n'auraient jamais acquise sans cette circonstance. Ils excitèrent d'abord la curiosité, puis un intérêt très-vif, chez quelques hommes qui s'occupaient d'art, d'antiquité et d'histoire, et à l'époque du consulat et dans les premières années de l'empire, ce musée rassemblait déjà un certain nombre d'hommes qui firent une étude sérieuse des moeurs et de l'histoire de notre pays.

Parmi les élèves de David qui le fréquentaient avec assiduité et qui en retirèrent le plus de fruit, on distinguait Roquefort, à qui on doit plusieurs écrits sur la littérature du moyen âge et un dictionnaire de la langue romane; Révoil, peintre, antiquaire, et son ami Fleury Richard, qui se vouèrent dès cette époque à représenter des sujets tirés de l'histoire de France; le comte de Forbin, que son goût portait vers les scènes chevaleresques, et son ami Granet, dont toute l'Europe a si vivement goûté les intérieurs de cloîtres et de couvents; puis Verinay, le jeune homme si étourdi, si turbulent d'abord, qui, au milieu des statues des rois et des grands hommes de notre pays, sentit naître en lui le désir de se livrer à un genre où il eût certainement obtenu de grands succès, si la mort ne l'eût pas arrêté au milieu de sa carrière. Ces artistes, et d'autres encore, allaient s'inspirer au musée des Petits-Augustins; et c'est à compter de cette époque que le genre anecdotique, traité avec talent par quelques peintres, commença à détourner l'attention du public, dirigée presque exclusivement jusque-là sur la peinture de haut style.

Toutefois David, qui possédait à un si haut degré l'art d'enseigner, loin de contrarier la prédilection que plusieurs de ses élèves montraient pour le musée moderne, les laissa suivre leur penchant: «Il vaut bien mieux, disait-il, faire de bons tableaux de genre que de médiocres peintures d'histoire.»

Mais lui-même il n'échappa pas entièrement au goût nouveau qui s'était introduit dans l'art, non pas tant encore par la vue des anciens monuments français, que par les brillantes compositions de son élève Gros sur des sujets contemporains. Évidemment le peintre de la Peste de Jaffa avait frayé une route nouvelle, et David, toujours impatient d'explorer toutes les voies de son art, mettant de côté la rigueur des principes grecs, le nu, Léonidas et les rêveries républicaines, tout dévoué désormais à l'empereur Napoléon, n'eut plus d'autre idée que de peindre la scène du couronnement, l'un de ses chefs-d'oeuvre.

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