Lui: Roman contemporain
The Project Gutenberg eBook of Lui: Roman contemporain
Title: Lui: Roman contemporain
Author: Louise Colet
Release date: March 15, 2021 [eBook #64821]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE
LUI
ROMAN CONTEMPORAIN
PAR
LOUISE COLET
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1880
Droits de reproduction et de traduction réservés.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
CHAPITRE XXIII
CHAPITRE XXIV
CHAPITRE XXV
CHAPITRE XXVI
CHAPITRE XXVII
CHAPITRE XXVIII
LUI
I
—Vous qui écrivez, me disait un soir la marquise Stéphanie de Rostan, un de ces rares et nets esprits du dix-huitième siècle qui semble avoir sauté à pieds joints sur les années écoulées jusqu'à notre époque indécise où les intelligences cherchent leur route, les consciences leur morale, et les écrivains leur style; vous qui écrivez, gardez-vous du pathos en amour et ne dissertez pas de ce sentiment naturel et simple, de cet attrait puissant et bien caractérisé qui attire et confond les êtres, avec le langage de la métaphysique et du mysticisme. Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et à mon avis si immorales, c'est qu'à propos d'amour elles parlent de Dieu ou de maternité, et obscurcissent par des idées tout à fait à part cette belle flamme de la jeunesse qui ne réchauffe plus aucun cœur et ne colore plus aucun récit. Depuis la Julie de Rousseau et l'Elvire de Lamartine, toutes les femmes ont plus ou moins prêché à propos d'amour tantôt la philosophie, tantôt la religion, tantôt le socialisme; si bien que l'amour s'est trouvé étouffé par ces aspirations sublimes ou prétentieuses qui ne sont guère de sa compétence qu'accidentellement.
—Pour que je vous comprenne mieux, répondis-je, faites-moi donc, marquise, une définition de ce que vous entendez par l'amour.
—Définir l'amour! y pensez-vous? Si je l'essayais, je tomberais dans le ridicule de celles que je critique. Je ne définirai donc pas l'amour; mais je l'ai senti par le cœur, par l'esprit et par les sens d'une façon très-complète, et je vous assure qu'il ne ressemble guère aux descriptions qu'on en écrit et aux aveux hypocrites de bien des femmes; très-peu osent être franches sur ce sujet; elles craindraient de passer pour impudiques, et je crois, pardonnez-moi mon orgueil, qu'il n'appartient qu'aux plus honnêtes de dire en cette question la vérité: L'amour n'est pas une déchéance, l'amour n'est pas un remords et un deuil; il peut amener tout cela, par l'angoisse d'une rupture, mais au moment où il est ressenti et partagé, il est l'épanouissement de l'être, la joie et la moralisation du cœur.
—Vous ne regrettez donc pas d'avoir aimé, lui dis-je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé l'amour?
—Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait anéantir les vestiges de la passion éteinte; mais comme cela est impossible et que nous n'avons pas la faculté du rajeunissement et de l'oubli, je me contente de savourer le souvenir de ce que j'ai ressenti; car, ne voulant que des satisfactions complètes, je repousserais toujours l'à peu près en amour; mais je ne suis pas assez glacée et mystique à quarante ans pour me repentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et, comme vous l'avez bien dit, le vide qu'elles ont laissés après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba ou des Antilles?
—Oh! marquise, m'écriai-je, vous devriez bien me conter votre histoire ou plutôt vos sensations.
—Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-elle; j'ai recouvré une sérénité que je ne veux plus perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m'aimez, faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille? mais je vous parlerai de lui, de cet ami célèbre que vous avez connu, dont le monde s'occupe, sur lequel on dit et on écrit tant de choses mensongères; et en vous racontant comment nous nous sommes rencontrés, comment il m'a aimée, comment je lui suis restée attachée après sa mort, vous trouverez dans le récit de notre amitié ce qu'il entendait par l'amour, lui, le grand poëte, et ce que moi-même je lui en disais avec une franchise qu'un lien plus intime eût peut-être enchaînée, mais que notre sympathie intelligente et fraternelle laissait s'épancher sans entraves.
C'était dans le jardin de son joli hôtel de la rue de Bourgogne que la marquise de Rostan me parlait ainsi, par une belle soirée de mai: nous étions assises au bord de la vasque de marbre blanc qui forme le centre du jardin; un arbre de Judée qui commençait à fleurir étendait ses rameaux d'un rouge tendre sur nos têtes, le ciel était d'une limpidité calme, et l'air si doux qu'il nous apaisait comme un philtre bienfaisant. La taille encore svelte de la marquise, son cou blanc et flexible et sa belle tête expressive couronnée d'une abondante chevelure d'un blond doré, jaillissaient, pour ainsi dire, au-dessus des plis nombreux d'une robe violette à deux jupes; la finesse et les flots du tissu soyeux l'enveloppaient avec grâce; son buste était appuyé et cambré contre le dossier d'un fauteuil en fer creux, tandis que ses deux petites mains croisées soutenaient son genou ployé. Dans cette attitude de la Sapho de Pradier, ses larges manches pendantes laissaient à découvert jusqu'au coude deux bras d'un modelé parfait et d'une blancheur éblouissante; l'haleine chaude de cette magnifique soirée de printemps colorait ses joues d'un rose nacré; je la contemplais avec ravissement et je me disais:—On devrait encore l'adorer.
Elle sembla deviner ma pensée, car elle s'écria tout à coup:
—Mieux vaut ne pas être aimée que de l'être mal ou de l'être à demi; pour une âme ardente l'hésitation et l'inquiétude sont pires que le désespoir. Je dois à la tranquillité que j'ai acquise l'adoration de la nature et le bien-être que me donne ce beau soir.
Ne parlons plus de moi, parlons de lui: c'est par une journée semblable qu'il mourut, il y a deux ans; je n'aime pas qu'on touche si vite à la chère poussière des morts, et j'aurais voulu qu'on laissât la sienne reposer encore quelques années; mais il est des cendres glorieuses qui se soulèvent d'elles-mêmes; leur éclat attire les regards investigateurs; l'envie s'attaque aux spectres comme aux vivants, et parfois l'amour irrité les outrage; c'est alors que l'amitié leur doit la vérité, cette justice éternelle.
II
Avant de vous dire comment je le connus et comment nous nous liâmes, laissez-moi vous raconter comment je le vis passer tourbillonnant dans une valse, en 1836. L'apparition rapide du jeune homme de génie qui glissa un jour devant moi, en balançant avec grâce sa tête blonde, m'est toujours restée comme un de ces tableaux dont le souvenir dessine nettement tous les contours. C'était à l'Arsenal, dans ce salon que l'esprit et la poésie emplissaient chaque dimanche soir. Les femmes en ce temps-là, celles du plus grand monde, aimaient et recherchaient encore les écrivains de génie; il n'était pas permis, comme aujourd'hui, de n'avoir rien lu, rien admiré, rien senti de grand et de beau, rien aimé d'illustre! On eût rougi d'enfermer sa vie dans l'incommensurable ampleur d'une robe, et de forcer une jolie tête couverte de diamants à l'incessant et abrutissant calcul d'un luxe ruineux; on avait alors des toilettes moins riches, mais plus de sentiments dans le cœur et plus d'idées dans le cerveau; on faisait des coquetteries et des avances aux gens d'esprit et aux littérateurs. Des princes et des princesses donnaient l'exemple.
C'était donc une faveur, même pour une jeune marquise, d'être reçue aux dimanches intimes de l'Arsenal. Nos grands poëtes y disaient leurs vers; nos compositeurs célèbres y faisaient entendre leur musique; puis pour finir la soirée, les jeunes femmes et les jeunes filles dansaient au piano.
J'étais mariée à peine depuis deux mois quand j'allai, pour la première fois, à l'Arsenal. Mon mari, bizarre et jaloux, me contraignait à ne paraître dans le monde qu'avec des robes montantes et les bras cachés sous des manches longues. J'obéissais, très-indifférente alors à tout ce qui ne tenait pas aux choses du cœur et de l'esprit. Je portais ce soir-là une robe de velours noir qui m'emprisonnait jusqu'au cou; mes cheveux, frisés à l'anglaise, retombaient en longues boucles abondantes de chaque côté de mes épaules enfermées. Des traînées de liserons blancs entouraient le chignon et flottaient par derrière. Cette coiffure aurait pu être gracieuse, se dégageant sur le nu; mais, amoncelée sur le velours noir du corsage, elle n'était qu'étrange. Quand j'entrai dans le salon de l'Arsenal les lectures et la musique étaient finies; une jeune fille au piano jouait le prélude d'une valse. On me regarda beaucoup car, excepté pour le maître de la maison qui avait connu mon père, j'étais pour tous ceux qui étaient là une étrangère. Un jeune homme, que plusieurs femmes complimentaient, s'avança tout à coup vers moi et m'invita à valser.
Je lui répondis que je ne valsais jamais.
Il me salua, tourna les talons et je le vis, une minute après, passer en valsant devant moi; il tenait enlacée une jeune femme brune, la muse aimée de ce salon.
—Pourquoi donc avez-vous refusé de valser avec Albert de Lincel? me dit le maître de la maison.
—Quoi, c'était lui! lui! m'écriai-je; lui que je désirais tant connaître!
—Lui-même! il valse en ce moment avec ma fille.
Je me mis à considérer le valseur: il était svelte et de taille moyenne, habillé avec un soin extrême et même un peu de recherche; il portait un habit vert bronze à boutons de métal; sur son gilet de soie brune flottait une chaîne d'or; deux boutons d'onyx fermaient sur sa poitrine les plis de batiste de sa chemise. Son étroite cravate de satin noir, serrée au cou comme un carcan de jais, faisait ressortir le ton mat de son teint; ses gants blancs dessinaient d'une façon irréprochable la délicatesse de ses mains; mais c'était surtout dans l'arrangement de ses beaux cheveux blonds qu'un soin particulier se révélait. À l'exemple de lord Byron, il avait su donner une grâce pleine de noblesse à cette couronne naturelle d'un front inspiré; des boucles nombreuses ondulaient sur les tempes et descendaient en grappes vers la nuque: je fus frappée, à mesure que le cercle rapide décrit par la valse le ramenait sous la lumière du lustre, des teintes diverses de cette chevelure pour ainsi dire diaprée. Les premiers anneaux qui caressaient le front étaient d'un blond doré, ceux qui suivaient avaient la nuance de l'ambre, et ceux plus abondants qui se pressaient sur le sommet de la tête se graduaient du blond au brun. Je le retrouvai plus tard avec ces beaux cheveux d'un effet si rare et qu'il garda inaltérés jusqu'à sa mort. À l'inverse des hommes blonds qui ont souvent des favoris rouges, les siens étaient châtains et ses yeux presque noirs, ce qui donnait à sa physionomie plus de vigueur et plus de feu; il avait le nez parfaitement grec et sa bouche, fraîche alors, montrait en souriant des dents blanches. L'ensemble de ses traits frappait par une distinction aristocratique qu'illuminait l'éclat des yeux et qu'agrandissait la courbe idéale du front. C'était le génie primant les signes de race. Tandis qu'il valsait, sa tête renversée en arrière se montrait à moi dans toute sa beauté. Par deux fois les temps d'arrêt de la valse le placèrent à quelques pas de la chaise où j'étais assise; la première fois, il me regarda et je l'entendis qui disait à sa valseuse:
—Cette dame blonde, qui est si scrupuleusement emmitouflée dans son velours noir, est sans doute une anglaise, une quakeresse peut-être?
—Vous vous trompez étrangement, lui répondit la jeune femme.
La seconde fois, sa valseuse lui dit en me désignant:
—Je vous assure que c'est une, fille du soleil, et comment vous étonnez-vous qu'elle soit blonde, vous qui avez vécu à Venise, et vu en chair et en os les femmes du Titien.
Il la regarda presque tristement.
Elle reprit:—Il est vrai qu'en ce temps-là vous n'aviez d'yeux et d'attrait que pour les cheveux noirs!
—Comme aujourd'hui, répliqua-t-il en souriant galamment à sa brune valseuse. Mais il me sembla qu'un nuage avait passé sur son front.
La valse finie, il prit son chapeau et sortit du salon.
III
Bien des années s'étaient écoulées depuis cette soirée à l'Arsenal; j'avais perdu mon mari et un procès désastreux m'enleva momentanément toute ma fortune; cet hôtel où j'étais née, où mon grand-père et ma mère avaient vécu, fut mis en vente et, en attendant qu'il trouvât un acquéreur, il fut loué tout meublé à une riche famille; me confiant dans un pressentiment qui ne m'a point trompée et qui me disait que cet hôtel redeviendrait un jour ma propriété, je ne voulus pas le quitter; je fis louer, pour m'y installer, un petit appartement disposé au quatrième auquel on arrivait par un escalier de service. Des cinq pièces qui le composaient, deux avaient servi autrefois de cabinet d'étude et de laboratoire à mon grand-père, qui y avait fait, avec le grand Lavoisier, des expériences de chimie. Les fenêtres de mon humble logement s'ouvraient sur ce jardin où j'avais joué enfant; levez la tête et vous les verrez là-haut souriantes sous les toits. La cime des arbres qui nous abritent les effleurent de leurs branches.
Je m'entourai là de quelques chères reliques, de quelques meubles et de quelques portraits de famille qui avaient échappé à l'inventaire; je gardai pour me servir une ancienne fille de cuisine, bonne et vieille paysanne, nommée Marguerite, que j'avais fait venir autrefois de Picardie et qui m'était dévouée.
Il ne me restait que deux mille francs de rente; c'était presque la misère après la fortune que j'avais eue, mais je possédais deux opulences et deux splendeurs qui planaient et rayonnaient sur toutes les gènes mesquines et vulgaires, comme un beau soleil sur des landes. J'avais un magnifique enfant, un fils de sept ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi, et j'avais dans le cœur un profond amour, aveugle comme l'espérance et fortifiant comme la foi. J'attendais tout de cet amour, et j'y croyais comme les dévots croient en Dieu! Jugez quelle énergie j'y puisais pour vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté et quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n'était pas ce bonheur ou mes joies de mère. Cependant l'homme que j'aimais était un sorte de mythe pour mes amis; on ne le voyait chez moi qu'à de rares intervalles; il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique de l'art à un grand livre, disait-il; j'étais la confidente de ce génie inconnu; chaque jour ses lettres m'arrivaient et, tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa volupté radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s'ouvrait et se refermait à volonté à ces sensations puissantes.
J'avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les années mornes de mon mariage; je m'étais trouvée, jusqu'à trente ans, dans un isolement si triste, qu'au début cet amour me prit tout entière, et me parut la fête de la vie si vainement attendue.
Je sortais de la nuit; cette flamme m'éblouit et m'aveugla; elle m'avait lui d'abord comme un bonheur défendu dans mes jours enchaînés; libre, je m'y précipitai comme vers le foyer de toute chaleur et de toute lumière. L'enchaînement de ce récit me force à toucher à cette image qui est devenue cendres, et à lui rendre un corps. Je le ferai discrètement, car s'il est sinistre d'évoquer les morts de la tombe, il l'est plus encore d'évoquer les morts de la vie.
Je trouvai dans cet amour une atmosphère d'exaltation immatérielle qui ne me faisait plus goûter que les joies qui en découlaient: recevoir tous les jours ses lettres à mon réveil, lui écrire chaque soir, tourner dans le cercle de ses idées, m'y enfermer et m'y plonger à me donner le vertige, telle était ma vie.
Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui-même, à tout ce qui n'était pas l'abstraction de l'art et du beau, qu'il en acquérait une sorte de grandeur prestigieuse à la distance où nous vivions l'un de l'autre. Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune, lui qui n'attachait de prix qu'aux choses idéales?
Cependant il est, pour les illuminés et les extatiques de l'amour, des heures positives, où la terre et ses nécessités les étreignent. J'étais rappelée à la réalité par mon fils, par ce cher enfant qui formait la moitié naturelle et vraie de ma vie. Pour lui donner une nourriture meilleure, des habits plus élégants et toutes les gâteries maternelles, je songeai à faire quelques travaux qui pourraient ajouter chaque mois une petite somme à nos ressources si restreintes. J'avais reçu de ma mère une éducation sérieuse, et progressivement mon goût, très-vif pour la lecture, me fit acquérir une instruction étendue. Mon grand-père, après les agitations d'une vie politique qui avait traversé la révolution, trouvait un plaisir de vieillard à m'apprendre, enfant, un peu de latin et quelques vers grecs; il me rappelait, en souriant, que les femmes de la cour de François Ier et celles de la cour de Louis XIV étaient restées, sans pédantisme, belles et attrayantes tout en connaissant, à l'égal des hommes, les langues de Sophocle et de Virgile.
Plus tard, j'appris facilement l'italien et l'anglais. Combien je me félicitai, quand le temps de ma pauvreté arriva, de pouvoir trouver dans les choses de l'esprit une ressource inespérée.
Vers cette époque, les romans étrangers étaient recherchés du public; j'en traduisis deux; un éditeur les accepta et m'en donna six cents francs. Ce fut une des plus grandes et des plus fières joies de ma vie, que celle que j'éprouvai en sentant ces billets de banque frissonner dans ma main. Ce jour-là, je louai une calèche pour conduire mon fils au bois de Boulogne, comme je l'y conduisais dans ma voiture quand sa nourrice, assise devant moi, le tenait enveloppé dans ses langes brodés.
Le soir de ce jour mémorable, je réunis quelques amis qui m'étaient restés attachés; parmi eux se trouvaient trois de nos grands poëtes et plusieurs écrivains célèbres. Je leur dis, en riant, que j'étais un peu des leurs, que la mauvaise fortune me forçait d'écrire, et que, encouragée par le résultat de mes premières traductions, je leur demanderais désormais leur appui auprès des éditeurs. Ils me répondirent tour à tour, ce qui était vrai, que, par un malheureux hasard, ils étaient brouillés avec le libraire en vogue qui publiait les romans étrangers.
—Mais, j'y pense, ajouta tout à coup René Delmart, un des trois poëtes, nous avons des amis qui ont fait la fortune de Frémont, l'autocrate de la librairie, et qui peuvent beaucoup sur sa lourde cervelle; ils seront, marquise, très-empressés de parler à cet éditeur pour vous.
—Toujours bon, dis-je à René, que j'aimais depuis dix ans comme un frère. Eh bien! voyons, à qui allez-vous me recommander?
—Je verrai demain Albert de Lincel, et je suis certain qu'il se mettra à votre disposition.
—Albert de Lincel! m'écriai-je, me souvenant que je ne l'avais jamais revu depuis la soirée de l'Arsenal.
—Albert de Lincel! répétèrent à l'unisson de l'étonnement tous les assistants.
—Y songez-vous, ajouta Albert de Germiny, le poëte philosophique, ce fou d'Albert de Lincel va devenir amoureux de la marquise et nous supplanter dans son cœur, nous qui n'obtenons que son amitié.
—En vérité, repris-je en riant, vous pourriez bien prophétiser juste; Albert de Lincel est une des plus vives préoccupations de mon esprit; il a glissé un soir devant moi comme un fantôme: il y a de cela plus de douze ans; depuis ce soir-là, je ne l'ai point revu; mais j'ai lu, et je sais par cœur tout ce qu'il a écrit. Et regardez là, dans le petit nombre de mes livres préférés, j'ai les siens, et chaque jour je les ouvre, attirée et ravie par cette inspiration si vive, par ce style net et précis, qui sait être éloquent sans être diffus, et chaleureux sans être ampoulé. Albert de Lincel me semble sans prédécesseur parmi les écrivains français. Sa verve et son humour, comme les jets de flamme d'un soleil d'été, se dégagent de la brume; sa passion a des traits soudains, inattendus et superbes, que j'appellerais volontiers olympiens, tels que des flèches sacrées décochées par les dieux sur les mortels. On croirait entendre la vibration de l'arc de Diane chasseresse, car sur sa grandeur courent l'élégance et la légèreté. Albert de Lincel, comme tous les esprits originaux et tranchés, a fait et fera de détestables imitateurs: on prend si aisément la familiarité pour l'ironie, et le cynisme pour la passion inquiète. J'en reviens à l'auteur; convaincue de la vérité de ce mot immortel de Buffon: Le style, c'est l'homme, je suis bien sûre qu'Albert de Lincel porte en lui la séduction de ses écrits; mais, Dieu merci, je me sens désormais invulnérable: le vertige n'atteint pas les gens heureux, et, je vous l'ai dit, mes amis, j'ai le bonheur.
—N'eussiez-vous pas le bonheur, ou tout au moins son rêve auquel vous croyez, me dit en souriant mon vieil ami Duverger, le poëte patriotique, je crois Albert de Lincel sans danger pour vous; sa vie d'aventures en a fait depuis quinze ans l'ombre de lui-même; ce n'est plus le beau valseur que vous vîtes passer un soir; c'est un corps dévasté, qui ne peut plus inspirer l'amour; c'est un esprit malade et fantasque qui se manque sans cesse de parole à lui-même et qui, dans un élan bienveillant, vous promettrait de parier pour vous à son éditeur Frémont, et l'oublierait une heure après. Je croirais plus sûr de vous faire recommander par ce vieux pédant de Duchemin, un homme grave, une intelligence d'élite, comme disent les journaux du gouvernement, un ancien grand maître de l'Université! C'est le patron officiel de Frémont, et il peut tout sur lui.
—Mais un si important personnage ne se dérangera point pour moi.
—Écrivez-lui, marquise, répliqua le vieux Duverger avec malice, et je suis certain qu'il accourra; il passe pour très-galant encore.
—Galant avec son enveloppe et son pédantisme. Oh! cher poëte narquois, repris-je, vous raillez toujours!
—Eh! eh! ma chère enfant, vous oubliez en me parlant ainsi que je suis fort laid, ce qui ne m'a pas empêché d'avoir un cœur. Et Duverger me jeta un de ces regards mélancoliques qui donnaient parfois une navrante expression à sa face réjouie.
—Je suis de l'avis de Duverger, reprit Albert de Germiny; écrivez au docte Duchemin; c'est une de ses vanités et de ses glorioles de se croire le protecteur des lettres, et il tiendra à honneur de vous le prouver, tandis qu'Albert de Lincel affecterait peut-être un dédain qui vous blesserait.
—Vous êtes dans l'erreur, dit René Delmart, qui nous avait écoutés en silence, Albert est resté bon et cordial; et, se tournant vers moi, il ajouta: Je vous réponds de lui, marquise.
—Il vous fait donc l'honneur de vous voir encore, quoique vous soyez poëte, mon cher René, poursuivit de Germiny.
—Je vais chez lui quand je le sais malade et triste, et il me reçoit toujours comme un ami.
—Eh! pourquoi donc nous a-t-il fui, reprit de Germiny, nous tous qui l'aimions comme un jeune frère glorieux à qui nous décernions sans jalousie toutes les palmes? N'avons-nous pas été, dès qu'il est apparu, ses bons et loyaux compagnons? N'avons-nous pas acclamé son génie avec une ardeur cordiale? N'a-t-il pas été l'enfant gâté de notre admiration sincère? Eh bien! il nous a quittés tout à coup comme s'il rougissait d'être l'un des nôtres; il a affecté à l'endroit des poëtes contemporains une sorte de dédain aristocratique que Byron n'a jamais eu pour Wordsworth et Shelley.
—Vous vous trompez, s'écria l'excellent René, il a rendu un hommage public à Lamartine, et quand il parle du grand lyrique exilé, il le proclame notre maître à tous pour la science du vers.
—Ce qui n'empêche pas, répliqua Duverger avec un rire sardonique, qu'il nous préfère de riches banquiers et quelques Anglais débauchés, débris du fameux club du Régent. Comment peut-il faire son camarade de cet Albert Nattier, qui, pour dernier exploit de sa vie tapageuse, vient de raser traîtreusement, après une nuit d'amour, les beaux cheveux de sa maîtresse endormie qu'il soupçonnait d'infidélité! Comment peut-il traiter en amis ce lord Rilburn et son frère lord Melbourg, dont les débauches ont épouvanté Londres, et qui promènent aujourd'hui leurs millions et leur hâtive décrépitude dans les rues de Paris?—Je le plains, continua Duverger, mais je pense comme Germiny qu'il eût mieux fait de rester l'un des nôtres.
—Oh! si vous le jugez en politiques et en moralistes, il est perdu, répliqua le bon René. Mais, pour Dieu! faites appel un moment à vos entraînements de jeunesse et à vos fantaisies de poëtes, et vous serez plus justes envers lui! Souvenez-vous surtout de son organisation mobile; il essaye de toutes les saveurs, de toutes les émotions; il se figure y trouver une poésie nouvelle et inconnue, et je n'oserais dire qu'il n'ait su tirer souvent de ses débordements mêmes des cris de douleur et d'amour plus navrants et plus sublimes, et partant qui en enseignent plus aux âmes que toute la morale d'œuvres honnêtes faites à froid. Vous vous étonnez qu'il accepte parfois pour compagnons de plaisir de riches oisifs mal famés! Mais leur fortune est pour lui un tréteau où il les voit se pavaner, et leurs orgies un spectacle qu'il se donne: il y puise des images fantastiques, poignantes, hardies, et que le premier il a introduites dans la littérature française; de ces fêtes nocturnes de la débauche, comme des noirs couloirs creusés dans une mine, il retire des pierreries éclatantes; il est le spectateur plus que le complice de ces turpitudes des riches; si son corps s'abandonne parfois, son esprit veille à son insu; il domine cette ivresse factice, la revomit, la stigmatise et en tire en définitive des tableaux de maître! Gardez-vous de croire que ces hommes, que vous appelez ses compagnons de plaisir, le possèdent: le génie d'Albert est de ceux qui échappent à toute influence; il a été longtemps l'ami d'un jeune prince: qui donc de nous a jamais pensé qu'il était un courtisan? Comment en vouloir à sa nature enthousiaste et charmante? Son inspiration de poëte plane toujours au-dessus de ses folies de jeune homme; elle les ennoblit, les dépouille pour ainsi dire de leur fange et les change en rayons; on dirait ces jets de feu qui s'élèvent tout à coup sur un marais!
—Vous êtes un brave ami, s'écria Germiny, et c'est plaisir, René, que d'être défendu et loué par vous; mais enfin vous conviendrez qu'un poëte est chose sacrée, et que c'est pitié de voir Albert accepter pour amphitryons ces riches parvenus et ces grands seigneurs avinés.
—D'autant plus qu'il n'y a plus de grands seigneurs, pas plus en Angleterre qu'en France, répliqua Duverger, et que ceux qui s'affublent aujourd'hui de ce titre, ne ressemblent guère à ceux qui le portaient autrefois. Parbleu! milords et messieurs, leur dirais-je, si vous singez leurs dehors, tâchez aussi d'avoir l'esprit d'un Bolingbroke, d'un Horace Walpole, d'un Grammont, d'un François Ier, d'un Henri IV ou d'un maréchal de Richelieu! on ne peut être un poétique débauché qu'à ce prix!
—Nous voilà bien loin, mes maîtres, dis-je en riant, du point de départ de notre entretien; voyons, mon cher René, vous qui êtes l'ami d'Albert de Lincel et qui connaissez aussi le savant Duchemin, à qui des deux dois-je me recommander?
—Écrivez d'abord à ce cuistre de Duchemin, répliqua René; je pense, comme Duverger, qu'il en sera flatté et viendra vous donner le spectacle de sa personne. Mais, si vous n'êtes pas contente de lui, je réponds d'Albert.
IV
Aussitôt que mes amis m'eurent quittée, j'écrivis quelques lignes à Duchemin pour lui demander sa protection auprès du libraire Frémont; je le fis sans peine: on se préoccupe peu de l'amour-propre quand on a l'amour. La joie que je cachais au cœur répandait sur toutes mes actions quelque chose de facile et d'heureux. C'était comme ces gais refrains qui charment le travailleur.
Après ce court billet, j'adressai, ainsi que je le faisais chaque soir, ma confession du jour à celui que j'aimais. Chateaubriand a dit: «Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l'habitude!» Je trouvai à lui écrire ainsi toutes mes pensées un bonheur profond et une sorte de moralisation inexpugnable. Je n'aurais rien voulu commettre d'indigne dans la journée; car le soir, plutôt que de lui mentir et de lui confier ma défaillance, la plume me serait tombée des mains. Ce fut là le temps le plus pur et le plus fier de ma vie, celui où mon esprit embrassa le plus les rayonnements du beau et du bien.
Aussitôt que ma lettre était close, j'allais soulever les rideaux blancs du petit lit où dormait mon fils; je posais sur son front riant un long baiser et j'essayais de dormir à mon tour. Ce soir-là, je restai longtemps éveillée, pensant involontairement à tout ce que mes amis m'avaient dit d'Albert de Lincel. Je savais gré à René Delmart de l'avoir défendu; j'avais pour René autant d'estime que d'amitié, et je me disais que sa parole, qui était toujours vraie, n'avait pu mentir au sujet d'Albert.
René est un des plus nobles et des plus rares esprits de notre temps, et si sa gloire littéraire n'est pas montée à l'égal de son talent, cela vient de la beauté même de son caractère, qui puise son originalité dans une honnêteté absolue et dans une insouciance de demi-dieu pour tout ce qui facilite la renommée des écrivains. Il brilla tout à coup, sous la Restauration, au milieu de la pléiade des grands poëtes lyriques. Après, un voyage en Italie, il publia une imitation de l'Enfer, où il sut faire passer dans ses vers inspirés toute la précision et toute la grandeur de la poésie dantesque. Il fit aussi une suite de tableaux, compositions achevées, sur les mœurs, les paysages et les œuvres d'art de l'Italie. Une maladie nerveuse ferma son cœur et ses lèvres durant quelque temps; ses amis proclamèrent que son cerveau était atteint: comme si les facultés ne pouvaient se reposer ou s'exercer dans des rêves muets! Il revint bientôt à la vie réelle, mais avec un cerveau plus vaste et plus fort. Il dut à cette interruption du commerce des hommes le superbe mépris de tout ce qui aiguillonne leur vanité et leur ambition; il est le seul parmi les contemporains qui n'ait jamais songé à une croix, à une place, aux articles des journaux et aux louanges des salons. Duverger a eu de ces dédains-là, mais il a courtisé la popularité. René n'a jamais flatté personne, pas même ses amis: il les aime et les sert.
Heureuse, je le voyais deux fois par mois; quand le chagrin me terrassa et que la mort faillit me prendre, il fut le seul qui vint chaque jour me consoler et me distraire par cette verve ironique, mais grandiose, du vrai sage qui fait contribuer l'infini à la guérison de nos misères bornées. Il ne raillait jamais la douleur; mais il raillait ceux qui la causent, depuis les persécuteurs des nations jusqu'aux oppresseurs des femmes. Il avait le génie d'amoindrir et de vulgariser les êtres méchants; il les dépouillait ainsi de leur puissance et de leur prestige, et, les faisant apparaître dans leur laideur et leur infériorité à leurs victimes, il inspirait à celles-ci l'étonnement de les avoir aimés ou de les avoir craints.
Je songeais donc que puisque ce fier et généreux cœur avait défendu Albert, il restait à coup sûr à celui-ci beaucoup de sa grandeur et de sa sensibilité premières; je sentis s'accroître le désir très-vif que j'avais toujours eu de le connaître, et, pour en faire naître l'occasion, je souhaitai presque que Duchemin me refusât son appui.
Mais le lendemain, dans l'après-midi, je reçus de l'important personnage une réponse, du tour le plus galant, où il me disait qu'il mettait à mes pieds son faible crédit, et qu'il s'empresserait de venir le soir même, à l'issue du dîner, prendre mes ordres pour les exécuter.
Je me souviens qu'il faisait ce jour-là un froid très-vif, dont une pluie noire augmentait encore l'intensité. Frileuse comme une créole, j'avais un feu énorme dans le cabinet où je travaillais, entourée de mes livres et de mes chers souvenirs.
Duchemin arriva beaucoup plus tard qu'il l'avait annoncé; si bien que mon fils, qui s'était endormi sur mes genoux, venait d'être emporté dans son lit par Marguerite, quand le savant parut. Il me trouva donc seule auprès de ce feu flamboyant, la tête éclairée par une lampe à globe d'opale.
Je n'ai jamais vu saluer aussi bas que saluait la taille torse du pédant; c'étaient des inflexions dégingandées, où le dos et la tête luttaient de mouvement à qui mieux mieux; son front, blême et luisant comme un crâne, et couronné ou plutôt hérissé de cheveux ras et grisonnants, se couvrait de rides mouvantes quand sa bouche essayait de sourire. Les flatteurs de Duchemin, les jeunes cuistres qu'il a formés et les journalistes gagés, ont répété jusqu'à satiété qu'il avait l'esprit, le sourire et le regard de Voltaire. Pour ce qui est de l'esprit, les écrits même de l'important personnage se chargent de réfuter cette monstrueuse hyperbole; quant à son sourire, il m'a toujours paru une grimace, que ses petits yeux perçants et louches accompagnent de leur clignotement. Le sourire ironique et mordant, le regard ouvert et profond de l'amant de Mme du Châtelet, étaient d'une autre trempe.
Je voulus me lever pour recevoir Duchemin; il s'y opposa en se courbant vers moi comme un cerceau, et, en saisissant ma main qu'il baisa:
—À vos pieds, madame la marquise, à vos pieds, répétait-il avec l'accent de l'oraison.
Je me reculai et l'engageai à s'asseoir, et, après l'avoir remercié de son empressement à répondre à mon appel, je lui exposai, d'un ton froid et rapide, en quoi il pouvait me servir.
—Oh! pauvre femme! s'écria-t-il avec componction, vous songez donc au triste métier des lettres? Quoi! vous voulez écrire et tacher d'encre cette jolie main qui sollicite les baisers? vous voulez aller sur nos brisées? Oh! croyez-moi, l'amour vaut mieux que la gloire!
Tandis qu'il me débitait ces banalités, je le toisai avec un ricanement qui le déconcerta.
—Je croyais, monsieur, m'être mieux expliquée en vous écrivant, lui dis-je; je n'ai pas la prétention de faire de la littérature, mais seulement des traductions d'anglais, d'allemand et d'italien. Quant à la gloire, je n'y prétends pas plus qu'au talent. C'est la nécessité qui me décide à ce travail.
—Oh! bel ange! répliqua-t-il du ton d'un chantre qui entonne un cantique, et en saisissant ma main et palpant mon bras à travers ma manche large, la nécessité! quel vilain mot prononcez-vous là! Vous que j'ai vue si brillante et si fêtée dans tous nos salons, est-ce possible que vous soyez exposée à la nécessité?
—Ne me plaignez pas, repartis-je en riant, et en me dégageant de sa patte crasseuse et velue, je n'ai jamais été plus heureuse.
—Oh! ce n'est pas vous que je plains, héroïque femme, poursuivit-il avec le même accent pieux, mais ces prétendus grands poëtes qui vous entourent, qui se disent vos amis, qui ont peut-être le bonheur d'être mieux que cela (à ces mots son œil louche pétilla), et, poursuivit-il, qui n'ont jamais trouvé le moyen de vous aider dans les peines de la vie. Sans me donner le temps de répondre, jugeant à l'expression de mon visage que sa pitié familière me déplaisait, il se mit à me parler avec un dédain superbe de tous les grands poëtes contemporains. Les pédants et les critiques n'aiment pas les poëtes; ils s'imaginent qu'ils sont leurs supérieurs; ils ne les comprennent réellement jamais, mais ils en font l'éloge lorsque la postérité les a couronnés; ils les analysent pour les décomposer; ils ne sont pourtant quelque chose que par eux; ils s'approprient leurs beautés et font passer leur souffle créateur dans leur critique stérile. Sans le génie des poëtes, leur esprit serait à néant; leur verve jaillit de l'envie.
Après des généralités jalouses et haineuses, Duchemin concentra ses coups contre les trois ou quatre poëtes qu'il savait être de mes amis; il s'acharna surtout contre Albert de Germiny, dont la longue jeunesse et la bonne mine irritaient sa laideur.
—Oh! celui-là, me dit-il, est bien heureux, car il passe pour vous plaire; comment donc, lui qui a de la fortune, vous laisse-t-il en proie à la nécessité, et il appuya sur ce mot que j'avais prononcé.
—Encore! m'écriai-je avec colère, est-ce que vous pensez, monsieur, que je demande l'aumône à mes amis?
—Ne comprenez-vous pas que ce sont eux seulement que j'accuse, reprit-il en faisant un mouvement pour ressaisir de nouveau ma main que je lui retirai. Si jamais j'avais le bonheur d'être aimé, ou seulement souffert par vous, vous disposeriez de ma fortune et de ma vie; et le vieux fou, en prononçant ces mots, se précipita à mes pieds; il saisit les plis flottants de ma robe entre ses deux genoux comme dans un étau, et, prenant dans la poche intérieure de son habit un portefeuille crasseux, il l'ouvrit et en tira à demi plusieurs billets de banque; laissez-donc faire à un ami, me dit-il, en les tendant vers moi et aimez un peu celui qui sent tant de flamme pour vous!
Il avait les allures d'un Tartuffe grotesque; un moment, je crus que l'hilarité l'emporterait en moi sur le mépris; mais mon indignation fut la plus forte; du revers de ma main gauche je souffletai le portefeuille qui alla tomber au bord du feu, et de l'autre je poussai si rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux, qu'il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin ne fut pas de se relever, mais d'étendre précipitamment sa main osseuse vers le portefeuille béant qui touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s'enflammer. J'avoue que j'aurais été ravie de voir flamber ces insolents billets de banque.
Je n'invente rien dans la scène que je raconte.
Il n'y a que les vieillards de soixante-six ans pour avoir de ces façons-là; les pédants surtout; sitôt qu'ils flairent un tête-à-tête avec une femme du monde, ils mettent à la hâte une cravate blanche sur une chemise sale, leurs cheveux gras s'appuient sur le col de leur habit fripé; leurs mains sont à demi lavées, et ils osent s'agenouiller, ainsi faits, aux pieds d'une femme élégante, si cette femme n'est pas défendue par un entourage qui leur impose ou par la fortune; la pauvreté les provoque et les pousse à la tentation et à la profanation; comme ils n'ont jamais touché dans leur laideur qu'à de pauvres filles vendues, ils se figurent qu'avec une bourse pleine ils auront raison de toutes les répulsions des sens et de toutes les fiertés de l'âme; quelle joie on éprouve à les bafouer!
Quand Duchemin eut ressaisi son portefeuille et se fut remis sur ses pieds, je le poussai vers la porte et je la refermai sur lui.
Il ne me pardonna jamais cette scène-là; il devint mon ennemi et empêcha son libraire Frémont de publier aucune de mes traductions.
À peine était-il sorti, que je fus prise d'un fou rire; toute sa personne se représentait devant moi dans son attitude bouffonne. Je riais si fort que ma vieille servante vint me dire que j'allais réveiller mon fils. J'avais dans ce temps de ces bonnes gaietés-là; et je les racontais de même que mes tristesses, et tout ce que je voyais et tout ce que j'éprouvais à ce Léonce, que j'aimais tant. Son nom vient de m'échapper; il était nécessaire à la clarté de ce récit; mais je ne le prononce jamais qu'avec une douloureuse hésitation; en montant de ma gorge à mes lèvres il y fait toujours passer une saveur profondément amère.
Je lui écrivis sur l'heure la scène étrange qui venait de se passer; il avait vu autrefois Duchemin dans une tournée en province qu'avait faite le grand homme, et je me figurai sa surprise moqueuse en se le représentant à mes pieds m'offrant son amour et son argent! Cependant quand j'en arrivai, dans le récit que j'écrivais à Léonce, à ce dernier trait de cynique espérance, je ne pus me défendre de quelques réflexions poignantes sur le sort des femmes, de manière que ma lettre qui avait commencé gaiement finissait sur un ton sombre et amer. Mes réflexions étaient générales, mais un cœur bien tendre et bien épris y eût puisé des élans d'amour et de dévouement.
Dans la réponse que me fit Léonce, je ne trouvai, et ce fut avec un peu de surprise, qu'une énumération curieuse et très-érudite de tous les vieillards débauchés et lascifs que les poëtes ont raillés depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Il citait les vieillards d'Aristophane, ceux de Plaute et de Térence, ceux de Shakespeare et de Molière; il empruntait même au théâtre chinois une scène qui met en évidence les amoureuses perplexités d'une barbe grise. Sa lettre était ingénieuse et amusante; je n'y vis qu'une nouvelle preuve de son intelligence qui me fascinait; plus tard, mes yeux se dessillèrent et cet esprit où il n'y avait pas d'âme m'apparut sans grandeur. Les cœurs qui aiment ont la cataracte; ils n'y voient plus.
Lorsque René Delmart revint chez moi et que je lui racontai ma scène avec Duchemin, il la prit au sérieux, tout en raillant le pédant:—Chère, chère marquise, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, voulez-vous que je donne une leçon à cet homme-là?
—Bah! m'écriai-je, ce serait lui prêter trop d'importance.
—Il est vrai, répondit-il, car il est bien connu qu'il agit de même envers toutes les femmes.
—Si son amour est une monomanie, repris-je en riant, il mérite le respect comme la dévotion, comme le fanatisme.
—C'est possible, répliqua-t-il, mais Duchemin est méchant, il vous nuira.
—Hâtons-nous, repartis-je, pour le contre-miner de nous adresser à Albert de Lincel.
—Malheureusement il est malade, me dit René, il garde le coin du feu et ne pourra venir chez vous avant quelques jours.
—Et pourquoi n'irions-nous pas chez lui mon bon René?
—En effet, c'est ce qu'il y aurait de plus simple; il en sera touché, et nous l'aurons peut-être arraché, ne serait-ce qu'une heure, aux inquiétudes de son génie.
V
Le lendemain, dans l'après-midi, René vint me chercher en voiture pour me conduire chez Albert de Lincel; il habitait près de la place Vendôme le premier étage de la maison où il devait mourir. Nous traversâmes une petite antichambre lambrissée de panneaux en bois de chêne, sur lesquels se détachait un tableau de l'école vénitienne. C'était une Vénus, de grandeur naturelle, couchée nue dans les plis d'une draperie de pourpre. Cette figure, fort belle, était tellement en relief qu'elle vous frappait en passant comme une réalité.
Nous trouvâmes Albert dans un petit salon qui lui servait de cabinet de travail; des rayons en chêne couverts de livres s'étendaient sur toute la paroi du fond; deux portraits au crayon, celui de Mlle Rachel et celui de Mme Malibran, étaient placés parallèlement. De grands fauteuils, un piano, un bureau en palissandre, et une pendule couronnée d'un bronze d'après l'antique, complétaient l'ameublement. Albert se tenait à moitié étendu sur une causeuse en cuir violet; il se leva précipitamment, ou plutôt automatiquement, en nous voyant entrer comme si un ressort l'eût redressé. Je le considérai avec une tristesse visible qui m'empêcha d'abord de lui parler. Quel changement s'était fait en lui depuis le soir où je l'avais vu à l'Arsenal! Son corps amaigri avait peut-être plus de distinction encore, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l'expression idéale; mais quels ravages, mon Dieu! les pommettes, luisantes et blêmes, étaient en saillie; les yeux caves brillaient d'un feu étrange; ses lèvres étaient presque blanches; son sourire contraint laissait voir des dents altérées. Oh! ce n'était plus le frais et gai sourire de la jeunesse où l'amour pétillé! l'amertume de l'âme semblait être remontée jusqu'à la bouche et l'avoir brûlée d'un corrosif. Son front seul était resté pur, harmonieux et sans rides; sa chevelure jeune et frisée l'ombrageait mollement. René l'avait averti la veille au soir de notre visite. Il s'était vêtu avec ce soin extrême qui était dans ses habitudes: une redingote noire d'un drap très-fin serrait sa taille cambrée.
Tandis que je l'examinais avec émotion, René lui expliquait ce que je désirais de lui.
—Oh! de tout mon cœur, dit-il, j'écrirai ce soir même à Frémont de passer chez moi.
Je le remerciai en ajoutant qu'il était bien indiscret à une inconnue de venir l'importuner.
—Oh! me dit-il, vous n'étiez pas une inconnue pour moi; je vous connaissais beaucoup par mon ami René et je suis fort heureux de vous connaître tout à fait, car vous êtes très-bonne à voir; et il arrêta longtemps sur moi ses grands yeux profonds.
—Et cependant, lui dis-je tout en baissant mes regards sous la fixité des siens, vous ne m'avez pas reconnue?
—Reconnue? répéta-t-il d'un ton interrogatif.
—Mais oui, nous nous sommes déjà vus un dimanche soir, à l'Arsenal, il y a de cela bien des années, et vous me prîtes ce soir-là pour une quakeresse!
—Quoi! c'était vous! oh! oui, c'était vous avec de longues boucles flottantes sur un corsage de velours noir! Vous voyez bien que je n'ai rien oublié, vous refusâtes de valser avec moi et vous eûtes tort, marquise, car, vrai, nous aurions pu nous aimer!
—Comme vous y allez, dit René! Vous serez donc toujours le même, Albert? Vous ne pourrez jamais voir une femme sans lui parler d'amour?
—Et de quoi voulez-vous donc qu'on leur parle, reprit Albert en riant, madame ne m'a pas l'air d'un bas bleu, et je suppose que le socialisme et la métaphysique à fortes doses ne seraient pas de son goût.
—Eh! qui vous fait penser que l'amour en soit, répliqua René!
—Ce que vous dites là sent l'amoureux et le jaloux d'une lieue, répondit Albert en riant plus fort.
—Je n'ai que des amis, repartis-je.
—Ce qui implique, reprit Albert, un amour secret. Êtes-vous heureuse?
—Plus que je ne l'ai jamais été.
—Ah! fit-il, vous dites cela avec une flamme dans les yeux qui vous rend fort belle.
—Je ne veux pas vous prendre en traître, repris-je pour le détourner de ce langage, je suis aussi un peu bas-bleu. Non-seulement j'ai traduit un roman anglais, mais j'y ai ajouté une courte préface sur l'auteur inconnu en France.
—Oh! voyons, me dit-il: le style c'est la femme!
Et prenant le livre où était écrite une ligne d'admiration pour lui, Albert parcourut la notice que j'avais faite.
—Bien! murmurait-il à mesure qu'il lisait, c'est d'un style naturel et concis, et avec de l'élégance et parfois un éclair de sensibilité. Vous devez avoir un esprit droit et décidé, un cœur bon et franc.
—Vous en jugerez plus tard, répondis-je, car j'espère que nous nous reverrons.
—Plus tôt que vous ne pensez et que vous ne désirez peut-être, répliqua-t-il en me prenant la main.
Nous allions nous retirer, lorsqu'on annonça la mère d'Albert de Lincel.
C'était une grande femme, svelte encore, au visage fier et aristocratique; son fils lui ressemblait beaucoup, mais avec quelque chose de plus intellectuel et de plus exquis dans les traits. Albert embrassa sa mère et ses joues se colorèrent de plaisir en la voyant. Il avait pour tous ses parents une affection très-vive. Au milieu de sa vie de chagrin et d'orages il avait gardé le culte de la famille; il parlait toujours de sa mère avec respect et émotion!—C'est une remarque de tous les siècles qu'il n'est que les êtres méchants ou médiocres qui n'aiment pas leurs mères. Ceux qui ont la flamme du cœur ou de l'esprit sentent qu'ils l'ont puisée dans le sein qui les a portés.
Albert me présenta sa mère et me nomma à elle. Nous échangeâmes quelques paroles du monde; puis, je me levai pour partir. Albert serra la main de René, et prenant la mienne qu'il baisa, il me dit: Au revoir!
VI
J'écrivis le soir même à Léonce ma visite à Albert de Lincel; il me répondit vite et avec une sorte d'ardeur curieuse: Il serait charmé, me disait-il, de connaître par moi un des êtres qui l'avait le plus intéressé dans sa vie. Il me demandait sur Albert tous les détails imaginables et m'engageait à le voir le plus souvent possible. Je fus ainsi disposée tout naturellement à accepter sans scrupule et sans inquiétude la sympathie d'Albert; je l'avais trouvé enjoué et cordial; j'aimais les allures simples de son génie qui ne s'était pas offert à moi avec cette pompe solennelle à laquelle tous les hommes célèbres se croient plus ou moins tenus dans une première entrevue.
Le lendemain de ma visite à Albert, il faisait un de ces jours d'hiver radieux si rares à Paris; le ciel était d'un bleu vif, les moineaux voletaient au soleil sur la cime dépouillée des arbres, et s'aventuraient parfois jusqu'à la balustrade de la haute fenêtre où j'étais accoudée. Je faisais comme les moineaux, je humais l'air vivifiant et tiède de ce jour d'Italie, et je regardais courir, dans les mêmes allées où nous sommes maintenant assises, mon fils qui jouait à la balle. Le portier, qui nous avait en affection, lui ouvrait chaque jour le jardin qui m'avait appartenu autrefois.
Je regardais mon enfant s'ébattre joyeux; il me saluait par de petits cris, et lorsque mes yeux se détournaient de lui, il m'obligeait en m'appelant à le regarder encore. J'avais devant moi les toitures et les clochers d'une partie du faubourg Saint-Germain; les bruits des voitures et les voix de la rue montaient jusqu'à ma fenêtre. Ce spectacle et ces rumeurs m'empêchèrent d'entendre le coup de sonnette qui retentit à ma porte; tout à coup, je sentis une main tirer à mon côté les plis de ma robe; c'était ma vieille servante qui me disait avec sa grosse mine toujours réjouie:
—Madame, voilà un monsieur!
Je tournai la tête et je me trouvai en face d'Albert de Lincel.
Il était plus pâle que la veille et si essoufflé qu'il semblait défaillir; je lui pris la main et je l'obligeai à s'asseoir; il tomba comme anéanti sur un fauteuil.
—Vous voyez, me dit-il, que je n'ai pas tardé à vous rendre votre visite.
—Oh! que vous êtes bon, répondis-je, d'être venu si vite et d'être monté si haut.
—Il est vrai que c'est un peu haut, marquise, mais c'est bien à vous de ne pas avoir quitté votre hôtel et d'avoir eu le courage de vous y loger sous les toits. Je vois en ceci un présage de bon augure; un jour vous redeviendrez, comme autrefois, propriétaire de l'hôtel entier.
—Les poëtes sont prophètes, lui dis-je en riant; ce que vous dites là me portera bonheur et je gagnerai mon procès. En attendant, regardez quelle belle vue; et je le conduisis vers la fenêtre, puis me retournant vers l'intérieur de mon petit salon, j'ajoutai: J'ai d'ailleurs ici, autour de moi, mes plus chères reliques, et je ne regrette rien de mon grand appartement du premier étage.
Il se mit alors à considérer avec intérêt trois portraits, qui séparaient les rayons de bibliothèque dont les murs étaient couverts. C'était le portrait de ma mère: un grand dessin à la gouache dont les demi-teintes rendaient à merveille la douceur et la distinction des traits. C'était ensuite le portrait de mon grand-père, figure sévère, presque sombre, dont la bouche, large et serrée, avait une expression d'amertume, tandis que les yeux éclatants et le front calme donnaient au haut du visage une extrême sérénité. Cette peinture au dessin pur et sobre de couleurs rappelait la manière de David; la chevelure, disposée en ailes de pigeons, était poudrée à frimas; l'habit bleu barbeau, coupe de la République, avait deux vastes revers en pointes, de même que le gilet blanc à la Robespierre; entre ces revers, se groupait le nœud bouffant de la cravate de mousseline qui s'enroulait en plis profonds autour du cou.
Tout l'ajustement contrastait avec la pâleur et l'expression grave de la tête.
Le troisième portrait, magnifique miniature de Petitot, représentait un chevalier de Malte, mon grand-oncle; la tête, jeune et superbe, était couverte de la longue et abondante perruque de la fin du règne de Louis XIV, le cou reposait dans une cravate blanche à plis majestueux; la cuirasse était en bel acier bruni rehaussé d'or et d'émail bleu; un manteau de pourpre flottait sur l'épaule gauche.
Après avoir regardé attentivement ces trois portraits, Albert feuilleta quelques-uns de mes livres; il fut frappé par une édition des œuvres de Volney, et par un volume de Condorcet, que ces auteurs avaient donnés à mon grand-père. En voyant leur signature, il me dit:
—Savez-vous, marquise, que nous sommes un peu du même monde; mon père aussi a été lié avec ces hommes célèbres que Bonaparte appelait des idéologues; bien souvent mon père m'a parlé de ses amis les grands philosophes, comme il disait, et à sa mort j'ai retrouvé de leurs lettres dans ses papiers.
Tandis que nous causions ainsi, sa voix était si altérée et son oppression si forte, que je lui dis tout à coup:
—En vérité, je suis bien peu hospitalière de ne pas vous avoir offert un verre d'eau sucrée après votre ascension de mes quatre étages.
Et prenant un verre à semis d'étoiles d'or, dont je me servais habituellement, je le lui tendis plein d'eau et de sucre.
Il se mit à rire comme un enfant.
—Eh! quoi! marquise, pensez-vous me rendre des forces avec ce fade breuvage?
—Voulez-vous, lui dis-je, y mettre un peu de fleurs d'oranger?
—De mieux en mieux, dit-il en riant plus fort.
—Oh! j'y pense, repris-je, j'ai d'excellent chocolat d'Espagne, il sera bientôt fait; permettez-moi de vous en offrir. Je n'ose vous proposer du thé ou du café, c'est trop irritant.
—Ne cherchez pas tant, marquise, et faites-moi apporter simplement un verre de vin généreux.
Née et élevée dans le Midi, je n'avais jamais, comme presque toutes les femmes des pays chauds, approché une goutte de vin de mes lèvres. J'avais mis mon fils au même régime, et, depuis ma ruine, je n'avais plus de cave.
Je dis tout cela à Albert, ajoutant que ma servante seule buvait du vin dans la maison.
—Eh bien! reprit-il gaiement, j'accepte ce vin de cuisine, et, croyez-moi, marquise, faites-en boire aussi à votre fils si vous ne voulez pas qu'il devienne lymphatique et mièvre.
Je sonnai Marguerite, qui apporta aussitôt une grosse bouteille noire et un verre. Albert la vida à moitié et, à mesure qu'il buvait, son teint se colorait et ses yeux se remplissaient d'une vie nouvelle.
—Ah! me dit-il en touchant la bouteille, ceci et ces bons rayons de soleil qui s'allongent jusqu'à moi par votre fenêtre, me rendent vigueur et joie. Maintenant, marquise, je pourrai marcher, causer et même écrire longtemps.
—Le vin vous fait donc du bien, repris-je toujours étonnée.
—On m'a calomnié sur l'abus prétendu que j'en fais, répliqua-t-il; mais si jamais, marquise, vous étiez mourante ou désespérée, vous verriez quelle force y trouve le corps; quels enchantements et quel oubli l'esprit peut y puiser.
—Horreur! lui dis-je en riant, jamais je ne souillerai mes lèvres à cette liqueur aux parfums âcres. Parlez-moi de l'arôme du citron et de l'orange! Je me souviens encore que lorsque les larges pieds des vignerons foulaient la vendange au château de mon père, je fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j'allais bien loin m'asseoir sur quelque hauteur pour respirer le vent du ciel.
—Avec vos cheveux que le soleil empourpre et doré en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dédain pour le breuvage que tous les peuples ont appelé divin, a quelque chose d'affecté et de maniéré qui n'est pas digne de vous.
—Mais je n'affecte rien, je vous jure; c'est en moi un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance cesserait, je vous promets d'essayer de boire avec vous.
—Oh! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes! N'est-ce pas, vous ne croirez pas ce qu'on vous dira de moi: que je m'abrutis, que je me jette tête baissée dans cet oubli de l'ivresse? Non, non, je vois sciemment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je m'abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur est déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre, chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le vertige et l'envie de l'imiter.
—C'est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je; ne peut-on s'étourdir par l'amour, par le dévouement, par le patriotisme, par la gloire?
—J'ai essayé de tout, et l'oubli seul est là, répliqua-t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts blancs et effilés; mais je ne m'enivre que lorsque je souffre trop et que le désir impérieux d'oublier la vie me fait envier la mort.
Tout ce qu'il me disait à propos de ce bienfait de l'ivresse dont on l'accusait d'avoir pris l'habitude me causait une sorte de malaise; je ne comprenais pas même la force réelle que le vin prêtait à sa santé défaillante et qui insensiblement en avait fait pour lui une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste, quand le souffle manqua à ma marche, l'air à ma respiration, l'étreinte à mes mains maigres et amollies, j'approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage qu'elles avaient repoussé si longtemps; insensiblement il me ranima, et, s'il avait vécu encore, lui, mon grand et bien-aimé poëte, je lui aurais demandé de célébrer en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Anacréon avait chanté les vins de Crète et de Chio.
—Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais, continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu'il y a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par lesquels les grands poëtes de l'antiquité, et les vrais poëtes modernes l'ont célébré; croyez-bien que tous l'ont aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu'on aime. Mais je deviens pédant et j'oublie de vous dire que j'ai vu Frémont ce matin, ou plutôt, j'hésite à vous le dire, car je n'ai pas une bonne nouvelle à vous donner.
—Je devine; votre éditeur refuse mes traductions.
—Il les a refusées d'un ton qui m'a fait soupçonner un parti pris et qui pourrait bien me brouiller avec lui, répliqua Albert.
—Je vois en ceci une vengeance de Duchemin, lui dis-je, il vous a prévenu auprès de Frémont et l'a mal disposé pour moi. Ce n'est donc pas à votre libraire que j'en veux, mais à cet affreux satyre.
—Du reste, marquise, je vous trouverai un autre éditeur.
—Merci, répondis-je en lui tendant la main, mais laissez-moi goûter votre première visite sans vous fatiguer de cette affaire.
En ce moment une petite main gratta à la porte de mon cabinet et la poussa doucement; c'était mon fils qui ne me voyant plus à la fenêtre s'était ennuyé de son jeu et revenait vers moi. Les enfants veulent toujours avoir un compagnon ou un spectateur dans leurs amusements; c'est le prélude de la sympathie et de la vanité humaines.
—Oh! je pensais bien que tu avais une visite, me dit mon fils en m'embrassant; mais je ne connais pas ce monsieur, ajouta-t-il en regardant Albert.
—Voulez-vous me connaître et m'aimer un peu, lui dit Albert en l'attirant vers lui.
—Oui, vous me plaisez beaucoup.
—Vous êtes privilégié, dis-je à Albert, car ce terrible enfant n'aime guère ceux de vos confrères qui sont mes amis.
—J'aime René, parce qu'il est bon pour toi et qu'il me caresse, me répondit l'enfant, mais les autres ne parlent jamais que d'eux et me renvoient quand ils sont là.
—Et moi pourquoi m'aimez-vous? lui dit Albert.
—Parce que votre figure est si triste et si pâle que vous me rappelez mon père quand il allait mourir.
Et, en prononçant ces mots l'enfant s'assit sur les genoux d'Albert et l'embrassa.
—Puisque vous m'aimez un peu, demandez donc à votre maman qu'elle ne nous refuse pas à vous et à moi un grand plaisir.
—Et lequel? reprit mon fils.
—Voyez cette belle carte, répliqua Albert, en tirant de sa poche un carré de carton rose, elle nous ouvrira toutes les serres et toutes les galeries de la ménagerie du Jardin des Plantes. J'ai une voiture en bas et si votre maman veut bien y monter avec nous, avant un quart d'heure nous serons arrivés.
—Oh! ma petite mère, ne refuse pas, dit l'enfant on m'entourant de ses bras; quel bonheur de voir tous ces animaux féroces qui font peur!
—Et, par ce beau soleil, tous les beaux oiseaux au plumage étincelant, ajouta Albert.
—Oh! oh! partons, partons vite, s'écria l'enfant en frappant des pieds.
—Ne le privez pas de cette grande joie, me dit Albert avec un bon sourire.
—Je le veux, je le veux; dis oui, répétait l'enfant en me tirant par ma jupe.
—Il faut bien obéir, répliquai-je en riant, mais convenez, M. de Lincel, que nous allons un peu vite sur le chemin de l'amitié.
—Oh! j'aimerais bien mieux que ce fût sur un autre chemin, dit Albert en baisant ma main; je me sens disposé, marquise, à devenir amoureux de vous.
—En ce cas là, je ne sors pas, répliquai-je, car vous m'effrayez.
Et je fis mine de dénouer le chapeau que je venais de mettre.
—Je le veux! je le veux! répétait l'enfant.
—Voyez ce beau soleil qui nous sollicite, ajouta Albert, allons, marquise, partons vite; j'écris, vous écrivez aussi, voilà notre confraternité établie.
En disant ces mots, il ouvrit la porte et nous sortîmes; mon fils nous précédait joyeux. Albert s'appuyait, pour descendre l'escalier, sur l'épaule robuste de l'enfant et sur sa blonde tête frisée. Je les suivais, marchant derrière Albert, et le considérant avec tristesse.
Nous montâmes en voiture, Albert s'assit à côté de moi, et l'enfant devant nous; le soleil se répercutait en plein sur les vitres et répandait une chaleur de serre.
—Que je suis bien, me disait Albert, il y a longtemps que je n'avais éprouvé un tel apaisement de toute douleur. On m'a calomnié, marquise, en me prêtant des passions sans frein; je vous assure qu'il m'en aurait fallu bien peu pour être heureux; ainsi, en ce moment, je ne désire rien: ce jour radieux qui me réchauffe, ce bel enfant qui me regarde, et vous si charmante à voir et si bonne à entendre, me semblez le souverain bien.
—Je suis toute joyeuse de ce que vous me dites là, répondis-je avec amitié; vous pourrez donc revenir à une vie naturelle et douce, car ce qui vous semble en ce moment le bonheur est facile à trouver.
—Et pourquoi ne pas me dire simplement que je l'ai trouvé?
—Je ne vous comprends pas bien, répliquai-je en retirant ma main qu'il voulait prendre.
—Tenez, marquise, fit-il avec une sorte de colère, vous êtes coquette comme toutes les autres, et moi je suis un fou incurable de ne pouvoir me trouver auprès d'une femme quelconque sans que mon vieux cœur broyé ne s'agite.
Sa bouche, en prononçant ces paroles, eut une expression d'amertume et de dédain, et il avait laissé, tomber le mot quelconque avec un accent qui me blessa.
L'enfant nous dit de sa voix perlée:
—Allez-vous donc vous fâcher si vite ensemble! Vous feriez mieux de regarder comme l'église est belle, là, sur l'eau, tout près de nous.
La voiture avait marché le long des quais, elle venait de dépasser Notre-Dame dont la grande nef aux arêtes puissantes si finement sculptées se détachait sur l'azur du ciel comme un grand navire sur une mer bleue.
—Votre fils sera peut-être un artiste, me dit Albert, il vient d'être frappé d'une chose vraiment belle que nous ne songions pas à regarder.
En parlant ainsi il fit arrêter la voiture, baissa la vitre de gauche et me dit:
—Voyez!
Sa tête se pencha a la portière à côté de la mienne; nous contemplâmes quelques instants le vaisseau majestueux de la cathédrale qui semblait suspendu dans l'air; les arbres de l'espèce de square, qui remplace aujourd'hui l'ancien archevêché saccagé, étendaient leurs branches dépouillées autour du clocheton gothique.
Ce lieu est charmant le soir, en été, me dit Albert, quand les arbres sont verts et qu'on remonte le cours de la Seine, couché dans un bateau; on pense alors à la Esméralda fuyant le sac de Notre-Dame, et voyant la grandeur et la beauté de l'église sombre à la lueur des étoiles:
—Quelles pages que cette description du poëte! Oh! c'est un sublime peintre que Victor, sans compter qu'il est notre plus grand lyrique!
C'était une des qualités attrayantes d'Albert que cette justice qu'il rendait au génie.
Tandis que nous admirions l'église si bien groupée derrière nous, l'enfant s'était agenouillé sur la banquette, avait baissé la glace de devant, et tirant l'habit du cocher il lui criait:
—Marchez! marchez! nous arriverons trop tard pour voir les animaux.
La voiture se remit en route et nous nous trouvâmes en quelques secondes à la porte du jardin des Plantes.
Une foule d'enfants la franchissaient avec leurs mères ou leurs bonnes, leurs pères ou leurs précepteurs; la plupart s'arrêtaient d'abord devant les petites boutiques de gâteaux, d'oranges, de sucre d'orge et de liqueurs adossées de chaque côté de la grille extérieure; les marchandes attiraient les enfants en leur criant:
—Venez vous fournir, mes petits messieurs et mes belles demoiselles!
Albert dit à mon fils:
—Il faut faire aussi notre provision de brioches pour les ours, les girafes et les éléphants.
Et il se mit à remplir les poches et le chapeau de l'enfant de pâtisseries et de bonbons.
—Vous pouvez y goûter d'abord mon petit ours bien léché.
Et, comme pour engager mon fils, Albert se fit servir un verre d'absinthe qu'il avala.
—Oh! poëte! cela se peut-il? m'écriai-je.
—Marquise, reprit-il gaiement, je me donne des jambes pour vous accompagner dans les galeries, dans les allées et dans les serres, et vous m'eussiez montré un bon cœur et un esprit sans préjugé en n'y prenant pas garde.
—Mais c'est que je sens que cela vous fait mal.
—Les fumeurs d'opium que l'on sèvre trop vite, meurent tout à coup, répliqua-t-il.
Tandis qu'il parlait, un peu de sang rose affluait vers ses joues et en colorait l'effrayante pâleur; ses yeux étaient vifs, l'air pur du jour animait tout son visage, et la brise des grands arbres agitait sur son front inspiré ses boucles blondes; en ce moment il était encore très-beau et sa jeunesse semblait revenue.
—Je me suis souvent promené ici avec Cuvier, reprit-il, je vous montrerai bientôt son habitation. Son traité de la formation du globe m'a fait rêver d'un poème où auraient figuré des personnages d'avant notre race. Vous sentez quelle fantaisie on pourrait répandre sur des êtres et sur un temps qui n'ont pas d'historiens!
—Oh! je vous en supplie, écrivez ce poème, lui dis-je, voilà si longtemps que vous n'avez rien fait.
—Écrire encore! et à quoi bon? dit-il avec un éclat de rire.
—Mais ce serait une noble distraction.
—Oh! tenez, j'aime mieux l'amusement que se donne en cet instant votre fils en jetant des gâteaux aux ours.
Et, s'avançant près de l'enfant, il prit dans son chapeau un gâteau qu'il lança par morceaux aux lourdes bêtes pantelantes.
Après avoir régalé les ours, mon fils voulut faire visite aux singes; mais il me vit une si grande répulsion pour les gambades impures et pour les grimaces humaines de ces animaux, qu'il dit tout à coup à Albert qui riait de mon malaise:
—Éloignons-nous puisque maman a peur.
Il prenait mon dégoût pour de l'effroi.
—Allons voir des bêtes plus nobles et vraiment bêtes, dis-je à Albert, malgré moi les singes me font l'effet d'une ébauche informe de l'homme.
Nous passâmes dans le bâtiment circulaire où s'abritent les rennes, les antilopes, les girafes et les éléphants. Albert était tout joyeux et redevenait enfant lui-même en voyant la joie de mon fils, tandis qu'un énorme éléphant enlevait avec sa trompe les gâteaux que lui tendait sa petite main; puis vint le tour des girafes qui abaissaient jusqu'à l'enfant leur long cou flexible et onduleux, le sollicitaient d'un regard de leurs grands yeux si doux, et lui tiraient leur langue noire pour recevoir leur part du festin. Un des gardiens plaça mon fils sur un magnifique renne, à l'allure élégante et rapide, qui s'élança aussitôt autour de l'énorme pilier servant d'appui à l'édifice. L'enfant riait aux éclats, le gardien le tenait d'un bras ferme fixé à l'animal et le suivait au pas de course. Le jeu était sans danger, je rejoignis Albert qui m'appelait pour me montrer une svelte et belle antilope dont les yeux semblaient nous regarder.
—Voyez, me dit Albert, comme elle s'occupe de nous! ne dirait-on pas qu'elle pense et qu'elle nous parle à sa manière avec ses ondulations de tête. Que ses yeux sont vifs et pénétrants! Je trouve, marquise, qu'ils ressemblent aux vôtres.
—Mais ils sont noirs, répliquai-je.
—Et les vôtres sont d'un bleu sombre, ce qui produit dans le regard la même expression.
Il se mit alors à caresser l'antilope, à la baiser au front et sur le cou et il lui disait, tandis que la jolie bête le considérait de ses yeux grands ouverts:
—Tu caches peut-être l'âme d'une femme; je n'oublierai jamais ma belle, de quelle façon tu m'as regardé!
Le gardien avait fait descendre mon fils de sa monture et nous avait prévenus que c'était l'heure du repas des animaux féroces. Nous nous rendîmes dans la longue galerie où étaient enfermés les tigres, les lions et les panthères, dont les rugissements terribles se faisaient entendre au dehors; une odeur âcre et fauve remplissait cette galerie très-chaude. On se sentait pris à la gorge et comme étouffé en y pénétrant. La pâleur d'Albert s'empourpra subitement, et ses yeux brillèrent d'un feu étrange. Cet air lourd et malsain lui portait à la tête, et lui causait une sorte de vertige. D'abord je n'y prit pas garde, occupée à éloigner mon fils des barreaux de fer, et à contempler la magnifique posture de deux tigres, allongés et tranquilles, qui, tout à coup, s'élancèrent d'un bond furieux sur les tronçons de viandes saignantes qu'on venait de leur jeter. Albert nous suivait à distance et sans me parler. Il semblait ne rien voir et ne rien entendre. On l'eût dit absorbé par une vision intérieure.
Je m'étais arrêtée devant la cage d'un colossal lion du Sahara, arrivé depuis peu de nos colonies africaines. La superbe bête, reposait majestueusement, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, dont les ongles recourbés se dissimulaient sous de longs poils roux. Ses yeux ronds nous regardaient sans méchanceté, il se leva lentement et comme pour nous faire fête; il secoua contre les barreaux sa vaste crinière dorée, elle était si soyeuse et si brillante qu'elle attirait involontairement le toucher. Quelques touffes passaient en dehors et, oubliant mes recommandations à mon fils, d'un mouvement machinal j'y portai la main. Le lion poussa un rugissement formidable; l'enfant cria plein de terreur et Albert qui s'était précipité vers moi, saisit ma main dégantée dans les siennes, la porta à ses lèvres et la couvrit de baisers frénétiques.
—Malheureuse! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir! vous voulez donc que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte, les cheveux détachés du crâne et n'étant plus qu'une chose sans forme et sans beauté, comme les corps dissous dans un cimetière!
En parlant ainsi, il m'avait saisie dans ses bras, et malgré sa faiblesse il m'emportait, en courant, hors de la galerie; mon fils nous suivait en criant toujours. Les gardiens nous regardaient étonnés et pensaient que j'étais évanouie. Arrivés dans une salle voisine où étaient enfermés des animaux moins redoutables, je me dégageai des bras d'Albert, et je m'assis sur un banc; mon fils se précipita sur mes genoux, et suspendu à mon cou, il m'embrassait en pleurant.
—Vois donc, je n'ai aucun mal, lui dis-je; puis, me tournant vers Albert, dont l'angoisse était visible:—Mais qu'avez-vous donc, mon Dieu! vous m'avez effrayée plus que le lion.
Il me regardait sans parler et avec une fixité qui me troublait. Tout à coup, il saisit brusquement mon fils par l'épaule et le détacha de moi.
—Sortons, me dit-il, et prenant mon bras sous le sien, il ajouta: vous voyez bien que ces caresses me font mal.
Je feignis de ne pas l'entendre.
L'enfant lui dit:
—Vous êtes méchant et je ne vous aimerai plus.
Mais bientôt nous nous trouvâmes dans l'allée des vastes volières: les tourterelles, les perroquets, les pintades, les hérons, lissaient au soleil leurs plumes lustrées; les paons, en faisant la roue, jetaient dans l'air des glapissements d'orgueil satisfait; les perruches qui jasaient semblaient leur répondre en se moquant. Les autruches secouaient leurs longues ailes en éventail, la lumière vive filtrait à travers les rameaux dépouillés des arbres, et projetait sur le sable des ombres dentelées. Insensiblement la sérénité riante du jour nous ressaisit tous les trois et effaça le souvenir de ce qui venait de se passer.
—Réconcilions-nous, dit Albert à mon fils, en lui donnant la main, je vais vous conduire sous le cèdre manger du plaisir.
Nous fîmes une halte sous l'arbre centenaire, que Jussieu a planté et que Linnée a touché de ses mains, mais bientôt le babil des bonnes d'enfants, les rumeurs des marmots et les cris de la marchande de plaisirs fatiguèrent Albert et irritèrent ses nerfs.
—Allons nous asseoir dans les serres, me dit-il, nous y serons seuls, car l'entrée est interdite au public.
Je ne voulus pas refuser, j'aurais eu l'air de craindre et par le fait je ne craignais rien; j'avais pour sauvegarde l'amour, l'amour éloigné mais toujours présent.
Nous entrâmes dans la grande serre carrée toute remplie de plantes et de fleurs des tropiques. J'éprouvais un bien-être infini à respirer cette atmosphère tiède et embaumée. Nous nous assîmes vis-à-vis du bassin limpide d'où surgissait, telle qu'une naïade, une statue de marbre blanc; ses pieds étaient caressés par les nymphéas en fleurs flottant à la surface de l'eau, tandis que sa tête se déployait à l'abri des bananiers aux larges feuilles et des magnolias fleuris.
—Que c'est beau, disait mon fils, ravi de cet aspect des plantes inconnues tout nouveau pour lui. Que cela sent bon! je dormirais bien sur cette mousse chaude comme dans mon lit, ajouta-t-il, en s'étendant au bord du bassin; mais j'ai faim et j'ai donné tous mes gâteaux aux animaux.
Albert alla parler à l'homme qui nous avait ouvert la porte de la serre, et je l'entendis qui lui disait:
—Prenez ma voiture, vous irez plus vite.
Il revint s'asseoir auprès de moi, tandis que mon fils étendu sur l'herbe, d'abord silencieux et en repos, finit par s'endormir.
—N'êtes-vous pas fatigué, dis-je à Albert, dont la pâleur avait reparu.
—Question maternelle ou fraternelle, répliqua-t-il d'un ton railleur, soyez donc un peu moins bonne et un peu plus tendre, marquise.
—La bonté et la tendresse ne s'excluent pas, lui dis-je, voyez plutôt dans l'amour d'une mère.
—Oh! nous y voilà; nous retombons encore dans le même ordre d'idées, la maternité et la fraternité, c'est le jargon actuel des femmes du monde; cela leur sert de coquetterie décente quand elles ne veulent pas comprendre ou qu'elles n'aiment plus.
—Dans cette hypothèse ce jargon m'est inutile, et partant étranger, lui dis-je, car notre connaissance est de trop fraîche date pour que j'aie encore songé à la resserrer ou à la dénouer.
—C'est franc, du moins et j'aime mieux ceci qu'un détour. Ainsi donc, si vous ne me revoyiez jamais, ce serait sans regret?
—Non certes, lui dis-je, car vous n'êtes pas de ceux qu'on oublie.
—Merci, répliqua-t-il, en me serrant la main; ceci me suffit pour le moment, parlons d'autre chose pour ne pas gâter ces mots-là. Plus je vous regarde, ajouta-t-il, plus je vous trouve les yeux de l'antilope; si je le pouvais, j'emporterais cette charmante bête chez moi; elle remplacerait mon chien qui jappe et que je n'aime plus. Serait-elle gracieuse là couchée près de votre fils et le caressant comme vous le caressiez tout à l'heure quand vous m'avez inspiré un mouvement féroce. J'avais eu pour vous peur du lion, et une minute après j'aurais voulu être moi-même le lion; vous emporter dans mes griffes et vous dévorer.
—Sont-ce ces arbres et ces lianes formant autour de nous une espèce de jungle qui vous inspirent ces idées carnassières, lui dis-je en riant; tâchons d'être sérieux, et dites-moi plutôt les noms de toutes ces plantes.
—Me prenez-vous pour un professeur du jardin des Plantes, répliqua-t-il d'un ton railleur. M. de Humboldt avec qui je suis venu ici il y a un an, m'a bien dit les noms en us de tous ces arbustes enchevêtrés; mais c'est tout au plus si j'en ai retenu deux ou trois; j'ai mieux aimé me pénétrer de la saveur des dissertations ingénieuses, si neuves et si pleines d'images du savant inspiré. Ce qu'il y a de merveilleux dans ces grands génies allemands, c'est l'étendue et la diversité de leurs aptitudes; ils participent de l'âme universelle et parfois on dirait qu'ils l'absorbent en eux; c'est ainsi que le poëte Gœthe s'assimile la science et la revêt de son génie, tandis que le savant Humboldt emprunte à la poésie une grandeur dont il pare son savoir.
—En France, nous restons parqués dans nos facultés distinctes; un savant est un pédant; un poëte est un ignorant ou à peu près, nos musiciens et nos peintres sont illettrés. L'Allemagne semble avoir hérité de l'intelligence synthétique de la Grèce qui voulait que le génie embrassât toutes les connaissances de l'humanité. M. de Humboldt est un de ces esprits dont la manifestation se produit sur tous les sujets, avec cette facilité divine qui caractérisait les demi-dieux de l'antiquité. Je n'oublierai de ma vie tout ce qu'il a répandu d'éloquence et de verve devant moi à cette même place où nous sommes assis. Ne l'avez-vous jamais entendu, marquise?
—Je l'ai rencontré, répliquai-je, dans le salon du peintre Gérard, de cet homme à l'esprit incisif dont la causerie valait mieux que les tableaux; M. de Humboldt me prit un soir en amitié et écrivit pour moi sur une large page de vélin, un passage inédit de son Cosmos auquel il ajouta une aimable dédicace; c'est aussi chez Gérard, poursuivis-je, que j'ai connu Balzac. L'aimez-vous et qu'en pensez-vous?
—Oh! celui-là, reprit-il, était d'une grande force; son génie était bien caractérisé par sa puissante et lourde encolure de taureau; ses créations sont parfois abondantes et plantureuses à s'étouffer elles-mêmes. On voudrait les dégager en les élaguant çà et là, mais peut-être les gâterait-on, comme si on essayait de tailler symétriquement ces arbres entremêlés qui nous prêtent leur ombre. Le beau, radieux et toujours noble, suivant l'acception antique, ne convient guère, je crois, qu'à la poésie; la prose a des allures plus émancipées et plus familières; elle se mêle à tout et se permet tout; c'est là l'échec du goût qui est le raffinement suprême du génie: Le goût de Balzac ne me semble pas toujours très-pur; pas plus que ses caractères, et surtout ceux de ses femmes du grand monde ne me paraissent toujours vrais. Il outre la nature et il la boursoufle quelquefois. L'océan profond a des écumes visqueuses; les métaux en fusion produisent des scories.
Tandis que nous causions de la sorte l'homme qu'Albert avait envoyé, je ne sais où, revint dans la serre tenant un plateau d'argent sur lequel étaient des glaces, des fruits confits, des gâteaux et un flacon de rhum.
Mon fils s'éveilla au cliquetis du plateau qui passait devant lui et il accourut vers nous alléché et ravi par ces friandises; je remerciai Albert de son attention et je l'engageai à goûter aux sorbets et aux fruits.
—Manger est une fatigue qui m'est souvent insupportable, me répondit-il; quand j'ai dîné la veille, je ne suis jamais sûr de déjeuner le lendemain; laissez-moi donc me soutenir à ma guise et sans vous inquiéter de mon régime; en parlant ainsi il but deux petits verres de rhum. Je n'osai rien lui dire, mais je redoutai que sa tête ne s'enflammât de nouveau.
—L'air de la serre me fatigue, repris-je en me levant, regagnons l'air froid et vivifiant du jardin.
—Nous étions pourtant bien ici, répliqua Albert.
—Oh! pour cela, oui, ajouta mon fils, et cette fois c'est maman qui a tort; elle vous empêche de boire et moi de manger.
Je les pris tous deux par la main et les entraînant vers la porte je leur dis: vous êtes deux enfants! Nous traversâmes rapidement le jardin, mon fils se remit à courir devant nous; je m'appuyai à peine sur le bras d'Albert qui chancelait presque; il ne me parlait pas et retombait dans son humeur sombre; cependant quand nous fûmes remontés en voiture sa gaieté lui revint tout à coup; il me proposa de traverser le pont d'Austerlitz, de faire le tour de l'Arsenal, vide aujourd'hui de ses hôtes poétiques d'autrefois, puis de rentrer chez moi par les boulevards, la rue Royale et le pont de la Chambre, ou ce qui serait bien mieux, ajouta-t-il, d'aller dîner dans quelque cabaret des Champs-Élysées.
—Voyons, marquise, il le faut, je le veux, cela nous amusera, poursuivit-il avec cette insistance capricieuse et juvénile qui était un des charmes de sa nature.
—Oh! pour cela non, répliquai-je, je refuse, je m'insurge, et si vous voulez dîner absolument avec moi, ce sera chez moi que vous dînerez.
—J'accepte, me dit-il, mais à condition qu'une autre fois je serai l'amphitryon.
—Que dirait notre ami René, s'il nous voyait ainsi passer toute une journée ensemble?
—Ma foi, j'y pense, reprit Albert, si nous allions le chercher ce bon René dans sa retraite d'Auteuil pour dîner avec nous?
—Y songez-vous! De la sorte, vous pourriez me conduire jusqu'à Versailles; oh! comme vous y allez, poëte!
—Je vais comme l'inspiration et l'instinct, je suis mon cœur qui me pousse. Avez-vous donc, marquise, quelque amoureux qui vous attende ce soir pour vouloir rentrer si vite?
—Vous voyez bien que non, puisque je vous engage à dîner.
—Ainsi donc, vrai, vous êtes libre?
—Libre comme le travail et la pauvreté.
—Ce qui signifie d'ordinaire l'esclavage, répliqua-t-il.
—Non, repartis-je, le monde ne s'occupe guère que des riches et des oisifs, et laisse aux autres leurs coudées franches dans la tristesse et la solitude.
—Oh! si vous étiez tout à fait libre, répétait-il, que ce serait bon! mais bah, vous me trompez!
Je ne savais plus que lui répondre et nous nous mîmes à jouer assez gaiement sur les mots jusque chez moi. Parvenue au bas de mon escalier, je le montai précipitamment pour ordonner à ma vieille Marguerite d'aller chercher un poulet et du vin de Bordeaux. Albert et mon fils me suivaient plus lentement; quand ils arrivèrent je m'étais déjà débarrassée de mon chapeau et de mon châle, j'avais noué un tablier blanc autour de ma taille et je me disposais à aider au dîner.
—Allez vous reposer dans mon cabinet, dis-je à Albert, feuilletez les livres et les albums, et, si vous voulez être bien aimable, faites-moi un de ces dessins à la plume que vous faites si bien, le croquis du beau lion du Sahara qui vous a tant effrayé!
—Jamais, répliqua Albert; vous êtes comme les autres; vous voulez que je note mes angoisses pour les constater froidement; je reste ici avec vous et je vais vous aider à faire la cuisine.
Cette idée me fit rire.
—Oh! vous croyez que je ne m'y entends pas; voyons, qu'ordonnez-vous, quel mets allez-vous préparer?
—Un plat sucré, lui dis-je, des poires meringuées, et, puisque vous le voulez absolument, vous allez battre des blancs d'œufs.
—C'est cela, me voilà prêt.
Il s'était emparé d'une serviette et l'avait liée gaiement sur les basques de son habit noir.
—Que je vous donne du moins un vase élégant et digne de vous, ô poëte. Je lui tendis une écuelle en vrai Sèvres, qui avait appartenu à ma mère, et une fourchette en ivoire, et le voilà fouettant auprès de la fenêtre les blancs d'œufs qui, bientôt, montèrent en neige sous les coups de sa main nerveuse. Il fallut aussi occuper l'enfant: je pris sur une étagère quelques belles poires et les lui donnai à peler; en un instant mon plat sucré fut dressé, et, quand Marguerite arriva, elle n'avait plus qu'à le mettre sur le feu.
Albert et mon fils m'aidèrent ensuite à disposer le couvert.
—Tout ceci me rappelle ma vie d'étudiant, dit Albert; depuis longtemps je ne m'étais senti si heureux, et moi, qui ne mange plus, il me semble avoir ce soir une faim dévorante.
Cependant quand nous nous mimes à table, il mangea à peine un peu de blanc de poulet, et goûta, par courtoisie, du bout des lèvres, à mes poires meringuées; à ma grande surprise il ne but que de l'eau rougie. Me voyant en peine de sa santé, il redoubla de gaieté et d'esprit pour me convaincre qu'il se portait à merveille. Après le dîner, il se mit à jouer avec mon fils comme un écolier. Cependant l'enfant, fatigué de sa journée passée en plein air, commença à s'endormir vers dix heures, et Marguerite l'emporta; je restai seule avec Albert, éprouvant moi-même un peu de lassitude. J'étais assise immobile sur un grand fauteuil, Albert, placé en face de moi, au coin du feu, roulait dans ses doigts une cigarette que je lui avais permis de fumer.
Nous ne nous parlions pas, et insensiblement j'oubliai presque qu'il était là; une autre image prenait sa place et se dressait jeune, souriante et aimée, vis-à-vis de moi; machinalement, je me courbai vers la table où j'écrivais chaque soir; je pris une plume et je touchai un cahier de papier à lettre; c'était l'heure où j'écrivais à Léonce, et l'habitude de mon cœur était si impérieuse, que, même au théâtre ou dans le monde, où je n'allais plus que rarement, lorsque l'heure de ma lettre quotidienne arrivait, je sentais une vive contrariété de ne pouvoir l'écrire.
—Vous avez affaire et je vous gêne, me dit Albert, qui s'était aperçu de la rêverie où j'étais tombée et qui suivait du regard tous mes mouvements.
Sa voix me fit tressaillir et me rappela sa présence. Je rougis si visiblement qu'Albert reprit comme s'il m'avait devinée:
—Vous pensez à un absent.
—Je suis un peu lasse de cette bonne journée, lui dis-je, sans lui répondre directement.
—Ce qui m'avertit que je dois me retirer, répliqua-t-il sans se lever. Oh! marquise, vous ne savez pas où vous m'envoyez!
—Mais dormir tranquillement, j'espère.
—Tranquillement! vous me répondez comme une coquette, car, à votre âge on n'est plus naïve; si vous voulez que je sois tranquille laissez-moi là encore deux ou trois heures; qu'est-ce que cela vous fait?
Il était si pâle et si défait que je n'eus pas le courage de le contrarier; puis, malgré ma préoccupation secrète, j'éprouvais un grand charme dans sa compagnie.
—Si cela vous paraît bon, lui dis-je, restez encore.
Il me prit la main et la garda dans les siennes, en me disant merci!
Nous étions éclairés par une lampe aux lueurs pâles, recouverte d'un abat-jour rose; la lune, dans son plein, était suspendue en face de ma fenêtre et projetait son éclat à travers les vitres; aucun bruit du dehors ne montait jusqu'à nous. Un grand feu flambait dans la cheminée; c'était un mélange de chaleur et de clarté douces, qui inspiraient comme une mollesse et une rêverie involontaires; il tenait toujours ma main et demeurait tellement immobile que, sans ses yeux grands ouverts, j'aurais pu croire qu'il dormait. Je n'osais faire un mouvement dans la crainte d'attirer sur ses lèvres quelque parole trop vive. J'éprouvais un grand malaise du silence que nous gardions tous deux, et cependant je ne savais plus comment le rompre. Enfin, je me décidai à lui dire que j'espérais qu'il me reviendrait, un soir où j'aurais Duverger, Albert de Germiny et René.
—Oui! répondit-il, si vous me permettez de revenir tous les autres soirs quand vous serez seule? Sinon, non.—Et il secouait ma main en me répétant: Voyez-vous, je ne veux plus souffrir!
—Quelle âme tourmentée avez-vous donc, lui dis-je, pour me parler ainsi le second jour où vous me voyez? J'avais cru être avec vous cordiale et simple, je n'ajouterai pas fraternelle puisque le mot vous déplaît.
—Et la chose encore plus, répliqua-t-il.
Il s'assit sur le tapis de foyer à mes pieds, et continuant à tenir ma main il poursuivit:
—Si vous me laissiez là oublier les heures, la tête appuyée sur vos genoux sans vous parler, sans vous demander rien de plus, mais certain que je pourrai tout vous demander un jour, que je suis le préféré, l'attendu, qu'avant moi vous n'aviez que des amis, que la place était vide et que je puis la remplir; que vous m'aimerez enfin, quoique je ne sois plus que l'ombre de moi-même et que le passé m'ait submergé.
Je me levai tout à coup et, par ce mouvement, je repoussai sa tête et ses mains.
—Vous altérez trop vite, repris-je, la douce joie que j'ai goûtée à vous connaître; vous troublez l'amitié, vous voulez dans mon cœur une place à part, vous l'avez dans mon admiration cette place choisie et presque exclusive, et cela vous explique le charme qui suspend mon esprit au vôtre, mais pour l'autre attrait, celui qui foudroie, entraîne et confond, je...
—N'achevez pas, marquise, je comprends; cet attrait-là vous l'avez pour un autre. Mais comment donc n'est-il pas là? Et comment y suis-je, moi! Ah! je devine, il est peut-être dans votre chambre attendant tranquillement que je vous aie donné le spectacle de mon esprit.
En me disant ces mots d'une voix mordante, il alluma une cigarette, prit son chapeau et, me saluant presque cérémonieusement, il se disposa à sortir.
—J'ignore, lui dis-je, quelle interprétation vous donnerez à ce que je vais faire, mais suivez-moi; et prenant un bougeoir, je le conduisis dans ma chambre où mon fils dormait.
—Voilà qui veille sur moi et qui m'attend, ajoutai-je en lui montrant le petit lit de l'enfant.
—Eh bien! alors, aimez-moi et sauvez-moi de la vie que je mène, s'écria-t-il en s'emparant de mon bras qu'il étreignait; il en est peut-être encore temps, vous me guérirez!
—Restons-en sur ce mot là, lui dis-je, oui, je veux vous guérir, vous voir, vous entendre, raffermir votre âme, mais n'ayez plus de ces élans auxquels je ne peux répondre et qui nous sépareraient, ce qui pour moi serait une douleur.
—Suis-je bête, dit-il en ricanant et en s'éloignant de moi; vous n'êtes pourtant point taillée comme une femme mystique, et si l'amant n'est pas dans la chambre il est à coup sûr dans le cabinet de toilette.
D'un geste, je lui montrai la porte en lui disant:
—Bonsoir, M. de Lincel.
—Bonne nuit, marquise; je vais me divertir un peu à mon tour; souper et voir quelque belle femme qui ne me fera pas de métaphysique.
Je ne trouvai pas un mot à lui répondre; des paroles de morale m'eussent paru froides et superflues; un démenti m'aurait semblé hypocrite; il avait deviné que j'en aimais un autre; éloigné ou présent, cet autre existait et m'avait tout entière. Je marchai donc silencieuse, derrière lui, l'éclairant jusqu'à la porte de sortie. Là, je lui tendis la main:
—Non, me dit-il en la repoussant, car avant une heure ce seront des mains banales qui m'enlaceront.
Il descendit l'escalier précipitamment et en chantant un refrain moqueur. Je l'entendis fermer la porte cochère avec fracas.
Je restai quelques instants comme pétrifiée; mais que pourrais-je donc faire pour lui? me demandai-je.—Bien, me répondit la voix d'une inflexible logique, puisque tu ne l'aimes pas d'amour. Il court en ce moment au cabaret, puis ailleurs, et, pour le sauver, il faudrait lui ouvrir les bras, et lui dire: Reste ici, tu seras mieux.
Quand je me retrouvai assise dans mon cabinet, prenant la plume pour écrire à Léonce, sa belle et chère image agrandie par la solitude dans laquelle il vivait, chassa bien vite de son regard calme l'image agitée d'Albert. Il n'avait pas, lui, de ces inquiétude, et de ces transports d'enfant, l'amour l'éclairait sans le brûler; c'était la lampe de son travail nocturne; la récompense de sa tâche accomplie. Oh! voilà le véritable amour, me disais-je: fort, radieux, certain de lui-même, et persistant sans altération, à distance de l'être aimé!
C'est ainsi que dans l'excès de mon amour, je blasphémai l'amour même: l'amour exigeant, fantasque, anxieux, emporté, tel qu'Albert l'avait ressenti dans sa jeunesse, et dont l'écho se réveillait en lui. Est-ce que l'amour véritable peut être tranquille, résigné, exempt de désir? Impétueux seulement dans certains jours de l'année et relégué le reste du temps dans une case du cerveau? Ô pauvre Albert, dans ta folie apparente c'est toi qui aimais, toi qui étais l'inspiré de la vie! L'autre, là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l'analyse éternelle de lui-même, il n'aimait point; l'amour n'était pour lui qu'une dissertation, qu'une lettre morte!
VII
J'avais passé une partie de la nuit à écrire à Léonce le récit de cette étrange journée.—Il me répondit bien vite que je m'effrayais trop de l'exaltation et de l'inquiétude d'une âme malade; guérir ce grand esprit tourmenté, si cela était encore possible, serait une tâche assez belle pour m'y consacrer. Malgré l'amour immense qu'il avait pour moi, il ne se reconnaissait pas le droit de s'interposer entre les désirs d'Albert et mon entraînement vers lui si jamais je venais à l'aimer. Le bonheur d'un homme de la valeur d'Albert imposait tous les sacrifices, mais ajoutait-il, il ne pensait pas que ce bonheur fût encore possible; il croyait son être en ruine et son génie écroulé comme ces merveilleux monuments de l'antiquité qui ne nous frappent plus que par leurs vestiges.
Ce passage de la lettre de Léonce me causa une profonde tristesse; à quoi bon exprimer de pareilles idées à une femme aimée? il est vrai qu'en finissant il ne me parlait plus que de sa tendresse; il me disait que j'étais sa vie, sa conscience; le prix adoré de son travail; il songeait à notre prochaine réunion avec transport. La dernière partie de sa lettre effaça l'impression du début et je ne trouvai plus dans ce qu'il m'avait dit sur Albert qu'un culte exagéré mais généreux pour son génie; si ce n'était pas tout à fait là le langage d'un amant, c'était celui d'un esprit philosophique et vraiment grand.
Cette lettre de Léonce m'était parvenue dans la soirée du lendemain de la promenade au jardin des Plantes. J'avais craint dans la journée de voir revenir Albert et le soir quand l'heure possible de sa visite fut dépassée, j'éprouvai une sorte d'allégement de ce qu'il n'avait pas paru. Je lus, je fis quelques pages de traduction, j'écrivis de nouveau à Léonce; je repris l'habitude de mon amour. Ma nuit fut aussi calme que la dernière avait été agitée. À mon réveil Marguerite me remit un petit paquet renfermant un livre. C'était un ouvrage d'Albert accompagné du billet suivant:
«Chère Marquise,
«Beauzonet a relié ce livre et l'a rendu moins indigne d'être ouvert par vos belles mains. Permettez-vous à l'auteur d'aller vous revoir avec René? il fait un temps de printemps glacial et je me dis qu'on serait très-bien au coin de votre feu!
»Recevez, chère marquise, mes affectueux hommages.»
Je ne me décidai pas à lui répondre et à le remercier avant d'avoir consulté Léonce; mais le soir comme je me disposais à écrire à celui-ci on sonna à ma porte et ma vieille Marguerite introduisit Albert.
—Vous ne vous doutez pas d'où je viens? me dit-il, ne m'en veuillez pas si j'arrive seul; j'ai passé cinq à six heures à la recherche de René; il avait pris la clef des champs. Je me suis déterminé à dîner dans un cabaret d'Auteuil, pour l'attendre et pour venir chez vous avec lui; mais j'ai fini par perdre patience et me voilà. Recevez-moi, marquise, comme si notre ami m'avait accompagné.
—Je ne demande pas mieux, lui dis-je, et je compte sur l'influence du bon René pour vous inspirer un peu de l'amitié qu'il a pour moi. J'ajoutai:
—Vous voyez, j'ai là votre beau livre près de moi, combien il m'a fait plaisir!
—J'ai offert le pareil à ma sœur, reprit-il, et c'est en le lui envoyant ce matin que j'ai pensé à vous.
Tout ce qu'il me dit ce soir-là semblait tendre à effacer l'impression pénible qu'avait pu me laisser son ardeur inquiète. Ses manières furent exquises; mais je remarquai avec chagrin sa faiblesse et sa pâleur toujours croissantes; ses yeux mêmes, qui, les jours précédents, éclairaient son visage d'un rayon de vie, paraissaient désormais éteints. Il se courbait vers la flamme du foyer comme s'il eût voulu s'y ranimer.
—On prétend, me dit-il, que c'est un signe de mort prochaine que le retour obstiné de notre esprit aux souvenirs de l'enfance; je ne sais si le présage s'accomplira pour moi, mais il est certain que depuis quelque temps, ma pensée revient sans cesse sur les tableaux de famille et sur les scènes de collège qui ont autrefois ému mon cœur. Je revois mes camarades de classe; nos jeux, nos études se raniment pour moi; je revois surtout ceux qui sont morts; quelques-uns à la guerre, quelques-uns en duel, plusieurs de consomption. Entre tous m'apparait comme le plus aimable, le plus intelligent et le plus regretté, ce jeune prince qui fut mon ami et que la destinée a terrassé tout à coup. Que d'heures charmantes nous passâmes ensemble dans les cours mornes et nues du collège! On nous avait surnommés les inséparables. Durant les heures des classes quand nous ne pouvions pas nous parler, nous trouvions encore le moyen de nous écrire nos pensées et nos projets pour les jours de sortie. Souvent il me venait en aide pour des versions de grec, et à mon tour je lui rendais le même service pour des compositions de vers français. Voyez, chère marquise, quelle franche et entière camaraderie se révèle dans ces petits billets signés par le fils d'un roi!
En me parlant ainsi, il tira de sa poche une large enveloppe contenant un grand nombre d'étroites bandes de papier-écolier qui, primitivement repliées en minces carrés, avaient passé de main en main sous les tables d'études; les élèves transmettaient de la sorte, d'un bout de la salle à l'autre, les courtes missives du prince au poëte.
Je lus avec attendrissement quelques-uns de ces petits papiers jaunis par le temps; ils sont restés dans mon souvenir.
«Si ta maman le permet, écrivait le prince, viens dimanche prochain à Neuilly, nous nous divertirons bien, nous irons en bateau et nous ferons une collation avec mes sœurs.»
Sur une autre bande de papier je lus:
«Dis-moi donc si ce vers est juste, je crois que j'ai fait un hiatus; je ne serai jamais qu'un mauvais versificateur!»
Sur un autre il y avait:
«Je suis désespéré: me voilà en retenue pour huit jours; pas de goûter à Neuilly possible. Maman n'a pu obtenir mon pardon de mon père; hélas Son Altesse est inflexible. Encore si toi et les autres amis pouviez y aller sans moi!»
Puis sur un autre:
«J'aurais bien envie de m'échapper: ma foi si je n'étais pas un aussi important personnage je tenterais l'aventure. Mais où irais-je? il me vient une idée: veux-tu me recevoir chez ta mère? nous nous amuserons sans sortir.»
Pendant que je lisais Albert murmurait:
—Quelle attrayante et quelle gracieuse nature il avait! quelle fatalité que sa mort! quelle dérision de toute belle espérance! il a emporté dans sa tombe une partie de mon énergie et de ma volonté; lui vivant je me serais cru tenu dans la vie à quelque chose de plus ferme et de plus glorieux. Peu de temps après sa mort sa pauvre femme qui savait notre amitié m'a envoyé son portrait que vous avez pu voir chez moi!
—Oh! merci! lui dis-je, de ranimer pour moi ces émotions touchantes. Voilà des billets qui valent bien des lettres d'amour!
—Oh! répliqua-t-il, avec un accent de reproche, c'est vous qui venez de prononcer le mot flamboyant que je voulais m'interdire. Vous êtes la lampe insensible et moi le moucheron inquiet qui court s'y brûler.
—Vous êtes, répondis-je, un cœur de poëte qui m'est bien cher et qui m'attire.
—Oui, comme le cœur de René, moins peut-être? comme celui de Germiny ou de Duverger; me voilà au nombre de vos amis; c'est très-consolant pour ma vanité, très-insuffisant pour mes rêves.
—Vous me sembliez tranquille tantôt, presque heureux.
—Oh! certainement, je n'ai pas bu et j'ai à peine mangé depuis deux jours, je suis très-calme.
Je cherchais en vain une parole à lui répondre, je regardais son pâle et doux visage qui avait en ce moment une navrante expression. Deux larmes s'échappèrent involontairement de mes yeux, il les vit rouler sur mes joues.
—Ah! je voudrais les boire, me dit-il, merci chère marquise, et pardon!—Je deviens bête, poursuivit-il, comme une médiocre élégie, et vous allez me prendre en dédain; c'est bien la peine de vous faire visite si je n'ai pas l'esprit de vous distraire un peu; allons, il ne sera pas dit qu'Albert de Lincel a donné le spleen à la marquise de Rostan. Laissez-moi vous conter quelques anecdotes qui me reviennent pêle-mêle:
Parmi mes souvenirs d'adolescent, il en est un qui me fait toujours rire. Lorsque je commençai à barbouiller du papier (triste exercice qui nous fait ressasser sans trêve nos joies et nos peines, les flétrir et nous y appesantir au point que nous gâtons les réalités par les rêves), je lisais en famille ma prose et mes vers. Mon père, qui était un classique, un esprit philosophique très-net que n'obstruaient jamais les brumes de la métaphysique moderne, se demandait où j'avais pris cette raillerie tourmentée qui jetait des cris d'angoisse à travers les sarcasmes, et cette légèreté où perçaient des pointes douloureuses comme celles d'un cilice. Mon style le déroutait autant que mes idées; ce n'étaient pas le vers pur et sec et la phrase limpide et calme des écrivains français des deux derniers siècles; c'était un mélange, disait-on, de l'humour anglaise et des boutades de Mathurin Régnier. J'avais eu un grand-oncle maternel qui avait écrit des essais en prose et en vers sans songer à la publicité, sans se préoccuper de la renommée. Mon père, en sa qualité de classique, avait une sorte de dédain pour ces pages inédites qui étaient, disait-il, des boutades incorrectes. Je les avais découvertes dans une vieille armoire et les avais lues avec un vif attrait. J'y avais trouvé une originalité et une verve ennemies du banal qui charmaient mon esprit; je m'imprégnais de ce génie inconnu et m'en assimilais l'allure libre et fougueuse. Ainsi que cela arrive lorsqu'on écrit très-jeune, tout en croyant être moi-même, j'étais un peu le reflet de cet esprit primesautier. Un soir où je faisais une lecture à mes parents assemblés, mon père se promenait à grands pas dans la chambre, montrant de temps en temps sa surprise et son humeur de ce qu'il appelait une littérature toute nouvelle pour lui. Je reniais les maîtres, s'écriait-il; où donc allais-je puiser mon style et mes idées? de qui donc étais-je sorti? tout à coup s'arrêtant devant ma mère, qui m'écoutait en souriant, il lui dit avec une colère comique: «Madame, de qui donc sort cet enfant? il ne me ressemble en rien: c'est le bâtard de son grand-oncle!»
Ma mère partit d'un éclat de rire auquel nous fîmes tous écho, mon père le premier, quoiqu'il répétât en gesticulant: «Mauvaise souche! mauvaise école!»
À mesure qu'Albert parlait, son visage se ranimait, ses yeux pétillaient; j'admirais la flexibilité de ce charmant génie.
Il poursuivit:
—Vous vous êtes étonnée l'autre jour de mon habileté à battre des blancs d'œufs! Apprenez, marquise, que durant huit jours de ma vie, je me suis fait cuisinier.
—Je devine, cuisinier par amour.
—Voilà encore que vous prononcez le mot cabalistique, reprit-il, mais cette fois-ci je continue sans m'y arrêter: Au temps où je fréquentais le quartier latin, avant d'avoir connu tout à fait l'amour (triste connaissance), j'avais essayé de l'amour sous toutes les formes du caprice. Je rencontrai un soir au bal de la Chaumière une grisette ravissante, ne riez pas; le type des grisettes est perdu aujourd'hui, elles sont toutes devenues des lorettes. Ma grisette était une sorte de Diana Vernon plébéienne, effarouchée comme une mésange et très-fière de sa gentillesse elle était patronnée par un grand gaillard d'élève en médecine dont la gaucherie et l'air bête contrastaient avec la grâce piquante de la jolie enfant.
—Comment diable pouvez-vous l'aimer, lui dis-je en dansant, tandis que le galant nous suivait de ses yeux farouches, comment ne m'acceptez-vous pas tout de suite pour remplaçant de ce grotesque amoureux?
—Sans doute, vous êtes bien mieux que lui, répliqua-t-elle, en me toisant avec ses grands yeux étonnés, ce qui ne me flatta guère dans ma prétention de cavalier bien tourné, mais, ajouta-t-elle avec un ton sérieux, il a des qualités.
Je lui répondis par un de ces mots grossiers qu'on se permet avec les grisettes; elle n'eût pas l'air de me comprendre.
—Oh! si vous saviez, poursuivit-elle, comme il tient notre ménage! il m'aide à faire mon lit, à balayer, à repasser mon linge et il fait à lui seul la cuisine, ajouta-t-elle d'un ton admiratif; ce qui me permet de garder mes mains blanches, de me reposer et de dîner avec plaisir.
—Si ce n'est que cela, lui dis-je, je vous promets d'être un excellent cuisinier.
—Vous plaisantez, reprit-elle, vous êtes un dandy, un beau, un noble, qui n'avez jamais touché à une carotte ni fait un pot-au-feu.
—Non, repartis-je, mais j'excelle dans quelques plats recherchés, que j'ai vu faire dans la cuisine de mon père, et si jamais vous y goûtez; vous m'en direz des nouvelles.
Quelques jours après, lorsque j'eus triomphé de ses indécisions, je me piquai au jeu et je lui tins parole: durant huit jours je lui servis tour à tour des fricassées de poulet, des filets de sole, des côtelettes à la Soubise, des omelettes au rhum, et une foule d'autres plats qui la ravissaient par leur diversité. Elle préparait les matières premières en mettant des gants; j'allumais les fourneaux, j'opérais le mélange des ingrédients, beurre, lard, etc., et je faisais sauter les casseroles. Je ne jurerais pas, marquise, que mes sauces fussent toujours orthodoxes; je devais confondre souvent une recette avec une autre, comme lorsqu'on pratique d'après le souvenir d'une théorie; mais ma grisette n'y regardait pas de si près, et lorsque nous nous mettions à table elle me disait, en savourant les mets que je lui servais:
—Ma foi, vous aviez raison, vous êtes plus fort que lui; il ne savait faire que les biftecks aux pommes et les rognons au vin bleu.
Je riais de bon cœur, tandis qu'elle parlait
—Que vous êtes aimable et cordial ce soir; dis-je à Albert, allons, contez-moi encore une de vos jolies histoires que vous contez si bien.
—J'aurais dû faire de même le premier jour et ne pas vous ennuyer des boutades de mon cœur, reprit-il, mais je vais à l'aventure suivant mon instinct et comme le diable me pousse.
Il disait vrai et c'est ce qui faisait son charme indéfinissable; il n'avait pas le travers des écrivains et des poëtes qui posent presque toujours; il vivait à sa fantaisie; sans projet de fortune, sans poursuite systématique de la célébrité; ses sentiments et ses paroles étaient, comme sa vie, imprévus et poétiques. Il avait bien toutes les qualités de l'amoureux: une imagination toujours en haleine; une insouciance d'enfant du positif et du temps qui fuit; la raillerie de la gloire, l'indifférence de l'opinion et un oubli absolu de tout ce qui n'était pas le désir du moment, l'attrait de son cœur. Il poursuivit:
—Si je n'avais été arrêté par une émotion involontaire, peut-être aurais-je procédé avec vous (et j'avouerai que j'y ai un moment songé), suivant la méthode de mon ami le prince X., ce bel étranger, qui chantait mieux que tous les ténors de nos théâtres, et qui avait le corps et la tête d'une statue antique.
—Je l'ai connu, répondis-je, et sa façon d'agir auprès des femmes m'intéresse moins que vos histoires; pourquoi cette digression?
—Parce que je ne saurais être didactique et monotone comme un discours académique, et que si vous ne me laissez pas la bride sur le cou, je ne parle plus.
—Allons, dites tout ce qui vous plaira.
—Je suis bien tenté d'user de la permission et de vous dire très-nettement que je vous aime. Le prince X. n'y aurait pas manqué et il aurait joint l'action aux paroles.
—Sauf à être jeté à la porte; repartis-je.
—Il prétend, au contraire, que toutes les portes se refermaient sur lui, tendrement et mystérieusement. Il avait l'habitude de dire qu'avec toutes les femmes, et surtout les élégiaques, il fallait toujours procéder par le contraire de l'élégie; je crois qu'il avait surpris ce secret-là à sa femme, qui aurait pu lui en remontrer en fait d'expérimentation audacieuse, avant qu'elle n'eût écrit des ouvrages sur le dogme et qu'elle n'allât se distraire en Asie avec des Arabes. En voilà une, poursuivit-il, qui a bien été créée pour faire donner un amant à tous les diables. J'ai été huit jours entre ses pattes de velours et j'en garde encore les traces dans mon imagination, je ne dirai pas au cœur, la griffe n'a pas pénétré si avant.
—À la bonne heure, voici une histoire qui point; je suis tout oreilles, lui dis-je.
—J'étais allé la voir à Versailles où elle avait loué près du parc un fort bel hôtel. J'avais le cœur vide; la beauté trop maigre de la princesse me plaisait médiocrement; mais ses grands yeux extatiques et ses provocations, interrompues brusquement par quelque dissertation sur l'autre monde, me piquaient au jeu. Nous nous promenions un soir dans le parc; elle me demanda de lui dire des vers d'amour; et les vers dits, je voulus les mettre en action. Elle m'échappa, et courut légère et véloce à travers les allées et les labyrinthes; je la poursuivis, mais au détour d'un quinconce le pied me tourna; je voulus me lever et courir encore, impossible: j'avais une entorse. Je me traînai vers un banc en gémissant; elle m'entendit et revint à moi. Elle fut tout à coup affectueuse, caressante, presque passionnée, et semblait disposée à m'accorder ce qu'elle m'avait si fièrement refusé quelques minutes avant. C'est qu'elle me voyait sous sa dépendance et qu'elle est de ces femmes qui veulent avant tout sentir qu'un homme leur est soumis, soit par une infériorité morale, soit par une faiblesse physique, soit même par une déchéance dont elles ont surpris le secret. L'idée de pouvoir faire d'une âme ou d'un corps à peu près ce qu'elles veulent les ravit. Après m'avoir, accablé de tendresses auxquelles la très-vive douleur de mon pied me rendait presque insensible, elle m'aida à m'étendre sur le gazon, et courut chez elle prévenir ses domestiques; deux laquais arrivèrent tenant un grand fauteuil sur lequel on me transporta à l'hôtel de la princesse. Elle avait fait disposer une chambre pour moi qui s'ouvrait sur le jardin à côté du grand salon du rez-de-chaussée. On me mit au lit, le médecin vint visiter ma jambe et me prescrivit l'immobilité pendant plusieurs jours. Je me soumis facilement à son ordonnance, car il m'était impossible de remuer le pied sans une horrible douleur.
J'étais donc devenu l'hôte forcé et la chose de la princesse; j'étais comme ces taureaux cloués sur le flanc dans l'arène et qu'un toréador peut impunément aiguillonner et harceler du bout de sa lance. Elle pouvait me torturer à l'aise; prendre son temps, son heure; s'éloigner, revenir, et jouer sur mes nerfs comme sur un clavier; je vous assure qu'elle n'y manqua pas.—Si un lièvre n'a pas autre chose à faire qu'à dormir dans un gîte, un galant homme retenu dans un lit par une blessure chez une femme à la mode n'a d'autre distraction que d'en devenir amoureux. Dans mon oisiveté, je me figurais aimer la princesse beaucoup plus que je ne l'aimais réellement, et quand elle s'approchait de mon lit pour m'offrir un sorbet ou ranger mes couvertures je me sentais tout en flamme. En ce temps-là, elle, avait une cour nombreuse, et pour favoris deux hommes fort dissemblables: un personnage politique, grand, digne et froid, et un petit pianiste, joli garçon, sémillant, sûr de lui-même, et qu'on eût dit l'épagneul de la princesse. Tous deux étaient tour à tour et fort assidûment auprès d'elle, et moi, le patito du moment, je me voyais condamné par mon entorse à la regarder se promener dans le jardin avec le diplomate, y disparaître et se perdre dans les allées obscures; ou bien, je l'entendais dans le salon roucouler des duos avec le pianiste. Quand je lui faisais quelque jaloux reproche, elle s'intéressait aux affaires de l'Europe, me disait-elle, et voulait se perfectionner dans le chant. Mais comment pouvais-je penser qu'elle me préférât de tels hommes, à moi son cher, son jeune, son beau poëte! et elle avait, en parlant ainsi, des câlineries si tendres que j'étais disposé à la croire, tant je désirais qu'elle dît vrai. Pourtant, ne vous figurez pas, marquise, que cette femme m'ait jamais causé le moindre attendrissement, c'était plutôt une sorte d'irritation qui me poussait vers elle; cela tenait des mauvais désirs.
Un matin où elle m'avait provoqué plus que de coutume, en partageant mon déjeuner servi auprès de mon lit, elle m'arracha tout à coup sa main, que je la priais de laisser dans la mienne, et voulut me quitter sous prétexte de sa leçon de chant. J'entendais en effet le pianiste préluder au piano. Je l'aurais envoyé à tous les diables, mais j'étais rivé à la patience et je dus voir disparaître la princesse qui riait et s'enfuyait en me narguant; elle ne ferma pas même la porte de ma chambre, et la portière seule du salon retomba derrière elle; elle savait bien que cette barrière suffisait. Ne rien voir c'était l'essentiel. Qu'importe d'ailleurs ce que je pouvais soupçonner, puisqu'il m'était interdit de m'en assurer, sous peine de retarder d'un mois ma guérison. Elle compta trop sur ma prudence: je ne sais quelles vapeurs de colère me montèrent au cerveau, en les entendant jeter dans l'air des notes brûlantes et passionnées; je rejetai comme un fou ma couverture, je défis le bandage de ma jambe blessée, et me voilà franchissant à cloche-pied la distance qui séparait mon lit de la porte du salon; je soulevai le rideau en tapisserie et j'apparus comme un spectre aux deux chanteurs. En ce moment, la princesse appuyait ses lèvres sur la joue du pianiste, qui la regardait dans une pose de vignette anglaise, tout en répétant très-correctement le refrain d'amour de leur duo. La princesse eut un mouvement d'épouvante en m'apercevant, ma présence la frappait dans son orgueil, mais elle se redressa tout à coup en éclatant de rire, et me dit:
—Je vous savais là, je vous avais vu, je voulais vous éprouver!
—Eh bien! princesse, l'épreuve est faite, répondis-je sur le même ton, j'ai assez de votre hospitalité et je m'ennuie chez vous. Toute cette musique m'empêche de dormir; que monsieur, qui me semble un peu le maître de la maison, veuille sonner un domestique, qu'on m'habille, qu'on me mette en voiture et qu'on me conduise à Paris.
Le pianiste se mordait les lèvres, mais il fut contraint d'obéir à un homme blessé, en chemise, et que la souffrance contraignait à se laisser tomber sur un canapé. La princesse fit les plus aimables mais les plus vaines instances pour me retenir. Je donnai à ses gens d'énormes étrennes comme pour payer la dépense que j'avais faite chez elle. Quand sa berline qui me conduisait partit, elle me cria avec un accent de certitude accompagné d'un sourire:
—Vous me reviendrez!
Il y a de cela dix ans, jamais je n'ai songé à la revoir.
—C'est donc une manie de ces femmes à effet, dis-je à Albert que la passion des pianistes? à l'exemple de la princesse, la comtesse de Vernoult s'est éprise d'un de ces héros de clavier; et, pour agrandir sa passion par le bruit, ne pouvant l'agrandir par l'objet, elle a enlevé l'inspiré! le Dieu de l'art, comme elle disait. Elle a rivé la vanité de son jeune amant à son orgueil de femme amoureuse sur le retour. Il est encore une troisième femme, plus célèbre et plus intelligente que les deux autres, qui pourtant a voulu traîner en laisse un de ces virtuoses sans cerveau. Les instrumentistes sont à l'écrivain et à l'artiste créateur, ce qu'un jeu d'orgue passager est aux voix éternelles de la mer.
—Eh! pourquoi donc ne la nommez-vous pas, cette troisième femme, puisque vous avez nommé les deux autres? me dit Albert en se levant et en me regardant fixement. Vous croyez donc que son spectre me fait mal et que son nom m'épouvante?
—Je ne sais, répondis-je, mais je regrette l'allusion qui vient de m'échapper.
—Vous avez tort, répliqua-t-il, il faudra bien que nous en parlions tôt ou tard de cette Antonia Back, dont l'image s'interpose peut-être entre vous et moi. La voyez-vous? la connaissez-vous? l'aimez-vous? Allons, marquise, répondez-moi sincèrement et sans crainte de me blesser.
—Je la connais à peine, voilà bien des années que je ne l'ai vue; j'admire son talent, le labeur incessant de sa vie, et je crois à sa bonté dont plusieurs m'ont parlé.
—Oui, reprit Albert, elle est très-bonne pour ceux qui ne l'aiment pas, comme elle apparaît un grand génie à tous ceux qui ne sont pas du métier. En amour il lui manque la sensibilité, dans l'art la condensation. Quand l'avez-vous vue? Que vous a-t-elle dit? contez-moi donc ce que vous savez d'elle, poursuivit-il avec une ardente curiosité. Je vous en parlerai moi-même quelque jour.
—Je la rencontrai pour la première fois, deux ans après la soirée où je vous vis à l'Arsenal: son nom qui, depuis 1830, remplissait les journaux, m'était arrivé flamboyant et sonore, au loin dans le château de ma mère, où je vivais avant mon mariage. Vous ne sauriez croire combien on se passionnait en province, à propos de cette renommée retentissante. À chaque ouvrage nouveau que publiait Antonia Back, c'était autour de moi une polémique irritée qui dégénérait parfois en querelle. Le plus grand nombre disait un mal affreux de l'auteur, mais quelques esprits éclairés, et de ce nombre ma mère, intelligence supérieure, tolérante, philosophique, admirait Antonia et la défendait comme on défend ce qu'on aime. Cette sympathie de ma mère avait passé en moi, et je fus très-impatiente de voir Antonia quand mon mariage me fixa à Paris.
Vous avez peut-être connu le baron Albert, le railleur et sceptique médecin de Louis XVIII, qui m'a conté sur le vieux roi une foule de piquantes anecdotes dont je vous amuserai un jour? Je rencontrais souvent chez lui une vieille marquise du faubourg Saint-Germain, dont la beauté avait été célébré et qui au grand scandale des siens, avait épousé un fort bel Italien, son dernier amour; elle lui avait fait obtenir un titre, puis un emploi dans la diplomatie.
Un peu éloignée de son monde, surtout des femmes, par ce mariage, la vieille marquise avait cherché à former un salon où les artistes et les littérateurs se mêlaient à d'anciens ministres de Charles X, et à quelques ambassadeurs étrangers. L'ex-marquise s'était liée avec les femmes artistes les plus célèbres d'alors; elle avait attiré la sœur de la Malibran, miss Smithson[1], Mme Dorval, et au moment où je la connus elle appelait Antonia Back ma sœur! les amis d'Antonia étaient devenus les siens, elle ne pensait et n'agissait plus que d'après l'inspiration de celle qu'elle nommait: la grande sibylle de la France.
Sachant combien je désirais connaître Antonia, la vieille marquise m'invita à une soirée où elle devait se trouver. Antonia, qui était la curiosité de cette réunion, arriva fort tard; pour tromper l'impatience des assistants, on fit en attendant un peu de musique. J'avais à cette époque une assez belle voix de contralto négligemment cultivée, mais dont l'expression plaisait dans certains chants. La vieille marquise me demanda de chanter; je refusai, elle insista et me dit: «Quand elle sera là vous chanterez pour elle!» Presque aussitôt, Antonia entra s'appuyant sur le bras du gros philosophe Ledoux, qu'elle appelait son Jean-Jacques Rousseau; elle était suivie du jeune Horace que dans son admiration fantasmagorique, elle avait surnommé son jeune Shakespeare. Horace était un assez beau cavalier, son regard vif et hardi semblait redoubler d'intensité en s'échappant de l'œil unique dont s'éclairait son mâle visage. Il était l'auteur d'un drame échevelé, récemment joué avec succès sur un théâtre des boulevards, ce qui lui avait valu le surnom hyperbolique que lui donnait sérieusement Antonia.
Ce qui m'a toujours choqué dans cette femme de génie, c'est l'absence presque absolue du sens critique. Si irrévocablement, dit-on, elle finit par annihiler ses amants, il faut convenir qu'elle commence toujours par exalter outre mesure ses amis! C'est ainsi que du nébuleux et chimérique Ledoux elle a voulu faire un Platon, d'un avocat à l'éloquence bornée un Mirabeau, et qu'elle a juché imprudemment au-dessus de Michel-Ange un de nos peintres modernes.
Lorsque Antonia entra dans le salon de la vieille marquise, tout le monde se leva pour la saluer et presque pour l'acclamer. J'étais très-émue en la regardant et je ne pus d'abord l'examiner de sang-froid. Ce qui me frappa dès que je l'aperçus, ce fut la beauté et la splendeur de son regard. Ses grands yeux sombres laissaient tomber comme une flamme intérieure, tout son visage s'en éclairait. Ses épais cheveux noirs se courbaient en bandeaux lisses sur son front, et coupés courts, s'enroulaient sur la nuque en deux gros anneaux; le reste de son visage me parut assez disgracieux; le nez était trop fort, les joues pendantes; la bouche laissait voir des dents longues, le cou était prématurément rayé. Depuis quelque temps elle avait renoncé à ses habits d'homme; elle portait ce soir-là une robe de soie grise fort simple. Le corps me sembla trop petit pour la tête, et la taille pas assez mince, toute d'une pièce avec les épaules et les hanches. Je crois que les vêtements d'homme l'avait déformée. Sa main dégantée était d'une forme accomplie, elle l'agitait comme un sceptre naturel et la tendait à ceux des assistants qui étaient de ses amis. La vieille marquise me présenta à Antonia et insista devant elle pour me décider à chanter.
J'avais fait sans prétention un chant sur la mort de Léopold Robert; encouragée et soutenue par un regard d'Antonia je me décidai à le dire. Ma voix tremblait et mon émotion fut si forte qu'au dernier couplet je m'évanouis presque. Antonia vint à moi, et me dit en me considérant:
—Madame, vous avez des épaules et des bras de statue grecque.
Ces paroles, prononcées à brûle-pourpoint, avaient quelque chose d'étrange; on eût dit qu'en faisant un compliment à la femme elle voulait dédaigner l'artiste; mais comme je n'avais aucune prétention à la célébrité, je n'en fus pas blessée et je lui exprimai avec effusion mon enthousiasme pour son génie.
—Vous en rabattrez quelque jour, me dit-elle, et elle tourna les talons.
Le trouble que j'avais éprouvé en chantant me causa un malaise subit; ma tête était en feu et mes tempes comme serrées dans un cercle de fer. Je fus contrainte d'aller respirer dans un boudoir attenant au grand salon et qui était suivi d'un salon plus petit où la vieille marquise recevait ordinairement ses visites. L'amie de Byron, la belle comtesse G..., qui assistait à cette soirée, m'accompagna: je la connaissais depuis plusieurs années et lui devais, sur le noble poëte dont elle fut aimée, des détails qui le firent revivre pour moi dans sa véritable grandeur. Jugé par le sentiment, Byron n'était plus cet être bizarre et altier grimaçant sous la plume des biographes et des journalistes; il était bon, généreux et fier; pour dernière manifestation de son génie, il faisait avec simplicité l'abandon de sa fortune et de sa vie à la liberté.
L'aimable et poétique comtesse m'avait fait étendre à demi sur un canapé du boudoir, et, se tenant debout près de moi, sa tête courbée au-dessus de la mienne, elle faisait courir par bouffées rapides et régulières son haleine rafraîchissante sur mon front brûlant. Le souffle froid et pur qui glissait entre ses dents perlées me pénétrait par tous les pores du cerveau d'une sorte de magnétisme bienfaisant. En quelques minutes, je me sentis soulagée.
Tandis que je me reposais dans le boudoir, Antonia passa escortée de son Jean-Jacques Rousseau et de son Shakespeare; la vieille marquise la suivait; Antonia lui disait:
—Ma chère amie, je m'ennuie profondément au milieu de tout votre monde empesé qui me regarde comme une bête curieuse; laissez-moi donc aller respirer l'air et fumer un peu dans votre petit salon.
—Voulez-vous qu'on vous y serve des glaces et du thé? répondit la marquise.
—J'aimerais mieux manger des huîtres répliqua Antonia, c'est une fantaisie qui me prend.
—Moi aussi, je me sens grand faim, ajouta le philosophe.
—Et moi, dit à son tour le jeune auteur dramatique, je leur tiendrai volontiers compagnie.
Bientôt je les entendis souper dans le petit salon; ils fumaient en mangeant; la porte du boudoir restait entr'ouverte, et insensiblement la fumée des cigares, mêlée à l'odeur des mets, y pénétra et le remplit. Sentant ma migraine revenir, je me décidai à partir.
Je ne revis Antonia que huit ans plus tard; la vieille marquise habitait dans un square un fort bel appartement. Antonia s'était logée auprès d'elle. Un jour que j'arrivais chez la marquise, elle se disposait à faire visite à sa célèbre amie. Elle m'engagea à la suivre, m'assurant qu'Antonia serait charmée de me revoir. Nous trouvâmes la grande sibylle encore au lit, dans une vaste chambre où étaient épars des vêtements d'homme et de femme; ses enfants jouaient sur le tapis: le pâle pianiste, qui était son amour du moment, était étendu sur une causeuse. Il semblait exténué. Il avait beaucoup toussé toute la nuit, nous dit-elle, et elle n'avait pu dormir. Tout en nous parlant, elle fumait des cigarettes qu'elle tirait d'une petite blague algérienne posée sur la table de nuit. Elle ne s'interrompait que pour offrir de la tisane au musicien qu'elle tutoyait.
Ce laisser-aller, devant ses enfants, me choqua profondément; il ne faut pas dérouter la pureté et l'ignorance de l'enfance par cette familiarité des passions de l'âge mûr.
Depuis ce jour je n'ai jamais revu Antonia.
Pendant que j'avais parlé, Albert était resté debout, adossé à la cheminée, immobile et muet; on eût dit une statue du souvenir; son attention semblait moins me suivre dans mon récit que se replier sur elle-même, évoquant sans doute les scènes du passé: son regard ne s'était pas levé une fois sur moi.
Mon silence seul parut lui rappeler que j'étais là. Il me prit la main:
—L'Antonia d'autrefois n'était pas la même que celle que vous avez connue, me dit-il, elle était bien belle et avait le charme étrange qui provoque et fascine.
—Vous l'avez profondément aimée, lui répondis-je.
—Oui; anxieusement. Mais n'en parlons plus; c'est assez; il est des fantômes qu'il ne faut pas ranimer le soir, car ils s'obstinent autour du chevet, et sans le vouloir, marquise, vous m'avez préparé une de ces nuits qui sont l'explication de mes jours. Quand mes visions se lèvent menaçantes, il faut bien que je les chasse par l'ivresse et par la débauche.
—Oh! chassez-les plutôt par mon amitié, lui dis-je en le forçant à s'asseoir près de moi, mais il resta inerte et distrait, et ce soir-là c'est lui qui voulut partir.