← Retour

Lui: Roman contemporain

16px
100%

[1]La célèbre tragédienne anglaise, première femme de Berlioz.




VIII

Deux jours se passèrent sans qu'Albert reparût; j'allais envoyer savoir de ses nouvelles lorsqu'à ma grande surprise il arriva un matin chez moi vers midi: j'étais encore en robe de chambre et je déjeunais avec mon fils.

—Je viens vous voir trop matin, me dit-il, mais je n'ai pu résister aux sollicitations de ce brillant soleil qui inonde Paris. Il m'a poussé dehors à une heure où je ne sors guère, je suis monté en voiture et me voilà, marquise, prêt à vous enlever, vous et votre fils, pour une longue promenade.

L'enfant l'embrassa en le remerciant.

—Mais avez-vous déjeuné? lui dis-je.

—Non, répliqua-t-il, et je vais déjeuner à l'instant avec vous si vous consentez après à me suivre.

—Je ne m'engage pas aveuglément, où donc irons-nous?

—À Saint-Germain; vous savez que je vous dois un dîner; vous m'avez promis de l'accepter et une femme aussi nette et aussi tranchée que vous dans ses sentiments et ses décisions n'a qu'une parole.

—Ne pourrions-nous aller nous promener puis revenir dîner ici? je l'aimerais mieux.

—Mais c'est justement le soir que la forêt de Saint-Germain est belle à parcourir, repartit Albert; je vous raconterai une chasse fantastique. Voyons, marquise, si vous refusez, vous allez me donner de la fatuité; je penserai que vous avez peur de moi.

—Ne lui fais pas de la peine, me dit mon fils en se suspendant à mon cou, il est si bon.

Comment les refuser? dans l'isolement où je vivais j'éprouvais parfois le désir impérieux d'un peu d'expansion, d'une promenade, d'une visite, d'une participation au mouvement extérieur qui m'arrachât à moi-même et à l'absorption de mon amour. Albert s'offrait à moi comme un frère aimable, un compagnon intelligent dont l'esprit me ravissait; j'étais à la fois trop charmée par son génie et trop sûre de mon cœur pour affecter avec lui une réserve formaliste. Quand il n'était pas irrité par l'ivresse ou par le souvenir de ses chagrins, il joignait la bonté et la grâce d'un cœur de poëte aux manières accomplies d'un homme du monde.

—Eh bien! je consens, lui dis-je.

—Croyez-moi, marquise, ne vous donnez pas l'ennui de vous mettre en toilette: jetez une mante de taffetas noir sur votre robe de chambre; posez un chapeau quelconque sur vos cheveux relevés à l'aventure et partons.

—Oui, dépêche-toi, reprit mon fils, pendant que tu te prépareras je vais faire déjeuner Albert.

Je les quittai en souriant; quand je revins, au bout de quelques minutes, Albert avait mangé deux œufs frais et bu une tasse de café noir; il était moins pâle que de coutume; ses yeux profonds et clairs avaient dépouillé le nuage des jours précédents. Je vis avec joie qu'il descendait l'escalier avec moins de peine.

Nous trouvâmes devant ma porte une calèche attelée de deux chevaux, je me récriai sur ce luxe inutile pour nous rendre au chemin de fer.

Albert me dit:

—Cette voiture doit nous conduire jusqu'à Saint-Germain; jamais je ne monterai avec vous dans un wagon banal où la flânerie et la causerie sont interdites.

—Il a toujours raison, dit l'enfant; nous sommes bien mieux seuls et chez nous dans cette bonne voiture.

Nous traversâmes rapidement Paris et bientôt nous nous trouvâmes dans les champs où le printemps commençait à germer; les arbres avaient des bourgeons et les blés étaient tout verdoyants; des troupes de moineaux s'ébattaient des branches aux sillons avec des bruits d'ailes et des petits cris joyeux; le soleil éclairait au loin tous les accidents de terrain. Dans le ciel bleu pas un point gris; sur la route unie pas une pierre, pas une flaque d'eau. La calèche volait au galop de deux bons chevaux qu'excitait un cocher fringant: nous respirions un air vivifiant et salubre qui ravissait notre odorat de Parisiens casaniers.

Mon fils s'amusait à tous les tableaux mouvants de la route; les paysages, les passants, les fermes, les chiens aboyant après notre voiture; les coqs qui jetaient leur chant clair en gonflant leur crête rouge, étaient pour lui autant de sujets d'exclamation et de plaisir. Nous le laissions à sa joie et restions immobiles, Albert et moi, dans le fond de la calèche.

Albert savait répandre dans sa conversation la merveilleuse variété qu'on trouve dans ses écrits; d'une pensée profonde et saisissante qui ouvrait les horizons de l'infini, il passait tout à coup à un trait caustique et acéré, rapide comme un de ces javelots antiques dont Homère a décrit la précision; puis c'étaient des idées mélancoliques et sombres qui noyaient le cœur dans une brume anglaise subitement éclairée par les rayons d'une gaieté d'enfant naïve et folle, raillant, par son entrain la pesanteur de la tristesse et de l'expérience:

—Sentons, rions, goûtons les heures, s'écriait-il alors; à quoi bon les assombrir en nous ressouvenant!

Avec une intelligence de la trempe de celle d'Albert l'ennui était impossible. Même dans ses jours de trouble et de délire il pouvait contrister le cœur, il ne lassait jamais l'esprit.

La route de Paris à Saint-Germain faite en sa compagnie me parut si courte et si animée que, lorsque je l'ai parcourue depuis en chemin de fer, elle m'a toujours semblé lente et monotone.

La voiture franchit, en allant au pas, la vaste terrasse du château d'où l'on découvre ce superbe panorama trop souvent décrit et admiré, mais dont la beauté est toujours nouvelle au regard. Nous entrâmes sans nous arrêter dans les avenues de la forêt, et nous parcourûmes en tous sens les plus vieilles allées. Les grands arbres où frissonnaient à peine quelques feuilles naissantes, laissaient tomber à travers leurs rameaux la lumière pure du jour. La voiture roulait sans bruit sur le sable; c'était un mouvement doux et régulier qui berçait; je ne sais si Albert en sentit l'influence mais il devint tout à coup silencieux. Je jugeai que ses pensées étaient sereines, car son visage restait calme.

—Allez-vous donc vous endormir? lui dis-je. Pourquoi ne parlez-vous plus?

—En ce moment, répliqua-t-il, je voyais défiler devant moi une chasse pompeuse de Louis XIV: le jeune roi à la mine hautaine passait entouré des grands seigneurs de sa cour; les trompes sonnaient, les piqueurs et les meutes s'élançaient au loin, les dames de la maison de la reine en habits de gala suivaient dans des voitures découvertes; entre toutes m'apparaissait Louise de la Vallière en robe gris pâle relevée par des nœuds de perles comme dans son portrait de la galerie de Versailles; ses longs cheveux blonds flottaient à l'air et ruisselaient en grappes sur ses joues empourprées par la chaleur. Tenez, nous voici dans un carrefour où la chasse royale fit une halte. Voulez-vous que nous nous y reposions aussi?

—Oh! oui, s'écria mon fils, descendons de voiture, je veux voir ce qu'il y a de suspendu à ce grand arbre, courir un peu dans le bois et goûter, si c'est possible, car j'ai grand faim.

Il dit cela avec cette naïveté indiscrète de l'enfance qui n'admet pas une entrave à ses désirs.

—Voici d'abord de quoi repaître votre faim, lui dit Albert en tirant d'une poche de la voiture des bonbons et des fruits.

—Vous êtes donc un magicien? répliqua l'enfant.

—Point; mais je vous traite comme Louis XIV traitait Mlle de la Vallière et je veux satisfaire à chacun de vos souhaits.

Nous étions descendus de voiture et, tout en croquant des pralines et des poires, mon fils s'amusait à regarder les ex-voto et la petite chapelle suspendus au tronc du grand chêne; bientôt il prit ses ébats dans les sentiers voisins.

Albert et moi nous nous assîmes sur le gazon et nous nous pénétrâmes de la chaleur bienfaisante du jour.

—C'est donc ici, reprit Albert, que la chasse s'arrêta. Mlle de la Vallière, haletante d'émotion, suivait de son œil bleu si tendre le regard du roi; l'accablement d'une journée d'août et l'amour dont son cœur débordait l'enveloppaient de langueur et doublaient son charme: elle s'assit, comme épuisée, au pied d'un de ces arbres. Le roi s'approcha d'elle et lui dit avec un sourire aimable:

«—Que souhaitez-vous?

»—Oh? sire, fit-elle avec une grâce enfantine, un sorbet serait en ce moment une royale volupté.»

Le roi donna un ordre, deux piqueurs partirent à franc étrier et rapportèrent bientôt du château de Saint-Germain des sorbets et des sirops à la glace.

J'ai cru voir tantôt, là, à la même place où vous êtes, marquise, Louise de la Vallière tenant, dans sa main effilée, une petite coupe de cristal remplie d'une glace à la fraise, ses lèvres purpurines humaient avec délices la neige rose et ses yeux disaient au roi: Merci!

Eh! bien, chère marquise, savez-vous que ce sorbet savouré de la sorte a causé plus tard la mort de l'aimable pécheresse.

—Et comment cela? lui dis-je.

—Quand elle fut devenue sœur Louise de la Miséricorde, Mlle de la Vallière, qui portait un cilice et faisait pénitence de son amour, se souvint tout à coup en traversant le cloître par une journée brûlante, de la sensation ineffable de ce sorbet qu'elle avait pris par un jour pareil dans la forêt de Saint-Germain. Elle se demanda comment elle pourrait expier cette sensualité, et s'agenouillant sur une tombe, elle fit vœu de ne plus approcher de ses lèvres une goutte d'eau fraîche; elle subit héroïquement l'épreuve et la mort s'ensuivit rapidement. Qui ne serait touché de ce dernier trait de la vie de cette grande amoureuse qui devint une sainte? Plus tard, quand les siècles auront passé sur ce souvenir, il se transformera, n'en doutez pas, en pieuse et touchante légende.

Lorsque Albert eût fini son récit, je me levai, je pris son bras et nous nous élançâmes dans les allées à la poursuite de mon fils.

—Remontons en voiture, me dit Albert, quand nous eûmes rejoint l'enfant, et profitons des dernières heures du jour pour parcourir quelques carrefours lointains de la forêt.

Nous fûmes bientôt emportés dans des allées plus sombres, où, en été, quand les grands arbres avaient leurs feuilles, le jour ne devait pas pénétrer; ces allées s'entre-croisaient sur des escarpements sauvages coupés par des ravins.

—Il faudra que nous venions revoir ces gorges au temps où les ronces et les lianes s'y entrelacent, reprit Albert; en attendant nous les traverserons de nouveau ce soir, et vous verrez l'étrange effet de ces grands squelettes d'arbres à la clarté de la lune.

La nuit commençait à tomber lorsque nous arrivâmes à la maison d'un garde-chasse qui tenait un cabaret. Nous dinâmes rapidement et gaiement; Albert but une bouteille de vin et fit boire mon fils, ce qui plongea presque instantanément l'enfant dans un lourd sommeil. Je le déposai dans la voiture sur la banquette de devant et il ne se réveilla qu'à Paris. Jamais plus belle nuit ne s'était levée dans ce ciel parisien si souvent brumeux; on pouvait compter dans l'éther les constellations; les milliers d'étoiles de la voie lactée faisaient cortège à une pleine lune d'une limpidité radieuse.

Tandis que les astres nous éclairaient d'en haut, les grandes lanternes de la voiture qu'Albert avait fait allumer, projetaient sur la route des zones de lumière.

—C'est par une nuit de septembre aussi pure, me dit Albert, que j'ai suivi dans cette forêt une grande chasse aux flambeaux, conduite par le prince qui fut mon ami; il y avait convié tous ses compagnons d'enfance et de jeunesse; ceux qui l'avaient aimé au collège et ceux qui l'avaient accompagné à la guerre. Nous étions là une trentaine en habits de chasse et montant des chevaux arabes que le prince nous avait fait distribuer; la partie de la forêt que nous devions parcourir était illuminée et les piqueurs nous précédaient en portant des torches; les lointaines avenues s'éclairaient d'une façon fantastique et les arbres centenaires prenaient sous ces lueurs inusitées des postures formidables; on eût dit d'une forêt enchantée.

L'air retentissait de fanfares joyeuses coupées par intervalles de chœurs du Freyschütz et de Robert le Diable; les échos prolongeaient indéfiniment ces mélodies; cette musique nocturne participait de l'immensité de la forêt et de celle du ciel étoilé. Tout à coup on lança deux cerfs qui venaient de bondir dans un taillis et dont les ramures se découpèrent sur le fond de lumière où ils glissaient en courant de toute la vélocité de leurs jambes fines; les yeux effarés des nobles bêtes, brillaient comme des escarboucles et nous regardaient de côté avec l'expression tendre qu'ont des yeux de femmes; les cors de chasse sonnaient plus fort et nos chevaux couraient plus vite; bientôt les deux cerfs furent traqués dans un carrefour formé par des arbres gigantesques et que nous entournâmes comme une place forte, le fusil en joue et nos couteaux de chasse luisant à la ceinture: on sonna l'hallali et les deux victimes furent immolées. Je me souviens que le grand œil d'un des cerfs mourants s'arrêta sur moi, j'en vis jaillir des larmes et j'eus comme un tressaillement sympathique. Ce regard de la pauvre bête me rappela celui d'une jeune femme que j'avais vue mourir; les hommes qui portaient des torches entourèrent l'enceinte où les deux cerfs étaient tombés sur le flanc: on eût dit des varlets du moyen âge, précédant des chevaliers armés. Le grand veneur procéda au dépècement des pauvres bêtes chaudes encore; la curée se fit sur l'heure, on lâcha les chiens irrités par la course et l'attente sur ces lambeaux de chair sanglante. Cent langues rouges et acérées se tendirent comme des dards, et happèrent des fragments de vertèbres et d'intestins; les piqueurs les excitaient de leurs cris; les fanfares de leurs clameurs, et les fluctuations des torches sur la forêt sombre, faisaient ressembler cette meute affamée à une meute infernale. Quand elle eut humé jusqu'à la dernière goutte de sang, on donna le signal du départ et nous reprîmes notre course effrénée à travers les magiques avenues; bientôt nous débouchâmes sur la terrasse illuminée où la musique militaire de plusieurs régiments nous salua au passage. Nous étions comme emportés à travers la double magie des sons et des lumières; nous arrivâmes à la porte du château, là nous mîmes pied à terre et après quelques minutes nous fûmes introduits dans une ancienne salle d'armes où une vaste table somptueuse était dressée. Le souper fut gai à nous faire croire à une éternelle jeunesse; nos voix bruyantes ébranlèrent jusqu'à l'aube les murs du vieux château.

Tandis qu'Albert parlait, je me demandais si réellement il avait assisté à cette chasse nocturne ou si c'était une vision de son esprit; ce doute m'est toujours resté: mais qu'importe que ce fût là un souvenir ou un rêve, je l'écoutais charmée, tandis que la voiture nous ramenait rapidement vers Paris.

L'enfant dormait devant nous d'un calme sommeil et Albert semblait emprunter à cette pureté et à la douceur de la nuit un apaisement complet. Plus de mots amers, plus de soubresauts de passion; on eût dit que l'âme du poëte flottait sereine à travers la nature tranquille.

Quand nous arrivâmes à ma porte, Albert baisa mon front en murmurant: À demain.

Comment lui dire: Ne venez pas? Comment renoncer a l'espérance de relever ce génie et de le voir planer encore!




IX

J'avais connu Albert de Lincel à la fin de l'hiver, le printemps était venu vite avec de beaux jours à son début, comme il arrive souvent à Paris.

Les femmes surtout sentent l'influence de ce changement rapide des saisons; passer des glaces de l'hiver à une température tiède, sentir en soi la sève des arbres et des plantes qui poussent et qui fleurissent, c'est, près d'un être aimé, un épanouissement plein d'orgueil et d'ivresse; mais dans la solitude cette surabondance de l'être se transforme en souffrance et en tortures. Que faire du trop plein de son cœur? à quoi bon les rougeurs subites qui colorent les joues, et la flamme plus vive qui jaillit du regard? à quoi bon se sentir plus forts et plus beaux si l'amour manque à l'énergie et à la beauté?

Léonce m'avait promis d'arriver au printemps, et voilà m'écrivait-il, que la première partie de son grand livre à finir l'enchaînerait encore durant un mois dans la solitude. Je devais le plaindre me disait-il; mais une abstraction puissante était comme la religion, comme le martyre, il s'y devait tout entier; puis l'âpre labeur accompli, de même que le dévot a pour récompense le paradis, il savourerait avec bien plus d'intensité la joie immense de l'amour.

Ces lettres me causaient une douloureuse irritation; cette quiétude réelle ou feinte me semblait une cruauté, j'y voyais parfois la négation de l'amour; mais alors mon désespoir était si grand que je me rattachai, pour croire encore, aux paroles tendres et parfois passionnées qui me dérobaient le froid et inébranlable parti pris de ce cœur de fer. Il répondait à mes cris de douleur par des cris de passion; il souffrait plus que moi, me disait-il, mais la souffrance était une grandeur: il se plaisait à se comparer aux pères du désert, brûlants de désirs et immolant au dieu jaloux du Thabor leur chair et leur cœur. Pour lui, le dieu jaloux c'était l'art qu'on ne peut posséder et s'assimiler qu'en se vouant tout à lui dans la solitude.

J'étais brisée par son obstination et je renonçais parfois à lui exprimer mes angoisses, mais alors mes lettres respiraient un tel abattement qu'il s'en effrayait; il me conseillait de me distraire, de voir souvent mes amis, et d'attirer de plus en plus Albert qu'il fallait guérir à tout prix.

Que de fois j'ai pleuré en lisant ces lettres stoïques! que de fois quand minuit sonnait et que je n'entendais autour de moi que la respiration du sommeil de mon fils et le frissonnement de la cime des arbres du jardin qu'agitait le souffle de la nuit, tandis que debout devant mon miroir, je dénouais mes cheveux avant de les emprisonner pour dormir, que de fois je me sentis prise du désir immodéré de le voir! j'aurais voulu m'enfuir vers lui, le surprendre dans son travail nocturne, l'enlacer dans mes bras et lui dire en sanglotant: Ne nous séparons plus! la vieillesse viendra vite, puis la mort! pourquoi passer dans les larmes de l'attente ces beaux jours si rapides où l'âme et le corps sont en fête? Oh! ne pas dépenser sa jeunesse quand on aime, c'est être l'avare qui languit de faim auprès d'un trésor ou le malade qui, sachant un secret qui peut le sauver, préfère mourir.

Tandis que celui à qui j'avais donné ma vie me laissait en proie à toutes les anxiétés de l'amour, Albert, qui trouvait près de moi une sorte de distraction calme, prenait insensiblement l'habitude de me voir chaque jour. Tantôt ses visites m'étaient douces et tantôt elles m'irritaient; j'avais le cœur obsédé par mon tourment secret.

Eh! que m'importait cet homme que je ne pouvais aimer? Ce n'était pas lui que j'attendais, c'était la jeunesse, la beauté, la force! l'être que n'avait pas effacé la banalité des passions et qui, par sa dureté altière, exerçait sur moi un ascendant irrésistible; Albert, maladif et frêle, reste brisé et flétri de l'amour, m'intéressait comme un frère et me touchait comme un enfant; mais le complément de mon être, mais mon dominateur, il ne l'était pas, et peut-être dans le passé même, ne l'aurait-il jamais été! Il y avait dans nos natures trop de fibres sensitives analogues, trop de parités d'idées et d'imagination. Les semblables restent frères, mais l'union tourmentée des amants exige les contraires.

J'oserai vous faire ici un aveu complet. Parfois, dans le désespoir où me laissait Léonce, je désirais presque qu'Albert m'inspirât un attrait plus vif; que mon cœur battît en l'entendant venir et sentît près de lui un trouble précurseur d'une infidélité. Mais non, j'étais calme et triste quand il était là; il parvenait toujours à me distraire par son esprit, mais il ne me dégageait pas de mon chagrin. Il m'arrivait quelquefois d'être avec lui brusque et fantasque et, comme il tenait à me voir, il redoublait alors de douceur et d'expédients d'imagination pour m'amuser quelques heures.

Mon fils avait pris pour lui une très-vive affection, il lui sautait au cou lorsqu'il entrait, il me disait parfois:

—Maman, tu le traites bien durement; il est si pâle et il a l'air si malade qu'il faut l'aimer! Pour moi, je l'aime bien mieux que ce grand monsieur brun qui vient ici tous les deux mois et qui ne me regarde seulement pas.

Lorsque j'avais appris que l'arrivée de Léonce serait retardée j'étais tombée dans un tel marasme que, durant plus de huit jours, je refusai obstinément de sortir. Albert me reprochait ce qu'il appelait mes méfiances. N'étais-je pas bien sûre à présent qu'il était un ami? Il venait presque chaque jour passer une heure ou deux avec moi. Nous faisions des lectures, il me donnait des conseils de style pour mes traductions, m'apprenait à faire des vers et me suppliait de m'y essayer. Quand il voulait partir mon fils le retenait; il consentait alors à dîner avec nous, il mangeait à peine et ne buvait que de l'eau. Il semblait avoir renoncé à chercher le vertige et l'oubli dans le vin.

J'avais le cœur attendri de cette métamorphose et, m'arrachant à moi-même, je sentais que je devais à ce génie renaissant des paroles d'affection et d'encouragement.

—Voyons, lui dis-je un soir, il faut tenter quelque chose de grand; vous êtes au moment où votre génie, sûr de sa force, peut agir avec autorité, certain d'être écouté de la jeunesse intelligente comme un clairon dans la bataille par les soldats. Mettez donc ce beau génie au service de quelque grande cause, proclamez ces fiers principes qui furent la foi de votre père et de mon aïeul et ne murez plus votre intelligence dans la recherche du bonheur et les aspirations du Moi.

Tandis que je parlais, Albert m'écoutait dans cette pose attentive que Philippe de Champagne a donnée au beau portrait de La Bruyère[2]: c'était la même pénétration du regard, la même finesse douce et railleuse du sourire, la même grandeur sur le front pensif. Cette ressemblance me frappa et tout à coup un éclair de l'œil profond et satyrique du poëte me coupa la parole; il me dit alors avec un mélange de tristesse et d'ironie:

—Vous venez de me tenir, marquise, un petit discours digne de Mme de Staël, et cette morale genevoise ne vous messied pas à vous la petite-fille d'un philosophe. Mais sommes-nous de la trempe de nos pères et pourrions-nous revêtir leurs convictions comme un habit? D'ailleurs à quoi nous serviraient-elles? et par qui les ferions-nous partager? On n'improvise pas plus un public à son intelligence que des croyants à sa foi; notre temps est aussi insensible au génie du poëte que le désert l'est à la fatigue du voyageur; un poëte a dit quelque part, marquise: «Nous ne vivons plus que de débris, comme si la fin du monde était arrivée, et au lieu d'avoir le désespoir nous n'avons plus que l'insensibilité; l'amour même est traité aujourd'hui comme la gloire et la religion: c'est une illusion ancienne; où donc s'est réfugiée l'âme du monde?» Regardez autour de vous, marquise, vous chercherez en vain la grandeur! Républicains, monarchistes, prêtres et philosophes n'ont plus de conviction; ils arborent un drapeau propre à éblouir, comme la pourpre que le toréador agite dans l'arène; mais ce drapeau n'est plus gonflé par le souffle des grandes croyances; tous ces hommes vides de doctrines marchent assoupis poussés seulement par leurs convoitises mesquines! Est-ce la peine de tenter un effort pour réveiller et diriger ce troupeau? Je n'ai pas toujours pensé ainsi, j'ai commencé par espérer et croire! j'ai cru au patriotisme et j'ai fait un chant guerrier contre l'étranger; j'ai cru à la liberté et j'ai fait un drame sur un Brutus moderne; j'ai cru à l'amour et j'ai répandu dans mes vers mes transports et mes blessures: tout cela a été jeté au vent par l'indifférence de la foule qui n'a goûté que les sarcasmes de mon esprit. Après être monté sur toutes les hauteurs j'en suis descendu par dégoût. Que m'importe un public nombreux s'il est ignare? La dilatation de la lumière est aux dépens de son intensité. Il poursuivit: «Le règne bourgeois de Louis-Philippe a fait une nation de bourgeois froids et lourds qui n'entendent plus rien à la poésie et, comme si l'on redoutait un jour son invasion, partout on abâtardit la jeunesse: on la repousse des grands emplois publics, on lui ferme les carrières de l'esprit, on lui interdit les carrières politiques; les hautes fondions de l'État sont accaparées par des vieillards semblables à Duchemin, qui cachent l'immoralité et la sécheresse de cœur sous le pédantisme; on dirait des spectres préposés à dessécher le cœur et la vie de la France que les élans et les tentatives de la jeunesse auraient peut-être ranimés! Cherchez donc où elle est cette jeunesse? Vous la trouverez à la Bourse, chez les filles ou dans les tabagies! Quant aux hommes de quarante ans qui comme moi ont senti, cru, aimé et souffert, tous, comme moi, se sont arrêtés découragés, car ils n'ont plus d'espérance.

J'étais frappée par la vérité de ces paroles; mais, désirant le rattacher à quelque illusion glorieuse, je lui répondis:

—Eh bien! restez artiste, du moins: l'artiste peut s'élever et briller encore au milieu des ruines d'un peuple mort; c'est la flamme qui domine le cratère quand tout est cendre à l'entour. Écrivez, si vous ne pouvez agir; écrivez vos doutes, vos angoisses; écrivez, pour l'art, vos fantaisies de poëte. Ne laissez pas dire que l'instrument est brisé comme les convictions.

—J'essayerai, marquise, me dit-il en souriant et en me baisant la main; mais remarquez que vous voulez faire de moi un instrumentiste. Encore si vous vouliez m'aimer comme les trois femmes ont aimé leurs pianistes!

—Je vous aime mieux, repris-je; je vous aime d'une sincère affection, qui survivra à la mort.

Il me jeta un long et profond regard plein d'attendrissement et sortit.


[2]Ce beau portrait appartient à M. de Monmerqué.




X

J'eus le jour suivant la visite de René, qui avait fait une petite absence de Paris. Il me trouva triste et pâlie; il me surprit à ma fenêtre aspirant les émanations du printemps qui montaient du jardin en fleurs.

—Que c'est beau et bon cette jeune et riante saison qui revient! lui dis-je; comme on voudrait rompre ses chaînes et partir pour le pays des rêves!

—Et pourquoi donc n'allez-vous pas à la campagne? me dit-il; cette vie de concentration vous fait mal.

—Vous oubliez ma pauvreté.

—Mais vous pourriez vous promener un peu, et je sais que depuis quelques jours vous ne voulez plus sortir.

—Les tressaillements et la plénitude de la nature me font souffrir; je suis trop seule, mon bon René. Et, malgré moi, je me pris à lui parler de Léonce.

René secoua la tête et me dit:

—En vérité, cet homme est étrange de sacrifier ainsi les joies vivantes à je ne sais quelle abstraction!

—Ce sacrifice a sa grandeur, repris-je, et lorsque nous nous reverrons notre bonheur s'en ressentira: il sera plus intense et plus complet.

—Je m'étonne parfois de votre esprit philosophique, répliqua René; car vous avez une âme crédule faite pour tous les martyres. Léonce vous a dit que, sa tâche accomplie, il serait tout à vous; et moi j'ai peur que, son œuvre faite, fût-elle informe et vulgaire, il ne soit tout à elle. Une passion abstraite, poussée à l'excès, atrophie le cœur.

Ces paroles de René jetèrent sur mon amour un vague effroi.

—Si je n'étais attendu à Versailles par mon frère malade, je vous forcerais à sortir aujourd'hui même, reprit René; à mon retour, je viendrai vous chercher, et nous irons respirer l'air des bois avec votre fils. D'ici là, promenez-vous un peu en compagnie d'Albert; vous lui faites du bien, il n'est plus le même depuis qu'il vous connaît. Et, me serrant cordialement la main, René sortit en me répétant: Courage!

Il faisait une de ces journées chaudes et énervantes qui produisent sur les organisations méridionales des orages intérieurs: on sent d'abord comme une grande lourdeur, puis le pouls bat plus vite, puis des bouffées brûlantes montent au cerveau; l'esprit flotte indécis dans les bouillonnements du sang, ainsi qu'une liane emportée sur l'écume d'un torrent; l'âme se déracine; la volonté, la résistance sont anéanties par les forces formidables de la nature. Froids et faux moralistes que ceux qui n'ont jamais tenu compte de l'influence de l'atmosphère, d'un regard qui nous atteint, d'un souffle qui nous pénètre!

Frappée par ce mal indicible, je fus oisive jusqu'au soir, rêvant aux heures d'amour que j'avais goûtées et qui ne revenaient pas. Les souvenirs enflammés de la passion gâtent tous les autres bonheurs de la vie. Les pures caresses de mon fils me fatiguaient; j'avais un désir impossible d'autres étreintes. Après dîner, j'envoyai l'enfant jouer au jardin, pour être seule avec ma rêverie ardente.

Je restai inerte sur mon grand fauteuil, sans regarder par la fenêtre les jeux de mon fils qui m'appelait de temps en temps. Durant deux heures, il courut et s'ébattit avec quelques petits camarades du voisinage. Quand il remonta, il était si las qu'il s'endormit subitement; Marguerite l'emporta dans son lit, et je demeurai seule, la fenêtre ouverte, enveloppée dans la molle clarté de la lune, aspirant avec ivresse le parfum des acacias qui s'élevait vers moi.

Un coup de sonnette me fit tressaillir et m'arracha à mon immobilité extatique. Je me précipitai vers la porte en m'écriant mentalement: C'est peut-être Léonce!

Il est des heures où ces immenses désirs de l'amour devraient être exaucés par la destinée!

C'était Albert, radieux, le front inspiré, et qui me parut rajeuni.

—Je vous ai obéi, me dit-il; j'ai travaillé, j'ai commencé une œuvre de fantaisie: ce n'est qu'une bluette sur Mme de Pompadour; mais enfin j'ai fait acte de bonne volonté, et, partant, acte d'homme. Je vous lirai cela demain; en attendant, je viens vous demander ma récompense.

—Parlez, lui dis-je avec une sorte de lassitude et d'indifférence.

—Allons faire une promenade aux étoiles, reprit-il; voyez, quelle belle nuit! elle nous convie.

—Mon fils est couché et je n'aime guère sortir sans lui.

—Eh! qu'importe, s'écria Albert, impatienté de ma froideur, que cet enfant ne nous suive pas? Allez-vous faire de votre vertu une question de murs mitoyens, comme cette bourgeoise héroïne de la dernière comédie représentée aux Français, quand elle dit à son bonhomme de procureur de mari, qui offre l'hospitalité à son premier clerc, aimé secrètement par la dame:

Et quoi! vous permettez qu'il couche ici ce soir?

Ce qui m'a paru plus indécent, je vous jure, que toutes les crudités de Molière.

—Je crois vous avoir prouvé, lui dis-je, que je ne redoutais point de me trouver seule avec vous.

—Oh! c'est que de vous à moi il n'y a pas l'attrait, comme vous me l'avez laissé entendre un soir, reprit-il amèrement, sans cela vous auriez déjà senti la vérité de ces deux vers d'une comédie du vieux Corneille:

Lise, lorsque le ciel nous créa l'un pour l'autre,
Vois-tu, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.

—Ne faisons plus de dissertations, lui dis-je, partons.

Nous descendîmes l'escalier sans parler, et je m'assis près de lui dans le coupé qui venait de le conduire à ma porte.

Il prit ma main qu'il garda dans les siennes, et me dit:

—Vous êtes la bonté même.

Je ne répondais point; après les sensations de la journée, ce contact de ses doigts frémissants sur les miens me troublait.

—Quel empire vous exercez sur moi, poursuivit-il, depuis un an je n'avais pas travaillé; votre voix m'a stimulé, vous m'avez parlé de la gloire qui n'était plus pour moi qu'un écho mort, et l'écho s'est réveillé; toute mon âme a vibré dès que vous l'avez voulu; je viens d'écrire huit heures de suite sans désemparer. Vous voyez bien que vous pourrez me faire renaître, si vous m'aimez. Quelle belle vie, marquise! donner ses journées à l'art et ses soirées à l'amour!

—Je l'écoutais, l'âme navrée; je pensais: Pourquoi Léonce n'a-t-il pas ces idées-là? Pourquoi ne trouve-t-il pas auprès de moi l'inspiration et la cherche-t-il dans une solitude cruelle qui nous sépare?

Il continua:

—Oh! chère, chère Stéphanie! (c'était la première fois qu'il m'appelait par mon nom) si à défaut de l'amour vrai et complet que je voulais dans ma jeunesse, j'ai cherché l'à peu près de l'amour parmi les femmes du monde, et son simulacre désespéré auprès des belles courtisanes, ce qu'on nomme mon inconstance et mon immoralité pourraient bien être, croyez-moi, l'incessante et douloureuse poursuite de l'amour! Avec une femme telle que vous, je redeviendrais moi-même; heureux, confiant et fier; cet abrutissement de l'ivresse qu'on me reproche et dont j'ai honte parfois, c'est l'aveuglement nécessaire pour me jeter dans les bras de certaines femmes; une fois ébloui, je les transforme et je ne rougis plus d'elles ni de moi. Croyez-vous que de sang-froid je pourrais toucher à cette chair sans âme! Voyons Stéphanie, aimez-moi un peu et laissez-moi pleurer sur votre cœur et redevenir jeune!

—Oh! c'est moi qui pleure, lui dis-je, en repoussant ses bras qui voulaient m'étreindre.

En ce moment, la voiture qui remontait les Champs-Élysées était éclairée par la lune; il vit mon visage couvert de larmes.

—Mon Dieu! qu'avez-vous? me dit-il, en courbant sa tête vers la mienne. Ses cheveux effleurèrent mes tempes.

Je me reculai d'un bond, et mon émotion convulsive refoulée toute la journée éclata en sanglots.

—Que pensez-vous, que sentez-vous pour moi? me dit-il, de grâce, parlez-moi!

—Vous m'avez émue, vous êtes bon et tendre, répliquai-je, mais je vous en supplie, ne m'interrogez pas et goûtons sans trouble la douceur de ce beau soir.

Comme s'il avait craint de perdre un espoir que mes larmes lui avaient involontairement donné, il fit taire son cœur, et son esprit flexible et charmant ne parut plus songer qu'à me distraire. Nous étions arrivés sous une allée du bois de Boulogne, sombre et haute, dont le long arceau se déroulait devant nous.

—Mettons pied à terre, me dit-il, l'air vous fera du bien, et nous causerons en marchant, moins contraints et moins troublés que dans cette voiture.

Je lui obéis; j'avais soif de l'air de la nuit, il me semblait qu'il me délivrerait des obsessions brûlantes du jour.

Je m'appuyais à peine sur son bras, et nous glissions comme deux ombres dans l'allée sombre et profonde. Nous arrivâmes dans une espèce de petite clairière où s'élevait une croix de pierre; c'était un lieu de rendez-vous célèbre pour les duels. Albert me fit asseoir au pied de la croix et s'assit à côté de moi; la lumière de la lune tombait à plein sur son front, et le scintillement des étoiles se jouait sur la cime mouvante des arbres qui frissonnaient au vent de la nuit. Une calmante fraîcheur courait sur tout mon être.

—Qu'on est bien ici, dis-je à Albert, ne songeant qu'à l'apaisement que je ressentais.

—Je ne connais pas, répliqua-t-il, de spectacle plus saisissant et plus beau que celui d'une nuit étoilée; dans le jour, le firmament paraît désert et vide; mais par une nuit claire le voilà qui se peuple et s'anime comme l'incommensurable cité de Dieu. On a prétendu que les découvertes modernes de la science anéantissaient l'imagination. Je pense, au contraire, que la science en s'agrandissant a agrandi les voies de la poésie; si la terre parait étroite et bornée à nos regards, depuis que nous croyons à ces mondes innombrables qui flottent sur nos têtes, quel champ pour notre âme que cette évolution sans borne qu'elle accomplit dans l'infini! Mais par cet infini même, Dieu perd, dit-on, pour nous de sa personnalité et échappe à ces myriades d'êtres infimes dont il ne saurait s'occuper, tant ils sont nombreux! Eh! qu'importe la quantité à l'infini? Dieu embrasse tout d'une étreinte facile, et nous, nous sentons mieux sa puissance en le pensant le maître de ces milliers de globes innommés que le possesseur mesquin de notre univers connu et en tous sens exploré.

Tandis qu'il parlait, Albert s'était levé, il se tenait debout sur une des marches du piédestal de la croix, la lueur de ces belles étoiles qu'il me montrait du geste caressait son front inspiré. Ainsi éclairé d'en haut, son visage était superbe; sa taille un peu grêle et petite me semblait toucher le ciel, il prenait à mes yeux les proportions et le prestige du génie.

—Parlez, parlez encore, lui disais-je, en le contemplant en extase.

Mais tout à coup il me regarda d'une façon amère et sarcastique.

—Vous êtes une prude, une femme de marbre, s'écria-t-il, vous me faites vibrer comme un instrument au lieu de m'aimer. Et me saisissant énergiquement dans ses bras, lui si faible, il se mit à courir dans l'allée sombre, en répétant d'une voix sourde: Il faut m'aimer! il faut m'aimer!

Bientôt il me déposa comme épuisé au pied d'un arbre.

—Oh! n'ayez pas peur de moi, me dit-il avec douceur, voyez, je suis à vos pieds, moi qui n'ai jamais mis le genou en terre sans y mettre le cœur.

Il y avait dans sa soumission quelque chose de si tendre que j'en fus saisie; il restait là, tremblant devant moi, comme un pauvre enfant, lui, le grand poëte tourmenté, l'implacable railleur vaincu par la passion.

J'eus un moment d'orgueil et d'ivresse.

—Vrai! vrai, vous m'aimez! lui dis je, en tendant vers lui mon visage étonné. Je sentis alors ses lèvres courir frénétiques et rapides sur mon front, sur mes yeux, sur ma bouche! Je lui échappai violemment et m'élançai au hasard dans les allées. J'atteignis la voiture et m'y blottis; un instant j'eus la pensée de partir sans l'attendre, mais toute mon âme se révolta contre cette tentation de dureté que me suggérait mon aveugle passion pour Léonce. Le laisser là, seul, dans la nuit, exposé à une longue marche, lui malade, attendri, aimant et cherchant encore dans la passion la vie qui lui échappait? Il me faisait donc bien peur pour que j'eusse conçu l'idée de cette lâcheté? Je l'aimais donc? Hélas! je n'aimais que l'amour, et en ce moment l'amour c'était lui!...

Cependant, il se mit à ma poursuite comme un insensé. Quand il m'eut rejointe, il s'élança dans la voiture, et secouant mes bras avec une sorte de rage, il me répétait convulsivement:

—Vous ne voulez donc pas m'aimer?

La voiture avait repris sa course dans les avenues désertes; un nuage qui passait sur la lune nous plongea dans l'obscurité. Je ne voyais plus le visage d'Albert, mais tout à coup je sentis ses larmes qui tombaient sur mes mains. À son tour il pleurait: j'eus vers lui un élan de tendresse irrésistible.

—Oh! ne pleurez pas, lui dis-je, je voudrais vous aimer.

—Je comprends votre effort et c'est ce qui me navre, répliqua-t-il. Allez, allez, je sais bien ce qui me manque pour vous attirer et vous le sentez aussi sans vous l'avouer. Vous n'êtes pas coquette et fausse vous! Non, vous suivez les aspirations de votre nature forte et vivace. Oh! cela est certain, il y a dans l'amour des lois physiques et impérieuses trop négligées par les sociétés modernes, je suis trop faible, trop grêle et trop vieilli pour vous, belle et robuste; si avais la même âme dans une stature puissante et le même cerveau sous un crâne recouvert de cheveux noirs, vous m'aimeriez? je ne suis pour vous qu'un spectre qui rêve la vie! Oh! vous avez raison, le pâle et maladif Hamlet ne saurait animer la Vénus de Milo! et en parlant ainsi, il se rejeta éperdu dans l'angle de la voiture.

Peut-être disait-il vrai, mais cette appréciation toute matérielle de l'amour me fit honte sur moi-même. Je sentis une sorte de chaleureux enthousiasme pour cette fière intelligence désolée et saisissant sa tête dans mes mains, je posai sur son front mes lèvres brûlantes. En ce moment j'oubliais ses traits flétris; ce n'était pas le bouillonnement du sang ni l'élan du désir, c'était l'appel de l'esprit au génie. Lui crut à un tressaillement et à un transport de la chair et il me pressa sur son cœur dans une telle ivresse que j'en perdis comme le sentiment; excepté Léonce, aucun homme ne m'avait jamais embrassée de la sorte. Prise subitement de vertige, j'eus un instant la sensation que c'était Léonce qui était là; mais la lune qui reparut éclaira le visage d'Albert.

—Oh! vous n'êtes pas lui, m'écriais-je en le repoussant, et c'est lui! lui seul que j'aime!

Il ne chercha pas à me ressaisir, il tomba dans un morne silence qui finit par m'effrayer mais que je n'osai rompre.

Cependant comme nous approchions de chez moi, il me dit d'une voix calme qui me surprit:

—Chère marquise, il est vrai que je ne suis pas le lui idéal que désirent votre cœur et votre imagination; je ne suis plus même le lui d'autrefois qui sût aimer et se dévouer; mais je ne suis pas non plus l'être dégradé et mauvais qu'on vous a dépeint, car maintenant je l'ai compris, vous m'aimeriez si l'on ne m'avait calomnié près de vous: vos combats, vos larmes, votre éclair d'amour de tantôt, tout m'atteste que vous m'aimeriez si vous ne doutiez point de moi! Eh bien! marquise, vous m'aimerez quand vous m'aurez entendu.

Il me supplia de le laisser monter, il voulait me raconter le soir même sa douloureuse histoire.

—Mais ne voyez-vous pas, m'écriai-je, qu'un autre...

—Chut! chut! fit-il en m'interrompant, ne dites rien d'irrévocable avant de m'avoir écouté. À demain donc, puisque vous êtes sans pitié.

J'entendis du seuil de la porte la voiture qui l'emmenait. Je me reprochai ma dureté; j'étais mécontente de moi-même et irritée contre Léonce; en ce moment Albert me paraissait le meilleur de nous trois.

Une lettre de Léonce que je trouvai en rentrant sur ma table changea le cours de mes pensées; il allait, me disait-il, hâter son arrivée; avant quinze jours il serait près de moi. Oh! c'était bien lui, lui seul que j'aimais! et toute la nuit il m'apparut en songe dans sa beauté, sa jeunesse et sa force.




XI

La journée du lendemain est une de celles de ma vie dont le souvenir m'est resté le plus vif et le plus présent; je n'en ai oublié aucun détail.

Vers midi je m'étais mise courageusement au travail afin de chasser par cette discipline salutaire tout retour de pensées molles et d'égarement malsain; Marguerite qui savait l'utilité et le résultat de mes traductions de romans, avait emmené mon fils à la promenade pour m'assurer quelques heures de tranquillité; j'espérais qu'Albert, un peu blessé de la façon dont nous nous étions séparés la veille, ne viendrait pas ou viendrait tard. Il arriva vers deux heures; j'étais à peine vêtue d'un peignoir blanc; mes cheveux relevés et massés en désordre retombaient çà et là sur mon front et sur mon cou en boucles inégales. À ce négligé et aux feuilles fraîchement écrites éparses sur ma table, Albert comprit que je ne l'attendais pas et que je travaillais; je ne l'avais jamais vu si pâle et si défait, ses traits décomposés m'effrayèrent.

—Comme vous êtes calme, me dit-il avec un sourire sardonique, et belle et fraîche! on voit que vous avez dormi du sommeil de la vertu et de l'indifférence. Moi j'ai passé une nuit de forcené, je ne me croyais plus tant de jeunesse et de désir dans le cœur; j'ai été tenté de revenir ici et de vous dire: «Si vous m'aimez, aimez-moi tout de suite!» Mais j'ai pensé que vous seriez formaliste, que votre porte me serait fermée et pourtant vous m'avez aimé hier soir un moment! une minute! quoi qu'il arrive ne l'oubliez jamais.—Si vous disiez non, marquise, votre conscience vous crierait que vous mentez!

—Mais, répondis-je pour apaiser son exaltation croissante, je ne renie rien de mes sentiments pour vous, aucune de mes paroles, aucun des élans de mon cœur.

—Oh! c'est bien, reprit-il, je le sais, je le sens, vous finirez par m'aimer; c'est ce qui m'a retenu, voyez-vous, quand cette nuit j'ai eu l'idée de toutes les ivresses. En vous quittant hier soir j'étais tenté d'aller vous oublier dans les bras d'une autre, car vous me faites souffrir et je ne veux plus souffrir; vous voyez bien que la vie m'échappe. Mais au lieu de m'abrutir je me suis souvenu de vos lèvres sur mon front, je les sentais toujours, je les sens encore et je n'ai point profané ce baiser. C'est une promesse, un lien; c'est un présage que vous serez à moi!—Quelque chose nous sépare encore, j'ai cherché longtemps et je crois que j'ai trouvé. Je viens remuer avec vous la cendre des morts; je viens vous ouvrir mon cœur toujours saignant, je viens vous raconter mes amours avec Antonia Back.

Il fit un grand effort pour prononcer ce nom; puis, se levant, il continua en marchant avec agitation d'un angle à l'autre de mon cabinet:

—Vous admirez, vous aimez cette femme, et son image s'interpose entre nous. Vous pensez que de son côté est la bonté et la grandeur, car elle a marché dans la vie pratiquant la charité, se faisant des prosélytes et travaillant avec un patient effort à réhabiliter ses sentiments par ses doctrines: tandis que moi, brisé et blessé à mort, poussé à tous les vents par le désespoir, j'ai déserté l'idéal et accepté pour consolateur la débauche. Aux yeux d'un grand nombre je représente l'égoïsme dégradé! Rien de généreux ni d'utile ne dirige plus ma vie: comme si un soldat dont un boulet a coupé les deux bras pouvait encore tenir ses armes! Quant à elle, elle a saisi d'une main agile et résolue le drapeau du socialisme, mot sonore et creux qui laisse une grande élasticité à la morale; elle s'est fait des partisans parmi les utopistes, dans les écoles et dans la foule; elle passionne la jeunesse que je ne fais plus que distraire. Même ceux qui la combattent conviennent que le travail incessant et souvent funeste de son esprit est une sorte de moralisation de sa vie. Elle aime ces attestations publiques, cette mise en scène de ce qu'elle nomme ses croyances humanitaires et sa foi dans le progrès. C'est le jargon moderne pour exprimer ce qui s'appelait autrefois la perfectibilité. Ces idées sous une autre forme et dans une juste mesure ne me sont pas étrangères; je suis de l'avis d'un poëte contemporain qui a dit: «La perfection n'est pas plus faite pour nous que l'immensité, il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien; ni à l'amour, ni à la beauté, ni à la vertu; mais il faut l'aimer pour être vertueux, beau et heureux autant que l'homme peut l'être.»

La foule, poursuivit-il, ne se passionne que pour l'exagération et l'emphase; je n'aspire pas à plaire à ce public banal; je vous ai dit pour lui mon dédain; je ne suis véritablement connu et aimé que par quelques amis qui savent ce que j'ai souffert dans la recherche douloureuse de l'amour, qui est aussi la recherche de l'idéal; où le vulgaire n'a vu qu'une passion personnelle, vous verrez, j'espère, la manifestation de mon âme et, partant, de l'âme humaine. Ne croyez pas que, dans le récit que je vais vous faire, je cherche à amoindrir et à avilir Antonia comme d'autres le feront peut-être un jour pour me venger; non, non, je vous parlerai d'elle avec tendresse et justice, mais avec une inexorable vérité, et, quand vous m'aurez entendu, vous m'aimerez!

Malgré la curiosité très-vive que m'inspirait cette histoire, je crus devoir lui dire loyalement:

—Mais je vous jure que ce n'est point le souvenir d'Antonia qui est entre nous, l'obstacle à l'amour vient d'ailleurs.

—Je sais, je sais, reprit-il, je l'ai deviné, et je vous l'ai déjà dit: je suis maladif et vieilli, mais quand vous m'aimerez vous n'y penserez plus; ce sera, comme hier soir, dans les ténèbres, quand mon âme vous attirait tout entière; d'ailleurs, je redeviendrai si jeune et si gai en vous aimant que vous finirez par en être séduite. C'est ainsi que j'étais quand j'aimais Antonia.

En disant ces mots, il s'assit sur un coussin à mes pieds, et, appuyant son menton sur la paume de sa main, il allait poursuivre. Je me levai, et me plaçant en face de lui, je fis un grand effort sur moi-même pour lui dire:

—Mais si j'en aime un autre? si...

—Bah! interrompit-il, c'est impossible! cet autre, je l'aurais rencontré chez vous et je sais que vous vivez comme une sainte! Qu'est-ce que ce serait d'ailleurs que cet amant fantastique qu'on ne voit jamais, qui vous laisse seule dans l'abandon, qui vous livre à toutes les tentations de l'isolement et ouvre un champ libre aux désirs de vos amis? Je ne redoute point un spectre! vous êtes une femme romanesque et vous voudriez, dans votre orgueil, que ce lui idéal, que cet être imaginaire vous suffit. Mais, hier soir, sur mon cœur, n'avez-vous pas vu que c'était chimérique! Eh bien! je suis là, moi, la réalité et non le rêve. Pourquoi me repoussez-vous? Vous avez trop d'esprit pour persister dans cette lutte! Oh! chère, chère, confions-nous à la nature et ne subtilisons plus.

Je me rassis, attendrie par sa persistance aveugle; mais je me sentais si glacée en face de lui, que je compris bien qu'il ne m'avait point convaincue.

—Je vous écoute, lui dis-je, parlez-moi de l'amour de votre jeunesse dont le monde a tant parlé.

—Le monde, reprit-il, ne voit jamais que l'apparence des choses: J'avais vingt-cinq ans, et déjà quelques rapides et heureux succès littéraires avaient attiré sur moi l'attention du public et celle plus recherchée de quelques salons qui faisaient à cette époque la réputation des écrivains. D'ailleurs, le nom de mon père m'ouvrait tout naturellement cette société exquise, attrayante par ses dehors, et qui finit par donner, à l'esprit et au cœur, des habitudes délicates. Les femmes étaient délicieuses dans ce grand monde; plusieurs me distinguèrent et m'aimèrent comme elles savent aimer, du bout des lèvres et du bord du cœur. Leur vie facile et élégante est tellement remplie de choses nouvelles et charmantes qu'un amant n'y tient guère la place que d'une fantaisie de plus. Moi, je les aimais, tête baissée, avec toutes les puissances de ma jeunesse et de mon imagination. Je m'indignais de leur légèreté et du vide de leur âme; j'étais mal appris et injuste; elles ne pouvaient changer leur nature en m'aimant. De leur côté ces frivoles amours se dénouaient sans déchirement; tandis que mon cœur en éprouvait une rage ironique, que je traduisais par des satires sentimentales sur des duchesses et des comtesses espagnoles, qui étaient autant de nobles dames françaises.

À l'exemple de don Juan, «rien ne pouvait alors arrêter l'impétuosité de mes désirs, je me sentais un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaitais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.» Je recherchai l'intimité des grisettes, espérant qu'elles auraient plus de cœur et plus de passion que les femmes du monde; je leur trouvai plus de naturel, une certaine droiture et souvent une bonté qui m'attendrissait; mais il y avait entre nous d'autres discordances qui choquaient toutes mes susceptibilités de gentilhomme et de poëte; elles me disaient tout à coup de ces vulgarités qui, tantôt me faisaient éclater de rire, et tantôt m'impatientaient violemment. Leur esprit était un tel abîme d'ignorance, qu'à part quelques naïvetés de tendresse je n'y trouvais rien qui valût la peine d'être recueilli; leur pensée ne répondait jamais à la mienne, excepté dans les moments où les sens nous rapprochaient; les femmes du monde n'en savent guère plus, mais elles y suppléent par un jargon qui fait illusion, et elles cachent ce qui leur manque sous des dehors exquis.

C'est vers ce temps que je me liai avec Albert Nattier, fort recherché dans le monde des plaisirs, à cause de sa grande fortune et de son esprit aimable; il n'était ni littérateur, ni artiste, mais il aimait les choses de l'esprit et de l'art. La publication de mes premiers livres l'attira vers moi; il me témoigna une amitié très-vive que rien n'altéra et qui dure encore. Albert Nattier m'aima comme le luxe de son esprit. J'étais aussi nécessaire à ce qu'il y avait d'intellectuel et d'idéal en lui que ses maîtresses et ses chevaux l'étaient à ses habitudes de dissipation; il m'aimait cordialement et simplement; pourquoi donc aurais-je repoussé sa sympathie? On m'a reproché d'avoir préféré son amitié à celle des poëtes contemporains. Ce qui m'a toujours tenu un peu à distance de ces hommes de génie, ce n'est certes pas l'envie, et je l'ai prouvé en les louant dans mes ouvrages et en les applaudissant en public; mais presque tous les littérateurs, excepté René, visent trop à l'effet: tantôt par une raideur et une morale de convention; tantôt en voulant être des hommes politiques, et en dédaignant eux-mêmes les lettres qui les ont fait grands. Vous savez le cri désespéré que j'ai poussé vers l'un des plus célèbres? Eh bien! cette lamentation d'une âme saignante resta sans réponse; ce qui n'empêchera peut-être pas ce grand lyrique de faire un jour sur ma tombe quelque attendrissante élégie!

J'aime les esprits simples et humains qui s'émeuvent de nos passions et de nos douleurs, sans songer à nous enchaîner à leur ambition ou à leurs systèmes.

Albert Nattier me plut dès l'abord par son laisser-aller, la franchise de sa vie et son insouciance de l'opinion. Me voyant dégoûté des femmes du monde et des grisettes, il m'introduisit dans le monde des actrices et des courtisanes qui dévoraient sa fortune; je fus un moment ébloui, car ces sortes de femmes ont vraiment la science du luxe et une certaine apparence poétique. Elles s'ajustent à ravir, possèdent le geste et le regard vrais des sentiments qu'elles veulent feindre, et quand elles ne parlent pas trop, elles sont plus séduisantes que d'autres pour les sens et pour l'imagination. Malheureusement, même dans mes liaisons les plus futiles, j'ai toujours voulu pénétrer jusqu'à l'âme, analyser le fond des êtres. Vous pensez de quel dégoût je fus bientôt pris pour cette espèce de femmes, qui, presque toutes, ont auprès d'elles leur mère, dont elles font leur servante ou leur entremetteuse! Plus tard, quand le désespoir m'a rejeté dans leurs bras, ce n'a pu être qu'en m'enivrant que j'ai cherché et reçu leurs caresses.

Je commençais à me lasser de mes évolutions amoureuses dans les diverses sphères de la société, lorsqu'un soir je rencontrai Antonia Back dans une petite réunion d'artistes, où la curiosité de la voir m'avait attiré. Depuis un an ou deux on parlait beaucoup d'elle, et chaque ouvrage qu'elle publiait obtenait un succès d'éclat. J'avais remarqué dans ses livres de très-belles pages qui révélaient un écrivain, chose rare et presque introuvable parmi les femmes. J'aimais surtout ses descriptions de la nature; là, elle est vraiment grande et ne saurait être surpassée; j'admire moins ses héros et ses héroïnes: leurs caractères sont souvent factices, faussement philosophiques et prétentieusement tendus dans les sentiments; leurs paradoxes et leurs raisonnements imperturbables m'irritent, quoiqu'elle les revête d'éloquence et d'un style toujours limpide dans sa diffusion même. Telle qu'elle était, cette femme offrait une glorieuse et curieuse exception, bien faite pour m'attirer. Je savais, d'ailleurs, que sa façon de vivre était étrange et débarrassée de tout préjugé; je m'en promettais mille nouveautés. Avant d'aimer avec notre cœur, nous aimons déjà par l'imagination. J'avais recueilli sur sa beauté une foule d'opinions contraires: les uns la trouvaient irrésistiblement belle; pour d'autres elle, n'avait que de très-grands yeux fort expressifs. Elle portait la plupart du temps, assez disgracieusement, disait-on, des habits d'homme ou des costumes fantasques. Le jour où je la vis pour la première fois, elle était en toilette de femme un peu à la turque, car sur sa robe flottait une veste brodée d'or. Sa taille mignonne se jouait sous ce vêtement large et avait des ondulations pleines de grâce: sa main, dont la beauté parfaite vous a frappée, s'échappait blanche et effilée du cercle d'or d'un bracelet égyptien; elle me la tendit quand je m'approchai d'elle, et je la pressai un moment avec surprise, tant elle me parut petite. Je n'analysai point son visage; il avait alors un doux velouté de jeunesse, l'éclat de ses yeux magnifiques et l'ombre de ses épais cheveux noirs lui donnaient quelque chose de si pénétrant et de si inspiré, que j'en eus le sang et l'âme bouleversés. Elle parlait peu et juste; son front et son regard semblaient renfermer l'infini.

Elle parut heureuse de mon attention, et se mit à causer à part avec moi; elle n'aimait pas beaucoup, me dit-elle, mes vers légers et satiriques, mais elle augurait de mon talent de très-grandes choses. Ses premières paroles furent des conseils; elle se plut toujours à prêcher un peu; c'était la pente naturelle de son esprit qui finit par en contracter quelque lourdeur. Ce qui la charmait en moi, ajouta-t-elle, c'étaient mes manières polies d'homme bien né.

Elle vivait entourée à cette époque de quelques amis dont l'un, assurait-on, était un peu son amant; tous étaient des hommes de quelque valeur et d'assez bons écrivains, mais complètement vulgaires de figure, de langage et de maintien; ils affectaient avec elle une familiarité qu'elle encourageait dans ses heures de laisser-aller et d'ennui, mais qui la révoltait parfois dans sa fierté et sa distinction natives. Elle avait eu pour aïeule une femme aux nobles manières, et elle savait prendre à volonté les allures du meilleur monde; puis la politesse d'un homme lui paraissait toujours une déférence de cœur qui la touchait dans la vie tout à fait libre qu'elle menait.

En nous quittant, elle m'engagea à aller la voir. J'y courus dès le lendemain; je sentais déjà que je l'aimais. Au bout de trois jours, nous étions l'un à l'autre. Jamais, jamais, je n'avais goûté l'amour si beau, si ardent, si entier. Je me sentais une exaltation, un délire, une joie d'enfant, une mollesse d'âme presque maternelle, mêlée d'une force de lion. J'avais des élans généreux et superbes, j'étreignais dans mes bras la création, j'étais vingt fois plus poëte qu'avant de la connaître; sans doute cet amour immense reposait en moi; elle n'en avait été que l'éclosion: c'était ma jeunesse qui débordait, mais le choc venait d'elle. Avant elle, aucune femme ne m'avait produit cet éblouissement et cette ivresse. Je lui dois d'avoir connu l'amour autrement qu'en rêve, et je l'en bénis. Je l'en bénis encore à travers le temps, je l'en bénis malgré les angoisses qui suivirent! Qu'importe que l'amour se soit évanoui; en a-t-il moins été? Est-ce que tout ne meurt pas, et nos sentiments et nous-mêmes? Est-ce que les baisers et les serments échangés par tous les êtres des générations qui nous ont précédés n'ont pas été dispersés? Nous passons, nous passons, et le temps nous emporte. Mais dans le lointain perdu où notre âme se noie, sitôt qu'elle ressaisit l'étincelle de l'amour, elle s'y réchauffe et s'y éclaire. Prêts à mourir, nous remuons encore cette cendre brûlante; c'est le suaire où nous voulons dormir, nous sentons qu'il contient tout ce qui fut notre vie.

Il continua:

—En aimant Antonia, je me sentais fier d'aimer. Elle était belle, et elle avait un esprit qui valait le mien. On croit de bon goût, dans notre temps de mœurs grossières, entre deux cigares et deux pots de bière, et au sortir des filles de joie, de médire et de se railler des femmes intelligentes. Byron a appelé bas-bleus quelques Anglaises pédantes; le mot a passé en France et a servi aux mauvais plaisants des petits journaux. Moi-même je me suis moqué de quelques médiocres femmes auteurs. Mais sitôt qu'une femme est douée d'un génie naturel, c'est-à-dire involontaire et sacré, que ce génie se révèle par des œuvres ou seulement par la parole, ainsi que cela arrive chez la plupart des femmes d'esprit qui meurent en emportant leur secret, ce génie attire le poëte comme une parenté. Avec ces femmes seules, on goûte la double et complète volupté de l'âme et des sens.

C'est surtout après l'expérience des femmes du monde, des grisettes et des courtisanes, qu'on s'enivre de ces nobles amours où l'esprit participe; on se sent planer, et même dans les bras l'un de l'autre on ne touche pas la terre; on mêle aux larmes et au rire de la volupté des cris sublimes, et on échange dans des heures bornées toutes les aspirations de l'infini. Cela est si vrai, que lorsqu'une de ces femmes a traversé la vie d'un homme, elle y creuse un sillon de feu: le cœur s'y consume, mais le génie en jaillit.

Vittoria Colonna a fait Michel-Ange; Mme d'Houdetot, Jean-Jacques; Mme du Châtelet, Voltaire; Mme de Staël, Benjamin Constant: je cite au hasard. Un poëte a dit, et c'est là l'expression sérieuse de mon cœur: «Il n'y a pas un peuple sur la terre qui n'ait considéré la femme ou comme la compagne et la consolation de l'homme, ou comme l'instrument sacré de sa vie, et, sous ces deux formes, qui ne l'ait adorée.»

Donc, il est très-vrai que les femmes supérieures nous attirent malgré nous et nous attachent d'un lien plus fort. Le nier serait une fausseté puérile ou un aveu d'infériorité. Mais avec de telles femmes les luttes inévitables en amour se multiplient; elles naissent de tous les contacts de deux êtres d'égale valeur, et dont pourtant les sensations et les aspirations peuvent être très-diverses. En pareille union, les joies sont extrêmes, mais les déchirements le sont aussi. Les ayant élues au-dessus des autres, nous demandons à ces femmes l'impossible: l'idéal de l'amour. À leur tour, elles nous pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt que quelque conflit s'engage, notre orgueil brutal d'homme habitué à la domination s'indigne de leur hardiesse. Dans les transports de l'amour, la parité était admise, exaltée, proclamée avec bonheur; car la valeur de la femme doublait la puissance de l'homme. Dans toute autre occasion, elle est niée, outragée, et parfois rejetée comme une entrave à notre liberté. Il nous en coûte d'avoir à compter avec leur intelligence. Les femmes ordinaires nous cèdent et nous adulent dans tout ce qui est du ressort de l'esprit; elles n'appliquent leur pénétration et leurs finesses natives qu'à nous enchaîner ou à nous tromper sans nous contredire et avec une passivité d'esclave.

Dieu m'est témoin qu'avec Antonia je ne commençai point la lutte: j'aimais ses facultés merveilleuses, sans songer à la diriger ni à la combattre, lors même qu'elle me heurtait par ses idées. Je hais le métier de pédagogue; peu capable de me conduire moi-même, je me crois inhabile à conseiller personne. Ceux que j'aime me plaisent tels quels; je ne me flatte pas d'être un plus grand maître que la nature: elle nous fait comme elle l'entend; à peine si nous pouvons nous-mêmes nous transformer lentement par la réflexion et par la douleur.

Antonia eut dès le premier jour la prétention de me modifier. J'avais quatre à cinq ans de moins qu'elle, ce qui, joint à ses penchants de protection et de prédication, lui inspirait des manières maternelles qui me gâtaient l'amour. Dans ses moments de plus vive tendresse, elle m'appelait: «Mon enfant.» Ce mot glaçait mes transports ou m'arrachait des paroles moqueuses qui la fâchaient. Alors elle allongeait sa lèvre supérieure, prenait son air le plus grave et commençait quelque discours de morale. Elle me disait qu'il fallait l'écouter; que son âge, son expérience des passions et ses méditations dans la solitude lui donnaient une juste autorité sur moi. Je sortais, ajoutait-elle, d'un monde où on se jouait de tout, où on aurait voulu continuer l'ancien régime sans tenir compte de notre glorieuse révolution et de l'ère nouvelle qu'elle avait ouverte. Mes écrits témoignaient assez de la légèreté de mes doctrines. Il était temps de songer à être utile à la cause de l'avenir, comme elle l'essayait elle-même; elle m'aimerait doublement si je la suivais dans cette voie, où les plus grands esprits contemporains l'encourageaient. Elle me citait alors quelques-uns de ses amis, écrivains nébuleux et médiocres, qu'elle traitait de sublimes philosophes! Je bâillais légèrement en l'écoutant; mais, sitôt que je la regardais, la flamme de ses yeux m'allait au cœur; je la soulevais dans mes bras, je la couvrais de baisers, en lui disant: «Aimons-nous! cela vaut mieux que tes longs discours; ou, si tu veux parler, parle-moi de la nature, décris-moi quelque beau paysage; alors tu es vraiment inspirée, plus belle et au-dessus des autres; mais ta philosophie m'ennuie; je la connais; c'est pour moi une vieillerie que ne peut rajeunir l'emphase de tes amis: les encyclopédistes en ont rebattu les oreilles de mon père; eux, du moins, étaient des esprits originaux.»

Quand je lui parlais de la sorte, elle tombait dans un froid silence. Si nous restions seuls, je finissais par rompre la glace à force de gaieté, de caresses et des plus douces câlineries que me suggéraient ma jeunesse et mon amour. Mais si un de ses doctes amis survenait pendant nos discussions métaphysiques, elle le prenait à témoin de l'infériorité de mon âme et du devoir qu'elle s'imposait de me convertir. Alors j'allumais mon cigare et je sortais pour échapper à ce fastidieux colloque. Elle m'aimait pourtant à cause de ma jeunesse et des transports qu'elle m'inspirait; mais je ne crois pas lui avoir jamais fait ressentir la suprême ivresse que je lui devais. Elle était curieuse des choses des sens, plus qu'ardente et lascive; ce qui souvent me la faisait trouver impudique dans sa froideur même. L'emportement de ma passion l'effrayait comme une force dont elle n'avait pas le secret, et très-souvent aussi elle me semblait déroutée par mon tempérament de poëte. En ce temps, chère marquise, ce tempérament de mon esprit, que les chagrins et la maladie ont assoupi, était de toutes les heures: il se traduisait diversement, mais il ne m'abandonnait jamais; il éclatait dans la volupté, dans la causerie, dans le travail; j'étais toujours le même homme, c'est-à-dire le poëte, l'être sensitif et incandescent, vibrant et s'enflammant sans cesse.

Antonia, au contraire, n'était intelligente et passionnée que par intermittences: elle déposait son exaltation avec sa plume; elle devenait alors complètement inerte, ou bien elle avait des raisonnements à perte de vue sur ce qu'elle appelait la dignité humaine. C'était un être tout d'une pièce, à qui je sentais que ma nature complexe échappait, et qui devait presque me dédaigner en secret. Plus tard, quand je lui ai vu louer avec une apparence de bonne foi deux ineptes poëtes ouvriers, je me suis demandé si même le côté littéraire de mes ouvrages avait été compris par elle.

Mais, je vous le répète, ces dissemblances de nos esprits, qui dès les premiers jours se produisirent entre nous, n'atténuèrent en rien mon ardent amour pour elle, et ce n'était que lorsqu'un de ses ennuyeux amis se trouvait en tiers dans nos discussions que j'avais quelque mouvement d'humeur contre elle. Un jour où elle se montra froide et formaliste comme une nonne, il m'échappa de lui dire:

—On voit bien, ma chère, que vous avez passé votre enfance dans un couvent, vous en conservez des airs de béguine que tout votre esprit et toutes vos escapades auront de la peine à vous faire perdre.

Le plus adulateur de ses amis répliqua que j'avais le langage d'un libertin, et que je ne comprendrais jamais la grandeur du sacrifice et de l'amour d'Antonia. J'aurais voulu jeter cet homme par la fenêtre, et les autres aussi, car les camarades d'Antonia, comme elle appelait ces messieurs, irritaient mon bonheur par leur vulgarité. Je souffrais de les voir interrompre selon leur bon plaisir, nos belles heures de solitude.

Antonia me reprochait mes agitations sans trêve et ce qu'elle appelait la fièvre de mon amour; je lui dû un jour:

—Quittons Paris, où l'on s'occupe trop de nous; déjà on parle de notre liaison, bientôt tout le monde la connaîtra, et les petits journaux en feront le récit pour divertir les oisifs; ne livrons pas nos cœurs en pâture aux badauds. La campagne est pleine d'attraits et les grands bois sont superbes par ces jours d'automne, partons; choisis toi-même la solitude où nous irons nous cacher.

Elle me répondit avec une franche cordialité, en m'embrassant, que j'avais là une heureuse idée et qu'il fallait la mettre en pratique des le lendemain.

Élevée à la campagne, elle a toujours eu l'amour des champs, elle s'y identifie, s'en inspire et en devient plus grande et meilleure.

Il fut décidé que nous irions sans tarder nous établir à Fontainebleau. Nous fîmes rapidement nos préparatifs, et, sans prévenir personne, nous nous échappâmes de Paris comme deux joyeux écoliers.

Une voiture de louage nous conduisit jusqu'à rentrât de la forêt; nous nous arrêtâmes devant la maison d'un garde-chasse, où nous louâmes une chambre très-propre dont de grands arbres ombrageaient la fenêtre. L'air vivifiant, la bonne odeur des bois, les aspects variés des masses de feuillages aux tons divers, nous ravissaient au réveil. Antonia, alerte et vive, aidait la femme du garde-chasse à préparer notre déjeuner; puis nous partions pour nos excursions à travers la forêt. Chaque jour c'était une exploration nouvelle de quelque partie inconnue de cette immense étendue d'arbres séculaires. Antonia avait repris, pour faire plus commodément ces longues promenades, un habit d'homme sans prétention; elle portait une blouse de laine bleue serrée à la taille par une ceinture en cuir noir. Jamais je ne la vis plus belle que dans ce simple costume; parfois, quand la marche empourprait ses joues veloutées, que son grand œil noir si intelligent s'arrêtait ravi sur un aspect du paysage et que ses cheveux bouclés s'agitaient autour de sa tête comme des ailes d'oiseau, je me précipitais vers elle, je l'arrêtais par une de ses boucles soyeuses que je pressais de mes lèvres et que je serrais entre mes dents; puis l'attirant ainsi vers moi, je la forçais à tomber dans mes bras.

Ô lits de bruyères embaumées, rayons filtrant à travers les branches, chants d'oiseaux, bruits des vents légers qui faisiez frissonner les feuilles! Rumeurs lointaines des chasseurs et des bûcherons! Étoiles qui le soir nous surpreniez dans les anfractuosités des rocs recouverts de mousse, lune claire et souriante qui me montriez sa beauté, vous savez si je l'ai aimée!

Nous étions tellement charmés de nos découvertes toujours nouvelles dans ces grands bois qui paraissaient nous appartenir, que nous résolûmes d'y pénétrer plus avant, d'y passer une journée entière et toute une nuit, couchés sur un lit de feuillage. Nous partîmes un matin par une température très-chaude, nous portions suspendus en bandoulière de petits havre-sacs renfermant des provisions. Jamais Antonia n'avait été si gaie; elle bondissait comme un chevreuil à travers les sentiers difficiles; j'avais peine à la suivre dans son élan; tantôt elle jetait les sons de sa belle voix perlée aux échos qui les répercutaient à l'infini; tantôt elle entonnait un chant rustique de son pays. Puis elle butinait toutes les plantes et toutes les fleurs sauvages qu'elle rencontrait; elle m'en disait les propriétés et les noms; elle avait fait à la campagne des études pratiques de botanique et connaissait à fond l'ingénieuse science de Linnée et de Jussieu, qu'elle poétisait par l'expression; je la regardais et l'écoutais ravi; elle était redevenue aimante, simple, bonne, vraiment grande, elle s'harmonisait avec l'immense nature. Nous fîmes une halte près d'une source qui surgissait au pied d'un rocher. Nous nous assîmes sur l'herbe fine pour prendre notre repas du matin; je la servais et j'allais lui puiser à boire dans le creux de mes mains. Le déjeuner fini, j'exigeai qu'elle fît une heure de sieste et reposât ses jolis petits pieds qui couraient si bien. Pour la bercer, je la pressai longtemps silencieusement sur mon cœur; elle finit par s'endormir, et je la regardai en extase, soutenant sa tête sur mon genou ployé. J'étais aussi un peu las de notre longue marche, mais trop agité par mon bonheur pour que le sommeil pût me gagner. Je suivais la palpitation de ses longs cils noirs sur ses joues colorées, le mouvement de son sein, et son sourire errant dans un songe; je me disais: «C'est mon image encore qu'elle caresse à son insu!» Quand elle s'éveilla, elle m'entoura de ses bras, en me remerciant du soin que j'avais pris d'elle. Nous nous remîmes à marcher, nous racontant des histoires de notre enfance. Nous nous interrompions souvent pour regarder la majesté de la forêt dont les aspects variaient à chaque instant. Vers le soir, nous arrivâmes au milieu d'un amas de rocs géants et bouleversés qui était le but de notre excursion. C'était quelque chose de grandiose et de sinistre à la fois que ces énormes blocs recouverts de mousses et de végétations, et qui semblaient avoir été disjoints par quelque lointain tremblement de terre. Des plantes robustes avaient poussé dans leurs flancs déchirés; de grands chênes montaient de leurs entrailles; parfois un filet d'eau souriait et gazouillait autour de leur base formidable; c'étaient des contrastes de force et de grâce inouïs; je disais à Antonia:

—C'est comme ta personne où le génie et la beauté s'unissent.

Je voulus gravir jusqu'au sommet d'un des rocs le plus haut, et je lui criai de me suivre: mais elle, qui jusqu'alors s'était montrée infatigable, me supplia de la laisser en bas sur un tas de feuilles mortes où elle s'était assise. Ses forces défaillaient, me disait-elle, elle m'attendrait là sur ces feuilles qui formeraient un doux lit pour la nuit. Je la plaisantais sur sa fatigue, et je montais toujours en lui répétant: «Suis-moi! suis-moi! il faut que tu voies ce que je vois, l'horizon est splendide! Viens! viens, est-ce qu'on sent la lassitude quand on aime!»

Le crépuscule disparaissait et faisait place à la nuit; quelques étoiles se levaient, et le disque de la lune se dessinait pâle sur l'étendue des cimes vertes; devant moi les dernières bandes de pourpre du soleil couchant s'étendaient en lignes enflammées; elles projetaient sur ma tête des lueurs d'incendie. Antonia m'a dit, plus tard, que je semblais marcher à travers le feu et que mes cheveux blonds rayonnaient comme la chevelure d'une comète.

—Accours donc! je le veux, je t'attends! lui criais-je toujours transporté par le spectacle qui s'agrandissait sous mes yeux, à mesure que je montais. En tous sens, partout, jusqu'au plus lointain horizon s'étendait la forêt verte diaprée de teintes jaunes et rouges, paraissant aussi vaste que le ciel qui la recouvrait. J'étais parvenu au point culminant du roc et j'y avais trouvé une cavité ovale, espèce de demi-grotte formant comme une alcôve tapissée de mousse noire.—J'ai un gîte pour la nuit, criais-je à Antonia, rejoins-moi, je t'en supplie! et je m'assis immobile au bord de cet enfoncement, la regardant venir. Elle s'était levée comme à contre-cœur et gravissait lentement le roc ardu que j'avais franchi si vite: parfois, elle s'arrêtait, regardait autour d'elle, faisait encore quelques pas, puis s'asseyait comme épuisée. Ma voix la stimulait, j'aurais voulu la soulever d'un souffle jusqu'à moi, et, cependant, je n'allais pas vers elle pour l'aider; je me disais; «Si je la rejoins, elle me forcera à descendre et ne voudra plus monter.» Il me semblait que nous serions si bien, si loin du monde à cette place que je venais de découvrir, que j'étais moins occupé de sa fatigue que du ravissement que je voulais lui faire partager. En se traînant, peu à peu, elle arriva sur l'avant-dernier plateau. Alors, je me courbai, je tendis mes deux bras à ses petites mains et je la hissai jusqu'à moi. Je l'étreignis sur ma poitrine, et la soutenant la tête renversée, la face au ciel et ses beaux yeux tendus vers le firmament, je lui dis:

—Regarde, quelle tranquillité! quelle solitude! quel silence! quel oubli délicieux de tout ce qui n'est pas nous!

Pas un souffle d'air ne troublait ce calme imposant, pas une rumeur ne se faisait entendre; la terre en s'endormant paraissait s'immobiliser. La nuit devenait plus noire et les étoiles plus vives; Antonia était très-pâle et frissonnait dans mes bras.

—Je suis bien lasse, me dit-elle, et il me semble que j'ai froid.

—Je vais te coucher dans notre abri, répondis-je, je te couvrirai de mes habits et en te reposant tu regarderas la double étendue du ciel et de la forêt.

Je la portai doucement, comme une mère fait d'un enfant endormi, dans la cavité tapissée de mousse sombre. Mais, à peine y fut-elle étendue, qu'elle s'écria:

—Oh! j'ai peur ici, on dirait que tu me mets dans une bière recouverte d'un drap noir!

—Peur! répliquai-je, peur! quand je t'étreins sur mon cœur et que je t'aime, tu aurais donc peur de mourir avec moi? Eh bien, si Dieu m'écoutait, moi, je voudrais, vois-tu, que cette nuit fût pour nous la dernière; là, près de toi, finir la vie, m'endormir radieux, jeune, satisfait, aimant et aimé avant que l'âge n'ait glacé notre âme, avant que la lassitude ou l'infidélité n'ait flétri notre bel amour, avant que le monde ne nous ait séparés. Oh! dis, chère âme, veux-tu que ce jour soit notre dernier jour? précipitons-nous de ce roc, cœur contre cœur, et si étroitement enlacés qu'on ne pourra nous séparer dans la tombe?

En parlant ainsi, fou d'amour et altéré d'infini, je l'inondais de caresses et de larmes; je la soulevai dans mes bras et la pressai d'une si forte étreinte, tout en marchant vers le bord du roc, qu'elle poussa un cri aigu plein d'effroi; elle se débattit dans mes bras, me repoussant des pieds et des mains avec frénésie et une sorte de haine. Elle parvint à se dégager.

—Je ne veux pas mourir! me dit-elle, et, sans écouter mes supplications, elle se laissa glisser jusqu'au pied du roc; je me précipitai sur ses traces, et, quand je l'eus atteinte, je m'agenouillai devant elle, et lui demandai pardon de la terreur que lui avait causé mon amour.

Amour si grand et si vrai, qu'un instant j'avais songé à le perpétuer par la mort!

—Ces extravagances sont criminelles, me dit-elle assez durement, et l'amour tel que vous l'entendez est une absorption et un égoïsme que Dieu doit punir. Nous vivons ici comme des enfants pervers, sans frein, sans croyance, nous repaissant de nos sensations et oubliant l'humanité qui souffre; oubliant même le travail qui est notre devoir et notre moralisation; dès demain je veux changer ce genre de vie et revenir à la raison.

—Oh! froide, froide femme, m'écriai-je, tu es donc semblable à toutes les autres femmes, quand elles n'aiment pas ou qu'elles n'aiment plus? Elles tiennent toutes le même langage; toutes se parent de cette apparence morale: c'est toujours l'immolation des passions à la vertu; elles nous flagellent sans pitié avec une abstraction ou un dévouement sacré et nous avons l'air impie en leur résistant. Je me souviens qu'une jeune comtesse rompit avec moi sous prétexte que je n'allais pas à l'église et qu'elle ne pouvait garder pour amant un homme qui ne croyait pas au même Dieu qu'elle! Une autre, le jour où son mari fut nommé pair de France, me déclara qu'elle n'oserait plus donner au monde, dans, cette haute région, le scandale de notre amour! Une troisième, qui avait abandonné ses enfants pour se jeter dans mes bras, se sentit un beau matin prise de remords et me quitta pour... un autre amant; une quatrième trouva que mes assiduités pouvaient nuire au mariage d'une jeune sœur dont elle était jalouse!

—Assez, assez, s'écria Antonia en m'interrompant avec colère, n'allez-vous pas faire passer devant moi le défilé de vos amours, et croyez-vous que j'ignore quel assemblage de femmes vous avez aimé?

—J'ai aimé du moins, repartis-je, et vous, dont je ne suis pas le premier amant, qu'avez-vous donc ressenti, puisque la passion vous épouvante? Quel était l'instinct de tourmenteur qui vous poussait dans vos curiosités malsaines?

Tandis que je parlais, elle s'était mise à marcher d'un pas rapide, et cherchait à découvrir à travers la forêt la route que nous avions prise en venant; je la suivais machinalement; ma force était brisée, mon cœur n'avait plus de ressort.

Quand je fus auprès d'elle:

—Chère Antonia, lui dis-je, en la forçant de s'appuyer sur mon bras, cessons cette vaine querelle; nous sommes partis ce matin si joyeux et si épris! Suffit-il donc de quelques heures pour changer le bonheur en amertume, nos ravissements en récriminations et nos caresses en injures? Non, non, ce n'est pas nous qui avons parlé, c'est quelque esprit malfaisant de la forêt dont nous avons troublé la solitude; arrête-toi, tu n'en peux plus; vois comme nous serons bien là sous ces grands arbres qui forment un arceau sombre, je vais réunir des mousses et des feuilles pour t'en faire un lit.

Je voulus l'embrasser et l'entrainer à la place que je lui désignais; elle me résista et me dit avec une fermeté douce:

—Je ne veux pas dormir ici, j'y aurais peur!

—Peur de quoi? m'écriai-je, peur de moi qui mourrais mille fois pour te défendre et te garder! Oh! c'est qu'alors tu ne m'aimes plus!

—Revenez donc à vous, Albert, reprit-elle avec le même ton calme; est-ce que je vous quitte? Est-ce que nous ne regagnons pas ensemble la maison pour nous y reposer? Pourquoi m'en vouloir si ce bois incommensurable, si le ciel qui s'assombrit et le vent qui commence à rugir dans les branches, comme des voix de bêtes fauves, me causent un peu de terreur? Après tout, je suis une femme, ajouta-t-elle, comme laissant échapper l'aveu d'une faiblesse feinte, et, se pressant contre moi, elle ajouta:

—Allons, allons, marchons plus vite et nous serons bientôt dans notre bon gîte.

—Nous avons pour trois heures de marche, répliquai-je; la nuit devient tout à fait noire, plus d'étoiles, plus de lune, comment nous diriger? Vois ces gros nuages qui roulent là-bas, on dirait qu'un orage va éclater.

—Eh! ce sera beau, reprit-elle, plus tard nous le décrirons dans un livre!

—Tu n'as donc plus peur, lui dis-je, alors restons ici: voilà justement la cabane abandonnée d'un bûcheron qui nous servira d'abri.

—Non, je veux dormir dans mon lit et travailler dès demain, je te l'ai dit.

—Oh! oui, repris-je ironiquement, travailler à heures fixes et réglées comme la couturière et le laboureur qui font le même nombre de points et de sillons par jour! Oh! ma pauvre Antonia, tu oublies que nous autres poëtes nous sommes un peu le lis de l'Écriture: nous filons et tissons notre trame quand il nous plaît, nous travaillons sous l'œil de Dieu et non attelés à quelque mécanique humaine! Regarde donc ce grand frêne dont les branches touchent le ciel: est-ce qu'il a poussé régulièrement taillé et dirigé par la main des hommes? Non; il s'est répandu de lui-même et a monté librement dans l'espace. Sa sublime végétation n'a eu pour auxiliaire que les étoiles et le soleil! Soyons libres comme cet arbre, sentons et aimons; nos œuvres un jour en seront plus belles.

Elle semblait ne pas m'entendre et marchait toujours en m'entraînant en avant.

Cependant de grosses gouttes de pluie tombaient avec un bruit de grêle sur l'épaisseur des feuilles. Quelques coups de tonnerre lointain se faisaient entendre, l'orage menaçait d'éclater et de nous inonder.

—Allons donc plus vite, me répétait Antonia comme une sentinelle avancée qui donne un mot d'ordre.

—Le jour se levait, un jour blafard et gris, quand nous atteignîmes la maison du garde-chasse. Quel retour, mon Dieu! Nous avions nos chaussures déchirées, nos pieds et nos mains en sang, nos habits tachés de boue et ruisselants d'eau. On eût dit d'un convoi de soldats blessés qui le matin seraient partis pleins d'entrain pour combattre et triompher!

On nous fit un grand feu flambant, Antonia harassée de fatigue se mit au lit et s'endormit d'un long somme.

Moi je la regardais dormir en frissonnant: mes dents claquaient et mon cerveau était en flammes. Durant cette insomnie de la fièvre je repassais à travers la forêt, je revoyais la cabane du bûcheron où elle n'avait pas voulu s'arrêter, et je me disais: «Cette nuit aurait pu être si belle et si douce pourtant!»

Et dire que lorsqu'elle a parlé de cette nuit à ses amis, elle a prétendu que j'avais été fou pendant plusieurs heures; fou à la faire trembler pour sa vie! Ô pauvres âmes de poëtes avides de l'infini dans l'amour, vous ne serez donc jamais comprises?

Après huit heures de sommeil, Antonia s'éveilla. Elle fut épouvantée de ma pâleur et de la contraction de mes traits. Me voyant assis au bord du lit, elle s'écria:

—Tu n'as donc pas dormi?

—Non, lui dis-je, je t'ai regardée; tu étais bien belle et bien calme, cela m'a reposé de te voir ainsi.

—Mais tu as la fièvre, reprit-elle, en serrant mes mains brûlantes dans les siennes, il faut rester couché; je vais te guérir. Quelle inerte égoïste je suis d'avoir pu dormir tandis que tu souffrais!

Elle se leva à la hâte, m'enveloppa de couvertures chaudes, me fit de la tisane et me prodigua mille soins, avec sa tendresse tranquille et silencieuse. Elle fut pour moi, ce qu'elle était naturellement pour tous, une excellente femme d'un dévouement et d'une bonté inépuisables; mais la sensibilité ardente, cette inspiration spéciale et exquise qui devine les blessures cachées; la sensibilité qui est au cœur ce que le génie est à l'esprit, je doute qu'elle l'ait jamais comprise.

Je finis par m'endormir sous le magnétisme de son doux et calme regard. Ma fièvre cessa la nuit suivante, et deux jours après j'étais sur pied.

Tout en me soignant, Antonia avait refait le paquet de notre mince bagage, payé notre hôte et tout disposé pour notre départ.

—Nous retournons à Paris dans une heure, me dit-elle en riant, tandis que je m'habillais.

—Eh! quoi, si vite? N'étions-nous pas bien dans cette chère retraite. Qu'as-tu donc? Je devine, tu veux me quitter! Et je l'enlaçai dans mes bras comme pour la retenir et l'enchaîner.

—Tu seras donc toujours enfant et soupçonneux, me dit-elle. Nous partons, parce qu'une absolue solitude nous est mauvaise à tous deux, mais je ne te quitte pas.

—J'entends; nous retournons à Paris retrouver tes amis qui m'ennuient et le monde qui nous espionne.

—Non, reprit-elle, si tu veux nous voyagerons, nous irons en Italie, nous serons seuls aussi, mais nous aurons pour compagnons et pour escorte les monuments, les vestiges des grandes civilisations, tout ce qui enflamme l'esprit, vivifie le talent et arrache le cœur aux brouillards de la solitude et aux subtilités de la passion. Ici nous ressemblions un peu trop à deux condamnés de l'amour mis en prison cellulaire dans une forêt.

Sans m'arrêter à ces dernières paroles, je l'embrassai avec ravissement; elle ne me quittait pas, et nous visiterions ensemble cette terre d'Italie qui est restée la patrie idéale des artistes et des poëtes!




XII

Quand j'annonçai ce voyage à ma famille et à mes amis, je rencontrai une opposition très-vive; ma famille s'en affligea et mes amis me raillèrent de l'empire absolu qu'Antonia, disaient-ils, prenait sur moi. Rien de funeste à une liaison sérieuse d'amour comme les compagnons des amours faciles; ils analysent la femme aimée, la jugent impitoyablement, lui en veulent des heures où elles nous dérobent à leur camaraderie, cherchent à nous prouver qu'elle n'est ni plus belle ni meilleure que des femmes bien moins exigeantes qu'elle, et qu'il est absurde de devenir invisible et d'oublier ses amis pour un amour qui tôt ou tard doit finir. Si alors pour leur prouver que notre maîtresse est supérieure à toutes les femmes, et que bien loin de nous éloigner d'eux elle s'empressera de les traiter en frères; si, dis-je, nous les admettons dans notre intimité, nous courons inévitablement deux périls: ou bien nos amis chercheront à plaire à celle que nous aimons, ou bien ils tenteront de nous détacher d'elle en nous parlant légèrement de sa beauté et de son esprit et en amoindrissant l'idole par leur indifférence même.

J'avais à peine revu une ou deux fois Albert Nattier depuis ma liaison avec Antonia; quand je lui appris que nous partions ensemble pour l'Italie, il se récria comme les autres.

—Vous n'avez pu, me dit-il, vivre tranquilles plus d'une semaine à Fontainebleau, que sera-ce donc pendant un long voyage, où les haltes dans les auberges, la fatigue de la route, les paysages, les monuments, les tableaux, la beauté des femmes italiennes, tout sera sujet de conteste entre vos deux âmes d'artistes? Du reste, ajouta Albert Nattier, avec une naïveté qui me fit rire, nous courons risque de nous rencontrer en Italie, car dans huit jours je pars aussi pour Naples en compagnie d'une femme que j'aime un peu plus qu'aucune de celles que j'aie rencontrées jusqu'ici, sans pour cela me flatter d'avoir une grande passion pour elle.

—Eh! répliquai-je ironiquement, avec cette femme la perspective de l'ennui et des tracasseries d'un long tête-à-tête ne t'épouvante pas?

—Non, reprit-il, car c'est une cantatrice habituée à de pareilles aventures et que je puis quitter au premier relai si elle ne m'amuse point.

—Et moi? repartis-je...

—Mais toi, tu peux en effet, si cela te convient, en faire autant avec Antonia.

À cette supposition d'Albert Nattier mes joues s'empourprèrent et mon cœur battit à rompre ma poitrine, j'aurais volontiers cherché querelle à mon ami pour cette idée injurieuse que je pourrais traiter de la sorte Antonia; quant à l'hypothèse d'une rupture elle me bouleversait tellement que je fus près de m'évanouir.

—Oh! comme je l'aimais!

Malgré tous, heureux et charmés, peu soucieux du reste du monde, nous partîmes un soir en chaise de poste. Quand nous eûmes franchi la barrière de Paris j'embrassai ardemment Antonia, en lui disant:

—Enfin, te voilà toute à moi! Quel voyage enchanteur nous allons faire sans témoins, vraiment libres, confondus l'un à l'autre et nous enivrant des délices de la vie dans ce pays du soleil, de la poésie et de l'amour! Ce sera comme un renouvellement de notre tendresse! Vois-tu cette claire étoile qui se lève en face de nous? c'est l'espoir de notre bel avenir.

En parlant ainsi, je riais, j'enlaçais sa petite main dans la mienne; je chantai quelque refrain joyeux, et je stimulai le postillon en lui criant: «Plus vite! plus vite!»

On fait bien de fêter l'espérance: elle est la plus belle part du bonheur. Sitôt qu'elle se transforme en réalité, elle perd de son charme et de son infini et nous heurte toujours par quelque côté.

Nous arrivâmes sans fatigue à Marseille, prenant gaiement les incidents de la route et y trouvant sans cesse pâture à notre curiosité et à notre enjouement. Nous louâmes la plus belle cabine d'un bateau qui partait pour Gênes, et nous voilà lancés sur la Méditerranée! La première heure de traversée fut un éblouissement. Assis l'un près de l'autre sur le pont, nous regardions l'immensité des flots bleus, arrondis comme d'énormes turquoises où le soleil radieux plongeait des lames d'or. Quelques vaisseaux à voiles couraient çà et là vers la grande mer ou regagnaient te port. Insensiblement les vagues grossirent, je sentis un malaise subit, et le ciel et l'eau se confondirent devant mes yeux troublés; je ne voyais plus qu'une masse écrasante qui semblait peser sur ma poitrine: l'admiration était vaincue par le mal de mer. Antonia, plus forte que moi, résista à la funeste influence; elle me fit étendre sous une tente où l'air circulait et qui me dérobait la lumière trop brûlante et trop vive. Durant tout le voyage, elle eut pour moi les attentions les plus intelligentes et les plus tendres, et je lui dus d'échapper à l'espèce d'abrutissement que cause cette fade souffrance. Je rougissais un peu d'être plus faible qu'elle; mais j'étais heureux de l'appui qu'elle me prêtait.

Aussitôt que nous vîmes la terre et que Gênes nous montra en amphithéâtre ses palais de marbre, mon abattement disparut. J'avalai deux verres de vin d'Espagne; je pus me tenir debout sur le pont, et je me ravivai à la brise qui soufflait plus forte. Nous débarquâmes au milieu d'une population toujours en fête et qui semblait s'enivrer de son soleil, de ses fleurs et de sa langue harmonieuse.

Une fois sur le port, je passai le bras d'Antonia sous le mien, et, le serrant fortement, je lui dis:

—À moi, ma belle, de te protéger à mon tour, de te guider et de te soigner; je prétends, madame, vous faire les honneurs de l'Italie.

Nous logeâmes dans un des plus beaux hôtels.

Après avoir fait une toilette élégante et dîné de grand appétit, je dis à Antonia que sa voiture l'attendait. J'avais fait louer une berline, antique et solennel équipage, où nous nous assîmes fort à l'aise; les domestiques de l'auberge, en nous voyant partir, firent l'éloge de la bonne mine des giovani sposi francesi.

Nous nous fîmes conduire à la promenade de l'Aquazola. C'était à la fin de septembre; mais la soirée était plus chaude que les soirées d'août de Paris.

L'Acquazola est une esplanade charmante d'où l'œil embrasse une échancrure de la mer, les montagnes, les vallées, toute une campagne riante, embaumée et couverte de fleurs, de maisons blanches, vertes et rouges, à balcons, à jalousies et à façades peintes à fresques. C'est dans ce cadre, parmi les arbustes, les plantes odorantes et le long des allées ombreuses, que les femmes de Gênes se montrent, par les soirs d'été, dans une toilette vraiment fantastique. La mode parisienne s'est tyranniquement imposée au monde entier: elle a envahi la Turquie, la Perse, et gagne déjà la Chine. À Gênes, elle domine pendant l'hiver; mais sitôt que les beaux jours arrivent, les femmes rejettent le mantelet et le chapeau parisiens; elles le remplacent par le pezzotto. Le pezzotto est une longue écharpe de mousseline blanche, empesée et transparente. Sous ce voile, la femme génoise, naturellement belle, paraît plus belle encore. Le pezzotto permet aux coiffures toutes les bizarreries et toutes les fantaisies imaginables: ce sont des enroulements capricieux pleins de grâce; les cheveux noirs sont nattés en espèces de corbeilles de formes variées, d'où s'échappe le pezzotto; il descend et se déploie sur les épaules, ondule sur les bras, et forme des plis d'une ampleur et d'une harmonie que la statuaire grecque n'aurait pas dédaignés. Ce voile national est porté par toutes les femmes, sans distinction de rang ni d'âge. Les mères et les jeunes filles, les patriciennes, les bourgeoises et les paysannes, se montrent également sous le pezzotto, la taille dessinée à travers sa blancheur et le visage élancé et libre; elles le revêtent surtout les jours de fête pour aller à l'église et à la promenade.

Nous fûmes ravis, Antonia et moi, de l'aspect de toutes ces femmes glissant suavement comme des ombres blanches sous les arbres sombres. Nous avions mis pied à terre, et nous parcourions, appuyés sur le bras l'un de l'autre, les beaux ombrages de l'Acquazola. Les marchandes de fleurs passaient en riant et nous jetaient leurs gros bouquets de tubéreuses, de cassies, de roses et d'œillets aux senteurs les plus vives. J'en couvris les genoux d'Antonia. Nous nous étions assis sur un banc abrité près de la pièce d'eau dont les jets rafraîchissants s'élançaient dans l'air. Les plateaux circulaient chargés de sorbets et de fruits confits. La brise de la mer agitait sur nos têtes les branches flexibles. C'était un dimanche: la musique militaire jouait des symphonies où nous retrouvions les airs les plus beaux des grands maîtres italiens. Tout était enchantement autour de nous et dans nos cœurs. Ô soirs ineffables et nuits caressantes de Gènes ne pouvez-vous revenir?

Tout est motif de fête à l'amour heureux; on se croit un corps immortel durant cette phase ardente de la vie, on participe des dieux. Après de courtes nuits, plus remplies de bonheur que de sommeil, nous allions chaque matin visiter quelque jardin célèbre, puis nous sortions dans la campagne. Nous admirions la beauté de la lumière et l'effet magique qu'elle produisait sur les crêtes des montagnes; elle les faisait parfois ressembler à des masses d'opales irisées. Pendant la chaleur du jour, nous errions dans les grands palais de marbre, contemplant avec ravissement les peintures et les statues des vestibules, des salons et des galeries. Quel luxe grandiose dans ces décorations! Je disais à Antonia:

—Si j'étais riche, je te donnerais un de ces magnifiques palais; j'y réunirais une troupe de musiciens choisis, qui, cachés dans une chambre éloignée, te feraient entendre, quand tu travailles, des harmonies inspiratrices; je voudrais, à chacune de tes œuvres accomplie, que l'encens du monde montât vers toi; je convoquerais dans des fêtes sans pareilles tout ce qui comprend l'art, le pratique et l'applaudit; je te montrerais alors aux yeux éblouis de ces disciples du beau, toi la reine de mon cœur, en robe de velours traînante couverte d'hermine et de chaînes d'or, les saluant de ta tête inspirée, et portant au-dessus de ton front quelque énorme joyau de l'Orient moins éclatant que tes yeux.

Quand je parlais ainsi, Antonia m'entourait de ses bras et me disait avec une simplicité tendre:

—Mon pauvre Albert, tu me places trop haut: je ne suis qu'une vulgarisatrice de l'art et des sentiments; c'est toi qui es le génie.

Parfois, il me semblait qu'elle disait vrai, et qu'elle n'arrivait qu'à une pénétration lente et réfléchie du beau, tandis que j'en avais l'intuition ou que j'en ressentais le choc soudain. Lorsque nous regardions ensemble quelque tableau de maître, les qualités dominantes lui échappaient d'abord; elle en faisait ensuite une analyse raisonnée, un peu vague et parfois paradoxale. Moi, je ne disais rien ou ne disais qu'un mot; mais je crois qu'il exprimait juste la pensée et le sentiment de l'artiste et l'effet que son œuvre devait produire. Quand nous allions le soir à l'Opéra, la musique que nous entendions éveillait aussi en nous des impressions divergentes. Les cris de passions vraies et caractérisées ne la frappaient pas; elle était surtout émue par les morceaux d'ensemble religieux et par les chœurs exprimant des sentiments collectifs; on eût dit qu'il lui fallait un assemblage d'âmes pour remuer la sienne. Dans ses ouvrages, ce que j'indique ici se constate plus clairement. C'est une intelligence flottante, éprise d'une sympathie universelle, qui se dilate à l'infini en charité, en amour, en utopie; mais à qui le sens individuel et passionné échappe.

C'est surtout dans notre amour que se trahissait plus évidemment la dissemblance de nos deux natures. Même aux heures les plus complètes de félicité, je ne la sentais jamais tout entière à moi; elle ne semblait point jalouse de ma possession, comme je l'étais de la sienne; ses émotions étaient générales, rarement circonstanciées et concentrées en moi. Je me disais: «Tout autre lui plairait autant, je ne suis point indispensable à son cœur comme je sens qu'elle l'est au mien.»

C'était un être de prédilection mais qui semblait avoir été créé au souffle du panthéisme de Spinoza, tandis que moi j'étais bien l'incarnation d'un esprit absolu, une personnalité humaine reflet de la personnalité d'un dieu distinct.

Quand ces réflexions me frappaient d'un éclair où tourbillonnaient dans mon cerveau lassé, je n'en tirais point alors de déduction critique contre elle; je doutais plutôt de moi-même, je pensais: «Elle est plus grande, plus juste et plus forte que toi. Les personnalités superbes ont les sensations plus intenses et le génie plus énergique; mais elles écrasent toujours quelqu'un autour d'elles, et tu pourrais bien n'être qu'un enfant tyrannique et cruel pénétrant moins largement qu'Antonia les mystères de l'humanité. Elle est bonne, attentive, compatissante pour tout ce qui souffre. Comme cette Charité de Rubens, qui semble presser sur son giron robuste et contre ses seins innombrables les délaissés du monde entier, elle voudrait tarir d'une aspiration toutes les misères et toutes les larmes. Sa mansuétude et sa tendresse ont des expansions sublimes. Qu'importe à cet immense amour ton amour borné et exclusif? Concentre sur elle l'ardent foyer de ton cœur, mais laisse-la répandre sur tout son rayonnement bienfaisant.»

Ainsi parlait ma conscience ou plutôt ma prévention pour elle, et cette justice théorique m'était facile. Mais à chaque minute, dans la vie pratique, mon raisonnement était détruit par ma sensation; presque jamais nous n'exprimions elle et moi, par la même parole, une pensée qui aurait dû être identique.

J'ai dit nos émotions diverses dans les choses de l'art; elles différaient encore plus dans nos actions de chaque jour.

Lorsque nous rencontrions un pauvre, notre premier mouvement à tous deux était de porter la main à notre poche, et de lui faire l'aumône; parfois, suivant l'aspect et le degré de la misère, il m'arrivait de sentir mes yeux se mouiller; je n'étais donc pas dur et sans entrailles; mais Antonia, elle, répandait son émotion en explosion dogmatique qui se traduisait par la censure de la richesse et la nécessité absolue d'en finir avec l'inégalité humaine. Je l'écoutais d'abord avec intérêt, puis avec distraction, et enfin avec une lassitude qu'elle devinait et qui la blessait. Elle me traitait d'esprit puéril, et gâtait, par une querelle, les impressions nouvelles qui auraient pu succéder à l'impression produite par la rencontre de ce pauvre.

Tout ce qu'il y avait de vif et d'inspiré en moi criait alors et se révoltait sous la pression de cette pesanteur d'esprit, et comme un lézard emprisonné sous une cloche pneumatique la brise et s'échappe pour frétiller au soleil, je me mettais à courir dans la campagne ou dans les rues, accomplissant quelque acte d'écolier pour ressaisir la liberté de penser à ma guise.




XIII

Un peu las de Gênes, nous en partîmes au commencement d'octobre; nous nous arrêtâmes à Livourne, et nous fîmes un détour pour visiter Pise; Pise avec sa tour penchée et son dôme qui rappelle Sainte-Sophie, donne l'idée d'une ville orientale, a dit Byron. Nous passâmes huit jours à Florence, puis nous traversâmes les Apennins pour nous rendre à Ferrare. Je ne vous ferai point la description de toutes ces villes: nous y vécûmes comme à Gênes, tantôt ravis, tantôt étonnés l'un de l'autre, mais heureux pourtant. J'aimais sa douce et sérieuse compagnie, et je sentais qu'elle m'était désormais indispensable. Nos bourses mises en commun se vidèrent promptement à travers ces attrayantes pérégrinations. Antonia, à qui j'avais donné la direction absolue de nos dépenses, m'avertit qu'il était temps de songer à planter notre tente et à nous mettre au travail. J'avais recueilli à Gênes, à Florence et à Pise, des souvenirs et des notes dont il me tardait de me servir. Tout en voyageant, j'avais ébauché le plan de plusieurs ouvrages; je me croyais disposé à les écrire. La conception rapide d'un sujet nous fait illusion sur l'inspiration soutenue nécessaire pour le mettre à jour. Quel abîme pourtant entre la première pensée d'un livre et son éclosion!

Je répondis à Antonia que je brûlais comme elle du désir de travailler, et qu'il ne nous restait plus qu'à choisir le lieu où nous irions nous établir.

Venise nous parut une ville de recueillement et de silence faite exprès pour l'écrivain et le poëte, leur offrant l'inspiration des grands souvenirs et le délassement vivifiant des promenades sur mer. Byron y avait écrit ses plus beaux poëmes; il me semblait qu'au bord des lagunes le souffle de l'immortel poëte passerait en moi.

Nous louâmes, dans un vieux palais près du Grand Canal, trois chambres dont la plus grande, qui nous servait de salon et de cabinet de travail, donnait sur les lagunes, tandis que les autres où nous couchions et qui communiquaient ensemble, avaient jour sur un de ces étroits impasses assez malpropres si communs à Venise. Antonia, qui savait être à volonté une excellente ménagère, fit disposer confortablement notre logis un peu délabré; on posa des tapis, on mit aux portes et aux fenêtres d'épais rideaux, et on parvint à empêcher les larges cheminées de fumer. Tandis qu'on préparait notre nid où nous avions projeté de passer l'hiver nous parcourions Venise: le quai des Esclavons, la Piazzetta, Saint-Marc, le palais ducal, la prison des Plombs, tous les monuments mille fois décrits; nous faisions chaque matin, des excursions sur mer; un jour, nous allâmes à l'île des Arméniens; nous visitâmes le couvent et sa célèbre bibliothèque. Je fus frappé de l'aisance avec laquelle un jeune religieux, à peu près de ma taille, portait sa robe de bure à larges plis, nouée à la ceinture par une corde. Je le priai de m'en faire une semblable, et aussitôt qu'on me l'apporta, elle me servit de robe de chambre. Antonia prétendit que j'étais charmant dans ce costume de moine, et moi, à mon tour, je la trouvai bien plus belle, depuis qu'elle revêtait chaque matin une robe de velours noir à la dogaressa que j'avais fait copier pour elle d'après le portrait d'une illustre Vénitienne. Quand nous sortions en ville, nous reprenions nos simples habits à la française, afin que rien d'étrange n'attirât sur nous l'attention. Seulement, chaque fois que je la conduisais à l'Opéra, j'exigeais qu'Antonia mît des fleurs ou des bijoux dans ses magnifiques cheveux. Sa beauté fut remarquée; on sut qui nous étions, et le consul français, pour qui j'avais des lettres et dont le père avait connu le mien, vint un jour nous faire visite et nous proposa ses services pour tout le temps que nous resterions à Venise.

Antonia déclina noblement et poliment ses offres aimables. Nous avions à travailler, lui dit-elle. Nos premiers jours d'installation avaient pu être donnés aux plaisirs et à la visite des monuments, mais, désormais, notre curiosité étant satisfaite, nous ne sortirions plus que bien rarement.

—Vous avez tort de fuir le monde qui vous recherche, répliqua le consul; vous auriez trouvé dans la société vénitienne des distractions attrayantes et des études curieuses à faire.

Antonia ne répondit rien, et se renferma aussitôt dans une froideur presque désobligeante qui me força à redoubler d'amabilité auprès de notre visiteur. Quand il sortit, je le remerciai de sa cordialité; j'ajoutai que j'irais bientôt le voir, et que je serais heureux de me trouver dans sa compagnie et dans celle de quelques nobles Vénitiens dont il venait de me parler.

Sitôt que nous nous retrouvâmes seuls, Antonia éclata en reproches, m'accusant de légèreté et de projets de dissipations. À présent que notre logement était arrangé, l'heure était venue, me dit-elle, de nous mettre en retraite et de travailler. L'argent allait nous manquer, et nous devions nous faire un point d'honneur de ne jamais avoir recours à la bourse d'un ami.

Tout ce qu'elle me disait était parfaitement raisonnable, mais je trouvais la forme de son langage un peu didactique. Comme je l'en plaisantais, elle me quitta avec humeur, alla s'enfermer dans sa chambre, et ne reparut plus qu'à l'heure du souper.

Je l'appelai en vain plusieurs fois, la priant de revenir près de moi; elle me répondit qu'elle travaillait et me pria de la laisser en paix.

J'essayai vainement de faire comme elle et d'écrire quelques pages d'un de ces livres flottant en germe dans ma pensée. Je n'ai jamais pu travailler qu'à mes heures et non par commandement et d'après une règle prescrite par moi-même ou par autrui. Je ne trouvai pas une seule phrase, et, irrité de mon impuissance, du parti pris d'Antonia, je sortis pour aller flâner sur la place Saint-Marc. Je m'assis devant un café, fumant, prenant des sorbets et buvant du curaçao. Je goûtai là deux heures délectables à regarder les mouvants tableaux des passants et des groupes. C'était un spectacle nouveau et varié qui réjouissait mes yeux accoutumés à l'uniformité et à la monotonie de la population parisienne, dont le costume n'a rien de pittoresque et dont le type est dépourvu, avouons-le, de cette beauté et de cette force des races du Midi; sur la place Saint-Marc, toutes ces races privilégiées du soleil semblaient avoir leurs représentants. À côté des beaux Italiens indigènes, c'étaient des Levantins aux longs yeux veloutés et aux pantalons larges; puis des Illyriens à l'allure barbare et libre; des Maltais à l'air narquois; des Portugais présomptueux, et se drapant dans leur dénoûement comme au temps où ils possédaient un monde; des Espagnols mélancoliques, mais dont les yeux pénétrants et fiers projetaient la vie sur leur morne visage. Tous ces hommes passaient et repassaient, les uns vêtus avec luxe, fumant des pipes à tuyaux d'ambre et se promenant sans rien faire, d'autres habillés d'oripeaux; des Turcs et des Arabes, étalaient en plein vent de petites boutiques où scintillaient des verroteries, où brûlaient des pastilles du sérail et où se groupaient des pyramides de dattes et de pistaches. Le plus grand nombre était des hommes du peuple en guenille, transportant des marchandises, faisant des commissions, ou se couchant au soleil. Parmi ces derniers circulaient quelques nègres courbés sous leurs lourds fardeaux. Les femmes qui traversaient la place offraient la même diversité de types et de costumes: ici, une noble Vénitienne en toilette française glissait sous les galeries escortée d'un laquais; de belles Grecques enveloppées d'un voile entraient dans un magasin de riches tissus. Quelques paysannes du Tyrol, dans leur costume pittoresque, regardaient ébahies la façade de Saint-Marc. Une baladine aux traits flétris, fière de son sarrau pailleté, étendait à terre un tapis troué et commençait en jouant des castagnettes une danse rapide; une autre pauvre fille, en robe couleur safran, coiffée d'une espèce de turban vert, l'accompagnait du tambour; celle-ci était jaune comme une orange et nous sollicitait de ses grands yeux veloutés aux longs cils noirs. C'était à coup sûr une épave jetée à Venise par quelque vaisseau marocain; elle stimulait du geste et de la voix un tout petit Africain à la mine de vaurien qui tendait son fez crasseux aux oisifs des cafés. Tout près une pauvre enfant, à peine nubile, faisait danser des singes; une autre, souriante comme un chérubin, chantait une barcarolle en s'accompagnant avec grâce sur la viole d'amour.

Je suivais avec intérêt chaque détail de ce fantasque ensemble de la place Saint-Marc. Je serais volontiers resté là une partie de la nuit; car c'est surtout vers le soir, que ce point de Venise se peuple, s'anime et devient le théâtre des plaisirs de la ville entière. J'entendis sonner huit heures et je me souvins qu'Antonia m'attendait pour souper. Je regagnai le logis un peu confus comme un écolier qui craint d'être grondé.

Je trouvai Antonia radieuse, elle se disposait à se mettre à table, et me demanda ironiquement si j'avais travaillé? Je lui avouai ma flânerie.

Mon esprit s'était peuplé d'images, j'avais senti et observé; tout cela se retrouverait un jour dans mes vers et ma prose, mais en somme je n'avais pas écrit trois lignes, tandis qu'Antonia avait rempli vingt pages de son écriture, ferme et serrée. Elle mangea de grand appétit, et je la regardai sans parler.

Quand je voulus l'embrasser au dessert, elle me dit qu'elle allait fumer une heure à la fenêtre, puis qu'elle se remettrait au travail.

—Il vaudrait beaucoup mieux, répliquai-je, aller nous promener en gondole ou respirer l'air sur la Piazzetta.

—Va, si tu veux, me dit-elle, mais pour moi, je me suis promise sur l'honneur de ne prendre aucune distraction avant d'avoir envoyé un manuscrit à mon libraire.

Ce langage de femme à homme m'humiliait un peu, il me semblait qu'elle usurpait ma place.

Je m'accoudai près d'elle à la fenêtre d'où l'on embrassait une partie du Grand Canal et la rive des Esclavons, et tout en fumant les cigarettes qu'elle me tendait sans rien dire je passais mes doigts dans ses cheveux fins; elle restait impassible regardant défiler les noires gondoles.

—Il serait pourtant bien bon, lui dis-je, d'être couché dans une de ces gondoles et de gagner la grande lagune. Nous reviendrons vite si tu veux, mais, je t'en supplie, sortons quelques instants.

—Ne me trouble pas, répondit-elle, la fumée du tabac et le mouvement de ces barques qui passent reposent ma pensée et tantôt, comme un bon cheval qui a mangé l'avoine, elle galopera sur le papier.

Ceci dit, ses grands yeux, se perdirent dans l'espace et elle parut oublier que j'étais là.

N'en pouvant tirer ni une parole ni un regard, je pris mon chapeau et je sortis. Je me dirigeai machinalement au théâtre de la Fénice, j'entrai et me tins debout près d'une colonne; le consul qui nous avait fait visite le matin, m'ayant aperçu, vint me chercher et m'emmena dans sa loge; j'y trouvai deux jeunes Vénitiens, l'un fort riche, l'autre très-beau, qui avaient pour maîtresses, le premier la danseuse en vogue, le second la prima donna applaudie. Ils me proposèrent de m'introduire dans les coulisses, et de faire visite à ces dames; je les suivis, le consul nous accompagna, disant qu'il veillerait sur moi, dont il répondait auprès d'Antonia.

Je le priai tout bas de se taire et de ne pas jeter ainsi le nom de celle que j'aimais: rien qu'en l'entendant, ce nom si cher, j'avais senti comme un remords et je fus prêt à quitter ces messieurs. Une fausse honte m'en empêcha, puis un peu de curiosité m'attirait. Nous trouvâmes le premier sujet du ballet et le premier sujet du chant, dans un élégant petit salon, qui servait de loge à la danseuse. Celle-ci se tenait ployée sur un divan de velours noir, dans une pose coquette et câline qu'elle avait dû étudier longtemps devant son miroir. Elle avait la jambe droite levée jusqu'à la hauteur de sa hanche gauche, sur laquelle son pied mignon reposait; elle était à peine voilée d'une tunique en gaze rose parsemée d'étoiles d'argent, et qui laissait à découvert ses bras, ses épaules et son sein un peu maigre; le cou me parut d'un modelé parfait, et la tête, très-petite, était jolie et provoquante. Elle portait au milieu du front un croissant formé par d'énormes diamants qui projetait une irradiation sur ses noirs cheveux; elle tendit la main au riche Vénitien, qui me présenta à elle, et je devins aussitôt l'objet de toutes ses agaceries. La prima donna était plus grave: elle était vêtue d'une sorte de péplum blanc bordé de pourpre et fixé à ses épaules larges et puissantes par des agrafes de rubis. Sous ces plis de draperie grecque se dessinait la poitrine bombée dont on devinait la beauté. Le cou superbe montait droit comme un fût de colonne; le visage avait la régularité et l'expression pensive de celui de la Polymnie. Elle me tendit cordialement la main et me dit qu'elle aimait les poëtes. La danseuse, voulant renchérir sur son amabilité, m'engagea aussitôt à souper chez son amant à l'issue du spectacle. Elle m'appela caro amico, et s'écria en riant qu'un refus équivaudrait pour elle à un affront.

Je résistai sous prétexte d'une migraine et je quittai en peu brusquement cette attrayante compagnie. La danseuse me cria: A revederla. Le consul me fit promettre de l'accompagner bientôt chez la cantatrice, qui voulait mettre en musique une de mes chansons.

Je sortis du théâtre tout ahuri et me demandant pourquoi j'étais seul, pourquoi Antonia n'était pas là à me sourire, à m'aimer et à m'ôter toute envie et toute possibilité même de regarder une autre femme? car où elle était je ne voyais qu'elle. Je me jetai triste dans une gondole et me fis conduire au large pendant deux heures. Quand je rentrai il était plus de minuit, Antonia veillait encore, le rayon de sa lampe passait à travers la fente de la porte qui séparait sa chambre de la mienne, et qu'elle avait fermée à clef. Je fis du bruit en heurtant plusieurs meubles, pensant qu'elle me parlerait. Elle ne dit mot. Exaspéré, je me décidai à l'appeler.

—Que me veux-tu? répondit-elle d'une voix douce.

—Pourquoi cette porte fermée? ouvre-moi!

—Non, non, fit-elle en riant, tu me dérangerais et je veux travailler encore trois heures.

Voyant l'inutilité de ma prière, je me mis au lit espérant dormir, mais je fus pris d'une agitation fébrile qui chassait le sommeil et ne me laissait que des rêves. Le petit filet de lumière qui perçait à travers la porte venait vers moi direct et aigu; tantôt il me semblait que c'était un sourire ironique qui me narguait, et tantôt une lame fine qui tailladait çà et là ma chair. Ce rayon malfaisant piquait mes yeux qu'il empêchait de se fermer et brûlait mon front comme un bandeau de feu.

Enfin, vers trois heures, la lampe d'Antonia s'éteignit et le rayon fascinateur disparut.

J'entendis Antonia se coucher.

—Ouvre donc cette porte, lui dis-je.

—Dors! répondit-elle; moi je vais dormir pour reprendre ma tâche demain.

Je ne lui parlai plus; je mordis de rage mes couvertures, et sentant que je ne pourrais vaincre l'insomnie, je me décidai à me lever pour essayer d'écrire, j'y réussis. Mon cerveau surexcité était en cet instant propre à la création, qui pour moi fut toujours une douleur, une sorte d'explosion d'amertume et d'amour. J'entendais le souffle régulier d'Antonia qui s'était vite endormie, je l'entendis ainsi jusqu'au grand jour, pendant que ma pensée enflammée se précipitait comme un ouragan sur le papier. Je finis par tomber de lassitude dans un lourd sommeil, la tête renversée sur mon fauteuil. Antonia m'y surprit en entrant dans ma chambre pour m'avertir que le déjeuner était servi; elle comprit que j'avais travaillé; elle en fut sans doute touchée, car je me trouvai enlacé dans ses bras, et elle me dit:

—Tu as donc passé la nuit à écrire? Oh! c'est plus que je ne puis faire moi-même!

Elle me força à me coucher et fit servir le déjeuner auprès de mon lit. Le repas fut assez gai. La voyant de bonne humeur, je lui demandai instamment de renoncer à ses idées de retraite absolue et de m'accompagner le jour même dans quelque promenade.

Elle me répondit qu'elle ne revenait jamais sur une résolution prise; que la distraire de son travail ce serait l'exposer à l'impossibilité de le finir, et que je savais bien l'impérieuse nécessité qui l'obligeait d'aller vite.

—Imite-moi, me dit-elle, et après nous aurons nos jours de vacance.

—Tu le sais bien, repartis-je, je ne puis travailler que par intervalles; que deviendrai-je dans cette solitude où tu me laisses souffrir?

—Es-tu malade? me dit-elle, en ce cas je ne te quitte pas, je vais me mettre à coudre à ton chevet.

—Je n'ai que faire d'une sœur de charité, répliquai-je irrité.

—Bien; puisque ce n'est qu'une inquiétude oisive je te dis adieu jusqu'au souper.

Et sans voir mes bras qui se tendaient vers elle, elle s'enferma de nouveau sous clef.

Le déjeuner m'avait ranimé, une heure de sieste acheva de me remettre; je me levai, et tout en faisant ma toilette avec soin, je fredonnais quelques vers de la barcarolle que je devais porter à la prima donna. J'ouvris ma fenêtre; le ciel était éclatant et le temps d'une douceur tiède. Nous étions à la fin de novembre, je pensai qu'à la même heure une atmosphère grise et froide enveloppait Paris, et qu'une brume plus noire encore pesait sur Londres. Je me dis que la jeunesse de là-bas avait bien raison d'avoir le spleen, mais que sous le ciel bleu de Venise, c'était une duperie. Secouant les vaines mélancolies, ainsi qu'on jette un vêtement qui accable, je sortis en faisant siffler ma canne. Comme je traversais le couloir, je vis la porte de la chambre d'Antonia entr'ouverte; elle me cria sans lever la tête et sans quitter la plume:

—Divertis-toi bien.

Je répondis:

—Tant que je pourrai!

Les mots prononcés par elle provoquèrent ma réponse à laquelle je n'attachai aucun sens de défi. J'étais ravivé, gai de la gaieté de ce beau jour, content d'avoir travaillé; je réfléchissais que ce serait folie de nous tourmenter l'un l'autre, qu'Antonia était une noble femme, et que son effort courageux de travail révélait toute sa fierté; il m'était impossible de l'imiter en tous points, mais je travaillerais aussi à mes heures, en rentrant et après avoir fait pénétrer en moi l'air du dehors et l'inspiration de ma fantaisie.

Avant de monter en gondole pour me rendre chez le consul, je voulus traverser la place Saint-Marc. J'y retrouvai devant le café où je m'étais assis la veille, la petite saltimbanque du Maroc qui jouait du tambour; comme le jour précédent, elle était vêtue de ses guenilles vertes et jaunes qui faisaient pitié à voir. Se souvenant sans doute que je lui avais donné quelques monnaies, aussitôt qu'elle m'aperçut elle arrêta sur moi ses yeux pensifs et tristes qui avaient l'expression de ceux d'Antonia dans ses moments de tendresse. Ces yeux dont j'aimais le regard me suivirent avec tant de fixité qu'ils finirent par exercer sur moi une espèce de fascination. Quoique la pauvre fille fût assez laide, son teint cuivré, ses dents blanches et son admirable regard profond et doux en faisaient un être qui n'avait rien de vulgaire.

Je la considérais en me préoccupant de sa destinée, et ce mystérieux attrait aurait pu me retenir jusqu'à la nuit, si une de mes connaissances de la veille n'avait traversé la place. C'était le beau Vénitien amant de la prima donna.

Il me demanda si je voulais monter dans sa gondole et le suivre chez sa maîtresse? Je lui répondis que mon dessein était justement d'y aller, mais qu'avant je comptais faire visite au consul français.

—Eh bien, répliqua-t-il, passons ensemble chez Sa Seigneurie, puis nous nous rendrons chez la diva.

Je le suivis, et quand nous fûmes à demi-couchés sur les coussins de la gondole, je le complimentai sur la beauté de sa maîtresse.

—Stella est aussi bonne que belle, me répondit-il simplement, je l'ai aimée en l'entendant chanter et elle en me regardant. Elle m'a dit plus tard, dans son langage imagé, que cela devait être, puisque nous portions notre âme sur notre visage. Elle m'a préféré, quoique je sois presque sans fortune, à des princes qui lui offraient des millions. «Tout ce qui est enviable ne s'achète pas, me dit-elle souvent; l'amour, le génie, la beauté sont des dons divins que les plus riches ne peuvent acquérir.»

—On lit ces fières pensées sur le fier visage de Stella, répondis-je au Vénitien.

—Rien de ce qui tient à l'art ne lui est étranger, reprit-il, elle compose de la musique, fait des vers italiens et dessine de mémoire les lieux et les êtres qui l'ont frappée.

—Vous l'aimez bien?

—Si entièrement que je l'épouserai le jour où un vieil oncle me fera son héritier; en attendant je suis forcé de la laisser au théâtre.

—Il me semble, repris-je, que la première danseuse diffère complètement de votre belle amie?

—La danseuse Zéphira, répliqua-t-il, n'a ni cervelle ni cœur; mais elle est fort méchante et gouverne l'impresario, tout en menant par le bout du nez ce pauvre comte Luigi. Ma chère Stella la ménage pour s'éviter des tracasseries au théâtre.

En devisant de la sorte, nous arrivâmes au consulat français. Le consul était sorti; la gondole se remit en marche à travers le dédale des canaux et nous déposa bientôt devant le palais qu'habitait la prima donna.

Nous trouvâmes Stella au piano, repassant un rôle qu'elle devait jouer pour la première fois le lendemain; en apercevant son amant, même avant de me saluer, elle lui sauta au cou avec ce laisser-aller de cœur des Italiennes qui m'a toujours ému; puisse tournant vers moi, elle me tendit la main, en me disant:

—Oh! c'est très-bien, signor d'être venu me voir! Et mes couplets? ajouta-t-elle aussitôt, j'y compte, je me sens en verve de bonne musique.

—Ces couplets sont là, lui dis-je, en touchant mon front; et, demandant une plume et du papier, j'écrivis aussitôt une de mes chansons espagnoles.

La prima donna parlait fort bien français, et tout en parcourant mes vers, elle les fredonnait sur un motif encore indécis.

—J'y suis! dit-elle tout à coup. Amico caro, emmène le seigneur français dans la galerie fumer un cigare; buvez du café, et revenez dans une heure; le chant sera fait.

Nous lui obéîmes, et, comme nous nous éloignions, j'entendis sa voix puissante qui faisait éclater mes vers dans une mélodie qu'elle improvisait.

—Écoutons-la sans qu'elle nous voie, dis-je à son amant.

L'air qu'elle avait trouvé, et qu'elle modifiait sans cesse en le répétant, était vraiment inspiré: il agrandissait mes vers et prêtait aux mots un sens plus idéal. Chaque fois que j'entends de la belle musique, il me semble que la poésie est à côté froide et incolore comme la raison l'est à la passion.

À mesure que Stella chantait, son amant me disait tout bas:

—N'est-ce pas, qu'elle a de l'âme?

Je pensais à Antonia, et j'aurais voulu qu'elle partageât le plaisir que nous donnait cette belle voix.

Nous fûmes bientôt rejoints par la cantatrice. Elle avait trouvé son air, me dit-elle, et était toute disposée à me le faire entendre; mais, ajouta-t-elle, avec une grâce affectueuse:

—Si vous étiez bien aimable, signor, vous resteriez à souper avec nous; ce soir, je serai plus en voix, et notre chant vous paraîtra meilleur.

Son amant insista pour me retenir.

—C'est impossible, lui répondis-je, je suis attendu.

—Oh! je comprends, una amica, reprit l'aimable femme. Eh bien, allons la chercher: j'aime ceux qui aiment.

Son idée me parut heureuse; je pensai qu'Antonia serait émue à la vue de ce beau et jeune couple qui s'adorait, et qu'elle consentirait à venir passer la soirée avec nous. Nous montâmes en gondole. Arrivés devant la maison que nous habitions, je n'osai introduire mes nouveaux amis auprès d'Antonia avant de l'avoir prévenue. Je les priai de m'attendre.

Je trouvai Antonia à table.

—Je croyais que tu ne viendrais pas souper, me dit-elle.

—Je viens t'enlever, répliquai-je en riant et en l'embrassant pour rompre la glace; et je lui racontai rapidement de quoi il s'agissait.

Elle me répondit, avec un étonnement superbe, que je divaguais; qu'elle n'irait pas de la sorte courir les aventures. Amusez-vous, ajouta-t-elle; moi j'accomplis un devoir et je reste.

Elle me parut en ce moment sentencieuse et dure comme un pédagogue qui gourmande un enfant caressant.

—Reste donc, repartis-je, et je tournai les talons.

Je dus mentir à la prima dona, et lui dire que j'avais trouvé mon amie souffrante. Alors elle s'offrit pour la soigner et m'engagea à ne pas la quitter.

Je répliquai qu'Antonia reposait, et que quelques heures de solitude lui seraient bonnes.

—En ce cas, vous soupez avec nous? me dit Stella.

—Oui, j'aurai cet honneur, répondis-je, et je me rassis dans la gondole, qui reprit sa course. À l'angle d'un canal, elle se croisa avec celle de la danseuse Zéphira, qui, nous ayant aperçus, fit un bond vers nous, et s'écria:

—J'en étais sûre: voilà le signor Francese qui fait la cour à Stella!

—Venez à mon secours, Zéphira, répliqua gaiement l'amant de la cantatrice, sans cela je suis perdu; et, la voyant prête à sauter dans notre gondole, il lui tendit galamment la main.

—Et où allez-vous comme cela? reprit la danseuse.

—Souper chez moi, répliqua Stella.

—J'en suis, dit Zéphira; Luigi m'ennuie, il est laid et jaloux; cela m'amusera de le laisser se morfondre à m'attendre. Je ne danse pas ce soir, signor Francese, et après le souper je pourrai vous promener au clair de lune; car il serait inhumain à vous et à moi de troubler le tête-à-tête de Stella et de son adoré.

La compagnie de la danseuse me gâtait un peu celle de mes nouveaux amis. Involontairement, j'étais triste de l'obstination d'Antonia. Dans cette disposition d'esprit, la coquetterie de cette fille évaporée m'irrita les nerfs comme un vin aigre. Je m'étendis au fond de la gondole, et, sous prétexte que j'avais certainement la migraine et qu'il fallait me soulager, Zéphira vint s'asseoir auprès de moi; elle agita vivement sur mon front et mes cheveux son éventail à paillettes. Sa beauté était piquante et ne manquait pas de grâce. Comment me fâcher et lui dire qu'elle me déplaisait? J'eus la pensée de m'en aller. Stella, me devinant, me dit en anglais, langue absolument inintelligible pour la danseuse:

—Je vous en prie, ménagez-la à cause de moi; car elle serait capable de me faire siffler demain soir.

—Que vous dit-elle là? fit la danseuse d'un air rogue.

—Que je suis amoureux de vous et que le comte Luigi me tuera.

Elle me sourit alors gracieusement, et continua à m'éventer tout en allongeant ses doigts dans mes cheveux. Je lui débitai quelques galanteries, et, une fois lancé dans cette fiction, je dus jouer mon rôle d'adorateur.

Le souper fut fort gai; Zéphira vida un grand flacon de vin d'Espagne et me força à lui tenir tête.

Quand nous passâmes au salon et que Stella se mit au piano pour me faire entendre notre barcarolle, Zéphira, un peu chancelante, s'affaissa sur une ottomane et s'y endormit presque aussitôt.

Nos bravos et nos battements de mains, à chaque couplet de la prima donna, ne troublèrent pas son lourd sommeil; si bien que je pus m'esquiver seul, malgré le serment qu'elle m'avait arraché, en choquant nos verres, de la reconduire chez elle à minuit.




XIV

L'air frais de la nuit dissipa instantanément les vapeurs brûlantes que le souper, le vin, les provocations de la danseuse et le chant passionné de Stella avaient fait courir dans mon cerveau; je me sentis tout à coup morne, désolé, et comme frappé d'abandon dans cette grande ville étrangère.

À la lueur vacillante des lanternes de ses gondoles, Venise noire et silencieuse flottait devant moi. On eût dit un immense cercueil éclairé par des cierges. Il me semblait que c'était mon cœur qu'on ensevelissait, et que jamais il ne renaîtrait plus à la vie et à l'amour. Je me pris à pleurer sur moi-même, comme on pleure sur un être qu'on aime et qui vient de mourir; pourquoi ce deuil avant-coureur? pourquoi ce présage?

J'eus honte de ma faiblesse, et faisant un effort énergique pour ressaisir le bonheur que je sentais m'échapper, je résolus de briser à l'heure même la glace du cœur d'Antonia, et de me jeter avec passion dans ses bras.

—Après tout, me dis-je, je porte en moi ma destinée; sachons aimer vaillamment! Je la convaincrai et l'enchaînerai à moi. Pourquoi cette terreur d'un malheur que je puis conjurer à force d'amour? Me quitter! m'oublier! le pourrait-elle? En qui donc retrouverait-elle jamais ce qu'elle perdrait en me perdant? Cet orgueil de l'amour prouve son excès même, et il renferme en soi la vérité; car bien peu d'êtres ici-bas brûlent de cette flamme qui consume la vie. Elle est aussi rare que celle du génie.

Je rentrai sans bruit et me glissai sans lumière jusqu'à la porte de la chambre d'Antonia, qui donnait sur le couloir, et près de laquelle reposait la tête de son lit. Cette porte était fermée; j'y collai mon oreille; j'entendis qu'elle dormait, et je n'osai l'éveiller. Je me rendis à la cuisine où la femme qui nous servait m'attendait en ronflant, la tête renversée sur une table; elle se souleva à ma voix.

—Madame est-elle malade? lui demandai-je.

—Non, monsieur, mais elle est bien fatiguée; madame a écrit tout le jour. À minuit, elle s'est mise au lit n'en pouvant plus; il serait charitable à monsieur de la laisser dormir.

Je ne répondis rien à cette femme, mais par le même sentiment qui fait qu'une mère craint de troubler le sommeil de son enfant, j'entrai sans bruit dans ma chambre, je me déshabillai, revêtis ma robe de moine, et me mis au travail. Tandis que j'écrivais, des larmes montaient de mon cœur à mes yeux, et roulaient par intervalle sur le papier; je pourrais vous montrer encore les pages où elles ont coulé. Je ne quittai la plume qu'au jour; je dormis d'un sommeil agité et fiévreux; vers midi, je fus éveillé par la voix d'Antonia qui se penchait près de mon lit: je me dressai vivement, je l'étreignis avec passion comme pour l'enlever à son indifférence et la ressaisir à jamais.

—Assez de souffrance! assez d'oubli! lui dis-je. Oh! froide et folle que tu es! tu ne songes donc pas que le seul bonheur c'est l'amour!—Je la couvris de baisers et la serrai si fort, qu'elle poussa de petits cris en prétendant que je lui faisais mal; puis elle se mit à rire sèchement sans repousser mes caresses, mais sans me les rendre. Elle me regardait avec ses grands yeux scrutateurs qui n'avaient rien de tendre.

—Qu'as-tu donc à te moquer de moi et à me considérer de la sorte, lui dis-je en me dégageant.

—J'ai que tu n'es qu'un enfant, et que tu ne comprendras jamais l'amour sérieux.

—De grâce, repartis-je irrité, pas de dissertation sur la façon d'aimer; tout ce que je sais, c'est que je t'aime. Que faut-il faire pour te le prouver?

—À quoi bon te le dire, tu ne le feras pas!

—Dis toujours.

—Il faut, reprit-elle, ne pas courir les cafés et les théâtres; il faut accepter une règle et une discipline,—rester ici quand je travaille,—travailler toi-même, et attendre, pour nous permettre l'amour et ses distractions, d'avoir accompli notre double tâche.

—Ce que tu dis là serait possible, répliquai-je, si le ciel nous avait créés toi et moi tout à fait semblables; mais nous différons de nature et d'aspirations; ce qui t'enflamme m'éteint, ce qui te fait planer me jette à terre. Le cheval qui galope a-t-il le droit d'en vouloir à l'oiseau qui vole, parce qu'il se meut par un mode différent? Pourquoi veux-tu me contraindre et m'humilier? Pourvu que j'agisse, c'est-à-dire que je produise à mes heures et selon mes facultés, que t'importe? Laissons-nous notre liberté; d'ailleurs si tu pouvais me mettre à ton pas, je ne serais qu'un écolier ou un esclave, et alors tu me dédaignerais et ne m'aimerais plus!

—J'aimerais un honnête homme qui ne croirait pas amoindrir son génie en faisant vite une œuvre utile qui contribuerait à remplir notre bourse.

—Sois tranquille, j'arriverai à ce résultat; mais je te l'ai déjà dit, je ne puis chaque jour, à heure fixe, faire un égal morceau de prose et de vers comme un tisserand fait sa toile.

—Non, répliqua-t-elle en ricanant, il faut au poëte gentilhomme, pour l'inspirer, les prodigalités et les distractions futiles.

Sur ces mots, elle me quitta comme un prédicateur sort de chaire après une sentence.

J'avoue que je l'aurais envoyée à tous les diables; elle commençait à me faire sentir le joug du logis. Le mauvais côté des associations intimes et coutumières de l'amour, c'est d'engendrer bientôt tous les soucis et toutes les chaînes du mariage. Il faut voir sa maîtresse chez elle, à ses heures, et n'apparaître soi-même à ses yeux aimés qu'en fête et en santé et lorsque son cœur et ses lèvres nous désirent. Ne voulant pas m'exposer à un nouveau sermon d'Antonia qui aurait amené une querelle plus vive, je la laissai déjeuner seule et j'allai me faire servir dans un restaurant de la place Saint-Marc, une friture et du chocolat. Je n'avais plus dans ma poche que deux louis; j'en changeai un pour payer mon déjeuner et acheter des cigares. Tandis que je fumais sous les arcades, j'aperçus la petite Africaine des jours précédents; elle n'accompagnait pas sur le tambour la danseuse à jupe pailletée; l'instrument silencieux était placé à côté d'elle, pendant qu'assise au soleil, à peine vêtue d'une pauvre robe d'indienne brune, elle raccommodait sa tunique jaune à clinquants d'or. C'était pitié de voir la loque qui la couvrait tristement, et l'oripeau qu'elle reprisait avec soin et qui devait faire sa parure. Je m'arrêtai à la regarder, et quoique je fusse posé obliquement et presque derrière elle sous un arceau, quelque chose parut l'avertir que j'étais là. Elle tourna la tête, arrêta ses yeux sur moi, et ne les en détacha plus. J'allais m'éloigner pour échapper à cette étrange créature, quand tout à coup il me sembla que son regard renfermait une prière: j'envoyai la main à ma poche, j'en tirai mon unique louis en lui disant en italien:

—Pour t'acheter une robe.

Si, signor, e grazie, répliqua-t-elle, et elle joignit ses deux petites mains brunes les élevant vers moi en signe de bénédiction.

Je m'éloignai rapidement pour fuir sa reconnaissance, et j'entrai au palais ducal: j'y allais presque tous les jours admirer les tableaux et les plafonds des grands peintres de l'école vénitienne. À force de les considérer, j'en arrivai à rendre la vie aux personnages allégoriques, à ceux de l'histoire, et aux belles figures de femmes qui ont vécu, aimé, et semblent vivre et aimer encore, car l'art les a préservées de la mort. Les dieux de la fable, les héros et surtout ces femmes souriantes d'immortalité, ouvraient à mon imagination les champs sans limites de la fantaisie. Tantôt c'était une posture guerrière qui ranimait tout à coup devant moi la mêlée homérique d'une bataille antique; tantôt un détail de costume, un pli de vêtement, qui faisaient errer ma pensée des robes de brocard des patriciennes aux péplums des jeunes Grecques qui suivaient les Panathénées.

Ce jour-là je m'oubliai longtemps dans cette compagnie de tous les âges et de toutes les civilisations. Vers la nuit, je me souvins que j'avais promis de me rendre au théâtre, pour entendre Stella dans son nouveau rôle. Je songeai aussi que je devais souper sans rentrer au logis. Quant à Antonia je ne voulais pas y penser, mais je sentais son souvenir au fond de mon cœur, comme un poids naturel et douloureux. Je soupai rapidement dans le même restaurant où j'avais déjeuné le matin, et comme en sortant je retraversais la place Saint-Marc éclairée par des réverbères, je vis dans un point lumineux la fille au tambour, vêtue d'une tunique rouge à paillettes d'argent; dans ses noirs cheveux nattés riaient et sautillaient des grelots de corail. Elle était presque belle dans ce costume qui la rendait fière et hardie; au lieu d'accompagner la baladine de la veille c'était elle qui dansait avec agilité et élégance; elle avait saisi les castagnettes qui claquaient en cadence dans ses doigts. Tout à coup elle me vit, et laissant là sa danse et les spectateurs en suspens, elle s'approcha vers moi en secouant sa belle robe et en criant qu'elle me la devait.

Je lui répondis qu'elle dansait à ravir. Une pensée me vint subitement:

—Voudriez-vous être engagée au théâtre? lui dis-je.

Jesu Maria! fit-elle, comme en extase à cette idée.

—Cela vous ferait donc bien plaisir?

—Oh! oui, serais-je la dernière des figurantes, répliqua-t-elle, j'aurais du moins mon pain assuré et de quoi me faire respecter.

La fin de sa phrase me fit rire.

—Vous croyez donc, lui dis-je, qu'on respecte beaucoup ces dames?

—C'est chez moi qu'on me respecterait, reprit-elle; le maître me traite mal et ne m'épouse pas plus que mes camarades, quoiqu'il me l'ait promis. Mais si je gagnais seulement deux ou trois sequins par mois au théâtre, il m'épouserait et je mettrais bien vite hors de chez lui toutes les autres. Elle me conta alors comment, ainsi que cinq ou six petites danseuses ou saltimbanques de la Piazzetta et de la place Saint-Marc, elle composait une sorte de harem à un robuste marchand algérien qui vendait des pastilles du sérail:

—Mais je suis sa première femme, me dit-elle avec orgueil, il m'a amenée de là-bas, tandis que les autres il les a ramassées sur le pavé de Venise.

—Et lui êtes-vous fidèle? repris-je en riant.

—Oui, quand la misère et la rage ne sont pas les plus fortes, ma, signor, le théâtre! le théâtre! et je deviendrai une brave femme tranquille qui aimera bien ses enfants.

J'ai toujours remarqué que la femme la plus tombée aspirait à sa réhabilitation.

Je la quittai en lui promettant de m'occuper d'elle. J'achetai avec mon dernier écu un gros bouquet et je me rendis à l'opéra. J'avais ma place dans la loge du consul; j'y étais à peine que, l'amant de la prima donna entra et vint à moi tout ému.

—Ah! monsieur, me dit-il, la fureur de Zéphira ne connaît plus de bornes; elle prétend que Stella a mêlé un philtre au vin qu'elle lui a fait boire hier en soupant, que ce philtre l'a rendue sotte et brute et vous a éloigné d'elle; elle se vengera, dit-elle, et je redoute qu'à l'heure qu'il est, elle ne monte une cabale contre ma chère Stella. Je vous en prie, avant que la toile ne se lève, allez dans la loge de Zéphira essayer de l'apaiser. Offrez-lui même ce bouquet destiné, je le devine, à mon amie. Vous lui éviterez des coups de sifflets que toutes les fleurs de Venise ne pourraient étouffer.

J'obéis au jeune Vénitien et décidé à jouer un rôle, j'entrai gaiement dans la loge de Zéphira. Elle devint pourpre en m'apercevant, et pour éloigner le seigneur Luigi, son amant, elle lui ordonna d'aller lui quérir des oranges confites. Aussitôt que nous fûmes seuls, elle me demanda impétueusement pourquoi je l'avais abandonnée la veille.

—Vous dormiez si bien et avec tant de grâce, signorina, que vous m'avez semblé en ce moment une divinité de l'Olympe, je me suis senti indigne de vous, moi simple mortel, et je me suis retiré respectueusement en tremblant pour attendre vos ordres.

Je savais que le langage élogieux et un peu amphigourique plaisait toujours aux courtisanes.

Zéphira minauda.

—Mais, me dit-elle ensuite avec une sorte de finesse, vous voilà pourtant sans que je vous aie appelé.

—Voulez-vous que je sorte, répondis-je d'un air soumis.

—Non, car je vous attendais. Et elle ajouta plus bas: Je vous désirais. Ce beau bouquet que vous avez là, ajouta-t-elle, est sans doute pour Stella?

—Vous voyez bien que non, puisque je l'apporte ici.

Elle s'en saisit et le baisa follement en s'écriant:

—Oh! les beaux myrtes!

Je n'avais pas remarqué que ce bouquet se composait de myrtes et d'œillets blancs. Le comte Luigi rentra, tandis que Zéphira me disait:

—Trouvez-vous pendant l'entr'acte dans les coulisses, à la loge de Stella.

—J'espère que vous allez l'applaudir et la traiter en bonne camarade, répliquai-je tout haut.

—Oh! soyez tranquille, je lui réserve une pluie de bouquets, mais je garde celui-ci, ajouta-t-elle à voix basse.

Je la quittai sous prétexte que le consul m'attendait.

—À tantôt, me dit-elle comme je sortais.

—Oui, après le triomphe de Stella, répondis-je.

Dès le premier acte, le succès de la prima donna fut immense, on lui fît des ovations à l'italienne, sonnets et couronnes pleuvaient sur sa tête. Zéphira tint parole, elle acclama Stella, lui battit des mains et lui jeta des fleurs. À chaque entr'acte, elle alla la féliciter et l'embrasser dans sa loge. Elle m'y trouva, ce qui la rendit encore plus expansive et plus tendre pour sa camarade. Elle voulait le soir même, improviser une fête chez le comte Luigi pour célébrer la réussite de Stella.

Et comme elle insistait auprès de son amie pour me décider à venir à cette fête:

—Toi seul tu peux entraîner le signor Francese, repartit la prima donna en riant.

Je répondis que je ne disconvenais pas de cet empire; mais qu'un vieux parent malade m'attendait, et qu'avant quelques jours je ne serais pas libre.

À ces mots, Zéphira s'élança vers moi, et je crus qu'elle allait me griffer de ses jolis doigts. Elle s'écria qu'elle comprenait bien que tout ce que je disais était un prétexte et que je ne voulais ni l'aimer ni la voir.

Je répliquai galamment que mon unique désir était de passer ma vie auprès d'elle, et que, pour nous lier, dès ce soir j'allais lui demander un service. Je lui parlai alors de la petite danseuse du Maroc et de son ambition théâtrale. Comme je l'assurai que l'Africaine n'était pas belle, elle me promit de la recommander le soir même à l'impresario qui devait la reconduire dans sa gondole.

—Je n'y mets qu'une condition, ajouta-t-elle, c'est que vous viendrez dans trois jours à la fête que je donnerai.

—Non, dans huit jours, répliquai-je; car l'oncle que je soigne est fort malade. Dans huit jours il sera guéri, vous aurez fait débuter la pauvre danseuse et je serai tout à vous, belle Zéphira.

Elle trépignait d'une jambe tout en balançant l'autre horizontalement. Je serrai le bout de son pied, chaussé de satin nacarat, puis, sans vouloir rien entendre, je m'aventurai dans le dédale des coulisses.

Je trouvai sous le péristyle du théâtre le consul de France. Il m'attendait, me dit-il; il offrait le soir même un media-noche à quelques Vénitiens et à quelques étrangers de distinction; leur compagnie me plairait et tous seraient heureux de me connaître. Il n'y aura pas de femmes, ajouta-t-il; ainsi vous pouvez venir sans déplaire à votre belle amie.

Je suivis le consul. Aussi bien, pensai-je, à quoi bon rentrer au logis avant le jour, puisque je trouverai la porte d'Antonia close?

Une vingtaine d'hommes étaient déjà réunis dans le salon du consul quand nous y arrivâmes. Quelques-uns étaient assis à des tables de jeux; d'autres, debout, causaient, en groupes, musique ou politique, plusieurs fumaient, accoudés aux balcons des fenêtres ouvertes. Le consul me présenta à ses amis. Nous échangeâmes quelques paroles cordiales, puis je me plaçai machinalement devant une table de jeu, cédant à l'instinct qui me poussait à m'étourdir. Comme je mêlais les cartes, je me souvins qu'il ne me restait pas un franc dans la poche: il n'était plus temps de me lever. J'appelai le consul et lui dis:

—Vous m'avez tantôt enlevé du théâtre sans me permettre de rentrer chez moi, et je m'aperçois que je n'ai pas ma bourse.

Il me remit cinquante louis.

Je ne suis joueur que par occasion, c'est-à-dire qu'il faut que le jeu vienne à moi et que je ne vais jamais au jeu; mais si je rencontre par hasard, comme ce soir-là, une table et des cartes, un partenaire riche et passionné, calme en apparence, gagnant sans ivresse, et sachant perdre sans sourciller, cela m'aiguillonne: alors je joue comme je travaille, avec la fièvre, nerveusement et dans une sorte de volupté âpre. Ce soir-là, l'absorption du jeu me parut délicieuse; elle me fît oublier jusqu'à Antonia: je jouais d'ailleurs avec une persistance de chance heureuse et de coups habiles qui semblaient tenir de la magie. Vers deux heures du matin, quand un domestique du consul vint avertir Leurs Seigneuries qu'elles étaient servies, j'avais gagné cent louis au noble Vénitien qui me faisait vis-à-vis. Je lui dis que je serais prêt à lui donner sa revanche en sortant de table. Il me répondit gaiement qu'après le vin de Chypre nous ne songerions plus qu'à dormir; mais que si je voulais bien lui faire l'honneur de visiter un soir sa galerie de tableaux, il m'offrirait de recommencer la partie.

Nous étions à peu près trente hommes assis autour d'une table splendidement servie. Quoiqu'il n'y eût pas de femmes, on commença par parler d'elles. L'amour s'introduit partout où une fête se donne: quand il n'est pas en action, on se le raconte. Quelques jeunes gens firent le récit des dernières aventures galantes qu'ils avaient recueillies. Mais deux peintres et un poëte qui étaient là élevèrent bientôt la conversation jusqu'à l'art, cet amour idéal des grandes âmes. L'un d'eux s'écria: «L'art est d'ailleurs pour nous une question de patriotisme: que serait l'Italie moderne sans la poésie, la peinture et la musique? Notre gloire à nous c'est la Renaissance et les génies épars qui n'ont cessé d'en perpétuer l'écho jusqu'à nos jours. Si l'Italie vit encore et garde son nom dans le monde, elle ne le doit point à la nation, mais à quelques grands hommes qu'elle produit comme pour protester contre son néant.»

—L'art nous énerve en berçant notre orgueil d'une gloire apparente, s'écria amèrement un noble Vénitien, ami du comte Confalonieri. Notre histoire aussi et le rôle qu'a joué Rome dans l'antiquité nous montent au cerveau. C'est une ivresse décevante d'où sort l'inertie. Malheur aux peuples qui ne vivent que du souvenir de leur grandeur passée! ils perdent bientôt la vie active des nations et se décomposent dans l'oubli. «Il vaudrait mieux,—c'est Byron qui l'a dit en pleurant sur Venise,—que le sang des hommes coulât par torrents que de rester stagnant dans nos veines tel qu'un fleuve emprisonné dans des canaux. Plutôt que de ressembler à un malade qui fait trois pas, chancelle et tombe, il vaudrait mieux reposer, avec les Grecs aujourd'hui libres, dans le glorieux tombeau des Thermopyles, ou du moins fuir sur l'Océan, être dignes de nos ancêtres et donner à l'Amérique un homme libre de plus.»

—C'est trop vite désespérer de notre avenir, s'écria un jeune carbonaro échappé à la proscription. J'ai tâté en secret le pouls à l'Italie, et je vous assure qu'elle vit. Elle n'est point semblable à la Grèce, que Byron compare à une faible jeune fille morte. Non, l'Italie se lèvera dans sa force comme une de ces belles guerrières de la Jérusalem délivrée. Mais il faut que la France la regarde en sœur et non en ennemie.

Et, se tournant vers moi, il ajouta:

—Vous, monsieur, qui êtes l'ami du jeune prince appelé à gouverner la France, pensez-vous qu'il soit intelligent, généreux et libéral autant qu'on nous l'a dit?

—Je vous suis garant, répondis-je en élevant la voix, que rien de ce qui est noble ne lui est étranger, et que rien de ce qui est grand ne le sera à son règne. Je vous demande, messieurs, de lui porter un toast et d'y associer la France et l'Italie. Dès demain je lui écrirai votre sympathie.

Le consul leva le premier son verre, et nous bûmes tous à ce prince aimé qui devait vivre si peu.

Malgré la vivacité d'une causerie qui changeait à chaque instant d'objet, les vins mêlés, la saveur des mets et les heures dérobées au sommeil, dont nous sentions l'influence, commençaient à nous engourdir. La conversation devint moins générale, et bientôt chacun ne parla plus qu'à son voisin de table. J'avais à ma gauche un aimable érudit de cinquante ans, qui avait la plus belle bibliothèque de Venise: des documents inédits et les chroniques les plus rares sur l'histoire publique et privée des hommes célèbres de Venise s'y trouvaient réunis.

—En les parcourant, me disait mon interlocuteur, vous verrez revivre nos doges, nos magistrats, nos généraux, nos artistes, nos aventuriers et nos courtisanes.

Je lui répondis que je profiterais au premier jour de son offre attrayante.

Quoique les rideaux de brocard des fenêtres eussent été hermétiquement fermés, chaque fois que les laquais de service ouvraient les portes une large raie de lumière se projetait sur nous; elle venait d'une terrasse où le jour naissant éclatait. Bientôt quelques rayons de soleil se glissèrent à travers cette ligne opaque et blanche. Plusieurs convives dirent, avec un léger bâillement, qu'il était temps de se retirer. Nous nous levâmes tous et nous regagnâmes, un peu chancelants, les gondoles qui nous attendaient.

Quand je rentrai dans ma chambre, j'avoue que je ne songeai qu'à dormir, sans me préoccuper d'Antonia. Mais je vis avec surprise que la porte de communication entre nos deux chambres était ouverte. Je me précipitai, plein d'effroi, dans la chambre d'Antonia, craignant qu'elle ne fût malade ou sortie, partie peut-être?

Je la trouvai tranquillement assise devant la table, où elle écrivait; elle venait de se lever et recommençait à travailler. Son teint était reposé, ses noirs cheveux à peine liés, s'échappaient en boucles sur ses tempes, ses yeux brillaient de toute la flamme de l'inspiration ou peut-être d'une colère concentrée. Sa robe de chambre, dénouée, laissait à nu ses bras, son cou et une partie de ses épaules. Elle me parut si belle et si digne dans cette attitude du travail et de la solitude que, poussé par un invincible attrait, je m'agenouillai près d'elle et l'embrassai. Elle me laissa faire, mais sans me rendre mes caresses: elle me regardait tristement et avec froideur.

—J'avais pensé, en trouvant la porte ouverte, que la paix était faite, lui dis-je, et voilà que je te trouve comme un bloc de glace.

—J'ai ouvert cette porte, reprit-elle, pour vous donner un conseil; vos traits sont altérés, vous êtes d'une pâleur effrayante et vous ne résisterez pas à cette vie de dissipations, et peut-être de débauches; puis vous devez manquer d'argent. Je me demande qui est-ce qui vous héberge et vous nourrit quand vous passez les jours et les nuits loin d'ici. De deux choses l'une: ou vous vous endettez, et c'est une folie indigne d'un pauvre artiste; ou les autres payant pour vous, et c'est alors une humiliation indigne d'un gentilhomme. Je vous en conjure, Albert, renoncez à ce genre de vie, je ne dirai point par amour pour moi, car votre conduite me prouve que vous ne m'aimez pas, mais par respect pour la dignité humaine. Si je cesse d'être votre maîtresse, je resterai toujours votre mère, Albert, et j'ai dû vous parler comme je parlerais à mon fils.

—Grand merci, lui dis-je en éclatant de rire, je vous ai écoutée sans vous interrompre, et si vous voulez bien à votre tour m'accorder cinq minutes d'attention, vous pourrez juger que dans votre petit discours maternel, très-peu tendre et encore moins charitable, vous m'avez fort gratuitement accusé d'indélicatesse, de dissipation et même de débauche. Je lui fis alors le récit circonstancié et véridique de l'emploi de ma journée et de ma nuit.

—Si vous aviez consenti à m'accompagner, poursuivis-je, vous n'auriez pas tout à fait perdu votre temps, en voyant et en entendant la belle prima donna. Elle aurait pu vous fournir, pour un de vos romans, un type de femme artiste, simple, grande et aimante. Cette figure serait très-sympathique, je vous assure, pourvu que vous n'eussiez pas la prétention de l'embellir en ajoutant à ses qualités naturelles des aspirations humanitaires! Je prononçai ces deux mots en ouvrant démesurément la bouche, ce qui produisit un bâillement involontaire.

—Allez donc dormir, s'écria Antonia dépitée.

—Je n'ai plus que deux phrases à vous dire, repris-je, puis j'irai faire un long somme. Ma nuit passée chez le consul, en compagnie de nobles Vénitiens, m'a plus éclairé sur Venise et son histoire que bien des lectures solitaires. La vieille comparaison est toujours vraie, ma chère, le poëte est comme l'abeille, il butine sans effort et en se jouant les sucs dont il compose son miel. J'ai donc enrichi mon esprit, comme vous auriez pu enrichir le votre durant ces heures en apparence si oisives; et pour dernier argument en faveur de la manière raisonnable dont je mène la vie, voici cent louis qu'un bienfaisant hasard m'a fait gagner cette nuit très-prestement et très à propos à un opulent Vénitien; prenez-en la moitié pour remplir votre bourse, que vous me reprochez si souvent de laisser vide,—et en parlant ainsi, j'alignai cinquante louis sur une des feuilles du manuscrit d'Antonia; elle secoua la page avec colère et fit jaillir les pièces d'or sur le parquet.

—Il ne vous manque plus que de devenir joueur; avant peu vous partagerez vos nuits entre les tripots et cette petite saltimbanque africaine.

—Elle a ton regard Antonia, et c'est pourquoi elle me plaît, répondis-je du seuil de la porte qui séparait nos deux chambres. Allons, ma chère, viens me bercer dans tes bras ou trêve de tes sermons qui tombent sans fruit sur un homme endormi.

—Que Dieu vous sauve, moi j'y renonce, répliqua-t-elle sous forme de péroraison.

Jugeant à cette intervention de Dieu (dont les écrivains romantiques abusent par trop, soit dit en passant), qu'elle ne m'accorderait pas le plus petit baiser; je fermai la porte et me mis au lit.

Mon sommeil fut long et réparateur. Antonia qui à la réflexion redevenait toujours une bonne et cordiale femme, rendit la maison silencieuse afin qu'aucun bruit subit ne m'éveillât.

Je ne me levai qu'à une heure et je fus charmé de voir qu'elle m'avait attendu pour déjeuner dans notre salon qui donnait sur le quai des Esclavons.

Je ne la regardais pas même, craignant d'être troublé par sa beauté toujours nouvelle pour moi, et, afin d'éviter tout orage et de ne plus irriter son humeur, je lui racontai d'un ton libre d'intéressantes particularités sur Venise que m'avaient apprises les hôtes du consul; elle parut m'écouter avec intérêt et lorsqu'elle me vit prêt à sortir, elle me dit:

—Reviendras-tu souper ce soir?

—Oui, répondis-je, si après tu consens à te promener un peu au loin; nous irons à Saint-Nicolas du Lido.

—Encore! répliqua-t-elle avec impatience, tu ne peux donc pas attendre que je sois délivrée du poids de mon cerveau.

—J'attendrai tant qu'il te plaira, repris-je' en affectant une indifférence par laquelle j'espérais faire naître sa jalousie et réveiller son amour.

Mais non, elle reprit sa pose impassible en me regardant partir et comme je montais en gondole, je la vis à la fenêtre fumant avec tranquillité.

Je me trouvais bête et décontenancé; je me demandai à quoi me servaient mon imagination et ma jeunesse si elles étaient sans pouvoir sur la volonté de cette femme obstinée. Je me promis bien, du moins de ne plus donner à son paisible orgueil le spectacle de mon agitation, et je me jurai de renfermer mes angoisses sous la double dignité du calme et du silence. Mais quand le cœur en arrive à cette contrainte que devient l'amour?

Tout entier à mes sensations personnelles, je n'avais pas songé à traverser la place Saint-Marc pour remettre à la pauvre danseuse ma carte sur laquelle j'avais écrit l'adresse de Zéphira. Je me reprochai mon oubli et revins sur mes pas; je trouvai la brune enfant à sa place accoutumée, vêtue comme la veille, de sa robe neuve et coiffée plus coquettement encore; elle avait piqué dans ses épais cheveux noirs de gros œillets rouges parfumés.

—Préviens la danseuse Zéphira, lui dis-je en lui remettant cette carte, que je ne la reverrai que le jour de tes débuts à la Fénice; d'ici là, comme elle le sait, je reste auprès d'un parent malade.

—Et moi, signor, ne vous reverrai-je pas? répondit l'Africaine en me regardant étrangement.

—Toi pas plus qu'elle, fis-je avec humeur comme pour me débarrasser de ces deux obsédantes figures de femmes.

—S'il en est ainsi, caro signor, laissez-moi vous accompagner un peu dans votre gondole, à présent que je suis propre et pimpante, grâce à votre générosité. J'ai quelque chose à vous dire.

—Et moi je ne veux pas t'entendre, répliquai-je et je disparus sous les arcades, en lui lançant brutalement un louis à la face. Comme je tournais la tête, à l'un des angles de la place, je l'aperçus qui pleurait.

Je me mis à maudire toutes les femmes, leur influence fantasque, harcelante et incessamment incompatible avec le repos de l'homme; en pensant ainsi je rejoignis ma gondole, je m'y étendis tout de mon long et j'ordonnai aux gondoliers de me conduire au large et de faire le tour du fort Saint-Andrea; les vagues me berçaient mollement, la tente close et noire de la gondole m'enfermait comme les rideaux d'un lit; ces mêmes figures de femmes, dédaignées tantôt, repassaient gracieuses devant moi, je leur tendais mes bras énervés de n'étreindre que le vide, et si, à ce moment, à défaut d'Antonia, la petite saltimbanque ou même Zéphira se fussent offertes à mes désirs, je ne sais ce que serait devenue la fidélité de mon amour. Une secousse des vagues m'arracha au vertige de ce rêve. Je tirai brusquement les stores de la gondole; le grand jour et le vent de la mer y pénétrèrent à la fois. Nous étions arrivés au rivage méridional du Lido; l'étendue des vagues bleues de l'Adriatique se déroulait devant moi. J'aspirais de toute la force de mes poumons l'air vivifiant qui soufflait du large. Je descendis à terre; voulant faire seul le tour de ces rives sablonneuses, j'ordonnai à mes deux gondoliers d'aller m'attendre vers le bord opposé.

Je marchais à l'aventure; j'enfonçais parfois jusqu'à la cheville, et je songeais à Byron essayant de diriger un cheval fougueux sur ce sol mouvant; je revoyais le grand poëte anglais avec son front inspiré couronné de cheveux soyeux et bouclés; ses yeux où son génie éclatait, sa bouche sérieuse et charmante comme celle d'une belle jeune fille qui aime et qui rêve; son cou sculptural qu'une cravate large laissait presque toujours à nu. Cette tête superbe empreinte de la beauté idéale et que j'avais revue vivante dans l'admirable buste de Thorwaldsen[3], semblait me suivre du regard durant ma promenade solitaire. Je songeais à son long ennui qu'une mort glorieuse abrégea; il m'apparaissait toujours fatigué de vivre et incertain de l'amour. Je m'appuyai sur ce compagnon invisible et je lui disais: Console-toi; le mal qui t'a frappé m'a atteint, et je ne trouve plus ni en moi ni hors de moi, de quoi apaiser mon âme!—Antonia m'aimerait-elle au gré de mes désirs infinis, je sentirais encore un tourment sans cause. L'ombre de Byron me répondit: C'est ton cœur de poëte qui gémit en toi. La connaissance de tout ce qui fût, la vue des passions et des misères humaines, la perception de l'infini dont il ne peut pénétrer le mystère, le sentiment du beau dont la possession lui échappe, l'éblouissement de la gloire dont il mesure le néant, en voilà assez pour composer l'écrasant fardeau qui incessamment broie son âme. Tu souffres, ô mon frère! du mal de la pensée, et ce mal est incurable; regarde ce vaisseau qui glisse sur la mer calme; il file vers l'Orient et va saluer en passant ma Grèce bien-aimée. Les matelots qui le conduisent étaient tristes tantôt à l'heure des adieux; on a même vu des larmes rouler sur leurs bruns visages; mais les voilà en mer: le soleil brille, une brise favorable enfle leurs voiles; la traversée sera bonne et rapide, pourquoi s'affliger? Entends-tu résonner sur les vagues leurs refrains joyeux? Ils chantent comme ils pleuraient ce matin, ils s'abandonnent naïfs à l'animalité de leurs sensations. Mais essaye, toi en qui l'esprit domine, de monter comme passager sur ce navire; les deux auront beau te sourire, et les flots te bercer, toujours, toujours, tu ressentiras le reflet de tes propres douleurs, répercutées à l'infini par les douleurs immémoriales de la terre; souviens-toi de ces mots de Leibnitz: «L'âme du poëte est le miroir du monde.» Vis donc sans te plaindre et sans espérer guérir.

La voix mourut en moi ou autour de moi; car je n'oserais jurer qu'elle ne m'eût pas réellement parlé.

J'entrai dans le cimetière des juifs, et je m'assis à l'ombre de quelques arbustes. En considérant ces tombes, que l'intolérance de la vieille Venise avait parquées hors de ses murs, je pensais au mépris et à la proscription qui frappèrent si longtemps, même dans la mort, cette grande race juive. Belle, tenace, intelligente, à travers tant de siècles de persécutions, elle s'est maintenue distincte et forte; sa patience héréditaire a triomphé des obstacles et des humiliations; aujourd'hui ses fils règnent à l'égal des chrétiens: plusieurs par le génie des lettres et des arts, un plus grand nombre par l'industrie, cette puissance nouvelle des temps modernes. Leurs richesses les fait asseoir à côté des rois et les associe à la destinée des peuples. Qui donc oserait se détourner d'eux! Où sont désormais les Shylocks persécutés et persécuteurs? que deviennent nos haines et nos injustices? où vont nos croyances? Les convictions et les certitudes des nations et des individus dévient, se décomposent et disparaissent à travers le cours troublé de l'histoire. Ceux qui ignorent végètent en paix; ceux qui savent et qui embrassent d'un regard ce passé anéanti, s'épouvantent. Ils voient bien que ce qui a été n'est plus, et ils se demandent ce qui sera. Que reste-t-il des symboles et des passions des âges détruits? Un sentiment individuel, l'amour! que beaucoup même commencent à nier. On raille déjà l'amour comme on a raillé la foi et la royauté avant de les détruire: le sarcasme est l'arme qui découronne avant le glaive qui décapite.

Tandis qu'assis dans le cimetière des juifs j'étais assailli par ces pensées, j'avais devant moi la mer tranquille où glissaient quelques barques; je tournais le dos à Venise, sur laquelle le soleil qui déclinait allait répandre en se couchant des pourpres d'incendie. J'entendais mes deux gondoliers qui, profitant du repos que je leur laissais, avaient entonné une barcarolle: leur voix, agrandie par l'espace, montait en intonations superbes.

Un peu las de ma promenade à travers les sables, je me dirigeai vers un cabaret du Lido, célèbre par son vin de Samos. L'hôte, qui commençait à grisonner, me dit que lord Byron s'était souvent assis à la table où je me plaçai sous une tonnelle:

—J'étais jeune alors, ajouta-t-il, et chaque jour je suivais à la course le cheval de Sa Seigneurie; puis, quand je voyais bête et cavalier n'en pouvant plus, j'offrais à milord de venir se reposer chez moi. Parfois milord dînait ici. Ne voudriez-vous pas, signor Francese, en faire autant?

Le moyen de résister à un homme qui se recommandait à moi d'un aussi grand nom? Ma course au bord de la mer m'avait affamé; la tranquillité du lieu me tentait. Je me fis servir sous la tonnelle une dorade qu'on venait de pêcher, une polenta et du fameux vin de Samos. Je ne suis pas certain d'avoir bu réellement du vin grec, mais rien que le nom me charmait. J'aime ces noms euphoniques de la langue d'Homère; ils abondent à Venise: on dirait que les flots et la brise de la mer du Pyrée les ont roulés jusqu'à l'Adriatique.

Ce vin généreux, la solitude de la plage et la fraîcheur du soir me plongèrent dans un bien-être qui m'apaisa. Quand je remontai en gondole pour regagner Venise, je n'étais pas le même homme que le matin. J'avais ouvert les stores de la barque pour contempler devant moi la poétique cité qui se détachait sur le fond rouge du soleil couchant: les coupoles de Saint-Marc s'élançaient dans le ciel lumineux. Je débarquai en face du pont des Soupirs, et je restai là jusqu'à la nuit, regardant autour de moi et répétant en anglais la première strophe du quatrième chant de Childe Harold.

«Me voici à Venise près du pont des Soupirs. De chaque côté j'aperçois un palais et une prison. Je crois voir sortir la ville du milieu des vagues comme si la baguette d'un magicien l'eût élevée tout à coup. Des milliers d'années étendent leurs ailes sombres autour de moi, et une gloire mourante étend ses lueurs sur ces temps éloignés où tant de contrées soumises à Venise admiraient ses monuments de marbre, son lion redoutable et où la reine de l'Adriatique dictait ses lois aux îles nombreuses qui formaient son empire.

»Elle semble la Cibèle des mers, couronnée dans le lointain d'un diadème de tours! etc.»

Doublement absorbé par Venise, que baignaient des flots de lumière et par les vers du grand poëte, qui me berçaient harmonieusement, je n'entendis pas marcher près de moi. Tout à coup une robe m'effleura; je tournai la tête et j'aperçus la petite danseuse du Maroc. Mes yeux durent exprimer la colère; car la pauvre fille frissonna et me dit humblement en joignant les mains:

—Pardon! pardon! signor; mais c'est la signora Zéphira qui m'envoie vers vous.

—Eh! que me veut-elle? répliquai-je impatienté.

—Elle m'a dit, quand je lui ai remis votre carte, que si vous n'alliez pas chez elle aujourd'hui même, elle ne me ferait pas débuter. Elle prétend qu'il faut que vous me choisissiez un nom de théâtre; car mon nom arabe est trop long et trop difficile à retenir.

—Eh bien, répondis-je, va dire à Mlle Zéphira que tu t'appelles Mlle Négra[5]: ce nom convient à ton visage. Et, en disant ces mots, je la quittai; je traversai la cour du palais ducal, puis la place Saint-Marc, pleine de promeneurs.

Autant la nature et la solitude m'apaisent et font remonter l'âme en moi, autant la foule, le mouvement joyeux ou affairé d'une ville, la vue des couples riants m'agi lent, aiguillonnent mon sang et m'entraînent au plaisir. Alors je ne suis plus poëte; je suis une chair qui frémit et désire et veut sa part de la vie universelle.

Bien décidé pourtant à rester sous la calme influence de ma promenade au Lido, je parcourus la place sans rien regarder, et je rentrai aussitôt pour me mettre au travail.

Je vis Antonia accoudée à la fenêtre du salon. Je me rendis dans ma chambre sans chercher à lui parler, et je m'assis devant la table où j'écrivais; j'aperçus sur les feuilles éparses une large enveloppe qui portait le sceau du consulat; le cachet en était brisé, et je ne m'en étonnai pas en lisant sur l'adresse: Très-pressée. Antonia avait pu penser que c'étaient des lettres de France qui nous arrivaient. Je trouvai dans cette enveloppe le billet suivant du consul:

«Cette folle de Zéphira, qui ne sait pas votre adresse, m'envoie coup sur coup deux lettres pour vous, je n'aurais point consenti à servir d'intermédiaire à sa correspondance si elle ne m'assurait qu'il s'agit d'une bonne action que vous devez faire ensemble.»

Je lus avec humeur les deux billets de la danseuse qui n'avaient point été ouverts; dans le premier, daté du matin, elle me disait:

«Cette petite coureuse est moins laide que vous ne le prétendiez, et je vous soupçonne de la protéger con amore; n'importe, je tiendrai ma parole puisque vous m'aimez, carissimo. Venez vite chez moi, où je suis seule sous prétexte de faire la sieste; il faut que nous baptisions ensemble d'un nom chrétien cette petite moricaude.»

Le second billet, écrit il n'y avait pas deux heures, renfermait ces mots:

«Si vous ne venez pas ce soir même vous promener dans ma gondole, je renvoie votre ragazze danser sur la place Saint-Marc et sur la Piazzetta; je veux bien être complaisante pour vous, mais il ne faut pas que vous soyez un ingrat.»

Je lui répondis aussitôt:

«Un Français ne se laisse pas conduire en laisse comme un Italien, je vous ai dit que je vous verrais le soir des débuts de Mlle Négra. Le lendemain je me rendrai à la fête que vous devez donner chez le comte Luigi. D'ici là je resterai à distance votre très-humble serviteur.»

Après avoir écrit ce billet, que je posai sans le cacheter près de ceux de Zéphira, je me mis à relire les pages que j'avais faites l'avant-veille; tout à coup la porte de la chambre d'Antonia s'ouvrit et je vis celle que j'aimais par-dessus tout me sourire d'un air narquois.

—Je n'ai décacheté cette lettre du consul, me dit-elle, que parce que j'ai pensé qu'elle renfermait des nouvelles importantes de France. Mais vous avez vu que ma curiosité s'était arrêtée là; je ne veux rien savoir de vos amours avec ces drôlesses.

—Et moi je veux que vous les connaissiez, repartis-je, en poussant devant elle les deux billets de la danseuse et ma réponse.

Entraînée sans doute par un peu de curiosité, elle les lut, et me dit:

—Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? À vos heures vous vous occupez de Mlle Zéphira, et quant à Mlle Négra, vous avez pour elle un tendre penchant.

—Comme il vous plaira, répliquai-je, bien résolu de ne plus entrer en lutte.

Lorsqu'elle me vit reprendre la plume et continuer à écrire, elle s'approcha de moi:

—Voyons, mon cher Albert, ne voulez-vous pas permettre que je vous parle comme une sœur?

—Hier vous étiez ma mère, répondis-je, aujourd'hui vous êtes ma sœur.

—Je suis toujours une femme qui vous aime, ajouta-t-elle, en posant ses lèvres sur mon front; patientez encore quelques jours et vous me retrouverez tout à vous.

—Ô femme irritante et impudiquement mystique, m'écriai-je, tu n'entends rien à l'amour! Je voulus essayer de la presser sur mon cœur; mais elle se dégagea, et sans souci du mal qu'elle me faisait elle s'enferma dans sa chambre.

Je travaillai toute la nuit, domptant ma tristesse et mes désirs.


Chargement de la publicité...