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Lui: Roman contemporain

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[3]Une femme qui a été à Byron ce que Béatrix fut à Dante et Vittoria Colonna à Michel-Ange, c'est-à-dire l'inspiration et l'amour, nous écrivait, il y a trois ans, pendant que nous étions à Londres: «Cherchez à Sydenham le buste que Thorwaldsen a fait du plus beau de tous les hommes; Thorwaldsen était un artiste de génie, et quoique la beauté de lord Byron fût d'un ordre si élevé que ni le pinceau, ni le ciseau n'aient jamais pu la saisir, car, par l'expression de son grand génie et de sa belle âme, cette beauté devenait presque surnaturelle; toutefois, ce sculpteur éminent l'a interprétée mieux que tout autre, et a pu faire passer dans son marbre quelque rayon de cette ravissante beauté. Quant à un autre buste fait par Bertolini, ne le regardez même pas: c'est une honte pour l'artiste, homme de talent mais sans idéal. Vous savez ce que dit Shakespeare dans Hamlet:

». . . . He was to this
»Hyperion—to a satyr.»

Le même cœur qui avait dicté ces lignes s'émut lorsque M. Trelawney publia récemment à Londres un livre sur lord Byron, où il prétend qu'ayant voulu revoir Byron mort et s'étant trouvé un moment seul dans sa chambre, il souleva le drap qui le cachait et découvrit: «Qu'il avait le buste d'Apollon, sur les jambes tordues du satyre.»

La Revue des Deux-Mondes et la Presse parlèrent de ce livre, et c'est à cette occasion que celle qui avait connu lord Byron dans l'éclat de sa gloire, de sa jeunesse et de sa beauté, nous écrivit la lettre suivante, énergique et convaincante réfutation de l'invention fantastique de M. Trelawney:

«... Que dire? quels mots employer pour exprimer ce qu'on éprouve lorsqu'on lit des choses semblables, et surtout lorsqu'on voit la bonne foi et l'élévation d'âme accepter à regret,—mais accepter pourtant de pareils mensonges?—Jamais, croyez-le bien, Dieu n'a prodigué et réuni sur une de ses créatures, un ensemble de dons comme sur lord Byron. Mais, hélas, jamais aussi les hommes ne se sont plus acharnés à disputer un à un ses dons; ne pouvant pas monter jusqu'à lui, ils ont lâché de le faire descendre jusqu'à eux. Ils ne l'ont épargné que là où il était absolument inattaquable. Ne pouvant pas lui refuser son grand génie, obligés de reconnaître sa supériorité intellectuelle, ils se sont attaqués à son être moral. Forcés d'avouer que sa beauté était presque divine, ils ont inventé des fables pour faire croire qu'il y avait dans sa personne des défauts mystérieux qui le mettaient au-dessous de l'humanité, ils ont trouvé dans ce bel exercice de leur esprit inventeur un aliment à leur vanité, et souvent à leur cupidité. Heureusement que ceux qui peuvent confondre ces turpitudes sont encore vivants, et ne manqueront pas de rétablir la vérité des faits.

»Je connaissais l'absurde invention de M. Trelawney, qui, craignant peut-être d'être oublié, a voulu se rappeler une fois encore au monde par un odieux mensonge sur lord Byron, mensonge qui serait ridicule s'il n'était pas révoltant. J'étais en Angleterre lorsque ce bel ouvrage a paru, et je puis dire qu'il a indigné au plus haut degré le publie. La renommée parfaitement méritée de M. Trelawney, proclame que pendant toute sa vie (qui n'a été qu'un tissu d'extravagances, pour parler avec charité), Jamais il n'a pu dire une vérité.

»Lord Byron, dont M. Trelawney n'a jamais été un ami, mais une simple connaissance de ses derniers jours en Italie, et qui l'avait invité à le rejoindre en Grèce parce que dans les circonstances de l'insurrection de la Grèce il pouvait être de quelque utilité, se moquait souvent de lui, sachant qu'il voulait réaliser en sa personne le type imaginaire de son Corsaire.—Cependant, disait lord Byron, Conrad faisait une chose de plus et une de moins que Trelawney,—il se lavait les mains et ne disait point de mensonges.

»À bord du vaisseau qui l'emmenait en Grèce, il s'est souvent moqué des mensonges de Trelawney, et, après sa mort, ces plaisanteries ont été publiées. De là l'hostilité de Trelawney, qui a attendu la mort de Fletcher[4] pour satisfaire sa vengeance.

«Mais il y a trop de raisons et trop de témoins contre lui pour qu'il puisse prouver son odieux mensonge. Si lord Byron fût né si mal conformé des jambes, comment aurait-on pu l'ignorer jusqu'à sa mort? Quoique ange pour ses perfections, il n'était cependant pas tombé du ciel homme fait et habillé, ni arrivé inconnu des pays inconnus. Il avait eu des nourrices, des bonnes qui ont été interrogées; qui ont dit tout ce qu'elles savaient de lui, et elles ont toujours déclaré que l'enfant n'avait qu'un de ses pieds mal conformé par une chute, un accident qui lui était arrivé après sa naissance. Il avait été traité par des médecins à Nottingham, à Londres, à Dulwich et toujours pour la seule fin de rétablir la forme de son pied et enfin après les soins du docteur Glenine, il était arrivé à se rétablir assez pour pouvoir se servir de chaussures ordinaires. L'enfant, tout joyeux, annonce l'heureux événement à sa bonne par une lettre qui a été conservée comme un témoignage de son bon cœur. Et, outre cela, n'a-t-il pas été au collège à Aberdeen, à Oulwich, à Harrow, jusqu'à son départ pour Cambridge? Est-ce là, avec les enfants de son âge et de tout âge, vivant avec eux, menant en tout la vie des autres écoliers, qu'il aurait pu cacher son défaut avec des habillements extraordinaires? Et ses compagnons d'étude dont la plupart sont encore vivants, pourquoi se seraient-ils tus sur ces défauts physiques de leur camarade, qui font tant d'impression sur l'enfance? Auraient-ils attendu les révélations lâches si elles étaient vraies, odieuses étant fausses de M. Trelawney, pour dire que lord Byron avait non-seulement un pied défectueux par suite d'un accident, mais les jambes monstrueuses de naissance? Et s'il avait eu cette difformité, est-il possible qu'il eût pu se distinguer parmi ses camarades et être supérieur aux autres pour tous les exercices d'adresse comme il l'était, et que plus tard il se fût encore distingué dans tous les exercices du corps, sans jamais trahir qu'un simple défaut de conformation dans un pied à peine sensible et ne lui étant ni grâce ni agilité? N'a-t-il pas toujours monté à cheval avec une remarquable élégance? Ne nageait-il pas mieux qu'aucun nageur de son temps? Ne jouait-il pas avec aisance à tous les jeux de dextérité?—On devrait encore ajouter, a-t-il donc toujours aimé platoniquement? N'a-t-il pas été marié? Et dans toutes ces différentes circonstances pouvait-il cacher des difformités pareilles à celles que lui prête M. Trelawney? Ajoutons encore aux preuves matérielles que son corps a été embaumé par les docteurs Millingen, Bruno, Meyer et que ces messieurs ont parlé de la parfaite conformation de lord Byron, à l'exception d'un pied.

»Il existe un charmant portrait de lord Byron enfant, peint par Finden, qui le représente debout et jouant de l'arc, et ses jambes dans ce portrait sont jolies et élégantes comme toute sa personne. Mais je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les preuves du mensonge de M. Trelawney. Quant à la mélancolie de lord Byron, elle a été pour le moins bien exagérée. Lord Byron était habituellement serein et gai dans les dernières années de sa vie. Lorsqu'il a souffert de quelques instants de mélancolie, ce n'était certes pas à cause d'une imperfection de son corps, pour la beauté duquel, comme pour toutes les autres qualités, qui faisaient de lui un être si privilégié, il ne pouvait que remercier le ciel, mais cette mélancolie provenait de son tempérament poétique, si sensible et si aimant; de la perte d'amis et de personnes aimées; de la perte aussi de quelques illusions de jeunesse, et plus tard de l'ingratitude, de la calomnie, de toutes les basses et hypocrites passions conjurées contre lui pour le punir de sa supériorité. On peut l'attribuer aussi à ce poids des grands problèmes de notre existence, qui pèse sur les grandes âmes plus que sur les esprits ordinaires.

»Mais dans les dernières années de sa vie, lorsqu'un esprit de philosophie et des tendances plus religieuses qu'on ne croit, et qu'il ne s'avouait pas encore à lui-même eurent agi sur lui, son âme devint de plus en plus sereine, et tout le monde qui la vu alors s'accorde à dire qu'il était habituellement gai, enjoué, charmant.»

[4]Valet de chambre de lord Byron, qui ne l'a jamais quitté.

[5]Noire.




XV

Les jours suivants s'écoulèrent sans trouble et sans événement; je voyais à peine Antonia, et je mettais mon orgueil à lui paraître riant et dégagé. Je passai mon temps à errer dans Venise. Chaque matin je partais avant ou après déjeuner, suivant l'heure où je m'éveillais. Tantôt je visitais un monument, tantôt je me faisais conduire en pleine mer, tantôt je m'enfermais dans un musée ou dans la bibliothèque du riche Vénitien que j'avais rencontré chez le consul. Souvent je dînais ou je soupais au restaurant; j'évitais de manger avec Antonia, car dans ces heures ordinairement si intimes d'un repas pris ensemble, sa froideur ou sa raillerie m'exaspéraient; je fuyais aussi la vue des autres femmes; je regardais à peine les belles Vénitiennes penchées à leurs balcons où, à travers leurs jalousies, leurs regards appellent les regards. Je ne voulais pas être infidèle à mon amour, même par une tentation passagère.

Je tenais mon esprit toujours en haleine: j'imaginais en marchant des plans d'ouvrages, je combinais des effets dramatiques, je façonnais quelques vers, et lorsque qu'à minuit je rentrais, je me mettais à écrire jusqu'à ce que la fatigue me brisât. Alors je me jetais sur mon lit, parfois tout habillé. Quand je me levais j'étais harassé; je secouais mon malaise et mon cœur, et je recommençais à travers Venise mes courses vagabondes.

Un jour c'était Saint-Marc qui m'attirait; je m'arrêtais d'abord devant son portique pour considérer les fameux chevaux de bronze que la victoire conduisit à Paris, et dont mon père m'avait si souvent parlé comme d'un des trophées de nos gloires. La vue de ces chevaux me suffisait pour ranimer tout l'Empire. Je revoyais Napoléon comme un héros antique tenant par la crinière ces coursiers grecs. À mesure que je pénétrais dans la basilique, la figure d'un autre empereur du moyen âge se dressait devant moi; les marbres, les mosaïques, l'or et les pierreries des autels resplendissaient à la lueur des cierges; le pape Alexandre, recouvert comme un Dieu d'un dais éblouissant, assis sur le seuil de l'église, entouré de ses cardinaux, des patriarches d'Aquilée, des archevêques et des évêques de Lombardie, tous revêtus de la pourpre et des robes pontificales, attendaient Frédéric Barberousse, que six galères vénitiennes avaient amené de Chioggia au Lido. Le doge, entouré d'un splendide cortège, escorta l'empereur, ils débarquèrent ensemble au quai de la Piazzetta et se rendirent devant Saint-Marc. Là, dit la chronique latine: «Barberousse, humiliant sa grandeur, dépouilla son manteau impérial et se prosterna aux pieds du pape, celui-ci, ému, releva l'empereur, l'embrassa, le bénit, et aussitôt toute l'assistance entonna le psaume: Nous te saluons, ô Seigneur! Alors, Frédéric Barberousse prit le pape Alexandre par la main et le conduisit dans l'église.»

Cependant, tandis que le pape disait la messe, l'empereur ôta une seconde fois son manteau impérial, et tenant une baguette, il officia comme porte-verge à la tête des laïques du chœur. Après l'évangile, le pape prêcha et l'empereur s'assit au pied de la chaire; on chanta ensuite le Credo. Barberousse fit son oblation, puis baisa la mule d'Alexandre: quand la messe fut terminée, l'empereur conduisit de nouveau le pape par la main jusqu'à son cheval blanc, il lui tint l'étrier et dirigea le cheval par la bride vers le bord de la lagune.

À cette époque, la papauté représentait l'intelligence et la liberté; un vieillard infirme et sans armes domptait un potentat puissant et redouté; la force s'inclinait devant l'esprit. Aujourd'hui nous allons à l'aventure, n'ayant plus rien à vénérer ni à croire.

Un autre jour, c'était l'arsenal que je parcourais, ranimant ces armes au repos et ces forces enchaînées de la gloire évanouie de Venise. Par les beaux soirs, j'aimais à monter au haut du campanile qui relie la place Saint-Marc à la Piazzetta. J'avais devant moi la colonne de marbre où se tient juché le lion ailé et sur une colonne parallèle le saint protecteur de Venise, la ville se déroulait à mes pieds entourée d'une ceinture de flots calmes qui commençaient à s'assombrir. Là, encore, les vers de Byron me revenaient et je les répétais comme pour fixer dans ma mémoire le tableau mouvant.

«La lune paraît[6], la nuit n'a pas encore commencé son règne silencieux, les derniers rayons du soleil lui disputent le ciel; une mer de lumière se répand sur les cimes bleuâtres des monts du Frioul. Le firmament est pur et n'a pas un nuage; on le dirait composé d'une suite de zones lumineuses; on croirait qu'il va se fondre en un vaste arc-en-ciel du côté de l'occident où le jour qui finit se réunit à l'éternité; du côté opposé le pâle croissant de la lune flotte dans une atmosphère bleue, comme une île aérienne habitée par des esprits.

»La lune accompagnée d'une seule étoile occupe la moitié du ciel, tandis que les flots de clartés que jettent les derniers rayons du soleil se suspendent aux sommets des Alpes Rhétiques; il semble que le jour et la nuit refusent de céder l'un à l'autre jusqu'à ce que la nature les y force.... Ces lueurs diverses donnent à la Brenta la teinte empourprée d'une jeune rose qui se réfléchirait dans un ruisseau. Ainsi le ciel se réfléchit dans le fleuve tranquille et lui fait partager son éclat.

»Les feux mourants du soleil et la lumière blanche de la lune déploient toutes les variétés de leurs reflets magiques; mais déjà la scène change; une ombre plus épaisse jette son manteau sur les montagnes, le jour qui cède meurt comme le dauphin blessé à qui chaque phase de son agonie prête une couleur nouvelle de plus en plus éclatante jusqu'à ce qu'il expire... C'en est fait; partout s'étendent les voiles gris de la nuit.»

Ainsi je vivais, me plongeant dans toutes les ivresses de l'imagination et de la poésie.

Antonia, que ma tranquillité apparente dépitait peut-être, continuait impassiblement son travail.

La danseuse Zéphira semblait s'être soumise à ma volonté et ne m'importunait plus de son souvenir. J'avais vaincu mes désirs et mes inquiétudes par l'excès même de l'agitation; vous connaissez cet aphorisme: «La sagesse est un travail; pour être seulement raisonnable il faut se donner beaucoup de mal; tandis que pour faire des sottises il n'y a qu'à se laisser aller.»


[6]Childe Harold, quatrième chant.




XVI

Un matin, comme je déjeunais avec Antonia, on m'annonça la visite de l'amant de la prima donna; je m'empressai de le recevoir et je priai Antonia d'assister à notre entrevue: il se plaignit de mon oubli; sa chère Stella s'étonnait de ne pas me voir, mais elle comprenait que je ne pouvais quitter la signora, ajouta-t-il en se tournant vers Antonia; et si son amie avait osé, elle serait venue elle-même nous inviter tous les deux d'aller entendre chez elle un peu de musique.

Antonia répondit avec bonne grâce qu'elle serait très-empressée dans quelques jours de faire la connaissance de la grande cantatrice dont tout Venise parlait; mais pour le moment elle ne pouvait perdre une minute.

L'amant de Stella, s'adressant alors à moi, m'apprit que le soir même, la pauvre danseuse à qui j'avais fait l'aumône débutait à la Fénice.—Elle était venue supplier humblement Stella de me déterminer à aller au théâtre.

—J'irai, répliquai-je.

Antonia me lança un regard sardonique.

—Ce n'est pas tout, reprit le Vénitien, Zéphira qui s'est montrée fort bonne créature à l'égard de votre protégée, donne, à l'issue du spectacle, une fête de nuit dans le palais du comte Luigi; elle espère que vous y assisterez; tout ce qu'il y a dans la ville de jeunes et riches oisifs sera là. Quant aux femmes, je ne vous promets pas des patriciennes ni des vertus: je dois même avouer que celles que vous rencontrerez me semblent une compagnie peu digne de ma chère Stella, mais des convenances de théâtre la forcent, vous le savez, à ménager Zéphira; d'ailleurs on sera en masque et, on pourra, garder l'incognito. De sorte, poursuivit-il en s'adressant à Antonia, que si madame était tentée de vous accompagner, elle verrait, sans être connue, une de ces anciennes fêtes de Venise si rares désormais dans notre ville en deuil.

Je fus de l'avis de notre visiteur, et je pressai Antonia d'accepter cette distraction.

Le Vénitien ajouta, en riant, que par sa chère présence elle me garantirait de toute tentation.

Antonia repartit qu'elle me laissait parfaitement libre de me divertir avec ces dames; qu'elle ne comprenait pas l'amour esclave; qu'un sentiment aussi grand ne devait avoir sa force que dans la moralité de l'âme.

En prononçant cette docte maxime, elle se leva, salua l'amant de Stella et disparut.

—Elle est fort belle, me dit le Vénitien, mais elle a des yeux terribles.

Résolu à m'étourdir et à oublier cette femme impliable, je demandai à l'aimable jeune homme quel déguisement il comptait mettre pour cette fête?

—Stella m'a fait faire, répondit-il, un costume de noble vénitien du seizième siècle; et vous, quel habit choisirez-vous?

—Un habit de chevalier de Malte.

—Fort bien; c'est d'un bon augure, car vous tiendrez le vœu que cet habit impose, répliqua le Vénitien en riant.

Nous sortîmes ensemble; nous passâmes d'abord chez un costumier, puis nous nous rendîmes chez la prima donna où je résolus de passer la fin de la journée à me laisser bercer par la musique et par la mansuétude que répandait autour d'eux l'amour de ces deux êtres heureux.

À peine étions-nous arrivés, qu'une voix aiguë appelant Stella nous annonça la visite de Zéphira. Je n'eus que le temps de me cacher derrière un rideau de porte en tapisserie.

—Eh bien! viendra-t-il au théâtre? viendra-t-il à ma fête? s'écria la danseuse du fond de la galerie.

—Oui, bellissima, répondit la prima donna, il l'a promis à l'amico.

—Tiendra-t-il parole, ce fier invisible? répliqua Zéphira.

—Sans aucun doute, dit le Vénitien, puisque nous sortons ensemble de chez le costumier.

—Ah! bravissimo! répondit la danseuse; mais il fallait l'amener ici.

—Non, repartit Stella avec finesse, il faut qu'il te voie dans tout ton éclat. Tu t'agites trop depuis quelques jours; tu pâlis et maigris: suis un conseil d'amie, va te baigner et faire la sieste jusqu'à ce soir; les roses de ton teint reviendront et tu seras irrésistible.

—Suis-je donc si laide? fit la danseuse en minaudant et en se plaçant devant une glace; tu as raison, j'ai l'air d'un spectre, et mieux vaut que le signor Francese ne me voie pas ainsi.

Je la regardai en soulevant un peu le rideau qui me cachait à l'autre bout de la galerie; elle me parut pâle et flétrie, et sa mante de taffetas noir, en s'entr'ouvrant, me laissa voir sa maigreur.

—Tu es une amie sincère, dit-elle à Stella en l'embrassant; adieu, je vais dormir jusqu'à la nuit.

Quelques minutes après, nous entendions le bruit des rames de la gondole qui l'emportait.

—Nous voilà libres, s'écria la prima donna en se mettant au piano; et, tandis que son amant et moi fumions des cigarettes, elle nous chanta tour à tour les airs les plus dramatiques de ses rôles, puis quelques piquantes barcarolles vénitiennes. Elle fut lasse de chanter avant que nous fussions las de l'entendre.

Sur son ordre, un domestique plaça devant elle une grande corbeille d'osier pleine des plus belles fleurs. La galerie en fut embaumée. Stella, de sa main d'artiste, groupa en bouquets et tressa en couronne les roses, les œillets, les jasmins d'Espagne, les myrtes et les fleurs de grenades.

Je devinais son dessein et je souriais de sa bonté.

—Vous voulez donc rendre cette enfant folle de joie? lui dis-je.

—Songez, répliqua-t-elle, que ce sera peut-être l'unique fête de sa vie. Demain on peut la siffler; il faut donc que ses amis lui donnent un grand bonheur ce soir, dont le souvenir la soutiendra plus tard.

Quand elle eut fini son travail embaumé, Stella nous quitta quelques minutes pour faire sa toilette. Elle portait presque toujours des robes flottantes qui seyaient à ravir à sa taille de statue grecque. Ce jour-là, elle mit une robe de mousseline des Indes, assujettie aux épaules par des camées antiques. Trois cercles d'or resserraient vers la nuque, comme des bandelettes, les tresses et les boucles de ses cheveux noirs. Son amant la regardait radieux; et moi, calme mais charmé en face de cette belle créature si parfaite, je me disais:

—C'est une muse qui s'ignore, une intelligence qui se manifeste sans orgueil; inspirée et superbe avec tranquillité.

La gondole qui nous conduisit au théâtre emporta la cargaison de fleurs destinée à la petite Africaine.

Nous trouvâmes Zéphira déjà installée dans la loge de la prima donna. Elle était si éblouissante de joyaux, qu'elle rayonnait à l'égal des lustres qui éclairaient la salle à giorno. Sa poitrine et sa gorge, un peu maigres, se dissimulaient sous un large collier byzantin en diamants, émeraudes et rubis; sur sa tête c'était toute une résille des mêmes pierreries, où se jouaient gracieusement ses cheveux; sa tunique de gaze d'argent, parsemée de renoncules rouges, était le point de mire de tous les spectateurs; le fard aidant, sa piquante beauté était ce soir-là fort attrayante.

Stella la complimenta sur sa toilette.

—Et vous, vous ne me dites rien, fit-elle en me tendant la main et en secouant la mienne en cadence.

—On ne parle pas aux astres ni aux déesses, répondis-je, on reste ébloui, anéanti; c'est ce qui arrive aux Hindous dans leurs pagodes, lorsqu'on découvre à leurs yeux les images en or et en pierreries des incarnations de leurs dieux.

—Je vois bien, reprit-elle, que vous vous moquez de moi et que vous me trouvez trop parée; soyez tranquille, cette nuit, pour la fête, j'aurai un tout autre costume.

L'orchestre préluda; l'air du carnaval de Venise se fit entendre et bientôt l'attention de la salle entière se détourna de Zéphira pour se porter sur la scène. La toile s'était levée; le théâtre représentait une cour moresque aux galeries en arcades, avec des vasques de marbre blanc où tombaient sur l'eau les fleurs des orangers et où se miraient les lauriers-roses. Le directeur de la Fénice en impresario consommé, avait fait composer un ballet pour les débuts de Mlle Négra, une perle enfouie dans les impasses de Venise et découverte un beau jour par un poëte français qui l'avait mise en lumière. C'était en ces termes que les journaux de la ville et les affiches du théâtre annonçaient depuis huit jours la petite Africaine, m'associant à sa gloire présumée, mais sans me nommer, grâce au ciel.

Le ballet destiné à servir de cadre à la grâce de Négra n'avait pas coûté de grands frais d'imagination à son auteur. C'était toujours la vieille histoire d'un pacha blasé, voulant repeupler son harem et faisant défiler une à une devant lui les femmes qu'un marchand d'esclaves lui amenait. Quand la toile se leva, le gros pacha était assis sur des coussins, fumant sa longue pipe d'ambre et regardant à travers la fumée du tabac embaumé les beautés qui se trémoussaient pour lui plaire. Il fit une moue dédaigneuse aux quatre premières danseuses, qui se balancèrent, s'arrondirent et pirouettèrent en le regardant. Mais tout à coup Négra parut, elle glissa devant le pacha sans s'arrêter et comme épouvantée de sa corpulence. Ce fut elle qui, d'un geste de mépris, eut l'air de lui dire: Je m'appartiens! Cette pantomime, qui n'était pourtant pas dans l'esprit du ballet, fut accueillie par de vifs applaudissements. Il est vrai que Négra était d'une beauté si étrange, si nouvelle, qu'elle s'emparait des sens comme par magie. C'était comme ces vins rares du midi, rayons liquides du soleil, qui montent à la tête dès le premier coup. Je n'avais pas pressenti que la petite danseuse des rues pût jamais m'apparaître ainsi. Elle était vêtue d'une première tunique rouge brodée de pierreries sur laquelle retombait une seconde tunique plus courte, fauve et tigrée d'or, dont le corsage adhérait à sa taille fine. Ses seins se soulevaient à demi, agitant trois rangs de sequins qui bordaient sa robe; ses petits bras d'un modelé parfait avaient autour des poignets deux serpents d'or aux yeux de rubis. Je n'ai jamais vu de mains plus mignonnes, aux doigts plus minces et mieux ciselés. Son cou avait des ondulations de cou de flamant; sa peau brune empruntait à l'éclat du lustre la teinte du plumage de cet oiseau et aussi le ton empourpré et poli des beaux coquillages roses; c'était surtout ses jambes nues, ceintes de cercles d'or et éclairées par la lumière de la rampe, qui faisaient songer à cette double comparaison. Mais on oubliait presque la morbidezza du corps en regardant la tête expressive où rayonnaient ses yeux flamboyants; ses cheveux noirs rejetés en arrière étaient constellés de sultanis d'or reliés sur le front par une grosse opale. Elle dansa et parut se transfigurer dans un pas précipité et fougueux qui força la musique de l'orchestre à accélérer ses mesures: sa tête alors lança des éclairs; les yeux, les dents, les narines mouvantes, semblaient s'irradier autour d'elle; tout était en harmonie dans sa danse; la flamme du regard courait dans sa taille frémissante, dans ses pieds qui vibraient sur l'orteil, dans ses bras tendus vers la volupté. Sa danse donnait le vertige, c'était quelque chose de non appris, d'inspiré par le sang.

Comme tous les spectateurs, je subissais la contagion de passion qui se dégageait d'elle. Il est vrai qu'elle m'enveloppait de son regard, m'appelait du sourire et semblait m'étreindre à travers l'espace. Dès son entrée en scène, ses yeux s'arrêtèrent sur moi et ne me quittèrent plus; je me sentais attiré, emporté dans ses bras, pressé contre son cœur; j'étais à coup sûr le maître de cette femme, le sultan préféré qu'elle voulait fasciner; elle savait me vaincre à force de volonté et d'amour; je ne m'appartenais plus et je tourbillonnais avec elle, enlaçant, enlacé, suivant l'expression de Gœthe.

Les danses les plus brûlantes auraient paru glacées auprès de cette danse africaine. Ce n'était pas la lascivité, mais l'ardeur; au lieu des tressaillements du plaisir et de la gaieté, c'était la frénésie indomptée et sombre, l'ivresse qui tue. Cette danse incandescente était à la danse italienne et espagnole ce qu'est Didon à une matrone romaine et Othello à Gonzalve de Cordoue. On devinait une de ces filles du Sahara, qui prouvent leur amour en faisant éteindre des charbons ardents sur leur chair. À chaque mouvement, à chaque geste se détachait d'elle un fluide ambiant qui remplissait la salle; les spectateurs semblaient possédés de l'ardent démon qui frémissait dans ce jeune corps; c'étaient des cris, des transports, des baisers lancés dans l'air, des mots hardis qu'on ne se dit que tout bas. Les fleurs tombaient en pluie aux pieds de Négra qui, sans rien voir, continuait à danser son rêve, si je puis m'exprimer ainsi; tout à coup partageant l'ivresse commune, je fis comme la foule, je l'acclamai par son nom, je m'emparai des couronnes et des bouquets préparés par Stella et les lui lançai un à un; le premier bouquet frappa contre son cœur; elle l'y étreignit, le baisa et, par un mouvement plein de grâce, y reposa sa joue comme un enfant qui s'endort sur un oreiller. Ce geste fut applaudi par toute la salle; les fleurs amoncelées autour d'elle l'ensevelissaient comme un poétique linceul. D'abord elle les écarta avec ses petits pieds, en dansant toujours; mais insensiblement, comme prise de lassitude ou cédant à quelque extase de volupté, elle réunit en cadence, et en décrivant des pas aériens, tous ces bouquets épars, s'en fit un lit et s'y étendit avec grâce, la tête tournée vers moi. La toile tomba sur ce tableau.

Dans le libretto, elle devait se coucher ainsi aux pieds du pacha, mais ce comparse oublié s'était endormi en réalité sur ses coussins.

Les admirateurs passionnés, que la danse de Négra venait de lui susciter, accoururent dans les coulisses pour la féliciter; je m'y rendis suivi de Stella, de son amant et de Zéphira, dont la rage étranglait la voix; elle me poignardait de ses yeux aigus, et parfois soir poing serré se levait pour me menacer.

Nous trouvâmes Négra à moitié évanouie dans un fauteuil; le gros marchand arabe, dont elle m'avait parlé, lui faisait de l'air avec un éventail en plumes de paon, tout en répétant à l'impresario:

—Signor, ma fortune est faite.

Il se recula servilement en nous voyant entrer;

Négra, soit qu'elle m'eût pressenti, soit qu'elle m'eût aperçu, revint aussitôt à la vie; elle se précipita à mes pieds, s'empara de mes mains et les baisa en répétant devant tous:

—Voilà mon bienfaiteur!

—Mais, pauvre fille, lui dis-je, je n'ai rien fait pour toi; et voyant que la fureur de Zéphira allait éclater, j'eus la pensée d'ajouter en la désignant: C'est madame qu'il faut remercier.

Alors, avec une câlinerie charmante, elle s'inclina devant la danseuse détrônée, et lui exprima sa reconnaissance en termes si vifs et si doux, que Zéphira, vaincue, fut contrainte à la bonté. À tantôt, dit-elle à Négra, je t'attends à ma fête, et prenant mon bras, elle m'entraîna loin de ces yeux profonds qui me poursuivaient.

Stella et son amant marchaient près de nous et songeaient à me délivrer. Ils me rappelèrent qu'il était temps d'aller revêtir mon déguisement, et ils emmenèrent Zéphira dans leur gondole.




XVII

Le comte Luigi, l'amant en titre de Zéphira, habitait un des plus beaux palais donnant sur le Grand Canal. Vers une heure du matin, toutes les fenêtres de cette demeure patricienne brillèrent d'une clarté vive qui fit ressortir dans l'ombre les sculptures de sa façade. Des laquais en livrée, tenant des torches et des flambeaux, s'échelonnaient en deux rangs, depuis le seuil de la porte jusqu'au haut de l'escalier. Les flots paisibles et noirs de la lagune réfléchissaient et doublaient ce palais lumineux. Mais bientôt le va-et-vient des gondoles, qui amenaient les invités, troubla ce miroir tranquille, et ce fut durant une heure un mouvement, un bruit de rames et de voix rappelant les fêtes de la Venise des anciens jours. On voyait s'engouffrer dans l'escalier, qui se dessinait comme une échelle de feu, une cohue soyeuse, dont on ne distinguait que les têtes couvertes de plumes, de fleurs, de pierreries ou de coiffures étranges; tous les visages portaient des masques identiques en velours noir; toutes les tailles se confondaient sous l'ampleur des dominos qui cachaient les riches costumes historiques ou de fantaisie. À mesure que la foule parvint dans les salons et les galeries, plusieurs des conviés rejetèrent comme inutile le domino qui les enveloppait, et soulevèrent leur masque pour se faire reconnaître; les femmes surtout se plaisaient à montrer leurs splendides ou gracieux costumes, et ce fut bientôt un coup d'œil magique que celui de ce palais monumental, fourmillant des habits de tous les temps. Les figures des fresques des grands maîtres semblaient attentives; on eût dit qu'elles regardaient passer la fête. C'était un défilé de juifs couverts de dalmatiques; des Grecs et des Turcs resplendissants de broderies et de cachemires; puis venaient d'anciens Romains, des bohémiens, des Hindous, des chevaliers du moyen âge, armés de toutes pièces, des marquis poudrés et des marquises Pompadour, des Mexicaines en tuniques de plumes, des déesses de l'Olympe, des Tyroliennes, des arlequins, des pulcinelle; tous les costumes permis revêtus à l'envi dans leur innombrable diversité. Je dis permis, car la police autrichienne défendait expressément de porter aucun déguisement religieux. Aussi fûmes-nous très-surpris de voir le comte Luigi, qui avait quitté son masque pour nous recevoir, couvert d'une robe de camaldule.

—Ce travestissement pourrait bien vous coûter quinze jours de prison, lui dit le consul français venu un moment pour voir la fête.

—C'est une fantaisie de cette folle de Zéphira, répliqua le comte, elle prétend qu'elle a obtenu la permission de la police et que nous ne courons aucun risque; tenez la voilà qui vient à nous, habillée en religieuse.

En effet, la danseuse s'approchait vêtue d'une robe d'abbesse; un chapelet en perles noires de Venise serrait ce vêtement large autour de sa taille fine; une grande croix en bois de rose à christ d'or et une tête de mort en émail noir et diamants se jouaient sur sa hanche gauche. Son voile en crêpe blanc était fixé en plis carrés et réguliers sur sa tête par une couronne de roses blanches. L'éclat de ses yeux semblait plus vif sous le bandeau monacal, et sa mine évaporée formait un provoquant contraste avec cet habit pudique.

L'amant de Stella qui se trouvait dans le groupe dont je faisais partie, ainsi que le consul, nous dit à voix basse à tous deux:

—Zéphira porte un autre déguisement sous sa robe de religieuse qu'elle n'a choisie, j'en suis sûr, que pour déterminer Luigi à mettre une robe de moine. Elle médite de lui jouer quelque vilain tour.

—J'y veillerai, répliqua le consul, et je vous promets bien que si le comte Luigi est puni pour son travestissement, Zéphira le suivra en prison.

Je ne sais si la dame s'aperçut que nous parlions d'elle, mais elle accourut vers nous riante et folâtre, et enlaçant son bras au mien, elle me dit:

—Parcourons la fête.

Je me laissai conduire dans le premier salon où les danses commençaient à se former aux sons des orchestres invisibles répandus dans tout le palais. Bientôt elle voulut m'entraîner dans une petite galerie déserte éclairée de lueurs douteuses.

Carissimo, me dit-elle, venez voir l'effet de la serre illuminée sur un canal sombre.

—Pas encore, lui dis-je, après souper peut-être.

J'aperçus, comme nous parlions de la sorte, vers le milieu du passage où nous étions, une femme masquée debout devant une glace de Venise. Je fus d'autant plus frappé de cette apparition qu'elle semblait tout à coup animer devant moi la Vénus couronnée de Paris Bordone, un des tableaux que j'avais le plus admiré à Venise. Plus j'approchais, et plus je reconnaissais dans tous ses détails le costume dont l'élève du Titien a revêtu sa Vénus, qui n'est comme on sait que le portrait d'une grande dame Vénitienne: «les cheveux, noués sur le front et entremêlés de perles, tombaient sur les bras et sur les épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles, fixé au milieu de la poitrine par un fermoir d'or, suivait et dessinait les parfaits contours du sein nu. La robe en taffetas changeant bleue et rose était relevée sur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert une jambe polie comme le marbre. Les bras étaient entourés de riches bracelets et les pieds chaussés de mules écarlates lacées d'or.»

Tel était ce costume si bien décrit par un poëte contemporain. Je me demandai quelle pouvait être cette femme qui paraissait avoir choisi pour me plaire l'habillement de cette Vénus de Bordone, que j'avais si souvent regardée avec amour. Cependant elle restait immobile, son visage masqué tourné de mon côté. Tout à coup s'apercevant que Zéphira me suivait, elle se mit à courir et disparut dans le fond de l'étroite galerie. Je me précipitai sur ses pas, mais je ne pus l'atteindre. J'arrivai en la poursuivant en vain dans un salon où un jeune marquis milanais, déguisé en Ludovic Sforce, était seul à une table de jeu; il me proposa d'être son partenaire et je m'assis machinalement pour prendre haleine. Je jouai d'abord avec distraction, j'étais préoccupé de cette figure de femme qui venait de m'apparaître; qui donc était-elle? Négra? c'était impossible; comment cette inculte et pauvre Africaine aurait-elle songé à ce costume historique? puis cette femme m'avait paru plus grande que la danseuse dont l'image me poursuivait depuis son triomphe de la Fénice. Elle avait jeté dans mes sens une fièvre inusitée et, je dois l'avouer, un désir tenace de la revoir. Insensiblement le jeu calma l'agitation de mon sang ou plutôt en changea l'objet. Je jouais avec un bonheur persistant qui irritait le marquis milanais et le poussait à doubler son enjeu; je me sentais aiguillonné par la soif du gain, passion qui m'était inconnue et dont je me croyais incapable. L'or s'amoncelait près de moi, mais comme je commençais une partie nouvelle, un frémissement de robe me fit lever la tête, et je vis au-dessus de l'épaule de mon partenaire la Vénus de Paris Bordone; elle se tenait immobile, me regardant de ses yeux brillants à travers le masque; je me mis à la considérer et je ne jouai plus qu'avec distraction. À la cambrure souple de la taille, je me disais: C'est Négra; cependant les épaules, le cou et les bras étaient d'un blanc de lis et Négra était brune et cuivrée; elle me semblait aussi bien moins grande; il est vrai qu'en me penchant un peu, je découvris que mon apparition portait de hauts talons à ses mules. En examinant la chevelure, je m'aperçus que les boucles flottantes étaient les unes blondes et les autres noires. Je remarquai le même mélange dans les petits anneaux qui se jouaient sur la nuque. Quel art n'avait-il pas fallu pour amalgamer ainsi ces deux chevelures où s'égarait mon examen!

Ma curiosité redoublait par ce mystère même. J'avais perdu cette partie; une femme masquée vint frapper sur l'épaule du Milanais et lui parler à l'oreille; il lui répondit:

—Je vous suis.

Je pus donc me lever sans inconvenance; d'une main, je ramassai sur la table l'or qui m'appartenait, et de l'autre, je saisis le bras de ma Vénus. Je la sentis frémir et vibrer pour ainsi dire comme une corde de harpe; j'avais remis mon masque. En ce moment, l'orchestre d'une salle voisine fit entendre une valse précipitée qui devint bientôt frénétique sous l'élan des danseurs; j'enlaçai la femme tremblante qui s'abandonnait à moi, et je l'emportai dans le tourbillon.

—Qui es-tu? murmurai-je, dans le vol de notre course effarée.

—Seigneur, je suis votre esclave.

—Oh! c'est donc toi.

J'avais reconnu la voix de Négra.

—Mais comment as-tu deviné, pauvre fille, que ce costume de Vénus me plairait?

—Un jour, seigneur, j'ai osé vous suivre et je vous ai surpris en extase devant le tableau de la Vénus. Depuis ce jour, j'ai pensé: Je veux ressembler à cette femme.

—Et cette blancheur de ton teint, et ce mélange de ta chevelure?...

—Ma mère a été servante au sérail de Constantinople, et m'a appris tous les secrets de la beauté des sultanes.

Tandis que nous échangions ces paroles presque lèvres contre lèvres, je la sentais tourner dans mes bras comme si un souffle nous emportait; elle m'entraînait invinciblement dans les cercles décrits par l'agilité nerveuse de ses petits pieds.

Peu à peu elle m'avait fait sortir du salon de danse; l'orchestre plus lointain nous guidait toujours; nous nous trouvions dans une galerie moins éclairée et presque déserte. Je ne me rendais pas compte de ce changement de lieu; il me semblait que c'étaient mes yeux qui se troublaient, et que mon sang, affluant vers mes oreilles, m'empêchait d'entendre la musique; je ne m'appartenais plus; à mon tour, je tremblais et je frissonnais dans les bras de Négra. Elle me fit asseoir sur un divan.

Tout à coup je me sentis prendre la main; je regardai devant moi, et je vis dans sa robe de camaldule le comte Luigi démasqué, qui me dit en riant:

—Voulez-vous, beau chevalier de Malte, donner le bras à madame, et passer dans la galerie où le souper est servi.

—De tout mon cœur, répondis-je, et je suivis le comte en tenant à mon bras la pauvre Négra éperdue de bonheur.

À la porte de la galerie où nous conduisait le comte Luigi, nous trouvâmes Zéphira; elle avait quitté son masque et rejeté son voile de nonne; une couronne de bacchante, en pampre et raisin d'or, avait remplacé la couronne de roses blanches. Sa robe flottante, en s'entr'ouvrant, laissait voir un fantastique costume d'Érigone qui se composait d'une courte tunique en peau de tigre serrée aux flancs par une haute ceinture d'or damasquiné; la gorge nue était voilée d'un bizarre et volumineux collier composé de petits thyrses d'or.

En m'apercevant avec Négra, elle bondit vers moi:

—Oh! vous l'avez donc suivie et retrouvée, cette dame mystérieuse, s'écria-t-elle; puis saisissant le bras de Négra, elle ajouta:

—Apprenez, ma charmante, qu'on ne s'assied point à table sans quitter son masque, et déjà sa main touchait le visage de la tremblante Africaine.

—Arrière! dis-je à Zéphira avec colère.

Mais l'humble Négra, s'inclinant devant celle qu'elle appelait sa maîtresse, quitta son masque et lui dit d'une voix douce:

—C'est moi, madame, votre servante soumise.

—C'est elle! c'est elle! répéta-t-on aussitôt de toutes parts; c'est la grande danseuse de la Fénice!

Plusieurs des invités l'avaient reconnue, et se mirent à l'applaudir comme au théâtre. Négra, confuse, n'osait approcher; elle restait courbée devant Zéphira. Le comte Luigi, soit pour donner une leçon à sa maîtresse, soit qu'il cédât à un caprice qui lui traversait le cœur, tendit galamment la main à la pauvre Africaine, et la fit placer à table à sa droite, en m'engageant à m'asseoir près d'elle de l'autre côté. Pour conjurer l'orage que je voyais courir dans les yeux de Zéphira, je lui avais audacieusement offert mon bras.

—Je ne vous quitte plus, me dit-elle en enfonçant ses ongles dans ma main dégantée, et si vous regardez cette femme, je vous poignarde.

J'éclatai de rire et m'assis sur la chaise que me désignait le comte Luigi. Zéphira se plaça près de moi, et c'est ainsi que je soupai entre les deux danseuses. D'un côté la flamme souterraine d'un volcan, de l'autre le jet pétillant et criard d'un feu d'artifice. Zéphira remplissait mon verre sans désemparer, et me provoquait de son pied qu'elle enlaçait au mien sous la table. Négra m'enveloppait du rayon de ses yeux profonds, pleins de tristesse et d'amour, indifférente aux galanteries du signor Luigi.

Les orchestres du bal continuaient à jouer des symphonies; les vins pétillaient dans les cristaux, les mets fumaient dans les plats d'argent, les fleurs vertigineuses et les fruits parfumés répandaient leurs arômes dans les corbeilles ciselées des surtouts. La galerie retentissait d'une longue rumeur de propos joyeux, de mots provoquants, et de paroles d'amour prononcées dans cette suave langue italienne, «doux idiome bâtard du latin, a dit Byron, qui coule des lèvres d'une femme comme des baisers, et résonne comme si on l'écrivait sur du satin; dans les syllabes de cette langue semble courir l'haleine de l'heureux climat du midi[7]

Qui donc eût résisté à l'atmosphère énervante qui nous enveloppait? Nous étions tous, hommes et femmes, ivres ou enivrés; les nymphes et les faunes peints sur le plafond dans des postures lascives semblaient se mouvoir pour venir à nous.

Au dessert, Zéphira fit donner le signal à tous les orchestres qui jouèrent à la fois une valse étourdissante.

—À moi, me dit-elle d'une voix impérieuse et m'enlaçant étroitement, elle m'entraîna dans la danse véloce; elle avait tout à fait rejeté sa robe de nonne; je me sentais pressé contre sa gorge nue et contre la peau de tigre de sa tunique qui parfois bondissait jusqu'à mon visage. Mon cerveau était en délire, je ne savais plus si c'était Zéphira ou Négra qui m'emportait; les mille tournoiements de la valse nous avaient conduits jusqu'à une serre qu'éclairait à peine une lumière voilée; éperdus, haletants, nous allâmes nous affaisser sur une ottomane qu'abritaient des arbustes en fleurs.

—Pas ici, me dit Zéphira, mais dans un boudoir mystérieux, où personne ne nous suivra; et, prenant ma main, elle me conduisit vers une porte s'ouvrant sur un escalier qui menait à une terrasse. La bouffée d'air froid qui monta vers nous dissipa mon ivresse; je reconnus Zéphira.

—Mais le comte Luigi est le maître de céans, lui dis-je, il connaît tous les détours du palais, il peut nous découvrir.

Elle me répondit en éclatant de rire:

—Le comte Luigi est, à l'heure qu'il est, conduit en prison pour avoir revêtu dans un bal un habit de moine. Nous aurons donc, carissimo, quinze jours de liberté et de plaisir; et elle s'efforçait de me faire descendre.

Je fus pris de je ne sais quel dégoût invincible, je la poussai sur les marches de l'escalier, et je rejetai sur elle la porte qui se refermait du côté de la serre. Je tournai la clef à double tour sans souci de ses cris qui se perdirent dans le bruit de l'orchestre. Comme je passais de la serre dans un cabinet moresque, représentant une des chambres de l'Alhambra, je vis là debout sur un grand coussin rond qui lui servait de piédestal ma Vénus de Psris Bordone, qui me tendait amoureusement ses bras.

—Viens! viens! me disait-elle; ses yeux magnétiques m'attiraient, son souffle courait sur mon visage. Merci, murmura-t-elle plus bas, de l'avoir quittée; viens! viens! c'est moi qui te veux! Je me sentis presser sur son cœur qui battait comme une vague; elle m'étreignit avec tous les emportements de la passion; c'était sa danse devenue amour. Je n'eus pas conscience de la réalité, et je fus heureux dans un rêve.

La chambre où nous étions était obscure, une seule lampe suspendue y jetait sa lueur. Comme je lui rendais ses caresses, une raie soudaine de lumière se projeta sur nous et éclaira son visage. Elle ouvrit ses grands yeux; je poussai un cri; son regard venait de me rappeler celui d'Antonia. Au même instant, un domino noir qui tenait un flambeau passa près de nous, en riant sardoniquement. Était-ce Zephira? Non, non, la voix de la danseuse n'avait point ce timbre grave; cette voix, je crus la reconnaître, elle m'apportait comme un écho de celle d'Antonia!

Je m'arrachai des bras de l'Africaine, je la repoussai avec rage, je détachai violemment ses mains qui se cramponnaient à mes habits, et lui jetant tout l'or que j'avais dans mes poches, je lui criai:

—Va-t'en de Venise et que je ne te revoie jamais!

Cependant, le domino fuyait dans une galerie voisine; je me mis à sa poursuite, mais sans pouvoir l'atteindre; je le vis descendre le grand escalier du palais et monter dans une gondole qui disparut bientôt à mes yeux.

Stella et son amant qui quittaient la fête m'aperçurent en ce moment.

—Où courez-vous de la sorte, tête nue et sans domino, me dit la prima donna, entrez dans notre gondole et nous vous reconduirons.

Quand je lus assis près d'eux à l'abri des stores fermés, je courbai ma tête sur mes genoux et me pris à pleurer.

—Qu'avez-vous? s'écria Stella effrayée.

Je saisis sa main, et la joignant à celle de son amant:

—Vous qui vous aimez, leur dis-je, ne vous quittez jamais! ne vous faites pas souffrir l'un l'autre; mieux vaut la mort.

Ils n'osèrent me questionner, et dans leur bonté ils restèrent silencieux devant mon chagrin.

Cependant l'aube naissante projetait des lignes blanches à travers la noire teinture de la gondole.

Je dis tout à coup à mes amis:

—Où voulez-vous me conduire?

—Mais, chez vous, si vous le désirez, repartit le Vénitien.

—Non, non, pas encore, plus tard, donnez-moi pour quelques heures asile dans votre maison.

—De grand cœur, répliqua Stella, vous souffrez, votre pâleur effrayerait votre amie! Venez d'abord vous reposer chez nous.

Leur maison était située sur le quai des Esclavons, près du palais qu'habita Pétrarque; quand nous y arrivâmes, le jour commençait à se lever, mais Venise dormait encore. Mes amis me conduisirent dans une chambre et me supplièrent de me coucher. Je le leur promis; mais, à peine seul, j'allai m'accouder au balcon de la fenêtre ouverte. J'y restai longtemps immobile, anéanti, regardant les brouillards se jouer sur la lagune déserte et couvrir d'un rideau les palais silencieux je pensais à ce réveil de Venise si fidèlement décrit par un de nos grands poëtes. «Le vent ridait à peine l'eau; quelques voiles paraissaient au loin du côté de Fusine, apportant à l'ancienne reine des mers les provisions de la journée. Seul au sommet de la ville endormie, l'ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur ses ailes dorées.

»Cependant les innombrables églises de Venise sonnaient l'angelus à grand bruit; les pigeons, comme au temps de la république, avertis par le son des cloches, dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, à tire-d'aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur la grande place le grain qu'on y répand régulièrement pour eux à cette heure. Les brouillards s'élevaient peu à peu; le soleil parut; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et se mirent à nettoyer leurs barques. L'un d'eux entonna, d'une voix claire et pure, un couplet d'un air national. Du fond d'un bâtiment de commerce une voix de basse leur répondit; une autre, plus éloignée, se joignit au refrain du second couplet; bientôt le chœur fut organisé: chacun faisait sa partie tout en travaillant et une belle chanson nationale salua la clarté du jour.»

La fraîcheur du matin apaisait la fièvre de mon sang. Le bruit prolongé des cloches, le mouvement croissant de la ville et le chant des travailleurs m'arrachèrent à l'obsession d'une nuit de délire: j'en secouai le souvenir comme celui d'un songe impossible.

Et moi aussi j'avais ma tâche à accomplir: le travail m'attendait; Antonia me donnait l'exemple du courage et du renoncement; pourquoi ne l'avais-je pas imitée? Elle avait raison: la règle est salutaire; la discipline est indispensable à l'homme, toujours ondoyant et divers, suivant l'expression de Montaigne.

Me sentant dans l'esprit une vigueur nouvelle, résolu de tout réparer et de reconquérir celle que j'aimais, je me hâtai de quitter la maison de mes amis; je leur laissai quelques lignes au crayon, les priant de ne pas chercher à me revoir avant huit jours.

J'avais soif d'une réclusion absolue avec Antonia; autant j'avais poursuivi l'agitation, autant je souhaitais maintenant le repos auprès d'elle.

Je rentrai furtivement. Quoiqu'il fît grand jour, Antonia dormait encore. Elle resta couchée beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. Moi, je ne tentai pas même de reposer. J'écrivis tout d'un trait l'acte le plus ému d'un de mes drames italiens. Je ne quittai la plume que lorsque je crus ouïr un léger bruit dans la chambre d'Antonia. Alors j'écoutai et j'attendis plein d'anxiété. Je compris qu'elle s'habillait. Je devinais ses gestes, ses mouvements, à travers la cloison; enfin la porte de sa chambre, qui donnait sur le couloir, s'ouvrit, et je l'entendis donner quelques ordres à la servante. Je crus qu'elle allait entrer chez moi. Ses pas se rapprochèrent; mais, comme si une irrésolution l'eût arrêtée, elle me cria sans paraître:

—Albert, viens donc déjeuner.

—Je travaille, répondis-je, espérant qu'elle entrerait.

Elle ne répliqua rien: j'attendis encore quelques instants, et tout à coup elle poussa la porte de communication et m'apparut souriante.

—Comme j'ai dormi longtemps ce matin! me dit-elle; désormais c'est moi qui suis la paresseuse et toi le travailleur.

—Je suis la folie et toi la sagesse, répondis-je; tu vas d'un pas ferme et régulier; moi je cours, je chancelle et je tombe, et je finirai par m'engloutir.

—Est-ce une tirade de ton drame que tu me récites là? répliqua-t-elle; mon pauvre Albert! quitte la plume et allons déjeuner, car tes fatigues de la nuit ont dû t'épuiser.

Je n'osais la regarder en face; elle ne me questionnait pas, mais je pensais qu'elle me devinait. Son calme apparent me faisait songer à ces terrains minés qui renferment des abîmes; je me figurais qu'elle souffrait et me méprisait peut-être, et que sa douceur pouvait bien cacher quelque vengeance.

—Te voilà sombre comme un remords ou comme un cachot des Puits, me dit-elle; allons, Albert, un peu de gaieté, demain mon manuscrit part pour la France et nous recommencerons à vivre.

—Oh! combien je vais t'aimer! lui dis-je en lui tendant convulsivement les bras.

Elle me regarda avec étonnement: ses yeux me firent l'effet de deux lames froides qui m'auraient traversé le cœur, et, comme si c'était le sang qui s'en échappait mes larmes inondèrent mon visage.

—Qu'as-tu donc à pleurer? me dit-elle; il faut absolument que tu ailles dormir, car tes nerfs sont malades.

Je la regardai avec amour: je la trouvai belle, fraîche et sereine; j'aurais voulu qu'elle me berçât sur son cœur.

Elle reprit son ton d'affection maternelle, m'empêcha de boire du café, me reconduisit dans ma chambre, ferma les rideaux de la fenêtre et m'obligea de me mettre au lit. Je me laissai faire comme un enfant; mes larmes m'avaient calmé et je tombais de lassitude. Quand elle vit mes yeux s'appesantir, elle s'éloigna sur la pointe des pieds. Je dormis bientôt d'un lourd sommeil plein de cauchemars; je ne m'éveillai qu'à la nuit. J'appelai; Antonia ne me répondit pas. La servante vint m'avertir que madame était sortie pour se promener; elle n'avait pas voulu m'éveiller. Je sentis d'abord comme une grande terreur: m'aurait-elle quitté? serait-elle partie? Je courus dans sa chambre et je fus rassuré en y trouvant tout ce qui lui appartenait: son manuscrit, dont elle venait d'écrire les dernières pages, était ouvert sur sa table; une lettre à son éditeur était placée à côté.

Une autre idée me vint. Elle aussi, pensais-je, a voulu se distraire, et je fus pris d'une jalousie subite. Je me disposais à m'habiller, à sortir, à courir après elle, quand je l'entendis monter l'escalier en chantant.

—Je viens de faire l'écolier en vacances, me dit-elle; j'étais avide de liberté, d'air, d'excursion en pleine mer, et comme tu dormais je suis allée seule.

—Ne veux-tu pas que nous ressortions ensemble? lui dis-je.

—Oh! de grand cœur, fit-elle avec enjouement; maintenant que me voilà débarrassée de mon fardeau, je suis femme à te lasser par mes fantaisies.

—Eh bien! que désires-tu?

—Allons souper au Lido.

—Oui, allons! j'y sais un cabaret dont l'hôtelier a connu Byron.

Nous montâmes en gondole, et, quoique la nuit fût froide et sombre, nous accomplîmes notre dessein. Nous trouvâmes le cabaretier endormi, l'espoir du gain le fit se lever en hâte. Il nous servit du jambon, une omelette et de son fameux vin de Samos. Nous soupâmes gaiement comme aux premiers temps de nos amours; je songeai à notre chambre chez le garde-chasse de Fontainebleau, à nos meilleures heures de Gênes, à nos premiers jours d'arrivée à Venise. La mer battait la plage, le vent soufflait à travers la fenêtre disjointe de la chambre enfumée où nous nous abritions.

—Si nous couchions ici, lui dis-je.

—Non, répliqua-t-elle, mieux vaut errer au large dans notre gondole.

Quelques instants après, nous étions bercés par les vagues comme dans un hamac; les vitres et les volets de la gondole était hermétiquement clos; Antonia s'étendit sur les coussins de cette alcôve flottante, je m'agenouillai près d'elle et je baisai ses mains et son front.

—Comme te voilà humble, ô mon orgueilleux poëte, me dit-elle en riant. Est-ce que je te fais peur? Est-ce que tu as désappris l'amour?

Je la couvris des plus tendres caresses auxquelles mes pleurs se mêlaient. Enfin je la retrouvais! Enfin, elle était encore à moi! elle effaçait ma déchéance! elle me réconciliait avec le bonheur, avec la vie. Elle me parut plus aimante et plus passionnée qu'autrefois; quelque chose de poignant et d'intense s'échappait d'elle.

Ce furent durant huit jours des renouvellements de jeunesse et de passion que je ne me croyais plus capable de ressentir et que je ne lui croyais plus le pouvoir de m'inspirer. Nous nous éloignions chaque matin de Venise; nous visitions les îles voisines ou bien nous allions errer dans les campagnes que baigne la Brenta.

Nous cherchions sans cesse un nouveau cadre à notre félicité retrouvée; il nous semblait que l'aspect des lieux inconnus ravivait nos sentiments et les rendait plus recueillis et plus tendres.

Parfois, elle me disait en riant et dans les moments de suprême volupté.

—Je crois bien que tu m'as été infidèle? Mais que m'importe! Tu es jeune, beau, inspiré et je t'aime.

Quand elle parlait ainsi, j'étais prêt à la briser dans mes bras et à m'écrier:

—Non, tu ne m'aimes pas; tu es froide de nature et passionnée à tes heures sans te soucier de ce que tu m'as fait souffrir. Mais je la regardais: son calme et beau visage me désarmait et je me disais: Elle est généreuse et grande; elle vaut mieux que toi. Alors j'étais tenté de me jeter à ses pieds et de tout lui avouer; au premier mot elle m'arrêtait.

—Tais-toi, tais-toi, je ne veux rien savoir, me disait-elle, ou plutôt je sais tout. Tu es trop faible pour t'abstenir, trop faible pour attendre, trop faible pour aimer.

Qu'elle eût mieux fait d'être jalouse, emportée, d'éclater en reproches comme une femme italienne ou grecque! Nous nous serions querellés, puis réconciliés, puis aimés plus passionnément; mais ses paroles sentencieuses, sa prétendue supériorité en amour, me rappelaient involontairement à toute heure combien nous différions.


[7]Lord Byron, Beppo.




XVIII

Ces alternatives de joie et de peine, de passion et de travail, de veilles excessives et de courses immodérées, de désirs contenus et de transports subits; cette vie sans calme et sans bonheur certain m'abattit rapidement. Je sentais mes forces décroître et mon cerveau vaciller. Il me semblait que ma jeunesse m'échappait et que mon intelligence allait mourir.

Un jour, par un chaud soleil d'automne, comme nous parcourions l'île de Torcello, mes jambes défaillirent; un frisson courut dans tous mes membres et je dus pour me ranimer me coucher sur la plage et me couvrir du sable tiède que soulevait le sirocco.

Mes tempes battaient avec force; je sentais sur mes yeux clignotants un cercle de feu; mes cheveux, que le vent agitait me semblaient d'un poids énorme; mes pieds et mes jambes enfoncés dans les monticules de sable chaud, étaient froids comme si la glace les eût recouverts. Tout mon sang refluait à la tête; mes joues devenaient de plus en plus pourpres, et, vaincu par une fièvre ardente, je fus contraint d'avouer à Antonia que je souffrais. Elle me fit porter dans la gondole, m'étendit sur les coussins des banquettes et soutint jusqu'à Venise ma tête sur son bras ployé.

—Ma pauvre Antonia, lui dis-je, je crois que tes instincts de sœur de charité vont trouver à s'exercer; je suis bien malade et si je n'en meurs pas je serai pour toi un long souci.

—Quelle funèbre idée, répliqua-t-elle, mourir! y penses-tu! à présent que nous pouvions passer de si beaux jours à nous aimer!

La voix de mon cœur lui criait: «Il fallait penser plus tôt à cette tendresse tardive! ton bras, qui me soutient défaillant, il fallait l'étendre pour me préserver.»

Mais tout reproche expirait sur mes lèvres, je la remerciais de ses soins et je m'y abandonnais.

La traversée redoubla ma fièvre, et quand nous arrivâmes, Antonia s'effraya en voyant que je ne pouvais plus me tenir debout. Elle me mit au lit puis se hâta d'écrire au consul de France pour lui demander un médecin. Le consul accourut.

Ce n'est qu'un peu de fatigue, me dit-il; l'irritant sirocco, maudit par Byron, me causa, il y a un an, le même malaise; une saignée me soulagea, mais je ne voulus pas qu'elle fût faite par le médecin en renom à Venise. C'est un vieillard qui a la main tremblante et qui un jour a presque coupé l'artère à une belle comtesse. Je m'adressai à un jeune docteur nouvellement arrivé de Padoue. Sa main est sûre, il n'a pas de grandes prétentions à la science; il ne discute jamais, comme les vieux dottissimi, mais, ce qui vaut mieux, il pratique avec assez de bonheur. Je suis certain qu'avant trois jours il vous tirera d'affaire.

Antonia remercia le consul avec effusion et le pria de se hâter de nous envoyer le médecin.

—Comment va Stella, dis-je au consul prêt à sortir. Veuillez m'excuser auprès d'elle et de son ami, vous voyez que désormais je suis forcément impoli.

—Ils viendront vous voir et vous distrairont, quand vous irez mieux, par le récit de plusieurs aventures.

—Et lesquelles, dites-les-moi vite en deux mots.

—Zéphira est en prison, elle y tient compagnie au comte Luigi.

—Quoi, répliquai-je, tous deux punis pour ces robes de moine et de nonne?

—L'autorité autrichienne n'entend pas raillerie à ce sujet, répondit le consul. Mais une autre aventure, dont tout le monde parle, c'est le départ de la petite Négra, le lendemain même de son triomphe à la Fénice.

Je tressaillis malgré moi.

—Et sait-on pourquoi? murmurai-je.

—On se perd en conjectures; elle a rompu son engagement et forcé le gros Arabe qui l'aimait à quitter Venise.

Antonia se mit à rire et reconduisit le consul qui sortait.

L'obéissance aveugle de l'Africaine à ma volonté aurait dû me toucher; mais quand l'amour, suivant l'expression de Champfort, n'a été que le contact de deux épidermes, il ne laisse qu'une trace passagère; parfois même qu'un souvenir irritant qui nous humilie. Le contraire se produit lorsque l'âme est en jeu; alors ce lien de l'amour devient si fort et nous tient tellement de toutes parts qu'il ne se brise qu'avec la vie.

Ma fièvre augmentait si vite que lorsque le docteur arriva, je n'avais plus la perception de ce qui se passait autour de moi. Un délire encore muet faisait tourbillonner dans ma tête mille images confuses. Je croyais voir la pauvre Négra pleurant sur le pont d'un navire: ses larmes coulaient avec tant d'abondance que bientôt elles la couvrirent tout entière, comme auraient fait des vagues; puis je la voyais ainsi submergée, se confondre à la mer et s'y engloutir.

Le jeune docteur me fit adroitement une saignée qui dégagea instantanément mon cerveau et me rendit à moi-même; j'ouvris les yeux et je vis celui qu'Antonia remerciait et qu'elle appelait mon sauveur; c'était un grand jeune homme, d'une beauté parfaite quoique assez commune en Italie, où suivant la pittoresque expression d'Alfieri: la plante homme pousse plus belle et plus robuste que sur aucune autre terre. Il faut avoir vu les lazzaroni de Naples couchés au soleil, ou les matelots de Venise liant des cordages aux vergues des vaisseaux, pour comprendre la beauté native de cette race favorisée.

Même en haillons:

Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux.

Le jeune docteur était grand, d'une taille bien prise et vigoureuse qui trahissait son élégance sous une redingote mal faite. Sa tête aux traits réguliers était couronnée d'épais cheveux bruns soyeux et bouclés; son front était bas comme celui de l'Apollon, ses beaux yeux noirs lançaient une flamme toujours égale; le nez aquilin avait des narines mouvantes; sa bouche était souriante et charnue, et ses dents blanches embellissaient son sourire. C'était comme la personnification de la santé, de l'enjouement et de l'insouciance de la vie. Il me tâta le pouls de sa main un peu forte. Antonia l'interrogeait d'un regard anxieux.

—La fièvre persiste, dit-il en hochant la tête, la nuit peut être mauvaise, ne le quittez pas.

Il prescrivit je ne sais quelle potion, puis sortit en promettant de revenir le lendemain matin.

Antonia s'assit au pied de mon lit, je la voyais pâle dans sa robe de chambre de velours noir; de temps en temps elle se levait et me faisait boire en me soutenant la tête. Bientôt il me sembla que tout tournait autour de moi et que la veilleuse s'éteignait; un cercle de feu serrait de nouveau mon crâne; je ne voyais plus; je n'entendais plus et je finis par ne plus comprendre où je me trouvais. J'eus toute la nuit un délire effrayant que suivit une fièvre sans trêve. Je n'avais plus conscience de moi-même et je fus durant huit jours en danger de mort.

C'est par une froide matinée, sombre comme nos plus tristes jours d'automne parisien, que je recouvrai la sensation de la vie. J'entendis siffler le vent dans les corridors du vieux palais que nous habitions, et il me semblait que les vagues lointaines de l'Adriatique battaient les murs avec furie et montaient jusqu'à ma fenêtre; c'était l'effet de la rafale qui s'engouffrait bruyamment dans le Grand Canal.

Quand j'ouvris les yeux, je vis Antonia au pied de mon lit assise sur un fauteuil; elle cousait un gilet de flanelle qui m'était destiné: je suivais le mouvement de ses mains charmantes et de ses yeux qui ne se levaient pas sur moi; il y avait dans sa physionomie quelque chose de si pensif et de si absorbé qu'on devinait que son âme était ailleurs.

Je fis un grand effort pour parler et je parvins à lui dire:

—Oh! chère bien-aimée, je ne souffre plus.

Elle se leva, me fit avaler quelques cuillerées d'un cordial, puis posant ses doigts sur mes lèvres, elle m'interdit de parler. Je voulus faire un mouvement pour me soulever et l'embrasser, mais je retombai sans force sur mes oreillers. Pourquoi ne se courba-t-elle pas vers moi?

En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit et un jeune homme entra. Je reconnus le docteur qui m'avait saigné; deux changements s'étaient opérés en lui: sa mise était plus recherchée et l'expression de son visage me parut plus sérieuse. Je percevais tout cela avec lucidité, quoique pour ainsi dire matériellement, car ma pensée était encore indécise et sans réflexion comme celle d'un enfant.

Antonia me dit:

—Voilà le docteur Tiberio Piacentini qui vous a sauvé.

Ce nom terrible de Tibère me fit sourire, car on lisait sur les traits du docteur la douceur et l'aménité.

Il me tâta le pouls, déclara que j'étais en voie de convalescence, mais qu'il ne fallait pas faire d'imprudence.

—Vous entendez, me dit Antonia, en me recommandant de nouveau le silence.

Le docteur s'assit en face d'elle, lui remit quelques livres et quelques journaux, puis il lui apprit les nouvelles de Venise: on parlait beaucoup d'un chanteur célèbre qui venait de débuter à la Fénice et qui attirait la foule.

—J'irai l'entendre quand notre malade ira mieux, répondit Antonia.

—Dès aujourd'hui vous pourriez aller respirer l'air en gondole, répliqua le docteur, voilà dix jours que vous passez sans dormir.

—Dix jours, murmurai-je, oh! ma pauvre amie, que de mal je vous ai donné.

—Ne parlez pas! me dirent-ils tous les deux à la fois.

—Qu'elle pense à elle! qu'elle se repose! ajoutai-je avec tristesse, en m'apercevant qu'elle avait pâli et maigri.

—Voulez-vous venir, lui dit le docteur, vous ferez un tour sur le Grand Canal.

—Non, reprit-elle, un autre jour, quand il pourra se lever.

Le docteur partit, en disant:

—À ce soir.

Antonia le reconduisit, et je les entendis causer quelques instants dans le couloir; elle se rassit en rentrant près de mon lit et reprit son ouvrage.

Je la considérai d'un regard attendri, puis je m'assoupis et finis par m'endormir jusqu'à la nuit.

À mon réveil, la servante me fit boire un peu de bouillon; je lui demandai où était Antonia.

—Madame se peigne et change de vêtements, me dit-elle, elle va venir.

Elle reparut quelques moments après; ses beaux cheveux noirs étaient lissés sur son front inspiré; elle portait une robe en damas violet à corsage collant; elle me sembla rajeunie et charmante.

—Vas-tu sortir? lui dis-je.

—Non, pas avant quelques jours, répliqua-t-elle.

—Comment te remercier et te bénir?

—En guérissant, me répondit-elle avec un bon sourire.

Puis me faisant signe de reposer, elle se plaça auprès d'une lampe voilée par un abat-jour vert et ouvrit un livre. Je fermais à demi les yeux, mais je ne perdais pas un de ses mouvements. Ses doigts ne tournaient pas les feuillets et je compris qu'elle ne lisait point; à quoi rêvait-elle? Ma faiblesse était encore trop grande pour me permettre aucun effort de parole ou de gestes, mais mes sensations s'éveillaient et mes idées commençaient à s'enchaîner.

Elle restait toujours pensive tenant son livre ouvert. Tout à coup elle tressaillit et se leva; elle s'approcha d'abord de mon lit, mais comme j'étais immobile et les yeux fermés elle s'imagina que je dormais. Ma respiration pénible et encore sifflante dans ma poitrine ajoutait à cette apparence de sommeil. J'entendis marcher dans le couloir; elle alla vers la porte, l'ouvrit et introduisit le docteur.

—Parlons bas, dit-elle, il dort.

—C'est d'un bon augure répondit le docteur, il est sauvé.

Ils s'assirent alors tous les deux auprès de la table où était la lampe et ils se mirent à regarder des livres d'estampes; ils en prirent un plus grand que les autres qu'ils feuilletèrent ensemble: quand leurs doigts s'allongeaient sous la page, je m'imaginais qu'ils se touchaient et parfois je croyais voir une pression fugitive. Comme ils ne prenaient pas garde à moi je tenais les yeux grands ouverts et je les dévorais tous deux de mon attention.

Antonia me tournait le dos; je ne l'apercevais qu'en profil; mais j'avais en face le beau visage de Tiberio sur lequel semblait se jouer comme une flamme intérieure; un moment il arrêta sur elle ses yeux brillants et pleins de tendresse.

Carissima, lui dit-il bien bas, il faut absolument vous ménager, puisqu'il dort avec tant de calme, venez dormir aussi.

On connaît la pénétration de l'ouïe des malades, je ne perdais pas un seul de leur murmure.

—Je veux bien, dit-elle d'une voix presque insaisissable.

Mon lit faisait face un peu obliquement à la cheminée surmontée d'une grande glace de Venise penchée en avant et où se reflétait la porte de la chambre d'Antonia; depuis que j'étais malade cette porte restait toujours ouverte. On en avait même enlevé les battants pour m'éviter le bruit des gonds et de la serrure.

Antonia se leva la première: elle alluma doucement une veilleuse placée sous ma cheminée; elle prit ensuite la lampe couverte de l'abat-jour vert et se dirigea vers sa chambre. Tiberio la suivit:

Je ne sais quel soupçon me traversa l'esprit comme un glaive, mais par un élan de cette volonté énergique qui fait qu'un homme frappé à mort dans une bataille peut rester debout quelques secondes avant de tomber, je me roidis, moi inerte et incapable tantôt de lever un bras, je saisis d'une main convulsive le bois de mon lit et je me dressai sur mes pieds chancelants. Ils m'apparurent alors réfléchis par la glace inclinée. Ils étaient encore sur le seuil de la porte mais un peu enfoncés dans l'autre chambre; Antonia tenait toujours la lampe d'une de ses mains, Tiberio s'empara de l'autre; ils étaient tous deux livides à la lueur de la clarté verte, leurs visages se penchèrent l'un vers l'autre et je vis leurs lèvres se toucher. Je poussai un cri d'épouvante et je retombai sur mon lit comme un corps mort.

Antonia accourut seule.

—Mais qu'est-ce donc? me dit-elle avec cette impassibilité qui a fait la force et l'invulnérabilité de sa nature. Et comme je frissonnais convulsivement agitant mes couvertures et mordant mon drap, elle crut ou feignit de croire qu'un accès de délire me reprenait; elle appela la servante:

—Allez vite, lui cria-t-elle, et tâchez de rappeler le docteur.

Ma voix s'étranglait dans ma gorge, je ne pouvais prononcer un seul mot et je retombai bientôt dans un tel anéantissement que c'est à peine si je compris la servante quand elle revint lui dire qu'elle n'avait pu se faire entendre du docteur qui était déjà remonté en gondole. Lui sans doute avait deviné la signification de mon cri et n'avait pas été tenté de se montrer à moi.

Cependant Antonia relevait ma tête sur les oreillers, remettait mes bras sous la couverture et passait sa main légère sur mon front brûlant. La servante lui offrit de veiller près de moi pour la remplacer, elle refusa.

—Je souffrais trop, dit-elle, pour qu'elle pût me quitter un seul instant. Elle resta courbée auprès de mon lit jusqu'à ce que voyant mon souffle plus régulier et plus calme elle s'imagina de nouveau que je m'endormais. Elle s'assit alors sur le fauteuil où bientôt je la vis reposer la tête renversée. Son visage avait dans le sommeil une expression de force et de sérénité qui me faisait douter de ce que j'avais vu. L'abandon n'est pas à ce point dévoué; la trahison n'est pas à ce point radieuse.

Pauvre cerveau malade, n'avais-je pas rêvé? pouvais-je avoir la certitude de ce que j'éprouvais, quand je n'avais pas la certitude de moi-même? Ce doute affreux et humiliant m'inspira une volonté vigoureuse qui domina mon abattement et en triompha; je résolus de renaître, de revivre, de n'être plus un enfant ni un fou qu'on pouvait contraindre et tromper; j'exerçai dès lors sur moi-même une sorte d'empire raisonné; je m'imposai un régime dont je ne voulus pas démordre. Je me prescrivis de dormir et je dormis. Au réveil je demandai impérieusement à manger; Antonia voulait attendre pour me satisfaire l'arrivée du docteur, mais elle dut m'obéir. Mes idées se raffermissaient par degré; je commençais à me rendre compte de ma situation. M'étant trouvé seul un moment avec la servante, je lui ordonnai de m'apporter un petit miroir qui me servait à faire ma barbe. Je m'y regardai et je tressaillis d'effroi; c'était mon spectre qui m'apparaissait. La mort m'avait touché de si près qu'elle m'avait laissé son empreinte. Malgré ma force ou plutôt ma volonté renaissante, l'effort que je fis pour me lever fut impuissant, mais du moins j'avais la faculté de voir et de penser. Le souvenir me revenait comme remonte peu à peu à la surface un objet longtemps englouti. Je songeai à la France, à ma famille que j'avais laissée dans l'angoisse et qui devait se mourir d'inquiétude de mon long silence. Je songeai à mes amis qui attendaient surpris et railleurs l'apparition d'un de mes ouvrages. Qu'était devenu mon esprit? créerais-je plus jamais un livre, une page? Je me sentais triste et humilié comme une femme stérile. Qu'était-il resté de moi, mon Dieu! dans cette crise de l'amour qui m'avait pris corps et âme?

J'en revins à aimer et à désirer mon pays, mes parents, la gloire, tout ce qui m'avait paru inutile à ma vie quelques mois auparavant. Ces idées renaissantes me causaient une agitation extrême; je voulais tout ressaisir et tout m'échappait encore. Si je l'avais pu j'aurais quitté à l'instant Venise en emmenant Antonia, car la possibilité de jamais m'en séparer ne se présentait pas à mon cœur; elle était attentive, douce, glacée, impénétrable; je me torturais l'esprit à deviner le secret de ce sphinx qui glissait autour de moi comme un supplice vivant. Elle me soignait ainsi qu'une mère, supportait mes irritations, ne répondait rien à mes colères subites; mais jamais une caresse ni un mot qui fondit nos cœurs ne lui échappait. Comment la reconquérir?

Tiberio était revenu; sans doute elle lui avait persuadé que je ne soupçonnais rien, car ses manières simples et amicales envers moi ne trahissaient aucun embarras. Il me soignait avec un zèle toujours égal. Cette tranquillité bienveillante me déroutait. La scène du baiser sans cesse présente à ma pensée, pouvait bien n'être qu'un effet de mon délire, et d'ailleurs si elle était vraie qu'y pouvais-je? hélas! il était jeune, plein de vie et d'une beauté irrésistible qui contrastait avec mon être chétif et flétri. Sa calme bonté devait plaire à Antonia, après les agitations de notre amour. Lasse du cœur tourmenté d'un poëte, elle essayait de cette nature placide; puis sans doute elle était vindicative et m'en voulait d'avoir blessé son orgueil? Avait-elle ignoré mon attrait fugitif pour Négra? N'était-ce pas elle qui, sous le domino, un flambeau à la main, nous avait surpris dans le cabinet moresque? Elle se croyait le droit, et peut-être l'avait-elle, de se ressaisir d'elle-même et d'en disposer. En la retrouvant après la fête du comte Luigi; j'avais animé ce marbre, je lui avais donné toutes les ivresses de la chair.

La vibration durait encore lorsque la vie m'échappa tout à coup. Tiberio, lui, était apparu dans sa beauté, sa nouveauté et sa jeunesse, comment m'étonner qu'il eût été aimé?—Ils s'aimaient donc! et une sorte de certitude s'emparait de mon cœur et le serrait comme un écrou.

Il y aura toujours entre deux êtres qui vivent dans l'intimité un horrible doute, même dans l'enivrante et suprême étreinte; c'est qu'aucun des deux ne peut voir à nu la pensée mystérieuse de l'autre. De là le divorce secret dans l'union apparente.

Je passais mes jours et mes nuits à analyser et à décomposer Antonia. Je l'épiais dans toutes ses actions; quand Tiberio était là, je feignais toujours de dormir ou d'être distrait, pour découvrir quelque indice. Mais ce fut en vain; je ne surpris plus rien qui pût me convaincre.

Un jour Antonia m'annonça l'arrivée d'un de mes amis de France.

—Qu'il vienne! m'écriai-je, comme en tendant les bras à la patrie. Je vis entrer Albert Nattier; je poussai une exclamation de bonheur, c'était ma jeunesse insoucieuse qui m'apparaissait.

Ma propre émotion m'empêcha de m'apercevoir de la sienne, qui fut douloureuse mais contenue; il refoula quelques larmes en voyant la maigreur et la lividité de mon visage. Malgré sa vie de dissipation, Albert Nattier avait un excellent cœur.

—Tu as donc été bien mal, mon pauvre ami, me dit-il en me serrant la main; mais enfin te voilà hors de danger.

—Oui, sauvé par elle, répliquai-je en lui présentant Antonia.

Antonia répondit que le docteur seul m'avait guéri par l'habileté et la prudence de ses prescriptions. Tiberio, qui venait d'entrer, dit à son tour avec simplicité, que la nature, secondée par l'affection d'Antonia, avait tout fait.

Antonia fit alors un éloge excessif du savoir de Tiberio. Celui-ci, embarrassé, se mit à parler à Albert Nattier de Venise, et lui offrit d'être son cicérone.

Mon ami accepta avec empressement, disant qu'il serait enchanté de se trouver dans la compagnie d'un homme à qui je devais la vie, et dont il se regardait désormais comme l'obligé.

J'engageai Antonia à les accompagner, mais elle refusa, ajoutant avec bonté qu'elle préférait rester avec moi. Sitôt que nous fûmes seuls, je la remerciai tendrement, et je voulus l'embrasser; elle se recula en me disant.

—Ne vous agitez donc pas, Albert; et, prenant un ouvrage de broderie, elle alla s'asseoir près de la fenêtre.

Je la considérais avec désespoir; il était bien évident qu'elle ne m'aimait plus.

Lorsque Albert Nattier rentra de sa promenade avec le docteur, je lui trouvai le visage bouleversé; il profita d'un moment où nous étions seuls pour me supplier de rentrer de suite en France, soit en partant le lendemain avec lui si je m'en sentais la force, soit en le rejoignant dans quelques jours à Milan, d'où nous gagnerions ensemble le mont Cenis.

Je m'étonnai de son insistance.

—Mais Antonia? lui dis-je.

—Songe à ta famille, répliqua-t-il; toute agitation t'empêchera de guérir; l'atmosphère de Venise ne te vaut rien, il te faut l'air natal. Il consulta Tiberio qui survint en ce moment; celui-ci fut de son avis, mais un départ immédiat lui sembla impossible; j'étais encore trop faible pour supporter les fatigues de la route.

Albert Nattier partit le lendemain; nous pleurâmes en nous séparant, ce qui nous surprit un peu, car la raillerie et une sorte de scepticisme contenait ordinairement notre amitié. Il me semblait, en le quittant, que je ne le reverrais jamais, que la mort allait me frapper dans cette ville étrangère, loin de tous ceux dont il venait de ranimer en moi le souvenir. Hélas! c'est mon cœur qui devait mourir; c'est sa cendre que Venise a gardée.

Les jours suivants, je pus me lever. On me porta, sur un large fauteuil, près de la fenêtre de notre salon qui s'ouvrait sur le Grand Canal. Tout mouvement m'était encore interdit; je ressemblais à une vieillard paralytique. Je regardais tristement à travers les vitres les gondoles noires défiler. On eût dit autant de tombes flottantes; le ciel était gris, le froid de l'hiver se faisait sentir, j'étais transi comme un moribond. Je demandai qu'on fît un grand feu dans ma chambre et je ne voulus plus quitter le coin de ma cheminée. J'avais mille fantaisies de convalescent; j'exigeai des mets français difficiles à préparer, des vins rares qui me ranimaient, des fleurs qui plaisaient à ma vue, des fourrures qui me réchauffaient; Antonia satisfaisait à tous mes caprices avec la sollicitude d'une mère. Intelligente et active malgré le temps que lui prenaient les soins qu'elle me donnait, elle trouvait encore le loisir d'écrire, de se parer et de sortir chaque jour. Tantôt elle partait seule, tantôt avec Tiberio à qui elle demandait devant moi de l'accompagner pour faire une promenade. Quand ils s'éloignaient ensemble avec cette apparence de bonne foi qui rassurait mon cœur, je souffrais moins que lorsque je la voyais me quitter furtivement sous quelque prétexte d'emplette ou d'étude. Alors je me disais: À coup sûr il l'attend! elle va le rejoindre, je suis indignement trompé, et je ne peux m'assurer de leur trahison!

Que de fois, sitôt qu'elle avait disparu, j'essayai de me lever de mon fauteuil, de marcher dans ma chambre, puis de m'élancer sur ses pas. Mais mes jambes fléchissaient, et mon extrême faiblesse me donnait le vertige; je me rasseyais alors, plein de rage et maudissant la vie qui ne revenait pas. Dans cet état d'impuissance, mon tourment redoublait d'intensité. Lorsqu'elle rentrait, riante et fraîche, j'étais brusque, parfois injurieux ou tellement taciturne, qu'elle ne pouvait m'arracher une parole.

Depuis une semaine elle avait cessé de veiller la nuit près de mon lit, et sitôt que j'étais couché, elle allait elle-même se reposer et dormir. Pauvre femme, elle avait passé quinze nuits à mon chevet, comme une sœur de charité héroïque! Je sentais bien que j'étais ingrat envers sa bonté; mais pouvais-je être reconnaissant en voyant que son amour m'échappait? Quand je n'entendais plus de bruit dans sa chambre et que sa lumière s'éteignait, je me figurais qu'elle était sortie; je me levais alors avec précaution et me glissais jusqu'à son lit: tantôt je la trouvais endormie, tantôt se soulevant à mon approche, elle me disait:

—Qu'as-tu donc? si tu souffres, il fallait m'appeler.

J'étais honteux de mon espionnage; mais l'amour a de ces crises désespérées qui ravalent le cœur et lui font perdre toute dignité.

Comme je me plaignais toujours du froid, elle me dit un jour qu'elle allait faire remettre les battants de la porte qui communiquait entre nos deux chambres.

—Non, répliquai-je, un rideau suffira, je ne veux pas m'exposer à me trouver mal la nuit sans que tu l'entendes!

Elle céda, mais avec un sourire qui me fit comprendre qu'elle avait deviné ma méfiance.

Toutes ces inquiétudes retardaient ma guérison et mes forces revenaient lentement. Je désirais ardemment partir et séparer Antonia de Tiberio. Venise et tout ce qui s'y rattachait m'était devenu odieux. J'avais refusé de recevoir l'amant de Stella, et chaque fois que le consul venait s'informer de mes nouvelles, je défendais qu'on le laissât entrer; je ne voulais être un objet de pitié pour personne, et je me sentais si changé et si malheureux, que je comprenais bien qu'on n'aurait pu me revoir sans me plaindre.

Un matin, le calme Tiberio s'étant trouvé seul avec moi, je lui déclarai que j'étais résolu à retourner en France. Il tressaillit légèrement et me répondit que je pourrais partir sans danger. Antonia survint, je lui fis part de l'opinion du docteur, et lui déclarai que nous partirions les jours suivants:

—Cela ne se peut, repartit-elle en rougissant; à mon tour j'ai commencé des études sur Venise que je veux terminer, et un mois de séjour ici m'est encore nécessaire.

—Eh bien! ma chère, répondis-je, vous finirez ces études de souvenir, car je suis parfaitement décidé à partir à la fin de la semaine.

—Nous verrons bien, répliqua-t-elle en riant d'une façon singulière, et elle me quitta pour aller travailler.

À l'heure du souper elle reparut, et je fus très-surpris de la voir en toilette de soirée. Elle avait une robe en satin noir brodée de jais, et sur la tête une mantille espagnole en dentelle, fixée aux cheveux par une branche de roses rouges.

—Où comptez-vous donc aller si parée? lui dis-je.

—À l'Opéra, répliqua-t-elle, entendre ce fameux ténor dont tout Venise parle.

—Sans doute avec le beau Tiberio, repris-je, ne me contenant plus.

—Vous vous trompez, fit-elle dédaigneusement, je pensais tout bonnement aller en compagnie de la maîtresse de la maison.

Pourquoi ne fit-elle pas alors acte de volonté libre et franche?

—Vous n'irez pas, lui dis-je, me doutant qu'elle mentait.

—Vous êtes absurde et tyrannique, s'écria-t-elle, il ne vous manquait plus que de vous faire mon geôlier pour me récompenser de mes soins; je cède, ne voulant pas de querelle, mais je vous déclare que je me crois parfaitement maîtresse de suivre ma fantaisie.

—Essayez! lui répondis-je, de plus en plus irrité.

Elle se tut et prit un livre; je la regardai, furieux d'abord, puis calmé peu à peu et séduit par le charme de toute sa personne; j'aurais voulu l'attirer à moi, la caresser et la presser sur mon cœur, comme au temps où elle m'appartenait.

Le docteur entra pour me faire sa visite du soir. Antonia le salua de la tête sans lui parler. Il s'approcha de moi et me tâta le pouls, comme pour se donner une contenance.

—Vous êtes glacé, me dit-il.

—Oui, j'ai grand froid! et, en effet, mes dents claquaient comme dans un accès de fièvre.

Antonia posa son livre et se leva.

—Voulez-vous m'éclairer, docteur, dit-elle, j'irai chercher du bois, notre servante est sortie.

—Non, répliquai-je, j'ai assez de feu, restez, je vous prie, je trouve cette chambre brûlante.

J'avais compris qu'elle voulait avertir Tiberio qu'elle ne pourrait se rendre au théâtre, et je résolus de les empêcher de se parler en secret. Mordu par une poignante jalousie, j'étais bien décidé à ce qu'ils ne se revissent jamais seuls.

Elle se rassit en levant les épaules; Tiberio, décontenancé, nous quitta bientôt.

À peine fut-il parti, qu'elle se retira dans sa chambre, en fermant sur elle l'épais rideau qui remplaçait la porte.

Je l'entendis se mettre au lit, je me couchai moi-même, mais je ne pus dormir. Après une heure d'insomnie silencieuse, je crus comprendre qu'elle écrivait. Je me levai sans bruit et j'apparus devant elle.

—Que fais-tu? lui dis-je.

—Je travaille, fit-elle.

—Tu n'as pas de cahier sur ton lit, répondis-je, et si tu as écrit, c'était une lettre que tu viens de cacher.

J'avais cru entendre le froissement d'une feuille de papier sous son drap.

—Va-t'en, méchant fou, répliqua-t-elle irritée, et elle souffla sa bougie.

Je regagnai mon lit chancelant et désolé. Je rougissais de moi-même, je rougissais d'elle; mon Dieu! qu'avions-nous fait de l'amour!

J'essayai en vain de me calmer et de m'endormir; j'étouffais mes pleurs sous mes couvertures, je sentais une angoisse indéfinissable. Que lui dire? comment lui arracher la vérité?

Comme elle n'entendait plus que ma respiration oppressée, elle s'imagina sans doute que je m'étais rendormi. Je vis un léger filet de lumière filtrer à travers le rideau, et je crus ouïr le grincement d'une plume qui court sur le papier.

Cette fois-ci je me précipitai.

Elle n'eut que le temps de froisser sa lettre et de la mettre dans sa bouche en y portant son mouchoir. Je restai surpris et incertain comme devant le tour d'un escamoteur.

—Je veux voir ce papier, lui dis-je impérieusement, sans bien savoir où elle l'avait mis.

Elle ne me répondit pas, s'élança de son lit et s'approchant d'une cuvette où était encore l'eau de sa toilette du soir, elle feignit d'être prise d'un vomissement.

Je n'invente pas, ceci est le procès-verbal exact de ce qui s'est passé.

Elle ouvrit ensuite d'une main rapide la fenêtre qui donnait sur l'impasse et jeta le contenu de la cuvette.

Je savais bien que c'était sa lettre froissée qu'elle me dérobait de la sorte; mais que lui dire? En face de tant d'audace et de dissimulation, il fallait des preuves; à quoi m'auraient servi les paroles?

Je me retirai muet et décomposé comme un spectre, et jusqu'à l'aube je restai immobile dans mon fauteuil. À la première lueur du jour, je m'enveloppai de ma robe de chambre, et me glissant dans le couloir je descendis dans l'impasse. Il faisait encore très-obscur dans l'étroite et basse ruelle; à peine si je distinguais çà et là sur le pavé noirâtre comme des taches blanches, je me courbai et je ramassai vivement des morceaux de papier froissés; tandis que j'étais dans cette attitude, ma tête se heurta contre quelque chose de vivant, remuant dans les ténèbres. C'était Antonia qui, poussée par la même pensée que moi, avait quitté son lit, voulant me dérober ce que je venais chercher; mais il était trop tard. Je tenais dans ma main crispée le papier accusateur.

Je n'avais encore rien lu, mais sa présence même me donnait la certitude de sa trahison.

—À genoux, lui dis-je avec violence, la saisissant par le bras, demande-moi grâce à genoux! je veux te tuer! je veux en finir avec ta duplicité.

J'étais si désespéré que j'oubliais combien j'étais ridicule, elle se dressa sous ma main frémissante et me dit:

—De quel droit me parlez-vous ainsi, vous qui m'avez préféré toutes les impures ragazze de Venise?

—Eh! tu sais bien que tu mens, m'écriai-je, et que si tu l'avais voulu jamais le souffle d'une autre femme ne m'aurait effleuré.

Elle continua faisant semblant de ne pas m'entendre:

—Moi, du moins, j'ai pu aimer Tiberio sans honte, il est beau comme l'idéal et tellement bon que sa bonté vaut mieux que le génie.

—Tu avoues donc que tu l'aimes, lui dis-je d'une voix étranglée par le désespoir.

—Oui, je l'aime, s'écria-t-elle sans hésiter, mais d'un amour si pur que je puis en parler à la face du ciel. Vous autres, hommes grossiers, vous n'entendrez jamais rien à nos entraînements et à retenues. Le mystère en est trop divin pour que vous le pénétriez.

En me tenant ce mystique langage, elle rentrait dans la maison; je la suivais plein de colère et d'hésitation; d'accusateur, j'étais devenu accusé.

Cependant, à peine dans ma chambre, j'avais allumé une bougie et je lus le fragment de lettre que je serrais dans ma main.

Elle s'était assise en face de moi et croisait les bras dans l'attitude du calme et du dédain.

Je parvins à déchiffrer ce qui suit: «Ne m'attends pas ce soir, mon cher Tiberio, ce méchant fou m'empêche de sortir, mais demain je te rejoindrai au...» Le reste des mots était lacéré ou manquait.

—Mais convenez donc, m'écriai-je que vous appartenez à cet homme, ce tutoiement le prouve assez.

—Belle preuve, vraiment! fit-elle avec ironie, vous oubliez mes habitudes de camaraderie; est-ce qu'à Paris je ne tutoyais pas tous mes amis devant vous? Et d'ailleurs, qui me forcerait à mentir? ne suis-je pas libre de mes actions et dégagée envers vous? Irritée hier soir par vos tyrannies, j'ai écrit cette lettre au seul être qui m'aime dans cette ville étrangère. Voilà mon crime.

—Mais tu es à lui, m'écriais-je, je le sais, j'en suis sûr, un soir j'ai vu ses lèvres sur les tiennes.

—Je vous ai dit que je l'aimais, répliqua-t-elle; mais par pitié pour vous, j'ai lutté, j'ai résisté...

—Je ne veux pas de ta pitié, répondis-je; dès aujourd'hui je pars et te laisse à ton nouvel amour.

Il me semblait en prononçant ces mots que les murs de ma chambre vacillaient autour de moi; je m'affaissai sur mon fauteuil et mes larmes coulèrent silencieusement sur mes joues, comme si elles avaient été le sang de la blessure qu'elle me faisait.

Je ne lui parlais plus, je ne la voyais plus, tout disparaissait autour de moi; je ne sentais que ma douleur inguérissable. Il se passa alors quelque chose d'inouï: elle s'agenouilla devant moi, attira ma tête sur son sein et but les pleurs que je répandais.

—Tu souffres, cher Albert, me dit-elle avec douceur, eh bien! dis un mot, et je te sacrifie l'attrait que j'éprouve pour Tiberio.

Je la repoussa.

—Je ne veux pas de sacrifice, je ne veux plus de toi, lui dis-je, en mentant à l'amour, car je l'aimais encore de toute la puissance de mon être.

Elle s'était levée:

—Tu as tort de me parler de la sorte, poursuivit-elle d'une voix caressante; j'aurai la raison et la tendresse que tu n'as plus. Je comprends maintenant qu'il faut nous séparer et soumettre nos cœurs à la terrible épreuve de l'absence: nous nous retrouverons un jour plus affectueux et moins exigeants.

—Que veux-tu dire, répliquai-je, parle sans phrases?

—Je crois qu'il est bon que tu partes; ta famille t'attend; l'air de la France t'est nécessaire; nos cœurs se sont aigris l'un l'autre dans un perpétuel contact. Peut-être ce que j'éprouve pour Tiberio n'est qu'une illusion. Quand tu ne seras plus là, peut-être c'est toi que j'aimerai; alors tu me reverras, non plus troublée et incertaine, mais ravie comme au premier jour où tu m'aimas; oui, cher Albert, quelque chose me le dit, je te reviendrai, mais laisse-moi mon libre arbitre, quittons-nous pour mieux nous réunir un jour.

Je la laissai parler sans l'interrompre; dans tout ce qu'elle me disait, je sentais le mensonge se heurter contre la vérité.

—Eh bien! que décides-tu, fit-elle après un assez long silence qui l'embarrassait.

—Je partirai ce soir même.

Le peu de force qui m'était revenu succomba dans cette crise suprême. Je m'affaissai sur mon lit et je fus repris par la fièvre.

Antonia ne me quitta pas et recommença ses soins de mère. Vers le soir, me sentant mieux, je lui dis que j'étais déterminé à quitter Venise le lendemain. Elle me conjura de retarder d'un jour mon départ; j'étais trop faible, objecta-t-elle pour me mettre en route; elle exigeait cette dernière preuve d'affection; elle m'accompagnerait jusqu'à Padoue et ne me quitterait que rassurée sur ma santé.

Je l'écoutais stupéfait. Quel mélange inexplicable de sollicitude et de cruauté! Peut-on être à ce point ange secourable et bourreau? Il n'y a que les femmes capables de cette dualité.

Je ne combattis plus son désir; je n'avais plus qu'une volonté arrêtée, celle de m'éloigner et d'échapper au tourment incessant de cet être inexplicable.

Il fut convenu que je partirais le surlendemain. Elle m'épargna l'angoisse et l'humiliation de revoir Tiberio; je lui en sus gré. Durant ces deux jours d'attente, elle ne s'occupa que de moi; elle me prodiguait ces empressements excessifs qu'on prodigue durant leur agonie à ceux qui vont mourir. C'est elle-même qui fit ma malle; elle la remplit de mille gâteries maternelles. Je me souviens qu'en arrivant en France j'y trouvai des bijoux charmants qu'elle avait achetés pour moi; elle mit dans ma bourse la moitié de l'argent que lui avait envoyé son éditeur, me fit faire un manteau bien chaud et m'accabla de recommandations dévouées sur ce que je devais faire en route. Lorsque l'heure de partir arriva, elle s'embarqua avec moi.

—Tu vois bien que je ne te quitte point, disait-elle; il faut que ces lagunes, que nous avons saluées ensemble à l'arrivée, nous voient réunis au départ.

Tandis qu'elle parlait, je regardai fuir Venise, couverte d'un voile de brume, lugubre et triste comme une ville du Nord. Ce n'était plus la cité riante qui nous était apparue, couronnée de soleil, quelques mois auparavant; on eût dit qu'émue et sombre, elle prenait le deuil du poëte.

Antonia me conduisit jusqu'à Padoue; là, nous nous séparâmes. Je n'avais plus le courage ni de pleurer ni de me plaindre.

Elle me dit d'une voix ferme et avec un accent qui me parut sincère:

—Je t'écrirai la vérité: si je succombe, nous ne nous reverrons jamais; si je me garde à toi, avant un mois je te rejoindrai.

Je ne l'écoutais plus: déjà la séparation était accomplie, et mon cœur s'était brisé à jamais.

Ce qu'Antonia avait de plus beau, c'était le regard: ceux qui ont été caressés ou maudits par ces yeux tour à tour si tendres et si terribles, y penseront jusque dans la mort.

Je me souviens qu'en passant le mont Cenis, à l'aspect des Alpes dans leur calme éternel, je m'écriai: «Quel spectacle pourra donc me faire oublier et ôter de devant moi ces yeux que je vois toujours?» J'avais à mes pieds l'abîme, l'avalanche au-dessus; un aigle noir planait sur la cime des bois immobiles. J'avançais pensif, apercevant sans cesse, comme deux flammes qui me devançaient, ces yeux maîtres de mon cœur. Ainsi, dans le moyen âge, la superstition croyait voir des feux inextinguibles précéder la marche des damnés. Les sombres sapins semblaient me faire cortège: les uns étaient debout comme des fantômes; les autres couchés comme des cadavres. En passant sous leur ombre, je me souvenais du mot dit par Byron dans le même lieu: «Ces arbres ont un air de cimetière qui b me fait songer à mes amis.» Ô Byron! quand tu traversais ce désert immense et que les rameaux morts de ces troncs foudroyés craquaient sous tes pieds, ton cœur, j'en suis sûr, entendait leur silence! Ils en savent peut-être plus que nous, ces vieux êtres muets attachés à la terre.




XIX

À mon arrivée à Paris, on eût pu me comparer à un de ces impétueux soldats qui, partis gaiement pour la guerre pleins d'ardeur et d'espérance, en reviennent obscurs, mutilés, le front balafré et le cœur dégoûté des promesses de la gloire. J'étais si changé, que ma famille et mes amis laissèrent échapper un cri d'épouvante en me revoyant; bien plus grande encore eût été la compassion, si l'on avait pénétré le ravage effrayant de la blessure de l'âme. À quoi allais-je me rattacher? De quel sentiment pourrais-je vivre? J'ai toujours peu tenu à la gloire, puisqu'elle ne peut nous donner l'amour. C'est une vérité devenue banale qu'elle nous suscite des envieux et des détracteurs, et détourne de nous les cœurs qu'elle devrait attirer. La puissance de l'esprit, par cela même qu'elle est incontestable et illimitée, paraît une tyrannie à ceux qui sont forcés de la reconnaître. Nous avons beau être naturellement tendres et dévoués et nous faire humbles, on nous sent superbes, éclairés, scrutateurs; nous effrayons et l'on nous condamne à l'ostracisme de l'isolement.

Antonia elle-même qui devait cependant, par affinité, être partiale envers les poëtes, ces éternels proscrits du monde, ne m'avait-elle pas dit à propos de Tiberio ce mot cruel: «Il a la bonté qui vaut mieux que le génie!»

À ceux qui n'ont aucune supériorité visible, on prête volontiers des trésors cachés, tandis qu'on refuse jusqu'aux qualités communes aux êtres exceptionnels doués de dons plus rares. La passivité est une sorte de culte et de soumission qui flatte les cœurs médiocres, tandis que tout empire s'exerçant, même sans le vouloir, effarouche leur orgueil inquiet.

Dans l'abandon où me jetait Antonia, je subissais cette navrante humiliation de la destinée et du malheur qui fait souhaiter aux âmes d'élite le sort des âmes inférieures. Hélas! c'est là ce qui nous rattache au monde par ses petits côtés et amène nos chutes. Nous doutons de nous-mêmes en nous voyant dédaignés et ne pouvant faire planer ceux qui nous entourent, nous coupons nos ailes pour marcher dans leurs ornières.

Vis seul où soumets-toi bestialement à la compagnie de la plèbe humaine! Telle est la sentence définitive que tout poëte qui accepte la vie se prononce à lui-même.

Avant de s'étonner qu'une âme élevée s'altère, il faudrait savoir de quels coups elle a été frappée et meurtrie, et ce qu'elle a souffert par sa grandeur même.

—Prends-moi donc, dis-je à la vie qui me revenait, et fais-moi ton esclave, puisque je n'ai pu te soumettre à mes fières aspirations.

Je n'eus donc pas la force de vivre seul face à face avec le spectre de mon amour; c'est ce qui précipita ma déchéance.

Ceux à qui j'étais cher, même ceux qui me portaient l'affection la plus grave et la plus sainte, me conseillèrent le mouvement du monde et des plaisirs pour raffermir ma santé et mes facultés défaillantes.

Je me replongeai dans toutes ces passions factices qui m'avaient si vite dégoûté avant mon amour pour Antonia; que me paraîtraient-elles donc désormais après que j'avais passé par une ivresse sincère? Elles n'étaient plus que l'aiguillon qui me faisait à toute heure sentir ma blessure.

J'avais retrouvé Albert Nattier à Paris; il fut radieux de me revoir.

—Enfin, te voilà libre! s'écria-t-il gaiement.

—Libre et seul, répliquai-je.

—Et c'est de quoi je te félicite: ne la regrette jamais.

—Est-ce qu'on est le maître de déposer sa douleur et de changer de sentiments comme on change d'habits? lui dis-je; je m'étais fait à l'aimer.

—Tu es trop fier et trop frondeur pour rester le jouet d'une illusion, reprit-il.

—Mais, répliquai-je, elle était encore la meilleure et la plus grande des femmes; ceci était bien une réalité; si je n'ai pas su garder son amour, c'est ma faute; j'aurais dû la disputer à ce bellâtre de Tiberio; un stupide orgueil m'en a empêché. Que puis-je lui reprocher? Elle a été avec moi tendre et sincère.

À ce dernier mot, Albert Nattier éclata de rire.

—Tu deviens pleurnicheur comme une élégie de Lamartine, s'écria-t-il, et tu me fais l'effet d'un mari trompé qui s'attendrit en racontant ses malheurs. Allons, allons, appelle l'ironie à ton aide, c'est le meilleur baume à jeter sur ces blessures-là.

—Que fait-elle à cette heure? murmurai-je sans l'écouter.

—Et, parbleu, elle se divertit avec Tiberio, et lorsqu'elle en sera lasse, elle le quittera comme elle t'a quitté.

—Non, elle lutte encore, et me reviendra peut-être sans avoir succombé.—Je me souviens que je prononçai ces mots sur la place de la Concorde; c'était le soir, nous marchions lentement, et en cet instant un réverbère éclairait le visage d'Albert; j'y lus un sourire sardonique qui me navra.

—Que sais-tu donc sur elle, lui dis-je, en lui secouant le bras.

—Je sais que si tu la revois jamais je ne te reverrai plus, moi qui t'aime, car je ne veux pas que tu sois berné comme un Géronte, toi jeune, élégant, célèbre, et qui en définitive as le droit de quitter et non d'être quitté.

Il avait en amour les maximes du monde qui s'inquiète peu de la passion tyrannique et se préoccupe avant tout que la vanité soit sauvegardée. En me parlant ainsi il fit une pirouette et voulant se dérober à toutes mes questions, il s'élança dans un cabriolet qui passait.

Le lendemain j'allai chez lui pour lui demander une explication; on m'apprit qu'il était parti pour l'Angleterre où il devait rester trois mois.

Je n'avais pas le courage de chercher à m'étourdir par le travail, mais le bon René, qui était dès lors mon ami, vint me voir sitôt qu'il apprit mon retour et m'engagea à publier ce que j'avais écrit en Italie; je lui lus un drame, un petit roman et quelques poésies.

—Voilà de quoi faire la fortune de Frémont, me dit-il avec cette confraternité cordiale que je n'ai trouvée qu'en lui, et, le jour même, il alla monter la tête à mon éditeur sur les trésors que j'avais en portefeuille. Affriandé par les éloges que me prodiguait René, Frémont vint me faire des offres brillantes; je les acceptai bien vite, j'avais hâte de renvoyer à Antonia plus que je ne lui devais. L'argent que nous prête une femme m'a toujours semblé un outrage. Je ne lui écrivis point, j'attendais qu'elle commençât: enfin sa première lettre arriva, longue, étudiée, ainsi que je le sentis plus tard. C'étaient des phrases ingénieuses, éloquentes et travaillées comme dans les belles pages de ses romans.

Elle me peignait sa tristesse après mon départ, elle avait voulu revoir tous les lieux que nous avions vus ensemble; seule, enveloppée dans une mante noire et portant pour ainsi dire le deuil de notre amour; Tiberio avait vainement insisté pour l'accompagner durant ces promenades commémoratives, elle s'y était refusée, elle aurait craint de profaner mon souvenir par une sensation nouvelle, car elle devait bien me l'avouer, son attrait pour Tiberio persistait. Soumis comme un fils, tendre comme un jeune frère, il lui donnait des heures d'une sérénité et d'une quiétude d'autant plus chères qu'elles n'étaient jamais troublées par les exigences de l'amour et l'emportement de la passion. Ils en étaient encore à la pureté de la tendresse et à l'idéal du désir.

Je reçus vingt lettres écrites dans ce pathos élégant qui trahissait la plume exercée du romancier.

Enfin, sa dernière lettre déroulait la péripétie de son entraînement, de ce qu'elle appelait sa chute; elle s'était donnée à Tiberio mais elle était à moi aussi, car, dans ses bras, elle me voyait encore. J'étais le mort adoré qui toujours vivait et s'agitait en elle et qu'elle voulait retrouver dans l'éternité. Je me souviens que ces paroles cherchées, ambitieuses et mystiques pour exprimer le fait simple, naturel mais brutal et terrible de l'infidélité, me firent horreur. C'était comme un poignard enjolivé de fleurs, comme une strangulation faite avec un lacet d'or et de soie. Je lacérai cette lettre avec désespoir et je n'y répondis que ces mots: «Je vous sais gré de votre franchise, mais vous pouvez vous dire que vous avez tué ma jeunesse.»

Mes nouveaux ouvrages avaient paru; j'avais laissé faire à mon éditeur comme je laissais faire à l'imprévu pour tout ce qui me concernait. Le matin je me levai, sans désir, sans but, décidé à m'abandonner à toutes les sensations fugitives qui se présenteraient. Quand le cœur ne porte pas en lui sa ferme direction, amour, ambition, devoir ou religion; il n'est plus qu'une chose flottante.

Je passai les jours dans des flâneries bêtes ou dans des distractions folles et coûteuses. J'errais sur les boulevards avec des habits de dandy, je montais à cheval, je dînais dans les cafés les plus en renom, et chaque soir j'allais dans le monde.

Le succès de mes livres, joint au bruit qu'avait fait ma liaison avec Antonia, me rendirent, pendant quelque temps un des objets de la curiosité parisienne; les salons du grand monde et ceux de la littérature me recherchaient comme une étrangeté qu'on est flatté de montrer à ses invités. C'est à cette époque, chère marquise, que je vous rencontrai, un dimanche soir à l'Arsenal; je fus frappé par votre air de jeunesse et par l'expression franche de vos traits. Oh! pourquoi ne nous sommes-nous pas aimés alors! je pouvais encore être sauvé et redevenir un être énergique que vous auriez dirigé.

Vous ne fûtes pour moi que le mirage d'un instant. J'allais, durant ces jours troublés, à chaque lueur qui m'apparaissait; mais trop perdu dans un aveugle scepticisme pour chercher obstinément la vraie lumière et m'y retremper, je ne songeai pas à voir votre âme; je n'étais pas guéri de mon amour.

Dans de tels déchirements, il faudrait pouvoir fuir dans un désert et y cacher sa blessure; elle finirait, peut-être par se fermer. Mais le monde la heurte et la rouvre sans cesse. On rencontre des gens qui nous rappellent le temps heureux; des amis qui nous plaignent ou nous raillent en nous répétant: «Nous l'avions bien prévu!» des femmes coquettes qui nous provoquent du regard ou de la voix et nous parlent de notre amour trahi en se jouant; il n'est pas jusqu'aux choses inanimées qui ne soient poignantes et cruelles. Nous étions ensemble la dernière fois que j'ai regardé ce monument, traversé ce jardin, ou entendu cette musique! Pourquoi n'est-elle plus là celle qui doublait mes émotions?

Un soir où j'avais erré longtemps sur les quais, en sortant d'un bal à l'ambassade d'Espagne, me rappelant à la même place mes promenades nocturnes avec Antonia, je trouvai en rentrant chez moi une lettre de mon éditeur qui m'engageait à dîner pour le lendemain; il devait avoir, me disait-il, une piquante réunion de célébrités en tous genres parmi lesquelles je rencontrerais à coup sûr une curiosité inattendue.

Je fis peu d'attention à cette lettre, laissant à mon caprice du lendemain le soin d'accepter ou de refuser l'invitation.

À mon réveil j'eus la visite de René, qui venait ainsi quelquefois me surprendre le matin pour me dire des vers ou me demander de lui en lire.

—Dînez-vous ce soir avec moi chez Frémont? lui dis-je.

—Non, répliqua-t-il, et vous devriez ne pas y aller; il ne faut pas trop gâter ces impresario de notre esprit qui finissent par se croire nos collaborateurs.

—Je le lui permets pour ce qui me concerne, repartis-je en riant, et comme il me fait espérer pour ce soir quelque distraction j'accepte son dîner.

—Il vous prépare une surprise qui sera peut-être une douleur, reprit René, et voilà pourquoi je vous engage à refuser.

—Expliquez-vous, René.

—Eh bien, Antonia est de retour, et Frémont trouve plaisant de vous faire dîner ensemble.

—Elle est ici! depuis quand? L'avez-vous vue? où habite-t-elle?

—Elle habite la même maison où vous l'avez connue; elle est arrivée il y a trois jours avec Tiberio, et je les ai rencontrés hier dans le jardin des Tuileries.

Chaque parole de la réponse de René me faisait l'effet des pointes de fer d'une discipline.

Elle l'aimait donc bien pour l'amener ainsi en triomphateur, dans la ville où je vivais!

—Je n'irai pas chez Frémont, dis-je simplement à René; puis je m'efforçai de cacher mon agitation en lui récitant de fort belles strophes de Leopardi que je venais de lire.

Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la vérité de mon émotion: elle tenait de la rage et de la honte. L'idée de les revoir ensemble m'épouvantait; pour éviter même la possibilité et l'humiliation d'une rencontre, je résolus de m'enfermer chez moi et de travailler. Je mis dès le jour même ce projet à exécution, et le lendemain matin j'avais déjà écrit plusieurs pages d'un roman sur l'Italie, quand je vis paraître Frémont.

—Vous arrivez à propos, mon cher éditeur, lui dis-je; car je vous taille de la copie.

—J'en suis enchanté, répliqua-t-il, et je vous pardonne si c'est l'inspiration qui vous a empêché hier de venir dîner chez moi.

—Je n'aime pas certaine surprise, répondis-je sèchement, et je vous prierai à l'avenir de ne plus projeter de me donner en spectacle à nos amis.

—Ma plaisanterie était sans fiel; je vous croyais guéri, reprit le madré Frémont avec cette espèce de brusquerie cordiale et franche qu'affecte envers les auteurs ce paysan du Danube des libraires.

—Je suis guéri depuis longtemps des épidémies de l'enfance, répliquai-je avec ironie, ce qui ne me fera pas toutefois rechercher la vue de la rougeole et de la coqueluche.

—Pauvre Antonia! vous la comparez à une maladie. Elle était pourtant fort séduisante hier soir, et elle a fait feu de toute la flamme de ses yeux et de son esprit pour nous faire supporter son Italien.

—Eh bien? lui dis-je avec une certaine curiosité.

—Son beau docteur a fait un fiasco complet, reprit Frémont; il est superbe, je n'en disconviens pas; mais il ne faut pas dépayser ces beautés indigènes: celle de Tiberio est presque choquante dans notre monde parisien; c'est comme si on transplantait les arènes de Vérone au milieu des boulevards. La gaucherie de Tiberio lui fait perdre son prestige. C'est un bel amoureux dans la solitude, mais qui fera rougir Antonia devant ses amis.

—À qui donc l'aviez-vous réuni? lui dis-je.

—À Dormois, à Sainte-Rive, à Labaumée et au pianiste Hess, qu'Antonia voulait connaître; car la passion de la marquise de Vernoult pour ce bel Allemand double en ce moment sa célébrité. Dormois, qui met dans sa conversation l'esprit et la chaleur qu'on trouve dans ses tableaux, a entrepris l'Italien sur Michel-Ange, Titien et Tintoret; Tiberio s'est montré d'une telle ignorance, qu'Antonia en était déconcertée. À son tour, Sainte-Rive a voulu le faire causer poésie et il a haussé les épaules en l'entendant avouer qu'il préférait Métastase à Dante. Hess lui a fait une moue dédaigneuse à propos de plusieurs sottises qu'il a dites sur la musique. Antonia, pour venir en aide au pauvre garçon et le relever à nos yeux, a prétendu qu'il était très-fort en archéologie, et qu'elle était d'avis qu'il fallait être spécial et ne pas permettre à son intelligence une diffusion qui l'affaiblissait. En prononçant ce docte axiome elle ignorait que Labaumée, qui l'écoutait, était un très-profond archéologue, cachant son savoir sous son atticisme littéraire. Aussitôt il s'est mis à embarrasser Tiberio en lui adressant une foule de questions sur les antiquités romaines et étrusques. Le malheureux, traqué de tous côtés par la vivacité et l'ironie de l'esprit français, s'en est pourtant tiré, je dois l'avouer, à son honneur, par une sortie pleine de candeur.

—Messieurs, a-t-il dit à mes convives avec une dignité noble et une simplicité touchante, vous avez tort de rire de moi; je ne suis pas un savant et je ne me donne pas pour tel; je ne suis ici que comme l'amico, il servitor, il cavalière de la carissima e illustrissima signora, et, à ce titre, vous devez me traiter avec courtoisie comme tout ce qui tient à elle. En parlant ainsi, il s'inclina devant Antonia en signe de servage, et lui tendit la main pour lui demander protection. Mais elle ne le regarda pas même, et se mit à fumer et à parler tout bas avec le pianiste. Puis tout à coup elle s'informa en riant pourquoi vous n'étiez pas venu, ce qui fit tressaillir l'infortuné docteur; elle aurait été ravie, disait-elle, de vous complimenter sur vos nouveaux succès.

Sainte-Rive fit alors un éloge enthousiaste de votre talent, et le sardonique Dormois saisit l'occasion pour dire tout bas à Antonia:

—Comment avez-vous pu lui préférer cet Antinoüs? Même au physique, Albert lui est bien supérieur; car il a la distinction, la seule vraie beauté des peuples civilisés.

—Vous savez bien, a répondu gaiement Antonia, que vos contradicteurs vous ont toujours reproché de ne pas vous entendre en esthétique.

Antonia nous a quittés, presque à l'issue du dîner, sous prétexte d'une visite à recevoir, et il a été visible pour tous qu'elle était humiliée du peu de succès de son Italien. Je regarde donc Tiberio comme condamné in petto et son renvoi tacitement décidé. Ce n'est plus qu'une affaire de temps. Vous savez qu'Antonia va vite dans ces sortes d'expéditions, et qu'elle les accomplit sans broncher.

Je laissais parler Frémont sans l'interrompre. Je souffrais de ce qu'il disait sur celle que j'avais tant aimée; mais il exerçait une sorte de justice distributive que je n'étais pas en droit de lui interdire.

Comme je ne répondis rien à son récit, il changea de conversation et me parla de ce que j'écrivais.

Lorsqu'il fut sorti, je couvris mon visage de mes mains, et je les sentis mouillées de larmes brûlantes.

En bravant à ce point le scandale, Antonia voulait faire acte d'indépendance féminine; elle pensait que la beauté de Tiberio et sa simplicité, qui n'était pas sans grandeur, intéresseraient à sa nouvelle passion les amis qu'elle avait laissés en France. Si j'avais assisté au dîner donné par Frémont, peut-être aurait-on trouvé bon de fêter l'Italien à mes dépens; mais moi absent, on jugea de meilleur goût de me le sacrifier.

Ce que Frémont avait prévu arriva: Antonia se prit tout à coup pour ce bel amant de ce dégoût subit que l'intelligence communique aux sens. Elle en vint à le trouver vulgaire et laid; ce fut là le signe le plus évident de sa lassitude, car la beauté de Tiberio avait été l'attrait réel de l'empire fugitif qu'il avait exercé sur elle.

Sitôt qu'il cessa de lui plaire, elle n'eut plus aucun souci de cet être passif et doux. Frémont vint me faire visite et me conta que, la veille, Tiberio avait reçu son congé.

—L'exécution a été nette et brève, ajouta-t-il; dans ces occasions-là Antonia tient d'Élisabeth d'Angleterre et de Catherine la Grande. Elle m'avait écrit pour me demander mille francs d'à-compte sur son nouveau roman, et me priait de les lui porter hier en allant déjeuner avec elle. J'arrivai à l'heure indiquée; je la trouvai en compagnie du pauvre Tiberio qui, triste et défait, me tendit la main et me conjura d'intercéder pour lui.

—La carissima donna voulait l'éloigner sous prétexte qu'il vivait oisif à Paris, qu'il avait sa carrière à faire et qu'elle se reprocherait toute sa vie d'y avoir été un obstacle. Mais à quoi songeait-elle donc là? poursuivit-il; qu'importe que j'exerce ou non mon métier de docteur à Venise; je ne veux vivre que pour elle; je suis un vermisseau qu'elle peut écraser. Oh! bellissima, vous savez bien que mon esclavage m'est plus cher que la terre natale, ajouta-t-il en s'adressant à Antonia.

Elle jeta une bouffée de fumée de sa cigarette au plafond, et répliqua d'un ton grave:

—Mon cher enfant, l'art m'impose des sacrifices; vous êtes pour moi une distraction incompatible avec le travail de l'esprit. Je me dois au public, je me dois à ma célébrité, et il faut nous séparer pour que j'accomplisse la mission de mon intelligence. Je ne vous quitte que pour l'idéal, ainsi ne soyez pas triste, mon beau Vénitien.

Casta donna! s'écria le candide Tiberio, vaincu par l'euphonie de ce langage éthéré, ô musa nobilissima, je vous obéirai, mais j'en mourrai.

—Bah! répondit Antonia en riant; je vous promets d'aller vous revoir l'automne prochain à Venise.

Grazie, diva clementissima! s'écria l'Italien en lui baisant les mains.

—Allons déjeuner, répliqua Antonia, et soyons gais pour chasser tout mauvais présage.

Nous mangeâmes tous les trois d'assez bon appétit, mais au dessert, Tiberio se prit à pleurer.

—Du courage, mon brave, lui dit Antonia, c'est l'heure du départ; brusquons les adieux, et ne songeons qu'à la réunion promise. Alors, prenant dans sa poche le billet de mille francs que je lui avais remis, elle le glissa dans le gousset de Tiberio. Le patito était si ému, qu'il se laissa faire, et que je ne pus comprendre s'il manquait vraiment de dignité. Après tout, que pouvait-il, le pauvre diable? Elle l'avait enlevé à Venise, elle avait brisé sa carrière; il était sans fortune et n'avait peut-être pas de quoi s'en retourner, triste et seul, dans son pays si joyeusement abandonné pour elle.

Tandis que Frémont parlait je pensais: Voilà le troisième amant dont elle déchire le cœur; quand donc s'arrêtera-t-elle?

Frémont poursuivit:

—Tout en poussant l'Italien vers la porte, elle lui tendit son front à baiser.

—Oh! crudelissima! lui dit-il en se permettant une caresse plus intime.

Je lui saisis le bras pour les séparer; j'étais chargé de le conduire à la diligence. Antonia referma sa porte sur nous, et quelques minutes après, le héros d'un des épisodes de sa vie roulait sur la route d'Italie.

—Eh bien! dis-je, voulant affecter d'être indifférent, qui va-t-elle aimer à présent?

—On parle du pianiste Hess, répliqua Frémont qui me quitta sur ce mot.

Pauvre Tiberio, pensai-je, aussitôt que je fus seul; lui aussi, quoiqu'il ne soit pas poëte, va traîner son deuil sur les lagunes de Venise qui m'ont vu pleurer! Mais tout à coup j'éclatai de rire, comme si l'ombre moqueuse d'Albert Nattier m'était apparue. En vérité, me disait une voix ironique, c'est bien à toi de le plaindre!

Puis je songeai: Elle va donc aimer ce pianiste allemand? Les dernières paroles de Frémont me revenaient.

—Mais qu'elle aime le diable! m'écriai-je en me promenant dans ma chambre plein de rage contre mon propre tourment. Il est des heures où l'on voudrait s'arracher le cœur et le souvenir. Hélas! on n'a pas ce pouvoir sur la part immortelle de soi-même.

Ce que je redoutais le plus, c'était de me trouver subitement face à face avec elle, soit dans la rue, soit au théâtre. Rien d'horrible comme ces rencontres fortuites où passe près de nous, comme un inconnu, l'être que nous avons le plus aimé. Cette tête indifférente a pourtant reposé sur notre sein! Cette bouche froide et muette nous a pourtant prodigué ses caresses et ses paroles d'amour! Je sentais que si elle m'était ainsi tout à coup apparue, ou je serais tombé inanimé devant elle, ou bien je lui aurais tendu les bras et l'aurais emportée je ne sais où pour l'aimer encore.

Afin de l'éviter et de repousser son image irritante, je travaillais tout le jour, et chaque soir j'allais dans les salons où j'étais certain de ne pas la rencontrer. Mais quand j'écrivais, un spectre qui avait ses yeux se tenait toujours debout vis-à-vis de moi; et dans le monde, lorsque je parlais tendrement à une femme, ce que je disais me semblait un écho affaibli et discordant de ce que je lui avais dit tant de fois. Bientôt, voulant me distraire violemment, je retournai chez les courtisanes que m'avaient fait connaître Albert Nattier, et j'essayai de la débauche sans scrupule.

Ma santé, qui était revenue, augmentait encore la véhémence de mon chagrin. À quoi donc me servaient les forces de ma jeunesse? Parfois désespéré de ces nuits honteuses où se consumait mon énergie, j'aurais voulu faire quelque action héroïque, me vouer à quelque cause glorieuse et mourir comme Byron. Mais l'Europe était en paix, et les idées qui font les nobles guerres ne fermentaient plus dans les cœurs.

Un matin, je lus dans un journal que le prince qui avait été au collège mon compagnon d'étude, allait se battre en Afrique à la tête de nos soldats. Je me présentai chez lui; il me reçut, comme il le faisait toujours, avec une cordiale amitié.

—Monseigneur, lui dis-je, je viens vous demander une grâce.

—Pour vous, cher Albert? Ce sera la première, et elle est d'avance accordée.

—Je veux faire la campagne d'Afrique avec vous.

—Comme historiographe?

—Non, comme soldat...

Son beau visage exprima la plus joviale gaieté.

—Oh! je devine, dit-il, un désespoir amoureux?

—Qu'importe, monseigneur, consentez-vous, répliquai-je sérieusement.

—Non, je retire ma promesse, je refuse. La France, mon cher Albert, a des milliers de braves soldats, mais elle n'a pas trois poëtes comme vous, ajouta-t-il en m'embrassant; je vous garde donc à la gloire poétique de la France, qui m'est aussi précieuse que sa gloire militaire.

Ceux qui l'ont connu savent avec quelle grâce il disait ces mots-là.

Quinze jours s'étaient écoulés depuis le renvoi de Tiberio à Venise, lorsqu'un soir, comme je me disposais à sortir, j'eus la visite de Sainte-Rive; il venait de dîner dans mon voisinage et il avait voulu me complimenter sur mon dernier livre:

—Savez-vous qui m'a accompagné jusqu'à votre porte, dit-il?

—Qui donc?

—Antonia que j'ai trouvée flânant sur le quai.

—Eh quoi! j'aurais pu aussi la rencontrer? répliquai-je involontairement.

—Sans doute, et elle en eût été heureuse, car elle m'a arrêté pour me parler de vous, pour me demander ce que vous faisiez et qui vous aimiez en ce moment? J'ai bien compris à cette inquisition de l'amour que vous l'occupiez encore.

—Elle ne veut donc pas même me laisser vivre et respirer en paix l'air du soir? Que vient-elle faire autour de ma maison? Plutôt que de m'exposer à la rencontrer je me condamnerais à ne plus sortir.

—Voilà la preuve évidente que vous l'aimez encore, répondit Sainte-Rive, et, comme de son côté elle ne peut pas se passer de vous, vous finirez par vous réconcilier.

—Vous savez bien que c'est impossible, et d'ailleurs elle ne le désire pas plus que moi.

—Ce qui veut dire qu'elle y songe, mon cher Albert! Pour qui donc a-t-elle chassé Tiberio? Pour qui donc ferme-t-elle sa porte depuis huit jours au pianiste allemand, si ce n'est pour vous? Pour vous dont elle veut obtenir paix et pardon.

—Je crois reconnaître là une de ses phrases, repartis-je, vous a-t-elle fait part de ses sentiments?

—Eh! parbleu, à moi comme à tous nos amis; elle vous aime et ne veut plus aimer que vous.

—Je ne vous croyais pas si candide, mon cher Sainte-Rive, repris-je en affectant de sourire; vous savez bien que, si elle a renvoyé Tiberio, c'est qu'à ce dîner chez Frémont elle s'est trouvée humiliée d'un pareil amant, et vous n'ignorez pas que si elle ferme sa porte au pianiste Hess c'est que celui-ci lui préfère une marquise blonde.

—Vous êtes méchant et subtil, répliqua Sainte-Rive, et je vous trouve bien dupe, puisqu'une femme de l'esprit et du charme d'Antonia revient à vous de la repousser, avec des transes de saint Antoine devant le démon, car vous êtes tenté, mon cher, et, sans votre orgueil, vous lui crieriez: Accours!

—Obligez-moi de ne plus me parler d'elle, dis-je un peu sèchement et prenant mes gants et mon chapeau, je lui fis comprendre que je voulais sortir.

Cette nuit-là je me livrai à toutes les ivresses forcenées; je parvins à tuer son souvenir. La nuit suivante je recommençai, et ainsi de suite durant plusieurs jours; si bien que je devins une chair inerte; je ne travaillais plus et bientôt je me sentis pris de la fièvre et m'imaginai que mon mal de Venise allait revenir.

Frémont, à qui j'avais promis les dernières pages d'un livre, n'entendant plus parler de moi, arriva un matin, et me surprit dans ce bel état d'abrutissement dont il devina la cause.

—Vous n'êtes pas pardonnable, me dit-il, vous tuez votre génie pour échapper à l'obsession d'un souvenir; croyez-moi, mieux vaut tuer votre passion en la profanant.

—Que voulez-vous dire?

—Qu'Antonia vous aime toujours, et que vous feriez mieux de la reprendre que de mener la vie que vous menez. Je vous parle brutalement et sans phrases, comme un ami.

—Vous me parlez comme l'indifférence, lui dis-je, car vous me conseillez la pire des douleurs: celle du mépris que j'aurais pour moi-même en renouant avec elle. Il ne peut plus exister entre nous qu'un amour malsain et troublé. Mieux vaut la haine, la haine active, vivace, inspiratrice. Raccommoder une belle passion brisée est aussi maladroit, aussi impossible que de remettre un bras à une statue antique.

Frémont n'insista pas, mais Sainte-Rive me sachant malade vint me revoir et me dit:

—Antonia est très-touchante en parlant de vous; elle s'accuse et se donne tous les torts; elle, si superbe, pleure souvent en nous disant qu'elle ne pourra vivre si vous ne lui pardonnez pas.

—Je n'aime point, répliquai-je, cette mise en scène de la douleur; si le cri de son âme est sincère, c'est en secret et vers moi seul qu'elle devrait le jeter.

—Mais elle vous redoute, elle a peur de vos dédains!

—Et moi j'ai peur d'elle! ne m'en parlez donc plus, m'écriais-je irrité.

Ma colère même prouvait que je n'étais pas guéri.

Je ne sais si Sainte-Rive rapporta mes paroles à Antonia, mais deux jours après, vers minuit, comme je reposais sur un grand fauteuil, le cordon de ma sonnette s'agita faiblement. Qui donc venait à cette heure? J'avais envoyé mon domestique se coucher, je me précipitai pour ouvrir, frappé par l'idée soudaine qu'un événement grave allait m'arriver: peut-être ma mère était-elle malade? Peut-être accourait-on m'annoncer qu'Antonia s'était tuée? J'en étais à cette dernière pensée lorsque, en ouvrant la porte, je vis devant moi Antonia enveloppée d'une mante noire. Je reculai en chancelant, et je laissai tomber la bougie que je tenais à la main. Elle se jeta sur mon cœur dans les ténèbres et m'enlaça d'une étreinte si forte que toute résistance eût été inutile; d'ailleurs je ne songeais pas à résister; je sentais ses larmes mouiller mon visage, sa chevelure embaumée me pénétrait de son parfum suave et connu; elle joignait ses mains autour de mon cou et me demandait pardon. Je la retrouvai à ma merci, elle qui, si souvent, m'avait repoussé par ses froids dédains; elle était humble et passionnée aujourd'hui comme une femme d'Orient qui apaise par des caresses son maître irrité. Son souffle courait sur moi tel qu'une flamme électrique et elle me disait:

—Souviens-toi! nous avons été heureux, nous pouvons l'être encore!

Comment me dégager d'elle? comment repousser le bonheur que j'avais si souvent regretté? Il est vrai que ce bonheur était désormais perverti, navrant, dépouillé de tout prestige; mais la partie grossière des sens s'en contentait; jamais, au temps radieux de mon culte pour elle, je n'avais ressenti de tressaillements plus vifs et plus énergiques; je lui rendis ses baisers furieux, mais sans mentir à son âme:

—Ne me demande pas pardon pour tes impuretés, lui dis-je, car je suis encore plus impur que toi! je te donne les restes de la débauche; tu retrouves un cœur flétri que la douleur a corrompu; blessé par toi, il te fera souffrir de sa blessure; désormais notre amour, amer comme la haine, ne sera plus qu'un défi des sens à la conscience; tu deviens courtisane en te jetant dans mes bras, et je ne suis plus qu'un débauché sans cœur en te rendant tes embrassements!

—Qu'importe, me dit-elle en délire, et elle souscrivit à cette ivresse souillée. Tous les souvenirs sacrés de notre amour si beau se confondirent alors aux âcres sensations d'une passion dégradée.

Ô mystère impénétrable de l'union des êtres! malgré les paroles cruelles que je venais de prononcer, je sentis se fondre dans ses bras tout ce qu'il y avait de ressentiment dans mon cœur. Je redevins tendre et affectueux, et mes yeux mouillés de larmes la regardaient avec reconnaissance.

Elle me devina:

—Vois-tu que j'ai bien fait de venir, me dit-elle.

—Oh! oui, murmurai-je en cachant ma tête dans son sein, je t'aime toujours.

Le lendemain, j'avais repris chez elle ma place d'autrefois. Les premiers jours furent presque du bonheur: retranchés du monde, j'oubliais tout ce qui n'était pas elle, et en elle je ne voyais et ne retrouvais que ce qui m'avait rendu heureux. Sa nature douce et calme refaisait la paix dans mon cœur, son intelligence en toutes choses me charmait; quelle autre femme aurait pu me parler comme elle, avec la certitude du génie et l'enthousiasme de l'amour, des créations de mon esprit? Je lui lisais ce que j'avais fait de nouveau, et dans ses éloges et ses critiques je trouvais une supériorité qui enorgueillissait mon amour. Qui donc m'aurait compris aussi bien qu'elle? Qui donc eût senti à ce point le poëte dans l'amant? Malgré quelques dissidences, n'était-elle pas, après tout, la seule femme avec qui je pusse vivre de la double vie du corps et de l'âme?

Mais les orages devaient renaître, apportés par tous les souffles du dehors, qui ne pouvaient manquer d'arriver jusqu'à nous.

Notre réconciliation fit grand bruit; ma famille s'en désespéra, prévoyant pour moi de nouveaux chagrins; mes amis en plaisantèrent, et le monde me traita de lâche et de fou.

Je bravai les conseils et l'opinion, comme cela arrive presque toujours en pareille situation.

Ma passion avait été la plus forte; je devais donc la glorifier ou du moins faire croire à tous que je n'en rougissais pas. Je reparus avec Antonia dans les promenades et aux théâtres; elle s'y montrait souvent en habit d'homme, ce qui attirait sur nous tous les regards; elle affectait le plus grand dédain pour ce qu'elle appelait les préjugés, et m'entraînait à l'imiter. Nous menions une vie débraillée d'artistes qu'on a appelée plus tard la vie de bohème. En sortant du spectacle, parfois quelques personnes venaient chez nous souper et fumer, plutôt ses amis que les miens; non que les miens fussent des sages, mais ils avaient, même dans l'intimité, une raideur aristocratique fort ennuyeuse selon Antonia. Il est vrai que devant elle ils se souvenaient de son talent, qui leur imposait et contenait le laisser-aller de leur esprit; ils avaient gardé en ceci la tradition des manières courtoises qui, sous l'ancien régime, aurait toujours empêché qu'on traitât Mme de Sévigné, eût-elle eu des amants, comme on traitait une danseuse. Les amis d'Antonia se gênaient moins, ils la tutoyaient, elle leur en avait donné l'exemple, et moi, rattaché à elle par le côté grossier de la passion, je les laissais faire, peu soucieux de sa dignité. Je me sentis d'abord dans une atmosphère malsaine, mais je finis par me faire à cet air corrompu. Ironique, méprisant, je la traitais comme une maîtresse vulgaire; l'idole était volontairement descendue de son piédestal, et je me raillais moi-même si j'étais tenté de l'y replacer. J'avais avec elle des manières tantôt dures, tantôt moqueuses, où se trahissait le bouleversement de mon âme. Lorsqu'elle me les reprochait avec douceur et simplicité, j'étais attendri, mais sitôt qu'elle le prenait sur le ton de la prédication et de l'emphase, j'éclatais en plaisanteries injurieuses; elle eût pu me rappeler par une larme ou par une parole émue à ce qui restait encore de grand dans mon âme, et alors je serais tombé à ses pieds. Mais elle employait dans ces sortes de luttes un langage tellement en contradiction avec tous les actes de sa vie que j'en étais révolté.

Un soir je rentrai vers minuit, après l'avoir laissée, m'attendre toute la journée. J'étais allé à travers la campagne déposer le fardeau que je traînais sans trêve; je m'étais baigné dans la Seine, près de Bougival, puis roulé sur l'herbe, puis endormi sous les arbres par une chaude soirée d'août. Quand j'arrivai, elle éclata en reproches, me dit qu'elle voyait bien qu'elle ne pourrait jamais m'arracher à la dissipation et à la débauche, et que son sacrifice avait été en pure perte.

—Quel sacrifice? m'écriai-je; est-ce par hasard le renvoi de Tiberio?

—Celui-là et tant d'autres, poursuivit-elle avec une sorte d'audace naïve qui m'exaspéra. Je vous ai été dévouée jusqu'aux dernières limites de l'abnégation, jusqu'à l'immolation de tous mes fiers instincts, jusqu'à l'avilissement de ma chaste nature.

J'éclatai de rire.

Elle continua:

—Votre incrédulité impie ne saurait m'atteindre; Dieu le sait! c'est pour vous sauver de l'abîme que j'ai surmonté mon dégoût des choses des sens. Je ne me suis rejetée dans vos bras que pour vous arracher à des bras souillés; et maintenant vous me raillez de ma chute, et vous me traitez comme ces femmes dont j'ai voulu vous séparer: vous oubliez que j'ai été pour vous une sœur, une mère...

—Assez! lui dis-je à ces mots qui éveillaient l'écho d'un langage semblable qu'elle m'avait tenu autrefois au moment même où elle me quittait pour Tiberio,—assez d'hypocrisie! repartis-je avec une colère croissante; il ne faut pas être une Mme de Warens puritaine, il ne faut pas mettre Jean-Jacques adolescent dans son lit et protester après que c'était pour son plus grand bien et par pure abnégation! Convenez donc que vous y trouviez aussi quelque plaisir!

Je n'aime pas les exclamations mystiques de Mme de Krudner, quand elle s'écrie dans le ravissement de ses spasmes d'amour: «Mon Dieu, pardonnez-moi d'être heureuse à ce point!» Dieu et le remords n'ont que faire en ceci. Je trouve plus vrai le cri d'amour des belles Romaines, qui en pareils moments disaient en grec: ZΩH KAI ΨΥXH.

Convenez donc, ma chère, que si vous n'aviez que du dégoût pour les choses des sens, vous n'étiez pas forcée d'y goûter. Lorsqu'on a donné au monde ce que le monde appelle le scandale de l'amour, il faut au moins avoir la franchise de sa passion. Sur ce point, les femmes du dix-huitième siècle valaient mieux que vous: elles n'alambiquaient pas l'amour dans la métaphysique.

Pendant que je parlais, le visage toujours si calme d'Antonia exprimait une fureur douloureuse qui se trahissait par la rougeur de ses joues et l'éclair de ses regards. Mais tout à coup ses traits se détendirent; elle pâlit, et sa tête se renversa en arrière et demeura immobile.

Quand j'eus fini, elle me dit d'une voix tranquille:

—Vous êtes la punition de mon orgueil; cela devait être.

Je vis deux longues larmes couler de ses yeux, et je me fis horreur. Ce que je lui avais dit, tout autre aurait pu le lui dire, mais moi je devais me taire.

Après ces scènes cruelles, j'essayais pourtant de l'aimer encore, d'être heureux et de la lier à moi. J'évoquais le passé, j'en faisais remonter de chères images; j'en formais autour d'elle comme une ronde fantastique où je m'emprisonnais. Mais à côté des souvenirs riants s'en dressaient d'autres insultants, tyranniques, et qui me murmuraient de ces mots irréparables que la mort ne doit pas effacer: toujours je voyais à ses côtés, comme son ombre, le fantôme railleur de l'Infidélité.

Nous ne travaillions plus durant ces jours orageux. Mais sous le règne si paisible et si court du doux Tiberio, elle avait écrit un roman qui venait de paraître et qui excita bientôt la plus vive polémique dans les journaux: les uns proclamaient ce livre une œuvre philosophique où se résumaient les souffrances et les aspirations de l'époque; d'autres n'y voyaient qu'une élucubration ambitieuse et vide, où toute vraisemblance et toute morale étaient violées dans un style tour à tour charmant et emphatique. Un journaliste avait trouvé piquant de reconnaître l'auteur sous l'héroïne, et se permit de diriger contre Antonia des attaques tellement violentes que je me sentis offensé. Je pouvais bien, dans la poignante colère de mon amour, me permettre parfois de la pénétrer et de la juger; mais j'interdisais aux autres toute insulte contre une femme qui m'appartenait et qui se montrait en public à mon bras.

Je venais de lire l'article injurieux, et je me disposais à sortir pour aller en demander raison à l'auteur, lorsque je vis entrer dans ma chambre Albert Nattier.

—Je te croyais encore en Angleterre? lui dis-je en l'embrassant, tout joyeux de la surprise qu'il me causait.

—J'arrive comme le Deus ex machina.

—Tu dis plus vrai que tu ne penses, répliquai-je; tu arrives à point pour un dénoûement; car demain je me bats en duel et tu seras mon témoin.

—Nous verrons, nous verrons, répliqua-t-il en riant; mais viens d'abord déjeuner avec moi au café Anglais.

—J'y consens, quoique je sois attendu: je vais écrire pour la prévenir.

—De qui parles-tu donc? fît-il en jouant l'étonnement.

—Mais tu le sais bien, poursuivis-je, nous nous sommes réconciliés.

—On me l'avait dit, reprit-il; pourtant je n'y croyais pas: et c'est pour elle que tu te bats?

Je fis un signe qui disait oui, tout en écrivant quelques lignes à Antonia. Albert Nattier me considérait; son visage avait une expression sérieuse que je ne lui avais jamais vue. Nous descendîmes l'escalier sans rien dire et nous montâmes dans sa voiture, qui nous conduisit au café Anglais. Durant le trajet, il affecta de ne me parler que des plaisirs de Londres; il me raconta quelques aventures dont il avait été le héros. La conversation continua sur ce sujet jusqu'à la fin du déjeuner. Mais sitôt que le garçon fut sorti et que nous eûmes allumé nos cigares, il me dit en se plaçant debout en face de moi:

—Ainsi donc, Albert, ce duel est bien arrêté: tu vas te battre pour cette femme?

—Ma décision est irrévocable, répondis-je; mon père même, si j'avais le bonheur de l'avoir encore, ne m'y ferait pas renoncer.

—Eh bien, en ce cas, j'aurai plus de pouvoir que ton père, répliqua-t-il; car je te jure bien que ce duel n'aura pas lieu.

—Tu deviens fou, lui dis-je avec impatience.

—Non, reprit-il; mais je vais commettre une mauvaise action, si tu ne me donnes pas à l'instant ta parole que tu ne te battras point.

—Ce que tu me demandes là est impossible.

—Eh bien, en ce cas, je parlerai, poursuivit-il en devenant très-pâle.

Je fus pris d'un frisson et j'eus comme la révélation subite de quelque chose de terrible; il semblait hésiter.

—Mais, parle donc, lui dis-je en lui secouant le bras.

—Tu sais, reprit-il, que Tiberio a été l'amant d'Antonia.

—Oui, puisqu'elle me l'a dit elle-même et que je te l'ai raconté; en quoi cela peut-il me permettre de manquer à l'honneur, et j'ajouterai de manquer à Antonia qui n'a que moi pour la défendre? Après tout, elle vaut mieux que les autres femmes, car elle a été franche et grande dans son aveu et dévouée pour moi à l'égal d'une mère durant ma longue maladie à Venise.

—Oh! oui, répliqua-t-il avec un accent étrange, cette maladie sera la page saillante de sa vie!

—Mais, que veux-tu dire, murmurai-je d'une voix étranglée, parle vite, finissons-en!

—Je dis que pendant que tu te mourais, elle se donnait en riant à Tiberio.

—Tu mens! m'écriais-je, en faisant un geste de réprobation.

Il resta muet devant ma douleur; il eut peur, m'a-t-il dit plus tard, de la décomposition rapide de mon visage.

À mon tour je l'interrogeai:

—Qu'en sais-tu? qui te l'a dit? Je ne te croirai que sur des preuves!

Il continua:

—Le pauvre Tiberio, confus de la reconnaissance que je lui exprimais pour les soins qu'il t'avait donnés, m'a tout avoué pendant notre promenade à travers Venise!

—Oh! voilà donc pourquoi, balbutiai-je, tu étais si bouleversé en rentrant ce jour-là!... Je me souviens! Je me souviens!

Je n'en pus dire davantage, je laissai tomber mon visage dans mes mains, comme pour me dérober à la honte qui m'envahissait.

—C'est-elle, poursuivit-il implacablement, qui a entraîné Tiberio, car lui croyait à la fidélité qu'on doit aux mourants, et je l'ai vu saisi d'une terreur superstitieuse en songeant à ce sinistre hymen, accompli presque en face d'un lit mortuaire; il l'aimait...

—Tais-toi! tais-toi! lui dis-je, je ne veux plus t'entendre; conduis-moi où tu voudras. Et je saisis son bras comme un appui.




XX

Albert Nattier me garda quelques jours dans sa maison, il ne chercha ni à me distraire, ni à me conseiller, ni à me guider; il me laissa cette absolue liberté de pensée et d'action qui est le meilleur régime pour rendre à l'âme quelque ressort. Car, de deux choses l'une, ou le coup qui nous a frappé nous tuera, et alors rien n'y peut, ou, si nous devons vivre, la solitude et la réflexion nous y déterminent plus efficacement que des consolations incomplètes et banales.

Il évita aussi de me parler d'Antonia d'une façon méprisante, et moi, bien résolu à me séparer d'elle à jamais, je cessai de l'accuser et en apparence d'en être occupé. À peine si nous faisions quelques allusions à elle quand, devant lui, on me remettait ses lettres.

Dès le premier jour de ma disparition inattendue, Antonia m'avait écrit trois fois pour m'exprimer son anxiété, sa surprise, son chagrin; elle recommença les jours suivants, et je dois dire que ses premières lettres ne trahissaient qu'une affection inquiète; mais comme je gardais un silence obstiné, elle finit par éclater en reproches et m'accuser en termes offensants de ne me séparer d'elle que parce que j'avais peur de la défendre contre ceux qui l'insultaient. Je dus pâlir en recevant cette lettre, car Albert Nattier, qui était présent, me dit involontairement:

—Qu'as-tu donc?

—Tiens, lis, répliquai-je en lui tendant la lettre, et réponds-lui pour moi.

—Tu m'y autorises?

—Je t'en prie. J'ai eu cette dernière faiblesse; j'ai voulu l'entendre encore une fois dans ses lettres, maintenant je sens que tout est bien fini; il faut qu'elle le sache par toi; tu seras entre nous comme un de ces murs rugueux et froids qui séparent les prisonniers dans les geôles.

Tandis que je parlais, il écrivit d'une main rapide le billet suivant:


«J'ai empêché Albert de se battre pour vous, parce qu'un jour où il se mourait, à Venise, vous vous êtes donnée à Tiberio; je l'ai su par Tiberio lui-même!

»Albert ne veut plus vous voir et ne répondra jamais à vos lettres.»


—C'est bien, lui dis-je, son orgueil ne me pardonnera pas et voilà ma solitude assurée.

—Que vas-tu faire pour te distraire? me dit mon ami.

—J'essayerai d'abord des voyages et plus tard du travail.

—Ce sera mieux, reprit-il, que les plaisirs stupides où j'ai voulu te plonger; je commence moi-même à m'en dégoûter, et j'ai envie d'entrer dans la politique pour m'étourdir.

—Dis pour t'engourdir, répliquai-je en riant.

L'idée de voir Albert Nattier député ou conseiller d'État me causa une subite hilarité; je lui dis à ce propos les plus folles bouffonneries, et nous nous séparâmes vers le soir assez gaiement.

Comme je rentrais chez moi, j'aperçus en face de la maison que j'habitais, un fiacre aux stores baissés qui stationnait sur le quai; je pensai: «Voilà quelque femme du monde qui attend son amant.» Dans toute autre disposition d'esprit, j'aurais à coup sûr ouvert ma fenêtre et observé le fiacre mystérieux. Mais à peine entré dans mon logis désert, le spectre de la solitude me saisit à la gorge; je m'approchai de la table de travail où étaient les feuilles éparses d'un livre interrompu depuis bien des jours; il y avait encore là, près de mon écritoire, dans un vase chinois, un bouquet de fleurs desséchées que m'avait donné Antonia, et en m'asseyant je poussai du pied un coussin en tapisserie fait par elle; son portrait, placé dans un angle de ma chambre, me regardait de ses grands yeux interrogateurs, et il semblait me dire: Tu as beau faire, je serai toujours où tu seras!—J'éprouvai ce qu'on ressent à l'heure où le corps d'un mort chéri vient d'être enlevé pour le cimetière; on contemple avec angoisses les vestiges qui restent de lui; on frissonne en y touchant, comme si l'on touchait au cadavre même; on ferme les yeux pour ne plus rien voir, mais les yeux se remplissent de larmes, et à travers ces larmes on revoit encore l'être qui n'est plus.

J'étais en proie à ces pensées funèbres, lorsque mon domestique, qui était allé chercher de la lumière me dit en rentrant dans ma chambre qu'une dame demandait à me parler. Je souris, car je ne sais par quel revirement de mon esprit je m'imaginai tout à coup que ce pourrait bien être la jolie comtesse de Nerval! Elle m'avait recherché et fait les doux yeux dans plusieurs bals; à coup sûr c'était elle qui venait d'épier mon retour dans le fiacre immobile.

Je me levais pour aller à sa rencontre, lorsque je vis paraître Antonia: elle se prosterna à mes pieds dans l'attitude de la Madeleine; elle représentait d'autant mieux cette sainte devenue classique, que ses deux mains tendues tenaient une tête de mort.

—Parbleu! lui dis-je avec humeur, quelle étrange figure faites-vous là et que prétendez-vous avec cette scène théâtrale?

Son visage était livide, et ses yeux paraissaient creux et profonds comme les orbites vides du crâne qu'elle me présentait. Elle ne me parlait pas, mais elle se rapprochait de moi en marchant sur ses genoux, et bientôt elle me toucha avec sa sinistre offrande. J'eus un mouvement d'horreur qui fit rouler à mes pieds la tête de mort. Aussitôt j'en vis jaillir une épaisse chevelure noire, comme si ce débris de la tombe avait gardé cette parure de la vie. Je regardai Antonia, et je m'aperçus que son front pâle était dépouillé de ses beaux cheveux.

—Quel acte de démence! m'écriai-je.

—Je ne suis qu'une indigne pécheresse qui n'espère plus ton amour, me dit-elle, et j'ai voulu te sacrifier ce qui te plaisait le plus en moi lorsque tu m'aimais.

—Allez-vous, continuai-je brutalement, mettre en action les héroïnes de vos livres? vous vêtir de blanc comme une abbesse et vous enfermer dans quelque cloître d'Italie[8]?

—Oh! murmura-t-elle, tu es-bien dur de railler ainsi mon repentir.

—Je n'aime pas, poursuivis-je, ces comédies religieuses, et je crois que le remords n'a que faire de ces parades. Demain, quand vous voudrez plaire encore, vous regretterez d'un regret vraiment sincère ces cheveux qui vous allaient fort bien.

Et la relevant d'une main résolue, je la conduisis à la porte. Je la sentais frémir sous cette pression convulsive.

—C'est votre dernier mot? me dit-elle prête à sortir.

—Oui, le dernier dans cette vie; car plutôt que de te revoir je me brûlerais la cervelle.

Ma porte se referma sur elle; je l'entendis descendre l'escalier, puis m'étant approché de ma fenêtre, je la vis monter dans le fiacre qui stationnait sur le quai.

—Elle n'en mourra pas, pensais-je; la douleur qui tue ne procède pas de la sorte.

Je repoussai du pied la tête de mort; mais ces cheveux lustrés et d'où des étincelles semblaient jaillir, ces beaux cheveux si longtemps caressés et qui gardaient encore un parfum émanant d'elle, je les réunis dans mes mains tremblantes, et j'y plongeai avec frénésie mon front brûlant. Ce fut là la suprême étreinte et le dernier embrassement qu'elle reçut de moi.

Hélas! en me séparant de sa vie je ne me séparai pas de son ombre; dans les jours qui suivirent il me fut impossible de dormir, et comme l'a si bien dit un de nos poëtes: «Il me semblait toujours que sa tête reposait à côté de la mienne sur mon oreiller; je ne pouvais plus l'aimer ni en aimer une autre, ni me passer d'aimer; l'amour était à jamais empoisonné dans mon cœur; mais j'étais trop jeune pour y renoncer, et j'y revenais toujours. Je me disais: Si la passion m'abandonne, je vais donc mourir? Si j'essayais de la solitude, elle me ramenait à la nature, et la nature me poussait à l'amour. Corromps-toi, corromps-toi, me criaient les voix de la foule, et tu ne souffriras plus! Bientôt la débauche devint ma compagne et jeta sur la plaie de mon cœur ses poisons corrosifs.»

Je ne créais plus que des chants de désespoir rapides et d'une inspiration soutenue par une tension douloureuse de mon âme; mais pour des œuvres de plus longue haleine, la patience et l'énergie indispensables au génie me manquaient. Ce qu'il y avait eu primitivement de rectitude et de force dans mon talent semblait s'être échappé avec le sang de ma blessure; l'énervement des nuits d'orgie acheva de m'appauvrir. Le monde m'a traité en enfant gâté; il a salué mes œuvres par une admiration presque unanime. Mais je sens bien, moi, que je n'ai pu donner la mesure de ce que j'étais; on a connu le côté vif, gracieux, railleur et passionné de mon talent, mais le côté vigoureux et calme, on n'en a eu que des pressentiments. Çà et là seulement, dans ce que j'ai écrit, on retrouve la griffe du lion qui, couché sur le flanc par une main mystérieuse, doit mourir sans révéler sa puissance.

Ce que devenait son cœur, à elle, je ne cherchais pas à le savoir; elle était consolée et paisible, me disait-on, et je sentais bien qu'on disait vrai. Les déchirements d'une rupture éternelle ne pouvaient dévaster sa vie comme ils firent de la mienne: elle en avait abandonné d'autres avant moi; maïs elle, elle avait été mon premier et mon seul grand amour.

À travers le temps qui fuyait, à travers les ténèbres qui enveloppaient presque une moitié de mes jours, elle restait à jamais au fond de mon âme; lorsqu'on la nommait devant moi, je tressaillais; si on l'attaquait, j'étais prêt à la défendre. Les éloges qu'on accordait à son génie faisaient parfois resplendir mon front d'orgueil. Elle semblait avoir renoncé aux conceptions fausses et outrées, et produisait chaque année des œuvres plus rares; j'en étais heureux, et suivais son progrès avec la sollicitude que sent un père pour l'intelligence de son fils. C'est ainsi que peu à peu mon ressentiment s'était endormi pour ne plus laisser en moi que la mansuétude du souvenir; je revoyais les jours heureux remonter sur les jours sombres et les éclairer de leurs rayons. Plein de clémence, je me disais: Est-ce sa faute si elle ne m'a pas mieux aimé? Dans notre civilisation raffinée, l'amour complet est impossible entre deux êtres également intelligents, mais d'une organisation différente et possédant chacun les facultés de se combattre. Il faudrait pour que ces deux êtres s'entendissent toujours et restassent unis d'un amour inaltérable, qu'une éducation semblable les eût formés enfants, que les mêmes croyances, les mêmes habitudes de l'âme, et jusqu'aux façons extérieures fussent en eux identiques. C'est là ce qu'a bien compris Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu'il a voulu peindre l'idéal de l'amour. Il a choisi deux enfants, nés, croirait-on, d'un souffle pareil, animés par leurs mères d'un seul esprit, poussant, pour ainsi dire, sur une tige unique, et grandissant sous l'influence de la même atmosphère. Mais nous, rejetons tourmentés d'une société orageuse et corrompue, marâtre de ses enfants divisés, et plus cruelle dans ses phases de fureur que l'état sauvage, de quel droit nous étonner, après tant de discordes publiques et d'exécutions sanglantes, du divorce incessant des cœurs et de l'impossibilité des liens intimes? L'amour est frappé d'incompatibilité comme la politique. Les individus participent des masses; toutes les idées ont été déclassées, conspuées, jetées au vent. Comment se pourrait-il qu'elles pussent rentrer dans nos cerveaux dans l'ordre d'autrefois, et qu'elles en sortissent de nouveau avec la signification ancienne? Le bouleversement s'est fait dans les mœurs autant que dans les lois, le souffle de la révolution a atteint jusqu'à l'amour.

Avais-je bien le droit d'en vouloir à Antonia de ses préjugés ou de ses instincts de race et de l'empreinte indélébile d'une éducation monastique? N'avais-je pas aussi mes penchants irréfrénables, qui entraînèrent en rugissant, comme une trombe qui passe, ce qu'il y avait de meilleur en moi?

Un jour, Albert Nattier survint comme j'étais absorbé par ces réflexions que me suggérait sans cesse le souvenir ineffaçable d'Antonia, et qui la justifiait, selon moi. Je fis part de ces idées à mon sceptique ami:

—Fort bien, répliqua-t-il d'une voix mordante; vous autres poëtes rêveurs, vous vous livrez à de si subtiles et de si ondoyantes définitions sur les choses les mieux caractérisées, que vous finissez par en perdre le sens net et précis: mais ton cœur blessé est, j'en suis certain, meilleur logicien que ton esprit, et comme ce cœur saigne encore, je doute qu'il accorde à Antonia l'absolution de sa trahison à Venise, et surtout de son indigne et romanesque tromperie, si hypocritement déroulée dans les lettres qui suivirent. Parmi les raffinements de ton indulgente argumentation, as-tu trouvé, mon cher, l'explication de ce mensonge inutile?

—Elle est bien simple, répondis-je: Antonia en se donnant à Tiberio avait cédé à la nature, et elle ne me cacha la vérité à Venise que pour épargner ma douleur. Je devine aujourd'hui sa bonté craintive où je n'ai vu autrefois que sa duplicité orgueilleuse. C'est moi qu'elle a eu peur de blesser; ce n'est pas elle qu'elle a redouté d'humilier!

Albert Nattier repartit:

—Tu pourrais avoir raison si tout dans la vie et dans les écrits d'Antonia ne donnait pas un démenti formel à cette interprétation. Réfléchis et juge: elle enveloppe toujours d'un superbe orgueil les faiblesses de ses héroïnes. L'amour naïf lui semble une souillure ou une infériorité. Croyant ainsi se grandir, elle se drape dans la chasteté, et dérobe sous les plis d'un vêtement biblique ses péchés mignons. Elle a eu pour Tiberio une fantaisie que Mme de l'Épinay se fût peut-être permise, mais dont à coup sûr elle eût fait l'aveu en riant, acceptant pour sa punition une épigramme ou une représaille de Grimm. Mais elle, Antonia, craignant d'être déchue, se hausse aussitôt sur les nuages. Du haut du ciel, où elle se perd, elle t'accuse après t'avoir frappé; elle s'efforce enfin de te prouver qu'elle t'est restée fidèle en te trompant, et te fait le récit d'une gaudriole italienne dans le langage éthéré d'Ossian. Ce que je te dis là tu l'as constaté dans ses lettres comme le public le constate dans ses romans; ses héroïnes prêchent toujours des sublimités irréalisables et en contradiction avec leur situation même. Ô santa semplicità! comme disent les Italiens, qu'êtes-vous donc devenue dans son âme? Si elle peint un jour les mœurs rustiques, sois sûr qu'elle fera parler philosophie à ses paysannes; et ce qui m'exaspère, c'est qu'elle se croit naturelle.

—Elle l'est en effet, repris-je, et voilà ce qui l'absout; car ce qu'elle a de faux dans le caractère et le talent, n'est pas le résultat d'un parti pris, mais de son admiration sincère pour le beau conventionnel, qui lui semble le vrai beau.

—Mais comment toi, répliqua-t-il, esprit si décidé et si clair, avant que les brouillards de cet amour n'eussent noyé ton cœur, ne lui as-tu pas montré la simple et véritable grandeur du génie?

—C'est qu'elle se croyait la plus forte, et qu'elle s'est toujours retranchée, quand nous discutions, dans son infaillibilité morale. Oh! si j'avais pu l'assouplir, non par orgueil, mais par tendresse, c'est à mon cœur que je l'aurais courbée, c'est à mon amour que je l'aurais soumise!

—N'est-ce pas assez parler d'elle? fit Albert Nattier avec un signe d'impatience; voilà plusieurs années que tu ne m'en avait rien dit et je te savais gré de cette fermeté de silence. Je te trouve aujourd'hui d'une loquacité sombre et vaporeuse: si je te laisse seul, tu feras quelque maussade élégie bien plaintive; viens plutôt avec moi dîner à la campagne, où j'attends quelques joyeux amis.

Je le suivis comme je suivais depuis longtemps toute distraction facile que le hasard m'envoyait.

Albert Nattier avait une pittoresque habitation dans les environs de Fontainebleau; elle touchait à la lisière de la forêt. Mais, j'avoue ma faiblesse, jusqu'à ce jour je n'avais pu me déterminer à retourner sous ces grands arbres et à revoir ces défilés sauvages et magnifiques si souvent parcourus avec elle. L'idée d'y pénétrer me remplissait de la même terreur qu'aurait ressenti un enfant contraint d'entrer seul dans un bois sombre rempli de brigands et de bêtes fauves; il me semblait que toutes mes passions et tous mes souvenirs allaient se déchaîner et me mordre au cœur dans ces lieux où j'avais été heureux. Ce jour-là, je ne sais pourquoi j'eus plus de courage.

Les hôtes qu'attendait Albert Nattier n'étaient pas encore venus quand nous arrivâmes; je lui proposai de monter à cheval et de nous aventurer dans la forêt.

—J'en serai charmé, répliqua-t-il un peu surpris de ma fermeté nouvelle.

Nous passâmes par un carrefour peu touffu; mais bientôt, soit instinct, soit volonté, je dirigeai notre excursion du côté le plus noir de la forêt qui m'attirait toujours avec elle. Quoique le jour fût superbe, la lumière pénétrait à peine à travers les rameaux des vieux arbres. C'étaient autour de nous une solitude et un silence absolus qui tempéraient la chaleur de l'atmosphère: où le mouvement et le bruit ne se produisent pas, on sent le repos descendre. Nos chevaux avançaient lentement, et bientôt nous fûmes forcés d'aller à pieds pour nous enfoncer dans les taillis enchevêtrés et dans les anfractuosités des grands rocs. Je marchais sans fatigue et sans tristesse; mais Albert Nattier, qui redoutait pour moi l'évocation d'un fantôme, jugea prudent d'en détourner mon esprit en me racontant les plus folles aventures de sa vie. Je l'écoutais en souriant, et de temps en temps je lui ripostais par un mot vif et gai qui lui donnait le change sur ce qui se passait dans mon cœur. À mesure que nous avancions et que je reconnaissais la source, la clairière et l'énorme roche tapissée de mousse noire, quelque chose de doux et de tendre s'emparait de moi; je n'éprouvais aucun des déchirements dont j'avais eu peur: c'était une résurrection bienfaisante et tranquille des belles scènes de l'amour et de la jeunesse. Cet apaisement qui se faisait pour ainsi dire à mon insu me pénétrait de sérénité et amenait le sourire sur mes lèvres. Cette sensation toute intérieure ne m'inspirait pas un mot qui la trahit; je continuai à répondre gaiement aux plaisanteries d'Albert Nattier.

Lorsque nous parvînmes au sommet du roc, à l'endroit même où j'avais soulevé Antonia et l'avais étreinte sur mon cœur pour l'emporter dans l'éternité, j'eus sur le visage un rayonnement plus vif; involontairement je tendis les bras à l'ombre du passé comme à un ami inespéré qui me revenait.

En retournant à la maison ce fut la même gaieté apparente et le même travail secret de mon cœur. Je croyais souffrir et j'avais été heureux.

Deux ans plus tard j'écrivis sur ce souvenir les stances dont on a tant parlé et que vous préférez, m'avez-vous dit souvent dans votre partiale amitié, au Lac de Lamartine.

Ce que cette femme a fait de moi vous le savez maintenant, ce que je suis resté après tant de chagrins et d'essais infructueux de déplorables consolations, vous le voyez, chère marquise, l'être est dévasté mais le cœur vibre encore comme dans un monument en ruine un écho tressaille et répand la vie. Depuis que je vous ai rencontrée, chère Stéphanie, les pulsations de ma jeunesse se sont réveillées; je sens de nouveau le bien, le beau, l'amour! Laissez-moi renaître, laissez-moi vous aimer! et en parlant ainsi, Albert éperdu et épuisé par l'émotion de son long récit appuya sa tête sur mes genoux et couvrit mes mains de caresses convulsives. Je ne le repoussai pas; j'étais trop véritablement attendrie pour m'effaroucher; je ne sais quoi de chaste et de rayonnant planait sur le grand poëte. Je sentais en lui un frère à consoler, et mes larmes involontaires tombaient sur ses mains et répondaient à ses caresses.

—Oh! vous voyez bien que je vous aime, murmura-t-il, et que vous pourrez faire de moi un autre homme.

—Ce que vous aimez, Albert, lui dis-je, c'est l'amour! c'est votre souvenir! c'est elle! c'est Antonia! car lorsqu'on a aimé de la sorte on n'aime qu'une fois.

—Non, non, reprit-il d'une voix impérieuse, écoutez-moi bien. J'ai encore deux choses à vous dire, deux choses que j'oubliais et qui vous convaincront.

Je n'avais jamais revu Antonia depuis tant d'années, le hasard bienfaisant m'avait servi; jamais il ne la fit trouver sur mes pas. Je l'apercevais toujours à travers mes souvenirs, jeune, irrésistible dans son impassibilité terrible et dans la puissance formidable qu'elle avait exercée sur moi. Mais il y a de cela un an, un soir au foyer des acteurs du Théâtre-Français, j'avais la tête levée pour mieux voir un portrait de Mlle Clairon; j'entendis venir à moi et m'appeler par mon nom; j'abaissai mon regard, et je vis une femme d'une tournure et d'une mise vulgaires, à l'éclat des yeux seuls, je reconnus Antonia. Son teint s'était altéré, ses joues et tous ses traits avaient l'affaissement de la vieillesse; elle fumait une cigarette qui finissait en ce moment; elle en tenait une autre au bout de ses doigts; comme je fumais aussi elle me dit en riant:

—Albert donne-moi du feu.

Je m'inclinai sans répondre et lui tendis mon cigare; puis je sortis du foyer.

Mon cœur seul avait tressailli, d'étonnement peut-être; mes sens étaient restés froids, répulsifs mêmes; ce n'était pas Antonia que j'avais revue, pas même son ombre, c'était sa caricature! Si son désir ranimé l'avait poussée vers moi, mes bras ne se seraient pas ouverts; si elle m'avait crié: «Je t'aime toujours!» je lui aurais répondu avec certitude: «Je suis guéri!»

Oh! qu'il n'en aurait pas été ainsi si nous avions traversé la vie en nous aimant, vieilli ensemble, partagé nos labeurs, nos joies et nos peines; alors la vieillesse et la décrépitude se produisent insensiblement; les beaux souvenirs de l'heureuse jeunesse les dérobent et l'éclat des sentiments inaltérés les effacent! Mais quand on est devenu ennemis par l'amour, quand la séparation violente a produit l'antagonisme, l'œil de la matière est implacable, il procède froidement dans sa dissection comme le scalpel sur le cadavre.

Vous voyez donc bien que je ne l'aime plus; le charme et l'attrait sont détruits; j'en parle comme d'une chose morte; si je me suis complu dans les détails de ce récit, si j'ai tenté de vous faire pénétrer les mystères infinis d'une psychologie désespérée, c'est pour vous et non pour elle; pour vous dont je veux être aimé, pour vous à qui je viens de révéler comme à Dieu même toutes les contradictions de mon cœur: misères et grandeurs, tendresse et haine!

D'autres ont su par moi cette désolante histoire, mais ils n'en ont aperçu que le squelette; pour vous seule je l'ai ranimée; vous avez revu le drame en action, suivi ses événements, compris ses douleurs, compté ses sanglots; à vous seule enfin j'ai montré la vérité entière de ma vie; quelle plus grande preuve d'amour pouvais-je vous donner? Quelle communion plus intime pouvait unir nos deux âmes?

Voilà ce qu'il me restait à vous dire et maintenant je suis soulagé.

Après avoir prononcé ces derniers mots sa tête retomba comme accablée par la fatigue et je sentis ses lèvres muettes boire mes pleurs qui coulaient toujours sur ses mains croisées.

Je fus prise pour lui d'une immense pitié; oubliant mes craintes des autres jours qui m'auraient semblé puériles devant sa douleur, je voulus le garder jusqu'au soir. J'en fis mon hôte pour l'apaiser.

Ayant entendu rentrer mon fils avec Marguerite, je dis à Albert:

—Contenons nos larmes, elles effrayeraient cet enfant.

Il m'obéit, se détacha de mes genoux où ses mains s'appuyaient encore, et prenant mon fils dans ses bras, il se mit à le caresser. Nous restâmes ainsi jusqu'à minuit, comme en famille, et même lorsque l'enfant ne fut plus là, Albert ne prononça pas un mot qui eût pu me troubler et m'éveiller de mon songe fraternel. Mais avant de partir il me pressa vivement sur son cœur en me disant:

—À demain, chère Stéphanie; maintenant que nous nous aimons, la vie sera belle!

Ces derniers mots me rappelèrent à moi-même, à l'aveu complet que je lui devais aussi et durant mon sommeil agité par le choc de tant d'émotions, je crus entendre la voix de Léonce qui me criait: «Vas-tu donc l'aimer?»


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