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Lui: Roman contemporain

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[8]Dans presque tous les romans écrits à cette époque l'amour des héroïnes se dénouait dans un cloître.




XXI

Je ne m'endormis qu'au jour, et à l'heure habituelle du lever de mon fils, je fus éveillée de mon court et pénible sommeil par Marguerite qui entra dans ma chambre. Je secouai mon malaise et je me mis aussitôt à écrire à Léonce, ne voulant pas attendre le soir pour lui faire le récit de la confidence d'Albert. C'est ainsi que du vivant même du grand poëte, cédant à l'entraînement d'un amour aveugle, j'avais déposé le secret de cette douloureuse histoire dans un autre cœur. Mais ce cœur ne contient plus désormais que des cendres sèches, plus froides que la poussière des cercueils; je ne l'appellerai donc pas en témoignage de la vérité. Pour tous ceux qui ont vécu de la double vie du cœur et de l'esprit, cette vérité palpite assez dans l'ensemble et dans les détails de ce que je viens de dire.

Si ce récit était une fiction destinée à devenir un livre, peut-être serait-il dans les règles de ce qu'on appelle l'art de n'y rien ajouter; mais, selon moi, l'intérêt vivant l'emporte sur l'intérêt imaginaire, et l'attrait imprévu d'une action réelle sur l'effet combiné d'une composition habile; puis rien n'est petit de ce qui touche un être vraiment grand; rien n'est indifférent de ce que renferme une existence qui fut chère; je vous dirai donc les dernières émotions d'Albert, mêlées aux événements de ma propre vie.

J'avais écrit sans contrainte et sans embarras à Léonce, car certain comme il l'était d'avoir tout mon amour, ce que je lui disais de l'entraînement qu'Albert ressentait pour moi pouvait bien lui causer quelque trouble, jamais d'effroi ni de douleur.

J'attendais avec calme sa réponse, tandis que j'étais émue et partant préoccupée de ce que je pourrais dire à Albert. Comment l'arracher à son exaltation de la veille par l'aveu explicite de mon amour pour Léonce! Cet amour, il avait refusé d'y croire, comment insister sur sa réalité et faire pénétrer dans ce cœur blessé et aimant la cruauté de la conviction: le repousser comme amant, c'était le perdre comme ami, c'était renoncer à jamais à cette fraternité de cœur, à cette camaraderie de l'esprit qui m'étaient si douces; je savais bien qu'il ne voudrait pas de mon amitié. Du jour où l'amour nous frappe les autres sentiments disparaissent pour ainsi dire consumés; c'est l'étincelle qui détermine l'incendie; et pourtant je sentais qu'il serait lâche à moi d'hésiter. Me taire, c'était tromper Albert, c'était tromper Léonce; laisser l'espérance à l'un, c'était enlever à l'autre la sécurité.

J'étais en proie à cette inextricable anxiété lorsqu'un coup de sonnette retentit: ce ne pouvait être qu'Albert. Je me sentis défaillir; mais j'éprouvai un allégement subit en apercevant son domestique; il m'apprit que son maître était souffrant et ne pourrait venir chez moi ni dans la journée ni le soir.

—Il est donc sérieusement malade, lui dis-je, qu'il ne m'a pas écrit? S'il en est ainsi, je vais aller le voir!

Le domestique m'en dissuada en m'apprenant que durant ces crises nerveuses, qu'il ressentait une ou deux fois par mois, son maître désirait rester dans une solitude absolue;—il se tient immobile et sans parler, ajouta-t-il, il prend ce qu'il appelle: son bain de silence et de repos, et au bout de vingt-quatre heures il est guéri.

—Dites-lui toujours que s'il désire me voir, j'accourrai, répétai-je au domestique comme il s'éloignait.

À peine fus-je seule que je compris que mes paroles rapportées à Albert le feraient croire à mon amour.

Je passai le reste du jour dans une indicible agitation; je ne savais à quel dessein m'arrêter et quelle forme donner à mon aveu! Écrire à Albert ma passion pour Léonce, c'était lui adresser une sorte de congé en le frappant froidement; car la parole écrite a toujours quelque chose de dur et d'irrémissible, tandis que celle qui s'échappe de la voix, quelle qu'en soit la douloureuse signification, s'émeut de l'émotion même de celui qui l'écoute; je me décidai donc à attendre la visite d'Albert et à m'abandonner à l'imprévu.

Le lendemain, dans la matinée, je reçus la réponse de Léonce.

—Jamais roman, me disait-il, ne l'avait intéressé comme l'histoire des amours d'Antonia et d'Albert; cet homme avait mis dans sa passion une grandeur, une intensité et une durée qui en faisait une chose vraiment belle; mais il était douteux qu'après tant de douleurs et d'essais réitérés de consolations délétères, puisées dans la débauche, il pût aimer encore comme il avait aimé. Ce second amour qu'il m'offrait ne serait qu'une pâle et grimaçante contrefaçon du premier; je méritais mieux que ces restes d'un cœur flétri et d'un génie qui sommeillait; Albert était célèbre et lui était obscur, mais lui du moins me donnait son âme entière où aucune image n'obscurcissait la mienne. Je serais toujours pour lui la femme unique, l'inspiration de sa solitude, la chaîne aimée de sa jeunesse, la douce lumière qui planerait sur son déclin; semblable à cette première femme de Mahomet qui fit la destinée du prophète et qu'il aima jusqu'aux derniers jours, vieille et blanchie, la préférant aux jeunes et fraîches épouses qui n'eurent jamais son cœur.

Il était trop fier, poursuivait-il, pour rien ajouter, mais il attendait la décision de mon amour avec une impatience qui troublait son travail et sa solitude; il me suppliait en finissant de continuer à lui parler d'Albert sans restriction; c'était, me disait-il, pour son esprit une étude vivante dont rien n'égalait l'intérêt, et, en satisfaisant sa curiosité, je lui donnais une véritable preuve d'amour!

Je froissai convulsivement cette lettre où je ne trouvais pas un cri parti du cœur. Oh! mon Dieu, pensais-je, comment n'est-il pas venu? comment n'a-t-il pas eu cet élan de l'amour? comment peut-il me laisser seule dans l'état de détresse où se trouve mon âme? La dernière phrase de sa lettre me fit l'effet d'un scalpel qui aurait pénétré dans une chair vive; il voulait tout savoir sur ce qui concernait Albert; ce noble génie était devenu un objet d'analyse pour cet esprit solitaire et froid. Non! non! pensais-je, je ne continuerai plus cette dissection d'un grand cœur blessé; cela ressemblerait à une trahison; je m'arrêterai; dès le premier jour j'aurais dû refuser de lui donner Albert en spectacle! et cependant pouvais-je agir autrement? lui cacher quelque chose de ma vie, c'était ne l'aimer qu'à demi et partant ne pas l'aimer, car suivant la profonde parole de l'Imitation: Qui n'a pas un amour sans limites, n'aime point.

Lui, l'avait-il bien pour moi cet amour? hélas! je ne le voyais pas dans cette lettre. Mais d'autres lettres avaient été plus tendres, elles avaient épanoui mon cœur et l'avaient satisfait; ce n'était pas un rêve, j'étais aimée! J'en avais eu la conviction dans ses bras et j'en retrouvais la certitude dans ses lettres. Un désir violent et soudain de les relire s'empara de moi. J'en tirai plusieurs au hasard d'une cassette où je les renfermais; et à mesure que les expressions de cette tendresse calme, mais toujours égale, me pénétraient, je sentais revenir en moi la sérénité; il m'aime! répétais-je avec de douces larmes, et dans cette confiance je puisais la force de tout dire à Albert; j'étais prête à confesser mon amour comme les premiers chrétiens confessaient leur foi.

En ce moment j'entendis la voix d'Albert. Marguerite l'avait rencontré dans l'escalier et allait l'introduire dans mon cabinet. Mon premier mouvement fut de cacher les lettres de Léonce; tout à coup il me vint une autre idée et je laissai les lettres éparses sur ma table.

Albert entra; il était un peu pâle, mais sa mise très-recherchée lui donnait une apparence de santé.

—Vous vouliez donc venir chez moi, me dit-il en m'embrassant; cette bonne pensée que vous m'avez envoyée m'a guéri et c'est moi qui viens vous voir et vous remercier.—Mais, chère, êtes-vous malade? ajouta-t-il en me regardant, vous voilà blanche et glacée comme un beau marbre. Vous avez encore des larmes dans les yeux, pourquoi pleurez-vous? je veux le savoir!

—Eh bien! oui, m'écriais-je, vous saurez tout. Albert, écoutez-moi sans colère et ne me retirez pas votre amitié; plusieurs fois déjà j'ai voulu parler et vous n'avez pas voulu m'entendre; Albert je ne puis tous aimer d'amour, car j'en aime un autre qui m'aime et dont rien ne saurait me séparer!

Il chancela et devint tellement livide que j'eus peur du mal que j'avais lait.

—Oh! murmura-t-il lentement: vous ne valez pas mieux qu'elle, vous aussi en retour de mon amour vous me faites souffrir!

—Est-ce ma faute, lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes, si avant de vous connaître mon cœur s'était donné? Allez-vous donc m'en vouloir de la vérité, comme vous en avez voulu à Antonia de son mensonge? fallait-il vous tromper?...

—Oui, plutôt que de m'arracher à ce rêve qui allait me faire revivre! Adieu donc, ajouta-t-il, je n'en veux pas savoir davantage.

—Vous êtes dur, lui dis-je, et vous répondez bien mal à ma loyauté; fallait-il vous traiter comme un enfant qui ne souffre pas qu'on s'interpose entre son désir et l'impossible? Oh! cher, cher Albert, si la confiance d'une âme forte et sincère vous épouvante, pourquoi vous étonner qu'Antonia vous ait menti? Sans doute elle avait compris dans la profondeur de son génie que l'homme nous refusera toujours la liberté de l'amour et la dignité de la franchise.

—Taisez-vous, taisez-vous! s'écria-t-il avec emportement, je me soucie bien de ce que vous me dites, j'aime mieux regarder votre pâleur et votre abattement qui, du moins, me font croire que vous souffrez du mal que vous me faites.

—Oh! oui, repris-je en l'embrassant comme j'aurais embrassé mon fils, je souffre d'ajouter à vos chagrins, moi qui voudrais tant les changer en bonheur.

—Vous avez la persuasion de la bonté, répliqua-t-il, et vous me faites comprendre ma folie. Il est vrai, je ne puis empêcher que vous en aimiez un autre, mais ce que j'aurais pu faire, ce que j'aurais fait à coup sûr si j'étais plus jeune et plus beau, c'est de prendre sa place;—voyons, voyons, cela n'était-il pas possible; cet amant n'est pas un mari; il n'est pas même un amoureux bien vif, puisqu'il vous laisse ainsi dans toutes les langueurs de l'attente?

Il avait pris tout à coup un ton dégagé en prononçant ces paroles; il souriait comme à une convoitise.

—Le voulez-vous, chère amie? essayons un peu de nous aimer, et après vous me préférerez peut-être à ce terrible absent!

—Non! m'écriai-je blessée et raffermie par ce changement de langage; lui seul me plaît et lui seul m'attire.

—Ah! je comprends, fit-il en se regardant dans la glace, je vous fais l'effet qu'Antonia a produit sur moi à notre dernière rencontre; mais s'il en est ainsi, pourquoi ne me fuyez-vous pas? pourquoi m'attirez-vous au contraire et pourquoi pleurez-vous sur moi?

—C'est qu'il est dans votre génie quelque chose d'éternellement jeune et beau qui, en dehors de l'amour, exerce une séduction puissante et un attrait idéal.—Je ne voudrais pas le trahir lui, mais je ne voudrais pas vous perdre, vous mon poëte bien aimé. Vous tenez mon âme tremblante dans vos mains; ne le sentez-vous pas?

—Vous êtes une bonne créature, me dit-il, et je veux oublier mes désirs égoïstes pour vous entendre: voyons, qui aimez-vous? est-il au moins digne de son bonheur, celui-là?

—Mes paroles vous le feraient mal connaître, lui dis-je; j'ai toutes les préventions et tout l'aveuglement de l'amour; mais lisez ces lettres, et soyez pour moi un cœur juste qui reçoit la confidence d'un ami.

Il se maîtrisa et prit au hasard une lettre, déterminé sans doute aussi par un peu de curiosité.

Je l'observais douloureusement pendant qu'il lisait; la tête tendue vers lui, je cherchais à pénétrer dans ses yeux, dans le sourire ou la contraction de ses lèvres et dans les plis fugitifs de son front, les impressions successives qu'il éprouvait. Il lut une vingtaine de lettres sans s'interrompre, et sans me parler; mais je voyais sur son visage comme dans un miroir tous les mouvements de son âme: c'était tour à tour l'impatience que lui causait une familiarité trop vive; le dédain du génie pour des dissertations fastidieuses sur l'art et sur la gloire mêlées intempestivement à l'amour; une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité de Léonce s'accroissant sans cesse dans la solitude comme les pyramides du désert grossissent toujours sous les couches de sable stérile qui les recouvrent et les étreignent. C'était parfois quelque chose d'amer et de méprisant, trahi par l'ironie acérée du regard qui semblait flageller comme avec une lanière certains vices de race que révélaient les lettres de Léonce. Il avait tout lu et pas une fois je n'avais surpris un signe d'attendrissement involontaire sur la vérité de cet amour qui prenait ma vie.

—Eh! bien, lui dis-je, éperdue et l'interrogeant, voyant qu'il ne me parlait pas!

—Chère Stéphanie, répliqua-t-il, en me considérant avec tristesse, vous êtes aimée par le cerveau de cet homme et non par son cœur.

—Ne me dites pas du mal de lui, m'écriai-je, vous seriez suspect.

—N'allez-vous pas me soupçonner d'être jaloux de ce Léonce, reprit-il en levant la tête avec fierté! Non, je suis rassuré, car je vaux mieux que lui, mieux que lui par la sincérité de mes émotions; il y a dans mon vieux cœur flétri plus de chaleur et plus d'élan que dans ce cœur froid et inerte de trente ans! Je suis rassuré, vous dis-je, et je ne suis plus jaloux parce que j'ai la certitude que vous m'aimerez un jour et que vous ne l'aimerez plus! il y a entre vous deux trop de dissemblances; trop de sentiments qui se heurtent et se froissent en voulant se confondre, pour que vous ne soyez pas tôt ou tard ennemis; et alors, vivant ou mort, vous m'aimerez! mort! ce sera un bonheur à me faire tressaillir dans ma bière de vous sentir toute à moi!

—Albert, lui dis-je en le suppliant, vous avez une part de mon cœur, mais soyez clément, ne tuez pas mon pauvre amour qui depuis dix ans me fait vivre; depuis dix ans bien d'autres que vous se sont brisés contre sa force et ont reculé devant sa fermeté; c'est un roc inaccessible sur lequel je ne permets pas qu'on piétine. Vous pouvez me tourmenter par vos doutes et m'affliger par vos présages, mais je sens en moi la volonté d'aimer toujours et la certitude d'être aimée. Cet amour que vous ne trouvez pas dans ces lettres, il y frémit, il y brûle pour moi à chaque ligne; vous avez l'œil froid de la défiance, et la défiance rend athée. Moi je me confie, je crois et je sens le dieu caché!

En parlant ainsi, je saisis dans mes mains les lettres ouvertes comme pour les prendre en témoignage.

—Si je les commente devant vous, reprit Albert, vous direz que je suis cruel; l'heure n'est pas venue de vous faire entendre la vérité.

—Je ne redoute rien, répondis-je, car rien n'entamera mon amour.

—Eh bien! soit, vous m'entendrez; la lutte est ouverte entre cet homme et moi, et je ne saurais être déloyal en le combattant avec les armes qu'il me fournit; il ne m'est pas seulement odieux parce que je vous aime, mais parce que je le sens aussi l'antagoniste de mon esprit et de tous mes instincts; voyez, ajouta-t-il en s'emparant d'une lettre et en la parcourant; ceci, c'est l'apologie de la solitude que vous fait durant quatre pages ce jeune homme si brûlant d'amour: vous êtes sa vie, dit-il, et il se sépare volontairement de vous pour se retrancher dans un labeur acharné; il supprime les affections de son cœur dans l'espoir d'être inspiré; c'est absolument comme si l'on supprimait l'huile d'une lampe pour qu'elle brûlât mieux. Rappelez-vous la vie de tous les grands hommes: ils n'ont conquis leur génie qu'à force d'amour! Que veulent donc ces petits Origènes de l'art pour l'art qui s'imaginent qu'en se mutilant ils deviendront féconds!

Ici je trouve, continua-t-il en prenant une autre lettre, qu'il prétend nous surpasser tous par la correction du style! Naïf orgueil! comme si écrire était un travail de symétrie, de marqueterie et de polissure: Si l'idée ne fait pas palpiter le mot, que m'importe! Si les plis réguliers de la draperie frissonnent sur un mannequin, serai-je ému? et Albert se prit à rire de ce rire moqueur qu'une fraîche jeune fille jette à la beauté factice d'une coquette fardée.

Il poursuivit:

—Cet homme travaille depuis quatre ans à un long roman dont il vous parle sans trêve; chaque jour il y ajoute une page péniblement élaborée, et là où les inspirés ressentent la puissance des voluptés de l'esprit, il vous avoue qu'il n'éprouve, lui, que les affres de l'art? C'est le pédagogue qui, à l'heure de la création, se sent engourdi comme un bloc, tandis que le premier écolier venu lui en remontrerait à la manière de Chérubin! Je connais un autre pédant du genre de votre Léonce, qui s'est cloîtré pendant deux ans pour imiter un de mes poëmes, le plus vif d'allure et le moins didactique; il y a de nos jours des procédés lents, certains, mathématiques, pour ces calques de la littérature romantique, comme il y en avait autrefois pour contrefaire la littérature classique; c'est ainsi par exemple que Campistron singeait Racine. Un sculpteur de mes amis, qui fait plus de bons mots que de bonnes statues, a appelé plaisamment mon patient imitateur un pion romantique. Soyez certaine que le livre de votre amant, dont il est en mal d'enfant depuis quarante-huit mois, sera une lourde et flagrante compilation de Balzac!

—Se donne-t-on le génie? m'écriai-je, n'est pas qui veut un esprit créateur! mais c'est un effort de l'intelligence qui a sa grandeur que de poursuivre incessamment le beau et de s'en approcher. Vous ne pouvez nier qu'à défaut de génie cette volonté puissante ne soit en lui? ce n'est pas sa faute s'il n'est pas plus grand!

—Eh! qui songerait à l'humilier, répliqua Albert, s'il n'étalait pas lui-même un monstrueux orgueil. Dans les lettres que vous me faites lire, il plane toujours comme un condor, qui, dans sa lourdeur, s'imagine être supérieur à l'aigle! Avec quelle superbe il juge tous les contemporains! Il veut bien faire une exception en faveur de Chateaubriand, de Victor et de moi; ce qui m'importe peu, chère marquise; mais quel dédain ne prodigue-t-il pas à de grands écrivains qu'il n'égalera jamais; à Sainte-Rive, par exemple; de quel ton il méprise sans le comprendre son beau roman psychologique sur l'amour, un des livres les plus forts de l'époque; ce qui n'empêchera probablement pas ce farouche orgueilleux, s'il publie un jour son œuvre, d'aller mendier à Sainte-Rive quelques mots d'éloge.

En parlant ainsi, Albert froissait la lettre où Léonce se moquait du fameux critique.

—Mais ceci n'implique en rien son cœur et importe peu à mon amour, lui dis-je, en protestant toujours.

—Vous avez donc la prétention de dédoubler un être? reprit Albert d'un accent railleur; non, non, la nature est plus logique que votre amour: tout se coordonne et se complète dans une organisation; le cœur de votre Léonce est le corollaire évident et palpable de son cerveau, ce cœur est un organe indéfiniment dilaté, mais insensible, une gibbosité vide où tout entre et d'où rien ne sort, comme dans la bosse d'Arlequin, ajouta-t-il en riant plus fort.

—Oh! ce n'est pas par ces bouffonneries que vous ébranlerez l'idole, lui dis-je.

—En effet, répliqua-t-il avec une amère ironie, ce monsieur-là mérite bien qu'on le prenne au sérieux. Eh bien, soit, j'y consens et vous allez voir, ma chère, comme il y gagnera!—En prononçant ces mots, il saisit deux lettres qu'il avait placées à l'écart.—Deux preuves, deux attestations qu'il se donne à lui-même de la tendresse et de la générosité de son cœur, poursuivit Albert; un jour, vous passiez ensemble près de la statue de Corneille, il vous parle en pédant de ce simple grand homme, et vous, dans l'effusion touchante de votre amour, vous répondez: «J'aime mieux être aimée par toi, que d'avoir la gloire de Corneille!» Oh! si Antonia m'avait dit un mot semblable à propos de Michel-Ange ou de Dante quand nous étions en Italie, je l'aurais remerciée et bénie en la serrant plus passionnément dans mes bras; mais lui, qu'en éprouve-t-il? Il vous rappelle, en vous écrivant, votre ineffable exclamation: il la censure, il la souligne; cette parole d'amour, ose-t-il dire, vous a involontairement diminuée à ses yeux, car il ne comprendra jamais qu'on place le sentiment au-dessus de la gloire. Oh! marquise, les êtres vraiment inspirés et qui ont écrit des choses sublimes n'ont pas dit à froid de ces sublimités-là! Cette avidité âpre et glacée de la gloire ne saurait envahir un cœur heureux par l'amour! En lisant les maximes qu'il vous débite sur l'art et la renommée, on dirait des aphorismes pompeusement prononcés par quelque bourgeois lettré!

—Bourgeois, lui bourgeois! interrompis-je avec cette naïveté que l'amour vrai garde toujours, même quand l'âge de la naïveté est passé; on voit bien que vous ne le connaissez pas? Personne plus que lui ne se moque du troupeau des Philistins, comme disait votre ami Henri Heine pour désigner les bourgeois.

—Oui, répliqua Albert, comme les nobles parvenus se moquent de la roture, mais en sentant où le bât les blesse.

Ceci n'est après tout, poursuivit-il, qu'un peu de faconde, c'est la voix lointaine du dieu qui veut vous éblouir; on dirait une incarnation de Brama gourmandant un croyant esclave. Mais voici un post-scriptum où gît tout son cœur; il a voulu confirmer l'opinion vulgaire que c'est dans cette dernière partie d'une lettre que la pensée se trahit. Oh! ici je puis dire comme Pilate: Ecce homo! mais ce n'est pas moi qui suis le couard!...

—Assez! assez! m'écriai-je, qu'avez-vous donc découvert de si monstrueux? Venons au fait!

—Oh! c'est mieux qu'une trahison, continua-t-il en agitant une lettre, mieux qu'une couardise, c'est l'insensibilité du marbre en face d'un cœur qui n'ose crier mais qui saigne en secret. Marquise, le dernier de vos amis eût imaginé en pareille circonstance une délicatesse ingénieuse, Duchemin lui-même en aurait eu la pensée, oui, ceci me grandit Duchemin! car, dans sa convoitise, Duchemin cesse d'être avare, et l'autre, dans sa sentimentalité, reste un Harpagon!

—Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire? Je ne permets à personne de l'insulter, m'écriai-je tremblante de colère et d'émotion.

—Mais c'est lui qui s'est flétri de sa propre main, reprit Albert, écoutez-moi, pauvre chère âme, et jugez! Je vois, je devine qu'il y a quelque temps, dans la gêne où vous mit votre procès et pour combattre la pauvreté, que vous receviez vaillante avec un sourire, vous avez songé à vendre ce grand et bel album où tous les génies contemporains ont déposé un hommage. Chateaubriand ouvre le cortège suivi de Victor, de Rossini, de Meyerbeer, de Manzoni; c'est là qu'est l'éloquente page d'Humboldt dont vous m'avez parlé! Ce livre, fait pour vous, vous était bien cher, vous y teniez par toutes les délicatesses du cœur et de l'esprit, mais vous y teniez moins qu'à votre fierté native; donc, un jour de détresse, vous l'envoyez en Angleterre au libraire de la reine, vous attendez anxieuse que quelque lord millionnaire acquière pour un peu d'or ce joyau du génie. Vous avez pleuré en vous en séparant, mais comment faire! le vendre est pourtant un bonheur, car votre dignité est bien au-dessus de ce trésor. Ainsi vous pensiez et vous attendiez chaque jour l'heureuse nouvelle! elle ne venait pas! Eh bien! je lis ici, dit-il en agitant une lettre, que cet homme allant en Angleterre, vous l'aviez chargé de voir le libraire de la reine et de vous dire si l'album était vendu: combien un mensonge eût été facile! Le mensonge de l'affection, le mensonge délicat et inspiré, qui nous permet d'obliger mystérieusement un ami par un subterfuge. Cet homme est riche, il voyage, il n'épargne rien pour ce qui peut coucher sur des roses sa personnalité; il vous a écrit mainte fois, dans des élans de générosité fantastique, qu'il souffre de la gêne où vous vivez, et qu'il voudrait être un magicien pour vous faire habiter un palais de marbre blanc avec des ciselures d'or; il savait bien le néant d'un pareil souhait; mais quand il devine votre extrême détresse il ne songe pas à vous dire, à vous, son unique amour, à vous dont il sait la fierté: «L'album est vendu!...» Vous l'auriez cru, et si un doute vous était venu, il vous aurait attendrie; et lui, il devenait ainsi le possesseur heureux d'une chose qui vous avait appartenue et où tous les génies contemporains ont empreint leur trace. Un parfum d'amour, d'intelligence et de courtoisie se fût échappé de cette action secrète et cela l'eût embaumé dans sa solitude!

Ah! ah! poursuivit Albert, en ricanant avec amertume, il se soucie bien de cela celui que vous me préférez! il s'agit bien vraiment de la nouvelle que vous attendez anxieusement de Londres! il ne vous parle que des études de mœurs qu'il y fait; puis, en finissant sa lettre, il se souvient tout à coup de ce qui vous concerne et, sous forme d'une dernière observation critique sur les Anglais, il jette négligemment ces mots dans un post-scriptum: «À propos, l'album n'est pas vendu; c'était illusoire d'imaginer que dans ce tas de lords et de marchands qui n'ont pas compris Byron, il se trouverait un acquéreur pour ces pages de génie.» C'est tout, mais convenez, marquise, que ces phrases sont lumineuses, et qu'elles éclairent cet homme d'un jour flamboyant! Oh! tenez, poursuivit-il en jetant avec mépris la lettre qu'il tenait encore, mieux vaudrait pour l'honneur de cet homme vous avoir battue dans une heure de jalousie et de colère, que ce tour de bourgeois madré et de Normand imperturbable! Comment le sang des aïeux que votre mère vous a transmis et auquel l'esprit de votre grand-père, le conventionnel, a mêlé la force et la sincérité, comment ce sang généreux et fier n'a-t-il pas bouillonné dans vos veines devant la bassesse de votre amant?

Tandis qu'Albert parlait, j'éprouvais un genre d'angoisse qu'une femme, qu'une mère peut seule comprendre. C'était quelque chose d'analogue aux transes de l'avortement quand ce poids mort, qu'hier encore nous sentions tressaillir, se détache de nos entrailles vivantes; tous les instincts maternels se révoltent, on voudrait garder et porter toujours le cher et déchirant fardeau, mais c'en est fait, il nous échappe en nous torturant.

Ainsi, sous la parole acérée d'Albert, il me semblait sentir se dissoudre et tomber mon amour.

J'étais plongée dans un morne silence; Albert me regarda, et voyant que mes pleurs inondaient mon visage, il me dit:

—Qu'ai-je fait? oh! si vous pouviez m'aimer je vous consolerais, mais n'étant pas aimé je viens d'être pour vous, je le sens, un instrument de torture!

Il couvrit sa tête de ses mains et nous restâmes quelques instants sans parler.

Je pleurais toujours, regardant avec égarement ces lettres profanées d'où Albert venait de tirer des présages de malheur.

Il se leva tout à coup et me dit en prenant ma main:

—Ne prolongeons pas ce supplice! Adieu donc, puisque vous ne pouvez m'aimer! Ce matin je voulais réédifier ma vie; vous venez d'y porter de nouveau la sape et la hache; et maintenant vogue la galère démantelée! nous ne pouvons plus rien l'un pour l'autre.

Il allait sortir.

—Oh! non, lui dis-je en joignant les mains comme en prière, je vous en conjure, restons amis. Ne m'en voulez pas de l'aimer, il a été le seul grand amour de ma vie comme fut pour vous Antonia. Ne me punissez pas d'avoir été sincère; ne m'abandonnez pas dans mon chagrin, ne me laissez pas seule avec le doute affreux que je ne suis pas aimée!

—Puisque ce n'est point par moi que vous voulez l'être, répliqua-t-il, que me demandez-vous? Nous voir pour nous faire souffrir à chaque heure serait insensé et funèbre; quittons-nous sur un songe qui fut beau, je ne vous verrai plus, mais je garderai votre souvenir tant que mon cœur battra.

—Non, non, m'écriai-je, je ne veux pas vous perdre; promettez-moi que vous reviendrez.

—Je ne reviendrai qu'à votre appel, car je vais retomber dans une fange où les étoiles ne se reflètent pas.

Il sortit, et en entendant ma porte retomber sur lui avec un bruit sec, il me sembla qu'une barrière infranchissable nous séparait désormais.




XXII

Je n'écrivis pas à Léonce pendant plusieurs jours, il s'en étonna et s'en émut; mes lettres étaient une des plus vives distractions de sa solitude: elles lui étaient devenues indispensables; moins pour l'amour qu'elles contenaient, je l'ai bien compris plus tard, que pour le courant parisien qu'elles portaient jusqu'à lui. J'étais la gazette quotidienne qui lui apprenait les nouvelles littéraires et celles du monde. Depuis que je connaissais Albert, ces lettres de chaque jour l'intéressaient plus encore; mon silence subit le troubla; il sortit de sa quiétude. Il me suppliait, avec des paroles qui me parurent vraiment tendres, de finir ce tourment qui l'empêchait de travailler et de vivre; si je souffrais, si quelque événement agitait ma vie, je n'avais qu'à le lui dire, avant trois jours il serait près de moi.

Eh! pourquoi donc n'accourt-il pas? pensais-je, était-ce toujours à moi de le désirer, de l'appeler et de l'attendre?

Pourtant dans la disposition d'esprit où j'étais, le voir m'eût été douloureux; il fallait avant qu'un peu de calme et de confiance se fussent refaits dans mon cœur. Ses lettres y contribuèrent; elles devenaient de plus en plus douces; on eût dit que devinant l'orage qui grondait en moi, il voulait l'apaiser par des mots suaves. Je lui répondis sans amertume, mais sans lui parler de notre prochaine réunion, que j'avais si passionnément désirée. Pour la première fois, je lui fis presque un mensonge. Je motivai mon silence sur un travail impérieux que j'avais dû finir, et je suspendis ses questions au sujet d'Albert, en lui disant que je ne le voyais plus et le croyais absent.

En effet, Albert n'avait pas reparu. Les jours s'écoulaient; je l'espérais chaque matin, et chaque soir je me disais: C'est donc fini, il ne reviendra plus. Dans mon inquiétude, j'avais plusieurs fois envoyé Marguerite demander de ses nouvelles; son portier avait toujours répondu qu'on ne pouvait le voir, il passait les nuits dehors et les jours il s'enfermait pour dormir. Son absence remplissait mon cœur d'une préoccupation très-vive. J'entendais autour de moi comme l'écho de ce qu'il m'avait dit de charmant et de passionné, et je vivais pour ainsi dire dans cette vibration de son esprit et de son amour. Il manquait à ma solitude, il manquait aussi à mon fils, qui s'était pris à l'aimer de plus en plus, et qui me répétait sans cesse:

—Pourquoi donc Albert ne revient-il pas?

Il faisait un mois de juillet pluvieux et sombre aussi triste que novembre. Je passais les heures à regarder, frissonnante, la pluie qui ruisselait à travers les vitres et tombait avec un bruit monotone sur les feuilles des arbres; les agitations fougueuses ressenties durant les beaux jours s'étaient apaisées; je n'étais plus atteinte par les effluves périlleuses d'une atmosphère en feu qui, en passant dans l'air que nous respirons, nous pénètrent et nous brûlent. Je subissais comme l'anticipation d'une vieillesse soudaine, où le calme se fait dans le sang et dans le cœur, et n'y laisse plus qu'une sympathie placide pour ceux qui furent orageusement aimés. J'éprouvais une mélancolie heureuse, dégagée d'indignation contre Léonce et sans effroi de l'amour d'Albert. Je pensais à cette heure où la mort nous emporterait tous les trois dans la cité mystérieuse qui confond les âmes; je me disais: Malheur à ceux qui s'étant aimés dans la vie, ne pourront s'aimer dans la mort. Alors il me venait des idées si clémentes, que j'aurais voulu donner un baiser de paix, un baiser de l'âme, à tous ceux qui me furent chers ici-bas. Comme j'étais plongée, un matin, dans une de ces rêveries bienfaisantes et que je regardais la pluie qui tombait toujours, mon fils vint me tirer par ma robe en me disant:

—Maman, allons voir Albert; il m'est apparu cette nuit en rêve; il était tout pâle étendu sur son lit; il m'a tendu les bras en m'appelant par mon nom.

—Nous irons, mon enfant, répondis-je, mais je voudrais bien que le soleil se montrât dans le ciel.

—Non, reprit l'enfant, car alors il serait à la promenade, et par ce mauvais temps nous le trouveront chez lui.

Nous partîmes vers deux heures; la pluie avait cessé, mais de gros nuages couraient encore dans le ciel gris.

—Hâtons-nous, me disait l'enfant, nous ferons une niche à l'orage et nous arriverons avant qu'il n'éclate et nous mouille.

Nous traversâmes d'un pas rapide la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. Quand nous fûmes dans la rue Castiglione, nous vîmes sous les arcades un commissionnaire chargé d'une hotte pleine de fleurs.

—Ce serait gentil, me dit mon fils, de donner à Albert un joli pot de camélias comme ceux que porte cet homme; s'il est malade, cela lui fera plaisir à regarder.

—Je veux bien, répliquai-je; c'est justement jour de marché aux fleurs à la Madeleine; as-tu le courage d'aller jusque-là?

—Oh! j'irais bien plus loin pour donner une joie à Albert, repartit-il.

Arrivés au milieu des massifs d'arbustes et de bouquets qui embaumaient l'air, je dis à mon fils:

—Choisis ce qui te plaira pour notre ami.

Il arrêta son désir sur un beau camélia à pétales rosées. Un petit commissionnaire hissa sur son épaule le pot que nous venions d'acheter, et nous nous remîmes en marche vers la maison d'Albert.

Comme nous approchions de sa porte, mon fils me dit:

—Crois-moi, passons sans rien demander au portier, il pourrait nous répondre qu'il n'y est pas, tandis que là-haut nous verrons bien. En parlant ainsi, il saisit le pot des mains du petit commissionnaire, et nous nous glissâmes dans l'escalier. Je tremblais un peu en montant les marches, mais la présence de mon enfant me soutenait.

Il posa le camélia sur le seuil de la porte, puis ce fut lui qui sonna d'une main assurée.

Le domestique, qui nous reconnut, nous accueillit d'un air joyeux.

—Allez prévenir M. Albert, lui dit l'enfant, que quelqu'un qui l'aime bien vient le voir.

Ce ne fut pas le domestique qui revint pour nous introduire, ce fut Albert; il accourut en nous criant: Comment! c'est vous! puis, se courbant, il embrassa si passionnément mon fils, que je compris que ses baisers s'adressaient à moi.

—Oh! chère Stéphanie, me dit-il, vous êtes donc restée pour moi un bon camarade? Que c'est charmant ce que vous faites là! Entrez, entrez; si j'avais pu prévoir votre venue, c'est moi qui aurais rempli de fleurs mon logis pour vous recevoir. Il s'empara de l'arbuste; il pressa contre ses joues amaigries et contre son front brûlant les frais camélias; puis, se retournant vers l'enfant, il l'embrassa encore. Il était vêtu d'une robe de chambre en laine blanche où flottait son corps frêle; son cou, sans cravate, en sortait décharné, et ses pommettes saillissaient à travers sa pâleur.

—Vous avez été malade, lui dis-je.

—Oui, vingt-quatre heures seulement, mais la crise est passée; elle était inévitable, ajouta-t-il, après ce que j'ai fait pour vous oublier. Mais vous arrivez dans un de mes meilleurs moments; je n'ai plus assez de force pour commettre des folies, et je vais assez bien pour goûter la douceur de vous voir. Puisque vous avez eu l'aimable idée de me faire visite, poursuivit-il en riant, il faut, marquise, que vous parcouriez tout mon appartement. J'ai là, à côté, une charmante tête de femme que je salue tristement chaque matin à mon réveil, et qui me regarde avec un sourire presque caressant, mais des yeux si fiers qu'ils font baisser les miens.

En disant ces mots, il poussa une large porte vitrée s'ouvrant du salon dans sa chambre, et j'aperçus, au pied de son lit, un petit portrait au crayon qu'il m'avait un jour demandé en feuilletant un album.

Mon fils qui nous suivait, dit:

—Voilà maman! C'est bien preuve que vous nous aimez. Pourquoi donc ne venez-vous plus nous voir?

—Vous êtes trop curieux, mon petit ami, et ce n'est pas moi qui vous le dirai.

—Voyons, ne faites plus le méchant, reprit l'enfant, et venez aujourd'hui même vous promener et dîner avec nous.

—Votre mère ne le voudra pas, répliqua Albert.

Je lui tendis la main en lui disant:

—Vous savez bien le contraire.

—Allons, allons, dit-il, la vie a encore de bonnes heures: je serais bien bête de ne pas les prendre au vol.

Il nous reconduisit dans le salon, puis rentra dans sa chambre et s'habilla à la hâte.

Dix minutes après, nous étions en voiture dans les Champs-Élysées si souvent parcourus ensemble. Mais ce n'était plus par une nuit brûlante et silencieuse, c'était à l'heure où les promeneurs à cheval ou en calèches se rendaient en foule au bois; le ciel s'était éclairci et à travers les nuages blancs souriait une lumière calmante.

Mon fils assis sur les genoux d'Albert lui faisait mille questions, l'obligeant à regarder tout ce qui l'intéressait et ne lui laissant guère la possibilité de s'occuper de moi.

Je les considérais tous les deux sans parler et en ce moment Albert me semblait être pour moi un frère bien-aimé qui caressait l'enfant de sa sœur; je n'éprouvais plus aucun trouble; j'étais toute à la joie bienfaisante de l'avoir retrouvé.

—Où voulez-vous aller, mon petit despote? dit-il à mon fils.

—À l'hippodrome, répondit l'enfant sans hésiter.

La joie de mon fils fut grande, en voyant les scènes d'équitation et de voltige qui se succédèrent. Albert qui, avec une flexibilité d'esprit inimaginable, savait passer des idées les plus sublimes et les plus navrantes à toutes les fantaisies riantes et juvéniles, partagea la gaieté de mon fils; on eût dit deux camarades de collège un jour de vacances.

J'étais bien aise de l'espèce d'isolement tranquille où me laissait le babil de mon fils mêlé à la verve d'Albert; ils jasaient à qui mieux mieux. Je goûtais là une de ces heures qui détendent l'âme et lui font déposer un moment le poids des passions et des douleurs.

Quand nous redescendîmes l'avenue des Champs-Élysées pour nous rendre chez moi, les promeneurs y affluaient de plus belle. Nous aperçûmes dans la voiture d'un ambassadeur Duchemin qui se pavanait; il eut un sourire de chat-tigre en me voyant avec Albert.

—Je ne pardonne pas à ce grotesque et cynique personnage le méchant tour qu'il vous a joué au sujet de Frémont, me dit Albert.

Et aussitôt, comme pour lui décocher une flèche, il improvisa contre le pédant quatre petits vers d'une bouffonnerie mordante: c'était sur un rythme sautillant et vif; on eût dit des légers coups de la patte aérienne du Trilby de Charles Nodier.

—Nous semblons prédestinés aujourd'hui à la rencontre des méchants et des sots, me dit Albert; tenez, voilà maintenant Sansonnet et Daunis qui passent ensemble dans ce coupé: le premier, pendant qu'il était pair de France, a essayé ardemment, mais en vain, de me brouiller avec le prince qui fut mon ami; il ne me pardonnait pas d'avoir dit à un plat journaliste qui le comparait à La Fontaine, qu'il n'était pas même le singe de Florian. Le second, Daunis, m'a empêché d'être joué sur un théâtre dont il était directeur, parce que, il y a dix ans, je ne consentis pas à lui laisser faire un drame en cinq actes sur une de mes petites comédies. Sans vanité, convenez, marquise, que c'eût été un pavé écrasant une fleur. Vous voyez qu'ils ont bien mérité tous deux d'avoir aussi leur quatrain, ajouta Albert, et aussitôt une épigramme vive et folle bondit comme une éclaboussure sur le coupé qui emportait Sansonnet et Daunis.

J'étais ravie de ces traits d'esprit si concis et si nets qu'Albert trouvait en se jouant.

—Voyons, chère marquise, essayez donc un peu à votre tour, me dit-il, je vous ai appris à tourner des vers français, vous m'avez promis de vous y exercer, voilà l'occasion ou jamais.

—Et contre qui donc voulez-vous que je m'escrime? répliquai-je.

—Mais contre moi-même, reprit-il en riant, il y a des jours où je prête fort à l'ironie et je vous permets de me mordre à belles dents, c'est-à-dire avec les vôtres.

On eût dit qu'un jet de son pétillant esprit avait passé tout à coup en moi, car je fis sans hésiter très-rapidement quatre petits vers de la même mesure que ceux qu'il venait d'improviser.

C'était une plaisanterie assez piquante sur le décousu de sa vie; il rit beaucoup d'un trait final tout à fait grotesque et que j'avais trouvé je ne sais comment.

À son tour il me riposta par le même nombre de vers dans lesquels il me raillait en mots très-crus d'être trop idéale, de sorte que sa pensée et ses expressions formaient un contraste bouffon; je ressaisis le ricochet de l'épigramme et le dirigeai contre une actrice qui passait en ce moment dans l'équipage d'un prince russe.

Albert repartit à son tour; il lança quatre vers satiriques contre un critique joufflu qui, impuissant à créer, s'essouffle à détruire. Puis quatre autres contre le vieux romancier Sidonville qu'il aperçut en tilbury. Voilà un fat de soixante-quatre ans qui se croit toujours adorable, s'écria Albert, Il a dit chez une de mes cousines un mot de comédie inimitable: voyant un jour la fille de cette cousine, une belle enfant de quatorze ans, un peu triste il se pencha vers la mère et murmura mystérieusement: N'est-ce pas moi qui la rendrais rêveuse?

Nous continuâmes pendant le dîner et durant une partie de la soirée ce jeu rimé qui nous divertissait fort; toute la littérature y passa; Victor et René eux-mêmes ne furent pas épargnés par nos sarcasmes inoffensifs.

Lorsque nous nous séparâmes, Albert me dit gaiement:

—Savez-vous, marquise, que je regrette que vous n'ayez pas le teint un peu plus brun et que vous ne soyez pas un peu plus maigre; vous eussiez revêtu des habits d'homme, qui m'auraient fait illusion, et alors nous serions restés toute la vie de très-bons amis.




XXIII

Je n'analysai pas l'impression que m'avait laissée cette entrevue avec Albert, ce que je sentais, c'est que j'étais moins triste, plus légère de cœur, mieux disposée à travailler et à vivre.

Nous ne nous étions pas dit: Au revoir, en nous quittant, mais j'espérais qu'il reviendrait et qu'en évitant certaines émotions nous finirions par nous accoutumer tous les deux à une riante fraternité.

Quant à ce qui touchait à Léonce, je sentais s'affaiblir l'interprétation terrible qu'Albert avait donnée à ses lettres; pourtant je n'avais pas osé les relire, redoutant d'y trouver moi-même une cruelle confirmation. Mais celles que je recevais chaque jour de lui étaient désormais si tendres, que ma confiance ébranlée se raffermissait peu à peu.

Albert m'écrivit un matin pour me proposer d'aller avec lui au Théâtre-Français voir jouer l'Œdipe de Voltaire! Il se promettait, me disait-il de passer une très-réjouissante soirée en entendant défiler d'un pas traînard tous ces alexandrins essoufflés; il ajoutait qu'il offrirait une place, si j'y consentais, à un vieux monsieur de notre connaissance.

C'était un ancien beau de l'empire qui prenait au sérieux les tragédies de Voltaire, parlait avec respect du Sylla de M. de Jouy et ne mettait pas en doute la sublimité du Léonidas de M. Pichat.

J'acceptai la proposition d'Albert, et vers l'heure du spectacle il vint me chercher en voiture. Le temps était redevenu brûlant, et la soirée me parut tellement étouffante que je me mis une robe de mousseline blanche, pour pouvoir supporter la double lourdeur de l'atmosphère et de la tragédie. Mes épaules et mon sein se détachaient à travers le clair tissu, et mes bras étaient presque à découvert. Je portais un chapeau de paille de riz très-léger, orné d'une tige de magnolias roses. Albert me complimenta de l'élégance de ma toilette, et bientôt son regard s'arrêta avec une fixité gênante sur le corsage de ma robe.

J'essayai de distraire son attention en lui parlant de l'acteur qui allait jouer Œdipe.

—Quel courage, lui dis-je, il faut à un comédien pour débiter un pareil rôle!

—Encore si Jocaste avait vos bras, me répondit-il en se rapprochant de moi.

—Mais vous froissez ma robe, répliquai-je, et je tiens à ce que votre vieil ami me trouve charmante.

—Ne prenez donc pas ce ton de coquette du monde, vous comprenez bien, reprit-il, que vous me troublez.

La voiture arrivait en ce moment à la porte du théâtre, et je fus délivrée de l'inquiétude de ce qui pourrait suivre.

La toile venait de se lever quand nous entrâmes dans la loge où nous attendait le vieil amateur de tragédies; il nous fit un: Chut! impératif, en appuyant l'index sur sa lèvre supérieure.

—Chutez plutôt la pièce, dit Albert en éclatant de rire; et, au grand scandale de tous les admirateurs de la poésie de Voltaire qui étaient là, il se mit à parodier chaque vers d'une manière si plaisante, qu'à mon tour je me sentis prise d'une gaieté folle. Le vieil amateur indigné nous menaça de nous quitter si nous ne respections pas le génie! à l'entour de nous montaient aussi les murmures menaçants de quelques têtes blanchies dont nous effarouchions l'enthousiasme. Et dire que les mêmes hommes enflammés d'un si beau zèle pour cette mauvaise tragédie, auraient renié les écrits philosophiques de Voltaire, exorcisé Candide, son chef-d'œuvre, et trouvé fastidieuse son admirable correspondance! ô bêtise humaine!...

À chaque entr'acte, Albert sortait quelques minutes de la loge, et je m'apercevais avec surprise que la pâleur habituelle de ses joues avait fait place à une rougeur de plus en plus vive. Un moment, s'étant penché vers le théâtre, il appuya sa main dégantée sur mon épaule presque nue; sa main me brûla:

—Souffrez-vous? lui demandai-je.

—Moi! quelle idée, je ne me suis jamais mieux porté; et il se mit à me raconter tout bas les plus drôles d'anecdotes sur l'actrice qui représentait Jocaste. Sa parole abondante, ses gestes et tous ses mouvements me semblaient être le résultat d'une surexcitation nerveuse qui m'effrayait un peu.

Cependant la symétrique tragédie s'était déroulée avec emphase jusqu'au dernier acte; les bravos des vieux amateurs retentissaient, et le nôtre proclama l'excès de son ravissement en donnant le signal du rappel de l'acteur qui représentait Œdipe!

Albert saisit cet instant pour le saluer lestement; puis il prit avec une sorte de brusquerie mon bras sous le sien, en me disant: «Sortons vite.» Nous trouvâmes près du théâtre le coupé qui nous attendait; mais à peine y fus-je assise, à côté d'Albert, que son aspect étrange me rendit toute tremblante. Ses yeux brillaient comme des escarboucles sur son visage empourpré, il saisit mes bras, sans me parler, avec ses mains amaigries, qui m'enchaînèrent comme deux menottes de fer.

—Albert! cher Albert! qu'avez-vous? murmurai-je en sentant ma terreur grandir.

—J'ai, répondit-il d'une voix sourde et sinistre, que c'est assez de tourments; vous n'avez mis cette robe que pour me tenter; et aussitôt me heurtant de sa tête, il essaya de déchirer avec ses dents la mousseline qui me couvrait.

—Par pitié, lui dis-je, laissez-moi, vous me faites peur!

—Eh bien! ayez peur, qu'importe; j'ai assez souffert, je ne veux plus souffrir. Il ne fallait pas vous vêtir comme celles qui nous provoquent et qui ont plus d'honnêteté et de bonté dans leur laisser-aller que vous dans vos réticences; allons, allons, ma belle, le lion a rugi, il faut vous soumettre!

Je me demandais s'il devenait fou ou s'il était en état d'ivresse.

—Albert! m'écriais-je impérieusement, je vous jure que si vous ne revenez pas à vous, je m'élance à l'instant de la voiture, au risque de me tuer.

—Ah! ah! dit-il avec un ricanement de défi, vous n'en auriez pas le courage, et d'ailleurs je vous tiens liée à moi.

Je fis un effort surhumain, et je parvins à me dégager de ses mains crispées.

En ce moment, la voiture roulait avec une rapidité effrayante sur la place du Carrousel; je ne songeai pas même au danger, j'ouvris violemment la portière, et suivant l'élan de mon sang du midi, de ce sang grec et latin qui fait des héros, des martyrs et des fous, je me précipitai. Je fus jetée à vingt pieds de distance sur le tas de débris des maisons alors en démolition de l'impasse du Doyenné. Si la tête avait porté à terre, j'étais morte; mais je tombai sur les deux genoux, et comme la pluie des jours précédents avait amolli ces plâtras, je ne me fis que quelques écorchures. Cependant je ressentis intérieurement une commotion si vive, que je crus d'abord que j'allais mourir sans revoir mon pauvre enfant; à cette pensée se mêla le souvenir de Léonce, et mes bras défaillants se tendirent pour leur dire adieu.

Je me traînai péniblement dans les décombres, et j'arrivai jusqu'à un mur au pied duquel étaient de grosses poutres; je m'y couchai comme sur un lit, et le visage tourné vers le firmament, je respirai à pleins poumons l'air frais de la nuit qui me ranima.

J'entendais se rapprocher des bruits de pas et je tressaillis en reconnaissant la voix d'Albert; il m'appelait par mon nom, et me suppliait de lui répondre si j'étais là. Je retins mon haleine, l'idée de le revoir en ce moment me bouleversait; le mur contre lequel j'étais adossée me cachait à ses regards; il en fit le tour mais sans m'apercevoir.

Il me chercha en vain, et je l'entendis dire:

—Ô mon Dieu! serait-elle morte comme le pauvre prince que j'ai tant aimé!

N'espérant pas me retrouver, il se dirigea vers la voiture qui l'attendait de l'autre côté de la place.

Certaine alors qu'il ne pouvait ni me voir ni me suivre, je franchis le guichet du Louvre et je m'élançai comme un trait sur le pont des Arts; je courus ainsi tout le long des quais, et ceux qui m'auraient vue dans ma robe blanche, à cette heure de la nuit, auraient pu croire que c'était une ombre qui passait.

J'arrivai chez moi sans reprendre haleine, et l'énergie même de ma course me prouva que je n'avais rien de brisé dans mon corps endolori.

Je trouvai la pauvre Marguerite éperdue d'effroi; que m'était-il donc arrivé? s'écria-t-elle; Albert, dans une agitation qui faisait peur, était venu me demander il n'y avait que quelques minutes; ne m'ayant pas trouvée, il était reparti sans vouloir entendre aucune question.—Elle est morte! elle est morte, répétait-il; je vais la chercher encore.

Je rassurai Marguerite et lui donnai l'ordre inexorable de ne pas laisser arriver Albert jusqu'à moi; s'il revenait elle lui dirait que je dormais et que j'avais défendu qu'il entrât. Je courus alors m'enfermer dans ma chambre et je me jetai à genoux devant le petit lit de mon fils; je demandai pardon à Dieu d'avoir oublié un instant ce cher et unique trésor, et je jurai qu'il serait désormais l'influence qui dominerait ma vie.

Je le contemplai avec un amour profond: sa tête expressive était renversée dans les flots de ses cheveux bouclés; il dormait si bien, que je craignis de le réveiller en l'embrassant, mais mes regards étaient autant de caresses passionnées. Je restai là, absorbée et pleurant, à l'idée que j'aurais pu ne pas le revoir; enfin, je me levai après avoir posé mes lèvres sur le bout de ses deux petits pieds nus qui se jouaient entre son drap et sa couverture.

J'allais me mettre au lit lorsque j'entendis la voix d'Albert qui insistait pour me parler; mais tout à coup il parut céder à Marguerite et je n'entendis plus que ses pas qui s'éloignaient.

Marguerite me dit le lendemain qu'il lui avait fait pitié; il était pâle comme un trépassé, il pleurait et avait voulu lui donner tout l'argent qu'il avait sur lui pour obtenir de me voir.

N'ayant pu m'endormir, j'écrivis à Léonce pendant la nuit; je ne lui cachai rien de cette effrayante aventure, l'assurant, ce qui était vrai en ce moment, que son amour calme et doux me paraissait le bonheur devant un tel excès de passion délirante.

J'attendis sa réponse avec impatience, ou plutôt je l'attendais lui-même, il n'arriva pas; mais dans la lettre que je reçus de lui ses transes de me perdre se trahissaient par des paroles émues; je ne devais pas revoir Albert, me disait-il, car je pourrais être touchée de son repentir, et il ne méritait plus mon pardon après l'acte de démence qui avait failli me coûter la vie. «Oh! garde-moi, garde-moi, me disait-il en finissant, je vaux mieux que lui!»

Je lus d'abord cette lettre avec joie, mais en réfléchissant je fus indignée: c'est lui qui aurait dû être là près de moi, et non ce froid papier; était-ce bien l'heure de parfaire quelques froides pages de roman quand les tressaillements du drame vivant de son cœur auraient dû le prendre tout entier.

Albert, lui! s'efforçait du moins de réparer un moment de folie par une douleur touchante et sans trêve: il était venu trois fois dans la journée, et comme je refusais toujours de le voir il m'écrivit le lendemain matin une lettre de supplications; il ne craignait pas, le grand poëte, de perdre son temps en courses vaines, de s'abandonner tout entier à un soin absorbant et de dérober par là une page à la postérité! Il sentait instinctivement que les palpitations du cœur font le génie et que ce n'est pas d'un arbre mort qu'on peut tirer de la sève; Quoique bien malade déjà, il montait deux fois par jour, sans se décourager et sans se plaindre, le rude escalier qui aboutissait à mon quatrième étage. Oh! grand cœur tourmenté, comment t'en vouloir! M'aurais-tu tuée, je sens qu'en mourant je t'aurais pardonné. J'étais bien tentée de le revoir, je l'avoue, mais il me semblait que la résolution que j'avais prise importait à la dignité et à la sécurité de ma vie. Ce n'était pas à moi que je songeais, c'était à mon enfant si cher et aussi un peu à Léonce.

Un jour où Albert était arrivé triste et souffrant et qu'il insistait en vain comme à l'ordinaire pour me parler, mon fils l'entendit: il courut vers lui malgré ma défense.

—Si maman ne vous aime plus, lui dit-il, moi je vous aime et je vais aller me promener avec vous.

—Oh! oui, venez, répondit Albert, il faudra bien alors qu'elle se montre si elle veut vous reprendre à moi.

Je sonnai Marguerite et lui dis de me ramener mon fils; il vint en trépignant; pour la première fois de sa vie il me résistait; je n'ai jamais vu une sympathie plus forte que celle qui entraînait cet enfant vers Albert. Pour le calmer il fallut lui promettre que je recevrais son ami dans quelques jours. Il retourna vers lui tout joyeux lui porter cette bonne nouvelle, et je l'entendis rire en répétant à Albert:

—J'ai fait obéir maman!

Le lendemain, en m'éveillant, je reçus d'Albert ce charmant billet:


«Ne faites pas durer plus longtemps mon supplice, chère marquise, et puisque, grâce à Dieu, vous n'avez aucun mal, pardonnez-moi ma faute involontaire. Je n'ai jamais fait à froid une méchante action; consentez à me recevoir aujourd'hui même; j'ai composé un sonnet pour vous; je suis comme Oronte, je veux vous le lire; un mot qui m'appelle et j'accours!»


Je n'osai me décider à lui répondre: «Venez!» mais je trouvai un mezzo termine entre le cœur qui adhère et la raison qui s'oppose; je lui fis dire par son domestique que je ne sortirais pas de la journée.

Quand-il arriva vers le soir j'étais seule; il prit mes deux mains sans me parler, et les pressant quelques instants dans les siennes il me regarda profondément.

—Vrai! vrai! me dit-il enfin, vous ne souffrez pas, vous n'avez pas de trace qui puisse vous rappeler ma démence?

—Chut! lui répondis-je en souriant, n'en parlons jamais!

—Mais l'oublierez-vous, ce sinistre instant? et en me demandant de me taire, est-ce bien un pardon entier que vous m'accordez?

—En doutez-vous? En moi il n'est rien de caché; j'aime ou je hais ouvertement; en laissant ma main dans la vôtre, c'est un pacte de réconciliation que je signe avec vous pour la vie.

—Comment ne pas vous aimer, reprit-il, mais en vous aimant je suis capable encore de quelque folie. Qui donc me maintiendra dans la limite impossible d'une tendresse tranquille?

—Moi, lui dis-je, en ne m'abandonnant plus, cher Albert, à la douce tentation de vous suivre à la promenade, de vous faire visite et d'accepter d'attrayantes distractions qui peuvent finir par des catastrophes.

—Oh! je le savais bien, s'écria-t-il, vous allez me fuir en me pardonnant; est-ce là votre bonté?

—Vous me comprenez mal, vous viendrez chez moi: vous avez vu si mon fils vous aime, et moi... je ne saurais me passer de vous voir sans une grande tristesse. Voyons, cher poëte, dites-moi le sonnet dont vous m'avez parlé.

—Le voilà, me dit-il, en me tendant un papier; mais vous le lire, à quoi bon? ce qu'il exprime vous ne voulez pas l'entendre. C'est donc une résolution bien arrêtée, poursuivit-il, je ne vous verrai plus qu'ici devant votre fils ou devant des indifférents.

—C'est un vœu que j'ai fait en me retrouvant vivante auprès de mon enfant endormi.

Il parut réfléchir.

—Il serait impie de vous combattre, reprit-il, vous êtes un brave cœur; mais avant que mon rêve ne meure à jamais, prêtez-vous à mes dernières faiblesses; vous savez, lorsqu'un ami part pour un long voyage, aux heures qui précèdent l'absence, on l'écoute, on le choie, on lui obéit avec bonheur.

—Pourquoi ce rapprochement? nous n'allons pas nous quitter! vous reviendrez, nous nous reverrons! n'est-ce pas? lui dis-je en éprouvant à mon tour une sorte d'effroi.

—Allons, chère marquise, pas d'équivoque; que la franchise de l'adieu rayonne du moins sur le souvenir. Nous nous reverrons, mais en amis, jamais plus en amants qui espèrent.

—C'est vrai, il le faut, vous le sentez bien vous-même, murmurai-je.

—Oh! ne me faites pas juge de votre décision! Vous vous y êtes arrêtée sans songer à moi! Si votre cœur avait été vide d'un autre amour, une voix s'y serait élevée pour me plaindre! cette voix s'est tue! Je n'espère rien, rien que la seconde place; celle dont on ne veut pas quand on aime; la place qui humilie, la place qui rend forcené si elle ne rend ridicule, la place qui attire les quolibets sur un mari...

—Mais jamais sur un frère ni sur un ami, interrompis-je vivement.

Il resta silencieux quelques minutes, puis il reprit d'un ton plus calme:

—Vous avez raison, par votre sincérité loyale vous avez tué mon ressentiment, et quand je penserai à vous, ce sera toujours avec douceur. Je suis résigné à ce que vous voulez; mais, à votre tour, contentez donc sans peur les désirs d'enfant d'un cœur malade; vous savez, votre fils vous dit souvent: «Promets-moi quelque chose que je ne veux pas te dire;» et vous promettez, confiante dans sa candeur.—Eh bien, soyez confiante aussi dans mon respect.

Je lui tendis la main:

—Parlez, cher Albert, je suis prête à faire ce que vous souhaitez.

—Je veux, répliqua-t-il, revoir ce soir même, avec vous, pour la dernière fois, cette allée du bois où vous m'avez aimé une minute! Je veux, qu'en rentrant cette nuit, vous lisiez mes vers et que vous y répondiez dans cette même langue immortelle que je vous ai enseignée; je veux enfin que vous m'apportiez, par un jour sombre, ces vers que vous aurez faits pour moi. Vous vous asseoirez sur mon fauteuil, si je n'y suis pas, et en rentrant je retrouverai votre ombre; car vous ne savez pas, ajouta-t-il d'un ton convaincu, j'ai des visions!

Ses yeux hagards et sa pâleur livide, tandis qu'il parlait ainsi, auraient pu faire croire aux fantômes! il avait quelque chose de fantastique et d'indéfinissable.

—Eh bien, partons-nous? reprit-il d'un ton presque gai et en prenant son chapeau.

J'avais promis, et je n'osais revenir sur ma parole, mais j'éprouvai une terreur involontaire à l'idée de me retrouver seule avec lui en voiture.

Je me déterminai sans réfléchir plus longtemps. C'était par une soirée orageuse qui précipitait la nuit; le ciel n'avait pas une étoile et le vent, qui hurlait comme un vent d'automne, tordait les hautes branches des arbres et en faisait tourbillonner les feuilles.

Aussitôt que nous fûmes en voiture, il me dit d'une voix calme, très-nette, et sans changement d'inflexions:

—Je revois toujours ceux que j'ai aimés, soit que la mort, soit que l'absence m'en sépare; ils reviennent obstinément dans ma solitude où je ne suis jamais seul. En disant ces mots il ne me regardait pas; il semblait regarder dans l'espace; son visage avait l'expression de celui d'un somnambule. Voilà bien des années que j'ai des visions et que j'entends des voix. Comment en douterais-je quand tous mes sens me l'affirment? Que de fois, quand la nuit tombe, j'ai vu et j'ai entendu le jeune prince qui me fut cher et un autre de mes amis frappé en duel devant moi! Mais ce sont surtout les femmes qui ont ému mon cœur ou que j'ai pressées dans mes bras qui m'apparaissent et m'appellent; elles ne me causent aucun effroi, mais une sensation singulière et comme inconnue à ceux qui vivent. Il me semble, aux heures où cette communication s'opère, que mon esprit se détache de mon corps pour répondre à la voix des esprits qui me parlent. Ce ne sont pas toujours les morts qui viennent ainsi me dire: Souviens-toi! parfois les vivants, les absents éloignés et ceux qui sont près, mais qu'on délaisse, frappent aussi à mon cœur où ils eurent autrefois leur place; leur souffle en passant fait tomber l'oubli qui les couvrait; ils se raniment, ils se dressent en moi comme des spectres se dresseraient tout à coup des tombeaux dont on aurait levé la pierre; je les revois dans leur jeunesse et leur beauté; la décomposition ne les a pas atteints; ils ne s'altèrent, ne se transforment et ne m'épouvantent que si, m'élançant à leur poursuite, je m'obstine à la recherche de leur destinée mystérieuse.

Je me souviens qu'une année je rencontrai sur la plage de la Bretagne, à des bains de mer alors peu fréquentés, une jeune Anglaise de seize ans; elle était si mince et si chancelante que, lorsque les grands vents de l'Océan se levaient tout à coup et la surprenaient sur les galets, elle se ployait comme un saule; son pâle visage sous l'effort qu'elle faisait alors pour marcher se couvrait d'une rougeur mouvante; ses cheveux violemment soulevés battaient son corps frêle comme des ailes qui se déploient. L'ouragan semblait vouloir l'emporter au ciel! Un jour où je l'avais suivie sur les dunes et qu'elle paraissait frémir et prête à se briser sous l'orage qui grondait, je m'approchai d'elle, et, sans lui parler, je tendis mon bras à sa défaillance. Sa main saisit la mienne, et elle me dit sans embarras comme un enfant que rien n'étonne, pas même la mort dont il ignore la terreur:

—Je marche, voyez! je me ploie et me redresse sans souffrance, et je vivrai deux ans encore! deux ans, c'est beaucoup, pourquoi s'affliger.

—Je ne vous comprends pas, murmurai-je bien bas, m'imaginant qu'une parole trop vibrante la ferait tomber.

—Ma mère est morte et je mourrai; le docteur l'a dit hier soir à ma tante, j'étais cachée et je l'ai entendu; mais il m'a promis deux ans encore et je veux les passer à voyager, à voir toute la terre et à chanter toujours.

En parlant ainsi sa bouche souriait, mais ses yeux semblaient pleurer; je me demandai si elle était folle ou si dans sa gaieté enfantine elle voulait m'effrayer.

—Ainsi, vous chantez toujours, lui dis-je, ne sachant que lui répondre et sur quoi l'interroger.

—Toujours, reprit-elle avec son inaltérable sourire confiant et pur; vous viendrez ce soir chez ma tante, vous m'entendrez; et comme nous nous étions un peu éloignés de la plage et que le vent soufflait moins fort, elle se mit à courir légère jusqu'au rocher où on l'attendait. À mesure qu'elle disparaissait, elle jetait dans l'air quelques notes claires et perlées qui semblaient sortir d'une voix céleste.

J'allai chez elle le soir même; quand j'arrivai, elle chantait au piano; l'instrument se fondait avec la voix ou plutôt la laissait planer et vibrait à peine. Pendant un mois je l'entendis ainsi chaque soir et je me pris à l'adorer en l'écoutant; par une intuition qui tenait du prodige, cette âme d'enfant versait dans son chant les passions dont elle ignorait le nom même; il sortait d'elle des flammes qui ne la brûlaient pas, et des cris sublimes dont l'écho restait muet dans son cœur naïf. C'était comme la puissance des sibylles antiques qu'un dieu possédait à leur insu.

Un soir elle me dit gaiement:—Nous partons demain pour Palerme, mais dans deux ans, à l'automne, quand je devrai mourir, vous me reverrez, je serai à Paris à l'hôtel Meurice, ne l'oubliez pas. Au lieu d'un tombeau de marbre blanc, je veux un beau chant de vous pour m'ensevelir; je resplendirai à jamais dans vos vers et je serai bien joyeuse!

Comme elle s'aperçut que mes yeux se remplissaient de larmes, elle me dit avec son éternel sourire:

—Ne me plaignez pas; je vous assure que je mourrai en chantant; et faisant courir ses doigts fluets sur une harpe qui était là; elle entonna le Requiem de Mozart.

J'écoutais sans oser la regarder, craignant de la voir m'apparaître morte. Je sortis éperdu avant qu'elle n'eût fini de chanter, convaincu qu'elle allait s'envoler dans la dernière vibration de l'hymne funèbre.

Deux ans s'écoulèrent; je l'avais oubliée dans les dissipations d'une vie sans frein; un soir, j'étais au Vaudeville, je riais des bouffonneries d'Odry, quand tout à coup je sentis sur ma main droite dégantée (la même main qui un jour sur la plage avait touché la sienne) un souffle glacé et rapide courir par trois fois; c'était comme un avertissement pour me rendre attentif; aussitôt une voix me dit bien bas à l'oreille:—Pourquoi donc m'oubliez-vous?—La frêle figure souriante de la jeune fille qui chantait toujours se dressa devant moi; elle marchait en tournant la tête, elle ployait à demi son cou et, d'un petit geste, elle m'appelait sur ses pas. Je sortis du théâtre en la suivant et j'allai de rue en rue sur ses traces; nous arrivâmes dans la rue de Rivoli; nous glissions le long de la grille du jardin; le vent d'automne soufflait et poussait les feuilles des arbres sous nos pas; nous entrâmes sous une large porte aux battants grands ouverts; il en sortait en ce moment un équipage dans lequel était assis un célèbre médecin que je reconnus; je suivais toujours l'ombre impalpable; elle monta au premier étage, franchit une antichambre et un salon, souleva une portière en étoffe sombre et s'évanouit aussitôt. Je me trouvai seul dans une chambre à peine éclairée; j'entendais une voix qui sanglotait près d'un lit tout blanc dans l'ombre de l'alcôve. Elle était là, la jeune fille, étendue et roidie, les mains jointes, morte et gardant encore son sourire qui lui survivait; sa vieille tante, agenouillée, pleurait la tête cachée sur le lit mortuaire; elle m'entendit, et se soulevant sans surprise:

—Oh! c'est vous, fit-elle, je vous attendais; elle vient d'expirer en disant:

—Le voici! le voici qui arrive!

Albert se tut quelques moments, puis il reprit:

—Ne vous lassez pas, chère Stéphanie, j'ai encore d'autres visions à vous raconter. Un soir, j'étais au bal à l'ambassade d'Autriche; une princesse russe valsait devant moi: ses cheveux crêpés à reflets d'or, son torse de bacchante et sa gorge mouvante, qui s'agitait dans une robe très-ouverte, me rappelèrent tout à coup une pauvre fille des rues qui m'avait tenté un soir. Je suivis un moment la dame du regard dans le tourbillon de la valse, mais bientôt je n'y pensai plus et je passai dans un autre salon. J'étais là à considérer un énorme massif de fleurs d'où jaillissait en gerbes un jet d'eau, quand je sentis sur ma main des gouttes perlées tomber en cadence; je me reculai, mais les gouttes m'atteignirent encore, régulières et obstinées, et frappant une sorte de mesure qui semblait battue sur ma main par une main invisible. Je regardai mes gants qui se mouillaient et, par un étrange effet de lumière, les gouttes d'eau me semblèrent avoir une teinte sanguinolente; plus je les regardais et plus elles s'empourpraient. Je fus distrait de cette chose inouïe par une voix lointaine que moi seul entendais, mais qui arrivait distincte à mon oreille:

—Je veux un tombeau! répétait la voix, je veux un tombeau! j'ai été touchée et souillée par assez de chair et d'ossements durant ma vie, je veux être seule sous la terre! je veux un tombeau! te dis-je, je veux un tombeau!

La voix qui me parlait ainsi venait d'une femme qui ressemblait à la princesse russe; mais, au lieu d'être en toilette de grande dame, elle s'approchait de moi et se suspendait à mon bras couverte d'un mantelet noir fané et d'un chapeau rose à fleurs de forme évaporée; je reconnaissais la prostituée des rues et j'en avais honte dans cette fête. Mais elle s'acharnait à moi et me répétait sans trêve:

—Je veux un tombeau! je veux un tombeau!

Obsédé de cette vision persistante, je quittai le bal et je rentrai chez moi; la voix ne se lassa pas; dans la voiture qui me ramenait, dans mon lit, dans mes songes, elle répéta toute la nuit: Je veux un tombeau! je veux un tombeau!

Je me levai au jour, brisé et ayant sur le visage un masque d'épouvante comme si j'avais dormi dans un cimetière; je sortis, espérant échapper à ma vision et me raffermir dans la vie et le mouvement du dehors.

Il faisait un froid très-vif, je marchais à grands pas le long des quais; me sentant ranimé par la course, j'allais, j'allais toujours; j'arrivai devant la grille du Jardin des Plantes; j'eus la volonté d'y entrer, mais je ne sais quelle volonté plus forte m'en détourna et me suggéra tout à coup la pensée d'aller voir un de mes anciens camarades de collège interne à la Salpêtrière. J'entrai dans le vaste hôpital à l'aspect riant; les vieilles femmes et les folles dormaient encore et n'attristaient pas de leur décrépitude et de leur misère ces larges cours plantées d'arbres. Je me fis conduire au logement de l'interne, je le trouvai occupé à son travail quotidien de dissection.

—Tu arrives à propos, poëte, me dit-il en riant; j'ai reçu hier soir un des plus beaux sujets de femme qu'ait jamais touché mon scalpel; tiens, vois plutôt: et en parlant ainsi, il me conduisit près d'un corps mutilé qu'il venait de fendre vers le flanc. La tête et les bras manquaient, mais la beauté de la gorge et du torse me firent pousser un cri d'effroi! Je n'avais vu que deux femmes avec ces formes-là; ce ne pouvait être la princesse russe, c'était donc la pauvre fille des rues!

—As-tu la tête de cette femme? dis-je à l'interne.

—Oui, là dans ce panier.

Je me baissai; la tête aux yeux ouverts me regardait menaçante; les flots des cheveux dorés débordaient du panier!

—Tu crains d'y toucher, me dit l'interne en souriant, et il souleva indifférent la tête livide par la chevelure!

C'était elle! Mon Dieu, c'était elle! C'était bien cette bouche aujourd'hui crispée qui m'avait un soir appelé souriante et m'avait caressé!

Voilà donc où je la retrouvai, cette épave de notre barbarie et de notre luxure! Ce sont là de ces rencontres qui font comprendre à l'homme l'horreur de la légèreté qu'il met dans la débauche.

Mais je vous effraye, chère marquise, et vous allez rêver cette nuit de têtes coupées.

Tandis qu'Albert parlait, la voiture roulait dans l'avenue de Neuilly, et s'approchait de la porte Maillot, il reprit:

—Voici une vision moins sinistre; c'était le jour des Rois, je dînais en famille, les convives étaient gais et la table copieusement servie. Comme je portais à la bouche un morceau d'un excellent faisan qu'Albert Nattier nous avait envoyé de Fontainebleau, je sentis au bras droit une secousse qui fit tomber ma fourchette, c'était comme si quelqu'un en passant m'eût poussé brusquement, et pourtant personne ne m'avait touché; au même instant, j'entendis une voix distincte et plaintive qui me disait à l'oreille:

—J'ai faim! j'ai grand faim!

Cette voix m'était connue et me fit tressaillir. Il me semblait voir debout derrière ma chaise une petite femme amaigrie qui répétait toujours:

—J'ai faim! j'ai grand faim!

C'était l'ombre flétrie d'une riante et fraîche grisette que j'avais aimée autrefois durant quelques jours, et dont j'ai écrit le portrait en vers et en prose. J'ignorais depuis plusieurs années ce qu'elle était devenue; sans doute, pensais-je, elle est morte, et je tombai dans un rêve qui me fit entièrement oublier que j'étais à table célébrant une fête de famille. Une de mes parentes placée à côté de moi me reprocha en riant ma distraction: je tressaillis comme si j'étais sorti d'un rêve, et j'essayai de manger; mais la fourchette tomba de nouveau de ma main enlevée par une force électrique, et la voix murmura plus lugubre:

—J'ai faim! j'ai bien faim!

Je me levai de table sous prétexte d'un malaise subit, et je passai dans ma chambre en demandant qu'on m'y laissât reposer seul quelques heures. L'ombre et la voix me suivirent, et, ne pouvant me débarrasser de leur obsession, je me décidai à sortir pour me mettre à la recherche de ma pauvre grisette qui poussait vers moi ce cri de détresse; je montai en voiture et j'allai la demander dans la maison où je l'avais connue; elle n'y demeurait plus; mais après plusieurs indications de portiers et de commères, je finis par découvrir son nouveau logement. Tandis que je la cherchais ainsi dans tout le quartier latin, l'ombre et la voix m'accompagnaient toujours; impatient et troublé, je disais au cocher de précipiter sa course vers le quai de l'École, où ma petite ouvrière habitait; mais tout à coup l'ombre me quitta et la voix se tut. Ce phénomène m'annonçait un changement de situation dans la destinée de ma grisette. Quand j'arrivai sur le quai de l'École, je me mis à considérer une maison haute, noire et délabrée; je marchais dans l'obscurité; il était plus de dix heures du soir, et ce quartier était alors fort mal éclairé; la seule maison qui rayonnait un peu dans ces ténèbres avait au rez-de-chaussée une boutique de rôtisseur, dont la cheminée flamboyante projetait sur la rue des lueurs de forge; poulets, dindons et poissons frits s'étalaient en monceaux sur la devanture. Ce voisinage était comme un défi permanent à la faim de ma pauvre grisette.

—Que de fois, me dis-je, elle a dû envier en passant ces mets hyperboliques; que de fois leur odeur nauséabonde a dû lui paraître délectable!

J'entrai dans la boutique et j'ordonnai au rôtisseur d'envoyer sa plus belle volaille, une friture de goujons, du bon vin et du pain chez Mlle Suzette.

—Je sais, me répondit-il, à gauche, à deux maisons d'ici, au cinquième, la porte au fond du couloir.

Cette réponse me rassura; il était évident que ma grisette ne se mourait pas tous les jours de faim, puisque le rôtisseur la connaissait si bien. Je montai d'un pas plus content le raide et sombre escalier qui conduisait à la mansarde de la pauvre fille, et, en approchant, j'entendis sa voix qui répétait le refrain d'une chanson joyeuse qu'elle chantait déjà au temps où je la connaissais. Cette fois-ci, me dis-je, l'ombre qui m'est apparue n'est pas celle d'une morte, et sans y frapper, je poussai gaiement la porte entr'ouverte.

—C'est donc déjà vous, me dit une voix fraîche et gazouillante; entrez, entrez, je vais être prête.

Je vis la grisette debout, le cou et le visage tendus vers un petit miroir, elle était vêtue d'un déguisement de pierrette et mettait en ce moment du rouge et des mouches sur ses joues.

Auprès de son pauvre lit, un vrai grabat, était une petite table sur laquelle s'étalaient encore des restes de poulet et de pommes de terre frites.

J'entrai en éclatant de rire; la grisette tourna la tête et me reconnut.

—Quoi! c'est vous, monsieur Albert? dit-elle, et elle me sauta au cou en ajoutant:—Quelle bonne idée! Si vous le voulez, nous irons ensemble au bal de l'Opéra; ce serait bien plus agréable que d'y aller avec l'autre, que je ne connaissais pas il y a seulement une heure.

—Que me contez-vous donc là? répliquai-je.

—Oh! tenez! j'aurais dû deviner que vous viendriez, reprit-elle, j'avais pensé à vous toute la journée... Car, vous ne savez pas?... Je vais vous dire cela tout de suite, à présent que je suis gaie et pimpante, cela vous fera moins de peine à entendre:—J'ai bien pâti, et je mourais presque de faim depuis une semaine; j'allais en vain demander chaque jour un peu de couture à faire à une confectionneuse, qui toujours me répondait qu'il y avait chômage. Enfin, tantôt, vers la nuit, je rentrais chez moi, découragée, me soutenant à peine; je n'avais bu qu'un peu d'eau dans la journée. Je songeais à vous écrire, puis à me faire mourir par le charbon, quand tout à coup je me suis aperçue qu'un monsieur me suivait; je ne sais pas s'il était beau ou laid; il m'a dit que je lui plaisais. Je lui ai répondu qu'il voulait rire.—Point! a-t-il répliqué; veux-tu venir au bal de l'Opéra avec moi?—Dans ma robe déchirée, et en mourant de faim? ai-je repris tristement.—Oh! si ce n'est que cela, voilà vingt francs, ma petite, cours te restaurer; je vais t'envoyer un joli déguisement de pierrette, et dans une heure je serai chez toi.

«Que lui répondre? Ma foi! ça valait mieux que la mort, j'ai accepté, je lui ai donné mon adresse, et j'ai commandé en passant un bon souper au rôtisseur. À votre service, monsieur Albert, ce poulet est fort tendre; j'en avais à peine mangé la moitié, que mon joli costume est arrivé; je l'ai mis de suite, gaiement et en remerciant le bon Dieu! N'est-ce pas qu'il me va bien? et que je suis encore jolie comme autrefois, quoiqu'un peu maigre? Voyons, décidez-vous? Prenez la place de mon galant inconnu, que je n'aime pas du tout, et allons au bal!

—Non, ma petite Suzette, lui répondis-je, il faut être avant tout loyale, et ne pas tromper l'espoir de cet amoureux, quel qu'il soit. Voilà quelques louis qui te serviront à te mieux loger et à te vêtir. Une voix m'avait dit que tu étais dans la peine, et je suis venu.

Elle m'embrassa, les larmes aux yeux.

—Allons, mon petit pinson, pas de tristesse, lui dis-je, reprends ton refrain et laisse-moi partir.

—Reviendrez-vous au moins? fit-elle.

—Peut-être, répliquai-je, et je sortis.

En traversant le couloir, je me heurtai contre le rôtisseur qui apportait triomphalement à Suzette le substantiel souper que j'avais commandé.

—Oh! vous êtes un bon cœur! dis-je à Albert quand il eut fini ce dernier récit où s'alliait avec tant de naturel l'attendrissement et la gaieté.

En ce moment, nous nous trouvions dans la même allée où un soir Albert m'avait pressée sur son cœur.

—Chère Stéphanie, reprit-il, c'est vous qui avez été ma dernière vision. Quand je vous ai cherchée en vain dans les décombres de la place du Carrousel, j'ai cru voir votre ombre, ou plutôt je l'ai vue, c'est certain, qui se dressait derrière moi; elle me suivait en me disant: «Tu m'as tuée! tu m'as tuée!» Durant deux nuits vous m'êtes apparue morte; vous étiez plus belle encore et comme transfigurée. Et vous m'aimiez malgré mon crime; car la mort vous faisait lire dans les profondeurs de mon cœur, et, par un miracle, hélas! qui ne s'est point accompli, vous n'aimiez plus l'autre. C'était lui! ce n'était plus moi, qui allait se perdant et s'abrutissant dans des hontes mystérieuses. Mais il n'en rapportait pas cette tristesse et cette pâleur mortelles, signes d'une grandeur déchue qui souffre de sa déchéance; il vivait, lui, dans cette fange, robuste, le teint vif, satisfait et glorieux! Il faisait des filles de joie des déesses, afin de continuer à se croire un dieu! Et vous, chère Stéphanie, morte et charmante dans votre blancheur de sainte, vous m'entouriez tendrement de vos bras en me disant:—C'est toi que j'aime! Emporte-moi, je n'ai plus peur de ton amour! Dans la mort, les âmes se reconnaissent; la tienne a été créée pour moi!

Voilà la vision que j'ai eue sur vous: je sais bien qu'elle va se dissoudre, mais elle flottera pour moi dans l'infini où rien ne se perd; je l'y retrouverai un jour, c'est sûr, et alors je serai heureux!

Il avait cessé de parler; ses yeux se fermaient comme pour ne plus me voir, et il ne prenait pas la main que je lui tendais; il s'égarait encore dans son rêve. Tout à coup un cahot de la voiture le fit tressaillir; il ouvrit les yeux et reconnut où nous étions: nous venions d'arriver près de la croix de pierre où il m'avait un soir parlé des étoiles et des mondes semés dans le firmament! Il m'embrassa en silence avec une sorte de solennité attendrie, comme on donne un dernier baiser à un agonisant qu'on aime:

—Oh! merci, chère bien-aimée, me dit-il, de cette dernière condescendance! Jamais, jamais vous ne me verrez plus redoutable, tyrannique et mauvais: dès ce jour c'est la main d'un frère loyal que je mets dans la vôtre.

Je pris cette main et je la pressai longtemps immobile, tandis que nous regagnions rapidement Paris en gardant un silence ému.




XXIV

Nous nous étions séparés sans nous parler, mais avec une tendresse intérieure qui semblait s'accroître et grandir en se contenant. Désormais il avait pris dans mon cœur une place à part, une place à lui. Quelquefois même, il me semblait que c'était la première; il devenait pour moi la chaleur et la lumière, tandis que Léonce s'effaçait dans l'ombre opaque et glacée de la solitude qu'il me préférait.

Ce soir-là, en rentrant, je trouvai sur la table de mon cabinet les vers d'Albert et une lettre de Léonce. Je lus d'abord les vers d'Albert; je fus attendrie par cette poésie suave et molle où il faisait revivre le souvenir de notre promenade au jardin des Plantes:

Sous ces arbres chéris, oh j'allais à mon tour
Pour cueillir, en passant, seul, un brin de verveine,
Sous ces arbres charmants, où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tons les parfums du jour;
Des enfants étaient là qui jouaient à l'entour;
Et moi, pensant à vous, j'allais traînant ma peine;
Et si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l'être au moins de mon amour.
Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné!
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante?
Ô lion! tu le sais, toi, mon noble enchaîné;
Toi qui m'as vu pâlir lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné.

La lettre de Léonce ne renfermait qu'une ligne qui me frappa; il m'annonçait que dans huit jours il serait à Paris. Cette espérance ne me causa qu'une joie troublée; la paix et la certitude de ce long amour commençaient à disparaître.

Je ne lui répondis pas le soir même.

Mais, relisant le sonnet d'Albert, je me souvins de ma promesse, et, comme un écho de ces vers, je fis pour lui les vers suivants:

Veillant et travaillant, ô mon noble poëte!
Lorsque tu seras triste et que mon souvenir,
Ainsi qu'un ami vrai, viendra t'entretenir,
En l'écoutant, ému, tu pencheras la tête.
Tu me verras courant à toi, te faisant fête;
Avec mon bel enfant qui semblait te bénir,
Le logis, la servante, en t'entendant venir,
Tout riait, tout chantait de me voir satisfaite.
On t'aimait; l'humble toit, les cœurs t'étaient ouverts;
C'était peu pour ta gloire et peu pour ta fortune,
Mais la sincérité n'est pas chose commune.
Souviens-t-en, quand viendra la douleur importune;
Moi, je pense au beau soir où rayonnait la lune,
Quand tu m'as dit «Je t'aime,» et je relis tes vers.

Je l'attendis en vain pendant trois jours; je sus par René qu'il se disposait à faire un voyage. Je voulais le revoir encore une fois; car je sentais bien que Léonce en arrivant allait reprendre son empire: on ne brise pas en un jour des chaînes longtemps portées; il en est de l'amour comme du despotisme: il s'impose souvent par ses exigences mêmes au cœur confiant de la femme, comme la tyrannie s'impose par sa hardiesse à un peuple aveugle; mais l'heure de la clairvoyance se fait tôt ou tard, et alors le divorce éclate entre le trompeur et le trompé. Pour moi, cette heure de lumière devait briller, mais hélas! en me foudroyant.

J'avais promis à Albert de lui porter moi-même mes vers; je savais qu'il sortait chaque soir, et qu'en arrivant chez lui vers neuf heures, je trouverais son logis vide, mais encore tout imprégné de sa présence. Quel bonheur ineffable de m'asseoir dans son petit salon, de feuilleter ses livres, d'écrire mon nom à son bureau pour lui dire: «Je suis venue!» et pour qu'en rentrant il me retrouvât là en esprit, comme je l'y avais trouvé lui-même. En me représentant une sensation si vive et si pure, je ne résistai pas au désir de la goûter. Je sortis seule; le temps était froid: c'était l'automne et ses premières rigueurs.

Je sonnai sans hésitation à la porte d'Albert, sachant qu'il était absent et que je n'éprouverais pas le trouble de le voir.

Je dis à son domestique que je désirais lui écrire; il me fit entrer.

—Monsieur part à l'instant et tout est encore en désordre ici, ajouta-t-il.

En effet, je vis les habits qu'Albert venait de quitter, épars sur une causeuse, près du feu, dans le petit salon. La flamme du foyer pétillait; une lampe éclairait la glace de la cheminée, et une autre, avec un abat-jour, projetait une lueur voilée sur le bureau. Des pages écrites par Albert, des lettres ouvertes et quelques feuilles de papier blanc étaient là pêle-mêle. La plume dont il s'était servi plongeait encore dans l'écritoire; je m'en saisis, et j'aurais voulu la voler cette plume qui avait écrit des choses si grandes et si rares! Peut-être me communiquerait-elle quelque étincelle de son génie? pensais-je en la tournant au bout de mes doigts; et, m'asseyant sur son fauteuil, je me mis à rêver.

Je pris d'abord une enveloppe blanche dans laquelle j'enfermai le sonnet que j'avais fait la veille; puis, comme si la demeure du poëte eût gardé son souffle créateur, je sentis les vers suivants monter de mon cœur à mon cerveau, et je les écrivis rapidement:

VISITE A UN ABSENT
Il fait froid, ton foyer s'allume,
Tu t'habilles, tu vas sortir;
Tu pars, et j'accours me blottir
Dans ton fauteuil. Je prends ta plume.
Je n'écrirai pas un volume:
Mais un seul mot pour t'avertir
Que cet amour qui te consume,
Pour toi, je voudrais le sentir.
Mais ce mot, pourras-tu le lire?
Ma main, en tremblant, l'a tracé,
Et mes pleurs l'ont presque effacé.
Oh! ce mot, pourquoi le récrire?
Ô ton âme comme à tes yeux
Une larme parlera mieux.

Je ne relus point ces vers, et je me hâtai de les mettre auprès des autres dans l'enveloppe. Si je les avais relus chez Albert, peut-être ne les lui aurais-je pas laissés; il y a toujours dans la langue de la poésie quelque chose d'exalté qui outre-passe ce que nous voulions dire; cela vient de la rime, qui oblige parfois à des mots plus tendres; cela vient aussi du tutoiement.

Je rentrai chez moi transie et frissonnante; tout mon sang avait reflué vers mon cœur.

Mon fils fut frappé de ma pâleur; mon émotion avait été plus forte que je ne me l'avouais.




XXV

Je compris à la joie d'Albert l'imprudence que j'avais faite; il arriva chez moi le lendemain, et me dit, radieux:

—Oh! chère Stéphanie, quels vers charmants!

—Ne les louez pas trop, lui dis-je en souriant, et n'allez pas faire ce que font les pères en parlant de leurs enfants difformes. Sans vous, Albert, je n'aurais jamais fait un vers de ma vie; ils procèdent donc de vous, mes deux pauvres sonnets, mais ils n'en sont pas dignes.

—Laissez-moi être heureux du moins du sentiment qu'ils révèlent et qui vient bien de vous!

—Je savais par René que vous alliez partir, et j'ai voulu, répliquai-je, vous faire ainsi un adieu un peu tendre.

—Je veux croire qu'il était senti, poursuivit-il; un poëte a dit quelque part:

L'adieu fait aimer le retour.

Oh! comme je vais revenir joyeux de mon court voyage!

—Mais où allez-vous donc? repris-je.

—Présider à l'érection de deux statues. C'est une idée bouffonne qui a passé par la tête ou plutôt par les cent têtes d'un corps savant, de m'envoyer, moi, le caprice et l'ironie en personne, prononcer des discours et entendre des congratulations officielles. Il est vrai qu'on m'a adjoint Amelot, à qui je laisserai toute la partie grave ou plutôt comique de la cérémonie.

Ce qu'il y a pour moi de sérieux dans tout ceci, c'est l'honneur public qu'on va rendre à Bernardin de Saint-Pierre en plaçant sa statue en face de cet Océan tourmenté qu'il a si admirablement décrit. Vous savez, marquise, que je n'ai pas l'orgueil de mes œuvres, mais j'ai l'orgueil de mes aspirations; elles ont toujours tendu au beau et à l'idéal dans l'art et m'ont fait goûter avec délices les créations du génie. C'est ainsi que tout enfant je me suis passionné pour l'idylle exquise de Paul et Virginie. Mon culte pour l'auteur m'imposait de ne pas refuser la mission dont on m'a chargé quoiqu'elle répugne à toutes mes habitudes. Quant à l'autre statue elle sera inaugurée par Amelot, par le successeur naturel du talent négatif de celui à qui l'on décerne un hommage égal à l'hommage qu'a mérité le génie. Je vois d'ici les regards étonnés que se jetteront éternellement sur le rivage solitaire de la mer la figure du vrai poëte et celle du rimailleur qu'on a proclamé le représentant de la Poésie bourgeoise; association criante de deux mots qui se repoussent et qui équivaudraient è dire: l'Idéal matériel! Mais ce bon Amelot n'entend pas raillerie sur la gloire d'un de ses pères en métromanie, et il est bien le représentant le plus convaincu de cette littérature puérile, solennelle et banale du bon sens qui prétend faire une école renouvelée, non pas des Grecs, lui dis-je un jour, mais des Pradon.

—Vous allez vous combattre et peut-être vous battre en route, répondis-je à Albert.

—Non, non, rassurez-vous, me dit-il, la poésie est chose trop haute pour que je consente jamais à en disserter avec Amelot. C'est un bon vivant et un fin gourmet avec qui je n'ai jamais parlé que cuisine. Mais, marquise, en venant chez vous je faisais un projet délicieux.

—Lequel? cher Albert.

—Vous partiez avec nous sous prétexte d'assister à la fête d'inauguration des deux statues et en réalité pour vous trouver quelques jours seule avec moi sur cette belle plage de l'Océan où nous nous aimerions si bien.

—Ne me tentez pas dans ma solitude et ma pauvreté, lui dis-je; jusqu'au jour où mon procès sera gagné, j'ai fait vœu de vivre en recluse.

—Oh! si vous m'aimiez un peu tendrement, ce vœu ne tiendrait pas contre le vœu de mon cœur. Mais je vous parle comme une romance de Dorat; décidez donc bien vite, tyrannique marquise, ce que vous voulez faire de moi. Si je pars sans vous je vais m'ennuyer, si je reste, et j'en suis bien tenté, m'aimerez-vous?

—Partez, lui dis-je gaiement, nous verrons plus tard.

—Vous êtes un sphinx impénétrable, j'emporte du moins vos sonnets et je les interrogerai.

—Reviendrez-vous vite? lui dis-je.

—Oui certes, si je pars, et j'accourrai vous surprendre au retour; ainsi, veillez sur vous!

Il s'éloigna, la figure riante, et je restai dans le doute s'il allait vraiment quitter Paris.




XXVI

J'attendis deux jours, puis j'envoyai Marguerite chez lui. On lui répondit qu'il était parti et qu'il serait absent au moins une semaine.

Comme si Léonce eût deviné l'attrayante proposition d'une promenade au bord de la mer qu'Albert m'avait faite, il m'écrivit qu'il devançait son arrivée et il m'offrait d'aller visiter ensemble les beaux châteaux de la Renaissance au bord de la Loire, les vestiges de Chantilly et cette ombreuse solitude de Rosny, où une princesse a passé les seuls jours tranquilles et riants de sa vie.

Je fus toute bouleversée par cette idée; elle me séduisait et m'attirait comme une tentation de bonheur et aussi de délassement. Depuis longtemps toute distraction était retranchée de la vie austère que je menais; quelques jours de voyage et de liberté insoucieuse avaient pour moi le même attrait qu'un premier bal pour une jeune fille; goûter cette halte dans ma vie de labeur avec celui que j'avais tant aimé, que j'aimais encore et qui m'aimait enfin, puisqu'il avait conçu ce doux projet; oh! c'était une fête de l'âme bien difficile à refuser! Je n'éprouvais pas avec Léonce la même hésitation qu'avec Albert. J'avais appartenu à Léonce, je lui appartenais encore, et malgré quelques doutes et quelques déchirements, mon amour n'était point brisé. Il suffisait d'une espérance, d'une illusion pour le réédifier dans mon cœur.

À mesure que l'heure qui devait me réunir à Léonce approchait, quelque chose d'enflammé et de vertigineux s'emparait de tout mon être.

Les libertins prétendent que la possession détache; mais pour ceux qui se sont aimés par l'âme, le contraire se produit; l'union des sens qui n'a été que la confirmation de l'union morale, semble les lier éternellement. C'est ce qui fait la pureté et la beauté du mariage, lorsqu'il consacre l'amour vrai.

Comment oublier les délices, et j'oserai même dire les familiarités intimes? Est-ce que l'enfant est impudique, parce qu'il se souvient avec bonheur de s'être endormi sur le sein de sa nourrice?

À quoi sert-il qu'une morale artificielle essaye, comme la fausse mère de Salomon, de partager en deux l'être humain? l'âme et le corps se complètent l'un l'autre, et il est certain qu'ils répercutent tour à tour leurs émotions diverses; car de même que le souvenir d'une trahison ou d'un chagrin remplit les yeux de larmes, que celui d'une joie épanouit le sourire, et que celui d'une noble action fait rayonner le front; de même l'image, soudain rappelée d'une chute périlleuse ou des angoisses de l'enfantement, attriste et terrifie l'esprit; tandis que l'image riante d'une caresse délectable ou du tressaillement de la volupté le ranime et l'égaye, et lui communique pour ainsi dire le contrecoup enivrant de ce que le corps seul semblait avoir ressenti!

Ne séparons donc pas ce que la nature et Dieu ont si étroitement confondu. Les casuistes qui ont fait de la chasteté absolue une vertu, ne sont arrivés qu'à produire des apparences menteuses dans une société hypocrite. Il serait temps d'oser glorifier l'harmonie sacrée de l'indivisible lien des émotions de l'âme et du corps!

J'avais compris tout cela d'instinct avant de m'en convaincre par la réflexion. Un amour sincère et complet en apprend plus sur ce sujet que tous les raisonnements philosophiques.

Rien qu'à la pensée de revoir Léonce, je sentis le réveil de tout ce que je lui avais dû de félicité; c'était une évocation involontaire; une influence, pour ainsi dire, magnétique; son approche me dominait; il était loin encore et déjà son souffle m'entourait et courait autour de moi.

Cependant je ne lui avais point écrit le ravissement que j'éprouvais de ce projet de voyage; je ne savais pas même si je m'y déciderai à; mais j'en savourais longuement le désir; il était devenu le rêve de mes nuits et la rêverie de mes jours. Si bien qu'un matin des vers qui exprimaient tous les détails de ce songe d'amour et de liberté s'échappèrent tout à coup de mon cœur. Ainsi un oiseau jette un chant en s'ébattant à l'air et au soleil:

LES RÉSIDENCES ROYALES.
Avec leurs longues avenues,
Leurs silencieuses statues
Se mirant dans les bassins ronds,
Leurs grands parcs ombreux et profonds,
Leurs serres de fleurs des tropiques
Et leurs fossés aux ponts rustiques,
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
Bras enlacés, âmes rêveuses,
Promenons nos heures heureuses
Sous les tonnelles des jardins,
Dans les bois où passent les daims;
Traversons les courants d'eau vive
Sur l'esquif qui dort à la rive.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous: habitons-les!
Allons voir, dans les vastes salles,
Les portraits aux cadres ovales,
Morts radieux toujours vivants,
Grandes dames aux seins mouvants,
Cavaliers aux tailles cambrées,
Exhalant des senteurs ambrées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
Sur le banc des orangeries,
Dans l'étable des métairies
Où les reines buvaient du lait,
Dans le kiosque et le chalet,
Aux terrasses des galeries,
Allons asseoir nos causeries.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
Sous le fronton de jaspe rose,
Où l'amour sourit et repose,
Cherchons le bain mystérieux,
Le bain antique aimé des dieux:
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
Lisons dans les forêts discrètes
Les gais conteurs et les poëtes:
Le murmure des rameaux verts
S'harmonie à celui des vers,
Et les amoureuses paroles
S'épanchent en notes plus molles.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
Dans les ravins aux pentes douces,
Sur les pervenches, sur les mousses,
Doux lit où se voile le jour,
À la lèvre monte l'amour;
L'ombre enivre, l'air a des flammes,
En une âme Dieu fond deux âmes.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!
L'horizon déroule à la rue
Le lac à la calme étendue,
Où par couples harmonieux
Les cygnes fendent les flots bleus;
Plages, collines et vallées
Sous nos regards sont étalées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous: habitons-les!
Chantilly dort sous ses grands chênes,
Rosny, Chambord, n'ont plus de reines
Leurs maîtres, ce sont les amants
Savourant leurs enchantements;
Où les royautés disparaissent,
Les riantes amours renaissent.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous: habitons-les!

Je n'oserais pas dire que quelque chose de l'âme et du souvenir d'Albert n'eût pénétré dans ce chant! Sans lui l'aurais-je fait? Non; car sans lui je n'aurais jamais connu cette langue des vers que son génie m'avait enseignée. Léonce l'ignorait, et je doute même que sa nature, dépourvue d'inspiration et de flexibilité, fût propre à en pénétrer les délicatesses raffinées et l'exquise sensibilité.

Ces strophes faites, je les répétais sans cesse, et je les fredonnais même sur un vieil air qui me revenait.

Enfin, je reçus un soir une lettre de Léonce, qui m'annonçait son arrivée pour le lendemain. J'envoyai mon fils chez un de ses oncles qui demeurait à la campagne près de Paris. L'enfant partit joyeux. Toute distraction nouvelle le charmait. Je savais qu'il n'aimait pas Léonce, et j'eus souffert de troubler son cœur naïf et d'y voir poindre une idée de lutte.

Le lendemain arriva; dès le matin j'ornai de fleurs mon pauvre logis, je me parai des couleurs que Léonce aimait, et je mis tout en fête comme chaque fois qu'il devait venir.

Je l'attendais à l'heure du dîner. J'éprouvais une telle agitation que je ne pouvais rien faire; les heures me paraissaient tantôt trop lentes et tantôt trop accélérées. Je prenais un livre, et j'essayais de lire sans y parvenir. Je relus seulement mes vers, où respirait comme un sentiment avant-coureur du bonheur; puis je les rejetai sur la table où je me tenais accoudée. Je regardais la pendule; je me disais: «Bientôt il sera là!» et malgré moi l'image d'Albert se mêlait à la sienne. «Il s'assiéra, pensais-je, sur ce fauteuil où Albert s'est assis, sur ce coussin où il a pleuré, où il m'a dit son amour.» Et cela me paraissait sacrilège et impie. Je pâlissais et frissonnais au moindre bruit; il me semblait que j'allais être surprise, condamnée par quelqu'un qui avait des droits sur ma vie. Il me venait l'idée de m'enfuir, comme si un redoutable péril ou une grande douleur m'eût menacée. Puis je souriais de cette terreur puérile; je songeais au bonheur qui allait renaître, je le recomposais dans toute sa splendeur et je repoussais le fantôme qui venait l'assombrir.

Cinq heures sonnèrent à ma pendule, je me dis: «Dans une heure il sera près de moi.» Je me regardai dans la glace et fus heureuse d'être en beauté. Un coup de sonnette retentit; je pensai: «C'est lui! il a voulu me surprendre en arrivant une heure plus tôt.»

J'étais accourue et je me trouvais là lorsque. Marguerite ouvrit la porte; je laissai échapper un cri de surprise, presque d'effroi: ce fut Albert qui m'apparut!

Il crut sans doute que j'avais poussé un cri de joie, car son visage ne perdit rien de son expression heureuse. Il paraissait moins souffrant, son teint était animé et ses beaux yeux lançaient des flammes; il tenait d'une main une petite cage dorée où était renfermé un joli couple de ces perruches mignonnes qu'on appelle des inséparables, et dans l'autre main il avait une seconde cage à treillis d'argent dans laquelle voltigeaient deux colibris.

—Où donc est votre cher enfant? me dit-il, qu'il me débarrasse bien vite de ces oiseaux qui l'amuseront, et que j'aie les mains libres pour presser la vôtre et vous embrasser.

—Ce cher petit a voulu aller à la campagne, répondis-je en rougissant.

—Mais vous-même, reprit-il? vous allez donc sortir que vous voilà si parée?

—Oui, balbutiai-je, je dîne en ville.

Tout en prononçant ces mots nous traversions la salle à manger. Il posa sur le buffet les deux cages charmantes où les oiseaux des tropiques s'ébattaient, et me tendant aussitôt les bras, il me dit:

—Je n'y tenais plus, chère âme; il m'a fallu revenir pour vous voir et pour vous entendre.—Allons, parlez-moi! qu'avez-vous fait pendant mon absence? Pourquoi sortez-vous et ne me gardez-vous pas tout aujourd'hui comme je m'y attendais?

Il baisait mes mains et mon front et ne pouvait détacher ses regards de moi.

—Je ne vous ai jamais vu un visage si expressif et où éclatât tant d'âme, poursuivit-il, lorsque nous nous fûmes assis dans mon cabinet. Est-ce mon retour qui vous rend si belle? Ne m'avez-vous pas oublié, m'aimez-vous un peu? Et il se plaça dans une pose câline à mes pieds sur le coussin où si souvent il s'était assis.

Je restais interdite et muette. Comment avoir la dureté de le détromper? Comment lui dire qui j'attendais? Il fallait donc me résoudre à mentir!

—Pourquoi donc ne me parlez-vous pas, chère Stéphanie, reprit-il en me considérant toujours avec bonté.

—Je suis encore toute émue, lui dis-je, de cette douce surprise et bien désolée, croyez-le, de ne pouvoir fêter votre retour; mais on m'attend, c'est un dîner de famille, il faut que je sorte, à demain, cher Albert.

Je prononçai ces mots rapidement et d'une voix saccadée: l'aiguille de la pendule marchait toujours et je frissonnais pour ainsi dire de son mouvement; Léonce allait arriver.

—Chez quels rentiers du Marais dînez-vous donc, repartit Albert en riant, pour partir à cinq heures un quart de chez vous? Ne me quittez pas si tôt et causons un peu, ou je vais m'imaginer que vous me trompez. Est-ce bien vrai, poursuivit-il tendrement que vous vous êtes fait si belle pour de vieux parents? Non, je veux que ce soit pour moi; allons, soyez bonne comme vous l'avez été déjà, écrivez pour vous dégager et laissez-moi finir cette journée avec vous. Vous ne vous ennuierez pas, je vous le jure: Amelot m'a fourni de quoi vous divertir! Dès que nous avons été en wagon, le massif Amelot m'a dit: «Je me sens en verve; mon esprit monte, il court, il court...—Eh bien! mon cher, ai-je répliqué, laissez-le courir; je ne me charge pas de l'attraper.» Et tenez, marquise; j'ai envie de commencer de suite le récit de nos aventures et de vous tenir enchaînée par la curiosité comme le sultan des Mille et une Nuits. J'ai aussi des vers à vous lire, car j'en ai rêvé pour vous sur le bord de la mer; et vous, chère, n'avez-vous pas fait pour moi encore un de ces sonnets que vous faites si bien?

En parlant ainsi, sa main touchait aux papiers qui étaient sur la table; il aperçut mes strophes sur les Résidences royales et s'en empara.

Je voulus l'empêcher de les lire, mais il les serra fortement dans sa main en s'écriant gaiement:

—Oh! par exemple, est-ce que l'écolier ose déjà se soustraire au maître, et mépriser ses critiques?

Je ne tentai plus aucun effort pour rien conjurer. Je ne savais que répondre et que faire; je n'osais pas même le regarder pendant qu'il lisait.

—J'aime ces vers, me dit-il vivement quand il eut achevé de les parcourir, je suis fier que vous ayez pu les faire; mais, Stéphanie, sont-ils bien pour moi?

—Sans vous je ne les aurais jamais faits, répondis-je en tremblant et honteuse de ce subterfuge jésuitique.

—Sont-ils pour moi? sont-ils pour moi? répéta-t-il d'un air de doute. Oh! Stéphanie, si ces vers sont pour un autre, savez-vous que vous êtes comme l'enfant qui assassine son père avec les armes dont celui-ci l'a appris à se servir!—Vous ne voudriez point me tromper, vous qui n'avez jamais menti; voyons, parlez, pour qui sont ces vers?

Je me levai, pâle et égarée comme si j'avais commis un crime, et saisissant sa main, je lui dis:

—Cher Albert, ne m'interrogez pas jusqu'à demain; demain j'aurai la certitude de ce que veut mon cœur et je vous le dirai, mais aujourd'hui il faut que je vous quitte, que je parte à l'instant même, adieu.

Il ne me répondit pas une parole; ses yeux s'étaient arrêtés sur les gros bouquets de fleurs qui embaumaient la cheminée, et il les regardait en souriant d'un air ironique. Il me salua sans prendre ma main; puis il partit. Je l'accompagnai en lui disant: «À demain!»

Quand nous traversâmes la salle à manger, par une de ces fatalités des petites choses qui heurtent et blessent presque toujours nos sentiments et nos douleurs, Marguerite commençait à mettre le couvert et venait de déposer sur le buffet une tarte aux cerises entre les deux jolies cages d'oiseaux d'Amérique. Albert avait tout vu, et il comprit que j'attendais quelqu'un à dîner.

—Adieu donc! me dit-il sur le seuil de la porte extérieure.

Je n'osais plus lui répondre: «À demain!»

Une voiture venait de s'arrêter devant la maison. Un homme se précipita dans la cour. Presque aussitôt j'entendis des pas dans l'escalier; et, pendant qu'Albert commençait à descendre, j'aperçus, en penchant ma tête au bord de la rampe, Léonce qui montait!

Je me reculai, épouvantée de cette rencontre; je rentrai précipitamment en poussant la porte sur moi, et je m'élançai vers une fenêtre qui s'ouvrait sur la cour pour voir passer Albert encore une fois.

Je n'oublierai jamais quel regard sombre et navré il jeta de mon côté en levant la tête. Je ne sais s'il m'avait aperçue, mais un sourire amer passa sur ses lèvres. Je fus tentée de le rappeler: ma voix était comme étranglée; un sanglot me montait du cœur.

En ce moment Léonce sonna, et je m'enfuis dans ma chambre pour y cacher mes larmes.




XXVII

Plus de deux ans avaient passé sur ce jour, dont le souvenir m'était resté ineffaçable. Ce que je souffris pendant ce temps je ne le dirai jamais. Je veux jeter sur ces deux années un voile noir comme celui qui couvrait, à Venise, dans les familles patriciennes, les portraits des condamnés à mort.

De cet amour qui avait pris toute mon âme comme par surprise et par sortilège, de cet amour auquel j'avais sacrifié Albert, il ne restait rien. On eût dit que, frappé par le présage fatidique d'Albert, cet amour s'était décomposé jour par jour.

J'avais vu l'orgueilleux et superbe solitaire renier une à une toutes ses doctrines sur l'art et sur l'amour, et faire de ses opinions une monnaie aux convoitises les moins fières.

Quand la conscience ne dirige plus nos actes, que l'intérêt et la vanité deviennent les seuls mobiles de l'esprit, toute notion d'honneur et d'idéal disparaît. Il n'y a plus alors dans la vie d'autre retenue que la prudence qui sauvegarde du châtiment de la loi. De là les traîtres ignorés, les voluptueux cruels qui cachent des instincts d'assassin sous un sourire, et les faiseurs d'affaires humaines, prêts à tous les crimes, et se décorant en public du titre d'hommes politiques.

En voyant ainsi déchoir celui que j'avais placé si haut, je reçus comme le contre-coup de sa chute; un mal inexplicable s'empara de moi; on me vit dépérir dans ma force; et bientôt je compris à la tristesse de mes amis et à l'incertitude des médecins que j'étais perdue.

Albert n'avait jamais cherché à me revoir et je n'avais pas osé le rappeler. Quelquefois il rencontrait mon fils à la promenade; il l'arrêtait pour lui recommander de ne pas l'oublier et, sans lui parler de moi, l'embrassait tendrement.

Je savais par René qu'il se mourait et cherchait de plus en plus l'oubli de ses peines dans des distractions corrosives et fatales. J'éprouvais un désir invincible de le revoir, de lui parler et de sentir encore une fois sa main dans la mienne.

Un jour d'avril, le ciel était bleu, la température presque tiède, je montai en voiture pour me rendre au jardin des Tuileries; j'allai m'asseoir sur la terrasse du bord de l'eau, et sentant que l'air m'avait ranimée, je voulus essayer de revenir à pied chez moi; comme je traversais lentement le pont de la place de la Concorde, j'aperçus Albert debout contre le parapet de droite; appuyé sur la balustrade, il regardait un bateau qui descendait la Seine du côté de Saint-Cloud. Il ne me vit pas venir et je le touchai presque avant qu'il ne m'eût aperçue. J'écartai le voile qui cachait mon visage et j'appliquai ma main sur la sienne; il leva la tête et me regarda, sans paraître d'abord me reconnaître; ses yeux étaient ternes et ses lèvres si blanches qu'on eût pu se demander s'il vivait.

—Oh! c'est vous, me dit-il en tressaillant et se ressouvenant; comme vous voilà! C'est donc vrai ce qu'on m'avait dit, que vous étiez bien mal!

Je serrai sa main sans lui répondre; nous marchâmes péniblement l'un à côté de l'autre jusqu'au bout du pont; là, il s'arrêta.

—Albert, lui dis-je en tremblant, ne viendrez-vous pas jusque chez moi! oh! je vous en prie, venez.

—À quoi bon, me répondit-il, j'achève de vivre et vous commencez à mourir; nous nous attristerions en nous regardant sans pouvoir rien dire pour nous consoler. Oh! ma pauvre marquise, il n'est plus temps maintenant de nous aimer!

—Albert, l'amour est indépendant du temps et de la vie, vous me l'avez dit un jour et maintenant je l'éprouve et j'y crois.

—Pas de réflexion ni de regret, reprit-il en s'efforçant de rire, gardons le courage de partir, il appuya sur ce mot, puis, tournant sur le pont, il me dit:

—Adieu, chère, le premier de nous qui guérira ira voir l'autre.

Je voulus le retenir encore en prenant sa main, mais elle retomba.

Nous nous quittâmes comme deux ombres qui se rencontrent un moment, s'évanouissent et ne doivent plus se revoir.

Je fis quelques pas chancelante et indécise; puis je m'arrêtai, et m'appuyant contre la grille du palais Bourbon, je vis à travers mes larmes, Albert qui se dirigeait lentement vers l'autre bout du pont.




XXVIII

C'est par une belle nuit de mai qu'il mourut, quand tout commençait à revivre; il s'éteignit en dormant, sans agonie.

Lorsque je reçus la sinistre nouvelle, je gardais le lit depuis huit jours; je fis un effort pour me lever, je voulais le revoir avant qu'on ne l'ensevelît et poser mes lèvres sur son front glacé; je fus prise d'un accès de toux si déchirant et si long que je m'évanouis; je dus me recoucher et pleurer loin de lui.

J'envoyai Marguerite et mon fils à son enterrement, et pour la première fois je me décidai à faire comprendre à mon enfant ce que c'était que la mort. Il m'écouta, attentif et recueilli, puis il me dit d'une voix grave.

—Mon père nous a quitté, Albert vient de partir et toi tu veux aussi me laisser, car je vois bien que tu es malade et pâle comme eux, et que je resterai seul.

—Oh! non, cher enfant! m'écriai-je en l'enfermant dans mes bras amaigris, je veux vivre pour toi!

—Tu as dis «Je veux!» reprit-il avec un sourire angélique, ne vas pas faire avec la mort comme tu fais souvent avec moi, quand je m'obstine et que tu me cèdes.

—Non, non, lui dis-je en l'embrassant plus fort, je n'obéirai qu'à toi.

L'enfant et Marguerite revinrent du convoi d'Albert tristes et étonnés.

—Il n'y avait dans l'église, me dit mon fils, que quelques amis et quelques femmes en deuil qui pleuraient.

Il s'était mis à l'écart, dans une chapelle, avec Marguerite, et il avait fait sa prière pour Albert. En sortant de l'église il avait vu défiler le cortège. Plusieurs personnes qui passaient exprimèrent leur surprise qu'on ne rendit pas à Albert les grands honneurs qui lui étaient dus et que les princes d'aujourd'hui n'eussent pas envoyé leur voiture pour l'accompagner.

—Moi, poursuivit l'enfant, j'étais tout désolé de le voir s'en aller presque seul, comme un pauvre, au cimetière; guéris vite, chère mère, afin que nous allions lui porter de belles fleurs sur sa tombe!

Hélas! je ne guérissais pas et mon pauvre enfant s'épouvantait tellement en me voyant dépérir que je me décidai à le mettre au collège pour le séparer de ma souffrance et de ma douleur; mais il languissait loin de moi, se refusait à jouer et n'était attentif qu'à l'étude. Quand le temps des vacances approcha, je me souviens que le jour où on devait me l'amener, je fis un effort violent pour me tenir debout; je bus un peu de vin en pensant à Albert, et je me traînai jusqu'au jardin. À la même place où nous sommes, je m'assis sur un grand fauteuil; ma tête pâlie s'appuyait sur des coussins et, frissonnante, je me réchauffais au brûlant soleil d'août.

Il n'y avait que trois mois qu'Albert était mort; encore quelques mois, pensais-je, et je le rejoindrai. Quant à l'autre, je n'y voulais point penser. Mais toujours cet amour en ruine pesait sur mon âme et l'étouffait, pour ainsi dire, sous ses débris; j'avais été broyée par un bras de pierre inerte, brutal et insoucieux de mon agonie. Les lourds colosses égyptiens que le temps finit par déraciner dans les ruines de Thèbes n'ont pas conscience en s'affaissant du Nubien qui s'était assis à leur ombre.

Mon fils arriva vers midi; j'avais mis pour lui sur une table, placée près de moi, une jolie montre et un album, où j'avais fait dessiner le portrait d'Albert et écrire les fragments les plus beaux et les plus purs de ses œuvres. L'enfant courut vers moi, tenant dans ses bras les couronnes et les livres qu'il avait reçus en prix. Je l'attirai sur mes genoux et l'embrassai longtemps sans parler; je ne pouvais retenir mes larmes. Pour qu'il ne les vît pas, je posai sur sa tête les couronnes, et je les enfonçai en souriant, jusqu'à ses yeux. Puis lui donnant la montre et l'album, je lui dis:

—Regarde donc si cela te plaît?

Il rejeta avec impatience ses couronnes et mes présents, et se suspendant à mon cou, il me dit avec une explosion de douleur:

—Ce n'est pas tout cela que je veux.

—Et que veux-tu donc, cher enfant?

—Je veux que tu vives pour moi, que tu redeviennes belle, et forte comme tu l'étais, il y a trois ans, quand j'étais petit. Maintenant je comprends tout, ajouta-t-il avec un regard terrible, où la fierté inflexible de l'adolescence se révélait; j'ai deviné celui qui t'a tuée, et si tu meurs, vois-tu, eh bien! je le tuerai un jour!

—Tais-toi, tais-toi, m'écriai-je, en l'étreignant sur mon cœur.

J'eus honte de ma douleur, et je rougis de mon amour devant mon fils.

L'amour est une grande et sainte chose lorsqu'il complète la vie, mais s'il nous conduit à l'anéantissement de nous-même, il nous dégrade.

Je levai la tête devant le regard superbe de mon noble enfant, et je lui dis avec résolution:

—Sois tranquille! je guérirai. Ne gâtons pas ce beau jour par des larmes! Regarde ce portrait d'Albert.

Il ouvrit l'album et posa ses lèvres sur le front du poëte qu'il a toujours appelé son ami.

J'ai vécu pour mon fils; et à mesure que la blessure de mon lâche et aveugle amour s'est fermée, l'image d'Albert a rayonné dans mon cœur; je l'ai revu jeune, beau, passionné, et je l'ai aimé dans la mort.




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