Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros
The Project Gutenberg eBook of Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros
Title: Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros
Author: Henry Blanc
Release date: September 1, 2005 [eBook #8876]
Most recently updated: May 31, 2013
Language: French
Credits: Produced by Joshua Hutchinson, Marc D'Hooghe and the Project Gutenberg Distributed Proofreaders
Produced by Joshua Hutchinson, Marc D'Hooghe and the Project
Gutenberg Distributed Proofreaders.
MA CAPTIVITÉ EN ABYSSINIE SOUS L'EMPEREUR THÉODOROS
PAR
LE DR H. BLANC
CHIRURGIEN DE L'ARMÉE ANGLAISE AUX INDES
Ouvrage traduit de l'anglais par Madame ARBOUSSE-BASTIDE
[Illustration: VUE DE MAGDALA]
AVEC DES DÉTAILS SUR L'EMPEREUR THÉODOROS
SA VIE, SES MOEURS, SON PEUPLE, SON PAYS
PRÉFACE DE L'AUTEUR
J'entreprends la tâche d'écrire le récit de notre captivité en Abyssinie, afin de satisfaire la curiosité naturelle qui m'a été témoignée par un grand nombre de connaissances et d'amis désireux d'obtenir des détails tant sur les causes mêmes de cette captivité que sur la manière dont nous avons été traités, les événements de notre vie quotidienne, et le caractère et les habitudes de l'empereur Théodoros.
J'ai essayé de donner une esquisse exacte de la carrière de ce souverain, ainsi qu'une description de son pays et de son peuple. J'ai parlé encore de ses amis et de ses ennemis.
Afin de familiariser davantage le lecteur avec le sujet, j'ai jugé nécessaire de dire quelques mots des Européens qui out joué un rôle dans cet étrange imbroglio de l'affaire abyssinienne. Ces diverses informations m'ont été fournies soit par mon expérience personnelle et les événements survenus pendant ma captivité, soit par les communications de certains indigènes bien informés. J'ai eu, pour préparer ce travail, les loisirs forcés de plusieurs mois de prison.
Les souffrances des captifs abyssiniens seront toujours associées, dans les annales britanniques, au succès triomphant de l'expédition si habilement organisée par le commandant lord Napier de Magdala. Ce dernier titre, donné à l'honorable général anglais, a été le digne couronnement d'une longue et glorieuse carrière.
MA CAPTIVITÉ EN ABYSSINIE
I
L'empereur Théodoros.—Son élévation à l'empire et ses conquêtes.—Son armée et son administration.—Causes de sa chute.—Sa personne et son caractère.—Sa famille et sa vie privée.
Lij-Kassa, plus connu sous le nom de l'empereur Théodoros, était né dans le Kouara, vers l'an 1818. Son père était un noble d'Abyssinie, et son oncle, le célèbre Dejatch Comfou, pendant plusieurs années, avait gouverné les provinces de Dembea, Kouara, Ischelga, etc., etc. A la mort de son oncle, Lij-Kassa fut nommé par la mère de Ras-Ali, Waizero Menen, gouverneur de Kouara. Mais mécontent de ce poste qui n'offrait qu'un petit champ à son ambition, il se dégagea de son serment et occupa la ville de Dembea, capitale de la province de ce nom. Plusieurs généraux furent envoyés pour châtier le jeune soldat; mais tantôt il évitait leurs poursuites et tantôt battait leurs troupes. Toutefois sur la promesse solennelle qu'il serait bien reçu, il revint au camp de Ras-Ali. Ce chef très-bienveillant, mais faible, eut la pensée de rattacher à sa cause le jeune chef rebelle en lui donnant sa fille Tawaritch, qui était d'une grande beauté. Lij-Kassa revint à Kouara et pendant quelque temps parut fidèle à sa souveraine. Il fit plusieurs expéditions de pillage dans le bas pays, mit à feu et à sang les huttes des Arabes, et revint toujours de ces expéditions traînant après lui des bandes de prisonniers et d'esclaves, et des troupeaux de bétail.
Les succès de Kassa, le courage qu'il manifesta en toute occasion, la vie sobre qu'il menait et l'affection qu'il montrait à ceux qui servaient sa cause, rassemblèrent bientôt autour de lui une bande de vagabonds hardis et entreprenants. D'un caractère ambitieux, il forma dès lors le projet de se tailler un empire dans ces plaines si fertiles qu'il avait si souvent dévastées. Elevé dans un couvent, il avait étudié les sujets théologiques, mais il s'était particulièrement rendu familière l'histoire de l'Abyssinie. Son éducation, supérieure à celle de son entourage, exerça une grande influence sur son avenir. Tous ses rapports avec les autres hommes avaient un caractère religieux, et il était profondément pénétré de l'idée, que la race musulmane ayant, depuis des siècles, empiété sur les pays chrétiens, le but de sa vie devait être désormais le rétablissement de l'ancien empire d'Ethiopie. Sollicité à la fois par son ambition et son fanatisme, il s'avança dans la direction de Kédaref, à la tête de 16,000 guerriers; mais il connut bientôt la supériorité d'une petite troupe bien armée et bien conduite, sur de nombreuses bandes indisciplinées. Près de Kédaref, il se trouva face à face avec ses mortels ennemis, les Turcs, qui n'étaient qu'une poignée, mais encore trop nombreux pour lui; car, au premier choc, ses soldats furent démoralisés et battus. Il dut, pour quelque temps au moins, renoncer à son rêve chéri.
Au lieu de retourner au siège du gouvernement, il fut obligé, à cause d'une grave blessure reçue pendant le combat, de s'arrêter sur les frontières du Dembea. De son camp, il informa sa belle-mère de l'état dans lequel il se trouvait, la priant de lui envoyer une vache (salaire exigé par les docteurs abyssiniens). Waizero Menen, qui avait toujours détesté Kassa, saisit avec empressement l'occasion que lui offrait l'humble condition dans laquelle ce dernier était tombé pour abaisser son orgueil, et an lieu d'une vache, elle lui fit parvenir un petit morceau de viande, accompagné d'un message insultant. Près de la couche du chef blessé, se tenait la courageuse compagne qui avait partagé ses infortunes, la femme qu'il aimait. A l'ouïe du message ironique de la reine, son sang bouillant de Galla s'enflamma et elle fut prise d'une grande indignation. Elle se leva et dit à Kassa qu'elle aimait les braves, mais qu'elle détestait les poltrons, et qu'elle ne resterait pas auprès de lui s'il ne vengeait cette insulte dans le sang. Ces paroles passionnées tombèrent dans des oreilles bien préparées pour les recevoir, et la soif de la vengeance pénétra dans le coeur de Kassa. Aussitôt qu'il eut recouvré assez de forces, il retourna à Kouara et se proclama ouvertement indépendant.
Ras-Ali lui enjoignit une seconde fois de rentrer à sa cour; mais la sommation fut renvoyée avec un refus cruel. Plusieurs officiers furent expédiés pour forcer Kassa à se soumettre, mais le jeune commandant battit facilement tous ces envoyés; tandis que leurs compagnons d'armes, charmés par les manières insinuantes du jeune chef et alléchés par ses splendides promesses, s'enrôlaient sous les drapeaux de Kassa. La femme de ce dernier exerçait toujours une grande influence sur lui, lui montrant qu'il pouvait aisément s'emparer du pouvoir suprême; et, comme il hésitait encore, elle le menaça de l'abandonner. Kassa ne résista pas plus longtemps; il marcha vers Godjam, entraînant tout sur son passage. La bataille de Djisella, livrée en 1853, décida du sort de Ras-Ali. Son armée était à peine engagée qu'une terreur panique saisit ses soldats, et Ras-Ali abandonna le champ de bataille avec un corps de 500 cavaliers, tandis que le reste de ses troupes allait grossir les rangs du conquérant. Au bout de peu d'années, de Shoa à Metemma, de Godjam à Bagos, tout tremblait devant l'empereur Théodoros et obéissait à son commandement. Pour consacrer son nouveau titre, il désira se faire couronner; ce fut après la bataille de Deraskié, livrée en février 1855, qui lui soumettait le Tigré et réduisait son plus formidable ennemi Dejatch Oubié. Après cette nouvelle victoire, Théodoros tourna ses armes redoutées contre les Wallo-Gallas; il occupa lui-même Magdala; il ravagea et détruisit si complètement les riches plaines des Gallas, qu'en désespoir de cause, plusieurs des chefs de ces tribus entrèrent dans les rangs de son armée et tournèrent leurs armes contre leurs concitoyens. Non-seulement, le nouvel empereur voulait venger la longue oppression des chrétiens depuis si longtemps victimes des fréquentes incursions des Gallas, mais il voulait aussi humilier l'esprit hautain de ces hordes. Malheureusement, au faîte de son ambition, il perdit sa courageuse et bien-aimée femme. Il sentit profondément son malheur. Elle avait été son fidèle conseiller, la compagne inséparable de sa vie aventureuse, l'être qu'il avait le plus aimé; et tant qu'il vécut, il chérit sa mémoire. En 1866, un de ses partisans m'ayant supplié, en sa présence, de demeurer quelques jours auprès de sa femme mourante, Théodoros baissa la tête et pleura au souvenir de la sienne morte depuis plusieurs années et qu'il avait aimée si profondément.
La carrière de Théodoros peut se diviser en trois périodes distinctes: la première, de son enfance jusqu'à la mort de sa première femme; la seconde, depuis la chute de Ras-Ali jusqu'à la mort de M. Bell; la troisième depuis ce dernier événement jusqu'à sa propre mort. La première période que nous avons décrite fut la période des promesses; la seconde, qui s'étend de 1853 à 1860, renferme bien des choses louables dans la conduite de l'empereur, quoique plusieurs de ses actions soient indignes de la première partie de sa carrière. De 1860 à 1866, il semble avoir abandonné petit à petit toute retenue, au point de se rendre remarquable par sa luxure et ses cruautés inutiles. Ses principales guerres, pendant la seconde période, furent dirigées contre Dejatch Goscho-Beru, gouverneur de Godjam, contre Dejatch-Oubié, qu'il vainquit, ainsi que nous l'avons déjà raconté à la bataille de Deraskié, et enfin contre les Wallo-Gallas. Toutefois, il se montra encore magnanime, et bien qu'il fit prisonniers plusieurs chefs importants, il leur promit de les relâcher aussitôt que son empire serait entièrement pacifié.
En 1860, il marcha contre son cousin Garad, le meurtrier du consul Plowden, et il eut les honneurs de la journée; mais il perdit son meilleur ami et son conseiller, M. Bell, qui sauva la vie de l'empereur en sacrifiant la sienne. En janvier 1861, Théodoros s'avança avec des forces accablantes contre un puissant rebelle, Agau Négoussié, qui s'était rendu maître de tout le nord de l'Abyssinie; par son habile et intelligente tactique, il abattit son adversaire, mais il ternit sa victoire par d'horribles cruautés et par des violations de la foi jurée. Il fit couper les pieds et les mains à Agau Négoussié, et quoique celui-ci ait souffert encore bien des jours, le cruel empereur lui refusa toujours une goutte d'eau pour rafraîchir ses lèvres enfiévrées. Sa cruelle vengeance ne s'arrêta pas là. Plusieurs des chefs compromis, qui s'étaient soumis sur la promesse solennelle d'une amnistie, furent livrés aux mains du bourreau ou envoyés chargés de chaînes pour languir toute leur vie dans quelque prison de province. Pendant près de trois ans, l'autorité de Théodoros fut reconnue par tout le pays. Une petite poignée de rebelles s'étaient bien levés ici et là, mais à l'exception de Tadla Gwalu, qui ne put être chassé de sa forteresse, dans le sud du Godjam, tous les autres ne furent que de peu d'importance et ne troublèrent nullement la tranquillité de son règne.
Quoique conquérant et doué du génie militaire, Théodoros fut mauvais administrateur. Pour attacher de nouveaux soldats à sa cause, il leur prodigua d'immenses sommes; il fut alors forcé d'imposer à ses sujets des impôts exorbitants, épuisant ainsi le pays de ses dernières ressources, afin de satisfaire ses rapaces compagnons. A la tête d'une puissante armée, effrayé à la pensée de congédier tous ses hommes, il se sentit entraîné à étendre ses conquêtes. Le rêve de ses plus jeunes ans devint une idée fixe, et il se crut appelé de Dieu à rétablir, dans sa première grandeur, le vieil empire éthiopien.
Il ne pouvait toutefois oublier qu'il était incapable de se battre, avec les forces dont il disposait, contre les troupes bien armées et disciplinées de ses ennemis; il se souvenait trop bien de sa défaite à Kédaref; il songea donc à obtenir ce qu'il désirait par la diplomatie. Il avait appris par M. Bell, M. Plowden et d'autres étrangers, que la France et l'Angleterre étaient fières de la protection qu'elles accordaient aux chrétiens dans toutes les parties du monde. Il écrivit alors aux souverains de ces deux pays, les invitant à se joindre à lui dans une croisade contre la race musulmane. Quelques passages choisis de sa lettre à la reine d'Angleterre prouveront l'exactitude de cette assertion: «Par son pouvoir (le pouvoir de Dieu), j'ai réduit les Gallas. Mais quant aux Turcs, je leur ai enjoint de quitter le pays de mes ancêtres. Ils refusent.» Il mentionne la mort de M. Plowden et de M. Bell, et il ajoute: «J'ai exterminé leurs ennemis (ceux qui avaient tué ces deux messieurs). Par la puissance de Dieu, ce qui me reste à gagner: c'est votre amitié.» Il conclut en disant: «Voyez combien les mahométans oppriment les chrétiens!»
L'armée de Théodoros à cette époque était composée de cent à cent cinquante mille hommes, et si l'on compte quatre serviteurs par soldat, son camp devait se composer environ de cinq à six cent mille personnes. En admettant que la population de l'Abyssinie fût de 3 millions d'âmes, il fallait donc qu'un quart de cette population fût payée, nourrie, vêtue par le reste des habitants.
Pendant quelques années, le prestige de Théodoros était tel, que cette terrible oppression fut tranquillement acceptée; à la fin cependant les paysans, à moitié affamés et à demi-vêtus, trouvant qu'avec tous leurs sacrifices ils étaient loin de satisfaire à l'accroissement journalier des exigences d'un si terrible maître, abandonnèrent leurs plaines fertiles, et, sous la conduite de quelques-uns des chefs qui restaient encore, ils se retirèrent sur les plateaux élevés ou s'enfermèrent dans des vallées perdues. A Godjam, Walkait, Shoa et dans le Tigré, la rébellion éclata simultanément. Théodoros avait abandonné depuis quelque temps son idée de conquête à l'étranger, et il avait fait tout son possible pour écraser l'esprit de rébellion de son peuple. Tandis que les provinces rebelles étaient mises an pillage, les paysans, protégés par leurs hautes montagnes, ne purent être attaqués; ils attendirent tranquillement le départ de l'envahisseur, et puis retournèrent à leurs huttes désolées, cultivant juste ce qu'il leur fallait pour vivre. C'est ainsi que, à quelques exceptions près, les paysans évitèrent la vengeance terrible de leur nouvel empereur. Son armée eut bientôt à souffrir de cette façon de guerroyer. Le nombre des provinces à dévaster diminuait d'année à année; une grande famine éclata; d'immenses territoires, tels que ceux de Dembea, de Gondar, le grenier et le centre de l'Abyssinie, après avoir été pillés, ne furent plus cultivés. Les soldats, autrefois bien entretenus, rôdaient maintenant à demi affamés et mal vêtus, ayant perdu toute confiance dans leurs chefs, les désertions devinrent nombreuses, et plusieurs retournèrent dans leurs provinces natales se joindre au nombre des mécontents.
La chute de Théodoros fut plus rapide que son élévation. Il ne fut jamais vaincu sur le champ de bataille; car depuis l'exemple de Négoussié, personne n'osa lui résister; mais il était impuissant contre la passivité et la tactique à la Fabius de leurs chefs. Ne se fixant jamais, toujours en marche, son armée diminuait de force de jour en jour. Il allait de province en province, mais en vain: tout disparaissait à son approche. Il n'y avait pas d'ennemis; mais il n'y avait pas de nourriture! A la fin, poussé à la dernière extrémité, il n'eut d'autre alternative, pour conserver quelques restes de son ancienne armée, que de piller les provinces qui lui étaient restées fidèles.
Lorsque je rencontrai pour la première fois Théodoros, en janvier 1866, il devait avoir environ quarante-huit ans. Il avait le teint plus noir que la plupart de ses concitoyens, le nez légèrement courbé, la bouche grande et les lèvres si minces, qu'elles étaient à peine visibles. De taille moyenne, bien pris, vigoureux plutôt que musculeux, il excellait dans les exercices à cheval, dans l'usage de la lance, et à pied fatiguait ses plus hardis compagnons. L'expression de ses yeux noirs, à demi fermés, était étrange; s'il était de bonne humeur, cette expression était tendre, accompagnée d'une douce timidité de gazelle, qui le faisait aimer; mais lorsqu'il était en colère, ses yeux farouches et injectés de sang semblaient lancer du feu. Dans ses moments de violente passion, sa personne entière était effrayante: son visage noir prenait une teinte cendrée, ses lèvres minces et comprimées ne traçaient qu'une ligne légère autour de sa bouche, ses cheveux noirs se hérissaient, et sa manière d'agir tout entière était un terrible exemple de la plus sauvage et de la plus ingouvernable fureur.
De plus, il excellait dans l'art de tromper ses compagnons. Peu de jours avant sa mort, quand nous le rencontrâmes, il avait encore toute la dignité d'un souverain, l'amabilité et la bonne éducation du gentleman le plus accompli. Son sourire était si attrayant, ses paroles étaient si douces et si persuasives, qu'on ne pouvait croire que ce monarque si affable fût un fourbe consommé.
Il ne commit jamais un meurtre, soit par tromperie soit par cruauté, sans alléguer quelque excuse spécieuse, de manière à faire croire que, dans toutes ses actions, il ne se laissait guider que par la justice. Par exemple, il pilla Dembea, parce que ses habitants étaient trop favorables aux Européens, et Gondar, parce qu'un de nos envoyés avait été trahi par les habitants de cette ville. Il détruisit Zagé, grande et populeuse cité, parce qu'il prétendait qu'un prêtre de cette ville avait été grossier à son égard. Il fit charger de chaînes son père adoptif, Cantiba Hailo, parce qu'il avait pris à son service une servante que lui, Théodoros, avait renvoyée. Tesemma Engeddah, chef héréditaire de Gahinte, encourut sa disgrâce parce que, après une bataille contre les rebelles, il s'était montré trop sévère; tandis que notre geôlier en chef fut pris an milieu du camp et jeté dans les fers, parce qu'il avait été autrefois l'ami du roi de Shoa. Je pourrais encore citer cent exemples de son hypocrisie habituelle. Quant à nous, il nous arrêta sous prétexte que nous n'avions pas amené les premiers captifs avec nous. M. Stern fut presque tué, simplement pour avoir porté la main à son visage, et il emprisonna le consul Cameron pour être allé chez les Turcs, an lieu de lui avoir rapporté une réponse à sa lettre.
Théodoros avait tous les goûts du Bédouin rôdeur. Il aimait la vie des camps, l'air libre de la plaine, l'aspect de son armée gracieusement campée autour d'une colline qu'il avait lui-même choisie; et il préférait au palais que les Portugais avaient érigé à Gondar pour un roi plus sédentaire que lui, les délices des courses imprévues pendant les magnifiques et fraîches nuits de l'Abyssinie. Sa maison était parfaitement réglée; le même esprit d'ordre qui lui avait fait introduire comme une sorte de discipline dans son armée, se montrait aussi dans l'arrangement de ses affaires domestiques. Chaque département était sous le contrôle d'un chef qui était directement responsable devant l'empereur de tout ce qui dépendait du département qui lui était confié. Parmi ses officiers, tous hommes de position élevée, les uns étaient les surintendants des cuisiniers, des femmes qui préparaient les grands et insipides pains de l'Abyssinie, des porteuses de bois et des porteuses d'eau, etc. D'autres, appelés Baldéras, avaient la surveillance des haras royaux, les Azages, celle des serviteurs; les Bedjerand, du trésor, des approvisionnements, etc. Il y avait encore les Agafaris ou introducteurs, les Likamaquas ou chambellans; l'Afa-Négus ou bouche du roi était l'interprète.
Une chose étrange, c'est que Théodoros préférait pour son service personnel, ceux qui avaient servi des Européens. Son laquais, le seul qui soit resté avec lui jusqu'à la fin, avait été serviteur de Barroni, vice-consul à Massowah. Un autre, un jeune homme nommé Paul, était un ancien serviteur de M. Walker, d'autres encore avaient été au service de MM. Plowden, Bell et Cameron. A l'exception de son valet, qui était assidûment auprès de lui, les autres, quoique demeurant dans la même enceinte, étaient plus spécialement chargés du soin de ses fusils, de ses sabres, de ses lances, de ses boucliers, etc. Il avait aussi autour de lui un grand nombre de pages; non pas, je crois qu'il réclamât souvent leur présence; mais c'était un honneur qu'il donnait aux chefs auxquels il confiait certains commandements ou le gouvernement de quelque province éloignée. Tout le service de la maison était confié à des femmes. Elles cuisaient, elles charriaient l'eau et le bois, elles nettoyaient la tente ou la hutte de Théodoros, selon qu'elles en avaient besoin. La plupart d'entre elles étaient des esclaves, qu'il avait enlevées à un marchand d'esclaves, au temps même où il faisait de vaillants efforts pour mettre un terme à la traite des noirs. Une fois par semaine, ou plus souvent selon le cas, un officier supérieur et son régiment avaient l'honneur de procéder, dans le ruisseau le plus rapproché, an lavage du linge de l'empereur, ainsi qu'à celui de la maison impériale. Personne, pas même le plus petit page, ne pouvait, sous peine de mort, pénétrer dans son harem. Il avait un grand nombre d'eunuques, la plupart étaient des Gallas; des soldats ou des chefs qui avaient subi la mutilation que les Gallas infligent à leurs ennemis blessés. La reine, ou la favorite du moment, avait une tente ou une maison à elle; et plusieurs eunuques la servaient; la nuit venue, ces serviteurs couchaient à la porte de sa tente, et étaient responsables de la vertu de la dame confiée à leur soin. Quant à ses autres femmes, qui furent autrefois l'objet de ses vives et passagères affections, délaissées maintenant, elles étaient entassées dix ou vingt ensemble dans la même tente ou la même hutte. Un ou deux eunuques et quelques femmes esclaves, étaient tout ce qu'il accordait à ces pauvres abandonnées.
Théodoros était plus bigot que religieux. Avant tout, il était superstitieux, et cela à un degré incroyable pour un homme si supérieur à tous ses concitoyens. Il avait toujours avec lui plusieurs astrologues, qu'il consultait dans toutes les occasions importantes, surtout avant d'entreprendre ses expéditions, et dont l'influence sur lui était étonnante. Il haïssait les prêtres, méprisait leur ignorance, dédaignait leurs doctrines et se raillait des histoires merveilleuses contenues dans leurs ouvrages; et pourtant il ne se mettait jamais en marche sans se faire accompagner d'une tente-église, d'une armée de prêtres, de desservants, de diacres, et ne passait jamais devant une église sans en baiser le seuil.
Quoiqu'il sût lire et écrire, jamais il ne s'abaissa à correspondre personnellement avec quelqu'un; mais il se faisait toujours accompagner par plusieurs secrétaires auxquels il dictait ses lettres; sa mémoire était si prodigieuse qu'il pouvait dicter une réponse à une lettre reçue des mois et même des années auparavant, ou discourir sur des sujets ou des événements arrivés dans un passé très-éloigné.—Supposons-le en campagne. Sur une colline éloignée s'élève une petite tente en flanelle rouge: c'est là que Théodoros a fixé sa demeure et celle de sa maison: A sa droite est l'église; près de sa tente celle de la reine, ou de la favorite du jour. Puis à côté, une autre tente destinée à sa précédente favorite, qui voyage avec lui jusqu'à ce qu'une occasion favorable s'offre pour l'envoyer à Magdala, où des centaines d'entre elles sont retenues prisonnières, s'occupant à filer du coton pour les shamas[1] de leur maître et pour leurs propres vêtements. Tout autour se dressent plusieurs tentes destinées à ses secrétaires, à ses pages, à ses domestiques, ainsi qu'aux provisions qui l'accompagnent. Lorsqu'il faisait un long séjour à un endroit, ses soldats construisaient des huttes pour lui et pour son peuple, et l'on entourait le tout d'une double ligne de défense. Bien que ne manquant pas de bravoure, il ne laissa jamais rien au hasard. Pendant la nuit, la colline sur laquelle il était établi était entourée de mousquetaires, et il ne dormait jamais sans ses pistolets sous son oreiller et plusieurs fusils chargés à ses côtés. Il avait une grande peur du poison et ne prenait aucune nourriture qui n'eût été préparée par la reine ou sa remplaçante, et goûtée soit par ses domestiques, soit par la reine elle-même. Il en était de même pour sa boisson: que ce fût de l'eau, du tej ou de l'arrack, jamais on ne présentait la coupe à Sa Majesté sans que l'échanson et plusieurs de ceux qui étaient présents, eussent bu avant lui. Il fit cependant une exception en notre faveur un jour qu'il visitait M. Rassam à Gaffat. Pour montrer combien il respectait et estimait les Anglais, il accepta du brandy, et sans souffrir que personne y goûtât avant lui, il avala sans hésiter le breuvage tout entier.
C'était un mari très-jaloux, que l'empereur Théodoros. Non-seulement il prenait les précautions que j'ai mentionnées plus haut, mais il ne permettait jamais que la reine ou d'autres de ses femmes voyageassent avec le camp, excepté cependant les derniers mois de sa vie, et lorsqu'il ne pouvait faire autrement. Il marchait toujours de nuit bien caché, et accompagné d'une forte garde d'eunuques. Malheur à celui qui les rencontrait sur la route, et qui ne se hâtait pas de leur tourner le dos jusqu'à ce qu'ils fussent passés! Une fois, un soldat, qui était de garde, se glissa près de la tente de la reine, et s'enhardissant dans les ténèbres de la nuit, il murmura à l'une des servantes la demande d'un verre de tej. La servante le lui fit passer par-dessous la tente. Malheureusement il fut aperçu par un des eunuques, qui le saisit et l'amena immédiatement auprès de Sa Majesté. Après avoir entendu le récit de cette aventure, Théodoros, qui était par bonheur bien disposé en ce moment, demanda an coupable s'il aimait passionnément le tej; le pauvre malheureux tout tremblant répondit que oui.—«Bien: donnez-lui-en deux wanchas[2] pleines, afin de le rendre heureux,—ensuite administrez-lui cinquante coups de girâf,[3] pour lui enseigner à ne pas aller une autre fois près de la tente de la reine.» L'empereur Théodoros, qui avait une grande connaissance des femmes de son pays, était convaincu que ces précautions n'étaient pas inutiles. Dans l'une de ses visites à Magdala, l'un des chefs de cette province, se plaignit à lui de ce qu'on avait trouvé, dans la chambre de sa femme, un des officiers de la maison de l'empereur. Théodoros se mit à rire et lui dit: «Quoi d'étonnant, fou que vous êtes; je ne suis pas sûr de ma femme, moi, et pourtant je suis roi!»
Théodoros se levait toujours de grand matin; il ne consacrait que bien peu d'instants au sommeil. Quelquefois à deux heures, le plus tard à quatre, il sortait de sa tente et jugeait les causes qui lui étaient présentées. Vers la fin, son caractère s'était tellement aigri qu'il tenait les plaideurs à distance; toutefois il garda ses anciennes habitudes, et l'on pouvait le voir tous les matins avant l'aurore, assis solitaire sur une pierre, plongé dans de profondes méditations, ou dans une prière silencieuse. Il fut toujours très-sobre pour sa nourriture et ne supporta jamais les excès de table. Il faisait rarement plus d'un repas par jour; lequel était composé d'injera[4] et de poivre rouge les jours de jeune; de wât (sorte de plat composé de poisson, de volaille ou de mouton) les jours ordinaires. Les jours de fêtes, il donnait habituellement de grands dîners à ses officiers et quelquefois même à toute son armée. Dans ces festins, le brindo[5] était aussi bien accueilli par le souverain que par les officiers. Dans ces repas publics, l'empereur était habituellement assis sur une estrade élevée au bout de la table. Personne, excepté peut-être M. Bell, n'a été vu mangeant des mêmes mets apportés exprès pour Théodoros; mais lorsqu'il voulait spécialement honorer quelqu'un de ses officiers, il lui envoyait de la nourriture servie devant lui, ou les faisait placer sur son estrade à côté de lui, ou bien encore, ce qui était un grand honneur, il faisait passer au favori les restes de son propre dîner.
Cet infortuné Théodoros, quelques années avant sa mort, prit l'habitude de s'enivrer. Jusqu'à trois ou quatre heures après-midi, il était en possession de lui-même et recevait les affaires du jour; mais après sa sieste, invariablement il était ivre. Quant à ses vêtements, ils étaient très-simples: ils se composaient seulement du shama ordinaire, du pantalon en usage dans le pays et d'une chemise blanche à l'européenne, mais pas de chaussure ni de coiffure. Ses cheveux, trop longs pour un Abyssinien, étaient partagés en trois parties qui tombaient sur son cou en trois longues tresses. Vers la fin de sa vie, sa chevelure avait été fort négligée; depuis des mois, elle n'avait pas été tressée. C'était pour témoigner la douleur qu'il ressentait à cause de la méchanceté de son peuple; il ne voulut jamais se laisser enduire les cheveux de beurre, ce qui fait les délices des Abyssiniens. Un jour, il s'excusa de la simplicité de sa toilette. Il nous dit que pendant le peu d'années de paix qui avaient suivi la conquête du pays, il avait l'habitude de paraître en public comme un roi doit le faire; mais depuis qu'il avait été forcé, par le mauvais vouloir de son peuple, à être en guerre constante avec ses sujets, il avait adopté le costume des soldats, comme étant plus en rapport avec sa mauvaise fortune. Cependant, après même que sa chute fut devenue imminente dans plusieurs circonstances, il se montra magnifiquement vêtu d'une chemise et d'un manteau de soie richement brodés, enrichis de velours et chamarrés d'or. Il agissait ainsi, je pense, pour éblouir son peuple. Celui-ci savait qu'il était pauvre, et quoique Théodoros détestât la pompe on elle-même, il désirait laisser cette impression sur ce qui lui restait de compagnons, que, quoique bien déchu, il était toujours—le roi.
Tout le temps que vécut sa première femme, Théodoros non-seulement eut une conduite exemplaire, mais il ne souffrit jamais qu'aucun des officiers de sa maison ni des chefs qui étaient auprès de lui vécussent dans le concubinage. Un jour, au commencement de 1860, Théodoros aperçut, dans une église, une belle jeune fille, priant silencieusement sa patronne, la Vierge Marie. Frappé de sa modestie et de sa beauté, il s'enquit d'elle et apprit qu'elle était la fille unique de Dejatch Oubié, prince du Tigré, son ancien rival, qu'il avait détrôné et qui était en ce moment son prisonnier. Il demanda sa main et reçut un refus poli. La jeune fille désirait se retirer dans un couvent et se consacrer au service de Dieu. Théodoros n'était pas un homme à se laisser facilement contrarier dans ses désirs. Il proposa à Oubié de le mettre en liberté, à la seule condition qu'il le retiendrait comme officier, et que le prince userait de son influence pour décider sa fille à accepter la main de Théodoros. A la fin, Waizero Terunish (tu es pure) se sacrifia pour le bien de son vieux père, et accepta la main d'un homme qu'elle ne pouvait pas aimer. Cette union fut malheureuse; Théodoros, à son grand désappointement, ne trouva pas, dans cette seconde femme, la fervente affection, l'aveugle dévouement qu'il avait rencontré dans la compagne de sa jeunesse. Waizero Terunish était fière, et elle considéra toujours son mari comme un parvenu. Elle ne lui témoigna jamais ni respect ni affection. Théodoros, ainsi qu'il en avait l'habitude du vivant de sa première femme, se retirait toutes les après-midi, lorsqu'il était ennuyé et fatigué, dans la tente de la reine, mais il n'y trouva pas un cordial accueil. Le regard de sa femme était froid et plein d'arrogance, et elle alla jusqu'à le recevoir sans la courtoisie ordinaire due à son rang. Un jour même elle eut l'air de ne pas l'apercevoir, ne lui offrit pas de siège, et lorsqu'il s'informa de sa santé, elle ne daigna pas lui répondre. Elle tenait, en ce moment, un livre de Psaumes dans ses mains, et lorsque Théodoros lui demanda pourquoi elle ne lui répondait pas, elle répliqua avec calme et sans détourner les yeux de dessus son livre: «Parce que je suis en conversation avec un homme bien plus grand et bien meilleur que vous, le pieux roi David.»
Théodoros finit par l'envoyer à Magdala avec son nouveau-né, Alamayou (j'ai vu le monde), et il prit pour sa favorite une veuve de Yedjou, nommée Waizero Tamagno, femme grossière, aux regards lascifs et mère de cinq enfants. Elle prit un tel ascendant sur l'esprit de Théodoros, que celui-ci déclara publiquement qu'il répudiait Terunish et divorçait avec elle, et que, désormais, Tamagno devait être considérée par tous comme la reine. Cependant Tamagno eut bientôt de nombreuses rivales; mais en femme habile, au lieu de se plaindre, elle poussa Théodoros dans ses débauches, et le reçut toujours avec un gracieux sourire. Elle répondit on jour à son volage seigneur, qui s'étonnait de sa complaisance: «Pourquoi serais-je jalouse? Je sais bien que vous n'aimez que moi; qu'est-ce que cela peut me faire que vous vous arrêtiez, de temps en temps, auprès des quelques fleurs, que vous embaumez de votre souffle?»
Bien que Théodoros ait eu plusieurs enfants, Alamayou est le seul légitime. Le plus âgé de tous ses enfants est un garçon d'environ vingt-deux ans, appelé le prince Meshisho; il est gros, méchant et paresseux. Quoique Théodoros nous l'ait présenté à Zagé pour qu'il devint ami des Anglais, cependant il ne l'aimait pas. Ce jeune homme était si différent de Théodoros, que celui-ci avait douté sérieusement qu'il fût son fils. Ses cinq ou six autres enfants, issus de ses relations illégitimes avec ses concubines, résidaient à Magdala et étaient élevés dans le harem. Il s'était fort peu enquis d'eux: mais toutes les fois qu'il passait à Magdala, il envoyait chercher Alamayou et passait des heures entières à jouer avec lui. Quelques jours avant sa mort, il le présenta à M. Rassam en disant: «Alamayou, pourquoi ne saluez-vous pas votre père?» Puis à la fin de l'audience, il l'envoya pour nous accompagner jusqu'à notre quartier.
La mère d'Alamayou ne se plaignit jamais; quoique délaissée par son mari, elle lui fut toujours fidèle. Elle employait habituellement toutes ses journées à lire le livre qu'elle aimait par-dessus tout, les Psaumes, ou bien la Vie des Saints et de la Vierge Marie. Elle n'avait d'autre distraction que d'élever à ses côtés ce fils unique et bien-aimé, pour lequel elle ressentait une si profonde affection. Lorsque Menilek, roi de Shoa, fit sa manifestation devant l'Amba, une trahison étant à craindre, elle renvoya son fils, et faisant appeler les officiers et les soldats, elle leur fît jurer fidélité an trône. Deux jours avant sa mort, Théodoros fit venir sa femme qu'il n'avait pas vue depuis plusieurs années, et passa une après-midi entière avec elle et son fils.
Après la prise de Magdala, Waizero Terunish et Waizero Tamagno sa rivale furent envoyées à notre première prison, où elles furent protégées et traitées avec sympathie. Il m'échut en partage de les recevoir a leur arrivée; et je fis mes efforts pour leur inspirer toute confiance, apaiser leur terreur, et les assurer que sous le pavillon britannique, elles seraient traitées avec honneur et respect.
C'était le 13 avril 1866 que Théodoros, alors puissant, nous avait traîtreusement arrêtés dans sa propre maison; et chose étrange, ce fut le 13 avril, deux ans plus tard, que son corps fut porté dans notre tente, pendant que sa femme et sa favorite recevaient l'hospitalité sous le toit de ceux mêmes qu'il avait si longtemps maltraités.
Les deux reines et le jeune Alamayou accompagnèrent l'armée anglaise dans sa retraite. Waizero Tamagno, dès qu'elle put retourner prudemment chez elle a Yedjow, nous quitta avec beaucoup de témoignages de sensibilité et de gratitude pour toutes les boutés et les attentions dont elle avait été l'objet, surtout de la part du commandant en chef. Mais la pauvre Terunish mourut à Aikullet. Sou fils Alamayou, fils de Théodoros et petit-fils d'Oubié, vient d'atteindre, orphelin et exilé, le rivage britannique, où il est certain de trouver les égards et les soins affectueux dus à son infortune.
Notes:
[1] Shamas, vêtement bland de colon, brodé de rouge, tissé dans le pays.
[2] La wancha est une grande coupe de corne.
[3] Girâf, fouet de peau d'hippopotame.
[4] L'injerna est une espèce de gâteau fait de petites graines de teff.
[5] Brindo, boeuf cru.
II
Les Européens en Abyssinie.—M. Bell et M. Plowden.—Leur vie et leur mort.—Le consul Cameron.—M. Lejean.—M. Bardel et la réponse de Napoléon III à Théodoros.—Le peuple de Gaffat.—M. Stern et la mission de Djenda.—Etat des affaires à la fin de 1863.
L'Abyssinie semble avoir été, de tout temps, un objet de fascination pour les Européens. Les deux premiers, dont le nom est lié aux dernières affaires d'Abyssinie, sont MM. Bell et Plowden, qui entrèrent dans ce pays en 1842. M. John Bell, plus connu dans ce pays sons le nom de Johannes, fut le premier attaché à la fortune de Ras-Ali. Il prit du service sous ce prince et fut élevé au rang de basha (capitaine); mais il paraît que Ras-Ali ne lui accorda jamais une grande confiance. Il le toléra plutôt à cause de l'amitié que M. Bell avait inspirée à son ami, M. Plowden, que pour la propre personne du capitaine. Bell, peu de temps après, épousa une jeune demoiselle d'une des meilleures familles de Begemder. Il eut trois enfants de cette union; deux filles, mariées toutes les deux à des serviteurs de souverains européens, et un fils, qui quitta le pays en même temps que les captifs. Bell combattit à côté de Ras-Ali à la bataille d'Amba-Djisella, qui fut si fatale à ce prince; mais il se retira vers la fia du combat dans une église, pour y attendre, en prière, l'issue des événements. Théodoros ayant eu connaissance de sa présence dans le sanctuaire, lui lit dire de venir et lui promit solennellement et par serment qu'il serait traité en ami. Bell obéit, et désormais une étroite amitié se forma et grandit entre l'Anglais et l'empereur.
Bell, au bout de peu d'années, s'était tellement identifié aux Ethiopiens, qu'il eu avait pris tous les usages, tant pour les vêtements que pour la nourriture. C'était un homme d'un jugement sain, courageux, bien élevé, et qui appréciait tout ce qui est grand et bon. Il avait vu en Théodoros un idéal qu'il avait souvent rêvé, et il s'était attaché à lui d'une affection tout à fait désintéressée, poussée presque jusqu'à l'adoration. Théodoros l'éleva au rang de likamaquas (chambellan) et le garda toujours auprès de lui. Bell dormait à la porte de la tente de son ami, mangeait du même plat que lui, l'accompagnait dans toutes ses expéditions, et souvent, à la sollicitation de l'empereur, il passait des heures à lui raconter les merveilles de la vie civilisée, les avantages de la discipline militaire ou bien les actes d'un bon gouvernement. Théodoros plusieurs fois le pria d'essayer de discipliner une centaine de jeunes gens; mais les Abyssiniens étaient tellement revêches à la tactique européenne, que les résultats qu'il obtint furent à peu près insignifiants, et que l'empereur finit par y renoncer lui-même. Théodoros manifesta le désir à son ami de le voir marié selon le rite de l'Eglise cophte. Bell finit par y consentir; mais, lorsqu'il fut décidé, ce fut la famille de sa femme qui, à sa grande surprise, refusa son consentement. Alors l'empereur se présenta avec une esclave galla qui était mariée, et il remplit l'office de père de la fiancée.
Bell se fit aimer de tous; ceux qui le connurent, et tous les Européens qui pénétrèrent à cette époque dans le pays, étaient sûrs de trouver en lui un ami dévoué. L'amitié fraternelle qui unissait Bell et Plowden ne fit que croître avec le temps. Lorsque Bell apprit le meurtre de son ami, il fit le serment de venger sa mort. Environ sept mois plus tard, l'empereur, marchant contre Garad, se trouva inopinément près du lieu où Plowden avait été tué. Théodoros se promenait à cheval, un peu en avant de son armée, avant à ses côtés son fidèle chambellan, lorsqu'à l'entrée d'un petit bois, les deux frères Garad apparurent tout à coup au milieu du chemin, à quelques pas seulement devant eux. Voyant le danger qui menaçait son maître, Bell se précipita entre lui et l'ennemi, pour lui faire un rempart de son corps, puis visant avec assurance, il fit feu sur le meurtrier de son ami Plowden. Garad tomba. Mais aussitôt l'autre frère, qui surveillait les mouvements de l'empereur, se tourna contre Bell et lui perça le coeur. Théodoros fut prompt à venger son ami, car à peine Bell était-il couché dans la poussière, que son meurtrier était mortellement blessé par l'empereur lui-même. Théodoros ordonna que la place fût assiégée, et tous les compagnons d'armes de Garad (au nombre de 1,600, je crois) furent faits prisonniers et massacrés de sang-froid. Théodoros porta le deuil de son fidèle ami pendant plusieurs jours. Il perdit en lui plus qu'un vaillant chef et un hardi soldat, il perdit pour ainsi dire son royaume; car personne n'osa plus l'avertir honnêtement ni le conseiller hardiment, comme l'avait fait Bell, et personne ne jouit jamais plus de la confiance qu'il avait montrée à Bell, confiance si nécessaire pour rendre les conseils profitables.
Il semble que Plowden ait eu plus d'ambition que son ami. Tandis que Bell adoptait l'Abyssinie simplement comme sa patrie, et se contentait de servir le souverain régnant, il est évident que Plowden s'évertuait à se faire nommer représentant de l'Angleterre dans ce pays encore inconnu, et qu'il aurait voulu être traité par le gouverneur de l'Abyssinie comme les consuls le sont dans les Etats de l'Est, un petit imperium in imperio. Il ne fut pas toujours droit dans ses entreprises. Il suggéra à Ras-Ali d'envoyer des présents à la reine et les porta lui-même; il s'efforça de représenter à lord Palmerston les avantages qui résulteraient d'un traité avec l'Abyssinie, parla longtemps des musulmans qui pratiquaient la traite des noirs et opprimaient les chrétiens, etc., etc. Il finit par persuader le secrétaire des affaires étrangères de le nommer consul d'Abyssinie. C'est une justice à lui rendre que personne mieux que lui n'était capable d'occuper ce poste: il était estimé de tout le monde, et son nom sera toujours prononcé avec respect. Il ne s'identifia pas, comme Bell, à la nation. Il se vêtit toujours à l'européenne, et sa maison fut toujours tenue à l'anglaise. D'un autre côté, il montra un grand amour pour le cérémonial. Il ne voyageait jamais sans être accompagné de plusieurs centaines de serviteurs, tous armés: vaine parade; car, le jour de sa mort, ce nombreux personnel ne fut pour lui d'aucun secours.
Plowden rentra en Abyssinie comme consul, en 1846. Il fut bien reçu par Ras-Ali, qui en fit son favori, et avec lequel il conclut un traité. Ras-Ali était un débauché, un esprit faible: tout ce qu'il désirait, c'était qu'on le laissât agir à sa guise, et, par la même raison, il laissait chacun autour de lui faire ce qui lui plaisait. Un jour, Plowden lui demanda la permission de dresser un étendard. Ras-Ali lui donna son acquiescement; mais il ajouta: «N'exigez pas que je le protége; je ne me soucie pas de ces choses-là, et je ne crois pas que mon peuple l'aime.» Plowden éleva l'étendard britannique au-dessus du consulat; quelques heures plus tard, tout était mis en pièces par la populace. «Ne vous le disais-je pas?» Ce fut toute la consolation qu'il reçut du gouverneur du pays. Après la disgrâce de Ras-Ali, ainsi que je l'ai déjà raconté, Bell, qui avait accompagné Théodoros, écrivait à ses amis dans des termes pleins d'enthousiasme et dépeignait dans un langage vraiment éloquent les qualités excellentes de cet homme qui grandissait, et devant lequel, selon lui, Plowden devait se présenter au plus tôt, attendu que le puissant capitaine serait avant peu le maître de toute l'Abyssinie.
Cette réception de Théodoros fut tout à fait courtoise, mais bien différente des précédentes. Théodoros fut on ne peut plus aimable; il offrit de l'argent, mais il refusa de reconnaître M. Plowden comme consul et ne ratifia point le traité passé entre Plowden et Ras-Ali. Pendant quelque temps, Plowden partagea l'enthousiasme de Bell au sujet de Théodoros: c'était le réformateur du pays; il avait introduit une certaine discipline dans son armée, et, selon les propres paroles de Plowden: «c'était un honnête homme, pratiquant la justice, et, quoique ferme, point du tout cruel.»
Pendant les dernières années de sa vie, l'opinion de Plowden changea complètement. Théodoros ne l'aimait pas; il le craignait, et ce ne fut que par égard pour son ami Bell qu'il n'usa point de violence vis-à-vis de lui. Une fois, Sa Majesté pria Plowden de l'accompagner à Magdala; arrivé au but de son voyage, Théodoros fit appeler le chef du pays, Workite, fils de la reine de Galla, et lui demanda son avis sur son projet de charger de chaînes Plowden. Ce prince, qui avait une grande estime pour Plowden, fit observer à Sa Majesté qu'il lui suffisait de faire surveiller de près l'étranger, et qu'il serait ainsi moins compromis auprès de son prisonnier. Plowden retourna donc dans le pays d'Amhara; mais il fut, depuis lors, constamment entouré d'espions. Tout ce qu'il faisait était rapporté à l'empereur, et pendant quelque temps, sous un prétexte ou sous un autre, il ne lui fut point permis de retourner en Angleterre. Cependant, se sentant découragé et sa santé ayant été ébranlée, Plowden insista pour partir. Sa Majesté céda à sa requête; mais il l'avertit en même temps que les routes étaient infestées de rebelles et de voleurs, et l'engagea fortement à retarder son retour. Il m'a été dit, par quelqu'un de bien informé, que Théodoros n'accorda la demande à Plowden, que parce qu'il était persuadé que ce voyage était impossible.
Toutefois Plowden confiant dans sa popularité, et aussi dans sa prudence, partit pour retourner chez lui. A peu de distance de Gondar il fut attaqué et fait prisonnier par un rebelle nomme Garad, cousin de Théodoros. Il est probable qu'il aurait été relâché moyennant une rançon, sans une circonstance tout à fait malheureuse. Plowden malade et fatigué s'étant assis au pied d'un arbre pour se reposer, tandis que Garad lui parlait, porta la main à son ceinturon pour prendre son mouchoir de poche, ainsi que l'a raconté son domestique; mais le chef rebelle croyant qu'il cherchait son pistolet, le frappa de la lance qu'il tenait à la main et le blessa mortellement. Plowden fut acheté par des marchands de Gondar, mais il mourut bientôt après des suites de sa blessure en mars 1860.
Pendant notre séjour à Kuarata, au temps où nous étions en grande faveur, une copie des lettres officielles de Plowden, datées de l'année qui avait précédé sa mort, nous furent apportées. Comme ses impressions et son opinion étaient changées! Il savait maintenant ce que valaient les belles paroles de l'empereur; il prévoyait qu'avant peu de temps une haïssable tyrannie remplacerait la conduite ferme mais juste, qu'il avait autrefois tant admirée. Je me souviens parfaitement qu'à Zagé, lorsque notre bagage nous fut apporté quelques instants après notre arrestation, avec quelle hâte et quelle anxiété Prideaux, qui avait le manuscrit dans ses effets, ouvrit sa malle devant son lit, afin que les gardes ne pussent apercevoir le dangereux papier avant qu'il fût détruit.
Si Bell et Plowden eussent été en vie, on se demande si Théodoros ne les aurait pas fait intervenir en dernier lieu pour arranger les différends entre l'Abyssinie et le gouvernement anglais. Pour mon compte je le crois. Le roi, ainsi que je l'ai déjà dit, n'aimait pas Plowden; il remboursa, il est vrai, sa rançon aux marchands de Gondar, mais ce ne fut qu'une ruse politique; il savait fort bien à qui il comptait cet argent et il le rattrapa quelques années plus tard et avec intérêt. On le vit plus d'une fois ricaner eu parlant de la manière dont Plowden était mort, et il avait l'habitude d'ajouter: «Les hommes blancs sont poltrons; voyez Plowden; il était armé, et il s'est laissé tuer sans se défendre.» C'était une méchante accusation de la part de Théodoros, qui savait fort bien que Plowden était si malade à cette époque qu'il pouvait à peine marcher, et que s'il portait un pistolet, ce pistolet n'était pas chargé. Peu de temps avant sa mort, Théodoros, en plusieurs circonstances, ayant parlé dans des termes trop durs de l'aînée des filles de Bell, quelques-uns de ses amis lui représentèrent qu'il ne devait pas oublier qu'elle était la fille d'un homme mort en le protégeant. Théodoros répondit tranquillement: «Bell était un poltron, il n'eût jamais porté un bouclier!»
Quelques mois après que la nouvelle de la mort du consul Plowden eut été répandue en Angleterre, le capitaine Charles Duncan Cameron fut nommé an poste vacant de consul, mais pour plusieurs motifs il n'arriva à Massowah qu'en février 1862, et à Gondar qu'au mois de juillet de la même année. Le capitaine Cameron, non-seulement avait servi avec distinction pendant la guerre contre les Caffres, et traversé seul plus de deux cents milles de pays ennemi, mais il avait été employé dans l'état-major du général William et avait été attaché plusieurs années au consulat. Il était vraiment bien qualifié pour ce poste; mais malheureusement pour lui, lorsqu'il arriva en Abyssinie il eut à faire à un homme séduisant, orgueilleux et rusé, et qui cachait ses artifices sous une apparence de modestie, en un mot il se trouva en présence de Théodoros devenu un vrai despote. A sa première visite Cameron fut reçu avec honneur et traité par l'empereur avec beaucoup de respect, et lorsqu'il s'éloigna en octobre 1862, il fut chargé de présents, escorté par les serviteurs mêmes de l'empereur et presque reconnu comme consul. Comme tous les autres, je dirai même comme M. Rassam et moi, tout d'abord il se laissa complétement séduire par les bonnes manières de Théodoros et ne sut pas discerner le vrai caractère de l'homme avec lequel il avait eu à faire, et ce ne fut que trop tard qu'il apprit à connaître la valeur réelle de cette gracieuse réception et de ces flatteries dont on l'avait si libéralement gratifié.
D'Adowa, le capitaine Cameron envoya une lettre de Théodoros à la reine Victoria par un messager indigène, et il partit pour la province de Bogos où il avait jugé sa présence nécessaire. Pendant son séjour dans cette province, il découvrit que Samuel, le baldéraba[6] que Théodoros lui avait donné, homme fin plutôt que traître, intriguait avec les chefs du voisinage, tributaires de la Turquie, en faveur de son maître impérial. Le capitaine Cameron pensa qu'il serait convenable, pour éviter plus tard d'avoir des difficultés avec le gouvernement turc, de laisser Samuel en arrière avec les serviteurs dont il n'avait que faire. Samuel fut blessé de n'avoir pas été choisi pour accompagner M. Cameron à travers le désert du Soudan, et quoiqu'il prétendît être bien aise de cet arrangement, il écrivit peu de temps après une longue lettre à son maître, dans laquelle il parlait de M. Cameron dans des termes tout à fait défavorables.
Arrivé à Kassala, un soir que le capitaine Cameron se trouvait chez des amis, il demanda à ses serviteurs abyssiniens de leur montrer leur danse de guerre, quelques-uns refusèrent, d'autres consentirent, mais comme les spectateurs n'eurent pas l'air d'apprécier cette réjouissance, ils cessèrent bientôt. (Je mentionne ce fait parce que Théodoros le considéra comme une offense à sa personne, et que ce fut un prétexte dont il se servit plus tard pour expliquer sa conduite vindicative.) Arrivé à Metemma, M. Cameron qui souffrait alors de la fièvre, écrivit à Sa Majesté pour l'informer de son arrivée, et lui demanda la permission de se rendre à la station missionnaire de Djenda; ce qui lui fut accordé.
M. Bardel, Français d'origine, avait accompagné M. Cameron, dans son premier voyage en Abyssinie: ils ne purent s'entendre et M. Bardel quitta le consul Cameron pour entrer au service de Théodoros. A cette époque Théodoros envoya à M. Cameron une lettre pour la reine d'Angleterre, il en remit aussi une à M. Bardel pour l'empereur des Français. Pendant l'absence de M. Bardel, M. Lejean, consul français à Massowah, arriva en Abyssinie; il était porteur de lettres de créance pour l'empereur Théodoros; il apportait aussi avec lui de petits présents destinés à Sa Majesté au nom de l'empereur Napoléon III. M. Lejean ne fut traité comme consul, qu'au retour de M. Bardel, qui revint à Gondar seulement en septembre 1863. Il apportait une réponse du secrétaire des affaires étrangères qu'il remit à Théodoros, comme une pièce émanant de l'empereur Napoléon lui-même (un Afa-Négus). Tous les Européens de Gondar furent sommés d'assister à la lecture de la lettre. Après cette lecture, le roi assis à la fenêtre de son palais demanda à M. Bardel comment il avait été reçu.
«Très-mal, répondit M. Bardel, j'avais obtenu une entrevue de l'empereur, lorsque M. d'Abbadie souffla à l'oreille de Sa Majesté que vous aviez l'habitude de faire couper les pieds et les mains aux étrangers. Sur ce, sans plus de façons, l'empereur me tourna le dos.»
Théodoros à ces mots prit la lettre et la déchira à morceaux en disant: «Quel est ce Napoléon? Est-ce que mes ancêtres ne sont pas plus grands que les siens? Si Dieu l'a élevé si haut, ne peut-il pas m'élever aussi?» Après cela il fit délivrer un sauf-conduit à M. Lejean avec ordre de quitter immédiatement le pays.
—L'Abouca,[7] en faveur en ce moment, craignant quelque tentative de la part des catholiques-romains, pressa l'empereur de laisser partir M. Lejean, de peur que les Français ne trouvassent un prétexte pour s'établir quelque part dans la contrée et que leurs prêtres n'en profitassent pour propager leur doctrine. Mais deux jours après le départ de M. Lejean, Théodoros regrettant d'avoir favorisé ce départ, envoya des messagers sur sa route pour l'arrêter et le ramener à Gondar.
Dans l'automne de 1863, les Européens établis en Abyssinie étaient au nombre de vingt-cinq, savoir: M. Cameron et ses serviteurs venus avec lui, la mission de Bâle, la mission d'Ecosse, les missionnaires de la société de Londres pour la conversion des Juifs et quelques aventuriers.
En 1855, le docteur Krapf et M. Flad, entraient en Abyssinie, comme pionniers d'une mission que l'évêque Gobat désirait fonder dans ce pays. Il avait l'intention d'envoyer des ouvriers qui feraient en même temps une oeuvre missionnaire, et qui seraient censés suffire à leurs besoins par leur travail, mais auxquels cependant on accorderait une petite rémunération si la chose était jugée nécessaire. Ils devaient ouvrir des écoles et saisir toutes les occasions de prêcher la Parole de Dieu. M. Flad fit plusieurs voyages dans différentes directions. Lors des premières difficultés qui survinrent au commencement du règne de Théodoros, le nombre des missionnaires laïques et des aventuriers qui s'étaient joints à eux (généralement désignés sous le nom de gens de Gaffat du nom de la ville où ils résidaient), s'élevait à huit. M. Flad, quelque temps auparavant, avait abandonné la mission de Bâle en faveur de la mission de Londres pour la conversion des Juifs.
Les gens de Gaffat jouèrent un rôle important dans les difficultés qui, en 1863, surgirent entre Sa Majesté abyssinienne et les Européens établis dans le pays. Leur position n'était nullement enviable: non-seulement ils devaient plaire à Sa Majesté, mais surtout ils étaient préoccupés d'éviter l'emprisonnement et les chaînes. Afin de s'attacher le caractère changeant du souverain, ils l'intéressaient à leurs travaux en fabriquant toujours quelques nouvelles babioles, en rapport avec ses goûts d'enfant pour la nouveauté. A leur arrivée dans le pays, ils firent tous leurs efforts pour remplir les instructions de l'évêque de Jérusalem. Mais Théodoros ayant appris qu'ils étaient de bons ouvriers, leur envoya dire: «Je n'ai pas besoin de professeurs chez moi, mais d'ouvriers: voulez-vous travailler pour moi?» Ils se soumirent de bonne grâce et se mirent à la disposition de Sa Majesté. Gaffat, situé à la distance environ de quatre milles de Debra-Tabor, leur fut désigné comme lieu de résidence. Ils bâtirent là des maisons à moitié européennes, ils y ouvrirent des magasins, etc., etc. Sachant qu'il aurait ainsi un plus grand empire sur eux, et qu'ils quitteraient plus difficilement le pays, Théodoros leur ordonna de se marier. Ils y consentirent tous. La petite colonie prospéra, et l'empereur pendant longtemps fut très-libéral à leur égard. Il leur donna à profusion de l'argent, du grain, du miel, du beurre, enfin toutes les choses de première nécessité. Il leur fit aussi présent de boucliers d'argent, de selles brodées d'or, de mules, de chevaux, etc. Leurs femmes brodaient magnifiquement leurs burnous avec des fils d'or ou d'argent. Mais ce qui surtout rehaussait leur position dans la contrée, c'est qu'ils jouissaient de tous les privilèges d'un ras (gouverneur).
Théodoros les appelait ses enfants, toutes les fois qu'il espérait quelque chose de leur part. Mais il se fatigua bientôt de tout ce qu'ils fabriquaient, voitures, pioches, portes et autres objets, et il conçut la pensée d'avoir des canons et des mortiers dans son empire. Il insinua doucement son désir aux Européens qui refusèrent formellement en déclarant qu'ils n'avaient aucune idée d'un pareil travail. Théodoros connaissait parfaitement le moyen infaillible d'obtenir ce qu'il désirait. Il se montra fort mécontent et fronça les sourcils. Alors ils demandèrent en tremblant quel serait le bon plaisir de Sa Majesté. Théodoros exigea des canons: ils essayèrent aussitôt d'en fondre. Sa Majesté sourit; il savait quels étaient les hommes auxquels il avait affaire. Après les fusils et les canons, ils firent des mortiers; puis de la poudre; puis de l'eau-de-vie; puis encore des canons, des bombes et des boulets, etc., etc. Les uns furent chargés de faire des routes, les autres d'établir des fonderies, etc., etc. Les plus intelligents parmi les indigènes leur étaient confiés, pour qu'ils leur apprissent toutes ces choses. Il est de fait qu'avec leur concours ils exécutèrent plusieurs travaux remarquables. J'ai été un jour témoin de la dureté avec laquelle ils étaient traités. Théodoros leur parlait d'un ton menaçant, parce qu'une pure bagatelle l'avait contrarié. Je ne comprends pas leur complète soumission à cette volonté defer; mais je ne puis les blâmer. Ils avaient plié une première fois et avaient accepté ses bontés; et maintenant qu'ils avaient femmes et enfants, ils désiraient plus que jamais ne pas lui déplaire, afin de rester en possession de leurs biens et de leurs familles.
Une autre station de missionnaires avait été établie à Djenda. Ceux-ci ne s'occupaient que de la lecture des Ecritures, ne se familiarisant avec personne, et ne travaillant que pour une chose: la conversion des Fellahs ou des Juifs indigènes. Ils refusèrent tout travail à Théodoros. L'empereur ne comprit point leur refus. Il était persuadé que tout Européen est apte à toute sorte de travail. Il attribua leur refus à un mauvais vouloir à son égard, et il attendit une occasion de faire éclater son mécontentement. Ces missionnaires ne s'entendaient pas très-bien avec les gens de Gaffat: toutefois ils avaient des égards les uns pour les autres et un esprit fraternel régnait entre les deux stations.
Le personnel de la mission de Djenda se composait de deux missionnaires de la Société écossaise, d'un homme nommé Cornélius,[8] amené en Abyssinie par M. Stern, lors de sa première tournée; de M. et Madame Flad et de M. et Madame Rosenthal, qui avaient accompagné M. Stern dans son second voyage. Le révérend Henri Stern fut réellement un martyr de sa foi. Véritable type du courageux renoncement missionnaire, il avait exposé sa vie en Arabie, où, avec conviction et s'oubliant complètement, il avait entrepris un voyage dangereux et impossible, dans le seul but d'apporter la bonne nouvelle à ses frères les Juifs du Yemen et du Sennaar. Il s'était à peine échappé et comme par miracle des mains des fanatiques Arabes, lorsqu'il entreprit un premier voyage en Abyssinie, dans l'intention d'établir une mission dans ce pays où vivait encore un millier de Juifs.
M. Stern arriva en Abyssinie en 1860 et il fut bien reçu et bien traité par Sa Majesté. A son retour en Europe il publia une relation de ce voyage sous ce titre: Excursion parmi les Fellahs d'Abyssinie. Dans cet ouvrage, M. Stern parle très-favorablement de Théodoros; mais comme c'était un historien très-véridique, il donna sur la famille de l'empereur quelques détails qui, jusqu'à un certain point, furent la cause des souffrances auxquelles il fut exposé plus tard. Peu de temps après, quelques articles parurent dans un journal égyptien, et on les attribua à M. Stern. L'on y faisait des réflexions sévères sur le mariage des gens de Gaffat, M. Stern a toujours nié être l'auteur de ces articles. Bien que plusieurs d'entre nous, connaissant M. Stern, ayons cru à sa parole, cependant les gens de Gaffat n'ont jamais ajouté foi à son démenti. Jusqu'à la fin ils l'ont accusé d'être l'auteur des articles en question, et ils lui en ont toujours conservé du ressentiment.
M. Stern partit pour son second voyage en Abyssinie dans le courant de l'automne de 1862, accompagné cette fois de M. et Madame Rosenthal. Ils arrivèrent à Djenda en avril 1863.
Aussitôt que les gens de Gaffat apprirent l'arrivée de M. Stern à Massowah, ils se rendirent en corps auprès de Théodoros et le supplièrent de ne pas laisser s'établir M. Stern en Abyssinie. Sa Majesté donna une réponse évasive et n'accorda point la demande; au contraire, il se réjouissait à la pensée de voir naître l'inimitié entre les Européens vivant dans son royaume, et il était plein de joie à la pensée des avantages qu'il pourrait retirer de leur jalousie et de leur rivalité. M. Stern s'aperçut bientôt du grand changement qui s'était produit dans le caractère de Théodoros et pendant ses différents voyages missionnaires, il eut plus d'une fois l'occasion de constater la cruauté de cet homme, qu'il avait peu auparavant tant estimé et admiré. L'Abouna, à cette époque, avait de fréquents froissements avec l'empereur parce qu'il reprochait ouvertement à ce dernier ses vices, et comme il avait toujours estimé M. Stern, il le visitait souvent en se reposant chez lui. Cette amitié était connue de l'empereur qui l'attribua à des intelligences entre l'évêque et le prêtre anglais, dans le dessein de lui nuire. Il s'était imaginé que ces entrevues avaient pour but de mettre à la disposition de l'Abouna, moyennant une certaine somme, le terrain d'une église, située en Egypte.
Pour nous résumer, tel était l'état des différents partis quand l'orage éclata sur la tête de l'infortuné M. Stern, M. Bell et M. Plowden, les seuls Européens qui aient eu quelque influence sur l'esprit de l'empereur, étaient morts. Les gens de Gaffat travaillaient pour le roi, et naturellement se trouvaient souvent en sa présence, ce dont ils profitaient pour l'entretenir en amis de leurs sentiments envers M. Stern et la mission de Djenda. Pendant ce temps, le capitaine Cameron et ses gens étaient retenus à Gondar, et ne pouvaient être informés des différends qui, malheureusement, divisaient les autres Européens.
Notes:
[6] Interprète, généralement donné aux étrangers pour remplir le rôle d'espions.
[7] Evèque abyssinien.
[8] Il mourut à Gaffat au commencement de 1865.
III
Emprisonnement de M. Stern.—M. Kérans arrive avec des lettres et un tapis.—M. Cameron et ses compagnons sont chargés de chaînes.—Retour de M. Bardel du Soudan.—Procédés de Théodoros vis-à-vis des étrangers.—Le patriarche cophte.—Abdul-Rahman-Bey. La captivité des Européens expliquée.
Tel était l'état des affaires, lorsque M. Stern obtint la permission de retourner à la côte. Malheureusement il lui fut impossible de se servir de cette permission. M. Stern, avant son départ, fut passer quelques jours à Gondar. Il eut la pensée, mais trop tard, d'aller présenter ses respects à Sa Majesté. Pendant son court séjour dans cette ville, il avait accepté l'hospitalité de l'évêque. Le 13 octobre, le consul Cameron et M. Bardel l'ayant accompagné une partie du chemin, il entreprit son voyage de retour. En arrivant dans la plaine de Waggera, M. Stern aperçut la tente royale. Ce qui se passa ensuite est très-connu: comment cet homme malheureux fut presque mis à mort, et, dès cette heure, sans aucune pitié chargé de chaînes, torturé et traîné de prison en prison, jusqu'au jour de sa délivrance à Magdala par l'armée britannique.
A propos de la conduite de Théodoros vis-à-vis des étrangers, je dois à la vérité de faire connaître la cause des malheurs survenus à M. Stern. Il fut la victime des circonstances: c'est un fait incontestable. Les extraits de son livre et les notes de son journal, produits comme charge contre lui, furent seulement découverts plusieurs semaines après les premières cruautés qui lui avaient été infligées. Mais je crois que plusieurs incidents, en apparence insignifiants, contribuèrent à faire de M. Stern la première victime du monarque abyssinien. L'empereur ne pouvait supporter la pensée qu'un Européen dans son pays fût occupé à autre chose qu'à travailler pour lui. A sa première entrevue avec M. Stern, au retour de celui-ci en Abyssinie, Théodoros, apprenant le vrai motif de ce voyage, s'écria dans un mouvement de colère: «J'en ai assez de vos Bibles.» De plus, Théodoros pensait qu'en maltraitant M. Stern, il ferait plaisir à ses enfants de Gaffat. Aussi, immédiatement après l'emprisonnement de M. Stern, leur écrivait-il: «J'ai enchaîné votre ennemi et le mien.»
Ce furent les méchantes insinuations des gens de Gaffat qui déterminèrent la conduite de Théodoros. Nous en avons eu accidentellement la preuve à notre retour d'Abyssinie. A Antalo, j'avais quelques amis à dîner, parmi lesquels M. Stern, lorsque le soir, Pierre Beru, Abyssinien élevé à Malte, et qui avait été un des interprètes du livre de M. Stern dans son procès à Gondar, entra dans la tente, et étant un peu excité, il dit à M. Stern que trois choses avaient appelé sur lui la vengeance de Théodoros. Premièrement, la haine des gens de Gaffat; secondement, l'amitié qu'il avait témoignée à l'Abouna; troisièmement, son manque d'égards vis-à-vis de l'empereur pendant son séjour à Gondar.
Le 22 novembre, M. Laurence Kerans arrivait à Gondar. Il venait pour remplir les fonctions de secrétaire privé du capitaine Cameron. Il apportait quelques lettres à M. Cameron, parmi lesquelles il y en avait une du comte Russell, ordonnant au consul de retourner à son poste à Massowah. De tous les captifs, aucun ne mérite une plus grande sympathie que le pauvre M. Kerans. Tout jeune encore quand il entra en Abyssinie, il eut à supporter pendant quatre années la prison et les chaînes, sans aucun motif, si ce n'est qu'il arrivait dans un temps malheureux. Il est vrai de dire que, selon son habitude, Théodoros donnait pour prétexte à sa conduite qu'on l'avait insulté en lui offrant un tapis représentant Gérard, le tueur de lions. «Gérard dans son costume de zouave, disait Théodoros, représente les Turcs; le lion, c'est moi-même, que les infidèles veulent abattre; le domestique, un Français;» mais il ajoutait: «Je ne vois pas les Anglais qui devraient être près de moi.» Le pauvre M. Kerans jouit seulement quelques semaines à Gondar d'une demi-liberté. Il avait donné en son nom un fusil à Sa Majesté (le tapis avait été envoyé par le capitaine Speedy, qui avait été précédemment en Abyssinie); chaque matin, Samuel, qui était le balderaba des Européens, se présentait avec les compliments plus ou moins sincères de Théodoros. A sa première visite, il lui demanda: «L'empereur désire savoir ce qui vous ferait plaisir?» M. Kerans répondit: «Un cheval, un bouclier et une lance.» Le matin suivant, Samuel lui demanda, de la part de Sa Majesté, quel genre de cheval il préférerait; et ainsi de suite, jusqu'à ce que le pauvre garçon, qui était obligé chaque jour de se courber jusqu'à terre en reconnaissance du don supposé, commença à supposer qu'on se jouait de lui.
Peu de jours après l'arrivée de M. Kerans, le consul Cameron fut appelé au camp du roi, et il lui fut enjoint de rester là jusqu'à nouvel ordre. Il se considérait si peu comme prisonnier, bien qu'il ne lui fût pas permis d'aller à Gondar, que prétextant sa mauvaise santé, il demanda la permission de se retirer dans cette ville. M. Cameron attendit jusqu'au commencement de janvier, espérant tous les jours recevoir une lettre de l'empereur. Mais enfin comme rien n'arrivait, il se vit obligé d'obéir aux instructions qu'il avait reçues; il informa Théodoros que, d'après les ordres de son gouvernement qui lui prescrivaient de retourner à Massowah, il priait Sa Majesté de lui accorder cette permission.
Dans la matinée du 4 janvier, M. Cameron, ses serviteurs européens, les missionnaires de Gondar et MM. Stern et Rosenthal (ces deux derniers, retenus dans les chaînes depuis quelque temps), furent mandés par Sa Majesté. Ils furent introduits dans une tente renfermée dans l'enceinte particulière de Théodoros, ayant deux pièces de douze placées à l'entrée et pointées dans la direction de la tente. L'enceinte était pleine de soldats, et tout était arrangé pour rendre la résistance impossible. Peu d'instants après l'arrivée de M. Cameron, Théodoros lui envoya plusieurs messagers chargés de différentes questions, telles que: «Où est la réponse à la lettre dont je vous avais chargé pour votre souveraine?… Pourquoi vous alliez-vous à mes ennemis les Turcs? … Etes-vous consul?…» Le dernier message, qui lui fut adressé, fut celui-ci: «Je vous garderai prisonnier jusqu'à ce que j'aie reçu une réponse, et que je sache si vous êtes oui ou non consul.» Aussitôt les soldats saisirent violemment M. Cameron; il fut jeté par terre, on lui arracha la barbe et on lui mit de lourdes chaînes aux pieds. Les captifs furent tous placés dans une tente située dans l'enceinte impériale. Pendant quelque temps, à part leurs fers, ils n'eurent à subir aucun mauvais traitement.
Le 3 février suivant, M. Bardel rentrait d'une excursion faite au nom de l'empereur, et qui avait pour but de surveiller le pays et d'épier un général égyptien, qui, à la tête de forces considérables, occupait, depuis quelque temps, le pays de Metemma, poste situé sur les frontières du nord-ouest et le plus rapproché de l'Abyssinie. Le jour suivant les gens de Gaffat furent mandés par l'empereur pour être consultés sur la question de rendre la liberté aux captifs européens. D'après leurs conseils, deux missionnaires de la société d'Ecosse, deux chasseurs allemands, MM. Flad et Cornélius furent délivrés de leurs fers, et il leur fut permis de retourner à Gaffat parmi les ouvriers. Le chef des gens de Gaffat dit alors au capitaine Cameron qu'il solliciterait son élargissement, ainsi que l'autorisation de son départ, si lui, Cameron, voulait s'engager par écrit, qu'aucune démarche ne serait faite de la part de I'Angleterre pour venger l'insulte qui lui avait été faite dans la personne de son représentant. M. Cameron, ne se croyant pas autorisé à prendre une telle responsabilité, refusa. Quelques jours plus tard, M. Bardel ayant offensé Sa Majesté, ou plutôt Sa Majesté n'ayant plus besoin de M. Bardel, celui-ci fut envoyé rejoindre ceux qu'il avait contribué, pour sa bonne part, à faire emprisonner.
Le révérend M. Stern a très-bien décrit la douloureuse captivité que lui et ses compagnons ont eu à supporter avant leur premier élargissement, lors de leur arrivée dans la mission an commencement de 1865; comment ils furent traînés de Gondar à Azazo; l'horrible torture qui leur fut infligée le 12 du mois de mai; leur longue marche dans les chaînes d'Azazo à Magdala; leur emprisonnement à l'Amba (nom général donné aux forteresses eu Abyssinie) dans la prison commune, et la multiplicité des souffrances qu'ils eurent à supporter ainsi pendant plusieurs mois. Nous nous bornerons à dire que le 14 février 1864, date de la lettre du capitaine Cameron, qui donne le premier avis de leur emprisonnement, les captifs, an nombre de huit, étaient: le capitaine Cameron et ses compagnons, Kerans, Bardel, Mac Kilvie, Makerer, Piétro et MM. Stern et Rosenthal.
Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent et la plus grande partie de ce que j'ai à raconter serait inintelligible, si je n'expliquais pas la conduite de Théodoros vis-à-vis des étrangers. Il est certain (un grand nombre de faits sont là pour l'attester) que Théodoros, pendant plusieurs années, les insulta systématiquement. Il agissait ainsi soit pour éblouir son peuple par son pouvoir, soit aussi parce qu'il croyait à la complète impunité de ses plus grossières iniquités.
En décembre 1856, David, le patriarche cophte d'Alexandrie, arriva en Abyssinie, porteur de certains présents pour Théodoros, et de l'expression bienveillante du pacha d'Egypte. La réputation de Théodoros s'était répandue an loin du côté du Soudan, et probablement les autorités égyptiennes, dans la pensée de sauver cette province du pillage, ou bien, voulant éviter une guerre dispendieuse avec leur puissant voisin, adoptèrent cet expédient comme le meilleur à suivre pour apaiser la colère de leur ancien ennemi. Selon son usage, Théodoros trouva encore une excuse aux mauvais traitements qu'il infligea au respectable patriarche, sur ce prétexte que la croix en diamants, qui lui était présentée, était une insulte: «C'est la preuve, disait-il, qu'ils me considèrent comme vassal.» Le patriarche alors proposa d'envoyer une lettre accompagnée de présents convenables an pacha d'Egypte, promettant qu'en retour le pacha enverrait à Théodoros des armes à feu, des canons et des officiers pour dresser ses troupes; Sa Majesté aussitôt se récria en disant: «Je comprends, ils désirent maintenant me déclarer leur tributaire.»
Il est très-probable que Théodoros, toujours jaloux du pouvoir de l'Eglise, profita de la présence de son plus haut dignitaire pour montrer à son armée qui elle avait à craindre et à qui elle devait obéir. Sous le prétexte mentionné plus haut, il fit un jour bâtir une baie autour de la résidence du patriarche, et l'on vit ainsi pendant plusieurs jours, le fils aîné de l'Eglise cophte, tenir son Père en prison. Théodoros, plusieurs fois, avait été excommunié par l'évêque, aussi se réjouissait-il beaucoup de la honteuse querelle qui surgit à cette occasion, parce qu'il voulait, par la crainte, persuader le patriarche d'enlever l'excommunication lancée par son inférieur. Toutefois, au bout d'un certain temps, Théodoros absous laissa partir le vieillard qu'il avait épouvanté.
Le patriarche, à son retour, fit son rapport: mais la réputation de justice et de sagesse du bienveillant descendant de Salomon était si grande que, loin d'être cru, le gouvernement turc attribua l'échec survenu, dans les négociations à l'inaptitude de son agent; et bientôt après, il organisa une autre ambassade sur une plus grande échelle, la faisant accompagner de nombreux et magnifiques présents, et la mettant sous les ordres d'un officier expérimenté et fidèle, Abdul Rahman-Bey.
Ces envoyés égyptiens arrivèrent à Dembea en mars 1859. Tout d'abord Théodoros, satisfait de recevoir de si magnifiques dons, traita les ambassadeurs avec courtoisie et distinction; mais craignant qu'en ce moment le pays ne fût pas sûr, il prit son hôte avec lui et partit pour Magdala, qu'il estimait être une résidence plus conforme à ses projets, et il y laissa l'ambassadeur. Il l'oublia même complètement, et le malheureux y demeura près de deux ans, à demi prisonnier. Mais ayant reçu plusieurs lettres où des menaces étaient énergiquement exprimées de la part du gouvernement égyptien, Théodoros permit à son prisonnier de partir, mais il lui annonça qu'il serait volé, en touchant à la frontière, par le gouverneur de Tschelga. Théodoros, après le départ d'Abdul-Rahman-Bey, écrivit an gouvernement égyptien, niant d'avoir aucune connaissance du vol commis au préjudice de l'ambassadeur et accusant celui-ci de crimes graves. En apprenant cela l'infortuné bey, craignant que ses dénégations ne tournassent contre lui, s'empoisonna à Berber.
Sa troisième victime fut le naïb d'Arkiko. Il avait accompagné l'empereur à Godjam, lorsque, sans raison connue, celui-ci le fit mettre en prison et le fit charger de chaînes. Ce ne fut que sur les remarques de quelques marchands influents qui lui firent observer qu'on pourrait se venger sur ses caravanes d'Abyssinie et leur rendre la pareille, que Sa Majesté comprit la prudence de ces avis et permit à son prisonnier de retourner dans son pays.
Le même jour que le naïb d'Arkiko était fait prisonnier, M. Lejean, membre du service diplomatique français, dégoûté de l'Abyssinie et du manque de confort de la vie des camps, se présentait devant l'empereur pour le supplier de le laisser partir. Théodoros ne voulant pas accorder l'entrevue désirée et M. Lejean persistant dans sa demande, il lui fut répondu que Sa Majesté était en route pour Godjam. Chaque jour accroissait ainsi les difficultés de son retour. Une telle arrogance ne pouvait être tolérée. Théodoros avait défié l'Egypte; et maintenant il allait défier la France. M. Lejean fut saisi et eut à demeurer en plein uniforme dans les fers pendant vingt-quatre heures. Il ne fut relâché qu'en envoyant une humble excuse et en renonçant an désir de quitter le pays. Il fut envoyé à Gaffat avec l'ordre de rester là jusqu'au retour de M. Bardel.
Théodoros semblait faire fi de tout le monde; il emprisonnait le patriarche d'Alexandrie, l'ambassadeur d'Egypte était gardé à demi prisonnier pendant plusieurs années; il enchaînait le naïb, il insultait et enchaînait le consul français et le chassait du pays; et pourtant rien de mal ne lui était arrivé; an contraire, son influence au camp était bien plus grande. Dans de semblables circonstances tous les barbares auraient fait et pensé exactement comme lui. Il en arriva bientôt à cette conviction que soit par crainte de son pouvoir, soit dans l'impossibilité où l'on était d'arriver jusqu'à lui, quels que fussent les mauvais traitements qu'il infligeât aux étrangers, aucune punition ne pouvait l'atteindre. Que telle fût sa conviction, la chose est parfaitement démontrée par sa brutalité toujours plus grande et sa conduite toujours plus méchante, et toujours plus outrageante à l'égard des captifs britanniques. Théodoros à la fin ne prit aucune peine pour cacher son mépris pour les Européens et leurs gouvernements.
Il savait qu'an mois d'août 1864, il y avait déjà un mois, une réponse de sa lettre à la reine d'Angleterre était arrivée à Massowah: «Qu'on attende mon bon plaisir,» fut la seule réponse qu'il fit lorsqu'on le lui annonça. Il est probable qu'il n'aurait jamais pris connaissance de cette lettre et du message qui lui avait été envoyé, si sa chute rapide, n'avait «vers la fin» modifié sa conduite. Lorsque nous arrivâmes à Massowah en juillet 1864, Théodoros était encore tout-puissant, à la tête d'une grande armée, et maître de la plus grande partie du pays. Sa campagne du Shoa en 1365 fut des plus désastreuses. Il perdit là non-seulement son éclat royal, mais aussi une grande partie de son armée. Les Gallas profitèrent de l'occasion et inquiétèrent sa retraite. Il pressentit alors sa chute, et probablement il pensa que l'amitié de l'Angleterre pouvait lui être utile, peut-être même entrevit-il la possibilité d'amener cette puissance à une capitulation en s'emparant de nous comme otages. Quoi qu'il en soit, et bien qu'avec une apparente répugnance, il nous accorda la permission si longtemps désirée d'entrer dans le pays. Nous pouvons comprendre maintenant jusqu'à un certain point, cet étrange caractère d'homme si remarquable sous tant de rapports. Ayant quelques notions des moeurs européennes, Théodoros eût désiré ardemment posséder les avantages qu'elles procurent et dont il avait entendu parler: mais comment y réussir? L'Angleterre et la France lui rendraient-elles son amitié en paroles, il avait besoin de faits, il ne pouvait se payer de phrases. Il fut bientôt convaincu qu'il pouvait impunément insulter les étrangers ou les envoyés d'un Etat allié et il finit par croire, après avoir maltraité les Européens, qu'il pouvait tout aussi bien garder en otage un homme aussi important qu'un consul.
IV
La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.—M. Rassam est choisi pour aller à la cour de Gondar, où il est accompagné par le docteur Blanc.—Délais et difficultés pour communiquer avec Théodoros.—Description de Massowah et de ses habitants.—Arrivée d'une lettre de l'empereur.
Au printemps de 1864, une rumeur vague se répandit qu'un potentat africain avait emprisonné un consul britannique. Le fait parut si étrange que peu de personnes crurent à cette nouvelle. Il fut bientôt certain cependant qu'un empereur d'Abyssinie, nommé Théodoros, avait enfermé et chargé de chaînes le capitaine Cameron, consul accrédité à cette cour, et avec lui plusieurs missionnaires établis dans cette contrée. Une petite note au crayon du capitaine Cameron, fut portée à M. Speedy, vice-consul à Massowah; elle renfermait le nombre et le nom des captifs et donnait à entendre que leur élargissement dépendait entièrement de la réception d'une lettre officielle, en réponse à celle que le roi avait envoyée quelques mois auparavant à la reine Victoria.
Il est évident que beaucoup de difficultés se présentaient au sujet de la demande exprimée par le consul Cameron. Peu de personnes connaissaient l'Abyssinie, et la conduite de son gouverneur était si singulière, si contraire à tous les précédents, qu'il y avait de quoi réfléchir pour savoir comment se mettre en communication avec l'empereur abyssinien sans exposer la liberté de ceux qu'on enverrait.
Dans la correspondance officielle de l'Abyssinie se trouve une lettre de M. Colquhoun, agent de Sa Majesté et consul général d'Egypte, datée du Caire (10 mai 1864), dans laquelle ce Monsieur informe le comte Russell, «qu'on aura beaucoup de difficultés pour arriver jusqu'à Théodoros.» Il attendait en ce moment-là des nouvelles du gouvernement de Bombay, pour savoir quels étaient les moyens qu'il pourrait mettre à la disposition de l'Angleterre, l'Egypte n'en ayant aucun de praticable; il ajoutait: «Excepté par Aden je ne vois réellement aucune autre voie possible. Si seulement nous avions affaire à une nature douce comme le dernier roi! mais il paraît qu'il (Théodoros) est sujet à des accès de rage qui parfois le privent de sa raison et rendent son approche dangereuse.»
Le 16 juin, le ministère des affaires étrangères choisit, pour la tâche difficile et périlleuse de mandataire auprès de Théodoros, M. Hormuzd Rassam, représentant politique résidant à Aden. Des instructions furent envoyées à ce délégué afin qu'il se tînt promptement prêt à partir pour Massowah, pour aller solliciter l'élargissement du capitaine Cameron, ainsi que des autres Européens détenus par le roi Théodoros. Une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre, une autre du patriarche cophte d'Alexandrie pour l'Abouna, et une autre du même au roi Théodoros, furent envoyées en même temps à M. Rassam dans le but de faciliter sa mission. M. Rassam devait être transporté à Massowah sur un vaisseau de guerre; il devait à la fois informer Théodoros de son arrivée, lui porter une lettre de la reine d'Angleterre, et par la même occasion, faire remettre les lettres du patriarche à l'Abouna et à l'empereur. Il devait attendre une réponse à Massowah, avant de décider s'il irait lui-même ou s'il enverrait la lettre de la reine pour la délivrance du capitaine Cameron. Les instructions ajoutaient que M. Rassam devait toutefois adopter n'importe quelle démarche qui lui paraîtrait la plus favorable pour réussir, mais il devrait surtout prendre garde de ne pas se placer dans une position qui pût causer des embarras an gouvernement britannique.
Or il arriva que, juste au moment où M. Rassam apprenait qu'il avait été choisi pour remplir la tâche difficile, de transmettre une lettre de la reine d'Angleterre à l'empereur d'Abyssinie, nous devions aller ensemble faire une excursion à Lahej, petite ville arabe, située environ à vingt-cinq milles d'Aden. Nous causâmes longtemps sur cette étrange contrée, et comme j'avais manifesté un grand désir d'accompagner M. Rassam à la cour d'Abyssinie, cet ami proposa aussitôt au colonel Merewether, représentant politique à Aden, de me le laisser accompagner dans sa mission; demande que le colonel Merewether accorda immédiatement et qui fut promptement sanctionnée par le gouverneur de Bombay et le vice-roi de l'Inde. Nous dûmes attendre quelques jours la lettre de la reine Victoria, cette lettre avait été retenue en Egypte pour être traduite. Ce ne fut donc que le 20 juillet 1864 que M. Rassam et moi quittâmes Aden pour nous rendre à Massowah, sur le steamer de Sa Majesté le Dalhousie.
Le 23 au matin, à une distance d'environ trente milles de la côte, nous aperçûmes le haut pays d'Abyssinie, formé de plusieurs chaînes de montagnes superposées, courant toutes du nord au sud; les plus éloignées étaient les plus élevées. Quelques pics, entre autres le Taranta, s'élèvent à la hauteur d'environ 12 à 13 mille pieds.
A mesure que nous approchions, les contours du rivage devenant de plus en plus distincts, nous aperçûmes une petite île semée de blanches maisons entourées de vertes pelouses et réfléchissant leur ombre protectrice dans l'eau tranquille de la baie, ce spectacle nous fit éprouver une sensation délicieuse; on eût dit que nous touchions à l'un de ces lieux enchantés de l'Orient, si souvent décrits, si rarement aperçus, et vers lequel l'impatience de nos coeurs nous poussait si ardemment, que l'allure vive de notre steamer nous semblait trop lente encore. Mais petit à petit, comme nous approchions de la côte, nos illusions disparurent une à une; les gracieuses images s'évanouirent, et la réalité toute crue ne nous offrit que des buissons marécageux, une berge sablonneuse et calcinée, des huttes sales et misérables.
Au lieu du demi-paradis que la distance avait fait miroiter devant notre imagination, nous trouvâmes (et malheureusement, nous restâmes assez longtemps pour constater le fait) que le pays de notre résidence temporaire pouvait se décrire en trois mots: soleil brûlant, saleté et désolation.
Massowah (latitude 15,36N., longitude 39,30E.), est une de ces îles de corail qui abondent dans la mer Rouge; elle n'est élevée que de quelques pieds au-dessus du niveau de la mer; elle a un mille de longueur et un quart de largeur. Vers le nord elle est séparée de la terre ferme par une petite baie d'environ 200 pas de largeur; sa distance d'Arkiko, petite ville située à l'extrémité ouest de la baie, est d'environ deux milles. A un demi-mille au sud de Massowah, une autre petite île de corail tout à fait parallèle à la première, couverte de buissons et de plusieurs autres genres de végétation, est toute fière de posséder la tombe d'un chelk vénéré: elle est entre Massowah et le pic Ajdem, la plus haute montagne formant la limite méridionale de la baie.
Toute la partie occidentale de l'île de Massowah est couverte de maisons; quelques-unes hautes de deux étages, sont bâties en rocher de corail, le restant se compose de petites huttes de bois avec des toits en chaume. Les premières sont habitées par les plus riches négociants, les représentants de la Turquie, quelques Banians, les consuls européens, et enfin quelques marchands que leur malheureuse destinée a jetés sur cette côte inhospitalière. Il n'y a pas un édifice digne d'être mentionné: la résidence du pacha n'est qu'un grand hôtel lourd et remarquable seulement par sa saleté. Pendant notre séjour, les mauvaises odeurs produites par l'accumulation des saletés dans la cour et dans l'escalier du palais, n'étaient pas supportables; il est plus facile de se les imaginer que de les décrire. Les quelques mosquées qui se trouvent à Massowah sont sans importance, ce sont de misérables édifices en corail blanchi. L'une d'elles toutefois, en construction en ce moment, promet d'être un peu mieux que les précédentes.
Les rues, si toutefois on peut donner ce nom aux ruelles étroites et irrégulières qui serpentent entre les maisons, sont tenues assez proprement; est-ce par l'intervention municipale ou en son absence? je ne saurais le dire. Excepté devant la résidence du pacha, aucun espace n'est ouvert auquel on puisse donner le nom de place. Les maisons sont pour la plupart bâties les unes contre les autres, quelques-unes même sont construites sur pilotis. Le terrain a une telle valeur dans ce pays si peu connu, qu'il donne lieu à de nombreuses contestations.
Le port est situé au centre de l'île, du côté opposé aux portes de la ville, qui sont régulièrement fermées à huit heures du soir; la raison de cette mesure, je ne saurais la dire, car il est impossible de débarquer dans aucune autre partie de l'île que sur la sale jetée. Sur le port, quelques huttes avaient été bâties par le douanier et ses employés; puis autour de ces dernières il s'en éleva d'autres, construites par les marchands et les Bédouins parfumés au suif. Ce sont eux qui enregistrent les entrées, et exigent les impôts selon leur caprice, avant même que les marchandises soient expédiées aux Banians, ou consignées dans le bazar pour la vente. Ce dernier est une vilaine chose, bien que la partie importante de l'est de la ville. Le beau Bédouin, le bashi-bozouk, la jeune fille indigène et les flâneurs de la ville, doivent trouver grand plaisir à hanter cet endroit de la ville; car quoique parfumé d'exhalaisons impossibles à décrire, et tout fourmillant de mouches, cependant, toute une partie de la journée c'est le rendez-vous d'une foule joyeuse et pressée.
La partie est de la ville renferme le cimetière, les fontaines publiques, la maison de la mission catholique-romaine et un petit fort.
Le cimetière commence à la dernière maison de la ville; les limites entre les vivants et les morts ne sont pas visibles. Pour profiter de l'espace entre les sépultures, les réservoirs publics sont placés parmi les tombes! Et il n'y eu a que quelques-uns qui soient en bon état. Après les fortes pluies, le terrain déchiré ouvre une issue aux eaux qui se rendent dans les réservoirs, entraînant les saletés et les détritus accumulés pendant un an ou deux, et auxquels s'ajoutent des fragments de corps humains présentant tous les degrés de décomposition. L'eau n'en est pas moins estimée et, chose étrange, ne produit aucun mauvais effet.
A l'extrémité nord et à l'extrémité sud de l'île, deux édifices ont été bâtis, l'un l'emblème de l'amour et de la paix, l'autre celui de la haine et de la guerre: la maison des missions et le fort. Mais il serait difficile de dire quel est celui qui a fait le plus de mal; plusieurs inclinent à croire que c'est la demeure des révérends Pères. Le fort paraît considérable, mais seulement à une grande distance; car plus on approche plus il ressemble à un débris des derniers âges, une ruine croulante déjà trop ébranlée pour supporter plus longtemps ses trois vieux canons, couchés sar le sol. Ce n'était pas la peur des ennemis qui les avait fait placer là, mais la frayeur du canonnier qui avait perdu un bras en essayant de mettre le feu aux pièces.—Du côté opposé, la maison des missions conservant la blancheur immaculée, semble faire rayonner autour d'elle un sourire, invitant plutôt que repoussant l'étranger. Mais à l'intérieur, est-ce que ce ne sont que des paroles d'amour qui ébranlent les échos de leurs dômes? Est-ce que les paroles de paix sont les seules que laissent échapper ses murs? Quoique des volumes témoignent de son passé, et bien que l'histoire de l'Eglise romaine soit écrite en lettres de sang sur toute la terre d'Abyssinie, nous voulons espérer que les craintes du peuple sont sans fondement et que les missionnaires actuels, comme tous les missionnaires chrétiens, s'efforcent de faire prospérer une seule chose: la cause du Christ.
Massowah, de même que tous les pays environnants, dépend de l'Abyssinie, surtout par les secours qu'elle en reçoit. Le jovaree est la principale nourriture; le blé est peu en usage; le riz est la nourriture favorite de la haute classe. Des chèvres et des moutons sont tués journellement au bazar, quelques vaches aussi dans de rares occasions; la viande de chameau est la plus estimée, mais, à cause de la cherté de cet animal, ce n'est que dans les grandes circonstances qu'il est permis d'en tuer.
Les habitants étant musulmans, l'eau est leur boisson ordinaire; le tej et l'araki (boisson faite avec du miel) sont cependant vendus au bazar. La quantité d'eau fournie par les quelques réservoirs, en assez bon état pour la contenir, étant insuffisante pour toute la population, on en apporte journellement des puits situés à quelques milles au nord de Massowah et d'Arkiko. Une partie est transportée dans des outres par les jeunes filles du village; l'autre partie est amenée dans des barques à travers la baie. D'où qu'elle vienne, cette eau est toujours saumâtre, surtout celle d'Arkiko. C'est pour cette raison et aussi à cause d'une plus grande facilité dans le transport, que cette dernière est meilleur marché et achetée seulement par les plus pauvres habitants.
Afin d'éviter d'inutiles répétitions, avant de parler de la population, du climat, des maladies, etc., etc., il est nécessaire de dire quelque chose du pays voisin.
Environ à quatre milles nord de Massowah se trouve Haitoomloo, grand village d'environ mille feux, le premier endroit où nous avons rencontré de l'eau douce; un peu plus d'un mille plus loin dans les terres, nous rencontrâmes Moncullou, village plus petit, mais mieux bâti. A un mille encore vers l'ouest se trouve le petit village de Zaga. Ces quelques villages, y compris un petit hameau à l'est de Haitoomloo, composent toute la partie habitée de cette région stérile. Le plus rapproché des villages est ensuite Ailat, situé à environ vingt milles de Massowah et bâti sur la première terrasse des montagnes de l'Abyssinie, à environ 600 pieds au-dessus du niveau de la mer. Tous les autres villages dont nous avons parlé sont situés an milieu d'une plaine sablonneuse et désolée; quelques mimosas, quelques aloès, de rares plantes de séné et de maigres cactus s'efforcent de chercher leur nourriture dans ce sable brûlé. La résidence des consuls anglais et français dans cette région brille comme une oasis dans le désert; ils y ont transporté de grands pins afin d'acclimater cet arbre dans ce pays, où du reste il pousse très-bien.
Les puits sont la richesse des villages, leur véritable existence. Très-probablement, les huttes ont été ajoutées aux huttes dans leur voisinage jusqu'à ce que des villages entiers se sont élevés, toujours entourés par une étendue déserte et brûlée. Les puits y sont au nombre de vingt. Plusieurs anciens puits sont fermés, souvent de nouveaux puits sont creusés afin d'entretenir un approvisionnement constant d'eau. La raison pour laquelle on abandonne les anciens puits, c'est qu'au bout d'un certain temps l'eau en devient saumâtre, tandis que dans ceux qu'on a nouvellement creusés l'eau est toujours douce. Cette eau provient de deux sources différentes: d'abord des hautes montagnes du voisinage. La pluie qui filtre et imprègne le sol ne peut pénétrer que jusqu'à une certaine profondeur à cause de la nature volcanique de la couche inférieure, et forme une nappe qui toujours se rencontre à une certaine profondeur. Ensuite, l'eau vient aussi par infiltration de la mer. Les puits, quoique creusés à environ quatre milles de la côte, sont profonds d'environ vingt ou vingt-cinq pieds et par conséquent au-dessous du niveau de la mer.
La preuve d'un courant souterrain, dû à la présence des hautes chaînes de montagnes, devient plus évidente à mesure que le voyageur avance dans l'intérieur du pays; quoique le terrain soit toujours sablonneux et stérile, cependant on aperçoit une certaine végétation, les arbres et les arbrisseaux deviennent de plus en plus abondants et d'une plus haute taille. A quelques milles dans l'intérieur des terres, pendant les mois d'été, il est toujours possible de se procurer de l'eau en creusant à quelques pieds dans le lit desséché d'un torrent.
Il m'est souvent venu à la pensée que le bien qu'avaient produit les puits artésiens dans le Sahara, ils pouvaient aussi le produire dans ces régions. La localité semble même plus favorable, et j'espère que ces pays désolés du Samhar, de même que le grand désert africain, seront un jour transformés en une fertile contrée.
Tels qu'ils sont, ces puits peuvent encore être d'une grande utilité. A notre arrivée à Moncullou, nous trouvâmes l'eau des puits dépendant de la résidence du consul à peine potable, à cause de son goût saumâtre; nous nettoyâmes le puits, une grande quantité de sable d'un goût salé en fut extraite et nous creusâmes jusqu'à ce que le roc apparût. Le résultat de nos travaux fut que nous eûmes le meilleur puits du pays, et que plusieurs demandes de notre eau nous furent faites, de la part même du pacha. Malheureusement, les ancêtres des Moncullites actuels n'avaient jamais fait une semblable chose, et comme toute innovation est toujours détestée par les races à demi civilisées, le fait fut admiré mais non imité.
Arkiko, à l'extrémité de la baie, est plus près des montagnes que les villages situés au nord de Massowah, mais le village est entièrement bâti sur la berge; les puits, qui ne sont pas à cent pas de la mer, sont tous beaucoup moins profonds que ceux du côté nord, par conséquent, les eaux de la mer, ayant un trajet beaucoup plus court à parcourir, retiennent une plus grande quantité de particules salines, de sorte que, s'il ne s'y mêlait une petite quantité d'eau douce des montagnes, elle serait tout à fait impotable.
Dans le voisinage de Massowah se trouvent plusieurs sources d'eaux thermales. Les plus importantes sont celles d'Adulis et d'Ailat. Pendant l'été de 1865 nous fîmes une petite excursion dans la baie d'Annesley, pour visiter le pays. Les ruines d'Adulis sont à plusieurs milles de la côte, et à l'exception de quelques fragments de colonnes brisées, elles ne renferment aucune trace des premières et importantes colonies. Cette localité est beaucoup plus chaude que Massowah; on ne voyait aucune végétation, ni aucune trace d'habitation sur ces bords désolés. Figurez-vous quelle fut notre surprise, en traversant le même pays an mois de mai 1868, d'y trouver des ports, des chemins de fer, des bazars, etc., etc., enfin, une ville bruyante qui avait surgi an milieu du désert.
Les sources d'Adulis[9] sont seulement à quelques centaines de pas des bords de la mer; elles sont environnées de champs de verdure couverts d'une puissante végétation et sont le rendez-vous de myriades d'oiseaux et de quadrupèdes, qui, matin et soir, arrivent par essaims pour se désaltérer.
A Ailat[10] les sources chaudes surgissent d'un rocher basaltique, sur un petit plateau, entre de hautes montagnes taillées a pic. A sa source la température est de 141 degrés Fahrenheit[11], mais comme ses eaux serpentent le long de différents ravins, elles se refroidissent graduellement jusqu'à ce qu'elles ne différent presque pas des ruisseaux qui coulent des autres montagnes. Elles sont bonnes à boire, et employées par les habitants d'Ailat pour tous leurs besoins usuels; elles sont même très-estimées des Bédouins. A cause de leurs propriétés médicales, un grand nombre de personnes affluent à ces bains naturels, qui naissent an milieu de rochers ravinés et volcaniques, et qui contribuent au soulagement d'une grande variété de maladies. Par ce que j'ai pu recueillir, il paraît qu'elles sont surtout bonnes dans les rhumatismes chroniques et les maladies de la peau. Probablement, dans ces cas, toute espèce d'eaux chaudes agirait de la même manière, vu l'état morbide des téguments chez ces races sales et qui ne se lavent jamais.
La population de Massowah, y compris les villages environnants (autant que j'en puis être certain), s'élève à environ 10,000 habitants. Le peuple de Massowah est loin d'être une race pure; an contraire, c'est un mélange de sang turc, de sang arabe et de sang africain. Les traits sont généralement bons, le nez est droit, les cheveux chez la plupart sont courts et bouclés; la peau est brune, les lèvres souvent épaisses, les dents égales et blanches. Les hommes sont d'une taille moyenne; les femmes sont au-dessous de la moyenne, beaucoup trop petites pour leur grosseur. Au point de vue moral ce peuple est ignorant et superstitieux, n'ayant conservé que quelques-unes des vertus de ses ancêtres, mais ayant gardé tous leurs vices. Il y a une grande différence chez ces hommes entre ceux qui portent le turban et de longues chemises blanches, et les malheureux qui s'occupent des travaux grossiers, qui ne sont ceints que d'un simple tablier de cuir, et vont par bandes à la recherche de leur nourriture et de leur eau. Les premiers vivent je ne suis comment. Ils se donnent le titre de marchands! Il est vrai que trois ou quatre fois par an une caravane arrive de l'intérieur, mais d'ordinaire, sauf une ou deux outres de miel et quelques sacs de jovaree, ils n'apportent rien avec eux. Quelles peuvent être les affaires de cinq cents marchands! Comment la valeur de cinquante francs de miel environ, et 250 à 300 francs de grain peuvent-ils procurer un bénéfice suffisant pour babiller et nourrir non-seulement les négociants eux-mêmes, mais aussi leur famille? C'est un problème que j'ai en vain cherché à résoudre.
Dans les pays orientaux, les enfants, loin d'être une charge pour les pauvres, sont souvent une source de richesses; il en est ainsi du moins à Massowah; les jeunes filles de Moncullou rapportent un joli revenu à leurs parents. J'ai connu des gros et forts compagnons, mais paresseux, se traînant tout le jour à l'ombre de leur hutte, et qui vivaient du charriage de deux ou trois petites filles qui journellement faisaient plusieurs fois le voyage à Massowah, pour porter des outres pleines d'eau. Les porteuses d'eau out en général de huit à seize ans. Les plus jeunes sont assez jolies, petites mais bien faites, leurs cheveux, proprement tressés, tombent sur les épaules. Une petite étoffe de coton, partant de la ceinture jusqu'au genou, est le seul ornement des plus pauvres. Celles qui sont plus aisées portent de plus une autre étoffe gracieusement attachée à leurs épaules comme le plaid écossais. Leur narine droite est ornée d'un petit anneau de cuivre; lorsqu'elles peuvent remplacer le plaid par une chemise ornée de boutons, c'est beaucoup plus estimé; aussi pendant notre séjour, nos boutons furent-ils mis à contribution.
Si nous considérons que Massowah est située sous les tropiques, qu'elle ne possède aucun courant d'eau, qu'elle est entourée de déserts brûlants, et que de plus il y pleut rarement, nous arriverons à cette conclusion que le climat doit en être brûlant et aride.
De novembre à mars, les nuits sont froides et pendant le jour, dans une maison ou sous une tente, la température est agréable; mais du mois d'avril au mois d'octobre, les nuits sont lourdes et souvent étouffantes. Pendant ces mois de chaleur, deux fois par jour, le matin avant le réveil de la brise de mer et le soir lorsqu'elle est tombée, tous les animaux de la création, bêtes et gens, sont saisis d'une sorte d'engourdissement. Le calme parfait qui règne alors vous saisit de crainte et il produit un douloureux effet.
Du mois de mai an mois d'août, il y a de fréquents ouragans de sable. Ils commencent d'habitude à quatre heures de l'après-midi (quelquefois cependant le matin), et leur durée peut varier de quelques minutes seulement à une couple d'heures. Longtemps avant que l'ouragan éclate, l'horizon vers le nord-nord-ouest est tout à fait sombre; un nuage noir s'étend de la mer à la chaîne de montagnes, et, en avançant, il obscurcit le soleil.
Quelques minutes d'un calme profond s'écoulent, puis tout à coup la noire colonne s'approche; tout semble disparaître devant elle, et le rugissement de la terrible tempête de vent et de sable déchaînée sur la terre est vraiment sublime dans son horreur. Le vent chaud et sec qui souffle après le vent de la mer paraît froid, bien que le thermomètre monte à 100 ou 115 degrés. Après la tempête, une douce brise de terre se fait sentir et dure quelquefois toute la nuit. On ne peut se figurer la quantité de sable transportée par ces ouragans. Il est de fait que, pendant la tempête, nous ne pouvions distinguer à une très-courte distance les plus gros objets, comme une tente, par exemple.
Il pleut rarement; seulement en août et novembre il fait quelques ondées.
En ce qui concerne les Européens, le climat, tel que nous I'avons décrit, ne peut être considéré comme nuisible; il débilite et affaiblit le système, et prédispose aux maladies des tropiques, mais il les engendre rarement. J'ai été témoin de quelques cas de scorbut dus à l'eau saumâtre et à l'absence de végétaux; mais ces cas ne se propagèrent pas, ou du moins je n'en ai pas connaissance, et, pendant tout mon séjour, je n'en ai compté que trois ou quatre cas. Les fièvres sont communes parmi les naturels après la saison des pluies; mais bien qu'il y ait de temps à autre quelques cas de fièvres pernicieuses, cependant le plus souvent ce ne sont que des fièvres intermittentes qui cèdent promptement au traitement ordinaire.
La petite vérole de tout temps y fait de terribles ravages. Lorsqu'elle éclate, un cas bénin est choisi, et l'on inocule le virus à une grande quantité de gens. La mortalité est considérable parmi ceux qui subissent l'opération. Plusieurs fois en été j'ai reçu du virus, et j'ai essayé de l'inoculer. Dans aucun cas il n'a pris; je l'attribuais à l'extrême chaleur du climat, mais pendant les froids je renouvelai l'opération, et je ne réussis pas davantage. Les cas les plus nombreux de mortalité sont dus aux accouchements, chose étrange, ainsi que dans toutes les contrées de l'est, où la femme est sédentaire. Les usages du pays sont aussi pour beaucoup dans ce résultat. Après son accouchement, la femme est placée sur un alga ou petit lit indigène, sous lequel est entretenu un feu de plantes aromatiques, capable de suffoquer la femme nouvellement délivrée. Les cas de diarrhée furent fréquents pendant l'été de 1865, et la dyssenterie, à la même époque, causa plusieurs morts. Ou rencontre rarement des maladies des yeux, excepté de simples inflammations produites par la chaleur et l'éclat du soleil. Je souffris moi-même d'une ophthalmie, et je fus obligé de retourner à Aden pendant quelques semaines. Je n'ai rencontré aucun cas de maladie de poumons, et les affections des bronchites semblent entièrement inconnues. J'ai soigné un cas de névralgie et un de rhumatisme goutteux.
Pendant plusieurs années, les sauterelles avaient causé de grands dommages aux récoltes. En 1864, elles amenèrent une telle disette, une telle cherté des objets de première nécessité, qu'en 1865 les provinces du Tigré, de l'Hamasein, du Bogos, etc., qui avaient été entièrement ravagées par les essaims de sauterelles, se trouvèrent sans aucun approvisionnement de l'intérieur. Le gouverneur du pays envoya à Hodeida et dans d'autres ports pour demander des grains et du riz, afin d'échapper à l'horreur d'une famine complète. Toutefois, beaucoup d'habitants moururent, car une grande partie de ces misérables à moitié affamés furent victimes d'une maladie semblable au choléra. Ce dernier fléau fit son apparition en octobre 1865, comme nous faisions nos préparatifs pour un voyage à l'intérieur. L'épidémie se fit cruellement sentir. Tous ceux qui avaient souffert de l'insuffisance de nourriture ou de sa qualité inférieure devinrent aisément la proie du fléau; un bien petit nombre de ceux qui furent atteints en réchappèrent. Pendant notre résidence à Massowah, cinq membres de la petite communauté d'Européens moururent; deux furent frappés d'apoplexie, deux s'éteignirent de faiblesse, et un autre mourut du choléra. Je ne soignai aucun de ces malades. Le pacha lui-même fut plusieurs fois sur le point de mourir d'une grande faiblesse et d'une perte complète de forces dans les organes digestifs. Il fut guéri par des bains de mer pris à propos.
Les Bédouins du Samhar, comme tous les sauvages bigots et ignorants, ont une grande confiance dans les charmes, les amulettes et les exorcismes. L'homme qui exerce la médecine est généralement âgé; c'est un cheik, respectable voyant, grand bélître à la mine béate. Sa prescription habituelle consiste à écrire quelques ligues du Koran sur un morceau de parchemin, puis il en lave l'encre avec de l'eau, qu'il fait boire an malade. D'autres fois, le passage est écrit sur un petit carré de cuir rouge et appliqué sur le siège de la maladie. Le mullah est un rival du cheik, bien qu'il s'applique aussi l'entière efficacité des Paroles de la Vache révélée, il opère plus rapidement son traitement en crachant plusieurs fois sur la personne malade, ayant soin, entre chaque expectoration, de marmotter des prières favorables pour chasser le malin esprit, qui, s'il n'avait été combattu auparavant, essayerait d'empêcher l'effet bienfaisant du crachat. Massowain se flatte eu outre d'avoir un praticien selon la formule, dans la personne d'un vieux bashi-bozouk. Bien que supérieur en intelligence au cheik et au mullah, ses connaissances médicales sont bien restreintes. Il possède quelques remèdes qui lui out été donnés par des voyageurs; mais comme il ignore complètement leurs propriétés et la quantité voulue a employer, aussi les garde-t-il fort sagement sur une étagère, pour la grande admiration des indigènes, et fait usage de quelques simples avec lesquelles, s'il n'opère pas de merveilleuses cures, du moins il ne fait pas de mal. Notre confrère n'est pas beaucoup recherché, quoiqu'il en impose à la crédulité des gens du pays. Lorsque nous nous sommes rencontrés en consultation, il a toujours témoigné une grande modestie, reconnaissant parfaitement son ignorance.
Massowah, ainsi que je l'ai déjà constaté, est bâtie sur un rocher de corail. La plus grande partie de la côte est formée de pareils rochers, qui s'élèvent en falaises quelquefois à la hauteur de 30 pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus loin dans les terres[12], les rochers volcaniques commencent à se montrer, semés de tout côté et comme jetés négligemment sur la plaine sablonneuse; d'abord isolés et comme servant de limite dans les champs, ils se rapprochent bientôt, croissant en nombre et en hauteur, jusqu'à ce qu'ils atteignent la montagne elle-même, où chaque pierre atteste sa provenance volcanique.
La flore de ce pays est peu variée et appartient, sauf quelques rares exceptions, à la famille des légumineuses.—Plusieurs variétés d'antilopes rôdent dans le désert. Les perdrix, les pigeons et quelques espèces de palmipèdes y arrivent en grand nombre à certaines saisons de l'année. A part ces derniers, on ne rencontre aucun autre animal utile à l'homme. Les principaux hôtes de ces contrées sont les hyènes, les serpents, les scorpions et une quantité innombrable d'insectes.
Nous demeurâmes à Massowah du 23 juillet 1864 au 8 août 1865, date de notre départ pour l'Egypte, où nous allions dans le but de recevoir des instructions, lorsque nous reçùmes une lettre de l'empereur Théodoros. Massowah ne nous offrait aucune attraction; la chaleur était si intense parfois, que nous ne pouvions pas respirer; nous soupirions ardemment après notre retour à Aden et aux Indes, car nous avions abandonné tout espoir de faire accepter notre mission par l'empereur d'Abyssinie. Aucune peine n'avait été épargnée, aucun obstacle ne s'était présenté qu'on n'eût essayé de le vaincre, aucune chance possible pour obtenir des informations sur l'état des prisonniers ou pour les secourir n'avait été négligée. Tous les moyens avaient été employés pour persuader l'obstiné monarque de réclamer la lettre qu'il affirmait être si désireux de recevoir. Le jour même de notre arrivée à Massowah, nous avions fait tous nos efforts pour engager des messagers à partir pour la cour abyssinienne et informer Sa Majesté éthiopienne, que des officiers étaient arrivés à la côte, porteurs d'une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre. Mais telle était la crainte du nom de Théodoros, que ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés et sur la promesse d'une large rétribution, que nous pûmes décider quelques personnes à accepter cette mission. Le soir du 24, le lendemain de notre arrivée, nos messagers partirent chargés de remettre à l'Abouna et à l'empereur des lettres du patriarche et de M. Rassam. Nos envoyés promirent d'être de retour avant la fin du mois.
M. Rassam, dans sa lettre à l'empereur Théodoros, l'informait fort convenablement qu'il était arrivé à Massowah le jour précédent, porteur d'une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre à l'adresse de Sa Majesté l'empereur Théodoros, et qu'il désirait la remettre en main propre. Il l'informait également qu'il attendait la réponse à Massowah, et qu'il désirait, si Sa Majesté voulait qu'il l'apportât lui-même, qu'on lui fournît une escorte sûre. Toutefois il laissait le choix à Théodoros de faire prendre la lettre ou de renvoyer les prisonniers accompagnés d'une personne digne de confiance, à laquelle on délivrerait la lettre de la reine d'Angleterre. Il terminait en avertissant Sa Majesté que son ambassade à la reine Victoria avait été agréée, et que si elle atteignait la côte avant le départ de M. Rassam pour Aden, il prendrait toutes les mesures nécessaires pour qu'elle parvînt en Angleterre en sûreté.
Un mois, six semaines, deux mois s'écoulèrent dans l'attente incessante du retour de nos messagers. Toutes les suppositions furent épuisées. Peut-être, disait-on, les messagers n'ont pu arriver; il est possible que le roi les ait retenus; peut-être ont-ils perdu ce qui leur avait été remis, en traversant quelque rivière, etc., etc. Mais comme aucune nouvelle positive ne pouvait être obtenue sur l'exacte condition des captifs, il était impossible de rester plus longtemps dans un tel état d'incertitude. Cependant M. Rassam tenta encore une fois d'expédier de nouveaux messagers, non sans de grandes difficultés, leur remettant une copie de sa lettre du 24 juillet, accompagnée d'une note explicative. D'un autre côté, des envoyés secrets étaient en même temps expédiés an camp de l'empereur, pour s'informer du traitement subi par les captifs, ainsi que dans différentes parties du pays, d'où nous supposions qu'il était possible d'obtenir quelques renseignements. Peu de temps après, ayant réussi à nous assurer du nom de quelques-uns des gens de Gaffat qui avaient été autrefois en relation avec le capitaine Cameron, nous leur écrivîmes une lettre en anglais, en français et en allemand, ne sachant quelle langue ils parlaient, les suppliant de nous informer quelles mesures il y aurait à prendre afin d'obtenir l'élargissement des prisonniers.
Nous attendîmes encore sur cette plage déserte de Massowah, espérant toujours cette réponse tant désirée; rien n'arriva, mais le jour de Noël nous reçûmes quelques lignes de MM. Flad et Schimper, les deux Européens auxquels nous avions écrit. Ils nous informaient tous les deux, que les infortunes qui avaient fondu sur les Européens étaient dues à ce qu'il n'avait pas été répondu à la lettre de l'empereur, et ils suppliaient M. Rassam d'envoyer au plus tôt la lettre qu'il avait apportée pour Sa Majesté. Cependant M. Rassam pensait qu'il n'était pas convenable que le gouvernement britannique forçât l'empereur à recevoir une lettre signée par la reine d'Angleterre, lorsque ce dernier, par son refus constant de prendre connaissance de cette susdite lettre, montrait clairement que ses dispositions étaient changées et qu'il ne s'en souciait plus.
Sur ces entrefaites arrivèrent quelques serviteurs des prisonniers, porteurs de lettres de leurs maîtres; d'autres personnes avaient été expédiées de Massowah et des lettres, des provisions, de l'argent étaient ainsi régulièrement envoyés aux captifs qui, en retour, nous informaient de leur état et des faits et gestes de l'empereur. Notre présence à Massowah n'avait pas eu peut-être une grande importance politique; cependant sans les secours et l'argent que nous envoyâmes aux prisonniers, leur misère aurait été décuplée, si même ils n'avaient pas succombé aux privations et aux souffrances.
Les amis des captifs et le public lui-même, presque partout, sans tenir compte des efforts faits par M. Bassam pour accomplir sa mission, et des grandes difficultés qu'il avait rencontrées, attribuaient le manque de réussite à l'inactivité du représentant de l'Angleterre. Plusieurs conseils furent donnés, quelques-uns furent suivis, mais on n'obtint aucun résultat. Le bruit circulait que l'une des raisons de Sa Majesté pour ne pas nous donner une réponse, c'était que notre mission n'avait pas une importance suffisante, et qu'il se regardait comme offensé et ne consentirait jamais à nous reconnaître. Pour obvier à cette difficulté, en février 1865, le gouvernement décida d'adjoindre à notre ambassade an autre officier militaire; ainsi que les journaux de cette époque le rapportaient, on espérait obtenir beaucoup de ces nouvelles démarches. En conséquence le lieutenant Prideaux, du corps de réserve de Sa Majesté Britannique à Bombay, arriva en mai à Massowah. Comme ou devait s'y attendre, sa présence sur la côte n'eut aucune influence sur l'esprit de Théodoros. Le seul avantage que nous acquîmes par sa présence à la mission, ce fut d'avoir un agréable compagnon, qui fut ainsi condamné à passer avec moi, dans une tente, sur le rivage de la mer, les mois les plus chauds de l'année, dans le brûlant climat de Massowah. Plusieurs mois s'écoulèrent; toujours point de réponse. La condition des prisonniers était des plus précaires; c'était avec beaucoup d'appréhension qu'ils voyaient venir une autre saison de pluie. Leurs lettres étaient désespérées, et bien que nous eussions fait tous nos efforts pour leur fournir de l'argent et un peu de confort, cependant la distance et la rébellion de quelques provinces du pays, nous rendirent impossible de les approvisionner selon leurs besoins.
A la fin de mars, nous nous déterminâmes à tenter un dernier effort, et à demander notre rappel si la chose échouait. Nous avions entendu raconter par Samuel, comment il avait été mêlé à cette affaire, et nous savions qu'il jouissait sous quelque rapport de la confiance de son maître. Dès que nous l'eûmes informé que nous désirions faire parvenir une lettre, il nous assura qu'avant quarante jours nous aurions une réponse. Encore une fois nos espérances se réveillèrent et nous crûmes à une réussite. Les quarante jours s'écoulèrent, puis deux, puis trois mois et nous n'entendîmes parler de rien. Il semblait qu'une fatalité atteignît tous nos messagers; quelle que fût la classe à laquelle ils appartinssent, simples paysans, serviteurs du naïb, ou attachés à la cour de Théodoros, le résultat était toujours le même, non-seulement ils ne rapportaient aucune réponse, mais nous ne les revoyions plus.
Le temps désigné pour la mission de M. Rassam à Massowah étant passé, sans avoir donné aucun résultat satisfaisant, il fut décidé à la fin que l'on recourrait à un autre moyen.
Au mois de février 1865, un Cophte, Abdul Melak, se présenta an consulat de Jeddah, prétendant arriver d'Abyssinie porteur d'un message de l'Abouna an consul général anglais en Egypte. Il affirmait que s'il obtenait du consul général une déclaration par laquelle on s'engagerait, si l'empereur relâchait les prisonniers, à ne pas poursuivre l'offense qui avait été faite à la nation anglaise, l'Abouna de son côté se faisait fort d'obtenir la libération des prisonniers et garantissait leur sécurité. Cet imposteur, qui n'avait jamais été en Abyssinie, donna des détails si étonnants qu'il en imposa complètement an conseil de Jeddah et au consul général. Le fait cependant qu'il prétendait avoir traversé Massowah sans se présenter à M. Rassam, était déjà suspect; si ces messieurs avaient possédé les plus légères connaissances sur l'Abyssinie, ils auraient découvert la supercherie, lorsque le soi-disant délégué acheta quelques présents convenables pour l'Abouna, avant de partir pour sa mission. En Abyssinie, le tabac est regardé comme impur par les prêtres; aucun d'eux ne fume, et en admettant même, que dans sa vie privée, l'Abouna eût de temps en temps quelque faiblesse pour ce végétal, toutefois il aurait pris grand soin de garder la chose aussi secrète que possible. Ainsi lui présenter une pipe d'ambre aurait été une insulte gratuite faite à un homme, qui était supposé devoir rendre un service important. C'était la marque la plus irrécusable d'un manque complet de connaissance des usages des prêtres d'Abyssinie. Cependant on fit partir cet homme, qui vécut plusieurs mois parmi les tribus arabes, situées entre Kassala et Metemma, protégé par le certificat qui le déclarait ambassadeur et le recommandait à la protection des tribus qu'il traversait. Nous le rencontrâmes non loin de Kassala. Il confessa la trahison dont il s'était rendu coupable, et fut tout réjoui en apprenant que nous n'avions pas l'intention d'en appeler aux autorités turques pour le faire prisonnier.
Le gouvernement décida enfin de nous rappeler et désigna pour nous remplacer M. Palgrave, le voyageur arabe si distingué.
Au commencement de juillet, nous fîmes une courte excursion dans le pays d'Habab, situé au nord de Massowah; à notre retour nous rencontrâmes dans le désert de Chab des parents du naïb, qui nous informèrent qu'Ibrahim (de la famille de Samuel) était de retour avec une réponse de Sa Majesté et qu'il nous attendait impatiemment; que nos premiers messagers avaient obtenu l'autorisation de partir; mais ce qui était encore plus réjouissant, c'était la nouvelle apportée par eux que Théodoros, par égard pour nous, avait relâché le consul Cameron et ses compagnons de captivité. Le 12 juillet, Ibrahim arriva. Il nous donna de nombreux détails touchant l'élargissement du consul; récit qui fut confirmé quelques jours après par un ami de ce dernier ainsi que par nos premiers délégués. Je crois, d'après ce que j'ai appris plus tard, que Théodoros fut le premier auteur du mensonge, eu donnant ordre à ses officiers, publiquement et en présence des messagers, de délivrer de ses fers le consul Cameron. Seulement les messagers ajoutèrent d'eux-mêmes à ceci, qu'ils avaient vu le consul Cameron après son élargissement.
La réponse que Théodoros à la fin accordait à toutes nos demandes répétées, n'était ni courtoise, ni même polie; elle n'était ni scellée, ni signée. Il nous ordonnait de partir par la route longue et malsaine du Soudan, et arrivés à Metemma, il nous ordonnait de l'informer de notre présence, afin qu'il nous fournît une escorte. Nous ne fîmes pas du tout ce que nous disait la lettre. Cette lettre semblait plutôt l'oeuvre d'un fou, que d'un être raisonnable. J'en choisis quelques extraits comme curiosité dans son genre. Il disait:
«L'Abouna Salama, un juif nommé Kokab (M. Stern), et un autre appelé consul Cameron (envoyé par vous) sont la cause que je ne vous ai pas écrit en mon nom. Je les ai traités avec honneur et avec amitié dans ma capitale. Et lorsque je les traitais ainsi en ami et que je m'efforçais de cultiver l'amitié de la reine d'Angleterre, ils m'ont trahi.
«Plowden et Johannes (John Bell), qui étaient aussi Anglais, out été tués dans mon pays. Par le pouvoir que j'ai reçu de Dieu, j'ai vengé leur mort sur leurs meurtriers. A cause de cela les trois personnages déjà nommés abusèrent de cela et me dénoncèrent comme meurtrier moi-même. Ce Cameron, (qui s'appelle consul) se présenta à moi comme serviteur de la reine d'Angleterre. Je lui fis présent d'une robe d'honneur de mon pays et lui fournis les provisions de son voyage. Je lui demandai de me mettre en relation d'amitié avec sa reine.
«Lorsqu'il partit pour sa mission, il alla séjourner quelque temps parmi les Turcs, puis revint vers moi.
«Je lui demandai alors des nouvelles de la lettre que j'avais envoyée par son entremise à la reine d'Angleterre. Il me répondit qu'il n'avait aucune connaissance de cette lettre. Qu'ai-je fait, je vous le demande, pour qu'ils me haïssent et me traitent de la sorte? Par le pouvoir de Dieu, mon Créateur, je garde le silence.»
Sur ces entrefaites, le steamer Victoria arriva à Massowah le 23 juillet; nous n'avions encore reçu aucune lettre du consul Cameron ni des autres captifs. Par le Victoria nous fûmes informés que M. Rassam était rappelé et que M. Palgrave le remplaçait. Mais les choses avaient soudainement changé et M. Rassam ne pouvait qu'en référer au gouvernement pour de nouvelles instructions. Nous partîmes alors pour l'Egypte, où nous arrivâmes le 5 septembre.
Par l'intermédiaire du consul général de Sa Majesté, le gouvernement avait appris que nous avions reçu une lettre de Théodoros, nous accordant la permission d'entrer en Abyssinie; que la lettre manquait de courtoisie et n'était pas signée; que le consul Cameron avait été mis en liberté, et, bien que M. Cameron eût toujours insisté auprès de nous pour que nous ne partissions pas pour l'intérieur de l'Abyssinie sans un sauf-conduit, nous dûmes promptement partir, le gouvernement considérant la chose comme opportune. On donna ordre à M. Palgrave de rester et à M. Rassam, son compagnon, de partir; une certaine somme nous fut remise pour des présents; des lettres du gouverneur du Soudan furent obtenues; et les provisions et les objets nécessaires au voyage étant achetés, nous retournâmes à Massowah où nous arrivâmes le 25 septembre. Là nous apprîmes que des envoyés des prisonniers étaient arrivés; qu'ils avaient été pris par des soldats; et qu'ils avaient rapporté verbalement que, loin d'avoir été relâchés, les captifs avaient vu de nouvelles chaînes s'ajouter aux premières. Comme nous ne pouvions trouver personne pour nous accompagner à travers le désert du Soudan, (le climat en étant très-malsain à cette époque de l'année, nous étions an milieu d'octobre), nous pensâmes qu'il était convenable d'aller à Aden, afin d'obtenir des informations exactes sur les lettres des captifs ainsi que sur leur condition actuelle. Là nous tînmes conseil avec le représentant politique de ce poste sur la convenance de condescendre à la requête de l'empereur, vu l'aspect nouveau et tout différent sous lequel se présentaient les choses.
Quoique le capitaine Cameron, dans toutes ses premières lettres, eût constamment insisté auprès de nous pour nous engager à ne pas entrer en Abyssinie, toutefois dans le dernier billet reçu il nous suppliait de venir tout de suite; que si nous condescendions à ce désir nous aurions la preuve des grands périls que couraient les prisonniers. Le résident politique alors, prenant en considération le dernier appel du capitaine Cameron à M. Rassam, consentit à la demande de Théodoros et nous engagea à partir, espérant un bon résultat de ce voyage.
Après un court séjour à Aden, nous entrâmes encore à Massowah, et le plus promptement possible, nous fîmes nos arrangements pour le long voyage que nous avions en perspective. Malheureusement le choléra venait de faire son apparition, les indigènes n'étaient pas disposés à traverser les plaines de Braka et de Taka, à cause de la fièvre pernicieuse, jamais aussi mortelle qu'à cette époque de l'année, et il fallut requérir toute l'influence des autorités locales pour assurer notre prompt départ.
Notes:
[9]Peu de temps avant notre départ pour l'intérieur de l'Abyssinie, plusieurs échantillons de ces eaux avaient été recueillis et envoyés à Bombay pour être analysés.
[10] Ces eaux out été envoyées à Bombay en novembre 1864.
[11] 78°, 34 centigrades.
[12] Au delà de Moncullou et de Haitoomloo.
V.
De Massowah à Kassala.—Une digression.—Le nabab.—Aventures de M. Marcopoli.—Le Beni-Amer.—Arrivée à Kassala.—La révolte nubienne.—Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie dans le Soudan.
Dans l'après midi du 15 octobre, tous nos préparatifs étant à peu près complets, la mission, composée de M. H. Rassam, du lieutenant W.-F. Prideaux, de l'état-major de Sa Majesté à Bombay, et de moi-même, partit pour cette dangereuse entreprise. Nous étions accompagnés par un neveu du naïb d'Arkiko. Une escorte de Turcs irréguliers avait été gracieusement envoyée par le pacha, pour protéger nos six chameaux chargés de notre bagage, de nos provisions et des présents destinés au monarque éthiopien. Nous prîmes aussi avec nous quelques Portugais, des serviteurs indiens et des indigènes de Massowah, comme muletiers.
Au commencement d'un voyage, il manque toujours quelque chose. Dans cette circonstance, plusieurs chameliers se trouvèrent dépourvus de cordes. Les malles, les porte-manteaux furent semés sur la route, et la nuit était déjà avancée, lorsque le dernier chameau atteignit Moncullou. Une halte devint de toute nécessité. Cet arrêt momentané fut fait dans l'après-midi du 16. De Moncullou, notre route traversait vers le nord ouest le pays de Chob, triste désert de sable, coupé par deux torrents, généralement à sec; n'importe dans quelle saison, on peut obtenir une eau bourbeuse en creusant leur lit de sable. La rapidité avec laquelle ces torrents se forment est des plus étonnantes.
Pendant l'été de 1865, nous fîmes une excursion à Af-Abed, dans le pays de Habab. A notre retour, tandis que nous traversions le désert, nous eûmes à supporter une forte tempête. Nous avions à peine atteint notre campement sur la rive méridionale du courant d'eau, la moitié de nos chameaux avaient déjà traversé le lit desséché de la rivière, lorsque soudainement nous entendîmes un rugissement épouvantable, immédiatement suivi d'un affreux torrent. Dans ce lit que nous venions de voir vide, maintenant coulait un fleuve puissant, entraînant les arbres, les rochers et même tous les êtres vivants qui, en ce moment, essayaient de le traverser. Notre bagage et nos serviteurs se trouvaient précisément sur la rive opposée, et bien que nous ne fussions qu'à un jet de pierre du bord si soudainement séparé de nous, nous dûmes passer la nuit sur la terre nue, n'ayant pour toute couverture que nos habits.
Au centre du désert de Chob s'élève l'Amba-Goneb, roche basaltique en forme de cône, qui compte plusieurs centaines de pieds de hauteur et qui est placée là comme une sentinelle avancée des montagnes voisines. Le soir du 18, nous atteignîmes Aïn, et d'un désert affreux, à la réverbération fatigante, nous passâmes dans une charmante vallée arrosée par un petit ruisseau, frais et limpide, serpentant à l'ombre des mimosas et des tamarins, et unissant sa fraîcheur à l'ardente et luxuriante végétation des tropiques.[13]
Nous fûmes assez heureux pour laisser le choléra derrière nous. A part quelques cas de diarrhée, facilement arrêtés, la compagnie tout entière jouit d'une excellente santé. Chacun de nous était plein d'ardeur à la perspective de visiter des régions presque inconnues, surtout après avoir dit adieu à Massowah, où nous avions passé de longs et tristes mois dans une attente pleine d'anxiété.
D'Aïn à Mahaber[14] la route est des plus pittoresques; elle suit le courant de la petite rivière d'Aïn, tantôt emprisonnée par des murailles perpendiculaires de basalte ou de trachyte, tantôt serpentant sur un petit plateau tout verdoyant et bordé de hauteurs coniques, couvertes jusqu'à leur sommet de mimosas, d'énormes cactus, animées par des hordes d'antilopes, qui, bondissant de rochers en rochers, effarouchent par leurs caprices les innombrables hôtes de ces contrées, les gigantesques babouins. La vallée elle-même, embellie par la présence de nombreux oiseaux, au riche plumage et à la voix enchanteresse, retentit des cris perçants des nombreuses pintades, si familières que le bruit répété de nos armes à feu ne les dérangeait pas le moins du monde.
A Mahaber, nous fûmes obligés de demeurer plusieurs jours pour attendre de nouveaux chameaux. Les Hababs, qui devaient nous les fournir, effrayés par le neveu chevelu du naïb et par les bashi-bozouks, se cachaient, et ce ne fut qu'après beaucoup de pourparlers et l'assurance répétée que chacun d'eux serait payé, que les chameaux firent leur apparition. Les Hababs sont de grandes tribus pastorales, habitant le Ad-Temariam, pays montagneux et arrosé, situé à environ cinquante milles an nord-ouest de Massowah, entre le 38e et le 39e degré de longitude, et 16e et 16,30 degré de latitude. C'est là qu'on rencontre le plus beau type du Bédouin errant: de taille moyenne, musculeux, bien fait, il prétend être d'origine abyssinienne. A l'exception de la teinte un peu plus sombre de la peau, certainement, sous tous les autres rapports, ces Bédouins ne diffèrent pas des habitants de la plaine, et ont quelque chose des premières races africaines. Il y a cinquante ans, c'était une tribu chrétienne de nom, dernièrement convertie au mahométisme par un vieux cheik encore vivant, qui réside près de Moncullou, et est un objet de grande vénération dans tout le Samhar. Une fois leurs doutes tombés et leurs soupçons endormis, les Hababs se montrèrent serviables, obligeants, pleins de bon vouloir.
La reconnaissance n'est pas une vertu commune en Afrique, an moins autant que j'ai pu eu juger par ma propre expérience. La chose est si rare que je suis heureux d'en rapporter un exemple qui me revient à la mémoire. Dans notre première excursion dans l'Ad-Temariam, j'avais vu plusieurs malades, parmi lesquels un jeune homme qui souffrait d'une fièvre rémittente et je lui donnai quelques remèdes. Apprenant notre arrivée à Mahaber, il vint pour me remercier, m'apportant comme offrande une petite outre de miel. Il excusa l'absence de son vieux père, qui, disait-il, aurait désiré me baiser les pieds, mais la distance (environ huit milles) était trop grande pour ses forces de vieillard.
Je dois aussi ajouter ici qu'un jeune voyageur, M. Marcopoli, nous avait accompagnés de Massowali. Il allait à Metemma, par la voie de Kassala, pour assister à la foire annuelle qui se tient tous les hivers dans cette ville. Il profita de notre séjour à Mahaber pour aller à Keren, dans le Bogos, où l'appelaient certaines affaires, comptant nous rejoindre quelques relais plus loin. Nous primes notre carte pour calculer la distance de notre halte actuelle à Bogos, qui nous parut de dix-huit milles an plus. Comme il était pourvu d'excellentes mules, il devait atteindre Metemma en quatre ou cinq heures. Il partit, en conséquence, à la pointe du jour, et ne s'arrêta pas une seule fois; mais la nuit était déjà fort avancée avant qu'il aperçût les lumières du premier village sur le plateau du Bogos: cela arrive à beaucoup de voyageurs induits en erreur par les cartes géographiques. L'anxiété du pauvre hommes fut grande. Bientôt après que la nuit fut venue, il aperçut une bête fauve. Je suppose que c'est son imagination, excitée an plus haut point par la peur, qui évoqua le fantôme de quelque horrible animal, un lion, un tigre, il ne sait pas exactement; mais, quoi qu'il en soit, il vit ou crut voir, une horrible bête de proie qui le regardait fixement à travers les broussailles, avec des yeux rouges et ardents, guettant tous ses mouvements pour sauter en temps opportun sur sa faible proie. Cependant il arriva à Keren en sûreté.
Il apprit que nous étions attendus par les habitants du Bogos, qui croyaient que nous passerions par la route supérieure. A notre arrivée, on devait semer des fleurs devant nous, nous souhaiter la bienvenue par des danses et des chants à notre louange; l'officier commandant les troupes devait nous rendre les honneurs militaires; le gouverneur civil se proposait de nous recevoir avec somptuosité: en un mot, une magnifique réception devait être faite aux amis anglais du puissant Théodoros. Le désappointement fut on ne peut plus grand lorsque M. Marcopoli informa les Bogosites, que notre route était dans une direction tout opposée à leur belle province. Le commandant militaire décida alors qu'il accompagnerait M. Marcopoli à son retour, afin de nous payer son tribut de respect à notre station. M. Marcopoli en fut bien réjoui; il avait gardé un trop vivant souvenir de son lion pour ne pas être heureux à la pensée d'avoir un compagnon de route.
A la fin de la soirée, l'officier abyssinien et ses hommes partirent ayant eu soin, avant de se mettre eu marche, de s'administrer force rasades de tej pour se garder du froid. Une fois en marche, nos cavaliers se mirent à caracoler de la plus fantastique manière, tantôt courant bride abattue sur le pauvre Marcopoli, la lance eu arrêt, et faisant volte-face juste lorsque la pointe de leur arme touchait déjà sa poitrine; tantôt fondant sur lui et faisant feu de leurs pistolets chargés, mais a poudre et à 60 ou 80 centimètres seulement de sa tête. Marcopoli était fort mal à son aise avec cette escorte ivre et belliqueuse; mais ne connaissant pas leur langue, il n'avait rien à faire que de paraître enchanté.
De bonne heure dans la matinée, à notre seconde étape de Mahaber, ce spécimen de soldats abyssiniens firent leur apparition, c'était une poignée de coquins à la mine la plus scélérate que j'aie jamais rencontrée pendant tout mon séjour en Abyssinie. Evidemment Théodoros n'était pas très-difficile dans le choix des officiers qu'il plaçait aux avant-postes les plus éloignés; à moins qu'il ne considérât les plus insolents et les plus désordonnés comme les plus propres à remplir cette charge. Ils nous offrirent une vache qu'ils avaient volée sur leur route, et nous prièrent de ne pas oublier de faire savoir à leur maître qu'ils étaient venus au-devant de nous à une grande distance, afin de nous présenter leurs hommages. Après les avoir fait rafraîchir avec quelques verres de brandy, et s'être partagés une mince collation, ils baisèrent la terre eu signe de reconnaissance pour les bonnes choses qu'ils avaient reçues eu retour de leur don, et ils partirent—à notre grande satisfaction.
Le 23, nous quittâmes Mahaber nous dirigeant vers l'ouest et longeant, pendant plus de huit milles, la charmante vallée d'Aïn. Ensuite, nous tournâmes vers la gauche, allant ainsi dans la direction du sud-ouest jusqu'à ce que nous arrivâmes dans la province de Barka; de nouveau, notre route reprit la direction du nord-ouest jusqu'à Zaga. De ce point jusqu'à Kassala, notre direction générale fut vers le sud-ouest[15] De Mahaber à Adarté la route est des plus agréables; pendant plusieurs jours, nous montâmes continuellement, et plus nous avancions dans ces régions montagneuses, plus aussi nous trouvions le pays délicieux, à la vue d'une végétation abondante et splendide.
Le 25, nous traversâmes l'Anseba, grande rivière roulant ses eaux dans les provinces élevées du Bogos, de l'Hamasein et du Mensa, et se jetant dans la rivière de Barka à Tjab[16].
Nous passâmes une journée délicieuse dans la magnifique vallée d'Anseba; cependant craignant le danger de rester, après le coucher du soleil, sur ces bords fleuris, mais malsains, nous plantâmes notre tente sur un terrain plus haut, à quelque distance de là, et le matin suivant, nous partîmes pour Haboob, le point le plus haut que nous devions atteindre avant de descendre dans le Barka, à travers le passage difficile du Lookum. Après une descente à pic de plus de 2,000 pieds, la route glisse vers le bas pays de Barka.
D'Aïn à Haboob[17] le pays est, en général, bien boisé et arrosé par d'innombrables ruisseaux. Le sol est formé de débris de roches volcaniques, spécialement de feldspath; la pierre ponce abonde dans les ravins. Les lits des ruisseaux sont les seules routes des voyageurs. Cette chaîne de montagnes tout entière est une région très-agréable, d'autant plus charmante qu'elle s'élève entre les côtes arides de la mer Rouge et les plaines brûlées et unies du Soudan. La province de Barka est une prairie sans fin, élevée d'environ 2,500 pieds, et parsemée de petits bois de mimosas rabougris.
De Baria à Metemma, le sol est formé généralement d'alluvion.
L'eau y est rare; presque toujours, un mois après la saison des pluies, toutes les rivières sont à sec; et l'on ne peut obtenir de l'eau qu'en creusant le sable du lit desséché de la rivière de Barka et de ses affluents. Lorsque nous traversâmes ces plaines quelques portions en étaient encore vertes; mais lorsque nous y revînmes quelques mois plus tard, ces prairies étaient plus desséchées que le désert lui-même.
Nos jolis chanteurs d'Aïn avaient disparu. L'oiseau de Guinée était devenu rare et l'on ne rencontrait que quelques chétives antilopes errant sur l'étendue déserte. Par contre, nous étions réveillés par le rugissement du lion et le miaulement de la byène, et nous avions grand'peine à protéger nos moutons et nos chèvres contre le léopard tacheté qui guettait autour de nos tentes.
Le 13 octobre, nous arrivâmes à Zaga, grande région de plaine située à la jonction du Barka et du Mogareib. Ici comme presque partout, on ne trouve de l'eau qu'eu creusant des puits dans le lit des rivières. Mais on en a obtenu une quantité suffisante pour décider les Beni-Amer à y établir leur campement d'hiver.
Ce jour-là, nous avions parcouru un long trajet à cause de l'absence de l'eau sur notre route. Nous étions partis à deux heures de l'après-midi, et nous n'arrivâmes à notre halte (située dans le lit même du torrent et à quelques mètres du camp des Beni-Amer), qu'une couple d'heures avant la pointe du jour. Nous étions si endormis et si fatigués que vers la fin de notre marche nous avions toutes les peines du monde à nous tenir en selle, et ce ne fut pas trop tôt quand notre guide nous donna le réjouissant avertissement que nous étions arrivés. Nous étendîmes aussitôt sur la terre nos couvertures en peau de vache que nous portions avec nous, et nous couvrant de nos habits, nous nous couchâmes immédiatement. J'avais offert à M. Marcopoli de partager ma couche, sa couverture ne nous ayant pas encore rejoints, et an bout de quelques minutes, nous étions tous les deux plongés dans ce lourd sommeil qui accompagne toujours l'épuisement causé par une longue marche. Je me souviens de l'ennui que j'éprouvai en me sentant violemment secoué par mon compagnon de lit qui, d'une voix tremblante, me soufflait dans l'oreille: «Regardez là!» Je compris aussitôt son regard d'angoisse et de terreur, car deux magnifiques lions, à peine éloignés de vingt pas, buvaient près du puits creusé par les Arabes. Je pensai, et je le dis à M. Marcopoli, que, n'ayant pas d'armes à feu avec nous, le plus sage était de dormir et de rester aussi tranquilles que possible. Je lui en donnai l'exemple et ne m'éveillai que fort tard dans la matinée, lorsque déjà le soleil lançait ses rayons brûlants sur nos têtes découvertes. M. Marcopoli, la terreur et l'égarement encore empreints sur sa physionomie, était toujours assis près de moi. Il me dit qu'il n'avait pas dormi, mais qu'il avait surveillé les lions: ils étaient restés fort longtemps buvant, rugissant et se battant les flancs de leurs queues, et même lorsqu'ils étaient partis, ils avaient continué leurs terribles rugissements, qui allaient en s'éloignant, à mesure que les premiers rayons du jour perçaient l'horizon.
Sans aucun doute, nous venions d'échapper à un terrible danger, car cette nuit même, un lion avait emporté un homme et un enfant qui étaient couchés en dehors du camp des Arabes. Le cheik des Beni-Amer, pendant les quelques jours que nous passâmes à Zaga, avec une véritable hospitalité arabe, plaça toujours des gardes pendant la nuit autour de nos tentes, pour surveiller les grands feux qu'ils allumaient, dans le but de tenir à une distance respectueuse ces malencontreux rôdeurs de nuit.
Nous étions convenus avec les Hababs, que nous changerions nos chameaux en cet endroit, mais il nous fut impossible d'en obtenir d'autres ni par argent ni par amitié. Il est fort heureux pour nous que les Bédouins aient reconnu enfin que tous les hommes blancs n'étaient pas des Turcs, autrement nous eussions été emprisonnés, sans espoir d'en sortir, an centre du pays de Barka. Les Beni-Amer ne voulurent jamais avouer qu'ils avaient des chameaux, bien que nous en vissions plus de dix mille qui paissaient sous nos yeux.
Les Beni-Amer sont Arabes, ils parlent l'arabe, et ont gardé jusqu'à présent tous les caractères de cette race. Un Bédouin rôdeur et un Beni-Amer sont tellement semblables qu'il semble incroyable que les Beni-Amer n'aient gardé aucun souvenir de leur arrivée sur les côtes d'Afrique, et de la cause qui a poussé leurs ancêtres loin de leur pays natal. Leurs cheveux longs, noirs et soyeux n'ont pas encore pris l'apparence laineuse de ceux des fils de Cam; leurs petites extrémités, leurs membres finement attachés, leur nez droit, leurs lèvres minces, leur teint bronzé, les distinguent des Shankallas, des Barias et de toutes ces races mélangées des plateaux. Ils portent un morceau de drap long de quelques mètres, jeté autour de leur corps avec l'élégance particulière aux sauvages. Avec ce mince chiffon ils se feront toujours remarquer comme le mendiant italien, non-seulement par leurs formes bien prises, mais aussi par l'impudence et l'effronterie qui se manifestent dans le brillant éclat de leurs yeux noirs. Les Beni-Amer, comme leurs frères des côtes arabes, possèdent à un haut degré ce défaut si bien décrit par un voyageur distingué de l'Orient et qui les appelle: une race bavarde et criarde. Ils payent un tribut spécial au gouvernement égyptien, et la raison pour laquelle nous ne pûmes obtenir de chameaux était que, les troupes étant en mouvement, ils craignaient qu'à leur arrivée à Kassala, pressés par le service du gouvernement, non-seulement ils ne fussent pas payés par nous, mais vraisemblablement qu'on leur enlevât un grand nombre de leurs chameaux. Cette tribu rôde le long des rives du Barka et de ses affluents. Zaga n'est que leur station d'hiver; d'autres fois ils parcourent les immenses plaines au nord du Barka à la recherche des pâturages et de l'eau nécessaires à leurs innombrables troupeaux. Sur tout le pays de Zaga des camps apparaissent dans toutes les directions; leurs troupeaux de bétail, particulièrement de chameaux, semblent sans nombre: tout indique que ce sont de riches et puissantes tribus.
Nous campâmes près de leur quartier général où réside le cheik de tous les Beni-Amer, Ahmed, entouré par ses femmes, ses enfants et son peuple. C'est un homme d'âge moyen, se distinguant de ses rusés compagnons par un regard fin et subtil. Il fut aimable pour nous, et nous offrit quelques moutons et des vaches. Son camp couvrait plusieurs acres de terre, le tout était entouré d'une forte défense. Les huttes sont rangées en forme circulaire à quelques pieds de la haie; l'espace ouvert au centre est réservé aux bestiaux, toujours recueillis pendant la nuit. La petite hutte du chef entourée de bois et de gazon, contraste agréablement avec la demeure de ses sujets. Les plus chétives de ces huttes de forme arrondie, sont faites de pieux piqués en terre; quelques lambeaux de natte grossière jetés par-dessus complètent la structure. Elles n'ont pas plus de quatre pieds de haut; et leur circonférence est d'environ douze pieds; toutefois, on voyait à travers l'étroite ouverture apparaître huit ou dix faces mal lavées, où brillaient des yeux noirs et effrayés, épiant les étranges hommes blancs. La petite vérole y faisait alors de grands ravages, et la fièvre journellement emportait quelque victime. Je donnai des remèdes à plusieurs malades, et de bons conseils hygiéniques au cheik Ahmed. Il écouta avec un respect bienveillant toutes les bonnes choses qui tombaient des lèvres de l'hakee. «Il verrait;» jamais ses ancêtres n'avaient fait ainsi auparavant, et avec la bigoterie et la superstition musulmanes, il mit fin à la conversation par un Allah-Kareem!…[18]
Le 3 novembre, nous étions encore en marche. Le 5, nous arrivâmes à Sabderat, premier village non nomade que nous rencontrions depuis notre départ de Moncullou. Ce village, semblable extérieurement à ceux du Semhar, est bâti sur la pente d'une haute montagne granitique, divisée en deux du sommet à la base. De nombreux puits sont creusés dans le lit du torrent qui le partage. Les habitants des deux bords sont souvent en contestation pour la possession de leur liquide précieux; et quand l'eau jaillissante a disparu, les passions humaines s'éveillent, le lit tranquille du torrent devient le théâtre de disputes et de guerres.
Le matin du 6 novembre, nous entrâmes à Kassala. Le neveu du naïb nous avait précédés, afin d'informer le gouverneur de notre arrivée et de lui présenter la lettre de recommandation adressée pour nous aux autorités par le pacha d'Egypte. Pour nous rendre les honneurs dus aux porteurs d'un firman de leur maître, le gouverneur envoya toute la garnison à notre rencontre à quelques milles au delà de la ville, chargée de nous présenter une excuse polie, de son absence due à la maladie. L'ancien associé de la maison grecque, Paniotti, vint aussi nous souhaiter la bienvenue et nous offrir l'hospitalité de sa maison et de sa table.
Kassala, capitale du Takka, ville fortifiée, située près de la rivière Gash, renferme environ 10,000 habitants; elle est bâtie sur le modèle le plus moderne des villes égyptiennes, les édifices publics aussi bien que les constructions privées sont de boue. L'arsenal, les casernes sont les seules constructions de quelque importance. De magnifiques jardins out été créés à peu de distance de la ville près de la rivière Gash par une petite communauté d'Européens. Mais avant et après la saison des pluies, le pays est très malsain. Pendant ces quelques mois, de mauvaises fièvres et la dyssenterie font beaucoup de ravages.
Kassala était autrefois une ville très-prospère, le centre de tout le commerce de cette immense étendue de pays compris entre Massowah et Suakin jusqu'au Nil, et de la Nubie à l'Abyssinie. Mais à l'époque de notre passage, elle semblait déserte, couverte de ruines et d'une abondante végétation, et dépourvue des choses les plus nécessaires à la vie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, fréquentée seulement par quelques fidèles citoyens, semblables à des spectres et déjà atteints de la peste. Kassala avait eu à supporter l'épreuve d'une révolte des troupes nubiennes. Les fièvres pernicieuses, la terrible dyssenterie et le choléra avaient décimé également les rebelles et les royalistes; la guerre et la maladie s'étaient donné la main pour transformer cet oasis du Soudan en un désert pénible à contempler. La révolte des troupes avait éclaté en juillet. Les troupes n'avaient point touché de paye depuis deux ans, et lorsqu'elles réclamèrent cet arriéré, elles essuyèrent un refus catégorique. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les soldats aient été prompts à écouter les paroles trompeuses et les extravagantes promesses qui leur étaient faites par un de leurs chefs subalternes, nommé Denda, et descendant des premiers rois de Nubie. Ils mûrirent leur complot en grand secret, et chacun fut terrifié un beau matin d'apprendre que les soldats noirs venaient de se déclarer en révolte ouverte, avaient massacré leurs officiers, et ne trouvant plus aucune contrainte, se laissaient aller à leur inclination naturelle qui est le carnage et le pillage. Quelques Egyptiens réguliers, par bonheur, avaient pris possession de l'arsenal, et tinrent tête à ces sauvages furieux jusqu'à ce que des troupes arrivassent de Kédaref et de Khartoum. Les Européens et les Egyptiens défendirent courageusement la partie de la ville qu'ils habitaient. Ils élevèrent des murailles et de petites défenses de terre entre eux et les révoltés, et continuellement en alerte, à cause de leur petit nombre, ils repoussèrent avec bravoure les assauts de leurs ennemis pour défendre leurs vies et leurs propriétés. Les troupes égyptiennes arrivèrent de tous côtés et secoururent la ville assiégée. Plus de mille révoltés furent tués près des portes de la ville; un autre millier environ furent pris et exécutés, et ceux qui espéraient échapper à la vengeance de l'impitoyable pacha, en fuyant dans le désert, furent traqués comme des bêtes fauves par les Bédouins rôdeurs. Bien que l'ordre fût rétabli à notre passage, cependant il ne fut pas facile d'obtenir des chameaux. Il fallut tout le pouvoir et toute la force de persuasion des autorités pour décider les Arabes Shukrie à nous laisser entrer dans la ville et à nous accompagner à Kédaref.
C'est à Kassala que nous apprîmes la triste fin de l'entreprise du comte de Bisson. Il paraît que le comte de Bisson, jadis officier de l'armée napolitaine, avait épousé dans un âge avancé une riche héritière, belle et accomplie en toutes choses et fille d'un armateur. C'était un mariage de convenance: un titre échangé contre la richesse et la beauté. Dans l'automne de 1864, M. de Bisson arriva à Kassala, accompagné d'une cinquantaine d'aventuriers, le rebut de toutes les nations, qui s'étaient enrôlés sous l'étendard de l'ambition du comte avec cette promesse que la richesse et le pouvoir seraient avant peu leur partage. La pensée de M. de Bisson était de jouer le rôle d'un second Moïse; il ne voulait pas seulement coloniser, mais aussi convertir. Il ne doutait pas que le sauvage Bédouin des plaines du Barka, non-seulement le reconnût pour son chef, mais il était persuadé que cet être errant, abandonnant ses fausses croyances, tomberait prosterné devant l'autel qu'il voulait ériger dans le désert. Environ cent villes arabes se laissèrent persuader de se joindre au parti européen, ramassis de gens bons à rien et de vagabonds qui s'étaient parés d'un uniforme militaire, qui avaient adopté le rifle, le pistolet et l'épée, qui portaient avec eux leurs provisions, qui étaient ponctuels dans leur service et toujours prêts à faire leurs salamalecks, mais rebelles à toute discipline et à toutes les notions de civilisation que le comte et ses officiers s'efforçaient de leur inculquer.
Leur départ de Kassala pour le pays découlant de lait et de miel, fut tout à fait théâtral; en tête, à cheval sur un chameau, un galant capitaine (il avait donné sa démission du service autrichien) jouait sur un cor de chasse une fanfare de départ; derrière lui le second commandant, monté sur un fougueux coursier et suivi par une portion des forces européennes, qui, avec une attitude militaire et marchant en rangs serrés, s'en allaient comme des hommes qui ont pour esclave la victoire. Derrière eux venait le comte lui-même, dans un uniforme éclatant de général, la poitrine couverte de décorations que les souverains avaient été fiers de décerner à un si noble coeur; près de lui, sa superbe femme cavalcadait gracieusement, admirant son mari coiffé du pittoresque képi et vêtu de l'uniforme rouge des zouaves français; Après eux, fermant la marche, la masse des Arabes, le pillage écrit dans leurs brillants yeux noirs, marchait d'un pas tranquille et facile aussi régulièrement que l'on pouvait s'y attendre d'hommes qui détestaient l'ordre et avaient été dressés en si peu de temps. Ai-je besoin de dire que l'expédition manqua complètement? Les Arabes de la plaine refusèrent de reconnaître un autre roi et pontife dans la personne du comte. Ils furent même assez méchants pour engager ceux de leurs frères qui avaient accepté de le servir, à retourner à leurs premières occupations, et oublièrent de laisser derrière eux leurs armes, leurs vêtements, etc., etc., qui leur avaient été distribués lorsqu'ils s'étaient engagés an service du comte.
Le retour à Kassala fut plus modeste. Les fiers conquérants n'avaient plus de cor de chasse; les brillants uniformes s'étaient salis en route et les vêtements avaient été raccommodés; le général lui-même avait adopté le costume civil; la dame seule était toujours gaie, souriante et pleine de beauté comme auparavant; mais aucun Arabe à l'accoutrement fastueux ne fermait le cortège, épuisé et mourant de faim. M. de Bisson avait échoué. Pourquoi? Parce que le gouvernement égyptien n'avait fourni aucun des secours qu'il avait promis de fournir, mais an contraire, avait arrêté les approvisionnements que le comte se croyait en droit de recevoir. Une demande de je ne sais combien de millions fut faite alors au gouvernement. Un envoyé fut dépêché à cet effet; mais à ce qu'il parait la demande ne fut pas prise au sérieux, et les prétentions du comte furent déclarées absurdes et déraisonnables. Bientôt après le comte et sa femme retournèrent à Nice, laissant à Kassala les débris de l'armée européenne, qui consistaient en quelques hommes que n'avait pas emportés la fièvre ou toute autre maladie pernicieuse.
Pendant la révolte des troupes nubiennes, le peu de ces soldats qui n'étaient pas à l'hôpital ou sur la route de Kartoum ou de Massowah, se battirent bien; même deux d'entre eux payèrent de leur vie leur vaillante conduite dans une sortie; ils gagnèrent ainsi par leur bravoure dans ces temps difficiles, le respect qu'ils avaient perdu pendant de longs jours d'inaction.
M. de Bisson s'était montré très-ingénieux à répandre le plus de faux rapports possible sur la condition des captifs retenus par Théodoros; et même jusqu'au moment où l'armée fut en marche pour leur délivrance, des comptes rendus très-exacts parurent sur le relâchement des Anglais par Théodoros. Une autre fois un rapport menteur fut répandu, prétendant qu'il avait été livré dans le Tigré, entre Théodoros et un puissant ennemi, une bataille qu'on disait avoir duré trois jours sans aucune apparence de succès d'aucun côté; que Théodoros, ayant aperçu dans le camp ennemi quelques Européens, avait aussitôt envoyé l'ordre de notre exécution immédiate; enfin, que le porteur de la sentence s'étant rendu auprès de l'impératrice, qui résidait alors à Gondar, l'agent de M. de Bisson avait usé de son influence pour arrêter l'exécution. Tout absurdes et ridicules que fussent ces rapports, ils n'en produisaient pas moins une grande angoisse momentanée sur les parents et les amis des captifs.
Pendant cinq jours que nous passâmes à Kassala, je suis heureux de pouvoir dire que j'ai pu soulager plusieurs malades, parmi lesquels notre hôte lui-même, et un de ses convives, jeune officier égyptien bien élevé, qui fut conduit aux portes du tombeau par une violente attaque de dyssenterie. Un colonel nubien nous fit appeler un matin; il nous engagea fortement à nous arrêter avant qu'il ne fût trop tard. Il connaissait la façon d'agir de Théodoros, et il nous assura que nous ne rencontrerions qu'imposture et trahison auprès de lui. Nous lui apprîmes alors que nous avions un mandat officiel et que nous étions obligés d'obéir; il n'ajouta plus rien mais il nous dit adieu d'une voix pleine de tristesse.
Notes:
[13] La distance de Massowah à Aïn est environ de 44 milles.
[14] D'Aïn à Mahaber on compte environ 30 milles.
[15] La distance de Mahaber à Adarté, sur la frontière du Barka, est environ de 50 milles, et d'Adarté à Kassala environ 130 milles.
[16] Tjab, latitude de 17° 10', longitude 37° 15'.
[17] L'Anseba, à l'endroit ou nous le traversumes, est à environ 4,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et Haboob à environ 4,500 pieds.
[18] Dieu est miséricordieux.
VI
Départ de Kassula.—Le Sheik-Abu-Sin.—Rumeurs de la défaite de Théodoros par Tisso-Gobazé.—Arrivée à Metemma.—Marché hebdomadaire.—Manoeuvres militaires des Takruries.—Leur émigration dans l'Abyssinie.—Arrivée de lettres de Théodoros.
Dans l'après-midi du 10 novembre nous partîmes pour Kédaref. Notre route en ce moment avait une direction plus méridionale. Le 13, nous traversâmes l'Atbara, tributaire du Nil, apportant au Père des fleuves, les eaux de l'Abyssinie septentrionale. Le 17, nous entrâmes dans Sheik-Abu-Sin, capitale de la province de Kédaref.[19] Nos chameliers appartenaient à la tribu des Shukrie-Arabes, tribu semi-pastorale, semi-agricole, et qui réside principalement dans le voisinage et le long des rives de l'Atbara, ou bien va errer sur l'immense plaine située entre cette rivière et le Nil. Les Shukrie sont plus abâtardis que les Beni-Amer, parce qu'ils se sont davantage mêlés aux Nubiens ainsi qu'aux peuplades qui demeurent dans ces régions. Ils parlent un mauvais arabe. Quelques-uns ont gardé tous les traits et toutes les apparences générales de la race originelle, tandis que d'autres sont considérés comme des mulâtres et que même quelques-uns se distinguent difficilement des Nubiens ou Takruries.
De Kassala à Kédaref, nous traversâmes une plaine interminable, couverte d'une herbe haute, parsemée de bouquets de mimosas, trop chétifs pour offrir les délices d'une ombre protectrice pendant l'accablante chaleur de midi. De tous côtés à l'horizon on aperçoit des sommets isolés: le Djebel-Kassala à quelques milles an sud de la capitale du Takka; vers l'orient, le Ela-Hugel et le Ubo-Gamel furent en vue pendant plusieurs jours; tandis que vers l'ouest, perdus presque dans la brume de l'horizon, apparaissaient successivement les contours du Derked et du Kossanot.
La vallée de l'Atbara avec sa végétation luxuriante, habitée par toutes les variétés de l'espèce emplumée, visitée par les puissants quadrupèdes altérés des prairies, présentait un spectacle si grand dans sa sauvage beauté, que nous nous arrachâmes difficilement à ses bosquets ombrageux: Si notre devise n'avait pas été: «En avant!» nous eussions, bravant la fièvre, passé quelques jours dans ces régions vertes et odoriférantes.
Sheik-Abu-Sin est un grand village; les maisons y sont en bois, bâties en rotonde et couvertes de paille. Une petite hutte appartenant à la société Paniotti, notre hôte de Kassala, fut mise à notre disposition. A peine arrivés, nous reçûmes la visite d'un marchand grec qui vint me consulter pour une roideur à la jointure du bras et de l'avant-bras, causée par la blessure d'un coup de fusil. Il paraît que quelques années auparavant, tandis qu'il était à cheval sur un chameau pendant une partie de chasse à l'éléphant, son fusil chargé d'une demi-once de poudre, partit de lui-même, il n'a jamais su comment. Tous les os de l'avant-bras avaient été broyés; la cicatrice de cette affreuse plaie montrait les souffrances qu'il avait supportées, et c'était pour moi en vérité un prodige que, résidant comme il faisait dans un climat chaud et malsain, privé de soins médicaux, non-seulement il n'eût pas succombé aux suites de la blessure, mais encore qu'il eût sauvé le membre. Je considérais la guérison comme très-extraordinaire et, comme d'ailleurs il n'y avait rien à faire, je lui conseillai de laisser son bras tranquille.
Le gouverneur vint aussi nous voir et nous lui rendîmes sa politesse. Tandis que nous savourions notre café avec lui et d'autres grandeurs du pays, on nous annonça que Tisso-Gobazé, l'un des rebelles, avait battu Théodoros, et l'avait fait prisonnier. Le gouverneur nous dit qu'il croyait la nouvelle fausse, mais il nous engageait à nous en informer en arrivant à Metemma; si la nouvelle n'était pas vraie, de retourner sur nos pas, mais quoi qu'il en fût, de ne pas entrer en Abyssinie si Théodoros en était encore le maître. Il nous cita alors plusieurs exemples de la fourberie et de la cruauté de Théodoros; malheureusement nous ne tînmes pas compte de ses paroles, parce que nous savions qu'une vieille animosité existait entre les chrétiens de l'Abyssinie et leurs voisins les Musulmans des plaines. A Metemma cette rumeur ne s'était pas encore répandue; toutefois nous n'avions pas le choix et nous n'eûmes pas la pensée un seul instant de rebrousser chemin, mais bien au contraire d'accomplir notre mission quels qu'en fussent les périls.
A Kédaref, nous fûmes assez heureux pour tomber sur un jour de marché, et, par conséquent, avoir toutes les facilités pour échanger nos chameaux. Le même soir, nous étions de nouveau en route, nous dirigeant toujours vers le sud; mais, cette fois, décrivant un angle avec notre première direction et marchant juste vers le soleil levant.
Entre Sabderat et Kassala, et entre cette dernière ville et le Gash, nous avions d'abord aperçu quelque culture; mais ce n'était rien en comparaison de l'étendue immense de champs cultivés commençant depuis notre départ de Sheik-Abu-Sin, et s'étendant sans interruption à travers les provinces de Kédaref et de Galabat. Des villages se montraient, dans toutes les directions, couronnant chaque hauteur. A mesure que nous avancions, ces éminences croissaient en élévation jusqu'à ce qu'elles devenaient des collines, des montagnes et finissaient par se joindre à la grande chaîne à laquelle appartenaient les pics élevés de l'Abyssinie, qui, au bout de quelques jours, se montrèrent à nous.
Nous arrivâmes à Metemma dans l'après-midi du 21 novembre. En I'absence du cheik Jumma, l'homme important de ce pays, nous fûmes reçus par son alter ego, qui mit une des résidences impériales (une misérable grange) à la disposition des «grands hommes de l'Angleterre.» Si nous déduisons le septième jour pendant lequel nous dûmes nous arrêter à cause de la difficulté que nous eûmes à obtenir des chameaux, nous fîmes notre voyage entre Massowah et Metemma (environ 440 milles de distance) dans trente jours. Notre voyage fut extrêmement triste et fatigant. A part quelques agréables régions, telle que celle d'Aïn à Haboob, les vallées de l'Anseba et d'Atbara, et le pays qui s'étend de Kédaref à Galabat, nous ne traversâmes que des savanes sans fin; nous ne rencontrâmes pas un être humain, pas une hutte, seulement, de temps à autre, quelques antilopes, des traces d'éléphants, etc., et nous n'entendîmes aucun bruit, si ce n'est le rugissement des bêtes sauvages. Deux fois notre caravane fut attaquée par des lions; malheureusement nous ne les vîmes pas, parce que dans ces deux occasions nous étions couchés; mais chaque nuit, nous entendions leurs redoutables rugissements, retentissant comme un tonnerre éloigné dans les nuits calmes de ces silencieuses prairies.
La chaleur du jour était parfois réellement accablante. Afin de laisser reposer nos chameaux de temps en temps, nous roulions nos tentes de très-bonne heure; mais quelquefois nous restions des heures à attendre le bon plaisir de nos chameliers, à I'ombre étroite d'un mimosa, nous efforçant vainement de trouver, sous son feuillage rabougri, un abri contre les rayons brûlants du soleil. Nuit après nuit, que ce fût à la clarté de la lune ou à la simple clarté des étoiles, nous allions toujours: la tâche était devant nous, et notre devoir nous imposait d'atteindre au plus tôt ce pays où nos compatriotes languissaient dans les chaînes. Déjà en selle entre trois et quatre heures de l'après-midi, nous avions souvent forcé nos mules harassées à marcher, jusqu'à ce que l'étoile du matin eût disparu devant les premiers rayons du jour. Plusieurs fois nous n'avons eu à boire que le liquide chaud et sale que nous portions dans nos outres de cuir; et presque toujours cette eau tiède et dégoûtante était si rare et si précieuse, que nous ne pouvions en distraire une goutte pour calmer notre peau brûlée ou rafraîchir notre système épuisé par une ablution à propos.
Malgré les privations, les inconvénients, les refus et les dangers de toute espèce que l'on rencontre dans un voyage à travers le Soudan, à cette époque de l'année si malsaine, à force de soins et d'attentions nous arrivâmes à Metemma, sans avoir eu une seule mort à déplorer. Plusieurs de nos compagnons et de nos serviteurs indigènes, même M. Rassam, eurent à souffrir plus ou moins de la fièvre. Ils se rétablirent tous insensiblement, et quelques semaines après notre départ pour l'Abyssinie, la majeure partie était en meilleure santé que lorsque nous avions quitté les côtes chaudes et étouffantes de la mer Rouge.
Metemma, capitale du Galabat, province située sur la frontière occidentale de l'Abyssinie, est bâtie dans une grande vallée, à environ quatre milles d'Atbara. Un petit ruisseau serpente aux pieds du village, et sépare le Galabat de l'Abyssinie. Sur le bord qui touche à l'Abyssinie, se trouve un petit village, habité par quelques négociants abyssiniens qui y résident pendant les mois d'hiver, époque d'un grand commerce avec l'intérieur du pays. Les huttes arrondies et coniques sont encore ici les seules habitations de toutes les classes; la dimension et certains soins apportés dans la construction, sont les seules différences qui existent entre les demeures des riches et celles de leurs voisins les plus pauvres. Les palais du cheik Jumma sont inférieurs à plusieurs des huttes de ses sujets, probablement afin de dissiper le préjugé accrédité de sa richesse et des trésors incalculables qu'il a enfouis dans le sol. Les huttes mises à notre disposition, ainsi que je l'ai déjà dit, étaient sa propriété; elles étaient situées sur l'une des petites collines faisant face à la ville; le cheik y demeure pendant la saison des pluies; elles sont, en effet, un peu moins malsaines que le terrain marécageux des bas-fonds.
Bien que suivant la croyance du prophète de Médine, la capitale du
Galabat ne peut se vanter de posséder une seule mosquée.
Les habitants du Galabat sont Takruries, la race nègre du Darfour. Ils sont au nombre d'environ 10,000; 2,000 environ habitent la capitale, le reste est disséminé dans les divers villages situés ça et là au milieu des champs cultivés et des vastes prairies. La province tout entière est parfaitement apte à la culture. De petites collines arrondies, séparées par des vallées inclinées et arrosées par de frais ruisseaux, donnent un aspect agréable à la contrée; et si ce n'était que le pays est extrêmement malsain, on pourrait comprendre la préférence des pèlerins du Darfour; quoique ce ne soit pas un compliment fait à leur pays natal. Les pieux Musulmans du Darfour, dans leur pèlerinage à La Mecque, remarquèrent en passant cette province si favorisée, et ils s'imaginèrent que c'était là, moins les houris, une partie du paradis de Mahomet. Quelques pèlerins s'y établirent d'abord, et Metemma fut bâtie; d'autres suivirent leur exemple et, quoique appartenant à une race indolente et paresseuse, ils formèrent bientôt, va l'extrême fertilité du sol, une colonie prospère.
Une fois établis, ils reconnurent le sultan, lui payèrent un tribut et furent gouvernés par un de ses officiers. Mais la colonie du Galabat s'aperçut bientôt que les Egyptiens et les Abyssiniens étaient bien plus à craindre que leur souverain éloigné, qui ne pouvait même les protéger contre les injures de ces peuples: alors, tranquillement, ils tuèrent le vice-roi du Darfour et élurent un cheik choisi parmi eux. Le nouveau gouverneur fit alors ses conditions aux Egyptiens et aux Abyssiniens, et leur offrit un tribut annuel à tous les deux.
Cette sage, mais servile politique, amena les meilleurs résultats: la colonie s'accrut et prospéra, le commerce fleurit, les Abyssiniens et les Egyptiens vinrent en foule à leurs marchés bien fournis, et, chaque foire apporta son tribut de plusieurs milliers de dollars à ces nègres rusés et nouvellement enrichis.
Du mois de novembre au mois de mai, tous les lundis et les mardis, le marché est tenu sur une grande place au centre du village. Les Abyssiniens y amènent des chevaux, des mules, du bétail et y apportent du miel; le marchand égyptien déploie dans sa cahute des toiles de l'Inde, des chemises, de la quincaillerie et de magnifiques estampes. Les Arabes et les Takruries arrivent avec des chameaux chargés de coton et de grains. La place du marché offre alors un spectacle animé. De partout on se presse; les chevaux sont examinés par des jockeys demi-nus qui, du fouet et du talon, forcent à une allure furieuse leurs chétifs animaux, sans aucun souci des membres et de la vie des spectateurs qui s'aventurent trop près.
Ici, le coton est chargé sur des corbeilles, et prendra bientôt sa route pour Tschelga et Gondar; là, passent de grosses jeunes filles nubiennes, parfumées à l'huile de castor rancie, qui découle de leurs têtes laineuses sur leurs cous et sur leurs épaules, et dont la conséquence est de faire faire la grimace à une quantité de Français. Elles tiennent, à leurs mains, le mouchoir rouge ou jaune, objet de leurs longs désirs et de leurs rêves. La scène entière est animée; la gaieté y domine, et quoique le bruit soit assourdissant, que les marchés soient interminables et que chacun soit armé d'une lance ou d'une massue, cependant tout se passe toujours pacifiquement; aucun sang n'est jamais répandu, si ce n'est celui de quelque vache tuée pour les nombreux visiteurs des montagnes, qui vont savourer leurs tranches de viande crue à l'ombre rafraîchissante des saules de la rivière.
Le vendredi, la scène change complètement. Ce jour-là, la colonie tout entière est saisie d'une ardeur martiale. N'ayant pas de mosquée, les Takruries consacrent leur saint jour par des cérémonies plus en rapport avec leurs goûts; ils affluent sur la place du marché transformée, à cet effet, en terrain de parade, quelques-uns s'y amusant, le plus grand nombre admirent. Quelques Takruries, ayant servi dans l'armée égyptienne pendant un certain temps, s'en sont retournés dans leur pays natal, pleins d'estime pour la discipline militaire, et convaincus de la supériorité des mousquets sur les lances et les bâtons. Ils out persuadé à leurs concitoyens de former un régiment sur le modèle égyptien. De vieux mousquets ont été achetés, et le cheik Jumma a eu la gloire de créer pendant son règne le premier régiment ou plutôt le Jumma lui-même.
Je crois qu'il est impossible de voir rien de plus amusant. Environ une centaine de nègres grimaçants, à la tête laineuse et au nez aplati, marchaient autour d'une espèce de champ de Mars, en défilé indien, c'est-à-dire sans ordre, environ dix minutes. Puis ils se formèrent en ligne; mais ils n'étaient pas encore bien familiarisés avec les paroles de commandement: Demi-tour à droite, demi-tour à gauche. N'importe, la foule admirait toujours, et sur chaque figure se déployait une rangée de dents allant d'une oreille à l'autre. Aussi le chef aux yeux jaunes pensait-il qu'avec de telles troupes, rien n'était impossible. On n'eut pas plus tôt crié: «En place, repos!» que les spectateurs s'élancèrent pour admirer de plus près et féliciter les futurs héros de Metemma.
Le cheik Jumma est un vilain spécimen d'une vilaine race; il avait alors environ soixante ans, long et mince, avec un visage ridé très-noir, portant quelques taches grises au menton et porteur d'un nez si aplati, qu'on se demandait parfois si réellement il en avait un. Presque toujours il est ivre. Il passe une bonne partie de l'année à porter le tribut de son peuple au lion abyssinien ou à son autre maître, le pacha de Kartoum. Peu de jours après notre arrivée à Metemma, il arriva lui-même d'Abyssinie et nous fit une visite de politesse, accompagné d'une suite de serviteurs bigarrés et hurlants. Nous lui rendîmes sa politesse; mais il sortait du bain, et il fut très-malhonnête, pour ne pas dire grossier.
Pendant notre séjour, nous assistâmes à la grande fête annuelle de la réélection du cheik. De grand matin, une bande de Takruries débouchèrent de toutes les directions, armés de bâtons ou de lances, quelques-uns sur des montures, la plupart à pied, tous criant et hurlant (ils appellent cela chanter, je crois) tellement fort, que, même avant d'avoir aperçu la poussière soulevée par une nouvelle bande d'arrivants, les oreilles étaient assourdies parleurs clameurs. Chaque guerrier takrurie, c'est-à-dire tous ceux qui peuvent hurler et porter un gourdin ou une lance, a le droit de voter, et il paye ce privilège un dollar. Le droit de voter est acquis dès l'instant où l'on compte l'argent, et c'est l'argent qui décide du sort du gouverneur. Le cheik réélu (car, à la fête à laquelle nous assistâmes, l'ancien cheik fut réélu) avait tué des vaches, fait distribuer des pains de jowaree, et surtout il avait donné d'immenses jarres de merissa (espèce de bière aigre généralement estimée). Ce fut ainsi qu'il fêta pendant deux jours le corps entier des électeurs. Il serait difficile de dire lequel y est du sien, de l'électeur ou du cheik. Il va sans dire que chaque Takrurie mange et boit la valeur entière de son dollar. Il est satisfait d'avoir payé … et ne désire qu'une chose: en avoir pour son argent. La subornation y est inconnue. Les tambours, seul emblème de la royauté, sont silencieux pendant trois jours (tout le temps que dure l'interrègne); mais les vaches ne sont pas plutôt abattues et le merissa versé à la ronde par des jeunes filles au teint d'ébène ou par les belles esclaves gallas, que leur chant monotone se fait encore entendre, jusqu'à ce qu'il dégénère en un concert hurlant de deux mille nègres complétement ivres.
Le matin suivant, l'assemblée entière se trouva réunie, par ordre supérieur, sur un terrain situé aux environs de la ville. Les guerriers, disposés en croissant, virent alors arriver le cheik Jumma, qui les harangua en ces mots: «Nous sommes un peuple fort et puissant, qui n'a pas son égal dans la cavalerie et dans l'usage de la massue et de la lance.» De plus, il ajouta qu'ils avaient accru leur puissance par l'adoption des armes à feu, la force réelle des Turcs. Il était parfaitement convaincu que la seule vue de ses hommes armés, jetterait la terreur parmi les tribus voisines. Il finit en proposant une razia en Abyssinie et dit: «Nous prendrons les vaches, les esclaves, les chevaux et les mules, et en même temps nous réjouirons le coeur de notre maître, le grand Théodoros, en pillant son ennemi, Tisso-Gobazé!» Un sauvage feu de joie et un rugissement terrible de la foule excitée apprirent au vieux cheik que sa proposition était acceptée. Ces bandes partirent l'après-midi de ce même jour pour leur expédition, et ils durent surprendre quelque paisible province, car ils retournèrent au bout de peu de jours, chassant devant eux plusieurs centaines de têtes de bétail.
Metemma, du mois de mai au mois de novembre, est très-malsain. Les maladies principales sont la fièvre continue ou intermittente, la diarrhée et la dyssenterie. Les Takruries sont une race dure, qui résiste bien à l'influence nuisible du climat, mais non pas les Abyssiniens ni les blancs. Les premiers seraient sûrs de mourir dès les premiers mois qu'ils passeraient dans ces régions basses et infectées; les seconds probablement verraient leur santé ébranlée considérablement, mais résisteraient une ou deux saisons. Pendant notre séjour, j'ai été plusieurs fois appelé comme médecin. C'étaient, pour la plupart des cas, des affections de la rate, qui furent généralement soulagées par des applications de teinture d'iode et par l'administration interne de petites doses de quinine et d'iodure de potassium. Les diarrhées chroniques cédaient promptement à quelques doses d'huile de castor, accompagnée d'opium et d'acide tannique. Les dyssenteries aiguës et chroniques, je les traitais par l'ipécacuanha, accompagné d'astringents. L'un de mes malades fut le fils et l'héritier du cheik: il souffrait depuis deux ans d'une dyssenterie chronique; et bien que par mes soins il eût entièrement recouvré la santé, cependant son ingrat de père ne pensa jamais à moi pendant tous mes malheurs. Quelques ophthalmies, des maladies de la peau, des tumeurs glanduleuses, peuvent être rangées aussi parmi les maladies régnantes.
Les Takruries n'ont aucune connaissance de la médecine: les charmes sont, dans ce pays, le grand remède, comme dans tout le Soudan. Ils cherchent toujours à se garder des mauvais coups d'oeil et à se préserver des mauvais esprits et des génies; c'est pour cette raison que tous les individus, voire même les bêtes, mules, chevaux, bétail de toute espèce sont couverts d'amulettes de toutes formes et de toute grandeur.
Le lendemain de notre arrivée à Metemma, nous envoyâmes deux messagers porteurs d'une lettre à l'empereur Théodoros, pour l'informer que nous venions d'arriver à Metemma, le lieu qu'il nous avait désigné, et que nous n'attendions que son bon plaisir pour nous présenter devant lui. Nous craignions que ce mobile despote n'eût changé d'intention, et qu'il ne nous laissât un temps illimité dans ce pays malsain du Galabat. Un mois s'était à peine écoulé, et nous commencions à nous désespérer, lorsqu'à notre grande joie, le 25 décembre 1865, les envoyés que nous avions expédiés à notre arrivée, ainsi que ceux que nous avions fait partir de Massowah au moment de nous mettre en route, revinrent nous apportant une lettre de Sa Majesté, polie et pleine de courtoisie. Il était aussi enjoint, par le même message, au cheik Jumma, de nous bien traiter et de nous fournir des chameaux jusqu'à Wochnee. Dans ce village, nous devions rencontrer une escorte accompagnée de quelques officiers de Théodoros, qui devaient se charger des arrangements à prendre pour transporter nos bagages au camp impérial.
VII
Entrée en Abyssinie.—Altercation entre les Takruries et les Abyssiniens à Wochnee.—Notre escorte et les porteurs.—Application de la médecine.—Première réception de Sa Majesté.—Traduction de la lettre de la reine Victoria et présents offerts.—Nous accompagnons Sa Majesté à travers Metcha.—Sa conversation en route.
Fatigués de Metemma, et soupirant après le moment où nous franchirions celte haute chaîne qui avait été un si formidable rempart à nos espérances et à nos souhaits, ce fut avec une vive joie que nous fîmes nos préparatifs de départ, qui cependant fut retardé de quelques jours, à cause des chameaux. Le cheik Jumma, probablement, fier de sa dernière réélection, semblait prendre très-froidement les ordres qu'il avait reçus, et si nous n'eussions pas été plus pressés de pénétrer dans l'antre du tigre qu'il ne l'était lui de condescendre à ses désirs, nous fussions restés probablement bien des jours encore à la cour du cheik nègre. A force de demandes polies, de promesses, de menaces, le nombre de chameaux demandés nous fut à la fin fourni, et dans l'après-midi du 28 décembre 1865, nous passâmes le Rubicon éthiopien et fîmes halte pour la première fois sur la terre d'Ethiopie. Dans la matinée du 30, nous arrivâmes à Wochnee et nous plantâmes nos tentes sous quelques sycomores à peu de distance du village. Ainsi, notre première station en Abyssinie se fît au milieu de bois de mimosas, d'acacias et d'arbres d'encens; le terrain ondulé, s'élevait comme les vagues de la mer après un orage, tout couvert d'une verte pelouse. A mesure que nous avancions, le sol devenait plus irrégulier et plus accidenté, et nous dûmes traverser plusieurs ravins au fond desquels couraient de petits ruisseaux d'une eau cristalline. Petit à petit, les collines arrondies devinrent plus abruptes et plus escarpées, l'herbe de haute et verte qu'elle était devint courte et sèche; les sycomores, les cèdres et les grands arbres pour charpente commencèrent a se montrer. A mesure que nous approchions de Wochnee, notre route se transformait en une succession de montées et de descentes, de plus en plus rapides et fatigantes, tantôt dégringolant dans de profonds ravins, tantôt grimpant les côtes les plus perpendiculaires de la première chaîne de montagnes de l'Abyssinie.
A Wochnee, personne ne vint nous souhaiter la bienvenue. Les chameliers, ayant déchargé leurs chameaux, allaient partir, lorsque arriva un des serviteurs des officiers envoyés par Sa Majesté pour nous recevoir. Il nous présenta les salutations de son maître, qui n'avait pu se présenter à nous étant occupé à chercher les porteurs de nos bagages; il nous engagea en même temps à garder nos chameaux pour la station suivante, parce que nous ne pouvions en obtenir dans cette contrée.
Une altercation eut lieu alors entre le gouverneur de Wochnee et les chameliers. Ceux-ci refusèrent d'aller plus loin et après qu'ils se furent consultés, chacun d'eux prit son chameau et partit. Mais le gouverneur et le serviteur de l'officier, s'étant entendus, après que les chameliers furent partis, allèrent au village voisin où se tenait un marché et y raccolèrent un certain nombre de soldats et de paysans. Puis, lorsque les chameliers traversèrent le village, à un signal donné, la bande entière fondit sur eux et leur enleva leurs chameaux. Je suis fâché de l'avouer à la honte des Arabes et des Takruries, ces derniers, quoique bien armés, n'essayèrent même pas de résister, mais au contraire s'enfuirent dans toutes les directions. Cependant, la crainte de perdre leurs bêtes de somme fit que leurs possesseurs revinrent par bandes de deux ou trois. Alors, il y eut de nouveaux pourparlers, un pourboire d'un dollar chacun fut promis aux chameliers ainsi qu'une vache à partager entre eux, moyennant quoi la paix et la bonne harmonie furent rétablies. Une couple d'heures plus tard, nous arrivions à Balwaha. Je compris alors les difficultés suscitées par les chameliers; réellement la route était trop mauvaise pour des chameaux: il fallait gravir deux montagnes élevées et très-escarpées et traverser deux profonds ravins, tous couverts de bambous hauts et compactes.
A Balwaha, nous campâmes dans un petit enclos naturel formé de magnifiques arbres au feuillage épais. Trois jours après notre arrivée, deux des officiers envoyés par Théodoros firent leur apparition; mais ils n'amenaient aucune bête avec eux. Nous étions arrivés malheureusement le dernier jour de la grande fête qui précède la Noël et, nous dit le chef de l'escorte, nous devions prendre patience jusqu'à ce que la fête fût passée.
Le 6 janvier, environ douze cents paysans furent réunis, mais la confusion était si grande, que nous ne pûmes partir que le lendemain et même ce jour-là nous ne fîmes qu'une très-courte étape d'environ quatre milles. La plus grande partie de nos lourds bagages fut laissée derrière, car cela aurait demandé un renfort de Tschelga plus considérable pendant notre voyage. Le 9, nous fîmes une plus grande étape et nous nous arrêtâmes pour passer la nuit sur un plateau situé vis-à-vis le fort élevé de Zer-Amba.
Nous étions là tout à fait dans la montagne, et nous devions souvent monter ou descendre des pentes escarpés, nous étonnant de la facilité avec laquelle nos mules grimpaient sur ces flancs abruptes et semblables à une muraille. Le 10, nous avions encore la même route qui devenait de plus en plus mauvaise à mesure que nous avancions. Et lorsque nous eûmes fait l'ascension du pic le plus escarpé qui rejoignait le plateau abyssinien et que nous pûmes admirer la belle vue qui s'étendait à nos pieds, nous nous réjouîmes de grand coeur comme si nous avions atteint le pays de la promesse. Nous fîmes halte à quelques milles du marché de la ville de Tschelga, à un endroit appelé Wali-Dabba. Là, nous eûmes à échanger nos bêtes de somme et, par conséquent, nous dûmes attendre plusieurs jours jusqu'à ce que de nouvelles bêtes fussent arrivées ou que nous eussions fait un peu d'ordre. Dès cet instant, mes tracasseries commencèrent.
A toute heure du jour, j'étais entouré d'une foule importune de tout âge et de tout sexe, affligée de tous les maux dont notre chair a hérité. Je n'avais plus ni retraite ni repos, si je quittais un instant notre camp avec mon fusil, pour aller à la recherche de quelque gibier; j'étais suivi d'une foule hurlante. Sur notre route, à chaque halte de Wali-Dabba au camp de Théodoros dans le Damot, du lever du soleil à son coucher, je n'entendais pas autre chose que le cri incessant: «Abiet, Abiet, medanite, medanite.»[20] Je faisais tout ce que je pouvais; je recevais tous les jours pendant plusieurs heures ceux qui avaient besoin de remèdes. Mais cela ne contentait pas la majorité composée de syphilitiques, de lépreux, ou bien de ceux qui souffraient d'éléphantiasis, d'épilepsie, de scrofules, ou bien encore de malheureux qui avaient été mutilés par les cruels Gallas. Jour après jour la foule des malades allait croissant; ceux qui n'avaient pu être admis attendaient dans l'espoir qu'un autre jour la boite de médecine surprenante du hakeem s'ouvrirait pour eux. De nouveaux malades s'ajoutaient chaque jour aux autres. Quelques guérisons de cas ordinaires de maladies, que j'avais pu opérer, répandirent ma renommée de tous côtés, elle arriva même jusqu'à mes compatriotes à Magdala. Ils entendirent parler d'un hakeem anglais, qui était arrivé et qui pouvait rompre les os et les remettre en place immédiatement, de telle sorte que les gens opérés se mettaient à marcher comme le paralytique des saintes Ecritures. Cependant cela finit par devenir insupportable, et je fus obligé de tenir ma tente fermée toute la journée; quand je la laissais ouverte, j'étais entouré d'une foule curieuse. Les officiers de l'escorte furent obligés de placer une garde tout autour de ma tente, ne permettant d'approcher qu'à leurs parents ou à leurs amis. Mais il arriva que la crainte qu'inspirait le despote était moins grande que l'amour de la vie et de la santé; et ces cas étaient innombrables.
Le 13 janvier, nous commençâmes notre voyage pour nous rendre au camp de l'empereur; nous traversâmes successivement les provinces de Tschelga, une partie du Dembea, le Dagossa, le Wandigé, l'Atchefur, l'Agau-Medar et le Damot, laissant la mer de Tana à notre gauche. Les trois premières provinces avaient encouru la colère de Théodoros, quelques années auparavant; tous les villages avaient été brûlés, les récoltes détruites, et la plupart des habitants étaient morts de faim; ceux qui restèrent furent incorporés dans l'armée impériale. Quelques-uns revenaient en ce moment à leurs habitations renversées, après avoir entendu proclamer l'amnistie de l'empereur. Ce prince, au bout de trois ans, s'était lassé, et avait permis à ceux qui erraient dans les provinces éloignées, abandonnés et sans asile, de retourner au pays de leurs pères. De tous côtés, au milieu des ruines de ces villages autrefois en pleine prospérité, on voyait passer des paysans presque nus et à demi affamés, devant de petites huttes sur les cendres des habitations de leurs ancêtres, sur la terre qu'ils se préparaient à cultiver de nouveau. Hélas! ils ne savaient pas que cette même main impitoyable allait s'étendre de nouveau sur eux. L'Atchefur avait aussi été ravagé à la même époque; mais leur crime n'ayant pas été aussi grand, le père de son peuple s'était contenté de les dépouiller de leurs propriétés, sans faire appel à l'incendie pour achever sa vengeance. Les villages de l'Atchefur sont grands et bien bâtis; quelques-uns, tels que Limju, peuvent être rangés parmi les petites villes; mais les gens ont une apparence pauvre et misérable. Le peu de terrain en culture indique clairement qu'ils s'attendent toujours, à quelque invasion, aussi ne travaillent-ils que juste la portion du sol capable de fournir à leurs premiers besoins.
Le pays d'Agau-Medar fut toujours en faveur auprès de l'empereur: il ne le ravagea jamais, ou, ce qui revient au même, il ne fit jamais un séjour amical prolongé dans cette région. Les riches et abondantes moissons déjà prêtes pour la faucille, les nombreux troupeaux de bétail paissant les prairies parsemées de fleurs, les villages vastes et propres, le regard heureux des paysans montrent clairement ce que l'Abyssinie pourrait devenir par le travail de ses propres enfants, si leur riche et fertile sol n'était pas dévasté par des destructions inutiles, et si les habitants eux-mêmes n'étaient pas réduits par la guerre et l'effusion du sang, à périr de misère et de faim.
Le camp de Théodoros était alors dans le Damot; il avait déjà tant brûlé, pillé et ravage à coeur joie qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que de la province d'Agau jusqu'à son camp nous n'eussions pas rencontré un être humain, à part notre escorte; pas une belle tête de bétail; pas un hameau souriant: c'était un contraste saisissant avec cet heureux Agau, que «saint Michel protège.»
Le 25 janvier fut notre dernière journée de voyage. Nous avions passé la nuit précédente à une distance très-rapprochée du camp impérial. La tente noire et blanche de Théodoros, plantée sur le sommet d'une colline conique, se montrait dans toute sa fierté et contrastait avec le reste du camp comme la clarté du soleil levant avec les ténèbres des bas-fonds. Un murmure faible et éloigné, tel que celui qu'on entend à l'approche d'une grande cité, arrivait jusqu'à nous, porté par la douce brise du soir; et la fumée qui s'élevait autour de la noire colline, couronnée par ces tentes silencieuses, devait nous convaincre que nous nous trouvions non-seulement dans le voisinage du despote africain, mais encore que nous étions déjà au milieu de ses armées innombrables. A mesure que nous approchions, on nous expédiait messager sur messager; nous dûmes nous arrêter plusieurs fois, puis nous remettre en marche, puis nous arrêter de nouveau; enfin le chef de l'escorte vint nous avertir qu'il était temps de nous habiller. En conséquence, on éleva une petite tente, sous laquelle nous nous abritâmes pour passer nos uniformes. Après quoi, nous nous remîmes à monter; nous avions à peine parcouru une centaine de mètres, que tout à coup, à un coude de la route, nous nous trouvâmes en face d'une de ces scènes orientales qui rappela à notre mémoire les jours de Lobo et de Bruce.
Une haute colline boisée, située juste en face de celle où se déployait la tente impériale, était couverte jusqu'à son extrême sommet par les fusiliers et les lanciers de Théodoros, tous en habits de fête; ils étaient vêtus de chemises de soie aux riches couleurs, tandis que le lamb[21] rouge, noir ou brun tombait de leurs épaules; l'acier brillant de leurs lances miroitait à l'éclat du soleil en son méridien qui lançait ses rayons à travers le noir feuillage des cèdres. Dans la vallée, entre les deux collines, se tenait un corps de cavalerie d'environ 10,000 hommes, formés sur deux rangs, au milieu desquels nous avancions. A notre droite, vêtus de magnifiques vêtements, portant des boucliers d'argent, montés sur des chevaux ornés de brides richement plaquées, se tenaient le corps entier des officiers de l'armée de Sa Majesté, les gens de sa maison, les gouverneurs de province, de district, etc. Tous avaient d'élégantes montures; la plupart étaient assis sur le fier animal à l'oeil de feu, originaire des plateaux de l'Yedjow et des chaînes du Shoa. A notre gauche était la cavalerie, plus sombre et aussi plus compacte que son aristocratique vis-à-vis. Les chevaux, bien que moins gracieux dans leur allure, étaient plus forts et bien proportionnes; et lorsque nous vîmes leurs rangs bardés de fer, nous comprîmes de quelle terreur devaient être saisis ces pauvres paysans dispersés, lorsque Théodoros, à la tête de ses impitoyables compagnons si bien équipés et si bien armés, apparaissait soudainement parmi leurs paisibles demeures. Avant qu'on eût pu soupçonner sa présence, il était arrivé, avait tout ravagé et était reparti.
Au centre opposé se tenait Ras-Engeddah, premier ministre, qui se distinguait de tous par ses manières comme il faut et par la grande simplicité de sa mise. Nu-tête, ceint du shama, en signe de respect, il nous délivra le message impérial de bienvenue, qui fut traduit en arabe par Samuel, demeuré près de lui, et dont les traits finement découpés et le maintien intelligent, démontraient sa supériorité sur les ignorants Abyssiniens. Les compliments finis, le ras et nous, nous nous mîmes de nouveau en route, nous avançant toujours vers la tente impériale, précédés des hauts fonctionnaires à cheval et suivis par la cavalerie. Arrivés au pied de la colline, nous descendîmes de nos montures, et l'on nous conduisit à une petite tente en flanelle rouge, dressée pour notre réception sur la pente même de l'élévation. Nous nous arrêtâmes là quelques instants pour partager une légère collation. Au bout de trois heures, on vint nous annoncer que l'empereur était prêt à nous recevoir. Nous montâmes la colline à pied, escortés par Samuel et plusieurs officiers de la maison de l'empereur. Aussitôt que nous atteignîmes le sommet du petit plateau, un officier vint nous réitérer les salutations et les compliments de Sa Majesté. Nous avancions lentement à travers de magnifiques tentes en soie rouge et jaune, entre une double ligne de fusiliers, qui, à un signal donné, nous saluèrent par une salve de coups de fusil pas mal réussie, vu leur ignorance dans cette science.
Arrivés à l'entrée de sa tente, l'empereur nous fit demander encore des nouvelles de notre santé. Ayant répondu avec tout le respect qui lui était dû à son message poli, nous nous avançâmes jusqu'à son trône, et lui remîmes en main la lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre. L'empereur la reçut très-poliment et nous invita à nous asseoir sur le splendide tapis qui couvrait le sol. Théodoros était assis sur un alga, enveloppé jusqu'aux yeux par le shama, signe de grandeur et de pouvoir en Abyssinie. A sa droite et à sa gauche se tenaient quatre de ses principaux officiers, portant des vêtements de soie riches et éclatants, et devant lui veillait un de ses affidés intimes, tenant dans chaque main un pistolet double chargé. le roi se plaignit des prisonniers européens, regrettant que, par leur conduite, ils eussent rompu la première amitié qui existait entre les deux nations. Il était heureux de nous voir, et il espérait que tout s'arrangerait. Après quelques compliments échangés, et sous le prétexte que nous étions fatigués, venant de si loin, il nous fut permis de nous retirer.
La lettre de la reine d'Angleterre, que nous avions remise dans les propres mains de Sa Majesté abyssinienne, était en anglais, et aucune traduction n'y avait été ajoutée. Sa Majesté n'en avait pas rompu le sceau devant nous, probablement à cause de ses premiers officiers, car il n'aurait pas aimé qu'ils fussent témoins de son désappointement, si la lettre n'était pas selon ses désirs. Dès que nous fûmes rentrés dans nos tentes, la lettre nous fut renvoyée pour être traduite; mais comme nous n'avions avec nous aucun Européen qui connût la langue du pays, elle fut d'abord remise à M. Rassam, qui la traduisit en arabe à Samuel, lequel la traduisit de cette langue en amharic. Il est à regretter qu'aucun des Européens fixés dans la contrée et habitués à parler cette langue ne nous ait accompagnés, pour interpréter ce document important devant Sa Majesté, car je crois que non-seulement la traduction n'en fut pas bien faite, mais encore qu'à certains égards elle était incorrecte. Une phrase toute simple, par exemple, fut rendue par une autre dont le sens eut une grande importance sur le succès de la mission: elle exprimait de telles intentions, vu la position de Théodoros, que j'ai toujours cru qu'elle avait été insérée dans la traduction par les ordres de l'empereur. La lettre anglaise s'exprimait ainsi: «Ainsi, nous ne doutons nullement que vous ne receviez favorablement notre serviteur Rassam, et que vous ne donniez un entier crédit à tout ce qu'il vous dira de notre part.» Cette phrase avait été ainsi traduite: «Il fera pour vous tout ce que vous exigerez;» ou par d'autres mots ayant le même sens. Sa Majesté fut très-satisfaite de ce que ses serviteurs intimes faisaient dire à la lettre de la reine, et il donna à entendre qu'avant peu de temps les captifs seraient relâchés.
Le matin suivant, Théodoros nous envoya prendre. Il n'avait auprès de lui que Ras-Engeddah. Il se tenait à l'entrée de sa tente, gracieusement penché sur sa lance. Il nous invita a entrer dans sa tente, et là, devant nous, il dicta à son secrétaire Samuel, en présence de Ras-Engeddah et de notre interprète, une lettre à la reine d'Angleterre, lettre humble, justificative, qu'il n'eut jamais l'intention d'expédier.
Dans l'après-midi, nous eûmes l'honneur d'une autre entrevue à l'effet de lui offrir les présents que nous lui avions apportés. Il nous demanda aussitôt si les cadeaux lui étaient faits au nom de la reine ou au nom de M. Rassam. Ayant appris que c'était au nom de la reine qu'on les lui offrait, il les accepta, faisant remarquer toutefois que ce n'était pas à cause de leur valeur, mais comme témoignage d'une puissance amie qui renouait des relations qu'il était très-heureux de reconnaître. Parmi les présents offerts se trouvait une glace. M. Rassam, en la lui présentant, lui dit que Sa Majesté Britannique avait eu l'intention de l'offrir à la reine. L'empereur l'examina avec gravité et répondit tranquillement qu'il n'avait pas été heureux dans sa vie conjugale, mais qu'il était sur le point de prendre une autre femme, et qu'il lui offrirait le magnifique miroir. Bientôt après notre arrivée, des vaches, des moutons, du miel, du tej, du pain, nous furent envoyés en abondance, et chaque jour, nous et nos compagnons de voyage fûmes approvisionnés par la cuisine impériale.
Sa Majesté nous accompagna une partie du chemin conduisant à la mer de Tana, Kourata nous avant été désigné comme le lieu de notre résidence, jusqu'à l'arrivée de nos compatriotes de Magdala. Le premier jour de marche, nous restâmes en arrière, à cause de nos bagages, et nous fîmes l'expérience de ce que c'est que de voyager avec une armée abyssinienne. Les guerriers marchaient eu tête avec le roi; les hommes du camp (au nombre d'environ 250,000), portant les tentes et les approvisionnements, marchaient lentement derrière nous. Il est impossible de se faire une idée du bruit et de la confusion qui régnaient dans le camp, lorsqu'il fallait passera à gué quelque petite rivière, ou lorsque la route était coupée par une pente taillée dans le roc nu. Des milliers de gens entassés poussaient, criaient, et l'on aurait fait de vains efforts pour pénétrer dans cette masse vivante. Le tumulte allait toujours croissant; les mules et les bêtes de somme s'effrayaient, de plus la boue des rives du ruisseau devenant toujours plus glissante, et le terrain manquant sous leurs pas. Plusieurs fois, désespérant de voir l'ordre se rétablir après des heures d'attente, nous allions à la recherche d'une autre route ou d'un gué où le bruit et la foule étaient moindres. Ce n'était que bien tard dans l'après-midi que nous pouvions rejoindre notre lieu de campement; nous avions passé la journée entière à parcourir l'espace que l'empereur avait franchi dans une heure et demie. Théodoros ayant eu connaissance des inconvénients que nous avions eus en faisant transporter ainsi nos lourds bagages, nous permit de prendre avec nous quelques objets légers et de marcher avec lui en tête de l'armée. Pendant les quelques jours qu'il nous accompagna, nous ne fournîmes que de courtes étapes, tout au plus dix milles par jour. Théodoros voyageait avec nous pour plusieurs raisons: il devait nous faire prendre le plus court chemin par la mer de Tana, et comme le pays était entièrement dépeuplé, il fut obligé de faire porter nos bagages par ses soldats. Il n'avait pas cependant pillé cette partie du Damot; les habitants avaient fui, mais la moisson, prête pour la faucille, était debout, et sur un signe de l'empereur, elle fut abattue par mille bras. Tandis que la plus grande partie de ses soldats étaient ainsi occupés (le sabre, dans cette circonstance, fut employé comme un instrument de paix), le roi et sa cavalerie quittèrent le camp, et bientôt après la fumée qui s'éleva de tous côtés dénonça leur cruelle mission.
Quelques-uns des incidents qui se passèrent pendant notre commun voyage avec Théodoros, méritent d'être racontés, car ils peignent son caractère et la nature de son amitié. Le second jour de notre voyage avec Sa Majesté, le 1er février, nous dûmes traverser le Nil Bleu, non loin de sa source; les bords en étaient glissants et escarpés, le tumulte était à son comble, et plusieurs femmes et plusieurs enfants eussent été inévitablement noyés ou tués, si Théodoros n'avait envoyé quelques-uns des chefs qui l'accompagnaient pour aider le passage au moyen de leurs épées, tandis qu'il restait là jusqu'à ce que le dernier des hommes de son camp eût traversé. Lorsque nous arrivâmes, Sa Majesté nous envoya dire de ne pas descendre de nos montures. Nous traversâmes donc l'eau sur nos mules, mais au moment où nous atteignîmes le bord opposé, nous mîmes pied à terre et grimpâmes sur le tertre où se tenait Sa Majesté. Le sentier était si rapide et si glissant que M. Rassam, qui marchait en tête, eut quelque difficulté à atteindre le sommet; Théodoros voyant cela, s'avança, lui prit la main, et lui dit en arabe: «Ayez bon courage, n'ayez pas peur.»
Le jour suivant, pendant la marche, Théodoros envoya Samuel, tantôt en avant, tantôt en arrière pour nous poser diverses questions, telles que: «Les Américains sont-ils en guerre?—Combien d'hommes ont été tués?—Combien de soldats avaient-ils?—Les Anglais se battent-ils avec les Achantis?—Ont-ils fait leur conquête?—Leur contrée est-elle malsaine?—Ressemble-t-elle à ce pays?—Pourquoi le roi de Dahomey met-il à mort ses sujets?—Quelle est sa religion?» Puis il nous fit faire ses excuses de ne nous avoir pas répondu plus tôt. Il avait eu des désagréments, nous dit-il, avec tous les Européens qui avaient pénétré dans son pays. Personne n'avait été bon comme Bell et Plowden, et il aurait aimé de savoir si l'Anglais qui avait abordé à Massowah était comme ces derniers. Sa bonhomie était telle qu'il avait supposé qu'il était bon, et à cause de cela, il avait décidé de le faire venir.
Le 4, il nous envoya prendre encore. Il était seul, assis en plein air. Il nous fit asseoir sur un tapis près de lui, et nous parla longuement de sa vie passée. Il nous dit comment il se conduisait avec les rebelles. D'abord, il leur envoyait l'ordre de payer leur tribut; s'ils refusaient, il y allait lui-même et ravageait leur pays. Au troisième refus, pour employer ses propres paroles: «il envoyait leurs corps au sépulcre et leurs âmes en enfer.» Il nous dit aussi que Bell lui avait beaucoup parlé de la reine d'Angleterre, et que plusieurs fois il avait eu l'intention de lui envoyer un ambassadeur, tout était même prêt quand le capitaine Cameron, par son influence, changea en ennemi son premier ami. Il avait ordonné, nous dit-il, que des présents nous fussent offerts pour nous montrer sa considération, car il n'avait rien avec lui qui fût digne de nous être présenté; il avait eu du plaisir à nous voir et nous considérait comme trois frères. L'entrevue fut longue; lorsque enfin il nous congédia, il nous informa que le jour suivant, il nous enverrait à Kourata pour y attendre l'arrivée de nos compatriotes de Magdala. Bientôt après être arrivés dans notre tente, M. Rassam reçut un billet poli qui l'informait qu'il recevrait 5,000 dollars, dont il pourrait disposer comme bon lui semblerait, mais toujours d'une manière agréable au Seigneur. Un message verbal me fut aussi envoyé pour savoir si je ne connaissais pas l'art de fondre le fer, les canons, etc. Je répondis, d'après l'avis d'un ami, que je ne connaissais rien en dehors de ma profession de médecin.
Notes:
[19] De Kassalu à Kédaref, ou compte environ 120 milles.
[20] Seigneur, seigneur, médecine, médecine.
[21] Manteau de forme particulière en fourrure ou en velours.