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Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros

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VIII

Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.—La mer de Tana.—La navigation abyssinienne.—L'île de Dek.—Arrivée à Kourata.—Les gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.—Accusations portées contre ces derniers.—Première visite au camp de l'empereur à Zagé.—Les flatteries précèdent la violence.

Le 6 février, Théodoros nous envoya l'ordre de partir. Nous ne le vîmes pas, mais avant notre départ, il nous fit remettre une lettre pour nous informer que, aussitôt que les prisonniers nous auraient rejoints, il ferait les démarches nécessaires pour que notre sortie du pays se fit avec honneur et satisfaction. L'officier qui avait reçu l'ordre d'aller à Magdala, afin de délivrer les captifs et de nous les amener, faisait partie de notre escorte; nous étions porteurs d'une humble apologie de Théodoros à notre reine; tout nous souriait; et, heureux au delà de toute expression par l'apparence du succès complet de notre mission, nous nous rappelions nos démarches d'un coeur léger et reconnaissant, en traversant les plaines de l'Agau-Medar. Dans l'après-midi du 10 février, nous campâmes sur les bords de la mer de Tana, grand lac aux eaux fraîches et réservoir du Nil Bleu. Le fleuve fait son entrée par l'extrémité sud-ouest du lac, et en sort par son extrémité sud-est, les deux bras n'étant séparés que par le promontoire de Zagé.

Le terrain sur lequel nous établîmes notre camp n'était pas loin de Kanoa, joli village dans le district de Wandigé; Kourata étant tout à fait à l'opposé, au nord-nord-est. Nous dûmes attendre plusieurs jours, pendant que l'on construisait un bateau pour nous, nos bagages et notre escorte. Ces bateaux, d'un genre de construction tout à fait primitif, sont faits d'une espèce de jonc, le papyrus des anciens. Les joncs sont liés ensemble, de façon à former une surface d'environ six pieds de largeur et de dix à vingt pieds de longueur. Les deux extrémités sont alors pliées en rouleau et serrées ensemble. Les passagers et le batelier sont assis sur un grand carré de joncs en faisceau formant la partie essentielle du bateau, lequel est tenu en place par la cage extérieure, dont les extrémités pointues servent à avancer. Dire que ces bateaux laissent l'eau s'infiltrer ne serait pas exact; ils sont pleins d'eau ou à peu près, comme un morceau de liège à demi submergé; leur flottaison est simplement une question de gravité spécifique. La manière employée pour faire avancer les bateaux, ajoute beaucoup au malaise du voyageur. Deux hommes sont assis en avant et un autre en arrière. Ils se servent de longs bâtons, au lieu de rames, frappant l'eau alternativement de droite et de gauche; à chaque coup, ils font jaillir l'écume, comme une douche par devant et par derrière, et le malheureux passager, qui auparavant a été ses bas et ses souliers, et relevé ses pantalons, trouve bientôt qu'il aurait été plus sage d'adopter un costume plus simple encore, et de suivre l'exemple des bateliers, à peu près nus.

La marine abyssinienne ne donne pas beaucoup de travail à ses habitants et il ne leur faut pas des années pour construire une flotte; deux jours après notre arrivée, cinquante nouveaux bateaux avaient été lancés et plusieurs centaines avaient déjà fait la traversée de Zagé à l'île de Dek.

Les quelques jours que nous passâmes sur les bords de la mer de Tana, peuvent être comptés parmi les plus heureux que nous ayons passés dans ce pays. Samuel, devenu noire balderaba (interprète) et le chef de notre escorte, ne permettait pas à la foule d'envahir ma tente. Comme c'était un homme intelligent, et que ses parents et ses amis étaient moins nombreux que ceux de ses prédécesseurs, il ne laissait pénétrer que ceux auxquels une petite médecine devait suffire, ou ceux qu'il était forcé d'introduire; car en refusant à un petit chef ou à un homme important dans quelqu'un des districts du voisinage, il se serait fait de sérieux ennemis. C'était ainsi une récréation au lieu d'une fatigue, que l'étude des maladies du pays, chose impossible auparavant, lorsque je ne pouvais me défendre contre l'importunité de la foule et examiner en paix le moindre cas. J'employais le reste de mon temps à la chasse. Les oiseaux aquatiques tels que les canards, les oies, etc., se montraient en abondance, et ils étaient si peu farouches que les survivants ne s'éloignaient jamais, au contraire, ils continuaient à se baigner, à chercher leur nourriture ou à lisser leurs brillantes plumes, malgré le voisinage des corps morts de leurs compagnons.

Dans la matinée du 16, nous partîmes pour Dek, l'île la plus grande et la plus importante du lac de Tana; elle est située environ à mi-chemin de Kourata, notre futur lieu de résidence. Nous avions environ six heures de douches à supporter, notre marche étant de deux noeuds et demi et le trajet de quinze milles. Dek est vraiment une belle île; c'est un grand rocher plat et volcanique, entouré de petites collines formant plusieurs îles et faisant l'effet d'une couronne de perles. L'île entière est bien boisée, couverte d'une végétation puissante, peuplée de villages nombreux et prospères, et fiers de posséder quatre vieilles églises visitées des pèlerins et but de leurs dévotions. Nous passâmes la nuit au centre même de cette île si pittoresque, l'idéal d'une habitation terrestre. Hélas! peu de temps après nous apprîmes que le passage des hommes blancs avait été la cause de bien des larmes et d'une grande détresse pour les habitants arcadiens de cette paisible contrée! Ces populations reçurent l'ordre de nous fournir 10,000 dollars. Les chefs, désespérés de l'impossibilité de lever une somme si considérable, firent un puissant appel à tous leurs amis et voisins, leur dépeignant sous de vives couleurs la colère du despote lorsquil apprendrait que ses ordres n'avaient pas été exécutés, et leur montrant en même temps le désert succédant à ces riches et heureuses campagnes. L'éloquence des uns, la menace des autres eurent un plein succès. Toutes les économies de l'année furent apportées au gouverneur; les anneaux et les chaînes d'argent, la dot et la fortune de maintes jeunes filles, furent ajoutées au shama nouvellement tissé par la matrone: tous furent réduits à la misère et tremblaient encore; et pourtant, ils souriaient tout en faisant le sacrifice de tous ces biens terrestres. Combien ils doivent avoir maudit, dans l'amertume de leurs chagrins, ces pauvres blancs étrangers, cause innocente de leurs malheurs!

Le lendemain matin, nous partîmes pour Kourata: la distance et les désagréments furent les mêmes que dans le voyage de la veille. De retour sur la terre ferme, nous saluâmes avec délices la fin de notre courte traversée. Nous fûmes reçus sur le rivage par le clergé, qui avait enfreint les lois canoniques pour nous souhaiter la bienvenue avec toutes les pompes dues à la royauté: tel avait été l'ordre impérial. Deux des plus riches marchands de l'île nous réclamèrent comme leurs hôtes, au nom de leur royal maître; et montés sur de magnifiques mules, nous grimpâmes la colline sur laquelle est bâtie Kourata; le privilège de parcourir à cheval les rues sacrées ayant été accordé aux hôtes honorables du souverain du pays.

Kourata est, après Gondar, la plus importante et la plus riche cité de l'Abyssinie; c'est une ville de prêtres et de marchands, élevée sur le penchant d'une colline baignée par les eaux de la mer de Tana. Plusieurs de ses maisons sont bâties en pierre, et la plupart étaient bien mieux que tout ce que nous avions vu jusque-là dans la contrée. L'église, érigée par la reine de Socinius, est considérée comme tellement sainte que la ville entière est sacrée, et que nul homme, à l'exception des évêques et de l'empereur, n'est autorisé à parcourir à cheval ses ruelles étroites et sombres. Il est impossible d'apercevoir la ville de la mer, les cèdres et les sycomores la voilent complétement aux regards, sous leur feuillage sombre et touffu, légitime orgueil des habitants. La colline tout entière d'ailleurs est couverte d'une telle végétation, qu'à une certaine distance, le pays ressemble plutôt à une forêt du Nouveau Monde, vierge de tout contact humain, qu'à la demeure de plusieurs milliers d'hommes et au marché de l'Abyssinie occidentale. Pendant quelques jours, nous résidâmes dans l'intérieur de la ville, où plusieurs maisons avaient été mises à notre disposition; mais d'innombrables hôtes survinrent, je veux parler des légions d'insectes de toutes sortes, qui nous en chassèrent bientôt. Nous obtînmes la permission de planter nos tentes sur les bords de la mer, sur une portion de terrain très-agréable, située à quelques mètres seulement de la ville, et où nous jouissions du double luxe de la fraîcheur de l'air et de l'abondance de l'eau.

Quelques jours après notre arrivée à Kourata, nous fûmes rejoints par les gens de Gaffat. L'empereur leur avait écrit de venir et de rester avec nous pendant tout notre séjour, craignant, disait-il, que l'ennui ne nous saisit et que nous ne fussions malheureux dans ce pays si loin de nos concitoyens. Conformément aux instructions qu'ils avaient reçues, en arrivant près de notre campement, ils nous informèrent de leur arrivée et nous firent demander l'autorisation de se présenter devant nous. Je n'ai jamais été aussi surpris qu'à la vue de ces Européens vêtus des habits de fête des Abyssiniens: une chemise de soie aux couleurs voyantes, de larges pantalons de même étoffe, le shama drapé sur leur épaule gauche, quelques-uns nu-pieds, la plupart la tête découverte. Ils étaient depuis si longtemps en Abyssinie, que je ne doute pas qu'ils ne se considérassent comme très-bien mis; et si nous ne les admirâmes pas, certainement les Abyssiniens le firent. Ils s'établirent à peu de distance de notre campement. Au bout de deux jours arrivèrent leurs femmes et leurs enfants, et après quelques instants d'intimité, nous nous aperçûmes que parmi eux se trouvaient plusieurs hommes savants et bien élevés, et que ce n'étaient point des compagnons à dédaigner dans un pays si éloigné.

Le 12 mars, nos pauvres compatriotes, depuis longtemps malheureux et dans les chaînes, arrivèrent enfin. Nous préparâmes des tentes pour ceux qui n'en avaient pas et ils restèrent dans notre campement. Tous, plus ou moins, portaient les traces des souffrances qu'ils avaient eu à supporter: M. Stern et M. Cameron plus encore que les autres. Nous tâchâmes de les réjouir en parlant de notre prompt retour en Europe, regrettant seulement de ne pouvoir leur procurer plus de douceurs. M. Rassam nous fit observer qu'il ne pensait pas qu'il fût convenable, à cause du caractère soupçonneux de Théodoros, de paraître trop intimes avec les prisonniers. Il connaissait l'empereur mieux que nous et de temps en temps exprimait des doutes sur l'issue favorable de l'affaire. Ils avaient appris en route qu'ils auraient à construire des bateaux pour Théodoros, et ils étaient inquiets et anxieux chaque fois qu'un messager arrivait du camp impérial.

Théodoros, après avoir pille la Metcha, fertile province située à l'extrémité sud du lac de Tana, détruisit la grande et populeuse ville de Zagé, et établit son camp sur une petite langue de terre joignant le promontoire de Zagé à la terre ferme. L'empereur était alors plein d'attentions; il nous envoya 5,000 dollars, des vivres en abondance, mit trente vaches à lait à notre disposition, nous fit parvenir de jeunes lions, des singes, etc., et chaque deux jours il écrivait une lettre pleine de courtoisie à M. Rassam. Tous nos interprètes, tous nos messagers, y compris le valet de M. Rassam, allèrent l'un après l'autre à Zagé, pour être investis de l'ordre de la Chemise. Au messager qui nous avait apporté la fausse nouvelle de l'élargissement du capitaine Cameron, il fit présent d'un marguf ou shama brodé de soie, d'un titre, et du gouvernement d'une province; et réclama l'amitié de M. Rassam, le priant de le rendre aussi l'ami de sa reine. Son premier stratagème avait parfaitement réussi puisqu'il nous avait fait venir jusqu'à lui. Lorsqu'un de nos interprètes, Omer-Ali, naturel de Massowah, alla à son tour pour être décoré, il trouva Sa Majesté assise près du rivage et faisant des cartouches. L'empereur lui dit: «Vous voyez mon occupation; et je n'en ai pas honte. Je ne puis accoutumer mon esprit au départ de M. Stern et de M. Cameron; mais par égard pour M. Rassam et son ami, j'y consentirai. J'aime vos maîtres parce qu'ils se sont toujours bien comportés, inclinant leurs têtes dans leurs mains aussitôt qu'ils s'approchaient de ma personne, pleins de respect pour moi en ma présence, tandis que M. Cameron avait l'habitude de se tirer les poils de la barbe à chaque instant.»

Si je mentionne ces faits insignifiants, c'est pour montrer l'hésitation qui existait dans l'esprit de Théodoros au sujet des captifs. S'il eût été moins hésitant, ses bonnes qualités auraient pu prévaloir chez lui et il n'aurait pas donné le temps à des événements insignifiants de réveiller sa nature soupçonneuse.

Théodoros, toujours préoccupé de passer pour un homme juste devant son peuple, témoigna le désir que les premiers captifs assistassent à une assemblée publique où nous nous rendrions ainsi que lui et ses soldats. Là ils reconnaîtraient qu'ils avaient eu tort, et ils imploreraient le pardon de Sa Majesté. On aurait ainsi une réconciliation publique et, après l'offre de quelques présents, il serait permis aux prisonniers de partir.

Mais M. Rassam croyait au contraire qu'il serait plus convenable de ne pas mettre en présence les prisonniers et Sa Majesté, de peur que la vue de ces derniers n'excitât de nouveau la colère du souverain. Tout paraissant marcher d'une façon tout à fait favorable, il crut prudent de faire son possible pour empêcher une rencontre entre les deux parties.

Peu de temps après l'arrivée des prisonniers de Magdala, qui avaient été rejoints à Debra-Tabor par ceux qui étaient retenus là sur parole, Sa Majesté, à l'instigation de M. Bassam, au lieu de les faire paraître en sa présence comme elle en avait primitivement l'intention, fit appeler plusieurs de ses officiers, son secrétaire, etc., etc., à Kourata. Théodoros nous donna l'ordre également de nous rendre auprès de lui, afin d'avoir une séance publique où seraient lues certaines accusations contre les captifs, qui alors déclareraient s'ils étaient coupables ou si c'était l'empereur.

Tous les captifs, les gens de Gaffat et les officiers abyssiniens étant assemblés dans la tente de M. Rassam, l'officier impérial lut l'acte d'accusation. La première accusation était portée contre le capitaine Cameron. L'acte commençait par établir que M. Cameron s'étant présenté comme envoyé de la reine d'Angleterre, avait été reçu avec tout l'honneur et le respect dus à son rang, et que le meilleur accueil possible lui avait été fait. L'empereur avait accepté avec humilité les présents envoyés par la reine et d'après l'avis du docteur Cameron, qu'un échange de consuls entre les deux nations serait très-avantageux pour l'Abyssinie, Théodoros avait répondu ces propres paroles: «Je suis enchanté de vous entendre parler ainsi; c'est très-bien.» Théodoros continuait en rapportant qu'il avait informé le consul que les Turcs étant ses ennemis, il le priait de protéger le message et les présents qu'il avait l'intention de faire parvenir à la reine d'Angleterre, à laquelle il avait envoyé une lettre d'amitié; mais le capitaine Cameron, au lieu de remettre à son adresse la lettre, l'avait envoyée aux Turcs qui haïssaient l'empereur, et devant lesquels il l'avait dénigré et insulté. De plus, au retour de M. Cameron, il lui avait demandé: «Où est la réponse à la lettre d'amitié que je vous ai remise? qu'en avez-vous fait?» et celui-ci avait répondu: «Je ne sais pas!» Alors je lui dis, ajoutait Théodoros: «Vous n'êtes pas le serviteur de mon amie la reine d'Angleterre, ainsi que vous prétendiez l'être, et par la puissance de mon Créateur, je le fis jeter en prison. Demandez-lui s'il peut nier ces choses!»

La seconde accusation était à l'adresse de M. Bardel; mais évidemment Théodoros était fatigué de son réquisitoire; car les accusations contre MM. Stern, Rosenthal, etc., ne furent pas spécifiées, quoique dans toute occasion il en ait référé plus tard à ses griefs contre eux. Ils furent englobés dans une même inculpation comme ayant agi en commun.

«Les autres prisonniers m'ont trompé, poursuivait l'acte d'accusation; je les aimais et les honorais pourtant. Un ami doit être un bouclier pour son ami, et ils ne m'ont pas défendu. Pourquoi ne m'ont-ils pas défendu? A cause de cela je leur ai ôté mon amitié.

«Maintenant, par la puissance de Dieu, à cause de la reine, et du peuple britannique, et à cause de vous-mêmes, je leur rendrai mon amitié. Je désire que vous puissiez opérer entre nous une véritable réconciliation de coeur. Si j'ai eu tort, dites-le-moi et je ferai mes excuses; mais si vous trouvez au contraire que j'ai été trompé, je désire que vous obteniez des prisonniers qu'ils s'en humilient devant moi.»

Après la lecture de cet acte, on interrogea les captifs pour savoir s'ils reconnaissaient leurs torts, oui ou non. Il eût été absurde de leur part de ne pas reconnaître leurs erreurs et de ne pas demander pardon. Nous savions bien qu'ils étaient innocents, qu'on les calomniait, et que les quelques erreurs de jugement qu'ils avaient commises n'étaient pas à comparer aux souffrances qu'ils avaient eu à supporter. Mais en reconnaissant qu'ils étaient dans leur tort, ils agissaient sagement: et c'est ce que nous leur conseillâmes. L'officier public termina sa lecture par la traduction en langue amharic de la lettre de la reine d'Angleterre, et par la communication de la réponse que Théodoros devait, disait-il, envoyer par notre intermédiaire.

Quoique tout parût marcher à souhait, cependant il n'y avait aucun doute qu'un orage était imminent; et bien que tout eût l'air de marcher encore sur un pied d'amitié pendant quelque temps, nous reconnûmes que nous n'eussions pas été si confiants, si nous avions eu une plus grande connaissance du caractère de Théodoros.

Pendant notre voyage à Kourata, les serviteurs de Sa Majesté nous avaient demandé si nous avions quelques connaissances concernant la construction des navires. Nous répondîmes que nous n'en avions aucune. J'avais appris que quelqu'un de l'escorte avait dit que le capitaine Cameron serait employé à Kourata à la construction des navires. Il n'y avait alors aucun doute sur l'intention de Sa Majesté d'avoir une petite flotte, et le vrai motif pour lequel nous fûmes envoyés à Kourata, et les gens de Gaffat expédiés pour nous y tenir compagnie, était évident: Théodoros s'imaginait que nous avions plus de connaissances sur la construction des bateaux que nous ne voulions l'avouer, et espérait nous persuader d'entreprendre ce travail. Les gens de Gaffat reçurent l'ordre alors de construire des bateaux; ils répondirent qu'ils n'y entendaient rien, mais qu'ils étaient prêts à travailler sous la direction de quelqu'un qui s'y entendrait; en même temps, ils engageaient Sa Majesté à profiter de son amitié avec M. Rassam, pour prier ce dernier d'écrire qu'on lui envoyât des hommes propres à ce travail; ils ajoutaient qu'ils ne doutaient nullement que la demande étant faite par M. Rassam, Sa Majesté n'obtînt ce qu'elle désirait.

Peu de jours après, en effet, Théodoros écrivait à M. Rassam pour le charger de demander des ouvriers, impatient de les voir arriver. Jusque-là tout semblait marcher à souhait; mais je compris, an reçu de cette lettre, qu'un nuage se formait sur la tête de M. Rassam. Deux voies lui étaient ouvertes: refuser dans des termes polis, et en se plaçant sur ce terrain, que les instructions qu'il avait reçues de son gouvernement ne lui permettaient pas de s'occuper d'une telle requête; ou bien accepter, à la condition que les premiers prisonniers seraient autorisés à partir, tandis qu'il attendrait, avec l'un de ses compagnons, l'arrivée des constructeurs de navires. Au lieu de cela, M. Rassam prit un terme moyen. Il dit à Théodoros que, dans l'intérêt même de cette expédition d'ouvriers, il vaudrait mieux que Sa Majesté lui permît de partir, et qu'alors une fois chez lui, il pourrait beaucoup mieux appuyer les désirs de l'empereur; que toutefois, s'il le voulait absolument, il écrirait.

Théodoros fut si peu convaincu qu'en envoyant M. Rassam il pourrait obtenir des ouvriers, que la seule chose qui le fit hésiter quelques jours, ce fut la question de savoir si, pour obtenir ce qu'il désirait, il userait de flatteries ou de menaces. Il se mit immédiatement à l'oeuvre, et crut qu'il valait mieux commencer par les mesures polies. A cet effet, il nous envoya une invitation, nous priant d'aller passer un jour avec lui à Zagé; il ordonna en même temps à ses ouvriers de nous accompagner. Le 25 mars, nous partîmes par le bateau indigène et nous atteignîmes Zagé après une douche de quatre heures; arrivés à une petite distance de notre destination, nous nous revêtîmes de nos uniformes. Nous fûmes reçus, à notre arrivée, par Ras-Engeddah (commandant en chef), par l'intendant des écuries et plusieurs autres officiers supérieurs de la maison de l'empereur. Sa Majesté nous avait envoyé des salutations on ne peut plus aimables par le ras, et montés sur les magnifiques mules prises dans les écuries impériales, nous partîmes pour le lieu de résidence de l'empereur. Nous fûmes d'abord conduits sous une tente de soie, qui avait été dressée à très-peu de distance pour nous servir de salle de festin, et où nous devions attendre, tout en dégustant une collation que la reine nous avait fait préparer. Dans l'après-midi, l'empereur nous fit dire qu'il viendrait nous voir.

Peu d'instants après nous allions à sa rencontre, lorsque, à notre grande surprise, nous le vîmes venir à nous, drapé dans ses vêtements et le bras droit découvert; signe d'infériorité et de profond respect, et honneur que Théodoros n'a jamais rendu à personne. Il fut souriant, plein d'amabilité, s'assit quelques instants sur le lit de M. Rassam, et lorsqu'il nous quitta, il toucha la main de M. Rassam de la façon la plus affectueuse. Un instant après, nous lui rendîmes sa politesse. Nous le trouvâmes dans la salle d'audience, assis sur un tapis; il nous salua gracieusement et nous fit asseoir à son côté. A sa gauche se tenaient son fils aîné, le prince Meshisha et Ras-Engeddah. Ses ouvriers étaient aussi présents, placés au centre de la salle en face de lui. Il avait devant lui tout un arsenal de fusils et de pistolets; il nous parla de ceux que nous avions apportés avec nous et nous les lui montrâmes, puis des fusils qui avaient été fabriqués sur son ordre, par un ouvrier qu'il avait à son service et frère d'un armurier résidant à Saint-Etienne, près de Lyon. Il causa sur plusieurs sujets variés, sur les différents grades de son armée, nous présenta son fils, et lui ordonna à la fin de l'audience d'aller, avec les gens de Gaffat, nous escorter jusqu'à notre tente.

Le jour suivant, Théodoros nous envoya de nouveau ses salutations amicales; mais nous ne le vîmes pas lui-même. Dans la matinée, il fit venir tous ses chefs pour les consulter sur la question de savoir s'il devait nous laisser partir où nous garder. Tous s'écrièrent: «Laissez-les partir.» Un seul fit remarquer qu'une fois partis, nous pourrions revenir pour les combattre: «Qu'ils reviennent, nous aurons alors Dieu pour nous!» s'écria l'empereur. Aussitôt qu'il eut renvoyé ses chefs, Théodoros fit venir les gens de Gaffat et leur demanda ce qu'ils feraient à sa place. Ils nous ont dit depuis qu'ils l'avaient fortement engagé à nous laisser partir. Mais il nous a été rapporté qu'en s'en retournant chez lui son domestique lui avait dit: «Tout le monde vous dit de les laisser partir; or, vous savez qu'ils sont vos ennemis et vous les tenez dans vos mains.» Sur le soir, l'empereur fut très-agité; il fit appeler les gens de Gaffat, et s'appuyant sur la grossière colonne de sa hutte, il leur dit: «Est-ce là une demeure digne d'un roi?» Quant à la conversation qui suivit, je ne pourrais en rien dire; sinon que quelques jours plus tard, l'un des assistants me dit que Sa Majesté était bien décidée à nous renvoyer, mais que M. Rassam n'ayant pas du tout parlé de ce que l'empereur avait tant à coeur: les ouvriers et les instruments pour construire les navires, il craignait que Sa Majesté ne vît de très-mauvais oeil notre retour à Kourata, que l'autorisation du départ ne nous fût refusée, et que nous ne fussions retenus par la force.

A notre retour à Kourata, la correspondance entre Théodoros et M. Rassam recommença. Les lettres habituellement ne contenaient rien d'important; mais les nouvelles qui arrivaient de divers côtés avaient une haute importance, et concernaient surtout les premiers prisonniers, avec lesquels Théodoros désirait se réconcilier avant leur départ. Craignant que Théodoros ne se laissât aller à sa colère à la vue des captifs, M. Rassam s'efforçait, par toute espèce de moyens, d'empêcher l'entrevue qu'il redoutait tant; et même Sa Majesté parut s'être laissé convaincre par tous les raisonnements de ses amis et consentir à leurs desseins. Cependant quelques-uns des prisonniers étaient inquiets et auraient préféré avoir à supporter quelque rude parole de l'empereur que d'exciter son caractère irritable. Mais il était alors trop tard. Théodoros avait déjà arrêté la résolution de retenir par la force ces mêmes prisonniers qu'il consentait à ne pas voir, et il faisait déjà élever une forteresse pour les y enfermer.

Afin de détourner l'esprit de Théodoros de toutes ces préoccupations, M. Rassam l'engagea à fonder un ordre qui porterait le nom de: «L'ordre de la Croix de Christ et le Sceau de Salomon.» Les lois et les règlements de cet ordre furent promulgués, un ouvrier fit un modèle de médaille, sous la direction de M. Rassam, et qui fut approuvée par Sa Majesté, et il y eut neuf ordres différents: trois du premier rang, trois du second et trois du troisième. M. Rassam, Ras-Engeddah et le prince Meshisha furent créés chevaliers du premier ordre; les officiers anglais de l'ambassade furent créés chevaliers du second ordre; quant au troisième, je n'ai jamais su à qui il était destiné, à moins qu'il n'ait servi à décorer Beppo, sommelier de l'empereur.

Malgré tout ce qui se passait autour de nous, nous nous figurâmes que nous n'avions plus rien à craindre, et que toutes choses avaient été parfaitement arrangées; nous bâtissions déjà des châteaux en Espagne, revoyant en imagination les chers objets de notre affection et le home bien-aimé; nous souriions aussi à la pensée d'aller griller nos têtes dans les chaudes montagnes du Soudan: lorsque tout d'un coup nos plans, nos espérances et nos belles visions reçurent la déception la plus cruelle.

IX

Seconde visite à Zagé.—Arrestation de M. Rassam et des officiers anglais.—Accusations contre M. Rassam.—Les premiers captifs sont amenés enchaînés à Zagé.—Jugement public.—Réconciliation.—Départ de M. Flad.—Emprisonnement à Zagé.—Départ pour Kourata.

Le 13 avril, nous fîmes notre troisième expérience des bateaux de jonc, parce que l'empereur désirait voir une fois de plus ses chers amis avant notre départ. Les ouvriers européens de Gaffat nous accompagnèrent. Tous les prisonniers de Magdala et de Gaffat partirent le même jour, mais par des routes différentes; le rendez-vous général fut désigné à Tankal, situé à l'extrémité nord-ouest du lac, où nos bagages devaient aussi nous rejoindre.

A notre arrivée à Zagé, nous fûmes reçus avec tout le respect habituel. Ras-Engeddah et plusieurs officiers vinrent à notre rencontre sur le rivage, et des mules richement enharnachées furent amenées des écuries impériales. Nous descendîmes à l'entrée de la demeure impériale, et nous fûmes conduits dans la salle d'audience élevée dans l'enceinte fortifiée de la demeure de Sa Majesté. En entrant, nous fûmes surpris de voir la grande salle garnie des deux côtés d'officiers abyssiniens en habits de fête. Le trône avait été érigé à l'extrémité de la salle; mais il était vide, et l'espace qui restait était occupé par les pins grands officiers du royaume. Nous avions à peine fait quelques pas, précédés de Ras-Engeddah, quand ce dernier s'inclinant baisa le sol; nous crûmes que c'était un acte de respect pour le trône; mais ce n'était que le premier acte d'une infâme trahison. Aussitôt que le ras se fut prosterné, neuf hommes, placés là pour l'exécution de ce projet, se ruèrent sur nous, et en moins de temps que je ne mets à l'écrire, nos épées, nos ceinturons, nos chapeaux furent jetés à terre, nos uniformes arrachés, et les officiers de l'ambassade anglaise, saisis par les bras et le cou, furent traînés dans la partie supérieure de la salle, dégradés et insultés en présence des courtisans et des grands officiers de la cour de Théodoros.

Il nous fut permis de nous asseoir, et nos gardiens s'assirent à nos côtés, l'empereur ne fit point son apparition, mais il nous fit poser plusieurs questions par divers messagers, tels que Bas-Engeddah, Cantiba Hailo (le père adoptif de l'empereur), Samuel et les ouvriers européens. La plupart de ces questions, pour dire le moins, étaient puériles. «Où sont les prisonniers?—Pourquoi ne les avez-vous pas amenés?—Vous n'aviez pas le droit de les renvoyer sans ma permission.—Je désire que vous me réconciliiez avec eux.—J'ai l'intention de donner des mules à ceux qui n'en out pas et de l'argent à ceux qui en manquent pour leur voyage.—Pourquoi leur avez-vous donné des armes à feu?—Ne m'apportez-vous pas une lettre d'amitié de la reine d'Angleterre?—Pourquoi avez-vous envoyé des lettres à la côte?» Et d'autres insignifiances.

La plupart des premiers officiers témoignèrent leur approbation à l'ouïe de nos réponses, chose rare à la cour d'Abyssinie. Evidemment ils n'aimaient pas et ne pouvaient approuver la conduite trompeuse de leur maître. Au milieu de ces questions, un fragment de journal fut lu qui traitait de la généalogie de l'empereur. Comme cela n'avait aucun rapport avec les accusations portées contre nous, je ne pus comprendre dans quel but on nous faisait cette lecture, sinon que c'était une faiblesse de ce parvenu pour se glorifier devant nous de ses ancêtres. Le dernier message de Sa Majesté fut celui-ci: «J'ai fait appeler vos frères; lorsqu'ils seront arrivés, je verrai ce que j'ai à faire.»

L'assemblée ayant été dissoute, nous attendîmes quelque temps, tandis qu'on nous dressait une tente dans l'enceinte de la demeure impériale. Pendant que nous supportions cet ennui, les bagages qui nous avaient suivis furent visités par Sa Majesté elle-même. Toutes nos armes, notre argent, nos papiers, nos couteaux, etc., furent confisqués; le restant nous fut renvoyé, lorsqu'on nous eut conduits sous escorte à notre tente. Nous fîmes fièrement notre entrée dans notre nouvelle demeure, et nous étions à peine remis de la première surprise que nous avait causée cet imbroglio abyssinien, lorsque nous vîmes arriver en abondance des vaches et du pain, envoyés pour nous par Théodoros; singulier contraste avec ses récents procédés!

En même temps que nous étions les témoins de l'inconstance de la fortune, les captifs relâchés étaient appelés à un terrible désappointement. Leur sort était pire que le nôtre. Après deux heures de course à cheval, ils arrivèrent dans un village et furent laissés à l'ombre de quelques arbres, jusqu'à ce que leurs tentes fussent établies; après quoi on vint les prendre pour les conduire auprès du chef du village. Aussitôt qu'ils furent tous réunis, il entra un certain nombre de soldats, et le chef de l'escorte, leur montrant une lettre, leur demanda s'ils reconnaissaient le sceau de Sa Majesté. Sur leur réponse affirmative, on leur ordonna de s'asseoir. Ils furent d'abord inquiets; mais ils s'imaginèrent que peut-être l'empereur leur avait envoyé cette lettre pour les saluer, et qu'on leur avait ordonné de s'asseoir à cause de leur fatigue. Toutefois leurs conjectures ne durèrent pas longtemps. A un signal donné par le chef de l'escorte, ils furent saisis par les soldats qui remplissaient la chambre, et on leur fit la lecture de la lettre de Théodoros. Elle avait été adressée au chef de l'escorte et s'exprimait ainsi: «Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, à Bilwaddad Tadla. Par la puissance de Dieu, nous, Théodoros, le roi des rois, salut. Nous avons à nous plaindre de nos amis et des Européens, qui ont dit: «Nous partons peur notre pays.» Lorsque nous n'étions pas encore réconciliés. Jusqu'à ce que j'aie décidé ce que je dois faire, emparez-vous de leurs personnes; mais ne les maltraitez pas, ne leur faites point peur et ne les frappez pas.»

Le soir, ils furent enchaînés deux à deux; on veilla sur leurs serviteurs, et l'on ne permit qu'à deux d'entre eux de préparer leur nourriture. Le lendemain matin, ils furent amenés à Kourata. Ils apprirent là notre arrestation, et même on leur donna à entendre que nous avions été tués. Les femmes des gens de Gaffat les traitèrent avec douceur; ils étaient eux-mêmes dans une grande inquiétude au sujet du sort de leurs parents. Le 13 au matin, ils furent conduits par le bateau à Zagé. A leur arrivée, ils furent reçus par des gardes, qui les conduisirent dans un enclos fortifié; des mules avaient été amenées pour le capitaine Cameron, pour M. Rosenthal et pour M. Flad; bientôt après, l'empereur leur envoya des vaches, des moutons, du pain, etc., etc., en abondance.

Les trois jours que nous passâmes sous notre tente à Zagé furent trois jours d'angoisse. Jusque-là nous n'avions vu que le beau coté des choses, l'humeur aimable du notre hôte, et nous n'étions pas accoutumés aux changements soudains de son caractère, ni à sa violence, ni à sa mauvaise foi. Dès que nos bagages furent arrivés, nous détruisîmes toutes les lettres, les papiers, les notes, les journaux que nous possédions, et nous adressâmes plusieurs fois des questions à Samuel sur notre avenir. Dans la matinée du second jour, Théodoros nous envoya ses compliments et nous fit dire que, aussitôt que les prisonniers seraient arrivés, tout irait bien. Nous lui fîmes passer quelques chemises que nous avions fait faire tout exprès pendant notre séjour à Kourata; il les reçut, mais refusa le savon qui les accompagnait, en disant qu'il pourrait nous être utile pendant la route. Dans l'après-midi, nous l'aperçûmes à travers les interstices de sa tente, assis sur une plate-forme élevée à l'entrée de sa résidence. Il paraissait calme et demeura assez longtemps en conversation avec son favori, Ras-Engeddah, placé au-dessous de lui.

Nous étions gardés nuit et jour, et nous ne pouvions faire un pas hors de nos tentes sans être suivis par un soldat; la nuit, si nous avions besoin de sortir, il nous fallait prendre une lanterne. Nos gardiens étaient tous de vieux chefs de l'intimité de l'empereur, des hommes ayant une position et un rang élevés, qui exécutaient les ordres de leur maître, mais qui n'abusèrent jamais de leur influence pour aggraver notre position. Dans la soirée du 15 se passa un petit incident qui m'amusa beaucoup. Je sortis un instant, et aussitôt un soldat prit les devants portant une lanterne. Nous avions à peine fait quelques pas, qu'un soldat saisit brusquement celui qui m'accompagnait; aussitôt un officier de garde se jeta sur lui, jouant l'homme indigné et lui recommandant de laisser mon serviteur tranquille; en même temps il levait un bâton et le frappait sur le dos de plusieurs coups en disant: «Pourquoi les arrêtez-vous? Ils ne sont pas prisonniers; ce sont les amis du souverain.» Me retournant alors, je vis le chef et le soldat qui étouffaient de rire. Le lendemain matin, il était question d'accomplir la réconciliation. Théodoros désirait nous convaincre que nous étions toujours ses amis, et que nous ferions mieux de céder de bonne grâce, les arrestations du 13 étant là pour nous avertir qu'il pourrait aussi nous traiter en ennemis. Son plan n'était pas mauvais, et tous ses projets réussirent.

Le 17, nous reçûmes l'ordre de Sa Majesté de nous rendre auprès de lui, désireux qu'il était de juger en notre présence ceux des Européens qui, disait-il, l'avaient insulté. Théodoros aimait beaucoup à poser, et, dans cette occasion plus que jamais, il désirait faire sensation sur les Européens aussi bien que sur les indigènes, et leur donner une haute idée de sa puissance et de sa grandeur. Il s'assit sur un alga, en plein air, à l'entrée de la salle d'audience. Tous les grands officiers de son royaume se tenaient à sa gauche; à sa droite étaient les Européens; tout autour, les personnages les plus importants: puis venait un cercle formé par les soldats et les chefs inférieurs.

Aussitôt que nous approchâmes, Sa Majesté se leva, nous salua et nous assura, en peu de mots, que nous étions toujours ses hôtes honorables, et non les envoyés d'une grande puissance qui l'avait si grossièrement insulté. On nous ordonna bientôt de nous asseoir; et au bout de quelques minutes de silence, nous vîmes arriver par la porte extérieure nos pauvres compatriotes, escortés comme des criminels et enchaînés deux à deux. On les fit mettre en face de Sa Majesté, qui, après les avoir regardés quelques secondes, s'enquit avec douceur de leur santé, et comment ils avaient passé leur temps. Les prisonniers témoignèrent leur reconnaissance de ces compliments en baisant plusieurs fois le sol devant cette incarnation du mal, qui tout le temps grimaça de plaisir à la vue des souffrances et de l'humiliation de ses victimes. On enleva les fers du capitaine Cameron et de M. Bardel et on leur commanda d'aller s'asseoir auprès de nous. Tous les autres prisonniers furent laissés debout an soleil et furent chargés de répondre aux questions de l'empereur. Il fut recueilli et calme; une seule fois, en s'adressant à nous, il parut un peu agité.

Il demanda aux prisonniers: «Pourquoi voulez-vous quitter mon royaume avant de prendre congé de moi?» Ils répondirent qu'ils avaient agi ainsi d'après les ordres de M. Rassam, duquel ils dépendaient. Il ajouta alors: «Pourquoi n'avez-vous pas demandé à M. Rassam de vous conduire auprès de moi, afin de nous réconcilier?» Se tournant alors vers M. Bassam, il lui dit: «C'est votre faute. Je vous avais bien dit de nous réconcilier? Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?» M. Rassam répondit qu'il avait cru que l'acte écrit de réconciliation qui avait suivi l'assemblée publique des accusations contre les prisonniers, était suffisant.

L'empereur répondit à M. Rassam: «Ne vous ai-je pas dit que je voulais leur donner des mules et de l'argent, et vous me répondîtes que vous aviez amené des mules pour eux et que vous aviez assez d'argent pour leur retour dans leur pays? Maintenant, à cause de vous, les voilà dans les chaînes. Du jour où vous m'avez dit que vous désiriez les faire partir par une autre route que celle que je vous désignais, j'ai commencé à soupçonner que vous agissiez ainsi dans le but de pouvoir dire dans votre pays, qu'ils avaient été mis en liberté par votre habileté et votre puissance.»

Les crimes supposés des premiers prisonniers étant bien connus et cette assemblée n'ayant été qu'une reproduction de celle de Gondar, ce serait du temps perdu que de la rapporter ici; il suffit de dire que ces malheureux faussement accusés répondirent avec douceur et humilité, s'efforçant ainsi de détourner la colère du misérable au pouvoir duquel ils étaient tombés.

La généalogie de l'empereur fut ensuite lue: d'Adam à David, cela marcha assez bien; de Menilek, fils supposé de Salomon, à Socinius, on donna peu de noms, peut-être ceux qui vécurent dans ces temps-là étaient-ils des patriarches à leur manière; mais quand on en vint aux aïeux de Théodoros même, les difficultés devinrent toujours plus grandes; en vérité, la chose était difficile, plusieurs témoignages furent produits pour attester la descendance royale et l'on alla même jusqu'à invoquer l'opinion de Jean, l'empereur-comédien, pour attester le droit légal de Théodoros au trône de ces ancêtres.

Nous fûmes encore appelés et la séance du 18 nous fut fatale. Après qu'on nous eut invités à nous asseoir, Théodoros fit venir devant lui ses gens et leur demanda s'il devait exiger un «kassa» (c'est-à-dire une réparation pour ce qu'il avait eu à souffrir de la part des Européens). Plusieurs d'entre eux ne répondirent pas très-distinctement; d'autres déclarèrent hautement que «le kassa était une bonne chose.» Sa Majesté conclut en disant, et en s'adressant à nous: «Seriez-vous mes maîtres? Vous resterez avec moi. Là où j'irai, vous irez; là où je m'arrêterai, vous vous arrêterez.» Aussitôt nous fûmes renvoyés à nos tentes et le capitaine Cameron fut autorisé à nous accompagner. Les autres Européens, toujours dans les chaînes, furent envoyés dans une autre partie du camp, où plusieurs semaines auparavant ou avait vu s'élever une forteresse, sans en connaître la destination.

Le lendemain, nous fûmes encore conduits en présence de l'empereur; mais c'était pour une affaire privée. Les prisonniers furent d'abord amenés sous nos tentes et leurs fers leur furent enlevés. Puis on nous conduisit en présence de Sa Majesté; les premiers prisonniers nous suivirent et les gens de Gaffat entrèrent après nous et furent invités à s'asseoir à la droite de Théodoros. Aussitôt que les prisonniers entrèrent ils inclinèrent la tête jusqu'à terre et demandèrent grâce. Sa Majesté leur commanda aussitôt de se lever, et, après leur avoir dit qu'il n'avait aucun tort à leur reprocher, il les assura qu'ils étaient ses amis; toutefois ils inclinèrent encore la tête jusqu'à terre et de nouveau demandèrent grâce. Ils demeurèrent dans cette attitude jusqu'à ce qu'il leur dit: «Par la grâce de Dieu, nous vous pardonnons!» Le capitaine Cameron lut alors à haute voix une lettre du docteur Beke et la pétition des prisonniers relâchés. La réconciliation opérée, l'empereur dicta une lettre pour notre reine et M. Flad fut chargé de la faire parvenir. Nous eûmes alors toutes nos tentes établies dans un même espace entouré de fortifications qui avaient été élevées le matin sous la surveillance de Théodoros; nous fûmes de nouveau réunis, mais nous étions tous prisonniers. M. Flad nous quitta; nous nous attendions à ce que sa mission ne réussirait pas, et que l'Angleterre, dégoûtée de toutes ces trahisons, ne consentirait pas à pousser plus loin les négociations, mais insisterait sur sa première réclamation. Le jour du départ de M. Flad, sa femme accompagna les ouvriers qui avaient reçu l'ordre de retourner à Kourata; nous eûmes beaucoup moins de rapport avec eux qu'auparavant, d'abord parce qu'ils étaient craintifs, et puis parce qu'ils ne voulaient pas se compromettre par des relations avec des amis douteux du roi.

Zagé était une des principales villes du district de Metaha, et il y avait peu de temps, très-prospère et très-populeuse, mais lorsque nous y arrivâmes, nous ne vîmes que ruines et néant; et nous n'aurions pu croire que peu de semaines auparavant cette colline était la demeure de milliers d'habitants, et que ces terrains couverts de vertes prairies et de bois, avaient abrité une population riche et industrieuse.

Quelques jours après l'assemblée de la réconciliation, Sa Majesté nous renvoya nos armes et notre argent, nous fit offrir en même temps des mules, des épées et des boucliers montés en argent, et un peu plus tard des chevaux. Nous vîmes le souverain lui-même à diverses reprises; il vint deux fois dans nos tentes; une autre fois nous allâmes avec lui examiner des fusils fabriqués par des ouvriers européens; un autre jour encore, nous allâmes ensemble à la chasse aux canards sur le lac; enfin, nous allâmes le voir jouer au divertissement national des goucks (coucou). Il s'efforçait de paraître notre ami, nous fournissait des provisions en abondance, et deux fois par jour, nous faisait saluer; il fit même tirer des salves d'artillerie et donna une grande fête le jour de naissance de la reine d'Angleterre. Malgré cela, nous étions malheureux: notre cage était gentille, mais c'était une cage, et l'expérience que nous avions acquise du caractère trompeur du roi nous mettait dans une crainte constante. Lorsque nous l'avions rencontré dans le Damot, et lorsque nous l'avions visité à Zagé, nous n'avions vu que l'acteur à la physionomie souriante; maintenant, il avait rejeté toute contrainte; des femmes étaient flagellées jusqu'à ce que mort s'ensuivît, près de nos tentes, et des soldats étaient enchaînés ou fouettés à mort pour le moindre prétexte. Le véritable caractère du tyran se montrait de jour en jour davantage, et nous commencions à craindre que notre position ne fût critique et dangereuse.

Théodoros avait toujours la pensée de se fabriquer des bateaux; voyant que tous répugnaient à lui faire ce plaisir, il voulut se mettre à l'ouvrage lui-même; il fit construire un immense bateau de jonc à fond plat, d'une grande épaisseur et capable de supporter deux grandes roues mues par les mains. Dans le fait, il avait inventé le bateau à aubes, seulement l'agent moteur faisait défaut. Nous le vîmes plusieurs fois sur l'eau: les roues en étaient si grandes qu'elles réclamaient la force de cent hommes pour les mettre en mouvement. Il est curieux de voir que ce souverain passât son temps dans ces frivolités, tandis qu'il ne s'enquérait nullement de l'ennemi redoutable qui s'était avancé jusqu'à quatre milles à peine de son camp.

Le choléra faisait des ravages dans le Tigré; et nous ne fûmes nullement surpris, lorsque nous apprîmes qu'il décimait d'autres provinces et que plusieurs cas s'étaient déclarés à Kourata. Le camp impérial était établi dans un lieu très-malsain, dans un terrain has et marécageux; les fièvres, la diarrhée et la dyssenterie y sévissaient avec force. Ayant appris l'approche du fléau, Sa Majesté ordonna très-sagement que son camp fût transféré sur les hauteurs de Begember. Madame Rosenthal était en ce moment très-malade, et ne pouvait supporter sans danger un voyage sur la terre ferme. Elle fut autorisée à aller à Kourata par la voie du lac, accompagnée de son mari, du capitaine Cameron, dont la santé était délicate, et du docteur Blanc. Nous partîmes dans la soirée du 31 mai, et nous arrivâmes à Kourata de bonne heure le lendemain matin. Le vent soufflait en ce moment et nous obligeait à de fréquentes stations sur les pointes de terre situées sous le vent, car la mer en courroux menaçait parfois d'engloutir notre faible esquif. Cette dernière traversée fut, dans toute l'acception du mot, le nec plus ultra du discomfort.

X

Seconde résidence à Kourata.—Le choléra et le typhus éclatent dans le camp.—L'empereur se décide à aller à Debra-Tabor.—Arrivée à Gaffat.—La fonderie transformée eu palais.—Jugement public à Debra-Tabor.—La tente noire.—Le docteur Blanc et M. Rosenthal saisis à Gaffat.—Une autre accusation publique.—La caverne noire.—Voyage avec l'empereur à Aïbankal.—Nous sommes envoyés à Magdala: arrivée à l'Amba.

A Kourata, quelques maisons inoccupées furent mises à notre disposition, et nous nous mimes en devoir de rendre habitables les sales demeures indigènes. Le bruit courait que Théodoros avait l'intention de passer la saison des pluies dans le voisinage, et le 4, il nous fit une visite inattendue, accompagné seulement de quelques-uns de ses chefs. Il vint par la voie du lac et s'en retourna de même. Ras-Engeddah était arrivé environ une heure avant lui. Je fus averti d'aller au-devant de lui sur le rivage. J'accompagnai ainsi les gens de Gaffat, qui allèrent lui présenter leurs hommages. Sa Majesté, en me voyant, me demanda des nouvelles de ma santé et comment je trouvais le pays, etc., etc. Ou n'a jamais su pourquoi il était venu. Je crois que c'était afin de juger par lui-même des ravages du choléra, car il fit bien des questions à ce sujet.

Le 6 juin, Théodoros quitta Zagé avec son armée; M. Rassam et les autres prisonniers l'accompagnèrent; tous les lourds bagages avaient été envoyés par le bateau à Kourata. Le 9, Sa Majesté campa sur un promontoire, au sud de Kourata. Le choléra venait d'éclater dans le camp et journellement, on comptait près de cent morts. Dans l'espoir d'améliorer l'état sanitaire de l'armée, l'empereur transporta son camp sur un terrain situé à quelques milles au nord au-dessus de la ville; mais l'épidémie continua ses ravages avec une grande violence, et dans le camp et dans la ville. L'église était tellement pleine de cadavres qu'on n'en pouvait plus faire entrer, et les rues adjacentes offraient le triste spectacle de morts innombrables entourés de leurs familles désolées, attendant des jours et des nuits que les tombeaux eussent été bénis dans le nouveau cimetière encombré par la foule. La petite vérole et la fièvre typhoïde firent aussi leur apparition, et frappèrent plusieurs de ceux qui avaient échappé au choléra.

Le 22 juin, nous reçûmes l'ordre d'aller rejoindre le camp, Théodoros ayant l'intention de partir le jour suivant pour se rendre dans la province plus saine et plus élevée de Begember. Le 13, de grand matin, le camp fut levé et nous campâmes, le soir même, sur le rivage du Gumaré tributaire du Nil. Le lendemain, le trajet à parcourir touchait à sa fin. Nous avions constamment monté depuis notre départ de Kourata, et Outoo (magnifique plateau et le lieu de notre halte du 14) était déjà élevé de plusieurs milliers de pieds au-dessus du lac; malgré cela le choléra, la petite vérole et la fièvre typhoïde continuaient leur oeuvre terrible. Sa Majesté s'informa de quels moyens on se servait dans nos pays, dans des circonstances semblables. Nous lui conseillâmes de partir immédiatement pour les plateaux plus élevés de Begember, de laisser ses malades à quelque distance de Debra-Tabor, de disperser son armée, aussi loin que possible, sur toutes ses provinces, choisissant les localités les plus saines et les plus isolées pour y envoyer les cas nouveaux qui se déclareraient. Il agit selon nos conseils et avant peu, nous eûmes la satisfaction de voir les épidémies perdre de leur violence, et an bout de quelques semaines disparaître entièrement.

Le 16, nous fournîmes une très-longue marche. Nous partîmes environ à six heures de l'après-midi et nous ne fîmes aucune halte jusqu'à Debra-Tabor, où nous arrivâmes environ deux heures avant midi. Aussitôt que nous touchâmes le pied de la colline sur laquelle s'élevait la demeure impériale, nous reçûmes l'ordre de l'empereur de descendre de nos montures, et immédiatement, nous le vîmes venir à nous accompagné de quelques-uns de ses gardes du corps. Nous nous rendîmes tous à Gaffat, station européenne située à trois milles à l'est de Debra-Tabor. En route, nous fûmes surpris par le plus terrible orage de grêle que j'aie jamais vu; telle en était la violence, que Théodoros fut obligé plusieurs fois de s'arrêter. La grêle tombait en masse si compacte, et les grêlons étaient d'une telle dimension, qu'il était presque impossible de les supporter. Enfin, nous arrivâmes à Gaffat gelés et trempés jusqu'aux os; mais l'empereur paraissait n'avoir souffert en aucune façon de cette douche, il nous servait de cicérone, nous montrant le lieu où nous étions, et nous donnant des explications sur les ateliers, les roues à eau, etc., etc. Quelques planches furent transformées en sièges, un feu fut allumé par ses ordres, et nous demeurâmes seuls avec lui pendant plus de trois heures, discutant sur les lois et les coutumes anglaises. Les tapis et les coussins avaient été oubliés à Debra-Tabor, et il renvoya Ras-Engeddah pour les faire apporter. Aussitôt que ce dernier revint avec les porteurs, Théodoros montra la route de la colline de Gaffat, et de ses propres mains étendit les tapis, et plaça le trône dans la maison choisie pour M. Rassam. D'autres maisons furent assignées aux autres Européens, après quoi Théodoros nous quitta.

Le 17 juin, les ouvriers européens qui étaient restés à Kourata, arrivèrent à Debra-Tabor. Nous ne primes pas garde qu'ils s'étaient plaints de ce que nous occupions leurs maisons; mais l'empereur reconnut, d'après leur conduite, qu'ils étaient mécontents; cependant il les accompagna à Gaffat, et, en quelques heures, au moyen des shamas, des gabis, des tapis, la fonderie fut transformée en une demeure convenable. Le trône y fut aussi placé, et lorsque tout fut arrangé, on nous fit appeler. Théodoros s'excusa de ce qu'il était obligé de nous donner pour quelques jours une maison ainsi organisée, ajoutant qu'il retournait à Debra-Tabor, mais que le lendemain, il tâcherait de se procurer une demeure plus convenable pour ses hôtes. Conformément à cette promesse, le lendemain matin, il vint pour nous offrir plusieurs maisons situées sur une hauteur, en face de Gaffat, et qui avaient été préparées pour nous recevoir. Comme la maison de M. Rassam était plus petite, il profita de cela pour demander que l'empereur retirât le trône de sa chambre. Sa Majesté y consentit, bien qu'il eût garni la chambre de tapis, et recouvert les murs et le plafond de drap blanc. A cause de tous ces changements, nous nous figurâmes que nous étions là établis pour toute la saison des pluies. Le choléra et la fièvre typhoïde venaient de se manifester a Gaffat, et du matin an soir, j'étais constamment réclamé par des malades. L'un d'eux, la femme d'un Européen, me prit beaucoup de temps; elle eut d'abord une attaque de choléra, suivie de la fièvre typhoïde qui la mit aux portes du tombeau.

Dans la matinée du 25 juin, nous reçûmes l'ordre de l'empereur, M. Rassam, ses compagnons, les prêtres et quelques autres, de nous rendre à Debra-Tabor pour assister à une accusation politique. Les ouvriers européens, Cantiba Hailo et Samuel nous accompagnèrent. Arrivés à Debra-Tabor, nous fûmes surpris de n'être pas reçus avec la politesse habituelle, et d'être immédiatement conduits en présence de l'empereur; nous fûmes introduits dans une tente noire établie dans l'enceinte impériale. Nous pensâmes que cette accusation politique nous concernait, et nous étions assis depuis quelques minutes seulement, lorsque les ouvriers européens furent appelés par Sa Majesté. Ils revinrent bientôt après, suivis de Cantiba Hailo, de Samuel et d'un Aia-Négus (bouche du roi), porteurs du message impérial.

La première et la plus importante des accusations était celle-ci: «J'ai reçu une lettre de Jérusalem dans laquelle il est dit que les Turcs font des chemins de fer dans le Soudan pour attaquer mon royaume, de concert avec les Anglais et les Français.» La seconde accusation portait sur le même sujet; seulement, on ajoutait que M. Rassam devait avoir vu les chemins de fer et qu'il aurait dû en avertir Sa Majesté. La troisième accusation était celle-ci: «N'est-il pas vrai que les chemins de fer égyptiens sont construits par les Anglais?»

Quatrièmement: «N'avait-il pas donné une lettre au consul Cameron pour la reine d'Angleterre, et le consul n'était-il pas revenu sans réponse? M. Rosenthal n'avait-il pas dit que le gouvernement anglais s'était moqué de sa lettre?» Il y avait encore sept ou huit autres accusations, mais elles étaient insignifiantes et je ne m'en souviens pas. Peu de jours auparavant, un prêtre grec était arrivé de la côte porteur d'une lettre pour Sa Majesté: ces faits étaient-ils contenus dans cette lettre, ou bien était-ce seulement un prétexte inventé par Théodoros pour s'excuser des mauvais traitements qu'il avait l'intention d'infliger à ses hôtes innocents; c'est ce qu'il serait impossible d'affirmer. La conclusion du message accusateur était celle-ci: «Vous devez rester ici; Sa Majesté ne peut pas plus longtemps laisser vos armes entre vos mains, mais tous vos autres objets vous seront rendus.»

M. Rosenthal obtînt la permission de retourner à Gaffat pour voir sa femme, je fus autorisé à le suivre, à cause de l'état critique dans lequel se trouvait Madame Waldemeier. M. Rassam et les autres Européens demeurèrent dans la tente. M. Waldemeier, à cause de la maladie de sa femme, était resté à Gaffat; il fut effrayé lorsqu'il apprit nos contrariétés, craignant que cela ne privât sa femme des secours médicaux dont elle avait tant besoin dans l'état désespéré où elle se trouvait. Il me pria de retourner auprès d'elle, ne serait-ce qu'une heure, tandis qu'il courait à Debra-Tabor pour supplier Théodoros de me laisser avec lui jusqu'à ce que sa femme fût hors de danger. Madame Waldemeier était une fille de ce M. Bell que Théodoros aimait tant. Non-seulement il consentit à la demande de M. Waldemeier, mais il ajouta que si M. Bassani n'y voyait aucun inconvénient, il me permettrait de rester à Gaffat, les malades y étant nombreux, tandis qu'il exécuterait l'expédition qu'il avait projetée. Comme j'étais affaibli par une grande irritation d'entrailles et par une forte surexcitation, je fus enchanté de ce projet de me laisser rester Gaffat tout le temps de la saison des pluies. M. Bassani lui-même, le jour suivant, demandait à Théodoros que cette autorisation fût accordée, non-seulement à moi, mais aussi à quelques autres de nos compagnons. A cause de ma santé et de la position de M. Rosenthal, la permission nous fut accordée à tous les deux, mais elle fut refusée aux autres.

Nous nous attendions chaque jour à entendre dire que le camp avait été levé, mais Sa Majesté n'en faisait rien. Chaque jour Théodoros envoyait prendre des nouvelles de Madame Waldemeier et me faisait saluer. Il visita Gaffat deux fois pendant le peu de jours que je l'habitai, et dans plusieurs occasions m'envoya ses compliments et reçut mes salutations. M. Rassam et les autres Européens furent autorisés à venir nous voir à Gaffat; et quoique de temps en temps le nom de Magdala fût prononcé, cependant il nous semblait que l'orage s'était dissipé et nous espérions avant peu être tous réunis à Gaffat, et y passer en paix la saison des pluies.

Le 3 juillet un officier de Sa Majesté m'apporta les salutations de l'empereur, ajoutant que Sa Majesté devait venir inspecter les travaux et qu'il fallait que j'allasse au-devant de lui. Je me rendis à la fonderie et sur la route je rencontrai deux ouvriers de Gaffat qui s'y rendaient aussi. Un petit incident eut lieu, qui amena plus tard de terribles conséquences. Nous rencontrâmes l'empereur près de la fonderie marchant à la tête de son escorte: il nous demanda comment nous allions, et nous le saluâmes en ôtant nos chapeaux. Comme il repassait, les deux Européens avec lesquels j'avais fait la route, se couvrirent; sans songer combien Sa Majesté était susceptible pour tout ce qui concernait l'étiquette; je restai la tête découverte, quoique le soleil fût chaud et dangereux. Arrivé à la fonderie, l'empereur me salua encore cordialement; il examina pendant quelques minutes l'ébauche d'un fusil que ses ouvriers se proposaient de lui donner, et ensuite nous quitta. Dans la cour il passa près de M. Rosenthal, qui ne s'inclina pas, Théodoros ne s'informant pas de lui.

Comme l'empereur sortait de l'enceinte de la fonderie, un pauvre vieux mendiant lui demanda l'aumône en disant: «Mes seigneurs (gaitotsh) les Européens out toujours été bons pour moi. O mon roi, ne voulez-vous pas aussi soulager ma misère!» En entendant l'expression de seigneur, appliquée aux ouvriers, Théodoros entra dans une terrible colère: «Comment osez-vous appeler seigneur tout autre que moi? Frappez-le, frappez-le, par ma mort!» Deux individus de sa suite se précipitèrent sur le mendiant et se murent à le frapper de leurs bâtons; Théodoros criait toujours: «Frappez-le, frappez-le, par ma mort!» Le pauvre vieux impotent demandait grâce, avec une expression à fendre le coeur; mais sa voix allait s'affaiblissant toujours et au bout de quelques minutes nous n'eûmes devant nous qu'un cadavre étendu qui ne pouvait plus remuer ni prier. La byène rugissante cette nuit-là put se repaître, sans être troublée, de ses restes abandonnés.

Toutefois la rage de Théodoros ne fut point encore calmée; il s'avança de quelques pas, pais s'arrêtant il se retourna la lance en arrêt, les regards errants autour de lui; il était la personnification de la rage indomptable. Ses yeux rencontrèrent M. Rosenthal: «Saisissez-le!» s'écria-il. Immédiatement plusieurs soldats se ruèrent sur lui pour obéir an commandement impérial. «Saisissez l'homme qu'ils appellent le hakeem (médecin).» Aussitôt une douzaine de scélérats tombèrent sur moi et m'empoignèrent par les bras, l'habit, le pantalon, par tous les endroits qui offraient une prise. Théodoros s'adressa ensuite à M. Rosenthal en disant: «Ane que vous êtes, pourquoi m'appelez-vous le fils d'une pauvre femme? Pourquoi m'insultez-vous?» M. Rosenthal répondit: «Si je vous ai offensé, j'en demande pardon à Votre Majesté.» Pendant ce temps l'empereur brandissait sa lance d'une façon inquiétante, et je croyais à chaque instant qu'il allait nous transpercer. Je craignais que, aveuglé par la colère, il ne fut plus maître de lui-même, et je comprenais que si une fois il se laissait dominer par ses passions, c'en était fait de nous.

Heureusement pour nous Théodoros se tourna vers les ouvriers européens, les insultant dans des termes grossiers; «Vils esclaves! ne vous ai-je pas envoyé de l'argent? Qui êtes-vous que vous vous donniez le titre de seigneurs? Prenez garde!» Puis, s'adressant aux deux ouvriers que j'avais rencontrés sur la route de la fonderie, il leur dit: «Vous êtes fiers! qui êtes-vous? Des esclaves! des l'eûmes! des ânes galeux! vous vous couvrez la tête en ma présence! est-ce que vous ne me voyez pas! Le hakeem n'est-il pas resté la tête découverte? Pauvres créatures que j'ai enrichies!» Se tournant alors de mon côté et voyant qu'une douzaine de soldats m'avaient saisi, il leur cria: «Laissez-le aller; amenez-le-moi.» Tous me lâchèrent hormis un seul, qui me conduisit devant l'empereur. Il me demanda alors: «Connaissez-vous l'arabe?» Quoique je comprisse un peu cette langue, je pensai qu'il était plus prudent, vu les circonstances, de répondre négativement. Alors il commanda à M. Schimper de traduire ce qu'il allait dire: «Vous, hakeem, vous êtes mon ami. Je n'ai rien a dire contre vous; mais les autres m'ont insulté et vous allez venir avec moi pour assister a leur jugement.» Il commanda ensuite à Cantiba Hailo de me donner sa mule, il monta à cheval, moi et M. Rosenthal allant à sa suite; ce dernier à pied, traîné sur toute la route par les soldats qui l'avaient saisi.

Aussitôt après notre arrivée à Debra-Tabor, l'empereur envoya l'ordre à M. Rassam, de venir avec les autres Européens; il avait quelque chose à leur dire. Théodoros s'assit sur un rocher à environ trente pas en face de nous; entre lui et nous se tenaient quelques officiers supérieurs et derrière nous une ligne pressée de soldats. Il était toujours en colère, faisant sauter des pointes de rocher avec l'extrémité de sa lance, et crachant constamment entre chaque parole. Il s'adressa une fois à M. Stern et lui demanda: «Est-ce d'un chrétien, d'un païen ou d'un juif, quand vous m'insultez? Quand vous avez écrit votre livre, par quelle autorité l'avez-vous fait? Ceux qui m'ont insulté en votre présence, étaient-ils mes ennemis ou les vôtres? Pourquoi ont-ils dit du mal de moi devant vous?» etc. Puis il dit à M. Rassam: «Vous aussi vous m'avez manqué de respect. «Moi?» répondit M. Rassam. «Oui! quatre fois. Premièrement, vous avez lu le livre de M. Stern, dans lequel je suis insulté; secondement vous ne m'avez pas réconcilié avec les prisonniers, lorsque vous avez voulu les faire partir du pays; troisièmement: votre gouvernement permet aux Turcs de garder Jérusalem, qui est mon héritage. La quatrième accusation je l'ai oubliée.» Il demanda ensuite à M. Rassam s'il savait que Jérusalem lui appartenait, et que les couvents abyssiniens avaient été pris par les Turcs. En vertu de sa descendance de Constantin et d'Alexandre le Grand, l'Inde et l'Arabie lui appartenaient. Il fit encore plusieurs autres folles questions. Enfin il dit à Samuel qui était l'interprète «Que diriez-vous si je chargeais de chaînes vos amis?» «Rien,» répondit Samuel; «n'êtes-vous pas le maître?» Des chaînes avaient été apportées, mais cette réponse l'avait calmé. Il s'adressa alors à l'un des chefs et lui dit: «Pouvez-vous surveiller ces gens dans la tente?» L'autre, qui savait ce qu'il fallait répondre, lui dit: «Majesté, la maison vaudrait mieux.» Il donna alors des ordres pour que nos effets nous fussent envoyés de la tente noire à la maison attenant à la sienne, et nous reçûmes l'ordre de nous y transporter.

La maison qui nous était destinée, servait primitivement de pied-à-terre: elle était bâtie en pierre, entourée d'une grande verandah, et fermée seulement par une petite porte sans fenêtre ni aucune autre ouverture. Ce ne fut que lorsqu'on eut allumé plusieurs bougies que nous pûmes nous reconnaître an milieu des profondes ténèbres qui régnaient en ce lieu, ce qui rappela, à mon souvenir, plusieurs scènes du drame terrible de Calcutta: La Caverne noire. Quelques soldats apportèrent nos couches, et une douzaine de gardiens s'assirent près de nous, tenant dans leurs mains des chandelles allumées. L'empereur nous envoya plusieurs messages. M. Rassam en prit occasion pour se plaindre amèrement des mauvais traitements qu'il nous infligeait. Il dit: «Dites à Sa Majesté que j'ai fait tout mon possible pour établir de bons rapports entre ma patrie et lui; mais lorsque les événements d'aujourd'hui seront connus, quelles qu'en soient les conséquences, le blâme n'en retombera pas sur moi.» Théodoros nous renvoya ces paroles: «Que je vous traite bien ou que je vous traite mal, cela revient au même; mes ennemis diront toujours que je vous ai maltraités; ainsi cela ne fait rien.»

Un peu plus tard, nous fûmes troublés par un message de l'empereur, nous faisant savoir qu'il ne pouvait être indifférent au bien-être de ses amis et qu'il viendrait nous voir. Quoi que nous fissions pour le dissuader d'une telle démarche, il arriva bientôt accompagné par quelques esclaves, portant de l'arrack et du tej. Il nous dit: «Ce soir, ma femme me disait de ne pas sortir, mais je ne voulais pas que vous fussiez fâchas, et je suis venu boire avec vous.» A ces mots, il nous présenta de l'arrack et du tej, et nous donna lui-même l'exemple.

Il fut calme et très-sérieux, bien qu'il voulût paraître gai. Il resta environ une heure causant de choses insignifiantes: le pape de Rome fit le principal sujet de la conversation. Entre autres choses, il nous dit: «Mon père était fou, et quoique mon peuple ait dit quelquefois que j'étais fou moi-même, je ne l'ai jamais cru; mais maintenant je crois que je le suis.» M. Rassam répliqua: «Je vous en prie, ne dites pas de semblables choses.» Sa Majesté reprit: «Oui, oui, je suis fou.» Un instant après, il nous dit en nous quittant: «Ne vous arrêtez pas à la forme, et ne tenez pas compte de ce que je vous dis devant mon peuple, mais regardez à mou coeur. J'ai un motif pour cela.» En partant, il donna l'ordre aux gardes de s'établir dehors et de ne point nous déranger. Bien que depuis nous l'ayons vu une ou deux fois à une certaine distance, cependant ce fut la dernière conversation que nous eûmes avec lui.

Les deux jours que nous passâmes dans la caverne noire à Debra-Tabor, tous réunis, obligés d'avoir des chandelles allumées nuit et jour, dans l'angoisse de l'incertitude de notre avenir, furent certainement des jours de torture morale et physique. Nous reçûmes avec joie l'annonce que nous allions être changés; toute alternative était préférable à notre position actuelle; que nous fussions enfermés dans une vieille tente, laissant couler la pluie, ou bien que nous fussions enchaînés dans un amba, tout valait mieux que ce sombre emprisonnement, privé de tout comfort, même de la chère clarté du jour.

A midi, le 5 juillet, nous fûmes informés que Sa Majesté était déjà partie, et que notre escorte attendait l'ordre du départ. Nous étions tous réjouis à la pensée de respirer l'air frais, et d'admirer les champs couverts de verdure et illuminés par un brillant soleil. Nous ne nous fîmes pas répéter deux fois l'ordre de partir, nous ne donnâmes pas même une pensée aux inconvénients du voyage, tels que la pluie, la boue, etc., etc. Le premier jour, nous ne fournîmes qu'une petite course, et nous campâmes sur un plateau appelé Janmeda, à quelques milles an sud de Gaffat. Le lendemain matin, de bonne heure, l'armée se mit en marche, mais nous attendîmes à l'arrière-garde trois heures avant de recevoir l'ordre de marcher. Théodoros, assis sur un rocher, avait commandé à toutes ses forces, y compris sa suite, de prendre les devants, et comme nous, exposé à la pluie qui tombait et paraissant plongé dans des pensées profondes, il contemplait les différents corps de son armée à mesure qu'ils passaient devant lui. Nous étions sévèrement surveillés; plusieurs chefs, et les hommes qu'ils commandaient, nous gardaient jour et nuit, un détachement marchait en tête, un autre suivait et un grand nombre de soldats ne nous perdaient jamais de vue.

Nous fîmes halte, cette après-midi, dans une grande plaine, près d'une éminence appelée Kulgualiko, sur laquelle s'élevaient les tentes impériales. Le lendemain, on adopta le même mode de départ et après avoir voyagé toute la nuit, nous nous reposâmes à Aïbankab, an pied du mont Guna, le pic le plus élevé du Begember, très-souvent couvert de neige dans la saison pluvieuse.

Nous passâmes la journée du 8 à Aïbankab. Dans l'après-midi, Sa Majesté nous fit inviter à gravir la colline où il était établi, afin de contempler le sommet couvert de neige du Guma, ne pouvant, de notre position basse, jouir d'une belle vue. Quelques messages polis furent échangés, mais nous ne vîmes pas l'empereur.

Le 9, de bonne heure, Samuel, notre balderaba, nous fut envoyé. Il s'arrêta longtemps, et, à son départ, il nous avertit que nous marcherions en tête et que nos effets embarrassants nous seraient envoyés plus tard, que nous ne prendrions avec nous que quelques articles indispensables, que les soldats de notre escorte et nos mules nous porteraient. Plusieurs officiers de la maison de l'empereur, pour lesquels nous avions eu quelques politesses, vinrent nous souhaiter le bonjour, nous regardant avec tristesse, l'un d'eux même avec des larmes dans les yeux. Quoique nous ne connussions point notre destination, nous soupçonnions tous que Magdala et les chaînes seraient notre lot.

Bitwaddad-Tadla et les hommes qu'il commandait furent dès lors chargés de nous garder. Nous nous aperçûmes bientôt que nous étions traités plus sévèrement; un ou deux soldats à cheval avaient la garde spéciale de chacun de nous, fouettant les mules lorsqu'elles n'allaient pas assez vite, ou courant, en tête de l'escorte, pour attendre l'arrivée de ceux qui étaient moins bien montés. Nous fîmes une très-longue étape ce jour-là, de neuf heures après-midi à quatre heures avant midi, sans une seule halte. Les soldats qui portaient une partie de nos effets arrivèrent bientôt après nous, mais les mules chargées des bagages n'arrivèrent qu'au coucher du soleil et mortes de fatigue. N'ayant rien à manger, nous tuâmes un mouton et le fîmes griller devant le feu, à la façon abyssinienne; affamés et fatigués comme nous l'étions, il nous parut que c'était le repas le plus exquis que nous eussions jamais fait.

Au lever du soleil, le lendemain matin, nos gardes nous avertirent de nous tenir prêts, et quelques instants plus tard nous étions en selle.

Notre route se dirigeait vers l'est-sud-est. Quelles qu'eussent été nos espérances jusqu'alors sur notre destinée, elles étaient évanouies; les premiers prisonniers connaissaient trop bien le chemin de Magdala pour avoir aucun doute là-dessus. Le commencement de la journée ne fut qu'une facile ascension dans un pays populeux et bien cultivé; mais le 10, le pays prit un aspect sauvage, envoyait ça et là quelques villages; de sombres touffes de cèdres embellissaient les sommets des collines éloignées, et annonçaient la présence de quelque église. Le paysage était beau et certainement plein d'attrait pour un artiste, mais pour des Européens, traînés comme du bétail par des barbares, les montées abruptes et les profondes vallées n'avaient aucun charme. Après quelques heures de marche, nous arrivâmes en face d'un précipice à pic (plus de 1,500 pieds de hauteur et pas plus d'un quart de mille de largeur), que nous devions descendre et remonter, afin d'atteindre le plateau voisin. Nous marchâmes encore environ deux heures et nous atteignîmes les portes de Begember. En face de nous s'élevait le plateau du Dahonte, à environ deux milles de distance, mais nous avions à monter une côte plus rapide encore que celle que nous laissions derrière nous, et un abîme plus profond aussi à passer pour atteindre cette colline. La vallée du Jiddah, affluent du Nil, était entre nous et notre lieu de halte. C'était comme un mince fil d'argent, que nous voyions courir au-dessous de nous dans un espace étroit entre les colonnes basaltiques du Begember oriental, dont le sommet s'élève à trois mille pieds. Nous achevâmes notre course, fatigués et n'en pouvant plus.

Cette nuit-là, nous stationnâmes à Magot, sur la première terrasse du plateau du Dahonte, environ à 500 pieds du sommet de la montagne. Notre tente fut là en même temps que nous, nos serviteurs apportaient quelques provisions, et nous nous arrangeâmes pour faire un frugal repas; mais nos bagages arrivèrent trop tard, et nous nous vîmes obligés de coucher sur la terre nue ou sur des peaux. Ce fut cinq jours après notre arrivée à Magdala que l'autre partie de nos bagages nous atteignit. Jusque-là nous ne pûmes changer d'habits, et nous n'eûmes rien pour nous défendre contre le froid des nuits de la saison des pluies. Dans la matinée du 11, de bonne heure, nous continuâmes notre ascension, et nous arrivâmes enfin sur le magnifique plateau du Dahonte. Cette petite province n'est qu'une plaine d'environ douze milles de diamètre, couverte, à l'époque de notre voyage, de produits différents et de magnifiques prairies, où paissaient des milliers de têtes de bétail et où les mules, les chevaux et d'innombrables troupeaux se montraient à chaque pas. De tous côtés, à l'horizon de cette plaine, s'élèvent de petites collines qui sont garnies de leur pied à leur sommet, de nombreux villages charmants et bien bâtis. Le Dahonte est certainement la province la plus fertile et la plus pittoresque que j'aie rencontrée en Abyssinie.

Vers midi, nous arrivions à l'extrémité est du plateau, et là devant nous, apparut un de ces abîmes imposants, comme nous en avions déjà rencontré deux fois depuis notre départ de Debra-Tabor. Nous n'étions pas du tout réjouis à la pensée d'avoir à le descendre, pour passer à gué le large et rapide Bechelo, et de grimper encore le précipice opposé, véritable muraille, pour compléter notre étape de la journée. Heureusement nos mules étaient si fatiguées que le chef de notre garde décida de s'arrêter pour la nuit à mi-côte, dans un des villages qui sont perchés sur les différentes terrasses du ces montagnes basaltiques. Le 12, nous continuâmes notre descente, nous traversâmes le Bechelo et fîmes l'ascension du plateau opposé, le Watat, où nous arrivâmes à onze heures du soir. Là, nous fîmes une bonne halte et nous partageâmes un frugal déjeuner envoyé par le chef de Magdala à Bitwaddad-Tadla, qui gracieusement nous en fit part.

De Watat à Magdala la route est une plaine inclinée, descendant constamment et graduellement à travers les plateaux élevés de la province de Wallo. Ce fut la fin de notre voyage, Magdala étant sur les limites de cette province. L'Amba, avec ses quelques montagnes isolées, perpendiculaires et coupées à pic comme des murailles de basalte, semble une miniature des provinces du Dahonte et du Wallo, ou quelque portion détachée de la gigantesque masse voisine.

La route, en approchant de Magdala devient abrupte, il faut traverser encore une on deux collines en forme de cônes pour y arriver. Magdala est bâtie sur deux hauteurs, séparées par le petit plateau d'Islamgie, les deux cônes sont distants seulement d'une centaine de pieds. La pointe nord est la plus élevée, mais à cause de l'absence d'eau et du peu d'espace, elle n'est pas habitée. C'est à Magdala que se trouve la plus importante forteresse de Théodoros, qui renferme ses trésors et sa prison.

A Islamgee, l'ascension devint plus pénible; cependant, nous pûmes arriver à la seconde porte en demeurant sur selle. Comme nous n'avions plus du tout à descendre, mais que nous étions obligés, à cause de l'ascension, de quitter nos mules, nous les abandonnâmes et allâmes à pied tous les quatre, laissant les bêtes trouver leur chemin comme elles pouvaient; nous n'avions pu faire cela à la montée du Bechelo et du Jiddah. Le trajet de Watat à Magdala se fait généralement en cinq heures, mais nous en mimes près de sept, parce que nous faisions de fréquentes haltes, des messagers allant et venant de notre escorte à l'Araba. Plusieurs des chefs de la montagne vinrent à la rencontre de Bitwaddad-Tadla. C'était sans doute afin d'examiner notre lettre de cachet. Enfin, un à un, comptés comme des moutons, nous franchîmes la porte, et nous fûmes conduits dans an espace ouvert en face de l'habitation impériale. Là, nous rencontrâmes le ras (la tête de la montagne) et les six chefs supérieurs, qui président toujours avec lui le conseil dans les affaires de haute importance.

Aussitôt qu'ils eurent salué le Bitwaddad, ils se retirèrent un peu à l'écart, ainsi que Samuel, afin de se consulter. Au bout de quelques minutes, Samuel nous appela, et accompagnés par les chefs, escortés de leurs inférieurs, nous fûmes conduits dans une maison située près de l'enceinte impériale. Un feu y était allumé. Fatigués et abattus, la perspective d'un abri, après plusieurs jours passés à la pluie, nous réjouit, malgré nos malheurs, et lorsque les chefs se furent retirés, laissant des gardes à la porte, nous nous mîmes à causer, à fumer et à dormir près du feu, oubliant entièrement que nous étions les victimes innocentes d'une infâme trahison. Deux maisons furent mises à notre disposition. L'une d'elles nous fut désignée pour y coucher et nous servir particulièrement d'habitation, et l'autre fut destinée aux domestiques et regardée comme notre cuisine.

XI

Notre première maison à Magdala.—Le chef a une petite affaire avec nous.—Impressions d'un Européen chargé de chaînes.—L'opération décrite.—La toilette du prisonnier.—Comment nous vivions.—Défection de notre premier messager.—Comment nous obtînmes de l'argent et des lettres.—Un journal à Magdala.—Une saison des pluies dans le Gedjo.

Il faisait complètement nuit à notre arrivée, la veille au soir. Notre première affaire, le lendemain matin, fut d'examiner notre demeure. Elle consistait en deux buttes circulaires, entourées d'une forte haie épineuse attenante à l'enceinte impériale. La plus grande était dans un mauvais état, et comme le toit, au lieu d'être appuyé sur un pilier central, était supporté par une douzaine de colonnes latérales, formant ainsi plusieurs petites cases, nous la destinâmes à nos serviteurs et à notre balderaba Samuel. Celle que nous gardâmes pour nous avait été bâtie par Ras-Hailo, lorsqu'il était le favori de Théodoros, mais qui depuis était tombé en disgrâce. Ras-Hailo ne fut pas mis dans les fers pendant qu'il habitait cette maison, et même, au bout de peu de temps, il avait été pardonné par son maître et élu chef de la Montagne; mais Théodoros, quelque temps après, lui retira encore son commandement, le priva de sa confiance et l'envoya à la prison commune, enchaîné comme tous les autres prisonniers. Pour une maison abyssinienne, cette hutte n'était pas mal bâtie; le toit était le mieux construit que j'aie vu dans tout le pays; il était fait de bambous tressés, arrangés et assujettis par des cercles de la même matière. Lorsque Ras-Hailo eut été envoyé en prison, sa maison fut offerte au favori du jour, Ras-Engeddah; mais, selon la coutume, Théodoros s'en servit pour loger ses hôtes anglais.

Pour nous tous, elle était petite; nous étions huit, et cette demeure ne pouvait contenir commodément que quatre personnes. Les soirées et les nuits étaient cruellement froides, et le feu occupant le centre de la chambre, quelques-uns d'entre nous étaient couchés la moitié du corps dans la chambre, et l'autre moitié dans un enfoncement humide. Tout d'abord nous sentîmes amèrement notre triste position. La saison des pluies était arrivée, et chaque jour la voix de l'orage se faisait entendre. Plusieurs d'entre nous (M. Prideaux entre autres et moi-même) ne pouvions même pas changer de vêtements, et, couchés, nous n'avions rien pour nous couvrir et nous garantir du froid si aigu pendant la nuit. Je me souviendrai toujours de la conduite charitable de Samuel qui, imitant le bon Samaritain, vint me couvrir de l'un de ses shamas.

Nous avions bien quelque argent, mais nous ne savions comment nous procurer quoi que ce fût. On nous annonça que des provisions avaient été envoyées des greniers impériaux; les premiers captifs anglais souriaient à ces paroles, sachant par une amère expérience que les prisonniers de l'Amba de Magdala étaient regardés comme devant donner et ne jamais recevoir. L'avenir prouva que leurs prévisions étaient justes: nous ne reçûmes rien qu'une jarre de tej du gouverneur qui, en toute occasion, se proclamait hautement notre ami; je crois qu'il s'imagina même que ce tej était pour lui, car à chaque instant il en buvait avec ses camarades. Nous reçûmes aussi, un jour de fête, deux vaches maigres à l'air affamé, et desquelles, je puis le dire, je refusai le moindre morceau.

Pour un Européen accoutumé à trouver sous la main tous les objets nécessaires à la vie, il peut paraître invraisemblable que dans toute l'Abyssinie il ne se trouve pas une seule boutique pour acheter quoi que ce soit; et c'est un fait vrai cependant. Nous avions pour nous un boucher et un boulanger, et pour ce qui est des provisions d'épiceries, nous nous adressions à eux. Notre nourriture était abominablement mauvaise; les moutons que nous achetions étaient un peu meilleurs que les chats de Londres, et comme on ne trouve pas, dans tout le pays, d'autre moulin à farine que ceux des boulangers, nous fûmes obligés d'acheter du grain, de le battre pour en chasser la balle, et de l'écraser entre deux pierres, non pas avec les grosses meules plates de l'Inde ou de l'Egypte, mais sur de petits fragments de rochers creusés, où le grain est réduit en farine, au moyen d'une espèce de caillou grand et lourd que l'on tient dans la main. C'était bien le pain amer de la vengeance! Etant dans la montagne, nous pouvions acheter des oeufs et de la volaille; mais comme les premiers étaient toujours gâtés lorsqu'on nous les livrait, nous en fûmes bientôt dégoûtés, et quoique nous eussions aimé à varier notre nourriture au moyen de volailles, leur maigreur les aurait fait rejeter de tout le monde. A cause de la saison des pluies, nous ne pouvions qu'à grand'peine nous procurer un peu de miel. Nous pouvions bien nous fournir de café en tout temps, mais nous n'avions pas de sucre; et pris sans lait ou avec du lait fumé, c'était une boisson si amère et si répugnante, que, au bout d'un certain temps, nous préférâmes nous en passer. Voici les détails du luxe de table que nous eûmes pendant toute notre captivité: un pain grossier, fort mal préparé, que l'on eût dit fait avec du verre pilé, et des plats qui revenaient toujours les mêmes: du mouton coriace, quelques vieux coqs, du beurre rance et du café amer. Le thé, le sucre, le vin, le poisson, les légumes, etc., etc., c'étaient choses impossibles à trouver même avec de l'argent. La mauvaise qualité et l'uniformité de notre nourriture n'étaient rien encore devant la perspective que nous avions de mourir de faim. Quelque grossières et insuffisantes que fussent ces choses, elles devaient nous manquer, dès que nous n'aurions plus d'argent.

J'étais très-mal vêtu. Avant de quitter Debra-Tabor, j'avais eu la pensée de laisser mes effets aux soins des gens de Gaffat, et je n'avais pris avec moi que ce qui était indispensable pour la route. Mon unique paire de souliers, portée à la pluie, au soleil, dans la boue, était littéralement percée à jour; ils étaient tellement roidis, qu'ils me firent aux pieds une blessure qui mit plus d'un mois à guérir; aussi jusqu'à l'arrivée de l'un de mes serviteurs, plusieurs mois plus tard, je marchai, ou plutôt je me traînai les pieds nus.

La vie en commun avec des hommes d'habitudes et de goûts différents est vraiment pénible. Nous étions huit Européens, grouillant tous dans un petit espace qui nous servait à la fois d'antichambre, de salle à manger et de dortoir; la plupart étrangers les uns aux autres, et unis seulement par une commune infortune. L'adversité est peu propre à améliorer les caractères; au contraire, elle nuit aux rapports sociaux; c'est tout an plus si l'éducation et la naissance vous apprennent à supporter et à accepter les plus grandes difficultés. Nous redoutions sur toutes choses cette familiarité qui se glisse si naturellement entre des hommes d'une position sociale tout à fait différente et vous expose à entendre des expressions grossières et avilissantes. Nous devions vivre sur un pied d'égalité avec l'un des premiers serviteurs du capitaine Cameron. Nous eussions été tranquilles, si une partie de la nuit n'eût été employée à parler, et si chacun de nous eût voulu pardonner silencieusement les défauts de ses camarades, sachant bien qu'il pouvait avoir besoin de la même indulgence.

Une compagnie de soldats d'environ quinze à vingt hommes arrivaient chaque soir, un peu avant le crépuscule, et plantaient une petite tente noire de l'autre côté de notre porte. Comme il pleuvait souvent la nuit, la plus grande partie des soldats demeuraient dans la tente; deux ou trois seulement, qui étaient censés veiller, sortaient pour dormir sons la partie du toit formant auvent. Ils ne nous dérangeaient jamais, et si nous sortions dans la nuit, ils surveillaient seulement où nous allions, mais ne nous suivaient jamais. A cette époque, nous avions quatre gardes, dont deux remplissaient leur office en se promenant devant la porte de notre enceinte. Ces hommes ne furent jamais changés pendant notre séjour; nous n'eûmes pas lieu d'être satisfaits de leur façon d'agir; il n'y eut qu'une exception. Nos gardiens de jour n'étaient que des scélérats poltrons et des espions dangereux.

Nous avions déjà passé trois jours à Magdala, et nous commencions à espérer que notre disgrâce se bornerait à un simple emprisonnement, lorsque environ vers midi, le 16, nous aperçûmes le chef, accompagné d'une nombreuse escorte, se dirigeant vers notre prison. Samuel fut appelé, et une longue conversation eut lieu entre lui et le chef de l'autre côté de la porte. Nous ignorions encore ce qui se passait, et nous commencions à être inquiets, lorsque Samuel revint vers nous avec une physionomie sérieuse, et nous dit que nous devions rentrer dans la chambre, que l'officier avait à faire quelque petite chose avec nous. Nous obéîmes et, au bout de quelques instants, le ras (le chef de la montagne), cinq membres du conseil et huit ou dix autres personnes entrèrent aussi. Le ras et les chefs principaux, tous armés jusqu'aux dents, s'établirent dans la chambre; les autres demeurèrent dehors. La conversation abyssinienne ordinairement consiste en grands témoignages de religion et force expressions dévotes; à chaque minute, les noms de Dieu et du Seigneur sont répétés et pris en vain. J'étais assis près de la porte, et la conversation m'intéressant peu, je regardais la foule mêlée du dehors, lorsque tout d'un coup j'aperçus deux ou trois hommes portant d'énormes chaînes. Je les montrai à M. Bassam et lui demandai s'il croyait qu'elles nous fussent destinées; il s'adressa en arabe, à ce sujet, à Samuel, et sur la réponse affirmative de ce dernier, nous comprîmes quel avait été le sujet de la longue consultation entre le chef et Samuel.

Le ras alors mit fin à la conversation insignifiante qu'il avait tenue depuis son arrivée, et nous informa, dans des termes mesurés et polis, que c'était l'usage d'enchaîner tous les prisonniers envoyés dans ce lieu; il n'avait reçu aucune instruction de l'empereur; mais il en verrait un messager à Théodoros pour l'informer qu'il nous avait mis dans les fers, et il ne doutait nullement que son maître n'expédiât aussitôt l'ordre de nous les enlever; en attendant nous devions nous soumettre aux lois de l'Amba; il regrettait bien, ajouta-t-il, d'être obligé de nous enchaîner. Le pauvre homme nous voulait réellement du bien; il avait une voix douce, et, pour un Abyssinien, des manières comme il faut; il croyait que Théodoros regrettait déjà l'ordre inutile et cruel qu'il avait donné, et que peut-être, il saisirait l'occasion qu'il lui offrait et donnerait contre-ordre. Je dois ajouter ici que, quelques mois plus tard, le pauvre ras fut accusé d'avoir une correspondance avec le roi de Shoa, qu'il fut mis dans les fers an camp, où il mourut bientôt après des tortures qui lui furent infligées.

Les chaînes furent apportées, et la grande affaire du jour commença. Les uns après les autres, nous eûmes à subir l'opération, les premiers captifs étant les premiers servis et favorisés des chaînes les plus lourdes. A la fin mon tour arriva. L'on me fit asseoir par terre, je retroussai mes pantalons, et je plaçai ma jambe droite sur une pierre mise là à cet effet. L'un des anneaux fut alors posé sur ma jambe, à deux pouces environ de la cheville droite, et alors un grand marteau tomba sur le fer dur et froid: chaque coup vibrait dans le membre tout entier, et lorsque le marteau ne tombait pas d'aplomb, l'anneau de fer frappait contre l'os et me causait une douleur plus aiguë. Il fallut environ dix minutes pour fixer convenablement le premier anneau. Il fut travaillé jusqu'à ce qu'il n'y eût que l'épaisseur d'un doigt entre l'anneau et la jambe; alors les deux bouts se croisant l'un sur l'autre furent encore martelés jusqu'à ce qu'ils se joignirent parfaitement. L'opération fut ensuite pratiquée à la jambe gauche. Je craignais toujours que le noir forgeron, venant à manquer le fer, ne me broyât la jambe. Tout d'un coup, je sentis comme si le membre était écrasé; l'anneau s'était cassé juste quand l'opération allait finir. Pour la seconde fois, je dus subir le travail du martelage; mais cette fois, les fers furent rivés à l'entière satisfaction du forgeron et du chef.

On me dit alors que je pouvais me lever et aller m'asseoir; mais la chose n'était point facile; n'ayant jamais, pour mon compte, pratiqué ce nouveau système de locomotion, je ne pus faire seulement que trois on quatre pas. Cependant, je souffrais personnellement et je sentais profondément l'humiliation à laquelle nous étions soumis; mais je n'aurais pas voulu que les officiers de l'homme qui nous traitait de la sorte, pussent croire que nous souffrions dans notre amour-propre. Aussi, bondissant sur mes jambes, j'élevai mon bonnet et m'écriai à leur grand étonnement: «God save the queen!»(Dieu sauve la reine!) et m'en fus riant et chantant, comme si j'étais parfaitement heureux. Comme chaque détail de notre vie était rapporté à Théodoros, mon mépris pour ses chaînes devint public, et il en fut informé; mais il ne mentionna la chose que vingt et un mois plus tard, en y faisant allusion dans une conversation avec M. Waldemeier, auquel il dit que nous nous étions tous laissé enchaîner sans dire une parole; que même M. Rassam avait souri; mais que le docteur et M. Prideaux avaient subi les fers avec colère.

Après l'opération, et lorsque chaque assistant de cette scène nous eut fait la politesse d'un: «Que Dieu les ouvre!» le messager que les chefs voulaient envoyer à Théodoros (un quidam du nom de Léh, grand espion et confident de l'empereur, le même qui avait apporté nos lettres de cachet) fut introduit pour recevoir les messages que M. Rassam pourrait désirer envoyer à Sa Majesté. Celui-ci, en termes mesurés et polis, se plaignit de la trahison de l'empereur, et rejeta sur lui la responsabilité des conséquences d'un traitement si injuste qui pouvait amener de terribles représailles. Malheureusement, Samuel, toujours craintif et tremblant que des chaînes ne lui fussent aussi réservées, refusa d'interpréter ce discours, et n'envoya que les compliments ordinaires.

Lorsque nos geôliers furent, sortis, nous nous regardâmes les uns les autres, et nous nous trouvâmes si drôles, que, malgré notre chagrin, nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire. Les chaînes consistaient en deux lourds anneaux, joints ensemble par trois autres plus petits, ayant juste une main ouverte d'un anneau à l'autre; nous les portâmes bien près de vingt-deux mois! D'abord, nous ne pûmes pas marcher; nos jambes étaient brisées et meurtries par suite du ferrement, et le fer, portant sur les chevilles, nous causait une telle douleur, que nous fûmes obligés d'introduire pendant le jour des bandages sous les chaînes. La nuit, je les enlevais, à cause de la constante pression qu'ils produisaient sur la circulation, et qui faisait enfler nos pieds; nous sentions encore plus le poids la nuit que le jour. Il nous semblait que nos jambes ne pourraient jamais être soulagées; nous ne pouvions les remuer et lorsque, en dormant, nous nous retournions d'un côté ou de l'antre, les chaînons, en heurtant l'os de la jambe, nous causaient une douleur si vive que nous nous éveillions subitement. Bien qu'au bout d'un certain temps nous nous y fussions accoutumés et que nous pussions nous promener autour de notre enceinte plus commodément, cependant encore, de temps en temps, nous étions obligés de prendre du repos des journées entières, sans quoi, nos jambes s'enflaient et de petites plaies se formaient sur la partie de l'os la plus exposée an frottement des fers. Plusieurs mois même après que les fers m'eurent été ôtés, mes jambes étaient plus faibles qu'auparavant, mes chevilles plus amincies et mes pieds enflés.

Le soir où nous fûmes chargés de chaînes, nous dûmes couper nos pantalons sur le côté, afin de pouvoir les ôter. Pendant leur première captivité à Magdala, MM. Cameron, Stern et les autres prisonniers portaient des jupons ou des caleçons, à la façon indigène, qu'on leur avait enseigné à passer entre les jambes et les chaînes. Mais nous n'avions pas des vêtements semblables sous la main pour faire comme eux, et même, vu l'état de souffrance de nos jambes, il n'aurait pu être question de passer sous les anneaux la plus fine batiste. La nécessité, dit-on, est la mère de l'industrie: dans cette occasion, j'inventai les pantalons à la Magdala. En ôtant les miens ce même jour, je les ouvris tout le long de la couture extérieure, et ramassant tous les boutons que je pus trouver, je les cousis d'un côté, tandis que je faisais de l'autre des boutonnières aussi rapprochées que mes ressources me le permettaient. Peu de semaines après, j'étais capable, aidé d'un indigène, de passer sous les anneaux des caleçons de calicot, et comme mes jambes se désenflaient, je pus mettre par-dessus mes pantalons en drap fin d'Abyssinie. Telle est la force de l'habitude, qu'à la fin, je quittais et mettais mes pantalons aussi facilement que si mes jambes eussent été libres.

Ne sachant que faire, nous allions habituellement nous coucher de bonne heure. Nous entendîmes le soir de l'opération une discussion an dehors de notre hutte entre Samuel et le chef, de garde cette nuit, nommé Mara, descendant d'un Arménien et grand admirateur de Théodoros. Samuel entra enfin, et nous dit qu'il s'était efforcé de persuader l'officier de ne point nous déranger, mais qu'il insistait pour examiner nos chaînes et se convaincre qu'elles étaient comme elles devaient. Nous refusâmes d'abord de subir cette inspection; nous ne consentîmes qu'afin de nous débarrasser de cet homme, et nous nous mîmes à secouer nos chaînes sous le shama qui nous servait de couverture, à mesure qu'il passait devant nous.

Nous nous attendions à demeurer an moins six mois à Magdala; il fallait donner le temps aux nouvelles d'arriver eu Angleterre, et aussi le temps de venir aux troupes qu'on expédierait pour nous mettre en liberté et punir le despote. M. Rassam fit tout ce qu'il put, par l'entre-mise de Samuel, pour obtenir quelques huttes de plus, si nécessaires à notre commodité. Samuel parla an ras et aux autres chefs, qui consentirent à nous donner une petite hutte et deux godjos lorsqu'ils auraient assez rassemblé de bois pour construire une nouvelle enceinte. Le godjo est une espèce de petite cabane, dont le toit est fait de bouts de tiges liées ensemble à leur extrémité, et tout entières recouvertes de paille. En attendant, on persuada à deux d'entre nos compagnons, Piétro et M. Ecrans, d'aller s'établir à la cuisine, où ils auraient plusieurs chambres et nous laisseraient ainsi plus d'espace.

Notre première pensée, en arrivant à Magdala, avait été de communiquer la nouvelle à nos amis et au gouvernement; une fois que nous eûmes été enchaînés, nous comprîmes que chaque heure perdue était une journée ajoutée à notre misère et à notre discomfort, et que nous ne devions perdre aucun temps pour envoyer un fidèle messager à Massowah. Il nous était très-difficile d'écrire, mais surtout dans le commencement, où nous redoutions Samuel. Plus tard, nous fûmes plus habitués à tout ce qui concernait nos envoyés. Toute la contrée jusqu'au Lasta était soumise encore à Théodoros, et nous étions obligés d'être très-circonspects dans nos expressions, dans le cas où la dépêche tomberait entre les mains d'un chef ou lui serait envoyée. Le 18, notre paquet était prêt; mais, chose étonnante, ce fut la seule fois que la manière d'envoyer notre lettre nous inquiéta. Nous ne pouvions nous confier qu'à un homme qui eût demeuré quelque temps avec nous. A la fin, nous nous souvînmes d'un vieux serviteur de M. Cameron, qui avait été autrefois, en plusieurs circonstances, employé comme délégué, et nous fixâmes notre choix sur lui. C'était un bon homme, un marcheur de première force, mais très-querelleur, et capable de tout pour contrarier son adversaire. Pour le guider, à travers le pays rebelle, nous obtînmes le serviteur d'un prisonnier politique, Dejutch Maret; ils devaient partir ensemble et revenir avec une réponse de M. Munzinger. Bientôt après avoir quitté Magdala, nos deux envoyés commencèrent à se quereller, et en arrivant aux avant-postes des rebelles, une question de préséance entre eux fit découvrir la missive; nos deux messagers furent saisis, liés de chaînes pendant quelques jours, et lorsqu'ils furent relâchés, on nous renvoya notre serviteur elles lettres furent brûlées. Plus tard, nous prîmes plus de précautions; les envoyés portèrent, dans leur ceinturon, les lettres dont la connaissance pouvait être dangereuse; d'autres fois, nous les cousîmes dans le cuir, sous forme d'amulettes et de charmes, comme en portent les indigènes; ou bien encore, nous les piquâmes dans la partie de leurs vieux pantalons, près des coutures. Ceux qui nous répondaient de la côte usaient des mêmes précautions; et quoique nous ayons envoyé, pendant notre captivité, au moins quarante messagers, porteurs de lettres, sans compter ceux qu'on nous renvoyait, nous n'avons eu qu'un message, celui dont nous venons de parler, qui ne soit pas arrivé à destination.

Bientôt se posa la question si importante pour nous de savoir comment nous procurer de l'argent. Il fut fort heureux que Théodoros, à cette époque donnât un millier de dollars à chacun de ses ouvriers. Plusieurs d'entre eux connaissant l'état politique de la contrée, et comprenant que le pouvoir de l'empereur touchait à sa fin, voulurent envoyer leur argent hors du pays et comme nous étions fort embarrassés pour nous en procurer, la chose fut bientôt arrangée à notre satisfaction mutuelle. Nous envoyâmes des gens à Debra-Tabor et comme la route était sûre, et que par des présents agréables nous nous étions faits des amis des chefs de districts traversés par la route de nos délégués, ceux-ci ne furent ni inquiétés ni volés. Ils portèrent les dollars dans des valises sur des mules chargées du grain ou de la fleur de farine que les gens de Gaffat nous envoyaient de temps à autre, ou bien serrés dans les longues écharpes de coton que les Abyssiniens portent en forme de ceinture. Des instructions furent aussi données à M. Munzinger pour qu'il envoyât de l'argent à Metemma, où nous pouvions le faire prendre en envoyant des serviteurs. Ce ne fut que la seconde année de notre captivité que nous rencontrâmes de sérieuses difficultés de ce côté. La puissance de l'empereur diminuait de jour en jour; les rebelles et les voleurs infestaient les routes; le chemin de Metemma à Magdala fut interdit; les gens de Gaffât n'étaient pas épargnés; un moment il parut impossible de nous faire parvenir aucun message. Aussi pendant plusieurs mois eûmes-nous beaucoup de peine à nous procurer une somme quelconque, ayant employé pour cela les serviteurs des prisonniers parents et amis des rebelles; mais ensuite ayant eu recours à l'influence de l'Evêque et à la protection de Wagshum Gobazé, l'argent reprit facilement le chemin de Magdala et nous délivra de nos craintes. Théodoros savait indirectement que nous envoyions des serviteurs à la côte, mais comme c'était l'usage de permettre aux serviteurs des prisonniers d'aller auprès des familles de leurs maîtres pour tacher d'en obtenir quelques secours, il ne pouvait pas trop nous le défendre, surtout ne nous ayant jamais rien fourni. Si nos messagers étaient tombés entre ses mains, il leur eût probablement volé leur argent mais il ne les aurait point insultés. Quant aux lettres c'est une autre affaire: si celles que nous avons écrites étaient arrivées à sa connaissance, les envoyés eussent eu bien vite leur compte, et quant à nous notre sort eût été bien vite décidé aussi.

Cela peut paraître invraisemblable, mais les Abyssiniens qui sont une race de voleurs, se sont montrés parfaitement honnêtes dans ces circonstances, et ne se sont jamais enfuis avec les centaines de dollars qui leur avaient été confiés: c'était pourtant une fortune pour de pauvres domestiques. Je ne voudrais pas être ingrat vis-à-vis de ces hommes qui s'exposant à de grands dangers, la plupart du temps, faisaient leur trajet de Massowah à Magdala, pendant la nuit, et, par ce service rendu, nous empêchaient de mourir de faim: mais cependant je crois qu'ils agissaient d'après le vieil adage: que l'honnêteté est plutôt une bonne politique qu'une vertu innée. D'abord ils étaient largement rétribués, bien traités, et ils s'attendaient à une récompense ultérieure (qu'ils ont fidèlement reçue) dans le cas où la fortune nous sourirait encore. Puis, tous les grands chefs des rebelles se disaient nos amis, et nous n'aurions eu qu'à les avertir, ou bien encore qu'à le faire savoir à l'Evêque pour qu'on eût arrêté les délinquants, qu'on leur eût enlevé le bien mal acquis, et qu'on les eût encore punis sévèrement. Tout cela leur était parfaitement connu.

En considérant le passé je ne puis comprendre comment j'ai pu passer ces longs jours d'oisiveté si ennuyeux, toujours les mêmes pendant vingt-deux mois. Les chaînes n'étaient rien comparées au manque d'occupation. Supposez que nous eussions tenu un journal de notre vie journalière, le contenu eût été invariablement celui-ci: «Pris un bain (opération douloureuse à cause des chaînes qui n'étant plus entourées de bandages, nous blessaient horriblement) un petit garçon tenait mes pantalons pour les passer entre les chaînes. Aujourd'hui le temps étant sec, nous avons fait nos cinquante pas de promenade. Nous avons déjeuné de meilleur appétit après cette tâche remplie. Des malades viennent voir le médecin. Comme je suis médecin et apothicaire, je prescris les médecines et les ordonnances moi-même. Samuel ou tel autre ami indigène qui sait que mon tej est prêt, vient m'en demander un verre ou deux. Je suis allé fumer une pipe avec M. Cameron. Je me suis couché et j'ai lu le Dictionnaire commercial de Mac-Culloch, livre très-intéressant, mais fait exprès pour m'endormir. Cette après-midi je me suis couché, j'ai lu encore le Dictionnaire commercial. Nous avons dîné. (Je voudrais bien savoir quel était l'âge du coq que nous avons mangé?) Nous nous sommes traînés une heure entre les huttes; je me suis couché; j'ai pris l'Appendix de Gadby; mais comme je le sais par coeur, ses plus curieuses descriptions même n'ont plus d'attrait pour moi. Un petit garçon a allumé le feu, le bois était vert et tout s'est rempli de fumée. J'ai joué une partie de whist avec M. Rassam et M. Prideaux. Je ne crois pas qu'ils jouassent avec des cartes aussi sales dans une salle des gardes. Perdu vingt points. Un petit garçon m'a tenu mes pantalons. Les gardes nous out injuriés parce qu'ils avaient couché dehors et qu'il a plu. Bravo Samuel, vous êtes un fidèle ami.»

Cette page imaginée aurait pu se représenter ad infinitum. Pour faire diversion, quelquefois nous écrivions à nos amis, ou bien nous recevions des lettres ou quelques fragments de journaux. Jours délicieux, mais trop rares. Le dimanche nous avions le service religieux: M. Stern quoique malade et faible faisait régulièrement le culte afin de nous fortifier et de nous encourager. Telle était invariablement notre vie journalière. Il faut dire qu'à la fin nous en étions excédés. Nous eûmes aussi de temps en temps d'autres occupations, comme de bâtir une hutte, de créer un jardin, d'exciter sans le vouloir une querelle entre nos serviteurs; détails qui trouveront leur place dans ce récit.

Je rappellerai que les chefs nous avaient promis d'agrandir notre résidence: ils tinrent leur parole. Quatre ou cinq jours après que l'on nous eut mis dans les fers, ils nous firent une visite, se consultèrent, discutèrent pendant longtemps et enfin se décidèrent à ouvrir une brèche dans l'enceinte afin de faire place aux trois huttes qu'ils nous avaient promises. Samuel, qui était chargé de la distribution des nouvelles demeures, donna la petite maison à M. Rassam, prit un des godjos pour lui-même, et donna la troisième à M. Prideaux et à moi. Kerans et Piétro restèrent dans la cuisine, et notre première habitation fut laissée à MM. Cameron, Stern et Rosenthal.

Le 23 juillet 1866, M. Prideaux et moi, nous prîmes possession de notre nouvelle demeure. Sans exagération, si à Londres un chien était enfermé dans une semblable loge, je puis affirmer que son propriétaire serait poursuivi par la Société protectrice des animaux. Telle qu'elle était nous fûmes très-heureux de la posséder, et nous nous mîmes à l'ouvrage, non pour la rendre plus confortable, il ne pouvait en être question, mais pour nous préserver de la pluie.

XII

Description de Magdala.—Climat et provision d'eau.—Les maisons de l'empereur.—Son harem et ses magasins.—L'église.—La prison.—Gardes et geôliers.—Discipline.—Visite préalable de Théodoros à Magdala.—Massacre des Gallas.—Caractère et antécédents de Samuel.—Nos amis Zénab l'astronome et Meshisba le joueur de luth.—Gardes de jour.—Nous bâtissons de nouvelles huttes.—Les serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.—Notre enceinte est agrandie.

L'Amba[22] de Magdala, situé à environ 320 milles de Zulla, et environ 180 milles de Gondar,[23] s'élève dans la province de Worihaimanoo, sur la frontière de la province de Wallo-Galla. Il est d'un accès difficile à cause des vallées profondes et des ravins étroits et perpendiculaires qui le séparent des rivières de Bechelo, de Jiddah et de la plaine de Wallo. Il est isolé an milieu des gigantesques masses qui l'environnent, et vu du côté ouest il ressemble à un croissant. A l'extrême gauche de cette courbe apparaît le petit plateau des Fahla, qui rejoint par une petite langue de terre, un pic plus élevé que l'Amba et appelé Selassié (Trinité) à cause de l'église qui y a été érigée et qui porte ce nom. De Selassié à l'Amba de Magdala se trouve la grande plaine d'Islamgee; à plusieurs centaines de pieds au-dessous des pics qu'elle sépare, plusieurs villages ont été bâtis par les paysans qui cultivent le terrain pour l'empereur, les chefs et les soldats de l'Amba. Les domestiques des prisonniers ont aussi là quelques portions de terre qui leur ont été données et où ils peuvent élever des huttes pour eux et pour leur bétail. Le samedi un marché hebdomadaire, autrefois bien approvisionné, y est tenu au pied même du Selassié. De nombreux puits y ont été creusés pendant la sécheresse près des sources d'Islamgee, lesquels fournissent une petite provision d'eau qui ne tarit jamais. D'Islamgee jusqu'à Magdala la route est très-escarpée et très-pénible. A partir de la première barrière, elle suit le flanc de la montagne parfois très-abrupte. Du côté droit, les parois de l'Amba s'élèvent comme une gigantesque muraille surplombant sur un abîme. De la première à la seconde porte la route est excessivement étroite et escarpée, coupant à angle droit la première partie. De petites défenses de terre ont été élevées sur les flancs de la route près des portes pour protéger tous les points faibles. Le sommet de la hauteur est fortement défendu et entouré de meurtrières. Deux autres portes conduisent à l'Amba du pied de la montagne; l'une d'elles a été condamnée il y a quelque temps, mais l'autre appelée Kafir Ber, est ouverte du côté du pays de Galla. L'Amba est fortifié par la nature elle-même, et Théodoros a ajouté à la nature par des travaux considérables.

Le plateau de Magdala est plus long que large, quelque peu irrégulier, d'environ un mille et demi de longueur, et, dans sa partie la plus large, d'un mille de largueur. C'était une des plus puissantes forteresses de l'Abyssinie, et, par sa position entre les plus riches plateaux du Dahonte, du Dalanta et du Worihaimanoo, très-facile à approvisionner. Magdala est à plus de 9,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, elle jouit d'un magnifique climat. Tous les soirs pendant toute l'année sans exception, il faut allumer du feu, et quoique pendant les quelques mois qui précèdent la saison des pluies la température s'élève beaucoup, cependant dans nos huttes nous n'avons jamais été incommodés par la chaleur. Les terres élevées qui entourent l'Amba à une certaine distance sont froides et stériles, ce qui est dû à l'altitude de ces parages; même plusieurs des pics du district de Galla sont pendant quelques mois, couverts de neiges et de frimas. Pendant les pluies et aussi pendant les mois qui suivent les pluies, l'eau y est abondante, mais de mars aux premières semaines de juillet elle devient de plus en plus rare, jusqu'à ce qu'on ne l'obtient qu'avec beaucoup de difficulté. Pour remédier à cet inconvénient, Théodoros, avec sa prévoyance habituelle, a fait construire plusieurs citernes sur la montagne, et creuser des puits dans les endroits favorables. Ses efforts ont été couronnés de succès; les puits ne donnent, il est vrai, qu'une petite provision d'eau, mais cette provision est constante et ne diminue pas de toute l'année. L'eau recueillie dans les citernes est de peu de ressource; ces réservoirs n'étant pas recouverts après les pluies, et l'eau entraînant toute espèce de détritus, devient bientôt tout à fait impotable. Les sources principales sont à Islamgee, il y en a bien quelques-unes à l'Amba lui-même; mais elles sont peu de chose quant à l'importance et au nombre de celles qui sortent sur les flancs de la montagne depuis son sommet jusqu'à sa base. Magdala n'était pas seulement une forteresse pour Théodoros, c'était aussi une prison, un arsenal, un grenier et un lieu de protection pour ses femmes et sa famille. L'habitation du roi et le grenier étaient au centre de l'Amba; en face, vers l'ouest, un grand espace bien éclairé avait été laissé ouvert; derrière se trouvaient les maisons des officiers et de la suite de l'empereur; à gauche, les huttes des chefs et des soldats; à droite, sur une petite éminence les pied-à-terre et les magasins, le quartier des soldats, l'église, la prison; et par derrière encore un autre grand espace ouvert, regardant le plateau du Galla, le Tanta.

Les habitations de Théodoros n'avaient rien de royal autour d'elles, elles étaient bâties sur le même modèle que les huttes ordinaires, seulement dans de plus grandes proportions. Du reste, je crois qu'il y tenait très-peu; il préférait sa tente plantée à Islamgee ou sur quelque sommet voisin, à la demeure la plus vaste et la plus commode de l'Amba. A sa répugnance pour toute espèce de maison, en général s'est ajouté depuis un motif particulier contre l'Amba. La plus grande partie de ses maisons était occupée par ses femmes, ses concubines, ses eunuques et ses servantes. Les huttes pour le tef et pour le grain étaient dans la même enceinte, mais séparées des appartements de ses femmes par une forte défense. Les greniers consistent en une demi-douzaine de huttes très-élevées, et protégées de la pluie par un double toit. Ils contiennent de l'orge, du tef, des haricots, des pois, et quelque peu de froment. Tous les grains sont conservés dans des sacs de cuir empilés les uns sur les autres jusqu'aux toits. On dit que lors de la prise de Magdala par nos troupes, le grain y avait été amassé en quantité suffisante pour alimenter toute la garnison et tous les habitants de l'Amba au moins pendant six mois. Les demeures des chefs et des soldats étaient bâties sur le modèle des maisons circulaires de l'Amhara avec un toit de forme aiguë. Les huttes des soldats de la classe inférieure étaient bâties sans ordre dans un espace étroit afin que si un incendie venait à éclater, ces huttes toujours au nombre de vingt ou trente et bâties sous le vent, une fois brûlées jusqu'au sol, devinssent ainsi un obstacle au fléau. Les chefs principaux avaient plusieurs maisons pour leur usage, toutes situées dans une même enceinte, entourées et séparées de celles des soldats par une forte haie. Environ un an avant sa mort, Théodoros avait amassé à Magdala tous les débris de ses premières richesses. Quelques hangars renfermaient des mousquets, des pistolets, etc., etc.; d'autres des livres, des papiers, etc., etc.; d'autres des tapis, des shamas, de la soie, de la poudre, du plomb, des flèches, des chapeaux, et aussi le peu d'argent qu'il possédait et dont il s'était emparé à Gondar; les biens mêmes de ses ouvriers furent aussi envoyés à Magdala pour y être gardés. Tous les magasins d'approvisionnement furent couverts d'une espèce de drap noir, appelé mâk, et fabriqué dans le pays. Une ou deux fois par semaine les chefs se donnaient rendez-vous dans une petite maison bâtie à cet effet dans l'enceinte des magasins pour discuter, soi-disant, les affaires publiques, mais je crois que c'était plutôt pour s'assurer personnellement que les trésors confiés à leurs soins étaient en parfait état et bien gardés.

L'église de Magdala, consacrée an Sauveur du Monde (Medani Alum), n'était pas, sous plusieurs rapports, digne d'un tel lieu. Elle était de récente construction, petite, sans aucun des ornements ordinaires tels que les Saints, la Vie des Apôtres, la Trinité, Dieu le Père et le Diable. On ne voyait aucun saint Georges sur son blanc cheval de bataille, perçant le dragon de sa lance, aucun martyr ne souriait bénignement à ses hypocrites tourmenteurs. Les murs nus n'avaient jamais été blanchis et toutes les âmes pieuses priaient pour l'accomplissement des promesses de Théodoros qui devait bâtir une église digne du nom qu'elle portait. L'enceinte était aussi nue que le saint lieu lui-même; aucun gracieux genévrier, aucun sycomore à la taille gigantesque, aucun guicho au vert sombre n'embellissait le terrain qui l'entourait; pas d'arbres qui offrissent leurs frais ombrages aux centaines de prêtres, de desservants, de diacres qui journellement officiaient au service divin, et qui ne pouvaient se reposer après la fatigante cérémonie des psaumes de David, hurlés en dansant. Sur la même ligne, mais plus bas que la colline sur laquelle était bâtie l'église, l'Abouna possédait quelques maisons et un jardin; mais malheureusement pour lui, quelques années plus tard, son pied-à-terre devint sa prison.

La prison, geôle commune aux détenus politiques, aux voleurs et aux meurtriers, consistait en cinq ou six huttes défendues par une forte enceinte, et entourées des demeures privées des plus riches prisonniers et de celles des gardes. Ces habitations s'étendent du penchant est de la colline, près du précipice, jusqu'à l'espace ouvert du côté du sud. A l'époque de notre captivité, elles ne contenaient pas moins de six cent soixante prisonniers. Environ quatre-vingts moururent des fièvres, cent soixante-quinze furent relâchés par Sa Majesté, trois cent sept furent exécutés, quatre-vingt-onze durent leur liberté à l'assaut de Magdala. Les lois de la prison sous certains rapports étaient très-sévères, sous d'autres elles étaient douces et à la hauteur de notre monde civilisé. Au coucher du soleil, les prisonniers étaient conduits au centre de l'enclos. A mesure qu'ils passaient la porte on les comptait et leurs fers étaient examinés. Les femmes avaient une hutte à part, mais seulement depuis de récents changements; auparavant elles couchaient dans les mêmes huttes que les hommes. L'espace y était très-limité et les prisonniers y étaient entassés comme des harengs dans un baril. Les Abyssiniens eux-mêmes, cruels comme ils le sont, nous ont décrit des scènes nocturnes d'une façon terrible. Les huttes, emplies jusqu'à l'entassement, étaient fermées, l'atmosphère devenait fétide et les odeurs insupportables. Là étaient couchés côte à côte, et souvent assujettis par le cou à une fourche de bois, et pour des années, le pauvre vagabond affamé, et le guerrier victorieux qui avait versé son sang sur le champ de bataille; le gouverneur de province, ainsi que le fils de roi et le législateur conquérant. Au centre se tenaient les gardes, surveillant les chandelles allumées toute la nuit, riant et s'amusant à quelque jeu insignifiant et indifférents aux souffrances des malheureux qu'ils gardaient. A la naissance du jour (vers six heures avant midi dans ces régions), la porte de la prison était ouverte et ceux qui étaient assez riches pour posséder quelque chose allaient se restaurer dans des huttes élevées à cet effet dans le voisinage des dortoirs, tandis que les plus pauvres s'assemblaient en foule dans la cour de la prison attendant leur pain avec l'impatience de gens affamés que la bonté de l'empereur empêchait tout juste de mourir de faim. D'autres rôdaient par couples demandant l'aumône à leurs compagnons plus favorisés, et lorsqu'ils y étaient autorisés, allaient de maison en maison demander l'aumône au nom du Sauveur du Monde.

Les gardes de la prison étaient les plus grands scélérats que j'aie jamais connus. Pendant plusieurs années ils avaient été en contact avec la misère sous ses plus tristes formes, et la dernière étincelle du respect humain s'était éteinte dans ces coeurs de pierre. Au lieu de montrer de la pitié pour leurs prisonniers, qui étaient pour la plupart les victimes innocentes d'une indigne trahison, ils ajoutaient à la misère des captifs par la dureté et la cruauté de leur conduite envers eux. Un chef recevait-il une petite somme de son pays éloigné, aussitôt ils l'informaient qu'il devait satisfaire l'avarice de ses rapaces geôliers. Mais ce n'était rien comparé aux tortures morales qu'ils infligeaient à leurs prisonniers. Plusieurs d'entre eux étaient enfermés dans l'Amba depuis des années et y avaient amené leurs familles pour les avoir auprès d'eux. Malheur aux femmes qui résistaient aux sollicitations de ces infâmes scélérats! Menacées et même battues, il y en avait peu qui résistassent; quelques-unes allaient volontairement au-devant des avances; et lorsqu'un chef, un homme d'un rang élevé ou un riche marchand quittait sa maison de jour, il savait que sa femme recevrait immédiatement l'amant de son choix, ou chose plus horrible à dire, l'homme qu'elle détestait mais qu'elle craignait.

Telle était la vie quotidienne de ceux dont le tort avait été d'écouter les paroles mielleuses de Théodoros, erreur qui pesait plus lourdement sur eux qu'un crime. Mais lorsque Théodoros se rencontrant dans le voisinage, s'arrêtait quelques jours à Magdala, quelle anxiété, quelle angoisse, régnaient dans cette maudite place! Plus de maison de réunion, plus d'heures passées en famille ou avec les amis, plus de nourriture prise avec gaieté; les prisonniers devaient rester dans les huttes servant de dortoir, car l'empereur d'un moment à l'autre pouvait les faire appeler, soit pour leur rendre la liberté, soit pour mettre fin à leur existence. Laissez-nous prendre pour exemple la visite qu'il fit à Magdala aux premiers jours de juillet 1865, à son retour de son infructueuse campagne dans le Shoa. Il est certain qu'une longue suite de malheurs peut altérer les meilleures qualités d'un homme, et le porter à accomplir des actes dont l'idée seule le ferait rougir dans d'autres temps. Tel était le cas de Beru Goscho, autrefois gouverneur indépendant du Godjam. Depuis des années il languissait dans les chaînes. Dans l'espoir d'améliorer sa position, il eut la bassesse de rapporter à Sa Majesté que lorsque le bruit avait couru, que lui, Théodoros, avait été tué à Shoa, la plus grande partie des prisonniers s'en étaient réjouis. Sa Majesté, en apprenant cela, donna aussitôt l'ordre que tous les prisonniers politiques enchaînés par les pieds seulement le fassent aussitôt par les mains, exceptant seulement Beru Goscho. Toutefois ce chef, quelques jours plus tard, ayant envoyé l'un de ses serviteurs pour demander comme récompense qu'il lui fût permis d'avoir sa femme auprès de lui, l'empereur qui n'aimait pas la trahison,—chez les autres,—déclara qu'il était ennuyé de cette demande, et donna des ordres pour qu'on lui chargeât aussi les mains de chaînes. Mais ce n'était rien, en comparaison du massacre des Gallas qui eut lieu pendant cette même visite de Théodoros. Après avoir soumis le pays de Galla, il réclama des otages. Pour répondre à cette exigence, la reine Workite lui envoya son fils, l'héritier du trône; et plusieurs chefs confiants dans la probité de Théodoros voulurent accompagner le jeune prince. Le futur héritier fut d'abord bien traité et même nommé chef de la montagne; mais bientôt, sous un prétexte quelconque, il tomba en disgrâce; on le fit prisonnier libre au commencement, et plus tard on l'envoya à la geôle commune chargé de chaînes, où il souffrit plusieurs années.

Menilek, petit-fils de Sehala Selassié, avait été amené auprès de l'empereur pendant sa jeunesse; il fut élevé par son ordre en liberté, et afin de donner plus de force à ses conquêtes, il lui donna sa fille en mariage. Au milieu de ses rêves Théodoros apprit tout à coup que Menilek avait pris la fuite avec ses compagnons, et qu'il était déjà sur le point d'atteindre l'héritage de ses pères. Je ne saurais vous peindre la colère, la rage de l'empereur à cette nouvelle. Au moyen d'un télescope il put voir Menilek dans la plaine éloignée de Wallo, reçu avec honneur par la reine de Galla, Workite. Aveuglé par la rage il ne pensa qu'à se venger. Il n'osa pas s'aventurer à poursuivre Menilek et s'attaqua à ses alliés; il avait sous la main ses victimes: le prince de Galla et ses chefs. Théodoros, monté sur son cheval, fit venir ses gardes du corps, envoya chercher ces hommes qui languissaient depuis longtemps dans la prison, parce qu'ils avaient eu foi en sa parole, et alors se passa une scène horrible, dont je ne pourrais écrire les détails. Tous furent tués, ils étaient au nombre d'environ trente-deux, je crois; ces malheureux se virent lancés vivants dans le précipice. Théodoros regretta plus tard ce moment de rage. Avec Menilek il avait perdu Shoa; par le meurtre du prince de Galla il fit de ces tribus ses plus mortels ennemis. Il envoya dire à l'évêque: «Pourquoi, si vous croyiez que j'avais tort, n'êtes-vous pas venu avec le Fitta Negust (Code abyssinien) dans vos mains, et pourquoi ne m'avez-vous pas dit que j'avais tort?» La réponse de l'évêque fut simple et juste: «Parce que je voyais le sang écrit sur votre visage.» Toutefois Théodoros fut bien vite consolé. La pluie s'était fait attendre, l'eau devenait rare dans l'Amba; mais le jour suivant il plut. Théodoros, tout souriant, s'adressa à ses soldats en leur disant: «Voyez la pluie; Dieu est avec moi, parce que j'ai fait mourir les infidèles.»

Telle est Magdala, cette roche nue et brûlée par le soleil, cette terre aride et déserte où nous avons passé près de deux ans captifs et enchaînés.

Nous montâmes notre maison à peu de frais: deux peaux de vaches tannées furent tout ce que nous demandâmes. Celles-ci ajoutées à deux vieux tapis que Théodoros nous avait offerts à Zagé, étaient à peu près toute notre richesse. J'avais une petite table pliante et un lit de camp. Quelques-unes de nos connaissances étant arrivées peu de jours auparavant, notre cahute fut insuffisante pour eux et pour nous. La saison des pluies avait été abondante, et le toit de notre godjo pliant sous le poids du chaume mouillé avait permis à l'eau de s'ouvrir un chemin dans notre hutte; nous remédiâmes à cela aussi bien que nous pûmes au moyen d'un long bâton, mais c'était encore bien branlant et la gouttière coulait toujours plus fort. La terre détrempée ressemblait tout à fait à un marais irlandais, et si la paille que nous mettions sous les peaux afin de rendre notre lit un peu plus moelleux, n'avait pas été remuée tous les jours, l'humidité aurait pénétré même à travers le vieux tapis qui ornait notre demeure. Je ne pus rester plus longtemps ainsi; je craignais de tomber malade. Je trouvais qu'avec mes chaînes et ma cahute j'en avais assez, sans que la maladie par-dessus le marché vînt me jeter dans le désespoir. J'envoyai mes serviteurs abyssiniens couper du bois et je fis un petit plancher élevé, irrégulier et dur; mais préférable pour y dormir à la terre toujours mouillée.

Je me souviendrai toujours de cette longue et ennuyeuse saison des pluies, et avec quelle impatience nous attendions la fête de la Croix, le 25 septembre; car les indigènes nous avaient dit que cette saison prenait fin vers cette époque. J'avais apporté avec moi de Gaffat une grammaire amharie. Faute de mieux, je m'efforçais de l'étudier, mais mon esprit ne pouvait se fixer à un tel travail; et le livre dans les mains j'étais, par la pensée, à mille lieues de là, revoyant le home, ou rêvant éveillé des chers amis absents, ou bien encore d'indépendance et de liberté. Vers la fin du mois d'août, bientôt après le retour de notre malheureux messager, nous écrivîmes encore et nous envoyâmes un autre homme; nous eûmes alors d'abondantes preuves, que Samuel, d'abord notre interprète et maintenant notre geôlier, prenait tout à fait nos intérêts. Par ses bons arrangements le messager partit sans que personne en eût connaissance et il le fit arriver à Massowah avec ses lettres.

J'ai parlé souvent de Samuel et son nom reviendra bien des fois dans ce récit. Il fut, dès le commencement, mêlé aux affaires des Européens et à cette époque il se montra plutôt leur ennemi que leur ami, mais depuis notre arrivée et pendant notre séjour il fut extrêmement bon à notre égard. C'était un homme fin et rusé, qui s'aperçut un des premiers que la puissance de Théodoros allait en décroissant. Il l'appelait déjà familièrement par son nom, et avait sa confiance; mais il nous servit toujours et nous facilita les communications avec les rebelles et avec la côte.

Dans sa jeunesse il avait eu la jambe gauche cassée et mal arrangée; aussi, bien que Théodoros l'aimât beaucoup, il ne lui avait jamais confié aucune affaire militaire, mais il l'employait toujours pour le civil. Samuel n'aimait pas à parler de l'accident qui avait été cause de son infirmité, et répondait toujours d'une façon évasive aux questions qui lui étaient faites à ce sujet. Piétro, un Italien, grand blagueur, dont toutes les histoires n'étaient pas dignes de foi, nous racontait que Samuel avait eu la jambe cassée à son arrivée à Shoa, par un Anglais, qui lui ayant donné un coup de pied l'avait envoyé rouler dans un fossé au fond duquel en tombant il s'était cassé la jambe. C'était à cause de ce coup de pied, ajoutait Piétro, que Samuel haïssait tant les Anglais et qu'il s'était tourné si fortement contre eux; tout d'abord cela dut être ainsi; mais je crois que ce sentiment ne dura pas.

Samuel se figurait qu'il était un homme important dans sa patrie. Son père avait été un petit cheik; et Théodoros, après la révolte des concitoyens de Samuel, avait nommé celui-ci gouverneur de son pays. Avec toute l'apparence d'une grande humilité, Samuel était très-fier, et en le traitant comme si réellement il eût été un grand personnage, on lui faisait faire tout ce qu'on voulait aussi aisément qu'à un enfant. Il avait souffert d'une forte attaque de dyssenterie pendant notre séjour à Kourata. Je le visitai soigneusement, et il conserva depuis une profonde reconnaissance pour toutes nos attentions à son égard. Lorsque chacun de nous vécut dans une hutte séparée, il ne permit jamais que les gardes dormissent dans l'intérieur de nos huttes. Il est vrai que la chose eût été difficile. Mais les Abyssiniens ne s'embarrassent pas pour si peu; ils dorment n'importe où; sur le lit de leurs prisonniers, s'il n'y a pas d'autre place, et se servent de ces derniers comme de coussins. Quant à M. Rassam il n'avait point de gardes dans sa chambre, c'était l'homme important, le dispensateur des faveurs. Mais MM. Stern, Cameron et Rosenthal, n'étant ni riches, ni en faveur, avaient l'avantage de posséder la compagnie de deux ou trois de ces scélérats; ceux qui se trouvaient dans la cuisine n'étaient pas mieux partagés, parce que la nuit on leur envoyait toujours quelques soldats, non pas pour surveiller MM. Kérans et Piétro, mais la propriété du roi (c'est ainsi qu'ils désignaient nos amis).

Samuel se fit bientôt des amis de quelques chefs. Au bout d'un certain temps deux d'entre eux furent toujours dans notre enceinte, et sous prétexte de venir voir Samuel ils passaient des heures avec nous. M. Kérans, un bon savant Amharie, fut notre interprète dans ces occasions; l'un d'eux, Deftera Zenob, premier notaire du roi (maintenant le tuteur d'Alamayou), était un homme intelligent et honnête, mais enragé d'astronomie et passant des heures à s'informer de tout ce qui concerne le système solaire. Malheureusement, ou les explications n'étaient pas justes, ou il comprenait difficilement, car chaque fois qu'il venait nous voir il avait besoin de recommencer l'explication, jusqu'à ce qu'à la fin notre patience fut poussée à bout et que nous l'envoyâmes promener. L'autre était un jeune homme d'un bon naturel, appelé Afa-Négus-Meshisha, fils du précédent gouverneur de l'Amba; Théodoros à la mort du père de ce dernier, avait donné le titre à Meshisha, mais rien de plus. Sa passion était de jouer du luth ou d'un instrument qui lui ressemblait beaucoup. Samuel pouvait l'écouter pendant des heures, mais deux minutes suffisaient pour nous faire fuir. Il nous était pourtant utile, car il nous donnait de bons renseignements sur ce qui se passait au camp de Théodoros, favorisé qu'il était par sa position de membre du conseil.

Telle était notre seule société, à part nos propres personnes. Il est vrai que le ras et les hommes importants faisaient appeler plus souvent M. Rassam depuis qu'il leur donnait du tej et de l'arrack, au lieu du café qu'il leur offrait primitivement; mais à moins que l'un d'eux eût besoin d'un remède, il était très-rare qu'ils nous honorassent d'une visite; ils pensaient qu'ils avaient assez fait pour nous (grand honneur en effet et pour lequel nous leur devions une profonde reconnaissance!) lorsque passant près de nos huttes, ils nous gratifiaient d'un aimable: «Puisse Dieu te délivrer!»

Notre plus grand ennemi était un garde de jour, nommé Abu-Falek, vieux scélérat qui n'était heureux que lorsqu'il pouvait faire du mal à quelqu'un; il était haï de tout le monde sur la montagne, et à cause de cela on le respectait. Le jour où il était de garde, il nous était très-difficile d'écrire, parce qu'il mettait constamment sa vilaine tête grise entre la porte entrebâillée pour voir ce que nous faisions. Il fit tout ce qu'il put pour nous ennuyer, mais il n'atteignit que nos domestiques; nos écus nous préservèrent de sa méchanceté.

Cependant, tout a une fin. Avec le Maskal (fête de la Croix) arriva le brillant soleil et l'hiver frais et agréable. Il y avait alors deux mois et demi que nous étions dans les chaînes, et nous nous attendions à chaque instant à recevoir quelque nouvelle réconfortante, qui nous dirait: «Ne craignez rien; nous arrivons.»

Depuis notre arrivée à Magdala, nous n'avions reçu qu'une seule lettre, et plus de six mois s'étaient écoulés sans nouvelles de nos amis et sans aucun rapport quelconque avec l'Europe.

Immédiatement après les pluies, M. Rassam avait réparé et arrangé sa maison, et bâti une nouvelle hutte. M. Rosenthal étant sur le point de nous rejoindre, Samuel obtint pour ce dernier un espace de terrain attenant à notre haie, et il y bâtit, pour cet ami et pour sa famille, une hutte qui fut plus tard entourée par la palissade commune. Samuel m'avait plusieurs fois parlé d'abattre notre vieux godjo, et de bâtir une plus grande demeure; mais je croyais que ce serait du temps perdu, m'attendant, avant quelques mois, à un changement quelconque dans notre position; j'avais aussi une autre raison, c'est que la partie de la vieille enceinte, en face de mon godjo, ne m'aurait alors laissé qu'un pied de terrain. Samuel me promit de faire tous ses efforts pour obtenir que l'enceinte fût reculée si je bâtissais. J'y consentis, et il se mit en devoir de remplir sa promesse; mais il échoua. Cependant, quelques semaines plus tard, un des chefs, que j'avais soigné depuis mon arrivée, dans le premier feu de sa reconnaissance pour sa guérison, prit sur lui d'abattre l'enceinte, et me promit d'envoyer ses hommes pour m'aider.

Tous les matériaux, le bois, les bambous, les peaux de vache, le chaume, furent achetés au bas de la montagne, et, au bout de quelques jours, tout fut prêt. Je le fis savoir à mon malade. Il arriva avec une cinquantaine de soldats, qui, par son ordre, renversèrent l'enceinte et jetèrent à bas mon godjo. Le terrain fut alors nivelé, la circonférence de la hutte tracée avec un bâton, fixé au centre par un bout de corde, et l'on creusa un fossé profond d'environ un pied et demi. Deux gros bâtons furent placés à l'endroit où devait se trouver la porte, et chaque soldat se mit à charrier des branches avec lesquelles les murs furent élevés; on les plaça dans le fossé, et l'espace vide entre elles fut garni avec de la terre qu'on était allé chercher; ils avaient auparavant lié avec des lanières de cuir de vache des branches flexibles transversales, afin de leur conserver la ligne verticale, et la première partie de cette construction fut finie. Quelques jours plus tard, ils revinrent pour faire la charpente du toit et le placer sur les murs; il ne manquait plus que de couvrir de chaume notre demeure pour la rendre habitable. Les serviteurs apportèrent de l'eau et firent de la boue, avec laquelle ils recouvrirent toutes les parois du mur, et, une semaine après que notre godjo eut été démoli, M. Prideaux et moi nous donnâmes notre festin de prise de possession. Les soldats furent très-contents de leur pourboire, et ils arrivaient toujours en grand nombre lorsque nous réclamions leur aide, parce que nous les rétribuions très-largement; pour citer un exemple, les matériaux de notre hutte nous avaient coûté huit dollars, et nous en dépensâmes quatorze pour fêter ceux qui nous avaient aidés. Nous avions à présent sept pieds de terrain chacun; la table pouvait être dressée au milieu et le pliant offert à un visiteur. M. Rassam avait réussi à enduire l'intérieur de sa hutte au moyen d'une pierre sablonneuse et douce, d'une couleur un peu jaunâtre, que l'on rencontre dans le voisinage de l'Amba; nous mîmes aussi nos serviteurs à l'oeuvre, mais nous dûmes auparavant barbouiller nos murs à plusieurs reprises avec de la bouse de vache, afin de faire adhérer l'enduit plus fortement. Nous fûmes très-heureux de l'apparence propre et claire qu'avait notre hutte. Malheureusement, comme elle était placée entre deux enceintes élevées et entourée par les autres huttes, elle était très-sombre. Pour obvier à cet inconvénient, nous coupâmes une partie de la charpente du mur, et nous fîmes quatre fenêtres; c'était certainement une grande amélioration, mais, la nuit, le froid s'y faisait sentir bien vivement. Par bonheur, notre ami Zenab nous donna quelques parchemins; au moyen d'une vieille boîte, nous fîmes quelques cadres grossiers, et le parchemin, préalablement imbibé d'huile, nous servît de vitres.

Nous fûmes obligés de garder une grande quantité de serviteurs, afin de nous préparer ce dont nous avions besoin. Quelques femmes furent chargées de nous moudre notre farine, d'autres de nous apporter l'eau et le bois. Des serviteurs allèrent an marché, ou dans les districts voisins, pour acheter le grain, les moutons, le miel, etc.; d'autres furent employés comme messagers à la côte ou à Gaffat. J'avais avec moi deux Portugais qui faisaient le tourment de ma vie, parce qu'ils se querellaient toujours, qu'ils buvaient souvent, et qu'ils étaient impertinents et paresseux. Les Portugais vivaient dans la cuisine; mais comme ils se battaient sans cesse avec les autres domestiques, et que nous étions ainsi privés de tout secours, parce que nous ne pouvions faire entendre nos ordres, je leur élevai une petite hutte. L'enceinte ayant encore été élargie par le chef, M. Cameron s'était bâti une maison pour lui, et M. Rosenthal en avait élevé une autre pour ses serviteurs; celle de mes Portugais était sur la même portion de terre, et avant la saison des pluies, j'en élevai encore une autre pour mes serviteurs abyssiniens, qui grommelaient et menaçaient de me quitter s'ils étaient obligés de passer encore une saison semblable sous une tente.

Tous ces arrangements nous avaient pris quelque temps; nous avions été contents d'avoir quelque chose à faire, car ainsi les jours passaient plus vite, et le temps pesait moins lourdement sur nous. Notre Noël ne fut pas très-joyeux, et un nouvel an, nous ne nous fîmes pas des souhaits de retour d'années semblables; cependant, nous étions plus accoutumés à notre captivité, et, sous certains rapports, bien plus confortablement établis.

Notes:

[22] La forteresse.

[23] D'après M. Markham.

XIII

Théodoros écrit à M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers. —Ses deux lettres comparées.—Le général Merewether arrive à Massowah.—Danger d'envoyer des lettres à la côte.—Ras-Engeddah nous apporte quelques provisions.—Notre jardin.—Résultats pleins de succès de la vaccine à Magdala.—Encore notre sentinelle de jour.—Seconde saison des pluies.—Les chefs sont jaloux.—Le ras et son conseil.—Damash, Hailo, etc., etc.—Vie journalière pendant la saison des pluies.—Deux prisonniers tentent de s'échapper.—Le knout en Abyssinie.—Prophétie d'un homme mourant.

Un serviteur de M. Rassam, que celui-ci avait envoyé à Sa Majesté quelques mois auparavant, revint, le 28 décembre, porteur d'une lettre de Théodoros, qui en renfermait une autre de la reine d'Angleterre. L'empereur informait M. Rassam que M. Flad était arrivé à Massowah, et était chargé d'une lettre dont nous devions prendre connaissance. Sa Majesté engageait M. Rassam à attendre son arrivée, qui serait prochaine, pour se consulter avec lui sur la réponse à faire. Nous fûmes bien heureux du contenu de la lettre de la reine; il était clair qu'à la fin on avait pris un ton plus haut, que le caractère de Théodoros était mieux connu, et que tous ses projets chimériques échoueraient devant l'attitude prise par le gouvernement anglais.

Le 7 janvier 1867, Ras-Engeddah arriva à l'Amba, conduisant une fournée de prisonniers. Il nous envoya ses compliments et une lettre de Théodoros. La lettre de Théodoros était impérieuse et vaine; d'abord, il donnait un compte rendu sommaire de la lettre que M. Flad lui avait écrite; tout ce qu'il avait demandé avait été d'abord accepté, mais sur ces entrefaites, il avait changé sa manière de faire à notre égard; Théodoros nous donnait sa réponse projetée: il disait que l'Ethiopie et l'Angleterre avaient été primitivement sur un pied d'amitié, et que, pour cette raison, il avait excessivement aimé les Anglais. Mais, depuis lors, ajoutait il, «ayant appris qu'ils m'avaient calomnié auprès des Turcs et qu'ils me haïssaient, je me suis dit: Est-ce que cela peut être? et le doute est entré dans mon coeur.» Il voulait évidemment passer sous silence les mauvais traitements qu'il nous avait infligés, car il ajoutait: «J'ai reçu dans ma maison, dans ma capitale, à Magdala, M. Rassam et sa suite, que vous m'avez délégués, et je les traiterai avec égards jusqu'à ce que j'aie obtenu un gage d'amitié.» Il terminait sa lettre en ordonnant à M. Rassam d'écrire aux autorités elles-mêmes, afin que les ouvriers lui fussent envoyés; il voulait que cette lettre de M. Rassam lui fût expédiée promptement, et que M. Flad arrivât sans retard.

Cette lettre probablement n'avait été qu'un ballon d'essai; ce n'était pas la ligne de conduite qu'il devait adopter: il savait trop bien que sa seule chance était de flatter, de paraître humble, doux et ignorant; il savait qu'il pouvait gagner la sympathie de l'Angleterre en prenant cette voie, et qu'un ton impérieux ne servirait nullement ses projets et ne lui serait d'aucun secours pour le but qu'il poursuivait depuis longtemps. Le lendemain, de bonne heure, un envoyé arriva du camp impérial avec une lettre du général Merewether, et une autre de Théodoros. Qu'elle était différente, cette dernière lettre, de celle qu'avait apportée Ras-Engeddah! Elle était insinuante, courtoise: il n'ordonnait plus, il demandait humblement; il suppliait, il implorait avec douceur; il commençait ainsi: «Maintenant, pour me prouver que vous voulez établir de bonnes relations d'amitié entre vous et moi, promettez-moi, dans votre réponse, de m'envoyer d'habiles ouvriers; que M. Flad vienne aussi par la route de Metemma. Ce sera le gage de notre amitié.» Il citait l'histoire de Salomon et d'Hiram, à l'occasion de l'incendie du temple, puis il ajoutait: «Et maintenant, quand je me jetterais aux genoux de la grande reine, de ses nobles, de son peuple, de ses hôtes, m'humilierais-je davantage?» Il décrivait ensuite la réception qu'il avait faite à M. Rassam, la façon dont il l'avait traité, comment il avait relâché les premiers prisonniers le jour même de son arrivée, afin de condescendre aux désirs de notre reine; il expliquait la cause de notre emprisonnement en reprochant à M. Rassam d'avoir fait partir les prisonniers sans les lui avoir présentés auparavant; et terminait en disant: «Comme Salomon tomba aux pieds d'Hiram, moi aussi, sous le regard de Dieu, je tombe aux pieds de la reine, de son gouvernement et de ses amis. Je désire que vous me les expédiiez (les ouvriers) par la via Metemma, afin qu'ils m'enseignent la science et qu'ils me montrent les beaux-arts. Lorsque ces choses seront terminées, je vous remercierai et vous renverrai par le pouvoir de Dieu.»

M. Rassam répondit à Sa Majesté, en lui annonçant qu'il avait consenti à sa demande. L'envoyé, à son arrivée au camp de l'empereur fut bien reçu, on lui offrit une mule et on le dépêcha promptement à sa destination. Pendant plusieurs mois nous n'entendîmes plus parler de rien.

Le général Merewether, dans sa lettre à Théodoros, informait celui-ci qu'il était arrivé à Massowah avec les ouvriers et les présents, et que si les captifs lui étaient envoyés il permettrait aux ouvriers de rejoindre le camp de l'empereur. Nous fûmes bien heureux lorsque nous apprîmes que le général Merewether était chargé des négociations; nous connaissions son habileté; nous avions pleine confiance en son tact et en sa discrétion. Vraiment il mérite notre reconnaissance, car il fut l'ami des prisonniers; du moment où il débarqua à Massowah jusqu'au jour de notre liberté, il ne s'épargna aucune peine et aucun désagrément pour obtenir notre délivrance.

Les messages circulaient maintenant plus régulièrement; nous écrivîmes de longs détails, touchant Théodoros, et la nécessité d'employer la force pour obtenir notre élargissement. Nous connaissions le danger auquel nous nous exposions; mais nous préférions mourir plutôt que de vivre d'une telle existence. Nous informâmes nos amis de tout ce que nous avions décidé; le soin de notre vie ne devait pas peser un instant dans la balance; aussi bien l'emploi de la force était la seule chance que nous eussions d'échapper à la mort et nous insistâmes pour qu'elle fût tentée. Nous donnâmes toutes les informations que nous pûmes sur les ressources du pays, sur les mouvements de Théodoros, la puissance de son armée, la route qu'il ferait suivre probablement à ses troupes sur la terre ferme, les moyens à prendre pour négocier avec lui et s'assurer le succès. Nous savions que si quelqu'une de ces lettres tombait entre les mains de Théodoros, nous n'aurions ni pitié, ni merci à attendre; mais nous considérions que notre devoir était de nous soumettre à toute éventualité et d'aider de toute notre habileté ceux qui travaillaient à nous délivrer.

A cette époque nous reçûmes souvent des nouvelles de nos amis, des journaux ou des articles détachés et mis sous enveloppe. On y parlait fort peu de la guerre; la presse, à quelques exceptions près, semblait considérer la chose comme une folle entreprise qui ne pouvait réussir. Les journalistes, à notre grand désespoir, discutaient sur les insectes, le poison subtil, l'absence d'eau, et de semblables vétilles. Deux mois et demi se passèrent encore dans une vie monotone. Mes remèdes tiraient à leur fin et le nombre de mes malades était grand. J'aurais bien voulu me procurer d'autres remèdes.

Le 19 mars Ras-Engeddah arriva à l'Amba avec un millier de soldats. Ils apportaient avec eux de l'argent, de la poudre et d'autres provisions diverses que Théodoros envoyait à Magdala pour y être plus en sûreté. En même temps il nous fît parvenir les provisions et les remèdes que le capitaine Goodfellow avait apportés à Metemma bientôt après l'arrivée de M. Flad. Je rendrai cette justice à Théodoros, que dans cette circonstance, il se conduisit bien. Aussitôt que nous fûmes informés que plusieurs objets étaient arrivés pour nous à Metemma, M. Rassam écrivit à l'empereur, lui demandant la permission d'envoyer des serviteurs et des mules, afin de les faire transporter à Magdala. Théodoros répondit qu'il les aurait apportés lui-même, et donna l'autorisation. Il envoya l'un de ses officiers à Wochnee avec des instructions pour les différents chefs des districts, d'avoir à nous faire porter ce qu'on nous envoyait à Debra-Tabor. J'avais depuis longtemps épuisé mes ressources et je fus bien heureux lorsque ces quelques objets nous parvinrent. Pendant plusieurs jours nous nous régalâmes de pois verts, de viandes confites, de cigares, etc., etc., et nous fûmes plus gais; non pas tant à cause des provisions elles-mêmes, qu'à cause de la conduite de notre hôte à notre égard.

Je me souviens que les mois qui suivirent, le fardeau de notre existence nous parut bien plus lourd. Nous nous attendions à des événements importants, et rien ne se manifestait; à notre arrivée à Magdala nous n'eussions jamais cru possible d'y passer une seconde saison des pluies; nous n'aurions jamais pu croire qu'an temps si long s'écoulerait sans amener un événement quelconque. Ce dont nous souffrions par-dessus tout, c'était de l'incertitude dans laquelle nous vivions; nous tremblions à la pensée des cruautés et des tortures que Théodoros infligeait à ses victimes; et chaque fois qu'un messager royal arrivait, on aurait pu nous voir allant d'une hutte à l'autre, échangeant des regards d'angoisse, et demandant plusieurs fois à nos compagnons de souffrance: «N'y a-t-il rien de nouveau? N'y a-t-il rien qui nous concerne?»

Le général Merewether avec une douce prévoyance, nous avait envoyé quelques graines, et nous nous en procurâmes quelques autres à Gaffat. L'enceinte de M. Rassam avait été élargie considérablement par les chefs, et il put se créer un joli jardin. Il avait auparavant semé quelques graines de tomates; ces plantes poussèrent admirablement bien, et M. Rassam avec beaucoup de goût, fit, au moyen de bambous, un très-joli treillage qui fut bientôt recouvert par ces plantes grimpantes. Entre notre hutte, l'enceinte et les huttes opposées à la nôtre, se trouvait une portion de terrain d'environ huit pieds de large et dix pieds de long. M. Prideaux et moi nous la labourâmes, enchantés d'avoir quelque chose à faire. Avec des bambous refendus nous fîmes aussi un petit treillage, divisant notre petit jardin en carrés, en triangles, etc., et le 24 mai, en l'honneur de la fête de notre reine, nous semâmes nos graines. Quelques-unes sortirent promptement; les pois en six semaines furent hauts de sept ou huit pieds. La moutarde, les cressons, les radis prospérèrent. Mais notre jardin de fleurs, situé au centre, resta longtemps stérile et lorsqu'à la fin quelques plantes germèrent, ce furent seulement quelques espèces biennales qui ne fleurirent que le printemps suivant. Quelques pois, juste assez pour les goûter (notre jardin était trop petit pour pouvoir nous en fournir plus d'une ou deux petites corbeilles) des laitues que nous mangions sans assaisonnement (nous n'avions pas d'huile et rien qu'un mauvais vinaigre fait de tej) de temps en temps quelques radis, ce fut là tout le luxe qui nous rendit immensément joyeux, après une nourriture uniquement composée de viande. Lorsqu'un second envoi de semences nous arriva, nous transformâmes en jardin toutes les portions de terrain aptes à cela et nous eûmes le plaisir de manger quelques navets, passablement de laitues, et quelques choux. Bientôt après la saison des pluies, tout fut desséché; le soleil brûla nos trésors et nous laissa encore à notre éternel mouton et à nos volailles.

Environ un mois avant les pluies de 1867, la fièvre, ayant un caractère malin, se déclara dans la prison commune. Le lieu était déjà assez sale, aussi lorsque la maladie fit son apparition, l'horreur de cette demeure n'aurait pu se décrire; lorsque environ cent cinquante hommes de tous rangs se trouvèrent couchés sur le terrain dans un état de prostration, en proie à la maladie, empoisonnant cette atmosphère déjà si impure, la scène était affreuse à voir, et digne du lieu de tourment décrit par le Dante. L'épidémie sévit jusqu'aux premières pluies. Environ quatre-vingts prisonniers moururent, et bien d'autres auraient succombé, si heureusement quelques-unes des sentinelles n'eussent été atteintes. Tant qu'il n'y eut que les prisonniers de malades, leurs gardiens firent les sourds à toutes mes observations; mais dès qu'ils furent atteints eux-mêmes ils suivirent promptement mes conseils et ils purifièrent bien vite le lieu. A tous ceux qui réclamaient mes services je leur envoyais aussitôt un remède; et lorsque quelques-unes des sentinelles vinrent à moi pour être soignées je leur donnai aussi ce qu'il fallait, mais à une condition: traiter avec plus de douceur les malheureux qui leur étaient confiés.

Le général Merewether, toujours prévenant et bon, sachant que notre bien-être dépendait des termes d'amitié dans lesquels nous vivions avec la garnison, m'envoya du virus de vaccine dans de petits tubes. J'expliquai à quelques-uns des indigènes les plus intelligents la merveilleuse propriété de cette substance et les engageai à m'apporter leurs enfants pour être inoculés. Parmi les races demi-civilisées il est souvent très-difficile d'introduire les bienfaits de la vaccination; mais ici ils furent acceptés par tous. Environ pendant six semaines une foule compacte obstruait notre porte les jours où je vaccinais; tellement qu'il nous était très-difficile de les contenir hors de chez nous tant ils étaient désireux de posséder ce fameux remède qui empêchait de mourir du koufing (petite vérole). Mais il arriva que parmi les enfants qui me furent apportés, se trouva le fils du vieux Abu Falek (ou plutôt le fils de sa femme) le garde de jour dont j'ai déjà parlé. Il était d'un mauvais caractère et point complaisant; voulant s'épargner l'ennui d'apporter son enfant pour fournir du virus à d'autres, et en même temps afin de n'être pas accusé d'attachement trop fort à ses intérêts, il répandit le bruit que les enfants auxquels on prenait du virus mouraient bientôt après. C'était la mort de mon entreprise. Un grand nombre furent encore vaccinés, mais personne ne vint nous donner du virus et comme je n'avais plus de tubes, je fus obligé d'interrompre une entreprise qui avait jusque-là si merveilleusement réussi.

Les pluies de 1867 arrivèrent vers la fin de la première semaine de juillet. Nous étions mieux abrités et nous avions pris des arrangements pour nos provisions et celles de nos serviteurs avant que les pluies ne commençassent à tomber; aussi étions-nous mieux que l'année précédente. Mais sous d'autres rapports: par exemple, les difficultés rendues chaque jour plus grandes pour communiquer avec la côte, à cause de l'état politique du pays, cette seconde saison fut peut-être plus pénible et nous éprouva davantage.

Les chefs de la Montagne n'avaient pas été longtemps à s'apercevoir que les captifs anglais avaient de l'argent. Ils s'étaient présentés souvent avec douceur dans l'espoir d'obtenir quelques dollars pour eux, ou des shamas et des ornements pour leurs femmes; ainsi que du tej, de l'arrack, qui était brassé par Samuel sous la direction de M. Bassam, qui partageait fréquemment et librement avec lui les plus pénibles travaux. Les chefs essayèrent de se nuire l'un l'autre. Chacun d'eux, dans sa visite privée prétendait être notre meilleur ami; mais ils ne pouvaient pas quitter ouvertement la salle du conseil, et sortir pour un verre de tej ou d'arrack sans être aussitôt suivis par toute la foule, aussi voulurent-ils faire défendre que l'on nous visitât. Pauvre Zénob, pendant plusieurs mois il ne prit plus aucune leçon d'astronomie, et Mesbisha ne joua plus du luth que devant ses femmes ou ses serviteurs! Ils allèrent même jusqu'à défendre aux soldats et aux chefs inférieurs de venir me demander des remèdes. Les soldats alors envoyèrent en corps leurs chefs inférieurs an ras et aux membres du conseil; ils réclamèrent même que la chose fut exposée à Théodoros; et, comme les chefs étaient loin d'être innocents et qu'ils ne craignaient rien tant que d'en référer à l'empereur, ils furent obligés de consentir à ce que chacun fût libre de venir et retirèrent leur interdiction.

Théodoros, après la prise de Magdala, avait nommé un chef comme gouverneur de l'Amba, lui donnant un pouvoir illimité sur la garnison; mais quelques années plus tard il lui adjoignit quelques autres chefs à titre de conseillers, laissant une grande partie de son pouvoir an chef de la Montagne. Toujours soupçonneux, mais dans l'impossibilité de satisfaire ses soldats comme autrefois, l'empereur prit les plus grandes précautions pour prévenir toute trahison, et pour être sûr que, s'il était obligé de s'éloigner pour une expédition lointaine, il pouvait compter sur la forteresse de Magdala. A cet effet il ordonna que le conseil s'assemblerait dans toutes les circonstances importantes et se consulterait sur ce qu'il y aurait à faire touchant l'économie intérieure de la Montagne. Chaque chef de département et chaque chef de corps avait droit à une voix; les officiers commandant les troupes seraient choisis pour être messagers privés; le ras devait être considéré toujours comme le chef de la Montagne, mais son autorité limitée et sa grande responsabilité, devaient l'empêcher de tyranniser ses subordonnés. Vu ces circonstances, il n'est pas étonnant que, quoique législateur, il suivît l'avis des chefs subalternes qu'il savait être de grands adorateurs de Théodoros, ses fidèles espions et ses bien-aimés rapporteurs. Le chef de la Montagne à notre arrivée était Ras-Kidana-Mariam, dont les relations de famille et la position dans le pays le faisaient considérer comme dangereux par Théodoros, et qui, ainsi que je l'ai déjà rapporté, fut conduit an camp sur un faux rapport. Peu de temps auparavant, l'empereur enlevant le commandement et le titre de dedjazmatch (titre qui fut donné seulement dans les premiers jours aux gouverneurs d'une province grande ou petite) à Kidana-Mariam, l'avait promu an rang de ras. Tous les umbels (colonels) avaient été nommés bitwaddad (quelque chose comme général de brigade), les bachas (capitaines) furent faits colonels, et ainsi de suite pour la garnison tout entière; de sorte qu'après ces nominations la garnison ne se composait que d'officiers ou de sous-officiers, l'officier le moins élevé en grade était le sergent. Théodoros leur écrivit à tous pour les informer qu'ils recevraient la paye et les rations dues à leur rang et que, ainsi qu'il l'espérait, lorsqu'il les verrait sous peu, il les traiterait si généreusement que même l'enfant à naître s'en réjouirait dans le ventre de sa mère. Théodoros dans trois ou quatre circonstances, des quelques dollars qui lui restaient, leur fit une petite avance sur leur paye. Une quarantaine de dollars fut tout ce qu'ils touchèrent pendant notre séjour; le sergent eut pour son compte environ huit dollars, je crois. Ils devaient avec cela se nourrir, se vêtir, eux, leurs familles et leurs serviteurs; aucune ration ne leur ayant été fournie. Ils avaient d'abord été tous réjouis de leur élévation, la seule chose que Sa Majesté pût distribuer d'une main libérale; mais ils s'aperçurent bientôt que leurs dignités consistaient à être affamés, à avoir froid et aller presque nus, et ils furent les premiers à se moquer de leurs titres vains et sonores.

Un parent éloigné de Théodoros, du côté de sa mère, et nommé Ras-Bisawar, fut choisi pour le poste laissé vacant par la démission de Ras-Kidana-Mariam. Dans sa jeunesse il avait eu du penchant pour l'Eglise, il avait même été desservant, lorsque le brillant exemple de son parent lui fit quitter la vie de paix et de tranquillité qu'il s'était choisie pour se jeter an milieu du tourbillon de la vie des camps. C'était un grand, gros et lourd compagnon, à la tête pelée et d'un bon caractère; mais pour tout ce qui concernait le sabre et le pistolet, il ne put s'y habituer à cause du premier choix de sa vie, il demeura desservant d'Eglise. Son défaut fut toujours d'être trop faible; il n'eut jamais de décision dans le caractère, et se laissa influencer par le dernier qui lui parlait.

Après ce dernier, le plus rapproché de lui en importance était Bitwaddad-Damash, le plus vain, le plus orgueilleux faquin ainsi que le plus grand vaurien de toute la Montagne. Il fut très-malade quand nous arrivâmes, mais quoiqu'il ne put venir lui-même il s'intéressa toujours trop à nos affaires, s'informant à toute heure du jour de ce que nous faisions. A cet effet il envoyait l'aîné de ses fils, garçon d'environ douze ans, plusieurs fois par jour nous porter ses compliments et nous demander des nouvelles de notre santé. Aussitôt qu'il put marcher tant soit peu, il vint lui-même à chaque instant me consulter, jusqu'à ce qu'enfin sa santé fût rétablie. Dans le premier feu de sa reconnaissance, il voulait bâtir notre maison. Mais la gratitude n'est pas une qualité persistante, en Abyssinie elle y est même assez rare; bientôt après Damash nous donna à entendre que si nous avions besoin de lui il nous servirait, mais qu'il ne fallait pas l'oublier. M. Prideaux et moi avions peu d'argent à dépenser; mais comme on le connaissait pour un grand scélérat, nous pensâmes qu'il serait sage de ne pas s'en faire un ennemi et nous lui envoyâmes, comme un gage d'amitié, un petit fragment de glace appartenant à M. Prideaux, la seule chose présentable que nous eussions en ce moment. La glace fortifia notre amitié pendant quelque temps; mais lorsqu'une seconde demande d'un gage d'amitié nous fut faite, nous fîmes la sourde oreille à ses douces paroles, il n'eut plus les mêmes rapports avec nous; il nous appela des hommes méchants, il se moqua de nous, nous fit arracher nos chapeaux devant lui, et alla même jusqu'à insulter M. Cameron et M. Stern, secouant sa tête d'une façon menaçante; et, plus ou moins ivre, il quitta une après-midi la chambre de son bien-aimé et généreux ami M. Rassam. Damash avait le commandement de la moitié des fusiliers, environ deux cent soixante-dix hommes, le ras commandait les autres au nombre de deux cents.

Le troisième membre du conseil était Bitwad-dad-Hailo, le meilleur de tous; il était chargé de la prison, mais je n'ai jamais su qu'il eût abusé de sa position. Ses deux frères avaient commandé notre escorte de la frontière an camp impérial dans le Damot; sa mère, personne âgée et belle encore, nous avait aussi suivis une partie du chemin. Les frères et la mère avaient été traités convenablement par nous, aussi étions-nous connus d'eux tous avant d'arriver à l'Amba. Ce chef se conduisit toujours très-poliment envers nous et se montra complaisant dans plusieurs occasions. Lorsqu'il apprit l'arrivée de Théodoros, comme il savait que sa conduite à notre égard serait une charge contre lui, il s'enfuit an camp des Anglais.

Il prépara sa fuite d'une manière très-intelligente. Selon les lois de la Montagne, un bitwad-dad même ne peut passer la porte sans l'autorisation du ras, et depuis qu'il y avait eu quelques désertions, la permission n'était plus accordée. Sa femme et ses enfants étaient avec lui dans l'Amba, et depuis cette époque le chef était soupçonné; si sa famille était partie, il aurait été strictement surveillé. Sa mère avait suivi le camp de Théodoros, désireuse qu'elle était de voir son fils. Lorsque l'armée de Théodoros campa dans la vallée de Bechelo, elle demanda la permission d'aller à Magdala, et à son arrivée à Islamgee, elle envoya dire à son fils de donner l'ordre de la laisser passer à la porte, mais il refusa, déclarant publiquement que le motif de son refus était qu'il n'avait reçu aucun ordre de Sa Majesté pour accorder cette demande, qu'il ne pouvait prendre sur lui de l'introduire dans la forteresse. La mère avait été auparavant instruite du complot et joua très-bien son rôle, c'était jour de marché et à cause de cela la foule remplissait l'endroit ainsi que les soldats et leurs chefs inférieurs. En apprenant le refus de son fils de la faire entrer, elle poussa des cris de désespoir, s'arracha les cheveux et se désola de l'ingratitude de ce fils, prétendant que c'était uniquement pour l'embrasser qu'elle avait fait un si long voyage. Les spectateurs s'intéressèrent à elle et en son nom envoyèrent encore vers le chef.

Il demeura ferme: «Demain, dit-il, j'enverrai un mot à l'empereur; s'il vous permet d'entrer je serai très-heureux de vous recevoir, aujourd'hui tout ce que je puis faire, c'est de vous envoyer ma femme et mes enfants qui resteront avec vous jusqu'au soir.» La vieille dame alors, avec la femme et les enfants de Hailo, se retira dans un coin tranquille, et lorsqu'il n'y eut plus personne ils s'enfuirent tous précipitamment. Environ vers dix heures du soir, accompagné par un de ses hommes et aidé de quelques amis, Hailo passa la porte et rejoignit sa famille.

Un autre membre du conseil s'appelait Bitwad-dad-Vassié; il était aussi chargé de la surveillance de la prison alternativement avec Hailo.

C'était une bonne nature d'homme, toujours souriant, mais il paraît qu'il n'était pas aimé par les prisonniers, car après la prise de Magdala, les femmes se jetèrent sur lui et lui administrèrent une rude bastonnade. Il était remarquable sous ce rapport qu'il n'acceptait jamais rien, et bien qu'à plusieurs reprises de l'argent lui ait été offert il a toujours refusé. Dedjazmatch-Goji, qui avait le commandement de 500 lanciers, était aussi grand qu'il était gros; il n'aimait qu'une chose, le tej, et n'adorait qu'un être, Théodoros. Bittwaddad-Bakal, bon soldat, mais faible d'esprit, chargé de la maison impériale, vieux homme un peu insignifiant, complétait le conseil.

Quelles longues et tristes journées que ces journées de pluie de l'année 1867! Notre argent était devenu alors très-rare, et toute communication avec Massowah, Metemma et Debra-Tabor était complètement interrompue. On parlait plus sérieusement de guerre dans le home, et sans nouvelle de nos amis, nous étions dans l'anxiété et très-désireux de connaître ce qui serait décidé. L'hiver ne nous permit pas de jardiner et nos autres occupations étaient insignifiantes. Nous écrivions (tâche plus facile pendant la pluie, les gardes se tenant dans leurs huttes); nous étudiions l'amharie, nous lisions le fameux Dictionnaire commercial, ou bien nous visitions l'un des nôtres, et fumions du mauvais tabac, simplement pour tuer le temps. M. Rosenthal, très-savant en linguistique, pourvu d'une Bible italienne, tantôt étudiait cette langue, tantôt chassait l'ennui si lourd, en apprenant, dans ses soirées, le français an moyen d'un fragment de l'Histoire de la civilisation par M. Guizot. Si le ciel s'éclaircissait un peu, nous allions patauger quelques instants dans la boue sur le petit chemin laissé entre nos nouvelles huttes; mais au bout de quelques instants nous étions arrêtés subitement par un: «Le ras et les chefs arrivent.» Si nous pouvions courir, nous le faisions; mais si nous étions aperçus, nous prenions notre plus gracieux sourire et nous étions salués par un grossier: «Comment vas-tu? Bonne après-midi pour toi!» (la seconde personne du singulier est employée comme signe d'humiliation vis-à-vis d'un inférieur) et, ô misère! il nous fallait ôter nos chapeaux délabrés et rester la tête découverte. Nous les voyions se dandinant, prêts à crever d'orgueil, lorsque nous savions que les habits qu'ils portaient, et la nourriture qu'ils venaient de se partager, avaient été achetés avec l'argent anglais; c'était je puis vous le dire dépitant. Comme ils acceptaient les moindres choses, c'eût été bien le moins qu'ils eussent été polis; or, tout au contraire, ils nous regardaient du haut de leur grandeur comme si nous eussions été des idiots ou bien une race entre eux et le singe, des ânes blancs comme ils nous appelaient lorsqu'ils causaient entre eux. Aidés de Samuel ils firent tout pour M. Rassam; ils étaient bien plus honnêtes avec lui qu'avec nous, et ils lui juraient constamment une amitié éternelle. J'ai souvent admiré la patience de M. Rassam. Il s'asseyait, causait et riait avec eux pendant des heures; les gorgeant de rasades de tej, jusqu'à ce qu'ils roulaient de leur place, et qu'ils devenaient un objet de risée, peut-être même un objet d'envie, pour les soldats qui devaient les aider à regagner leur maison. Avec tout cela c'étaient de viles créatures; pour plaire à Théodoros ils n'auraient reculé devant aucune infamie et ne se seraient laissé arrêter par aucun crime. Lorsqu'ils pouvaient supposer que quelque acte de cruauté plairait à leur maître ou plutôt à leur dieu, aucune considération d'amitié ou de famille ne pouvait retenir leurs mains ou attendrir leurs coeurs. Ils étaient bons pour M. Rassam parce que cela faisait partie de leurs instructions et qu'ils pouvaient ainsi satisfaire leur goût pour les boissons spiritueuses; mais si, n'ayant pas d'argent, nous eussions été réduits à faire appel à leur générosité, je doute qu'ils eussent fait quelque chose pour nous, desquels ils recevaient beaucoup. Ils ne nous eussent pas même fourni la misérable nourriture journalière des prisonniers abyssiniens.

Ce fut vers cette époque que ces scélérats eurent l'occasion de montrer leur dévouement à leur maître. Un samedi deux prisonniers profitèrent de l'encombrement du marché pour essayer de se sauver. L'un d'eux, Lij Barié, était le fils d'un chef du Tigré; il y avait quelques années qu'il avait été emprisonné comme «suspect», ou plutôt parce qu'il pouvait devenir dangereux, étant beaucoup aimé dans sa province. Son compagnon de fuite était un jeune garçon, demi-Galla, de la frontière de Shoa, qui était depuis plusieurs années dans les chaînes, attendant son jugement. Un jour, comme il coupait du bois, un éclat vola et alla frapper sa mère en pleine poitrine, et la tua. Théodoros était alors en expédition et pour se concilier l'évêque, il le chargea de ce jugement; celui-ci refusa de faire aucune enquête, disant que ce n'était pas dans sa juridiction. Théodoros, vexé du refus de l'évêque, envoya le jeune homme à Magdala, où il fut chargé de chaînes et dut attendre le bon plaisir de ses juges. Lij Barié, lorsqu'il avait voulu fuir n'avait pu forcer qu'un anneau de ses chaînes, l'autre étant beaucoup trop fort; alors il assujettit les chaînes avec l'autre anneau aussi bien qu'il put à une seule jambe au moyen d'un bandage, mit la chemise et les vêtements d'une jeune servante, qui était dans sa confidence, et plaçant sur ses épaules le gombo (espèce de jarre pour l'eau) il quitta l'enceinte de la prison sans être aperçu. L'autre jeune homme heureusement était parvenu à se débarrasser des deux anneaux, et s'était glissé sans avoir été remarqué; n'ayant pas mis beaucoup de vêtements et ayant les membres libres, il atteignit bientôt la porte, et passa avec les gens de la suite d'un chef. Il était déjà loin et en sûreté lorsque sa disparition fut signalée.

Lij Barié fut trompé dans son espoir. Avec ses fers assujettis sur une seule jambe, embarrassé par ses vêtements de femme et le gombo sur les épaules, il ne put avancer promptement. Il était cependant déjà à mi-chemin de la porte et non loin de l'enceinte, lorsqu'un jeune homme apercevant une jeune fille de bonne apparence, qui venait vers lui, s'avança pour lui parler: mais comme il s'approchait ses yeux tombèrent sur le bandage, et à son grand étonnement il aperçut une portion de la chaîne qui se montrait au travers. Il comprit aussitôt que c'était un prisonnier qui tâchait de s'échapper, et il suivit l'individu jusqu'à ce qu'il rencontrât quelques soldats; il leur communiqua ses soupçons et ceux-ci se précipitèrent sur Lij Barié et l'arrêtèrent. La foule fut bientôt ramassée autour de l'infortuné jeune homme, et l'alarme ayant été donnée qu'un prisonnier avait été pris comme il tentait de s'échapper, plusieurs des gardes se précipitèrent vers le lieu où on le gardait et aussitôt qu'ils eurent reconnu leur ancien pensionnaire, ils le réclamèrent comme leur propriété. En un instant tous ses vêtements lui furent déchirés sur le dos, et ces lâches le frappèrent du bout de leurs lances et avec le dos de leur sabre jusqu'à ce que son corps tout entier ne fût qu'une plaie et qu'il tombât sans connaissance, presque mourant sur la terre. Ce n'était pas encore assez pour satisfaire leur sauvage besoin de vengeance; ils le portèrent à la prison enchaîné des pieds et des mains, placèrent un long et dur morceau de bois sous sa nuque, mirent ses pieds dans les ceps et le laissèrent là plusieurs jours, jusqu'à ce qu'on connût la volonté de l'empereur à son égard.

Une recherche immédiate fut ordonnée concernant son compagnon de fuite ainsi que la jeune fille, sa complice. Le premier était déjà hors de leur atteinte, mais ils s'en vengèrent en s'emparant de la malheureuse jeune femme. Le ras et son conseil s'assemblèrent immédiatement et la condamnèrent à recevoir une centaine de coups de la lourde girâf (fouet à lanières de cuir) en face de la maison de l'empereur. Le lendemain matin le ras, accompagné d'un grand nombre de chefs et de soldats, arriva sur le lieu désigné pour l'exécution de la sentence. La jeune fille fut étendue sur la terre, on déchira ses vêtements et on lui lia avec des lanières de cuir les pieds et les mains pour lui conserver la position horizontale. Un misérable fort et puissant fut chargé de mettre à exécution la condamnation. Chaque coup de fouet qui tombait résonnait comme un coup de pistolet (nous pouvions l'entendre de nos huttes) et déchirait un lambeau de chair; tous les dix coups la girâf devenait si lourde de sang qu'on était obligé de la nettoyer pour continuer. La pauvre patiente ne se plaignit jamais et ne dit pas un mot. Lorsqu'elle fut relevée après le centième coup, les côtes étaient à nu et l'épine dorsale pouvait s'apercevoir à travers les flots de sang qui ruisselaient, la chair du dos ayant été entièrement enlevée par morceaux.

Quelques instants plus tard un messager arriva apportant la réponse de Théodoros. Lij Barié fut le premier à avoir les mains et les pieds coupés en présence de tous les prisonniers abyssiniens. Ils devaient ensuite être précipités tous les deux du haut de la montagne. Les chefs se firent un jour de fête de cette exécution; ils envoyèrent même une personne pour dire poliment à Samuel: «Venez et assistez à notre réjouissance.» Lij Barié fut apporté, une douzaine des plus forts soldats se jetèrent sur lui et de leurs sabres dégainés ils lui coupèrent les pieds et les mains avec toute la délicatesse d'Abyssiniens habiles à répandre le sang. Pendant qu'il était soumis à cette agonie, Lij Barié ne perdit jamais courage et conserva toujours sa présence d'esprit. Ce qu'il y a de plus remarquable c'est que, tandis qu'il était si cruellement meurtri, il prophétisait, à la lettre, le sort qui était réservé à ses meurtriers: «Lâches poltrons que vous êtes! vils serviteurs d'un scélérat! Ils ne peuvent s'emparer d'un homme que par trahison; et ils ne peuvent le tuer que lorsque celui-ci est désarmé et en leur pouvoir! Mais prenez garde! avant peu les Anglais viendront pour délivrer les leurs: ils vengeront dans votre sang les mauvais traitements que vous avez infligés à leurs concitoyens, et ils vous puniront vous et votre maître de toutes vos lâchetés, de toutes vos cruautés et de tous vos meurtres.» Les scélérats ne firent que peu d'attention au brave garçon mourant; ils le précipitèrent dans l'abîme et puis tous ensemble se rendirent, pour finir une journée si bien commencée, chez M. Rassam et se partagèrent les faveurs de sa généreuse hospitalité.

XIV

Fin de la seconde saison pluvieuse.—Rareté et cherté des approvisionnements.—Meshisha et Comfou complotent leur fuite.—Ils réussissent.—Théodoros est volé.—Dainash poursuit les fugitifs.—Attaque de nuit.—Le cri de guerre des Gallas et le sauve qui peut.—Les blessés laissés sur le champ de bataille.—Hospitalité des Gallas.—Lettre de Théodoros à ce sujet.—Malheurs de Mastiate.—Wakshum, Gabra, Medhim.—Récit de la vie de Gobazé.—Il sollicite la coopération de l'évêque pour s'emparer de Magdala.—Plan de l'évêque.—Tous les chefs rivaux intriguent à l'Amba.—L'influence de M. Rassam exagérée.

Une autre Maskal (fête de la Croix) était arrivée, et septembre promettait un bel et agréable hiver. Aucun changement ne s'était opéré dans notre vie journalière; c'était toujours la même routine, seulement nous commencions à être très-anxieux au sujet du retard de nos délégués à la côte, car notre argent touchait à sa fin, et tous les objets nécessaires à la vie s'élevaient à des prix extraordinaires. Cinq morceaux de sel de forme oblongue nous coûtaient, à cette époque, un dollar, tandis que, primitivement, à Magdala, pendant leur première captivité, nos compagnons en avaient de quinze à dix-huit du même poids pour trente sous. Bien que la valeur du sel se fût tant accrue, cependant les autres denrées n'avaient pas suivi la même proportion: elles avaient seulement baissé de qualité et de quantité. Quand le sel était abondant, nous pouvions avoir quatre vieilles volailles pour le même pris, qu'un morceau de sel Maintenant qu'elles étaient rares, nous ne pouvions en avoir que deux. Toutes choses étaient dans la même proportion, de sorte que nos dépenses s'étaient élevées de deux cents pour cent. Les approvisionnements des marchés avaient aussi diminué, et souvent nous ne pûmes acheter du grain pour nos serviteurs abyssiniens. Les soldats de la montagne souffraient beaucoup aussi de cette rareté et de ces prix, élevés; ils mendiaient continuellement, et plusieurs furent arrachés à la mort par la générosité de ceux qu'ils gardaient comme prisonniers. Heureusement, j'avais mis de côté une petite somme en cas d'accident; je croyais que le différend abyssinien touchait à sa fin en ce qui nous concernait. J'en gardai pour moi une petite partie et je remis le reste à M. Rassam, parce que, habituellement, il nous faisait part des sommes qui lui étaient envoyées par l'agent de Massowah. Nous congédiâmes autant de serviteurs qu'il nous fut possible, nous réduisîmes nos dépenses an minimum, et nous envoyâmes messagers sur messagers à la côte, pour nous apporter autant d'argent qu'ils le pourraient. A cette époque, si nous avions été pourvus d'une plus grande somme, je crois réellement que nous eussions pu acheter la montagne, tant les soldats de la garnison étaient découragés et prêts à se révolter, après les longues privations dont ils avaient souffert pour un maître avec lequel ils n'avaient aucune relation. L'agent de la côte fit tout ce qu'il put. Hôtes et messagers furent expédiés, mais l'état du pays était tel, qu'ils avaient dû cacher l'argent qu'ils portaient dans la maison d'un ami, à Adowa, et y demeurer plusieurs mois, jusqu'à ce que, avec beaucoup de prudence et en ne voyageant que la nuit, ils purent s'aventurer à passer à travers les districts infestés de voleurs et en proie à la plus grande anarchie.

Dans la matinée du 5 septembre, tandis que nous étions à déjeuner, l'un de nos interprètes entra précipitamment dans la hutte, et nous annonça que notre ami l'Afa-Négus Meshisha, le joueur de luth, et Bedjeram Gomfou, un des officiers qui avaient la charge des pied-à-terre, avaient pris la fuite. Leur plan avait été longuement prémédité et habilement exécuté. Au commencement des pluies, du terrain avait été alloué aux différents chefs et aux soldats dans la plaine d'Islamgee, an pied de la montagne. Quelques chefs s'étaient arrangés avec les paysans pour qu'ils restassent dans la plaine, et qu'ils ensemençassent le sol pour leur compte; eux devaient fournir le grain, et la récolte être partagée. D'autres, qui avaient des serviteurs, cultivèrent leur part eux-mêmes. Les lots de Bedjeram Comfou et de l'Afa-Négus Meshisha étaient tout à fait an pied de la montagne. Ils se chargèrent eux-mêmes de la culture, visitèrent parfois leur champ, et, deux ou trois fois par semaine, ils envoyèrent leurs serviteurs et leurs servantes pour arracher les mauvaises herbes sons la surveillance de leurs femmes. Tout le terrain qu'ils avaient reçu n'avait pas été mis en culture. Quelques jours auparavant, Comfou avait parlé, à ce sujet, au ras, qui l'engagea à semer du tef; vu la rareté de ce produit, il serait bien aise, disait-il, que l'on fît une seconde récolte. Comfou approuva fort l'idée et demanda au ras de lui envoyer, dans la matinée du 5, un permis pour passer aux portes. Le ras accepta. Dans cette même matinée, Meshisha alla trouver le ras et lui dit qu'il avait aussi besoin de semer du tef, et lui demanda l'autorisation de sortir. Le ras, qui n'avait pas le moindre soupçon, accorda la demande. Les deux amis, le même jour, envoyèrent plusieurs serviteurs pour préparer le champ; et afin de ne pas exciter les soupçons, ils avaient aussi envoyé leurs femmes, mais par une autre porte et sous le même prétexte. Comme les Gallas attaquaient souvent les soldats de la garnison, an pied de la montagne, les sentinelles des portes ne furent pas surprises de voir les deux officiers bien armés et précédés de leurs mules; ils ne firent pas non plus attention aux sacs que leurs domestiques portaient, quand ou leur dit que c'était du tef qu'ils allaient semer, récit qui concordait avec celui des serviteurs du ras lui-même. Ils partirent ainsi ouvertement, eu plein jour, se croisant sur leur chemin avec plusieurs des soldats de la montagne. Arrivés au champ, ils ordonnèrent à leurs serviteurs de les suivre, et marchèrent promptement vers la plaine de Galla. Des soldats, qui travaillaient en ce moment à leurs champs, soupçonnèrent quelque ruse, et aussitôt retournèrent à l'Amba et communiquèrent leurs soupçons au ras. Je n'eus qu'à prendre un télescope pour voir les deux amis poursuivant leur chemin dans l'éloignement, sur la route qui menait à la plaine de Galla. Toute la garnison fut aussitôt appelée, et une poursuite immédiate fut ordonnée; mais dans l'intervalle, les fugitifs gagnèrent du terrain, et ils furent enfin aperçus, tranquillement arrêtés dans la plaine, en compagnie d'un corps de cavalerie galla d'un aspect si respectable, que la prudence des braves de Magdala les engagea à ne pas courir la chance de l'aborder. A leur retour, ils trouvèrent, se cachant derrière les buissons, la femme de Comfou, son petit enfant dans les bras. Il parait que, effrayée et agitée, elle n'avait pu trouver le lieu du rendez-vous, et qu'elle se cachait pour attendre que les soldats eussent passé, lorsque les cris de son enfant attirèrent leur attention. Elle fut triomphalement ramenée, enchaînée pieds et mains, et jetée dans la prison commune pour attendre des ordres.

Pendant que la garnison était envoyée à cette expédition infructueuse, les chefs s'étaient rassemblés, et comme l'un des fugitifs était le surintendant des greniers et des magasins, une recherche immédiate fut ordonnée, afin de s'assurer si ce fuyard n'avait pas emporté une partie des trésors avant de prendre son congé sans cérémonie. A leur grande terreur, ils s'aperçurent bientôt que des étoffes de soie, des chapeaux, de la poudre, et même l'habit de gala de l'empereur, son fusil et son pistolet favoris, ainsi qu'une somme assez grande, avaient disparu; dans le fait, les sacs de tef étaient pleins de dépouilles. Le ras comprit toute la gravité de sa position; il n'avait pas seulement été grossièrement trompé, mais des objets de la plus grande valeur parmi les richesses de l'empereur, objets confiés à ses soins, avaient été volés par son premier ami. Il perdit aussitôt la tête; il se peignit la rage de Théodoros en apprenant la nouvelle; il se vit pensionnaire de la prison, chargé de chaînes, et peut-être même condamné à une prompte et cruelle mort. Il assembla le conseil et exposa le cas devant les chefs; les plus sages et les plus expérimentés lui conseillèrent d'avoir confiance dans ses relations d'amitié avec l'empereur, et dans son affection bien connue pour lui; d'autres proposèrent une expédition dans le pays de Galla, une attaque de nuit dans le village où l'on supposait que les fugitifs avaient dû se réfugier; quelques centaines d'individus partiraient dans la soirée, disaient-ils, surprendraient les fugitifs, les ramèneraient, reprendraient leur bien perdu, et en même temps, massacreraient les Gallas et pilleraient tout ce qu'ils pourraient. Ces exploits compenseraient les pertes subies par leur royal maître, et feraient oublier l'autorisation trop facilement accordée.

Ce dernier conseil prévalut; malgré l'opposition de quelques-uns, le ras écarta leurs objections; il était d'ailleurs si grandement compromis, qu'il saisit la première chance qui s'offrit à lui de se réhabiliter. Bitwaddad Damash, l'ami et le compatriote de Théodoros, le brave guerrier, fut chargé du commandement; après lui, venaient Bitwaddad Hailo, Bitwaddad Wassié, et Dedjaymatch Gojé, tous de nos vieux amis, dont j'ai parlé plus haut. Deux cents fusiliers de Damash et deux cents lanciers de Gojé, soldats choisis, bien armés et bien montés, composaient ce corps d'attaque. Vers le coucher du soleil, ils s'assemblèrent. Avant de partir, Damash, vêtu d'une chemise de soie, les épaules couvertes d'une élégante peau de tigre, armé d'une paire de pistolets et d'un fusil à deux coups, vint dans notre prison pour nous souhaiter le bonjour, ou plutôt pour satisfaire sa vanité, en se proposant à notre admiration de commande et pour obtenir la bénédiction du départ de son cher ami M. Rassam, qui s'exécuta courtoisement.

Deux fois déjà, pendant notre séjour à Magdala, Damash était parti pour Watat, village situé à environ douze milles de Magdala, non loin de l'endroit où le Béchélo sépare la province de Worahaimanoo du plateau de Dahonte. C'était là qu'était gardé le bétail de l'empereur, et des messagers avaient été envoyés à l'Amba par les paysans réclamant des secours immédiats; une bande de Gallas s'étaient montrés, et ils se sentaient eux-mêmes incapables de protéger les vaches de Théodoros. Dans ces circonstances, la vue seule de Damash à la tête de ses fusiliers avait chassé les Gallas, disaient ceux-ci à leur retour; mais les mauvaises langues assuraient que c'était une ruse des gens de ce pays, qui désiraient qu'il fût rapporté à l'empereur combien ses sujets lui étaient fidèles, et combien ils étaient soigneux de protéger le bétail dont ils étaient chargés. Quelques-uns des soldats les plus jeunes et les plus inexpérimentés assuraient que, le cas se présentant, le résultat serait le même; les fugitifs seraient surpris, les Gallas s'enfuiraient dans toutes les directions, à la vue de Damash et de ses vaillants compagnons, abandonnant leurs demeures et leurs biens à la merci des envahisseurs.

Le ras passa une nuit sans sommeil et pleine d'anxiété; à la pointe du jour il alla avec ses amis sur la petite colline, près de la prison, et le télescope en main il examina soigneusement la plaine de Galla. Les heures passaient et ils ne voyaient rien. Qu'était-il arrivé? Pourquoi Damash et ses hommes ne rentraient-ils pas? Telles étaient les questions que chacun se posait: les hommes âgés secouaient la tête; ils avaient combattu dans leur temps dans la plaine de Galla, et ils connaissaient la valeur de leurs sauvages cavaliers. Et même notre vieil espion, Abu Falek, probablement pour voir ce que nous dirions, s'écria: «Ce fou de Damash a eu l'imprudence de faire une pointe dans le pays de Galla, lorsque Théodoros lui-même n'aurait pas voulu y aller!» A la fin la nouvelle tant désirée que Damash et ses hommes revenaient, se répandit comme un éclair sur la montagne; on les avait vus descendant un profond ravin, ils ne suivaient pas la route qu'ils avaient prise en allant, mais une autre plus courte. Les chevaux et les hommes furent bientôt aperçus dans la plaine; mais on remarqua qu'ils arrivaient en désordre comme on troupeau qui se sauve. On ne put s'en rendre compte qu'au moyen du télescope. Les troupes de la garnison furent aperçues faisant halte à une petite distance du ravin qu'ils avaient descendu; ils marchaient très-doucement. Quelque chose allait de travers évidemment; des cavaliers furent alors expédiés par le ras afin de s'informer du résultat de l'expédition. Ils revinrent apportant une nouvelle douloureuse et l'Amba retentit bientôt des gémissements des veuves et des orphelins; onze morts, trente blessés, des armes à feu perdues, les fugitifs en liberté: telles étaient, en somme, les nouvelles qu'ils rapportèrent an ras désespéré.

La nuit précédente un Galla renégat avait conduit directement Damash et ses hommes, au village du chef, dans la compagnie duquel on avait vu les fugitifs dans la matinée. Ils pensaient bien que c'était sous son toit hospitalier que ceux que l'on recherchait passeraient la nuit. D'abord tout marcha selon leurs désirs. Ils atteignirent le village en question une heure avant l'aurore, ils entourèrent aussitôt la maison du chef, tandis qu'un petit corps de troupes était envoyé pour fouiller et piller le village. Un terrible massacre eut lieu; surpris dans leur sommeil les hommes furent tués avant d'être avertis de la présence de l'ennemi. Quelques femmes et quelques enfants seulement furent épargnés par ceux de ces assassins nocturnes qui étaient moins altérés de sang. Avant de s'établir pour y séjourner, Meshisha et Comfou, pensant bien que peut-être une tentative serait faite pour les capturer, avertirent le chef d'être sur ses gardes, et lui proposèrent d'aller dormir tous ensemble dans une petite hutte délabrée, à quelque distance de sa maison. Heureusement pour eux et pour le chef, ils adoptèrent ce prudent moyen; éveillés par les cris et les bruits qui venaient du village, ils bridèrent leurs montures, se mirent promptement en selle et furent prêts an combat avant même que leur présence eût été soupçonnée.

Damash rassembla ses hommes et ses prisonniers, et il marqua son passage par le pillage, se glorifiant déjà de son élévation future et trop fier de ses succès. Il est vrai qu'il n'avait pas capturé les fugitifs; mais après tout c'était l'affaire du ras. Il avait conduit l'expédition, porté le fer et le feu dans le pays de Galla, et sans avoir perdu un seul homme il retournait à l'Amba avec des prisonniers, des chevaux, des vaches, des mules et autres dépouilles de guerre. Il savait combien Théodoros s'en réjouirait, et il espérait déjà être l'heureux successeur du ras disgracié. Il était à peine à cent pas de la route plus courte qu'il se proposait de prendre à son retour conduisant du plateau de Tanta à la vallée, au-dessous de Magdala, lorsqu'il aperçut à l'horizon quelques cavaliers galopant vers lui à franc étrier. Le bétail et les prisonniers sous la conduite de Gojé et de quelques hommes étaient déjà engagés dans la route étroite et la retraite était impossible. Il plaça ses fusiliers en face des cavaliers, au nombre de douze, espérant ainsi effrayer vivement ces derniers par la vue de ses grandes forces; mais il se trompait. Le brave Mahomed Hamza avait à venger le sang de sa famille, et quoique à la tête de douze hommes seulement, il chargea les quatre cents soldats amharas. Il reçut un coup violent à la tête et tomba mort de son cheval. Ses compagnons toutefois, avant que les Amharas pussent se rallier firent une seconde et brillante charge pour venger leur chef, et emportèrent son corps que tous craignaient de voir mutiler. Plusieurs cavaliers se précipitant dans toutes les directions, jetèrent leur cri de guerre qui fut entendu au loin et de tous côtés; des hommes, des femmes, des enfants assaillirent les Amharas avec des lances et des pierres. Les frères de Mahomed soutenus alors par cinquante lances chargèrent à plusieurs reprises l'ennemi effrayé, et les chassèrent comme des moutons jusqu'au bord du précipice.

Damash cependant n'était pas venu pour se battre, mais pour tuer; il n'était brave que lorsquil avait des prisonniers à maltraiter, des hommes sans défense à tuer, et des enfants à réduire en esclavage. Le bétail avait atteint la vallée basse et la route était libre, aussi jetant sa peau de tigre, son bouclier, ses pistolets, son fusil, et abandonnant ses chevaux, Damash donna l'exemple du sauve qui peut et roula plutôt qu'il ne descendit dans le profond ravin. Son exemple fut suivi par tous ses Amharas. Ce fut une déroute complète. Le terrain était jonché de mousquets, d'épées et de boucliers; les blessés et les morts furent abandonnés sur le champ de bataille. Les Gallas ne les poursuivirent pas dans le ravin, ils ne pouvaient les charger à cause de l'inégalité du terrain. Ils en tuèrent quelques-uns cependant avec des pierres pointues, arme dangereuse dans la main d'un Galla; leurs ennemis terrifiés, se précipitaient dans l'étroit passage, se bousculant l'un l'autre dans leur empressement à gagner la vallée, où ces lâches poltrons savaient bien qu'ils seraient en sûreté.

Alors tous les blessés me furent apportés et pendant douze heures je fus occupé à préparer des bandages et à soigner les blessures. Dans plusieurs cas où je savais que la guérison était impossible j'en informai les parents des malades de peur que leur mort ne me fût attribuée, chose sérieuse dans notre position critique. Ceux qui étaient ainsi avertis cherchaient des remèdes indigènes, mais ils trouvaient bientôt que les charmes et les amulettes n'étaient pas efficaces et que ma prédiction n'avait été que trop vraie. Je me souviens d'un cas: un chef, qui avait été souvent de garde la nuit à notre prison, avait eu la jambe gauche complètement écrasée, par une pierre; sans entrer dans les détails techniques qu'il me suffise de dire que je déclarai l'amputation le seul remède possible, mais pour plaire aux chefs qui lui portaient un grand intérêt je consentis à soigner sa blessure pendant une semaine; au bout de ce temps j'étais toujours du même avis et je les en informai. Le malade avait un petit godjo bâti dans notre enceinte et il y demeura jusqu'à ce que je l'avertis pour la seconde fois que rien ne pouvait le sauver qu'une amputation immédiate. Sa famille l'emmena alors et fit venir un médecin de Shoa, qui promit non-seulement de lui sauver la vie mais aussi de lui conserver le membre. Le pauvre homme fut torturé par ce charlatan ignare pendant huit ou dix jours, jusqu'à ce que la mort mît fin à ses souffrances.

Deux jours après la sortie des troupes, une femme servant d'espion raconta que dans le ravin où les Amharas avaient été culbutés, elle avait aperçu deux hommes blessés cachés parmi les buissons, et encore vivants. Un vieux chef, un Galla renégat, accompagné de cent hommes, reçut l'ordre de partir, de tâcher de les ramener et d'enterrer les morts; ils craignaient d'être attaqués par les Gallas et s'attendaient à une certaine résistance. Ils n'aperçurent rien si ce n'est leur vieux camarade, Comfou, qui d'un roc voisin tira sur eux avec son rifle sans atteindre personne. Ils lui rendirent son coup de fusil, mais ne l'atteignirent pas et ayant rempli leur mission ils rapportèrent les deux blessés, qui moururent tous les deux bientôt après. L'un avait la jambe gauche et le bras droit brisés; de plus, un coup d'épée lui avait ouvert le ventre et les boyaux sortaient; il nous raconta qu'il avait beaucoup souffert de la soif, mais ce qui lui avait causé encore une plus grande angoisse, c'était la peine qu'il avait eue d'empêcher les vautours, avec sa main gauche, de se repaître de ses entrailles.

Le ras se trouvait alors dans une plus triste position qu'auparavant; mais il n'y était pas seul. Damash avait abandonné ses hommes, il avait pris la fuite, il avait perdu son fusil, ses pistolets, le cheval que l'empereur lui avait donné, ou plutôt prêté. Plusieurs chefs inférieurs et quelques soldats avaient suivi l'exemple de Damash, environ vingt-cinq mousquets ne purent être retrouvés, et le nombre des lances et des boucliers qui avaient disparu était encore plus grand. Plus tard Damash prétendit avoir été blessé, et nous ne le vîmes pas de longtemps, ce dont nous fûmes fort aises; mais ses amis nous apprirent qu'il souffrait tout au plus de quelques écorchures gagnées dans sa retraite un peu trop précipitée.

Là où la force avait fait défaut on pensa que les négociations réussiraient. On savait que les fugitifs habitaient toujours dans l'un des villages appartenant aux parents de Mahomed, et qu'ils attendaient le retour du messager envoyé à Mastiate, reine de Galla, dont le camp était à quelques journées de distance. Les officiers de Magdala proposèrent aux prisonniers gallas de leur rendre la liberté à tous, hommes, femmes, enfants et de leur restituer leur bétail enlevé, à la condition qu'on leur livrerait les fugitifs ainsi que les objets dont ces derniers s'étaient emparés. La femme de l'un des principaux prisonniers consentit à porter la proposition. On doit dire à l'honneur des Gallas qu'ils refusèrent fièrement et même avec mépris, de livrer leurs hôtes, préférant, disaient-ils, voir leurs parents languir dans les chaînes, leur laisser supporter les tortures et même la mort, plutôt que de devoir leur liberté à une action déshonorante.

Les grands de Magdala avaient désormais perdu tout espoir de justifier leur conduite aux yeux de Théodoros; la bonne entente n'existait plus dans leurs assemblées, ils s'accusaient l'un l'autre avec lâcheté, et ils envoyaient chacun séparément à Théodoros message sur message, se rejetant la faute mutuellement. Ils vivaient dans une terreur continuelle, s'attendant toujours à l'arrivée d'une dépêche impériale. Mais Théodoros environné de difficultés, presque privé de son Amba, était par trop habile pour montrer son ennui; sa lettre à ce sujet était parfaite. Si deux de ses officiers avaient pris la fuite c'est qu'ils étaient infidèles, dans ce cas il était bien aise qu'ils eussent quitté l'Amba; quant aux armes perdues, qu'est-ce que cela lui faisait? il en avait encore à leur donner, et quand il viendrait il prendrait sa revanche. Quelques-uns, très-peu, se laissèrent prendre à ce langage, mais tous eurent l'air d'y croire, toutefois plusieurs attendirent une occasion favorable pour suivre l'exemple de ceux qu'ils s'étaient efforcés de ramener.

Tout le monde soupçonnait Mastiate, la reine de Galla, de garder rancune de l'injure faite à son pays et de vouloir venger la mort de ses sujets massacrés par trahison. On craignait qu'elle ne détruisit la récolte du pied de l'Amba, n'empêchât le marché et n'affamât ainsi la place. On savait qu'elle avait deux puissants alliés avec Comfou et Meshisha et comme ce dernier avait déjà été sur la montagne il connaissait les différents passages par où conduire à la faveur de la nuit, les hôtes des Gallas. Une grande anxiété s'empara alors des gens de l'Amba et des précautions furent prises pour le défendre d'une surprise.

Je crois que c'était vraiment le plan de Mastiate, et qu'elle était sur le point de le mettre à exécution lorsqu'un danger sérieux réclama sa présence sur un autre point. Wokshum Gobazé, à la tête d'une puissante armée, envahissait son royaume.

Nos jours de calme et de repos touchaient à leur fin; si aucun chef rebelle ne menaçait plus l'Amba, la bonne nouvelle qu'enfin une expédition pour notre délivrance avait été décidée dans la patrie, et de plus l'information moins réjouissante que Théodoros marchait dans notre direction, tout cela nous avait jetés dans un état d'excitation qui allait croissant. Un jour nous étions pleins d'espoir et le lendemain abattus et désespérés.

La carrière de Wokshum Gobazé avait été pleine d'aventures. Dans sa jeunesse il avait accompagné son père Wakshum Gabra Medhin, chef héréditaire du Lasta, au camp impérial a la première campagne de Théodoros dans le Shoa, qui se termina par la soumission de la contrée. Le père de Gobazé encourut la colère de l'empereur et il était sur le point d'être exécuté lorsque l'évêque intercéda, et selon son habitude Théodoros accorda sa grâce. Peu de temps après Gobazé et son père saisirent une occasion favorable, désertèrent l'armée de Théodoros et se retirèrent dans le Lasta. Ils n'eurent pas beaucoup d'efforts à faire pour persuader les montagnards d'épouser leur querelle, et ils se déclarèrent indépendants. Théodoros pour vaincre cette insurrection envoya le propre cousin du rebelle, appelé Wakshum Teféri, brave soldat et magnifique cavalier. Celui ci poursuivit son parent, défit complètement son armée et conduisit son cousin lui-même enchaîné aux pieds du trône. Théodoros était alors à Wadela, haut plateau situé entre le Lasta et le Begemder. Il condamna à mort le chef rebelle; et comme sur ce plateau élevé les seuls arbres que l'on pût trouver étaient près de son camp, Wakshum Gabra Medhin fut pendu à l'un de ceux qui ombrageaient la tente impériale, où le corps de cet ennemi pouvait être aperçu au loin dans toutes les directions. Gobazé s'échappa, et quelques jours plus tard Théodoros, craignant l'influence de Wakshum Teféri, qui était très-aimé et admiré des soldats, le fit enchaîner, oubliant que c'était ce même Teféri qui s'était montré fidèle jusqu'à conduire à l'échafaud, son propre cousin. L'empereur donna pour prétexte que c'était lui qui avait favorisé la fuite de Gobazé.

Pendant quelque temps Gobazé se tint caché dans les forteresses du haut pays du Lasta; mais il comprit bientôt que la puissance de l'empereur allait s'affaiblissant et que les paysans étaient mécontents de ses lois despotiques. Il sortit alors de sa retraite et ayant rassemblé autour de lui quelques-uns des premiers sujets de son père, il leva l'étendard de la révolte, et se proclama hautement le vengeur de sa race. Tout le Lasta bientôt le reconnut pour son chef. Sa législation était douce et avant peu il se trouva à la tête d'un parti considérable. Il avança vers le Tigré, subjugua les provinces de Enderta et de Wojjerat, pénétra dans le Tigré même, s'empara du lieutenant de Théodoros et laissa là le sien Dejatch Kassa. Il retourna ensuite dans le Lasta parce qu'il avait conçu le plan d'étendre ses possessions du côté du Yedjow et du pays de Galla, afin de protéger le Lasta de l'invasion de ces tribus pendant la conquête qu'il se proposait de faire de la province de l'Amhara. Les événements le favorisèrent et pendant quelque temps l'Abyssinie le regarda comme son futur législateur. A son retour du Lasta il fut proclamé chef par les habitants de Wadela et en même temps de puissants fugitifs du Yedjow vinrent le trouver implorant son secours et insistant pour qu'il devint leur maître. Cependant il rencontra des ennemis dans l'exécution de ce projet, car une portion assez considérable de ceux qu'il commandait étaient pour une alliance avec les Wallo-Gallas: toutefois il lui parut que le moyen le plus sage serait d'attendre après les pluies pour envahir la province de Wallo. Il envoya en conséquence l'un de ses parents à la tête d'une petite troupe pour soumettre le Dalanta; et presque aussitôt le Dahoute fut évacué par les Gallas et occupé par ses troupes. Au commencement de septembre Gobazé entra enfin dans le pays de Wallo-Galla, par la frontière nord-est non loin du lac Haïk. Dès que la reine Mastiate apprit cette nouvelle elle se hâta de s'opposer à la marche du conquérant et fit camper son armée à quelques milles en avant de celle de Gobazé dans une grande plaine où sa splendide cavalerie devait avoir tout l'avantage du combat. Pendant environ quinze jours ou trois semaines les deux armées restèrent en présence l'une de l'autre: Gobazé attendait son ennemi sur un terrain montueux et raviné où les chevaux des Gallas ne pouvaient charger ses fantassins qui devaient ainsi avoir tout l'avantage, tandis que Mastiate de son côté ne voulait point abandonner la position qu'elle s'était choisie et où elle était sûre d'écraser son ennemi.

Longtemps auparavant Gobazé s'était mis en communication avec l'évêque et avec M. Rassam. Avant les pluies de 1867, le jeune prince avait envoyé dire à l'évêque qu'il allait marcher sur Magdala, et lui ayant fait offrir quelques centaines de dollars il lui fit demander eu même temps s'il l'aiderait de tout son pouvoir dans le cas où lui, Gobazé, marcherait vers la place. L'évêque répondit qu'il ferait tout ce qu'il pourrait et que aussitôt que l'Amba serait investi il agirait des pieds et des mains pour la réussite de ses plans. Gobazé lui renvoya son message pour lui dire que s'il lui promettait son secours celui de Damash, celui de Gogi, et celui du ras (les trois chefs puissants qui avaient toute la garnison sous leur commandement) il viendrait aussitôt. Cette demande était simplement absurde; si nous avions pu gagner ces trois hommes à notre cause nous pouvions parfaitement nous dispenser de la présence de Gobazé. L'évêque proposa ceci; Gobazé camperait à Islamgee; au moment où il paraîtrait au bas de la montagne, l'évêque nous livrerait, ainsi qu'à quelques autres hommes, des armes à feu et des munitions. Nous ouvririons nos chaînes, aidés de quelques serviteurs sur la fidélité desquels nous pouvions compter et nous les armerions ensuite; puis une fois toutes ces choses prêtes, l'évêque sortirait revêtu de la pompe de l'Eglise portant la sainte croix, et excommunierait Théodoros et ses adhérents, plaçant sous une irrévocable malédiction tous ceux qui tenteraient de nous arrêter. Nos forces, y compris les Portugais, les indigènes de Massowah, et les envoyés, s'élevaient à environ vingt-cinq hommes; l'évêque en conduisait cinquante et était entouré d'environ deux cents prêtres ou desservants. Tous ces hommes, quelle qu'en fût la nationalité, étaient prêts à se battre au besoin. Par persuasion ou par menaces l'avant-garde devait s'ouvrir le chemin de la porte et gagner toujours le bas de la montagne malgré ceux qui tenteraient d'arrêter les plus avancés. L'évêque et les prêtres se tiendraient à la porte intérieure, tandis que les autres hommes s'empareraient de la porte extérieure et la garderaient jusqu'à ce que le Wakshum et ses hommes, prêts à marcher, avançassent et prissent possession du fort.

Le plan était excellent et nul doute qu'il n'eût réussi. Nous savions bien que nous n'avions à attendre ni grâce ni merci si nous étions repris, et nous nous serions laissé tuer tous jusqu'au dernier plutôt que de nous laisser faire prisonniers. En présence d'une bonne poignée d'hommes, déterminés à vendre chèrement leur vie, bien peu de soldats se seraient aventurés à nous attaquer ouvertement; la marche aurait été soudaine et la garnison eut été enlevée par surprise: de plus nous avions en notre faveur la bigoterie du peuple: ceux qui auraient pu avoir le courage de se jeter sur nous, auraient été retenus par la présence de l'évêque, et auraient plutôt baisé la terre sous ses pas, que d'encourir sa mortelle excommunication. L'évêque communiqua son plan à Gobazé et pendant quelques jours nous vécûmes dans un état d'excitation très-grande, espérant toujours que les envoyés allaient arriver porteurs de l'excellente nouvelle que Gobazé avait tout accepté. Mais nous fûmes déçus dans nos espérances. Gobazé n'approuva nullement nos plans; il envoya dire à l'évêque: «Il est plus avantageux pour moi d'aller à Begember et d'attaquer là mon ennemi mortel: donnez-moi votre bénédiction. A la chute de Théodoros, l'Amba m'appartiendra; il vaut mieux que j'aille le battre, que d'attaquer Magdala, car vous savez bien que le fort est imprenable.» La bénédiction fut donnée, mais Gobazé fit de nouvelles réflexions; il n'osa pas aller attaquer le meurtrier de son père, et nous apprîmes bientôt qu'il avait marché vers le Yedjow. Gobazé nous fut toujours favorable; il nous aida de tout son pouvoir; il protégea nos messagers dans leurs voyages à la côte, et fut toujours préoccupé de notre délivrance; malheureusement il n'eut jamais assez de courage pour se battre avec Théodoros lui-même.

Gobazé et Mastiate avaient fini par se fatiguer de s'attendre l'un l'autre. Cette dernière avait été avertie que sous peu elle aurait à combattre un plus puissant ennemi dans la personne de sa rivale Workite et elle fit les premiers pas d'une réconciliation. Elle envoya à Gobazé un cheval a titre de Gage de paix, mais Gobazé lui renvoya son présent accompagné d'une pelote de cotou et d'un fuseau, avec ces paroles: «qu'elle n'avait que faire des chevaux, que son occupation étant de filer le coton, il lui envoyait les instruments nécessaires à cela.» Cependant Gobazé apprenant que Dejatch Kassa l'avait abandonné depuis quelques mois, qu'il étendait sa puissance et marchait sur Adowa, quitta son poste et retourna vers Yedjow. D'ailleurs les provisions se faisaient rares dans son camp, tandis que Mastiate étant dans ses Etats pouvait se procurer tout ce qu'elle désirait très-facilement. Mastiate suivit Gobazé dans sa retraite, attendant qu'une circonstance favorable lui permît de l'attaquer. Gobazé comprenant les difficultés de sa position fit des avances à Mastiate qui, voyant cela, dicta les conditions de la paix. Elle promit de ne pas s'ingérer dans les affaires du Yedjow à la condition que les provinces nouvellement occupées du Dahonte et du Dalanta lui seraient cédées. Gobazé accepta ces conditions et la paix fut signée; il fut même convenu qu'il y aurait entre les deux parties jadis ennemies, alliance offensive et défensive. Mais cette dernière condition ne fut pas tenue, car bien peu de temps après Mastiate étant fortement inquiétée par Menilek ne put obtenir aucun secours de son nouvel allié.

Quant à nous, ces changements continuels nous contrariaient d'autant plus que notre argent touchant à sa fin, nous étions cependant obligés de faire des présents aux nouveaux chefs établis par le conquérant du jour. Nous nous étions faits des amis des gouverneurs (Shums) que Théodoros avait laissés dans ces provinces, lorsque nous avions essayé de communiquer avec les députés de la reine de Galla. Nous nous étions aussi liés avec les envoyés de Gobazé lors de l'évacuation de ces districts par les Gallas, et de nouveau encore lorsque les Gallas y revinrent; nous finîmes par nous assurer non-seulement de leur neutralité (car ils avaient déjà pillé plusieurs fois nos messagers) mais aussi nous obtînmes la promesse qu'ils seraient favorables à notre cause, en leur faisant force présents et encore plus de promesses. Sous ce rapport nous fûmes très-heureux; à notre arrivée nous fûmes préservés de beaucoup d'ennuis, et peut être d'accidents plus graves par l'argent que Théodoros donna aux ouvriers et qu'ils nous cédèrent. Plus tard, pendant la saison des pluies nous fûmes empêchés de mourir de faim par les quelques dollars que j'avais mis de côté; et enfin pour la troisième fois lorsque tout nous faisait défaut et que nous étions réduits à quelques sous provenant de la vente de nos selles ou de divers objets de peu de valeur, un messager nous arriva porteur de plusieurs centaines de dollars.

Tandis que Mastiate traitait avec Gobazé, son fils écrivait à M. Rassam et à l'évêque. Il demandait à celui-ci d'user de son influence pour l'aider à s'emparer de la montagne, lui promettant en retour de nous traiter honorablement si nous consentions à rester dans le pays, ou bien de nous mettre à même d'atteindre la côte si nous désirions retourner dans notre patrie. Quant à l'évêque il lui promettait sa protection, la permission de reprendre tous ses biens, l'assurant qu'aucune injure ne serait faite à ce qu'il appelait ses Idoles.

Pourvu que nous pussions nous échapper des griffes de Théodoros, peu nous importait dans quelles mains nous tomberions. Sans doute, nous n'avions pas conservé l'espoir de quitter le pays; telle n'était pas du moins l'opinion de la majorité parmi nous; quels que fussent les événements, nous préférions tout à cette crainte journalière de la mort par la faim, la torture ou les mille angoisses dont nous avions été tourmentés jusqu'alors. Nous n'aurions certes pas aimé de tomber entre les mains des paysans ou de quelques officiers inférieurs. Les premiers nous auraient probablement mis à mort, par haine contre les blancs; les seconds nous auraient maltraités ou vendus au plus offrant. Les grands chefs révoltés auraient agi différemment: nous aurions été presque libres en leur pouvoir et il est probable qu'on nous eût permis de partir, dès que nous aurions compté une rançon convenable.

Toutefois à Ali, à Gobazé, à Ahmed, fils de Mastiate, ou à Menilek, roi de Shoa, la réponse de M. Rassam fut la même: «Venez, envahissez la place, et alors nous verrons ce que nous pouvons faire pour vous.»

Cela nous amusa parfois de suivre ces différents rivaux de Théodoros qui s'efforçaient de s'emparer de Magdala pendant que l'empereur était absent. Gobazé et Menilek avaient eu la pensée tous les deux de s'assurer le gouvernement de l'Abyssinie par la prise de Magdala. Menilek avait écrit à l'évêque avant les pluies, pour l'informer qu'il allait venir prendre possession de son Amba, et le prier en même temps de prendre soin de sa propriété. A part l'honneur que leur aurait valu cette possession, ils devaient par ce moyen obtenir les trois choses qu'ils estimaient être les plus favorables à leurs vues ambitieuses; le trône, la faveur de l'évêque, et les prisonniers anglais. Tous avaient besoin de M. Rassam, non pas seulement pour les aider, mais, comme ils disaient, pour leur livrer la montagne; ils étaient convaincus que nous vivions dans des termes d'amitié avec les chefs, et ils croyaient que nous avions en notre possession des sommes fabuleuses, de sorte que soit par amitié, soit par des présents, nous pouvions ouvrir les portes au candidat de notre choix.

Magdala ne pouvait tomber en leur pouvoir que par trahison: dans leurs armées innombrables ils n'auraient pu trouver vingt hommes assez courageux pour tenter l'assaut. Magdala avait la réputation d'être imprenable, et vraiment avec ces armées indigènes si mal organisées, la chose pouvait être vraie. Théodoros lui-même ne s'en était rendu maître que parce que la garnison galla, saisie d'une frayeur panique, avait évacué la place pendant la nuit. Théodoros avait établi son camp au pied de l'Amba, et tenté un assaut: mais bientôt il renonça à atteindre sa tâche désespérée avant les pluies; et ce ne fut que plusieurs jours après que les Gallas se furent retirés, qu'un des chefs, soupçonnant que le fort avait été abandonné, s'aventura à s'assurer du fait, et revint en informer Théodoros qui put alors entrer dans la place d'où avait fui l'ennemi.

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