Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros
CONCLUSION
Dans la matinée du 12, le lendemain de notre délivrance, Théodoros envoya une lettre d'excuse, exprimant ses regrets d'avoir écrit la dépêche impertinente du jour précédent. En même temps il priait le commandant en chef d'accepter un présent de mille vaches. D'après la coutume abyssinienne, c'était une proposition de paix qui, une fois acceptée, anéantissait toute disposition d'hostilité.
Les cinq captifs qui nous avaient rejoints en 1868 (M. Staiger et ses amis), mistress Flad et ses enfants, plusieurs autres Européens avec leurs familles étaient toujours entre les mains de Théodoros. Les Européens qui nous avaient accompagnés la veille et qui avaient passé la nuit an camp, furent renvoyés de bonne heure le lendemain à Théodoros; et Samuel qui en faisait partie, fut chargé de demander la liberté de tous les Européens et de toutes leurs familles. Une chaise et des porteurs furent envoyés en même temps pour mistress Flad dont la santé ne lui permettait pas d'aller à cheval. Avant son départ, Samuel fut instruit par M. Rassam que le commandant en chef avait accepté les vaches; à ce propos il y eut une malencontreuse erreur qui égara et déçut Théodoros, mais qui arriva tellement à propos qu'elle sauva probablement la vie aux Européens encore en son pouvoir.
Lorsque les Européens étaient revenus à Selassié pour y conduire leurs familles, Samuel s'étant avancé vers l'empereur, celui-ci lui fît aussitôt cette question: «Mes vaches sont-elles acceptées?» Samuel, s'inclinant respectueusement lui dit: «Le ras anglais vous fait dire: J'ai accepté votre présent; puisse Dieu vous le rendre!» En entendant cela, Théodoros fit un long soupir comme s'il était délivré d'une grande angoisse, et il dit aux Européens: «Prenez vos familles et partez.» Puis, se tournant vers M. Waldmeier, il lui dit: «Vous aussi, vous pouvez me quitter; allez-vous-en; à présent que j'ai l'amitié de l'Angleterre, si j'ai besoin de dix Waldmeier, je n'ai qu'à les leur demander.» Dans l'après-midi, les ouvriers européens et leurs familles, M. Staiger et sa suite, mistress Flad et ses enfants, Samuel et nos serviteurs, enfin tous les prisonniers firent leur entrée au camp britannique. Il leur avait été permis de prendre tout ce qui leur appartenait et au moment de leur départ, Théodoros était si joyeux qu'il les salua.
Le samedi 11, Sir Robert Napier avait clairement expliqué à Dejatch Alamé quel était le plan qu'il avait adopté; il désirait non-seulement que les captifs fussent renvoyés mais que Théodoros lui-même vint au camp britannique avant vingt-quatre heures, sans quoi les hostilités recommenceraient; mais Dejatch Alamé, connaissant les difficultés qu'il y aurait à faire consentir Théodoros à cette dernière condition, insista tellement auprès de Sir Napier, que celui-ci étendit jusqu'à quarante-huit heures le terme de son ultimatum.
Dans la matinée du 13, l'empereur n'ayant pas encore reparu an camp, il devint urgent de le forcer à le faire, et des mesures étaient prises pour achever le travail si bien commencé, lorsque plusieurs des plus grands officiers de l'armée de Théodoros firent leur apparition, déclarant qu'ils venaient en leur propre nom et en celui des soldats de la garnison, pour déposer les armes et rendre la forteresse; ils ajoutaient que Théodoros, accompagné d'une cinquantaine d'hommes, avait pris la fuite pendant la nuit.
Il paraît que le soir, en apprenant que les vaches n'avaient pas été acceptées, mais se trouvaient au delà des sentinelles anglaises, Théodoros crut qu'il avait été trompé, et que s'il tombait entre les mains des Anglais, il serait enchaîné ou mis à mort. Toute la nuit, il marcha vers Selassié, anxieux et abattu, et de bonne heure, dans la matinée, il ordonna à ses gens de le suivre. Mais au lieu de lui obéir, ceux-ci se retirèrent dans une autre partie de la plaine. Théodoros en arrêta deux des plus rapprochés; mais ce dernier acte n'empêcha pas la défection; seulement ils s'enfuirent plus loin.
Avec le peu d'hommes qui le suivaient, il passa par le Kafir-Ber, mais il n'avait fait que quelques pas lorsqu'il aperçut les Gallas s'avançant de tous côtés dans l'intention de l'entourer, lui et sa suite. Il dit alors à ses quelques fidèles compagnons: «Laissez-moi, je mourrai seul.» Ceux-ci refusèrent; alors il leur dit: «Vous avez raison; retournons à la montagne; il vaut mieux mourir de la main des chrétiens.»
La soumission de l'armée, l'assaut de Magdala, le suicide de Théodoros, sont des faits trop bien connus pour que j'en fasse ici le récit. J'entrai dans la forteresse bientôt après que les troupes s'en furent emparées. Un des premiers objets qui attira mon attention fut le cadavre de Théodoros. Il avait sur les lèvres ce même sourire que nous avions vu si souvent, et qui donnait un air de grandeur calme au visage de celui dont la carrière avait été si remarquable et dont les cruautés ne pourront jamais être effacées de sa biographie. Mais dans ses derniers moments il retrouva l'ardeur des jours de sa jeunesse, combattit avec courage et préféra la mort à l'humiliation d'être fait prisonnier.
Je restai cette nuit-là à Magdala. Il me parut étrange de passer un jour en homme libre, dans cette même hutte où j'avais été si longtemps enfermé comme prisonnier. Les soldats anglais gardaient maintenant nos anciennes prisons; le cadavre de Théodoros était couché dans l'une de ces huttes. Dans l'espace seulement de quarante-huit heures, notre position avait tellement changé, qu'il était difficile de s'en rendre compte. Je craignais tant d'être victime d'une illusion, et j'étais tellement ému, que je ne pus dormir.
Le général Wilby, son aide de camp le capitaine Cappel et son commandant de brigade, le major Hicks, partagèrent ma tente; affamés et fatigués, ils s'accommodèrent aussi bien que nous du simple plat de teps abyssinien, de la sauce au poivre et du tej, que nous nous étions procurés dans les greniers de la demeure royale. Le lendemain, nous retournâmes à Arogié, et là, pendant tout mon séjour, je reçus l'hospitalité du général Merewether. Le 16, nous partîmes pour Dalanta, avec quelques-uns des captifs libérés, et nous y attendîmes quelques jours le reste des troupes; enfin, le 21, après que Sir Robert Napier nous eut présentés à nos libérateurs, nous partîmes pour la côte, et nous arrivâmes à Zulla le 28 mai.
En faisant un retour sur le passé, moi, homme libre, dans un pays libre, ce passé m'apparaît comme un songe horrible, un faible anneau dans la chaîne de ma vie; et lorsque je me souviens que notre délivrance fut suivie immédiatement du suicide de ce despote aux grandes passions, qui nous avait tenus en son pouvoir, je ne puis trouver de meilleure explication, pour résoudre ce problème difficile, que les paroles inscrites par notre vaillant compatriote de Kerans, sur la bannière qui flotta à Ahascragh, lors de son bienheureux retour: «Dieu est amour, il nous a donné la liberté.»
FIN.
TABLE DES CHAPITRES
CHAPITRE PREMIER.
L'empereur Théodoros.—Son élévation à l'empire et ses conquêtes.—Son armée et son administration.—Causes de sa chute.—Sa personne et son caractère.—Sa famille et sa vie privée.
CHAPITRE II.
Les Européens en Abyssinie.—M. Bell et M. Plowden.—Leur vie et leur mort.—Le consul Cameron.—M. Lejean.—M. Bardel et la réponse de Napoléon III à Théodoros.—Le peuple de Gaffat.—M. Stern et la mission de Djenda.—Etat des affaires à la fin de 1863.
CHAPITRE III.
Emprisonnement de M. Stern.—M. Kerans arrive avec des lettres et un tapis.—M. Cameron et ses compagnons sont chargés de chaînes.—Retour de M. Bardel du Soudan.—Procédés de Théodoros vis-à-vis des étrangers.—Le patriarche cophte.—Abdul-Rahman-Bey. La captivité des Européens expliquée.
CHAPITRE IV.
La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.—M. Rassam est choisi pour aller à la cour de Gondar, où il est accompagné par le docteur Blanc.—Délais et difficultés pour communiquer avec Théodoros.—Description de Massowah et de ses habitants.—Arrivée d'une lettre de l'empereur.
CHAPITRE V.
De Massowah à Kassala.—Une digression.—Le nabab.—Aventures de M. Marcopoli.—Les Beni-Amer.—Arrivée à Kassala.—La révolte nubienne.—Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie dans le Soudan.
CHAPITRE VI.
Départ de Kassala.—Sheik-Abu-Sin.—Rumeurs de la défaite de Théodoros par Tisso-Gobazé.—Arrivée à Metemma.—Marché hebdomadaire.—Manoeuvres militaires des Takruries.—Leur émigration dans l'Abyssinie.—Arrivée de lettres de Théodoros.
CHAPITRE VII.
Entrée en Abyssinie.—Altercation entre les Takruries et les Abyssiniens à Wochnee.—Notre escorte et les porteurs.—Application de la médecine.—Première réception de Sa Majesté.—Traduction de la lettre de la reine Victoria et présents offerts.—Nous accompagnons Sa Majesté à Metcha.—Sa conversation en route.
CHAPITRE VIII.
Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.—La mer de Tana.—La navigation abyssinienne.—L'île de Dek.—Arrivée à Kourata.—Les gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.—Accusations portées contre ces derniers.—Première visite au camp de l'empereur a Zagé.—Les flatteries précèdent la violence.
CHAPITRE IX.
Seconde visite à Zagé.—Arrestation de M. Rassam et des officiers anglais.—Accusations contre M. Rassam.—Les premiers captifs sont amenés enchaînés à Zagé.—Jugement public.—Réconciliation.—Départ de M. Flad.—Emprisonnement à Zagé.—Départ pour Kourata.
CHAPITRE X.
Seconde résidence à Kourata.—Le choléra et le typhus éclatent dans le camp.—L'empereur se décide à aller à Debra-Tabor.—Arrivée à Gaffat.—La fonderie transformée en palais.—Jugement public à Debra-Tabor.—La tente noire.—Le docteur Blanc et M. Rosenthal faits prisonniers à Gaffat.—Une autre accusation publique.—La caverne noire.—Voyage avec l'empereur à Aïbankab.—Nous sommes envoyés à Magdala; arrivée à l'Amba.
CHAPITRE XI.
Notre première maison à Magdala.—Le chef a une petite affaire avec nous.—Impressions d'un Européen chargé de chaînes.—L'opération décrite.—La toilette du prisonnier.—Comment nous vivions.—Défection de notre premier messager.—Comment nous obtînmes de l'argent et des lettres.—Un journal à Magdala.—Une saison des pluies dans le Godjo.
CHAPITRE XII.
Description de Magdala.—Climat et provision d'eau.—Les maisons de l'empereur.—Son harem et ses magasins.—L'église.—La prison.—Gardes et geôliers.—Discipline.—Visite préalable de Théodoros à Magdala.—Massacre des Gallas.—Caractère et antécédents de Samuel.—Nos amis Zénab l'astronome et Meshisba le joueur de luth.—Gardes de jour.—Nous bâtissons de nouvelles huttes.—Les serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.—Notre enceinte est agrandie.
CHAPITRE XIII.
Théodoros écrit à M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers. —Ses deux lettres comparées.—Le général Merewether arrive à Massowah.—Danger d'envoyer des lettres à la côte.—Ras-Engeddah nous apporte quelques provisions.—Notre jardin.—Résultats pleins de succès de la vaccine à Magdala.—Encore notre sentinelle de jour.—Seconde saison des pluies.—Les chefs sont jaloux.—Le ras et son conseil.—Damash, Hailo, etc., etc.—Vie journalière pendant la saison des pluies.—Deux prisonniers tentent de s'échapper.—Le knout en Abyssinie.—Prophétie d'un homme mourant.
CHAPITRE XIV.
Fin de la seconde saison pluvieuse.—Rareté et cherté des approvisionnements.—Meshisha et Comfou complotent leur fuite.—Ils réussissent.—Théodoros est volé.—Damash poursuit les fugitifs.—Attaque de nuit.—Le cri de guerre des Gallas et le sauve qui peut.—Les blessés laissés sur le champ de bataille.—Hospitalité des Gallas.—Lettre de Théodoros à ce sujet.—Malheurs de Mastiate.—Wakshum Gabra Medhim.—Récit de la vie de Gobazé.—Il sollicite la coopération de l'évêque pour s'emparer de Magdala.—Plan de l'évêque.—Tous les chefs rivaux intriguent pour l'Amba. —L'influence de M. Rassam exagérée.
CHAPITRE XV.
Mort de l'Abouna Salama.—Esquisse de sa vie.—Griefs de Théodoros contre lui.—Son emprisonnement à Magdala.—Les Wallo-Gallas.—Leurs moeurs et leurs coutumes.—Menilek paraît avec une armée dans le pays de Galla.—Sa politique.—Avis envoyé à lui par M. Rassam.—Il investit Magdala et fait un feu de joie.—Conduite de la reine. —Précautions prises par les chefs.—Notre position n'est pas meilleure.—Les effets de la fumée sur Menilek.—Désappointement suivi d'une grande joie.—Nous recevons des nouvelles du débarquement des troupes britanniques.
CHAPITRE XVI.
Conduite de Théodoros pendant notre séjour à Magdala.—Sa conduite à Begemder.—Une rébellion éclate.—Marche forcée sur Gondar.—Les églises sont pillées et brûlées.—Cruautés de Théodoros.—L'insurrection croît en forces.—Les desseins de l'empereur sur Kourata échouent.—M. Bardel trahit les nouveaux ouvriers.—Ingratitude de Théodoros envers les gens de Gaffat.—Son expédition sur Foggera échoue.
CHAPITRE XVII.
Arrivée de M. Flad de l'Angleterre.—Il remet une lettre et un message de la reine d'Angleterre.—L'épisode du télescope.—On prend soin de nos intérêts.—Théodoros ne cédera qu'à la force.—Il recrute son armée.—Ras-Adilou et Zallallou désertent.—L'empereur est repoussé à Belessa par Lij-Abitou et les paysans.—Expédition contre Metraha.—Ses cruautés dans cette localité.—Le grand Sébastopol est fabriqué.—La famine et la peste obligent l'empereur à lever son camp.—Difficultés de sa marche vers Magdala.—Son arrivée dans le Dalanta.
CHAPITRE XVIII.
Théodoros dans le voisinage de Magdala.—Nos sentiments à cette époque.—Une amnistie accordée au Dalanta.—La garnison de Magdala rejoint l'empereur.—M. Rosenthal et les autres Européens sont envoyés dans la forteresse.—Conversation de Théodoros avec MM. Flad et Waldmeier sur l'arrivée des troupes.—La lettre de Sir Robert Napier à Théodoros tombe entre nos mains.—Théodoros ravage le Dalanta.—Il trompe M. Waldmeier.—On arrive au Bechelo.—Correspondance entre M. Rassam et Théodoros.—Les fers sont ôtés à M. Rassam.—Théodoros arrive à Islamgee.—Sa querelle avec les prêtres.—Sa première visite à l'Amba.—Jugement de deux chefs.—Il nomme un nouveau commandant à la garnison.
CHAPITRE XIX.
Nous sommes comptés par le nouveau gouverneur et obligés de dormir tous dans la même hutte.—Seconde visite de Théodoros à l'Amba.—Il fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons délivrés de nos chaînes.—L'opération décrite.—Notre réception par l'empereur.—On nous envoie visiter le Sébastopol arrivé à Islamgee.—Conversation avec Sa Majesté.—Les prisonniers encore enchaînes sont délivrés de leurs fers.—Théodoros ne réussit point à se voler lui-même.
CHAPITRE XX.
Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.—Notre réception par Théodoros.—Il harangue ses troupes et relâche quelques-uns des prisonniers.—Il nous informe de la marche des Anglais.—Le massacre.—Nous sommes renvoyés à Magdala.—Effets de la bataille de Fahla.—MM. Prideaux et Flad sont envoyés pour négocier.—Les captifs relâchés.—Ils l'échappent belle.—Leur arrivée au camp britannique.