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Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros

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XV

Mort de l'Abouna Salama.—Esquisse de sa vie.—Griefs de Théodoros contre lui.—Son emprisonnement à Magdala.—Les Wallo-Gallas.—Leurs moeurs et leurs coutumes.—Menilek parait avec une armée dans le pays de Galla.—Sa politique.—Avis envoyé à lui par M. Rassam.—Il investit Magdala et fait un feu de joie.—Conduite de la reine. —Précautions prises par les chefs.—Notre position n'est pas meilleure.—Les effets de la fumée sur Menilek.—Désappointement suivi d'une grande joie.—Nous recevons des nouvelles du débarquement des troupes britanniques.

Le 25 octobre, l'Abouna Salama, l'évêque d'Abyssinie, mourut après une longue et douloureuse maladie.

L'Abouna Salama était, sous certains rapports, un homme remarquable. Deux caractères comme le sien et celui de Théodoros se rencontrent rarement à la fois dans ce pays éloigné. Tous les deux ambitieux, fiers, passionnés, ils devaient inévitablement, tôt ou tard, se heurter, et le plus fort écraser le plus faible.

L'Abyssinie, pendant quelques années, avait été privée d'évêque. Les prêtres ne pouvaient plus être consacrés ni aucune église dédiée an culte chrétien, l'arche sainte ne pouvant contenir un autre tabernacle que celui béni par l'évêque du pays. Quoique Ras-Ali fût extérieurement chrétien et appartînt à une famille convertie, il avait cependant conservé trop de relations parmi les musulmans Gallas, ses véritables amis et alliés, pour s'inquiéter, autrement que par un culte tout extérieur, de l'état religieux et des inconvénients auxquels était exposée la prêtrise par suite de la longue vacance de l'évêché.

Dejatch Oubié était, à cette époque, gouverneur semi-indépendant du Tigré. D'une position de simple gouverneur, il s'était insensiblement élevé au pouvoir et se trouvait alors à la tête d'une grande armée, intriguant pour le titre de ras. Quoique toujours, en apparence, dans des termes d'amitié avec Ras-Ali, le reconnaissant même, jusqu'à un certain point, comme son supérieur, cependant, il travaillait constamment et secrètement à détruire le pouvoir du ras, afin de régner à sa place. Pour servir ses plans, il envoya en Egypte quelques chefs accompagnés de Mgr de Jacobis, Italien noble, catholique romain et évêque à Massowah, afin d'obtenir un évêque selon le rite abyssinien,[24] et afin de s'assurer un appui aussi puissant que le soutien du clergé, il se chargea de la grande dépense qu'entraîne la consécration d'un abouna. De Jacobis fit de prodigieux efforts, afin d'obtenir un évêque consacré qui favorisât l'Eglise catholique romaine; mais il fut déçu dans son attente, car le patriarche choisit pour cette dignité un jeune homme qui avait été élevé en partie dans une école anglaise, au Caire, et dont les croyances étaient plus favorables au protestantisme qu'à l'Eglise romaine, depuis si longtemps connue comme l'adversaire des cophtes.

Andraos, ce jeune prêtre, était seulement dans sa vingtième année. Lorsqu'il fut averti qu'il devait quitter son monastère et la compagnie des moines, ses frères, pour aller vivre dans le pays d'Abyssinie, à demi civilisé et si éloigné, tout d'abord, il refusa l'honneur qui lui était fait. Il engagea ses supérieurs à porter leur choix sur un autre plus digne que lui, déclarant qu'il se sentait peu propre à cette oeuvre. Ses objections ne furent point écoutées, et comme il persistait toujours dans son refus, le supérieur de son couvent le fit mettre aux fers; il y resta, m'a-t-on dit, jusqu'à ce qu'il consentît a se mettre à la tète de l'Eglise cophte. Il accepta enfin, et il fut oint et consacré évêque d'Abyssinie, sous le nom d'Abouna Salama, avec toutes les pompeuses cérémonies en usage. Il partit immédiatement après sur un bâtiment de guerre anglais, et arriva à Massowah au commencement de l'année 1841.

Dejatch Oubié le reçut avec de grands honneurs, ajouta de nombreux villages et tout un district aux autres possessions de l'évêque, et fit tous ses efforts pour le gagner à sa cause. Il y réussit au delà de ses espérances. L'Abouna Salama, bien loin d'avoir besoin d'être gagné à la cause d'Oubié contre Ras-Ali, proposa l'attaque dès son arrivée. Par son intermédiaire, une alliance fut conclue entre son ami Oubié et Goscho Beru, gouverneur de Godjam. Les deux chefs convinrent de marcher sur Debra-Tabor, d'attaquer Ras-Ali, de lui arracher le pouvoir qu'il avait usurpé, et de se partager le gouvernement de l'Abyssinie, sans oublier les droits attribués à l'évêque, et qui consistaient dans le tiers du revenu de la contrée.

Oubié et Goscho Beru, selon que c'était convenu, livrèrent bataille à Ras-Ali, près de Debra-Tabor, et mirent son armée en complète déroute; Ras-Ali ne put s'échapper que très-difficilement du champ de bataille, accompagné de quelques guerriers heureusement bien montés. Mais il arriva qu'Oubié célébra ses succès par des rasades trop multipliées et trop considérables. Quelques-uns des soldats fugitifs de l'armée de Ras-Ali étant entrés dans sa tente, et trouvant le vainqueur de leur maître ivre-mort, profitèrent de son triste état pour le faire prisonnier. Ce revirement soudain changea complètement la face des événements. Quelques cavaliers partirent aussitôt au galop de leurs montures pour aller avertir leur maître, qu'ils rejoignirent vers le soir. Tout d'abord, le vaincu ne pouvait croire à sa bonne fortune; mais d'autres soldats étant venus confirmer la bonne nouvelle, Ras-Ali retourna aussitôt à Debra-Tabor, rassembla ses compagnons de détresse, et dicta lui-même les conditions du traité à son vainqueur captif. Oubié fut pardonné, et il lui fut permis de retourner dans le Tigré, l'évêque étant responsable de sa fidélité. Ras-Ali traita l'évêque avec toutes sortes de respects, et il se jeta à ses pieds, le suppliant de ne point tenir compte des calomnies de ses ennemis, l'assurant que l'Eglise n'avait pas de plus fidèle disciple ni de volonté plus dévouée aux désirs de son chef. L'évêque, désormais par ses relations d'amitié avec tout le monde, adoré de tous, ne tarda pas à faire sentir son autorité; et si Théodoros eût été un homme ordinaire, l'Abouna Salama eût été l'Hildebrand de l'Abyssinie.

Pendant la campagne de Lij-Kassa contre le gouverneur de Godjam, et pendant la période de révolution qui se termina par la chute de Ras-Ali, l'Abouna Salama se retira dans ses propriétés du Tigré, vivant là en paix sous la protection de son ami Oubié. Dès son arrivée en Abyssinie, il avait manifesté la plus amère opposition aux catholiques romains, inimitié provenant non pas tant de ses convictions que du fait que quelques-unes de ses propriétés avaient été saisies à Jeddah, à l'instigation des prêtres romains. Il est vrai que ces prêtres, par son influence, avaient été rançonnés, volés, maltraités et expulsés de l'Abyssinie. Lorsque la nouvelle parvint à l'Abouna que Lij-Kassa marchait contre le Tigré, Salama excommunia publiquement ce dernier, sous prétexte que Kassa était l'ami des catholiques romains, qu'il protégeait leur évêque de Jacobis, et qu'il ruinait la religion du pays en faveur de la croyance de Rome. Mais Kassa se montra l'égal de l'Abouna: il nia l'accusation et répondit «que si l'Abouna Salama pouvait excommunier, l'Abouna de Jacobis pouvait ôter l'excommunication.» L'évêque, alarmé de l'influence qu'aurait pu obtenir le prélat ennemi, offrit de retirer son anathème, à condition que Kassa expulserait de Jacobis. Ces conditions ayant été acceptées, l'Abouna Salama consentit bientôt après à placer sur la tête de l'usurpateur, sous le nom de Théodoros II, la couronne d'Abyssinie, dans la même église qu'Oubié avait fait ériger pour son propre couronnement.

Satisfait des complaisances de l'évêque, Théodoros lui témoigna les plus grands respects. Il portait son siège ou marchait devant lui portant une lame et un bouclier, comme s'il n'était que son serviteur, et, en toute occasion, se prosternait jusqu'à terre et lui baisait la main. L'Abouna Salama, au bout de quelque temps, finit par croire que son influence sur Théodoros était sans bornes, comme sur Ras-Ali et sur Oubié; il fut trompé par l'apparence d'humilité, de sincère admiration et de dévotion de Théodoros. Et plus ce dernier se montrait humble, plus aussi l'évêque se montrait publiquement arrogant. Mais il n'avait pas connu encore le caractère de cet empereur qu'il avait sacré, et se surfaisant son importance, il finit par se faire ouvertement de Théodoros un ennemi redoutable. La chose eut lieu au moment où l'Abouna Salama s'y attendait le moins. Un jour, Théodoros alla pour lui présenter ses salutations; arrivé à la tente de l'Abouna, il le fit avertir de sa visite; l'évêque lui envoya dire qu'il le recevrait quand cela lui conviendrait, et il le fit attendre longtemps. Théodoros attendit; mais comme le temps s'écoulait et que l'évêque ne paraissait jamais, il s'en retourna irrité: il était désormais l'ennemi du prélat, et brûlait de se venger.

A partir de ce moment, ils vécurent dans une inimitié ouverte ou légèrement masquée, travaillant à l'abaissement l'un de l'autre. Si le règne de Théodoros eût été un règne pacifique, l'Abouna l'eut emporté; mais l'empereur, entouré comme il l'était d'une forte armée composée d'hommes qui lui étaient dévoués, trouva parmi eux des oreilles toutes prêtes à croire les récits qui lui étaient faits sur la conduite de l'évêque. L'Abouna Salama, d'ailleurs, ne fut jamais très-populaire; sans être avare, il n'était pas libéral. L'amitié se témoigne, en Abyssinie, an moyen de présents; c'est ainsi pour tout le monde; chaque chef, chaque homme un peu important qui recherche la popularité, les prodigue d'une main généreuse. L'empereur profita de ce manque de libéralité chez l'évêque pour faire valoir sa générosité à lui. Il insinua que l'Abouna n'avait que le négoce à coeur; que, au lieu de rendre le tribut qu'il recevait en dons au peuple du pays, comme c'était autrefois la coutume, il envoyait son argent, par des caravanes, à Massowah, en trafiquant avec les Turcs et expédiant son gain en Egypte. Petit à petit, Théodoros agit sur l'esprit de son peuple et finit par le persuader que, après tout, l'évêque n'était qu'un homme comme tous les autres. Déjà, dans le camp de l'empereur, il avait perdu beaucoup de son prestige, lorsque Théodoros se plaignit que son honneur avait été attaqué par ce même évêque que tous adoraient.

Théodoros, en nous racontant ses ennuis un jour sur le chemin d'Agau-Medar, nous parla du sujet de leur malentendu avec l'Abouna. Il nous dit que leur querelle venait de ce qu'un jour qu'il avait invité ses officiers à un déjeuner public, l'évêque, profitant de son absence, et sous prétexte de confesser la reine, était entré dans sa tente. Lorsque Théodoros revint, après le déjeuner, s'étant présenté à la porte de l'appartement de sa femme, on l'avertit qu'elle était en conférence religieuse avec l'Abouna, et qu'il devait s'en retourner. Le soir, il se présenta encore à la tente de sa femme. Lorsqu'il entra, elle s'élança vers lui, et, tout en sanglotant sur son sein, elle lui raconta qu'elle lui avait été involontairement infidèle dans la journée, mais elle n'avait pu résister à la violence de l'évêque. Il l'avait pardonnée, disait-il, parce qu'elle était innocente; quant an suborneur, il n'avait pu le punir: la mort seule pouvait le venger d'un tel crime, et il ne pouvait porter la main sur un dignitaire de l'Eglise. Il n'y a aucun doute que tout cela était de l'invention de Théodoros; mais celui-ci avait évidemment répété la même histoire tout autour de lui, jusqu'à ce qu'il avait fini par y croire lui-même.

L'Abouna Salama perdit de son crédit, quoique probablement bien peu de personnes ajoutassent foi aux récits de l'empereur. D'après le proverbe, «Calomnions, il en restera toujours quelque chose,» le caractère de l'Abouna perdit de sa dignité, et désormais, il ne compta ses amis que dans le camp des ennemis du roi, tandis que ses ennemis à lui étaient tous des amis intimes de Théodoros. En public, ce dernier le traita toujours avec respect, bien qu'il ne montrât pas la même humilité qu'auparavant; par égard pour son peuple, il faisait une différence entre la personne de l'Abouna et son caractère officiel, le respectant à cause de la foi chrétienne, mais montrant le plus grand mépris pour sa conduite privée.

Pendant longtemps la question des possessions de l'Eglise fut un grand sujet de dissentiments entre eux. Théodoros ne pouvait souffrir une puissance quelconque rivale de la sienne dans ses Etats. Il s'était battu avec rage pour arriver à être le seul dominateur de l'Abyssinie; il fit tous ses efforts pour jeter le mépris sur l'Abouna, et dès qu'il vit l'occasion favorable pour en finir avec le pouvoir et l'influence de son rival, il confisqua toutes les terres et tous les revenus de l'Eglise, et aussi par la même occasion quelques biens héréditaires de l'évêque, et se déclara ouvertement le chef de l'Eglise. La colère de l'Abouna ne connut plus de bornes. D'un tempérament naturellement violent, il insulta grossièrement Théodoros dans plusieurs occasions. Quelques-unes de leurs querelles furent même indécentes, la haine intense qui brûlait dans le coeur du prélat se manifesta plusieurs fois par des expressions qui n'eussent jamais dû sortir de sa bouche. L'évêque n'avait jamais eu un caractère tolérant. J'ai raconté déjà plus d'un cas de ses intolérances vis-à-vis des catholiques romains. Il les persécuta chaque fois qu'il le put; ainsi pendant qu'il était prisonnier à Magdala, il ne voulut jamais s'employer à obtenir la liberté d'un malheureux Abyssinien qui depuis des années avait été jeté dans les chaînes sur ses instances, par la seule raison que cet infortuné avait visité Rome et en était revenu converti. Il était plus favorable aux protestants, quoiqu'il ne voulut pas entendre parler de conversions au protestantisme. Les missionnaires pouvaient instruire, mais là finissait leur tâche; et lorsqu'il arriva que des juifs, à la suite des instructions de nos missionnaires furent amenés à accepter le christianisme, ils ne purent être baptisés que dans l'église abyssinienne, dans laquelle ils furent reçus comme membres. Salama se montra en toute occasion l'ami des Européens, à moins qu'ils ne fussent romains, et pendant la guerre il rendit de grands services aux captifs; il leur fit même parvenir de petites sommes à l'époque de leur plus grande pénurie, et lorsqu'ils étaient dans une grande détresse. Mais son amitié était dangereuse. Théodoros soupçonnait et haïssait tous ceux qui étaient dans des relations amicales avec son grand ennemi; l'horrible torture que les Européens eurent à supporter à Azzazoo ne fut due qu'à cette cause; et les querelles et les réconciliations au sujet de l'Eglise et de l'Etat ne furent pas étrangères aux traitements dont nous fûmes les victimes. L'Abouna quitta Azzazoo en même temps que le camp impérial, après les pluies de 1864.

Une grave rébellion venait d'éclater dans le Shoa et Théodoros, laissant ses prisonniers, ses femmes et le camp de ses soldats à Magdala, voulait faire une petite excursion à travers le pays des Wallo-Gallas; mais il trouva les rebelles trop puissants pour tenter une attaque. Il avait été fort contrarié du refus de l'évêque de l'accompagner dans cette expédition. Les gens de Shoa sont les plus bigots de tous les Abyssiniens et ceux qui ont le plus de respect pour l'Abouna; si donc l'Abouna avait été vu dans la compagnie de Théodoros, il est probable que plusieurs des chefs révoltés auraient déposé les armes et fait leur soumission. Mais l'évêque, qui ne pensait qu'à son fertile district du Tigré, proposa à l'empereur de l'accompagner tout d'abord dans cette province; et après que la rébellion serait réprimée dans cette partie du royaume ils devaient partir ensemble pour Shoa. Leur entrevue à cet effet fut très-orageuse; et Théodoros se contint plus d'une fois pour ne pas en venir aux partis extrêmes. L'Abouna Salama resta à Magdala, selon son désir; mais comme prisonnier. Il ne fut jamais chargé de chaînes; bien qu'il m'ait été raconté que plusieurs fois Théodoros avait été sur le point de le commander, les fers étant déjà prêts; mais il fut toujours retenu par la crainte de l'effet produit par cette mesure, sur la foi de son peuple. Il fut permis à l'évêque d'aller jusqu'à l'église, s'il le désirait; mais la nuit une sentinelle veillait toujours à sa porte; quelquefois même plusieurs soldats passèrent la nuit dans l'appartement de l'Abouna. Tous ses serviteurs n'étaient que des espions du roi. Il ne put en trouver aucun de fidèle, si ce n'est quelques esclaves, jeunes Gallas qui lui avaient été donnés à son arrivée par Théodoros, et un cophte qui, avec quelques prêtres, avait accompagné le patriarche David dans sa visite en Abyssinie; quelques-uns de ces gens entrèrent au service du roi, tandis que d'autres, comme le cophte dont j'ai parlé, se vouèrent à leur compatriote et évêque.

Pendant l'emprisonnement des premiers captifs à Magdala, leurs relations avec l'évêque furent très-limitées. Ils ne se virent jamais; mais de temps en temps un jeune esclave de l'évêque portait ou un message verbal, ou une courte note en arabe, renfermant quelque fragment de nouvelles, la plupart du temps exagérées, sur les faits et gestes des rebelles, toujours acceptées comme vraies par le crédule évêque, ou encore quelques simples informations sur la médecine, etc.

Le jour de notre arrivée et pendant que les chefs lisaient à Théodoros les instructions nous concernant, le jeune esclave dont j'ai parlé vint auprès de M. Rosenthal, porteur de salutations polies de l'Abouna, et l'informant qu'autant que son maître pouvait le prévoir, nous n'avions rien de mauvais à craindre pour le présent, mais que l'avenir n'était pas rassurant. Nous savions que l'évêque entretenait de fréquentes relations avec les grands chefs en révolte. Théodoros aussi connaissait le fait et n'en haïssait que plus l'évêque. Celui-ci s'était toujours montré bien disposé à notre égard; et, comme il était aussi désireux que nous d'échapper au pouvoir de Théodoros, nous jugeâmes de la plus haute importance d'entrer en relation avec lui. Mais les difficultés étaient énormes. Rien n'aurait pu porter plus de préjudice à nos projets que la dénonciation à l'empereur de nos communications avec l'évêque. Samuel en cette occasion ne pouvait nous servir, car une profonde inimitié existait entre lui et l'évêque. Il fallut toute la force de persuasion de M. Rassam pour amener une bonne entente entre les deux parties. Toutefois il conduisit cette affaire si sagement que non-seulement il réussit, mais que, après une mutuelle explication, les deux ennemis devinrent des amis dévoués. Mais jusqu'à ce que cette difficulté eût été surmontée, nous dûmes agir avec de grandes précautions.

Le petit esclave devint bientôt suspect à notre sentinelle. Il eût été dangereux de lui confier quelque chose d'important, car il pouvait d'un moment à l'autre être arrêté et fouillé. Nous employâmes alors une servante qui était connue de l'évêque pour avoir habité la montagne avec les premiers captifs. L'évêque accepta avec joie notre proposition de nous échapper de l'Amba et, téméraire autant qu'il était prompt, il nous donna tout de suite de grandes espérances; mais quand nous en vînmes aux détails du complot, tout autant que cela nous concernait, nous le trouvâmes tout à fait impraticable. D'abord l'évêque avait besoin de nitrate d'argent pour se noircir le visage afin de passer inaperçu aux portes. Une fois libre, il devait rejoindre Menilek ou le Wakshum, excommunier et déposer Théodoros, et proclamer empereur le chef rebelle. Il avait oublié évidemment qu'Oubié et Ras-Ali étaient âgés, que l'homme qui possédait Magdala se souciait fort peu d'une excommunication et que, déposé on non, Théodoros serait toujours le véritable roi. L'évêque aurait pu réussir; mais eût-on su, ou bien eût-on ignoré que nous avions pris part à sa fuite, aucune puissance n'aurait pu nous sauver de la colère furieuse du monarque.

Après la réconciliation de l'évêque et de Samuel, nos relations avec le premier furent plus fréquentes et plus intimes. Il fut toujours disposé à nous aider de toutes ses connaissances; il nous prêta quelques dollars lorsque nous étions en peine pour nous en procurer; il écrivit aux rebelles de protéger nos envoyés, les invitant à venir à notre secours, leur promettant de les aider de son appui, et je crois même qu'il eût accepté une réconciliation avec l'homme par lequel il avait été injurié, si seulement cela eût pu nous être utile.

Trompé dans son ambition, privé de ses biens, humilié, sans pouvoir, sans liberté, l'Abouna Salama succomba à la tentation trop commune aux hommes qui souffrent beaucoup. Sans société, menant une vie dure et misanthropique, il oublia que la sobriété en toute circonstance est nécessaire à la santé et que les excès de la table ne conviennent nullement à une réclusion forcée. Un ennui constant ajouté à des habitudes d'intempérance ne pouvait qu'amener une maladie. Dans le courant de notre premier hiver, je le soignai par l'intermédiaire d'Alaka-Zenab, notre ami et le sien, et il recouvra la santé par mes soins. Malheureusement il oublia mes conseils et ne suivit mes prescriptions que très-peu de temps; bientôt se fit sentir la privation des excitants auxquels il était habitué depuis des années, et il eut de nouveau recours à ces stimulants. Il eut une plus sérieuse attaque durant les pluies de 1867. A cette époque Samuel pouvant le visiter pendant la nuit nous servit d'intermédiaire, et comme il était très-intelligent il pouvait me rendre un compte très-exact de son état. Pendant quelque temps la santé de l'évêque s'améliora; mais il fut encore plus déraisonnable qu'au commencement. A peine était-il convalescent qu'il m'envoya demander la permission plusieurs fois dans un jour de boire un peu d'arrack, de prendre un peu d'opium, ou quelqu'une de ses boissons favorite. Il n'est pas étonnant qu'une rechute ait été la conséquence d'une telle conduite; bien que je lui eusse montré le danger d'agir de la sorte, il n'en tint aucun compte.

Au commencement d'octobre l'état de santé de l'évêque empira tellement, qu'il fît demander au ras et aux chefs de me permettre de le visiter. Ils se réunirent pour se consulter, et à l'unanimité en référèrent à M. Rassam, et me firent appeler pour savoir si je voudrais aller le soigner. Je répondis qu'autant que je le pourrais, j'y consentais volontiers. Les chefs alors se retirèrent pour réfléchir sur cette affaire, lorsque l'un d'eux insinua que Théodoros ne serait pas fâché que son ennemi mourût, et qu'il pourrait au contraire se mettre en colère s'il apprenait que l'évêque avait été mis en rapport avec les Européens; sur quoi on décida de lui refuser sa demande, lui permettant toutefois d'avoir recours à la vache sacrée. Avec l'Abouna nous perdîmes un puissant allié et un bon ami; le seul que nous eussions dans le pays. Si le chef rebelle avait réussi à devenir le maître de l'Amba, la protection de Salama eût été d'une valeur inappréciable; non pas que son influence eût suffi à assurer notre élargissement, je ne le crois pas; mais avec lui nous n'aurions rencontré auprès des grands chefs rebelles que de bons traitements et des égards de politesse.

Le messager envoyé pour annoncer la mort de l'Abouna à l'empereur, était fort inquiet des termes dans lesquels il s'exprimerait, ne sachant pas de quelle manière Théodoros recevrait la nouvelle. Il choisit un terme moyen et décida qu'il ne paraîtrait ni triste ni joyeux. Théodoros en apprenant la chose, s'écria: «Dieu soit béni! mon ennemi est mort!» Puis s'adressant au messager, il ajouta: «Vous êtes fou! Pourquoi en arrivant ne vous êtes-vous pas écrié: «Miserach! (bonne nouvelle!)» Je vous eusse donné ma meilleure mule!»

Avec la mort de l'évêque, nos espérances déjà si faibles, semblèrent s'évanouir pour jamais. Wakshum Gobazé, par son traité avec Mastiate, avait renoncé à ses prétentions sur Magdala; et quand bien même Menilek aurait voulu remplir ses engagements et venir tenter le siège de l'Amba, nul doute qu'il ne fût retourné sur ses pas dès qu'il aurait appris la mort de son ami qu'il était si désireux de mettre en liberté. Nous n'avions aucun renseignement précis sur les démarches tentées par les nôtres pour notre délivrance; et bien que certains du débarquement des troupes, nous craignions toujours que quelque contre-temps ne fût survenu dans les derniers moments qui eût fait abandonner l'expédition, ou ne l'eût fait remplacer par quelque nouveau projet plus ou moins chimérique. Nous avions reçu une petite somme en dernier lieu; mais comme tout était rare et cher, nous étions très-avares de notre argent, et nous refusâmes de donner plusieurs témoignages d'amitié, bien que ce fût une chose dangereuse dans notre position.

Nous croyions (les événements se chargèrent de nous prouver que nous nous étions trompés), que si quelqu'un des puissants rebelles, ou quelque chef haut placé et d'une grande influence se présentait au pied de l'Amba, les misérables mécontents et à demi affamés qui l'habitaient seraient heureux de lui ouvrir les portes et de le recevoir comme un sauveur. Nous savions que la garnison ne se rendrait jamais aux Gallas. Ils étaient leurs ennemis depuis des années, et la dernière expédition de pillage que les soldats de la montagne avaient opérée sur leur territoire avait accru cette inimitié et détruit toute chance de réconciliation. Ce qu'il y avait le plus à craindre, c'est que Mastiate qui par son traité avec Gobazé, venait d'entrer en possession de tous les districts environnant Magdala et y avait établi une garnison, ne voulût naturellement s'emparer d'une forteresse tout entourée de ses possessions. Peu de jours après le départ de Gobazé pour Yedjow, elle donna l'ordre aux gens du voisinage de cesser d'approvisionner l'Amba et défendit à ses sujets de fournir le marché hebdomadaire; elle fixa même un jour de rendez-vous non loin de Magdala, aux troupes qu'elle avait envoyées en détachement dans le Dahonte et le Dalanta; afin de ravager la contrée à plusieurs milles à la ronde et de réduire ainsi la garnison par la famine.

Les Wallo-Gallas sont une belle race, supérieure aux Abyssiniens en élégance, en bravoure et en courage. Originaires de l'intérieur de l'Afrique, ils firent leur première apparition en Abyssinie, vers le milieu du seizième siècle. Ces hordes envahirent les plus belles provinces en grand nombre; ils surpassaient tellement les Amharas en courage et en équitation, que non-seulement ils parcoururent tout le pays, mais ils y vécurent plusieurs années des seuls produits du sol dans une imprudente sécurité. Au bout d'un certain temps ils s'établirent sur le magnifique plateau qui s'étend de la rivière de Bechelo aux collines élevées de Shoa, et du Nil au bas pays habité par les Adails. Bien que conservant encore plusieurs caractères de leur race, ils adoptèrent cependant en partie les moeurs et les coutumes des peuples qu'ils soumirent. Ils perdirent presque entièrement leurs habitudes de pillage et leurs moeurs pastorales, labourant le sol, se bâtissant des demeures permanentes, et jusqu'à un certain point adoptant dans leurs vêtements et leur nourriture, le genre de vie et les usages des premiers habitants.

En général le Galla est grand, bien fait, élancé, nerveux; les cheveux des hommes et des femmes sont longs, épais, ondulés plutôt que crépus, et ressemblent assez aux cheveux des Européens mal peignés, mais ils n'ont rien de la texture demi-laineuse qui couvre le crâne des Abyssiniens. Les vêtements des deux races sont identiques à peu de chose près; ils portent tous de grossiers pantalons, seulement ceux des Gallas sont plus courts et plus étroits que ceux des habitants du Tigré. Ils portent un grand vêtement de coton, qui leur sert de robe pendant le jour et de couverture pendant la nuit; la seule différence, c'est que les Gallas brodent rarement sur le côté de leur vêtement la rayure rouge qui est l'orgueil de l'Amhara. La nourriture des deux peuples est tout à fait semblable, tous les deux font leurs délices de la viande de vache crue, du shiro, plat de pois épicé et chaud, du wàt, et du teps (viande rôtie), seulement ils diffèrent dans le grain qu'ils emploient pour leur pain: l'Amhara aime passionnément le pain fait de graines de tef, tandis que le pain des Gallas est semblable à notre pain et se prépare avec la fleur de froment ou d'orge, seuls grains qui prospèrent dans ces hautes régions. Les femmes des Gallas sont belles en général; et lorsqu'elles ne sont pas exposées au soleil, leurs grands yeux noirs et brillants, leurs lèvres roses, leurs cheveux longs, noirs et élégamment tressés, leurs petites mains, leurs formes arrondies et gracieuses, en font les rivales des plus belles filles de l'Espagne ou de l'Italie. Une longue chemise tombant du cou à la cheville et retenue à la taille par les plis amples d'une ceinture de coton blanche; des anneaux auxquels pendent de fines petites clochettes, un long collier de perles ou d'argent, des anneaux blancs et noirs couvrant leurs petits doigts effilés, sont les objets reconnus comme indispensables à la toilette d'une amazone galla aussi bien que d'une dame amhara.

La différence la plus grande est dans la religion. Lors de leur première apparition, les Wallo-Gallas, ainsi que plusieurs autres branches de la même famille, qui vivent encore solitaires dans l'intérieur des terres sans relations avec les étrangers, étaient plongés dans la plus grossière idolâtrie, adorant même les arbres et les pierres; cependant plusieurs d'entre eux, sous cette forme matérielle de leur culte, adressaient leurs adorations à un être appelé inconnu, qu'ils tâchaient de se rendre propice par des sacrifices humains. Il est impossible de se procurer une information précise sur l'époque de leur conversion à l'islamisme; ce qu'il y a de certain c'est que cette religion est universellement reconnue par toutes les tribus des Gallas. Aucun Galla aujourd'hui ne pratique le culte idolâtre, et très-peu de familles ont adopté la foi chrétienne.

Si nous prenons les deux races ennemies et que nous comparions leurs habitudes morales et sociales, à première vue elles nous paraîtront aussi dissolues, aussi licencieuses l'une que l'autre. Mais un examen plus approfondi nous montrera que la dégradation de l'une d'elles n'est pas si profonde, et même par contraste elle nous paraîtra presque pure dans sa simplicité. La vie de l'Amhara est une vie toute sensuelle, toute de débauche; rarement la conversation a pour sujet des choses innocentes; il n'y a pas de titre mieux porté que celui de libertin et les femmes elles-mêmes sont fières d'une telle distinction; une prostituée n'est pas regardée comme telle. Les plus riches, les plus nobles, les plus haut placées sont sans pudeur en amour et même mercenaires, si elles ne sont pas les deux choses à la fois. Rien ne blesse plus une dame abyssinienne que d'entendre répéter quelle est vertueuse; il lui semblerait qu'on veut dire par là qu'elle est désagréable à voir, ou de quelque autre défaut nuisible à la multiplicité des intrigues.

Dans quelques localités du pays des Gallas, la famille a conservé les moeurs patriarcales. Le père est aussi absolu dans son humble hutte que le chef à la tête de sa tribu. Si un homme marié est obligé de quitter son village pour un voyage à l'étranger, sa femme aussitôt est recueillie par le frère de son mari qui se charge de lui servir de protecteur jusqu'au retour de l'absent. Cet usage a prévalu pendant longtemps. Aujourd'hui il n'est suivi que dans très-peu de localités; il est partout pratiqué sur le plateau qui s'élève entre le Bechelo, le Dalanta et le Dahonte, où les familles gallas isolées des autres tribus, ont conservé plusieurs des usages de leurs ancêtres. Un étranger invité sous le toit d'un chef galla trouverait dans la même hutte enfumée des individus de plusieurs générations. Le lourd toit de chacune d'elles, supporté par dix ou douze piliers, laisse au milieu un espace ouvert où se tiennent les matrones près du feu pour préparer le repas du soir; autour d'elles se joue un essaim d'enfants.

La porte est faite de bouts de tiges retenus ensemble par de petites branches coupées à l'arbre le plus voisin; en face est placé le simple alga du seigneur du manoir. Près de son lit hennit sa cavale favorite, l'enfant gâtée des jeunes et des vieux. Dans une autre partie séparée de la hutte se trouvent les provisions de froment et d'orge. Après le repas du soir, lorsque les enfants se sont endormis, fatigués de leurs jeux bruyants, et que le chef a vu que la compagne de son foyer était couchée, il conduit alors son hôte dans la partie de la hutte qui lui est réservée et où un lit d'herbes parfumées lui a été préparé sur une peau de vache.

Tout Galla est cavalier, et tout cavalier est soldat et n'est tenu qu'à suivre son chef. Cet état de choses constitue une milice permanente, une armée toujours prête, mais sans discipline. Aussitôt que le cri de guerre s'est fait entendre, ou que le signal des feux est apparu sur la cime de quelque pic lointain, le coursier est sellé, le jeune fils s'élance au-devant de son père pour lui tenir sa seconde lance, et de chaque hameau, de chaque demeure à l'apparence pacifique, se précipitent de braves soldats courant au rendez-vous. Lorsque Théodoros en personne envahit leur pays à la tête de ses milliers de soldats, ils dirent adieu à leurs foyers. Sa main impitoyable mit le feu à leurs fermes et à leurs villages partout où il comptait des ennemis. Les paysans sans défense s'enfuirent pour sauver leur vie, sachant bien qu'ils n'avaient à attendre ni grâce ni merci s'ils tombaient en son pouvoir.

Les Gallas sont divisés en sept tribus. Elles ne diffèrent en rien entre elles, la seule chose qui les sépare ce sont les guerres civiles. Si ces braves guerriers comprenaient le proverbe: l'union fait la force, ils pourraient s'emparer du pays entier de l'Abyssinie tout aussi aisément que leurs pères s'emparèrent des plateaux qu'ils habitent en ce moment. Lorsqu'ils voudront vivre d'accord entre eux ils pourront porter leurs armes victorieuses dans tout le pays environnant. Issus de leurs races, les Gooksas, les Mariés, les Alis, ont tenu le pouvoir dans leurs mains et ont gouverné le pays pendant plusieurs années. Malheureusement, à l'époque de notre captivité, comme cela avait été trop souvent le cas auparavant, ils étaient en proie à de vaines jalousies, à de mesquines rivalités, qui les avaient affaiblis au point que, pouvant imposer leurs lois à l'Abyssinie entière, ils étaient au contraire tout simplement des instruments de vengeance entre les mains des rois et des chefs chrétiens. Toujours une moitié des leurs s'est battue contre l'autre moitié; aussi ne pouvaient-ils songer à des guerres éloignées, leurs ennemis étant à leurs portes.

Abusheer, le dernier Iman des Wallo-Gallas, laissa deux fils, de deux femmes, Workite (Or fin) et Mastiate (Miroir). Le fils de la première dont il a été question dans un chapitre précédent, fut tué par Théodoros dans la fuite de Menilek à Shoa, et Workite n'eut d'autre alternative que d'implorer l'hospitalité du jeune roi qu'elle avait sacrifié.

Deux ans à peine s'étaient écoulés que Mastiate se trouvait en possession du pouvoir suprême qui lui avait été confié, du consentement unanime des chefs, comme régente de son fils jusqu'à ce qu'il eut atteint sa majorité.

Menilek, après sa fuite, n'eut pas une tâche facile à remplir: le chef qui s'était mis à la tête de la rébellion, et qui après avoir repoussé Théodoros lui avait infligé un honteux échec, se déclara indépendant et devint le Cromwell de l'Abyssinie. Cependant Menilek fut bien reçu par une petite portion de ses fidèles partisans; Workite aussi était accompagnée de quelques guerriers fidèles; et plus tard un assez grand nombre de chefs ayant abandonné l'usurpateur pour se ranger sous l'étendard de Menilek, celui-ci marcha contre le puissant rebelle, qui tenait toujours la capitale et plusieurs places fortes, défit complètement son armée et le fit lui-même prisonnier.

Cette victoire fut suivie de près par la soumission de Shoa; chefs après chefs vinrent déposer leurs armes et reconnaître pour leur roi le petit-fils de Sabela Selassié. Une fois ses droits reconnus, Menilek conduisit son armée contre les nombreuses tribus de Gallas, qui habitent les belles provinces situées entre la frontière sud-est de Shoa et le lac pittoresque de Guaraqué. Mais au lieu de rançonner ces races agricoles, comme avait fait son père, il leur promit de les traiter honorablement, en vassaux soumis à un pouvoir bienveillant, moyennant un tribut annuel. Les Gallas surpris de cette clémence, de cette générosité inattendue, acceptèrent volontiers ses conditions; et, d'ennemis qu'ils étaient primitivement, ils devinrent ses fidèles guerriers, et l'accompagnèrent dans toutes ses expéditions. Théodoros avait laissé une forte garnison dans un amba déclaré imprenable et situé sur la frontière nord de Shoa dans une position qui dominait le passage conduisant du pays de Galla aux collines élevées de Shoa. Menilek, avant sa campagne dans la province de Galla, avait investi cette dernière forteresse de Théodoros, et après un mois de siège, la garnison, qui avait supplié plusieurs fois son maître de lui envoyer du renfort, finit par céder et ouvrit ses portes an jeune roi. Menilek traita tous ces guerriers avec douceur, plusieurs furent honorés de charges dans sa maison, d'autres reçurent des titres et des places, ou bien furent placés dans des postes de confiance.

Menilek devait beaucoup à Workite; sans sa protection opportune, il eût été poursuivi, et comme Shoa lui avait fermé ses portes, sa position lui eût fait courir de grands dangers. Il n'avait point oublié cela, ni que pour lui sauver la vie elle avait sacrifié son fils unique et perdu son royaume: sa dette de reconnaissance était immense, et rien ne pouvait dédommager la reine de son dévouement. Mais s'il ne pouvait lui rendre son fils massacré, il pouvait et voulait marcher contre sa rivale et, par la force des armes, rétablir la reine déchue sur le trône qu'elle avait perdu à cause de lui. A la fin d'octobre 1867, Menilek à la tête d'une armée d'environ quarante à cinquante mille hommes, dont trente mille cavaliers, deux à trois mille mousquetaires et le reste de lanciers, fit son entrée dans la plaine de Wallo-Galla: il déclara qu'il ne venait pas en ennemi, mais en ami; non pour détruire et piller, mais pour rétablir dans ses droits Workite, la reine dépossédée. Celle-ci était accompagnée d'un jeune garçon qu'elle assurait être son petit-fils, fils du prince qui avait été tué deux ans auparavant à Magdala; elle prouva qu'il était né dans le pays de Galla, avant qu'elle partît pour Shoa, et qu'il était le fruit d'une de ces unions si fréquentes dans le pays; elle l'avait emmené, disait-elle, lorsqu'elle était allée chercher un refuge auprès de celui qu'elle avait sauvé. Afin d'empêcher toute tentative de sa rivale contre son petit-fils, elle avait tenu la chose secrète. Cependant son histoire ne fut admise que par très-peu de personnes; j'ai su que dans l'Amba les soldats en riaient; ce fut toutefois un prétexte offert à la plupart de ses premiers partisans pour s'attacher à sa cause, et s'ils n'acceptèrent pas le conte dans leur for intérieur, du moins ils eurent l'air d'y ajouter foi.

Les chefs des Gallas hésitèrent quelque temps. Menilek garda sa parole; il ne pilla jamais ni n'inquiéta personne et recueillit bientôt la récompense de sa sage politique. Cinq des tribus envoyèrent leur soumission et reconnurent Workite comme régente de son petit-fils. Mastiate, en présence d'une telle défection, adopta la conduite la plus prudente en se retirant avec les restes de son armée, devant les forces puissantes de son adversaire, qui la poursuivit quelques jours mais sans jamais l'attaquer. Menilek voyant qu'il n'y avait plus rien à craindre de ce côté, et que les droits de Workite avaient été aussi bien établis que possible, partit accompagné d'une partie des troupes de sa nouvelle alliée et marcha contre Magdala.

Menilek évidemment comptait beaucoup sur le mécontentement si connu de la garnison, et il espérait, par l'intermédiaire de l'évêque dont il ne connaissait pas la mort, de son oncle Aito-Dargie et de M. Rassam, qu'il trouverait à son arrivée un parti qui l'aiderait du moins, s'il ne lui livrait pas l'Amba tout de suite. Sans aucun doute, si l'évêque eût vécu, il aurait réussi, soit par la crainte, soit par la menace, à ouvrir les portes de l'Amba à son ami bien-aimé. Aito-Dargie avait bien, je n'en doute pas, la promesse de quelques chefs, d'être assisté dans cette entreprise; mais ils n'étaient pas assez forts et au dernier moment ils manquèrent de courage.

Quant à M. Rassam il adopta la conduite la plus prudente en mettant sa politique en rapport avec les mouvements de Menilek. On ne pouvait prendre trop de précautions, car il y avait beaucoup de raisons de craindre que cette grande entreprise ne se terminât en une vaine démonstration. Il donna toutefois de grands encouragements à Menilek, lui offrant l'amitié de l'Angleterre, et même l'assurant qu'il serait reconnu roi du pays par notre gouvernement, si nous lui devions jamais notre délivrance. Il l'engagea à camper à Selassié, à tirer deux charges de coups de fusil contre les portes, et si la garnison ne se rendait pas, à aller camper entre Arogié et le Bechelo, afin d'empêcher Théodoros d'entrer dans l'Amba avant l'arrivée de nos troupes.

Nous fûmes bien trompés par Wakshum Gobazé qui pendant six semaines fut toujours sur le point de venir et qui n'arriva jamais. D'un autre côté nous nous attendions à ce que Mastiate s'efforcerait de s'emparer de son Amba; mais elle ne parut jamais; et pour achever de nous mettre dans un état pénible d'attente journalière, Menilek se fit désirer plus d'un mois. Nous avions déjà renoncé à le voir, lorsqu'à notre grande surprise, dans la matinée du 30 novembre, nous aperçûmes un camp établi sur le penchant nord du Tenta; et à l'extrémité d'une petite éminence dominant le plateau opposé à Magdala, nous vîmes se dessiner les tentes rouges, blanches et noires du roi de Shoa; ce jeune prince ambitieux s'intitulait déjà le Roi des rois. Mais notre étonnement fut bien plus grand, lorsque vers midi, nous entendîmes le bruit retentissant d'un feu de mousqueterie mêlé aux décharges d'un petit canon. Nous eûmes alors plus de confiance dans le courage de Menilek que nous n'en avions eu jusque-là, croyant que, protégée par le feu de ses mousquets, l'élite de ses troupes assaillirait la place. Sachant le peu de résistance qu'il rencontrerait nous nous réjouissions déjà à la perspective de notre délivrance, ou tout au moins à l'avantage d'un changement de maître. Nous n'avions pas encore fini de nous féliciter, lorsque le feu cessa tout à coup; comme tout était parfaitement calme sur l'Amba nous ne savions ce qu'il était arrivé; quelques-unes de nos sentinelles entrèrent dans notre hutte et nous demandèrent si nous avions entendu la prouesse de Menilek. Hélas! il n'était que trop vrai que c'était une vaine fanfaronnade: Menilek avait fait feu des hauteurs du plateau de Galla, hors de portée, pour effrayer la garnison et l'amener à se soumettre. Satisfait ensuite du travail de sa journée, il avait fait retirer ses troupes dans leurs tentes, attendant le résultat de leur manifestation martiale.

Le campement de Menilek dans la plaine de Galla était plein de péril pour nous, et ne pouvait lui être d'aucun avantage. Le lendemain matin il nous envoya une dépêche par l'intermédiaire de Aito-Dargie, nous demandant ce qu'il devait faire. Nous lui démontrâmes encore fortement la nécessité d'attaquer l'Amba du côté d'Islamgee; et dans le cas où un assaut lui paraîtrait impossible, nous le pressâmes d'arrêter toute communication entre la forteresse et le camp impérial. Notre plus grande crainte était que Théodoros, venant à apprendre que Menilek donnait l'assaut à son Amba, n'envoyât l'ordre immédiat d'exécuter tous les prisonniers de quelque importance, nous autres y compris. Sans contredit, une grande inimitié existait dans l'Amba contre Théodoros, et si Menilek avait donné suite à ses projets, sous peu de jours il eût vu l'Amba tomber en son pouvoir. Mais il demeura campé sur le terrain qu'il s'était d'abord choisi, et ne fit aucune tentative pour nous délivrer.

Waizero Terunish se conduisit très-bien en cette occasion; elle donna un adderash (festin public), présidé par son fils Alamayou, à tous les chefs de la montagne. Comme c'était un festin de jour il ne fut composé que de pain de tef et de sauce au poivre; et comme les provisions de tej se faisaient rares dans le cellier royal, l'enthousiasme ne fut pas considérable. Cela eut pourtant pour effet de forcer les chefs et les soldats à proclamer ouvertement leur fidélité à Théodoros; avec ces partisans toujours assez forts et desquels elle n'avait pas à craindre de trahison, elle se prépara à s'emparer des mécontents, avant qu'ils eussent eu le temps de se déclarer en rébellion ouverte comme partisans de Menilek. Tous ceux dont les allures étaient déjà suspectes et ceux qui avaient pris des engagements avec Menilek et accepté ses présents, prirent peur. On envoya appeler Samuel; il trembla; nous-mêmes nous fûmes pleins de crainte pour lui comme pour nous, et notre joie fut grande lorsque nous le vîmes revenir. S'étant aperçue que quelques chefs ne s'étaient pas montrés, la reine s'informa quelle avait été la cause de leur absence. Comprenant qu'ils ne pouvaient former un parti assez fort en faveur de Menilek, ceux-ci donnèrent des explications qui furent acceptées à condition que le lendemain ils se trouveraient dans l'enceinte royale et que là en présence de la garnison entière, ils proclameraient leur fidélité. Ils s'y rendirent ainsi qu'ils l'avaient promis, et furent les plus bruyants dans leurs applaudissements, dans leurs expressions de dévouement à Théodoros, et dans leurs outrages au gros garçon qui s'était aventuré près d'une forteresse confiée à leurs soins.

La reine avait célébré sa fête d'une façon très-convenable. Le ras et les chefs se consultèrent pour savoir s'il ne serait pas bon de faire quelque chose de leur côté pour montrer leur affection et leur dévouement à leur maître. Mais que faire? Ils avaient déjà placé des gardes extraordinaires la nuit aux portes, et protégé tous les points faibles de l'Amba; il n'y avait plus qu'à inquiéter les prisonniers. Le second jour après l'arrivée de Menilek en face de la montagne, Samuel reçut l'ordre des chefs de nous envoyer coucher tous dans une hutte; une seule exception fut faite en faveur de l'ami du roi, M. Rassam. Mais le pauvre Samuel, quoique malade, alla trouver le ras et insista pour que l'ordre fût retiré. Je crois que son influence fut secondée en cette circonstance par une douceur qu'il glissa délicatement dans la main du ras. Les chefs dans leur sagesse avaient aussi décidé, et le lendemain matin l'ordre fut confirmé, que tous les serviteurs, excepté ceux de M. Rassam, seraient renvoyés au bas de la montagne. Les messagers ainsi que les serviteurs ordinaires employés par M. Rassam furent aussi obligés de partir. Ils me permirent ainsi qu'à M. Prideaux, à part nos serviteurs portugais, d'avoir chacun une porteuse d'eau et un petit garçon. Je n'avais pas de maison à Islamgee; Samuel ne crut pas qu'il me fut permis d'y planter une tente, aussi nos pauvres compagnons eussent été très-mal si le capitaine Cameron ne les eût admis, avec sa bienveillance ordinaire, à partager le quartier de ses propres domestiques. Nous fûmes très-contrariés par cet ordre absurde et vexatoire, et j'eus encore bien de l'ennui lorsque tout fut redevenu comme auparavant, pour retrouver des serviteurs; il me fallut toute l'influence de Samuel et une douceur au ras, pour obtenir ce que je voulais.

Comme l'on peut s'y attendre les détenus abyssiniens ne furent pas non plus épargnés; presque tous leurs serviteurs furent envoyés au bas de la montagne, on ne leur en laissa qu'un par trois ou quatre prisonniers qui fut chargé journellement de leur porter le bois, l'eau et de préparer leur nourriture. Ils ne furent pas obligés de quitter les dortoirs, mais ils durent rester jour et nuit dans le même lieu tout encombré. Tout le monde était dans l'attente de savoir si Menilek se déciderait à quelque chose, et mettrait fin ainsi à cet état d'anxiété.

De grand matin, le 3 décembre, nous apprîmes, par nos domestiques, que Menilek avait levé son camp et qu'il se mettait en marche. Où allait-il? nous ne le savions pas; mais comme nous croyions avoir sa confiance, nous nous flattâmes qu'il avait suivi nos conseils, et que nous le verrions bientôt à Selassié ou sur le plateau d'Islamgee. Nous passâmes une matinée pleine d'angoisses: les chefs paraissaient fort inquiets; évidemment, ils s'attendaient à un assaut dans cette direction, et nous fûmes avertis que nous serions appelés à renforcer les fusiliers si l'Amba était attaqué. Toutefois, notre attente fut courte. Une fumée s'élevant au loin et dans la direction du chemin de Shoa nous montra clairement que le futur conquérant, sans tenter le moindre assaut, s'en retournait dans son pays, et, pour tout exploit, avait brûlé quelques misérables villages, dont les habitants étaient des partisans de Mastiate.

L'excuse que Menilek donna de sa retraite précipitée fut que ses provisions s'achevaient, et que, n'ayant pas un camp de serviteurs avec lui, il ne pouvait se faire préparer du pain; ses troupes étant affamées et mécontentes, il s'était décidé à retourner à Shoa pour se procurer un camp de serviteurs, et revenir mieux approvisionné dans le voisinage de Magdala, jusqu'à ce que la forteresse se rendît. La vérité était, qu'à son grand désappointement, il avait entendu de son camp un feu de mousqueterie tiré pendant qu'il faisait sa démonstration; il était persuadé que, pour aussi bien que le plan eût été concerté, sa seule chance de réussite était dans la longueur du temps et dans les effets produits par la famine qu'amène toujours un long siège. Il pouvait obtenir des provisions en abondance, car il était l'allié de Workite et dans une contrée amie. Il aurait pu même en obtenir beaucoup des districts sans défense de Worahaimanoo, Dalanta, etc., etc., qui auraient été tout à fait disposés à lui envoyer d'abondantes provisions dans son camp, sur la simple assurance qu'il ne les inquiéterait pas. Mais si cette fusillade dérangea un peu ses plans, quelque chose qu'il vit le soir du second jour, une faible vapeur de fumée, le fit lâchement s'enfuir. Qui sait? Cette fumée venait peut-être du camp du terrible Théodoros. Il était, il est vrai, toujours très-loin. Mais Menilek savait bien que son beau-père était un homme de longues marches et de soudaines attaques. Sa puissante armée ne serait-elle pas dispersée comme la balle par le vent, au cri de: «Théodoros arrive!» C'était bien à craindre, et il conclut que le plus tôt qu'il pourrait s'éloigner serait le meilleur.

Notre désappointement fut indescriptible. Je ne saurais exprimer notre rage, notre indignation, notre mépris, devant une telle lâcheté. Ce gros garçon, comme nous l'appelions aussi maintenant, nous le méprisions, nous le haïssions. Si nous avions été assez imprudents pour nous montrer ouvertement ses partisans, que serions-nous devenus? Menilek, sans doute bien renseigné, aurait probablement réussi si l'évêque eût vécu seulement quelques semaines de plus. Les choses, telles qu'elles étaient, nous laissaient dans une grande douleur; s'il n'avait jamais quitté Shoa, ainsi que Workite, Mastiate aurait mis le siège devant l'Amba. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, la forteresse aurait été entourée, et jamais Théodoros ni ses envoyés ne se seraient aventurés au sud du Béchelo, si Mastiate se fût trouvée là avec ses vingt mille cavaliers.

Après la retraite de Menilek, je me jurai, pour une bonne fois, de ne plus avoir aucune confiance dans les promesses des chefs indigènes, qui toujours s'en allaient en fumée. A partir de cette époque, j'entendis dire avec la plus grande indifférence que tel ou tel marchait dans telle direction, qu'il ou qu'elle attaquerait Théodoros, envahirait l'Amba, intercepterait toute communication entre les gens de la forteresse et notre ami Théodoros. Nous étions depuis longtemps sans messagers, et le dernier ne nous avait pas apporté la nouvelle que nous attendions avec tant d'anxiété. Notre impatience devint encore plus grande lorsque nous vîmes que nous n'avions rien à attendre des indigènes. Nous pensions bien que l'expédition de l'Angleterre était en voie d'exécution; nous sentions que quelque chose devait se passer, mais nous soupirions après la certitude.

Oh! comme je me souviens du 13 décembre, glorieux jour pour nous! Jamais amant n'a lu le billet longtemps attendu de sa bien-aimée avec plus de joie et de bonheur que nous ne lûmes, ce jour-là, la bonne et chère lettre de notre excellent ami le général Merewether! Les troupes anglaises avaient débarqué. Depuis le 6 octobre, nos compatriotes étaient dans le même pays qui nous voyait captifs! Rades et jetées étaient franchies, régiment après régiment avait quitté les côtes de l'Inde, et quelques-uns déjà marchaient vers les Alpes de l'Abyssinie, pour nous délivrer ou nous venger! C'était trop délicieux pour être cru: nous ne pouvions y ajouter foi. Avant peu, tout devait donc être terminé par la liberté ou par la mort! Tout était préférable au prolongement de notre esclavage. Théodoros arrivait.—Qu'importe? Merewether n'était-il pas là, le brave commandant, le galant officier, le politique accompli! Avec des hommes comme un Napier, un Staveley, à la tête des troupes britanniques, impossible d'être plus longtemps en butte à l'injure de mesquines vexations. Nous étions même prêts à subir un sort pire, si tel devait être notre lot; mais le prestige de l'Angleterre serait rétabli, et le sang de ses enfants ne resterait pas sans vengeance. Ce fut un de ces moments d'exaltation que nul n'a connu, sinon celui qui a passé des mois entiers d'agonie morale, suivis d'une joie soudaine. Nous riions à coeur joie d'avoir eu seulement un moment l'idée de nous fier à des poltrons comme Gobazé et Menilek. L'espoir de revoir nos braves compatriotes nous réconfortait. Nous les suivions par la pensée, et dans nos coeurs, nous souffrions de toutes les fatigues, de toutes les privations qu'ils auraient à supporter avant d'avoir pu rendre libres les captifs. De nouveau, la Noël et le nouvel an nous trouvèrent dans les fers à Magdala; mais, cette fois, nous étions heureux; cette fois était la dernière, et, quels que fussent les événements, nous étions pleins d'espoir dans notre délivrance: nous nous transportions, par la pensée, aux fêtes de Noël de l'année suivante, que nous passerions au home.

Note:

[24] Selon les lois de l'Eglise d'Abyssinie, l'évoque doit être prêtre cophte, ordonné an Caire. La dépense occasionnée par la consécration d'un évêque est d'environ 10,000 dollars.

XVI

Ce que faisait Théodoros pendant notre séjour à Magdala.—Sa conduite à Begemder.—Une rébellion éclate.—Marche forcée sur Gondar.—Les églises sont pillées et brûlées.—Cruautés de Théodoros.—L'insurrection croît en forces.—Les desseins de l'empereur sur Kourata échouent.—M. Bardel trahit les nouveaux ouvriers.—Ingratitude de Théodoros envers les gens de Gaffat—Son expédition sur Foggera échoue.

Théodoros ne demeura à Aibankak que quelques jours après notre départ, puis il retourna à Debra-Tabor. Il nous avait dit une fois: «Vous verrez quelles grandes choses j'accomplirai pendant la saison des pluies,» et nous croyions qu'il marcherait sur le Lasta ou le Tigré avant que les routes fussent rendues impraticables par les pluies, pour soumettre la rébellion qu'il avait laissé s'agiter plusieurs années sans s'en inquiéter. Il est très-probable que s'il eût adopté ce plan, il aurait regagné son prestige et facilement réduit ces provinces à l'obéissance. Nul ne fut plus ennemi de Théodoros que lui-même; il semblait parfois possédé d'un malin esprit qui le faisait être l'instrument de sa propre destruction. Il aurait pu maintes fois regagner les provinces qu'il avait perdues, et circonscrire la rébellion dans une certaine étendue; mais toutes ses actions, du jour où nous le quittâmes jusqu'à son arrivée à Islamgee, semblaient être calculées pour accélérer sa chute.

Le Begemder est une province grande, riche et fertile, la terre des moutons, ainsi que son nom l'indique; c'est un beau plateau élevé de sept ou huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, bien arrosé, bien cultivé et très-peuplé. Les habitants en sont belliqueux et braves pour des Abyssiniens, et jusque-là avaient été fidèles à Théodoros. Ils ont plus d'une fois repoussé les rebelles qui s'aventuraient sur leurs terres pour les envahir. Quelques mois auparavant Tesemma Engeddah, jeune gouverneur de Gahin, district du Begemder sur la frontière de l'est, attaqua une armée, envoyée à Begemder par Gobazé, la battit complètement et en mit à mort tous les hommes, excepté quelques chefs, réservés pour être envoyés à l'empereur qui en disposerait selon son bon plaisir.

Le Begemder paye un tribut annuel de trois cents mille dollars, et approvisionne constamment le camp de la reine, de grains, de vaches, etc. etc., de plus, quand l'empereur séjourne dans cette province, elle fournit au camp tous ses approvisionnements. Elle fournit encore dix mille hommes à l'armée, tous bons lanciers, mais mauvais tireurs.

Aussi Théodoros leur préfère-t-il les hommes de Dembea, qui se montrent plus adroits dans l'usage des armes à feu.

Le Begemder, dit le proverbe, est le faiseur et le destructeur des rois. Ce fut bien le cas pour Théodoros. Après la bataille de Ras-Ali, le Begemder le reconnut pour son maître et fut ainsi la cause qu'on le regarda désormais comme le futur législateur de toute la contrée. Théodoros connaissait parfaitement les difficultés qu'il avait à surmonter, et ayant pris ses précautions il se crut maître du succès. D'abord ce ne furent que sourires: il récompensa les chefs, flatta les paysans; assurant que son séjour serait court, qu'il allait partir d'un jour à l'autre. Le tribut annuel fut payé, l'empereur fit de magnifiques présents à plusieurs chefs; il leur donna une quantité de chemises de soie, et déclara qu'aussitôt que les Européens auraient fini les canons qu'ils lui fabriquaient, il partirait pour Godjam et avec ses nouveaux mortiers il détruirait le repaire du principal rebelle, Tadla Gwalu. Il invita tous les chefs à venir s'établir dans son camp: cela le rendrait heureux, disait-il. Il s'en était fait des amis, lorsque surgirent plusieurs difficultés qui lui furent nuisibles. Théodoros leur demanda s'ils ne lui avanceraient par le tribut d'une année, et s'ils ne pourraient pas aussi approvisionner plus amplement son armée. Il devait partir pour longtemps et ne les importunerait plus ni pour tribut ni pour approvisionnement. Les chefs firent d'abord de leur mieux; tout ce qui valait quelques dollars, le blé, le bétail, tout ce dont les paysans purent disposer, prit le chemin du camp et des trésors du roi. Mais les paysans finirent par se fatiguer et refusèrent d'écouter plus longtemps les sollicitations de leurs chefs. Théodoros s'apercevant qu'il n'obtenait plus rien par de bonnes paroles, prit un ton menaçant et impérieux. L'un après l'autre il emprisonna tous les chefs, toujours sous quelque bon prétexte; c'était pour éprouver leur fidélité. Il savait bien qu'ils finiraient par lui fournir ce dont il avait besoin, alors non-seulement il les relâcherait, mais il les traiterait avec les plus grands honneurs. Ces malheureux firent tout ce qu'ils purent et les paysans, afin d'obtenir la délivrance de leurs chefs, apportèrent tout ce qu'ils avaient comme rançon. A la fin, chefs et paysans s'aperçurent que tous leurs efforts étaient impuissants pour satisfaire leur insatiable maître.

Cet état de choses dura plus de huit mois, et pendant ce temps, d'abord par des paroles doucereuses, puis par intimidation, Théodoros vécut lui et son armée sans difficulté et sans inquiétude. Il ne fit d'autre expédition que celle de Gondar. Il haïssait cette cité de prêtres et de marchands, toujours prête à recevoir à bras ouverts quelque rebelle, quelque chef de voleurs qui s'asseyait sans crainte d'être inquiété dans les salles du vieux roi abyssinien et y recevait les hommages et les tributs des pacifiques habitants. Plusieurs fois déjà Théodoros avait exhalé sa rage contre cette malheureuse cité, il avait envoyé à différentes reprises ses soldats pour la piller, et les riches marchands musulmans n'avaient échappé à la destruction, eux et leurs maisons, qu'en comptant des sommes énormes. Ce n'était plus la fameuse cité de Fasilodas, la ville riche et commerciale décrite par les anciens voyageurs; la confiance avait foi par suite des extorsions si souvent répétées du roi. Cette métropole abyssinienne ne pouvait plus répondre aux appels faits à sa richesse. Mais restent encore debout ses quarante-quatre églises, entourées de magnifiques arbres qui donnaient à la capitale un aspect tout à fait pittoresque. Nul n'avait osé étendre une main sacrilège sur ces sanctuaires et jusqu'alors Théodoros lui-même avait reculé devant une telle action. Mais maintenant il avait habitué son esprit à la pensée du sacrilège; l'or de Kooskuam, l'argent de Bata, les trésors de Selassié rempliraient ses coffres vides; ces églises devaient périr avec la riche cité; rien ne serait laissé que le souvenir de son passage, aucun toit n'abriterait plus le peuple dépossédé.

Dans l'après-midi du 1er décembre, Théodoros partit pour son expédition meurtrière, prenant avec lui seulement ses hommes d'élite, ses meilleurs cavaliers et ses premiers ouvriers. Il ne s'arrêta pas jusqu'à son arrivée, le lendemain matin, an pied de la colline sur laquelle s'élevait Gondar; il avait fait plus de quatre-vingts milles dans seize heures. Mais quoiqu'il fût tombé soudainement sur son ennemi, c'était déjà trop tard; la nouvelle de son approche avait couru plus vite que lui. Le joyeux elelta retentissait de maison en maison; les habitants, épouvantés à la pensée de la terrible calamité que leur présageait une telle visite, affectaient cependant de paraître heureux. Les députés des rebelles avaient en ce moment quitté la ville, et accompagnés de quelques centaines de cavaliers, ils attendaient à peu de distance le résultat de la venue de Théodoros. Ils n'attendirent pas longtemps. L'envahisseur fouilla toutes les maisons, pilla toutes les demeures, depuis l'église jusqu'à la hutte la plus misérable, et chassa devant lui, comme un vil bétail, les dix mille habitants qui étaient restés dans cette grande cité. Puis le travail de destruction commença: des feux furent allumés de maison en maison; les églises, les palais, les habitations les plus remarquables du pays, ne furent bientôt plus qu'un monceau de ruines noircies par la fumée. Les prêtres regardaient ce sacrilège d'un oeil désolé; quelques-uns priaient, d'autres murmuraient; d'autres même étaient allés jusqu'à maudire! Sur un ordre donné par Théodoros cent des prêtres les plus âgés furent jetés dans les flammes! Mais sa fureur insatiable demandait d'autres victimes. Où étaient les jeunes filles qui lui avaient souhaité la bienvenue à son arrivée? N'étaient-ce pas leurs joyeux refrains qui avaient averti les rebelles? «Qu'on les amène!» s'écria le féroce tyran, et toutes ces malheureuses furent jetées vivantes dans le foyer de l'incendie.

L'expédition avait fait merveille: Gondar était entièrement détruit. Quatre églises d'un rang inférieur avaient seules échappé à la ruine. L'or, la soie, les dollars abondaient maintenant au camp royal. Théodoros fut reçu à son retour de Debra-Tabor, avec tous les honneurs du triomphe qui accompagnent une victoire. Les gens de Gaffat vinrent au-devant de lui avec des torches allumées, le comparant an pieux Ezéchias. Si l'étoile de Théodoros avait pâli devant ses actes de barbarie, elle se voila complètement à partir de ce jour; tout lui fut désormais contraire; le succès ne connut plus ses armes.

L'incendie de Gondar augmenta puissamment le pouvoir des rebelles. Ils avancèrent sans bruit mais sûrement, s'emparant des districts les uns après les autres, jusqu'à ce que toutes les provinces acceptèrent leur autorité, s'accordant dans un commun anathème contre le monarque sacrilége, qui n'avait pas hésité à détruire des églises que les musulmans Gallas eux-mêmes avaient respectées. Tant que les soldats eurent de l'argent, les paysans leur vendirent tout ce qu'ils voulurent: mais'cela ne pouvait durer et les choses de première nécessité devinrent rares au camp impérial. Théodoros s'adressa aux chefs: ils devaient employer leur influence et forcer les mauvais paysans à apporter des provisions. Mais les paysans ne les écoutèrent pas, ils répondirent aux chefs: «Que le roi vous mette en liberté et alors nous ferons tout ce que vous nous direz; mais nous voyons bien que vous agissez par contrainte.» Théodoros ordonna alors qu'on torturât les chefs: «S'ils n'ont pas de grain, qu'ils donnent de l'argent,» disait-il. Quelques-uns d'entre eux avaient des épargnes, ils les envoyèrent; car la torture est pire que la pauvreté; mais cela n'améliora pas leur condition. Théodoros croyait qu'ils en avaient davantage; mais comme il ne leur restait plus rien, ils ne purent rien envoyer et plusieurs moururent dans les tourments qui leur étaient journellement infligés; parmi ces morts se trouvaient les meilleurs soldats, les plus fermes soutiens et les amis les plus intimes du despote.

Les désertions devinrent plus fréquentes; les chefs partaient ouvertement de jour suivis par leurs compagnons d'armes. Le fusilier jetait son arme offensive et allait rejoindre ses frères opprimés, les paysans; une grande partie des troupes de Begemder abandonnèrent une cause si injuste pour retourner dans leurs villages. Théodoros, dans cet état de choses, en revint à ses moeurs primitives. Il pilla et nourrit son armée de son pillage. Mais les gens de Begemder ne voulurent pas inquiéter leurs compatriotes, et l'empereur n'avait pas grande confiance dans la bravoure des hommes de Dembea; alors il dépêcha les gens de Gahinte contre les paysans d'Yfag, les fils de Mahdera-Mariam contre ceux de Esté, les districts d'une province contre ceux d'une autre plus éloignée, choisissant si possible des hommes qui eussent quelque animosité entre eux. D'abord il réussit et revint de ses expéditions avec de grandes provisions; mais ses terribles cruautés finirent par lasser les paysans. Se joignant aux déserteurs ils se battirent contre les maraudeurs et les chassèrent hors de chez eux, puis ils envoyèrent leurs familles dans des provinces éloignées et cessèrent de cultiver le sol à plusieurs milles au delà de Debra-Tabor.

En mars 1867 Théodoros partit pour Kourata, la troisième ville de l'Abyssinie par son importance, et le plus grand centre de commerce après Gondar et Adowa. Mais cette fois il échoua complètement. Depuis son expédition de Gondar tous les paysans étaient toujours en alerte dans tous les districts environnants: des feux de signaux étaient allumés, ils s'avertissaient les uns les autres, et les victimes échappaient an tyran.

A Kourata il ne trouva personne que quelques maraudeurs; les riches négociants, les prêtres, tout le monde s'était embarqué emportant son avoir dans de petits bateaux indigènes, hors de portée des fusils de Théodoros, attendant tranquillement son départ pour retourner dans leur home. Théodoros eut un grand désappointement; il s'attendait à rapporter une riche moisson, et il ne trouva rien. Il voulut se venger, mais il fut encore déçu. Ses soldats désertaient en masse; bien peu lui restaient encore, il commanda de détruire Kourata. La ville sacrée, ses maisons, ses rues, ses arbres même avaient été consacrés au service de Dieu; un tel sacrilège était au-dessus même de la scélératesse des soldats abyssiniens. Théodoros dut s'en retourner à Debra-Tabor. Pendant une semaine ou deux il continua à ravager les campagnes, mais avec bien peu de succès; chaque fois les difficultés étaient plus grandes; les paysans avaient perdu leur première frayeur; ils se défendaient chez eux et défiaient même les chefs élégamment équipés; quelques partisans encore restaient fidèles à leur souverain; mais le jour n'était pas éloigné où tout prestige étant tombé il se trouverait un homme qui braverait son roi, bien que sacré.

La position des Européens était vraiment pénible. Rien n'est à comparer à tout ce qu'ils ont eu à souffrir pendant la dernière année de leur séjour, pour plaire à ce tigre féroce, enragé et furibond. Théodoros était complètement changé; quiconque l'eût connu dans les premiers jours de sa puissance n'eût plus reconnu le jeune prince élégant et chevaleresque, ou le fier et juste empereur, dans l'homicide monomane de Debra-Tabor.

Peu de jours avant notre départ pour Magdala (après l'assemblée politique), MM. Staiger, Brandeis et les deux chasseurs primitivement arrêtés, prévoyant que nous serions bientôt jetés en prison et probablement enchaînés, profitèrent d'une permission antérieure qui les autorisait à rester auprès de Madame Flad pendant l'absence de son mari, afin de se tenir loin de l'orage qui les menaçait. Mackelvie, l'un des premiers captifs et serviteur du capitaine Cameron, se prétendant malade, demeura aussi en arrière, et bientôt après prit du service auprès de Sa Majesté. Mackerer, autre prisonnier, serviteur aussi du capitaine Cameron, était déjà au service de l'empereur, préférant cette position à une seconde captivité à Magdala. Ils s'inquiétaient fort peu alors du temps qu'ils avaient à passer à ce service.

Madame Rosenthal, à cause de sa santé, ne put alors nous accompagner. Plus tard elle demanda plusieurs fois l'autorisation d'aller rejoindre son mari, mais toujours sous quelque prétexte spécieux cette autorisation lui fut refusée jusqu'à deux mois avant notre élargissement. Madame Flad et ses enfants eurent le même sort, ayant été confiés aux gens de Gaffat par son mari au moment de son départ.

Le nombre des Européens retenus par Théodoros pendant notre captivité à Magdala, y compris M. Bardel, était de quinze, sans compter deux dames et plusieurs personnes d'une classe inférieure.

Théodoros ne fut pas plutôt retourné à Debra-Tabor, après nous avoir envoyés à Magdala, qu'il créa, avec l'aide des Européens, une fonderie de canons, de grosseurs et de poids différents, ainsi que des mortiers de fort calibre. Gaffat, où la fonderie avait été établie, était située à quelques milles de Debra-Tabor, et chaque jour Théodoros avait l'habitude d'y venir avec une petite escorte et accompagné du surintendant des travaux. Ces jours-là les quatre Européens qui n'avaient pas été conduits à Magdala (M. Staiger et ses amis) habituellement venaient présenter leurs hommages à l'empereur; mais ne travaillaient pas. Mackerer et Mackelvie avaient été mis en apprentissage chez les gens de Gaffat et s'efforçaient de plaire à l'empereur qui, pour les encourager, leur fit présent d'une chemise de soie et de 100 dollars à chacun.

Un matin que, selon leur usage, ils étaient venus, Théodoros d'une voix pleine de colère leur demanda pourquoi ils ne travaillaient pas comme les autres. Ils s'aperçurent aussitôt à son ton, à ses manières, qu'il serait imprudent de refuser sa demande, et s'inclinant sous cet ordre ils se mirent à l'ouvrage. Théodoros, pour témoigner sa satisfaction, ordonna qu'ils fussent revêtus de robes d'honneur et leur envoya 100 dollars. Pendant quelque temps ils travaillèrent à la fonderie, mais plus tard ils furent envoyés avec M. Bardel pour faire des routes pour l'artillerie; Théodoros, selon sa précaution ordinaire, en faisait faire deux à la fois, une dans la direction de Magdala, l'autre conduisant à Godjam; c'était afin que tout son peuple aussi bien que les rebelles ignorassent ses mouvements.

A cette même époque M. Brandeis et M. Bardel se rencontrèrent à des sources thermales, situées non loin de Debra-Tabor, où ils s'étaient rendus avec l'autorisation de Sa Majesté, pour le rétablissement de leur santé. Bien que M. Bardel ne fût pas le bienvenu, étant justement détesté de tout le monde, cependant une douce intimité s'établit entre ces messieurs, et dans une heure d'épanchement M. Brandeis révéla à M. Bardel un complot d'évasion projeté avec ces messieurs, lui offrant en même temps d'en faire partie. Au bout de quelques jours ils retournèrent à Debra-Tabor ou du moins à quelque distance de cette ville où était leur chantier de travail.

Ils se mirent alors à l'oeuvre pour compléter les divers arrangements à prendre, et enfin tout étant prêt, ils choisirent la nuit du 25 février pour leur évasion. Vers les dix heures du soir M. Bardel ayant jeté un coup d'oeil dans la tente où tous se trouvaient assemblés, et voyant que tout était prêt, prétendit avoir oublié quelque chose chez lui, et pria ces messieurs de l'attendre quelques minutes. Ils y consentirent; mais M. Bardel étant monté à cheval, partit au galop pour aller trouver Théodoros. Cet homme sans principes, que les Abyssiniens eux-mêmes regardaient avec défiance, avait bassement trahi, sans pitié pour leur malheur, ces pauvres gens qui s'étaient fiés à lui. Théodoros fut tout surpris lorsque M. Bardel lui dit que les quatre Européens qu'il avait pris à son service, ainsi que M. Mackerer, étaient sur le point de déserter: «Mais n'êtes-vous pas aussi un des leurs?» lui demanda Théodoros. M. Bardel avoua qu'en effet il faisait partie du complot; mais que c'était afin de prouver son attachement à son maître en le lui révélant; que d'ailleurs il pouvait s'en assurer de ses propres yeux. Théodoros aussitôt l'accompagna à la tente où les autres attendaient avec anxiété le retour de leur compagnon. Quel ne fut pas leur étonnement et leur effroi lorsqu'ils virent arriver l'empereur en compagnie du traître!

Théodoros avec calme leur demanda pourquoi ils se montraient si ingrats et pourquoi ils voulaient s'enfuir. Ils répondirent qu'il leur tardait de revoir leur patrie. Ils furent alors livrés aux soldats qui accompagnaient sa Majesté, et chacun d'eux lié à l'un de ses serviteurs, se vit mettre les chaînes aux pieds et aux mains. Tous leurs compagnons furent dépouillés de leurs vêtements, frappés de verges, et plusieurs même en moururent. Leur position dès ce jour-là fut des plus terribles, ils furent enfermés d'abord avec une centaine d'Abyssiniens tout nus et mourants de faim, et furent témoins de l'exécution d'un millier d'entre eux. Plusieurs avaient été leurs camarades de lit, aussi s'attendaient-ils à chaque instant à payer de leur vie la faute de leur folle entreprise. Cependant au bout d'un certain temps Théodoros les traita un peu mieux que les autres prisonniers: il leur donna une petite tente pour eux seuls, leur permit de mettre leurs vêtements et les autorisa à avoir des serviteurs pour leur préparer leur nourriture.

En avril 1867 la rébellion avait pris une telle extension, que, à part quelques provinces voisines de Magdala, cette forteresse et une autre, le Zer Amba, près de Tschelga, Théodoros ne pouvait pas même dire sienne la portion de terrain sur laquelle sa tente était plantée. Les ouvriers européens avaient fabriqué quelques fusils pour lui; mais craignant qu'à Gaffat ils ne fussent enlevés par des rebelles, Théodoros se décida à les faire transporter à son camp. Il prit pour prétexte la réception d'une lettre de M. Flad, parut fâché des nouvelles qu'il avait reçues, et couvrit ainsi son ingratitude envers ses fidèles serviteurs d'une excuse spécieuse.

Le 14 avril, Théodoros alla à Gaffat, s'arrêta au pied de la colline sur laquelle cette ville est bâtie, fit appeler les Européens et leur dit qu'il avait reçu une lettre de M. Flad, traitant des questions sérieuses, et que, ne pouvant se fier à eux, comme ils étaient si éloignés de lui, ils iraient à Debra-Tabor jusqu'au retour de M. Flad, qu'alors tout s'expliquerait; il ajouta qu'il avait appris que des préparatifs étaient faits pour la réception des troupes anglaises à Kedaref, mais que s'il était tué ils mourraient les premiers. L'un des Européens, M. Moritz Hall, se plaignit des traitements injurieux auxquels ils étaient soumis après de longs et fidèles services: «Tuez-nous tout à fait, s'écria-t-il, mais ne nous déshonorez pas de cette manière; si dans la lettre que vous avez reçue il y a quelque chose qui nous accuse, pourquoi ne la faites-vous pas lire devant votre peuple? La mort est préférable à d'injustes soupçons.» Théodoros, en colère, lui ordonna de se taire, et les envoya tous, sous escorte, à Debra-Tabor; leurs femmes et leurs familles les suivirent; toutes leurs propriétés furent confisquées, mais plus tard elles furent rendues en partie, et leurs outils et leurs instruments de travail leur ayant été renvoyés, l'ordre leur fut donné de se remettre à l'ouvrage. Une fois les Européens et les fusils en sûreté dans son camp, Théodoros quitta Debra-Tabor pour une expédition de maraudage; mais à Begemder il rencontra une résistance si opiniâtre de la part des paysans, que ses soldats finirent par murmurer.

Afin de les calmer, il les conduisit vers Foggara, plaine fertile située an nord-ouest de Begemder; mais il n'y trouva absolument rien. Tout le grain avait été enfoui, et le bétail transporté dans une autre partie éloignée de la contrée. L'un de nos délégués, que M. Rassam lui avait envoyé, le trouva dans cette plaine et à son retour il nous donna les plus tristes détails sur la conduite de l'empereur: les flagellations, la bastonnade, les exécutions étaient journellement employées, et il était devenu si avide d'argent, qu'il avait emprisonné plusieurs de ses propres serviteurs, fixant la rançon de chacun d'eux à 100 dollars. Pendant son absence les gens de Gaffat se consultèrent pour savoir quel serait le meilleur moyen de regagner les faveurs de l'empereur, et ils décidèrent de lui fabriquer un immense mortier. Théodoros en fut tout réjoui. Une fonderie fut établie et le Grand Sébastopol qui était destiné à l'écraser et à être notre moyen de salut, fut commencé.

XVII

Arrivée de M. Flad de l'Angleterre.—Il remet une lettre et un message de la reine d'Angleterre.—L'épisode du télescope.—On prend soin de nos intérêts.—Théodoros ne cédera qu'à la force.—Il recrute son armée.—Ras-Adilou et Zallallou désertent.—L'empereur est repoussé à Belessa par Lij-Abitou et les paysans.—Expédition contre Metraha.—Ses cruautés dans cette localité.—Le Grand Sébastopol est fabriqué.—La famine et la peste obligent l'empereur à lever son camp.—Difficultés de sa marche vers Magdala.—Son arrivée dans le Dalanta.

Peu de temps après que les gens de Gaffat, eurent été dirigés sur Debra-Tabor, M. Flad arriva d'Angleterre et alla trouver Théodoros à Dembea, le 26 avril. Leur première rencontre ne fut pas très-aimable. M. Flad remit à Sa Majesté la lettre de la reine d'Angleterre ainsi que celles du général Merewether, du docteur Beke et des parents des premiers prisonniers. En présentant la lettre du général Merewether à Théodoros, M. Flad lui dit qu'il lui apportait un présent de ce Monsieur, un excellent télescope. Théodoros lui demanda de le voir. Le télescope fut difficile à mettre à la portée de la vue de Théodoros, et comme cela prenait du temps M. Flad ne put achever de le mettre en place à cause de l'impatience de Sa Majesté qui lui dit: «Emportez-le dans votre tente, nous l'examinerons demain; mais je vois bien que ce n'est pas un bon télescope: je sais qu'il m'a été envoyé parce qu'il n'était pas bon.»

Théodoros ensuite ordonna à chacun de se retirer et ayant invité M. Flad à s'asseoir, il lui demanda: «Avez-vous vu la reine?» M. Flad lui répondit affirmativement, ajoutant qu'il avait été gracieusement reçu et qu'il avait à communiquer à Sa Majesté un message verbal de la part de la reine. «Qu'est-ce que c'est?» demanda aussitôt Théodoros. M. Flad répondit: «La reine d'Angleterre m'a chargé de vous informer, que si vous ne renvoyez pas au plus tôt dans leur pays ceux que vous retenez captifs depuis si longtemps, vous ne devez vous attendre à aucun témoignage d'amitié de sa part.» Théodoros écouta fort attentivement et même se fit répéter le message plusieurs fois. Après un certain silence, il dit à M. Flad: «Je leur ai demandé un témoignage d'amitié, et ils me l'ont refusé. S'ils veulent venir et se battre, qu'ils viennent, et qu'on m'appelle femme si je ne les bats pas.»

Le lendemain, M. Flad lui offrit plusieurs présents de la part du gouvernement anglais, du docteur Beke, et de quelques autres personnes; il avait mis à part les provisions qu'il avait apportées pour nous, mais tout fut envoyé dans la tente royale, ainsi que 1,000 dollars qui nous étaient destinés. Théodoros s'empara de tout sous prétexte que les routes étaient dangereuses, et qu'il enverrait un mot à M. Rassam à Magdala à ce sujet. Le 29, Théodoros fit prendre de nouveau le télescope: l'un de ses officiers l'ayant examiné le trouva excellent, mais Théodoros prétendit qu'il ne pouvait rien apercevoir au travers: «Il m'a été envoyé parce qu'il n'était pas bon,» répétait-il, «c'est la même histoire qu'il y a quelques années lorsque Basha Falaka (le capitaine Speedy) m'envoya un tapis par M. Kerans; mais par la puissance de Dieu j'enchaînai le porteur du tapis. L'individu qui m'envoie le télescope a voulu se moquer de moi, c'est comme s'il me disait: Parce que tu es roi je t'envoie un excellent télescope avec lequel tu ne verras rien.» M. Flad fit tout ce qu'il put pour désabuser Sa Majesté et la convaincre que le télescope lui avait été envoyé comme témoignage d'amitié; mais Théodoros devenant de plus en plus colère, M. Flad pensa qu'il valait mieux se taire.

Le mardi 30, Théodoros fit encore appeler M. Flad et lui annonça qu'il allait l'envoyer rejoindre sa famille à Debra-Tabor. M. Flad saisit cette occasion pour lui faire le récit complet des rapports que les rebelles avaient avec la France, et leur désir de se mettre en relation avec nous; il assura à Théodoros que s'il ne se conformait pas à la demande de la reine, il attirerait sur lui une guerre désastreuse. Théodoros écouta avec beaucoup de froideur et d'indifférence et lorsque M. Flad eut fini de parler, il lui répondit tranquillement: «N'ayez nulle crainte; la victoire vient de Dieu. J'ai foi dans le Seigneur et j'espérerai en lui; je ne me confie pas en ma puissance. J'ai foi en Dieu qui dit: Si vous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde, vous transporteriez les montagnes.» Il ajouta que bien qu'il n'eût pas enchaîné M. Rassam, cela revenait au même; que celui-ci ne lui aurait jamais envoyé des ouvriers. Il savait déjà du temps de Bell et de Plowden que les Anglais n'étaient pas ses amis, seulement s'il en avait bien agi avec ces derniers c'était parce qu'il leur devait personnellement des égards. Il finit en disant: «Je remets tout au Seigneur: c'est lui qui décidera sur le champ de bataille.»

Théodoros avait exhalé sa colère à propos du télescope afin de cacher son désappointement sur la question politique. Il avait dit une fois à l'un des ouvriers, an moment où il écrivait à M. Flad de lui amener des artisans: «Vous ne me connaissez pas encore; mais je veux que vous me traitiez de fou, si par mon habileté je ne les oblige pas à faire ce que je veux.» Au lieu d'ouvriers, d'hommes blancs qu'il eût gardés comme otages, Théodoros reçut une dépêche catégorique déclarant «qu'il ne devait espérer aucun témoignage d'amitié qu'il n'eût d'abord mis en liberté tous ceux qu'il avait si longtemps et si déloyalement détenus.» Sa réponse, pleine d'humilité, devait plaire à ses partisans; ils étaient superstitieux et ignorants et avaient une certaine confiance en ses paroles pleines d'espérance.

Les désertions avaient considérablement amoindri les troupes de Théodoros. Il connaissait très-bien la fascination qu'exerce une nombreuse armée dans un pays comme l'Abyssinie; aussi afin d'augmenter ses forces affaiblies, après avoir pillé quatre ou cinq fois Dembea et Taccosa, il dépêcha une proclamation aux paysans dans les termes suivants: «Vous n'avez plus ni toit, ni grain, ni bétail. Ce n'est pas moi qui vous en ai privés: c'est Dieu qui l'a fait. Venez avec moi et je vous conduirai dans des lieux où vous aurez de quoi manger et du bétail en abondance, et je punirai ceux qui sont la cause que la colère de Dieu est venue sur vous.» Il fit de même pour le district de Begemder qu'il avait complètement détruit; et plusieurs de ces malheureux affamés et misérables, ne sachant où aller ni comment vivre, furent bien aises d'accepter ses offres.

La position de Théodoros n'était pas une position enviable. Dans le mois de mai, Ras-Adilou, et tous les hommes de Yedjow, les seuls cavaliers qui lui restassent, quittèrent son camp ouvertement en plein midi, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs. Théodoros craignit en poursuivant les déserteurs de fournir une nouvelle occasion de désertion à une partie des soldats qui lui restaient et qui probablement auraient profité de la circonstance, non pour poursuivre, mais pour rejoindre les fuyards. Peu de temps auparavant un jeune chef de Gahinte, nommé Zallallou, à la tête de deux cents cavaliers, s'était enfui dans sa patrie, et par son influence, tous les paysans de ce district s'étaient armés et s'étaient préparés à défendre leur pays contre Théodoros et son armée affamée. Le même jour qu'il quittait le camp impérial, Zallallou rencontra quelques-uns de nos serviteurs en route pour Debra-Tabor, où ils allaient se procurer quelques provisions; tout ce qu'ils avaient leur fut enlevé, leurs vêtements leur furent arrachés et ils furent faits prisonniers pendant quelques jours.

Ce fut environ vers cette époque que les provinces de Dahonte et de Dalanta prirent parti pour les Gallas, chassèrent les gouverneurs que Théodoros leur avait imposés et s'emparèrent des bestiaux, des mules, des chevaux appartenant à la garnison de Magdala et qui avaient été envoyés dans ces provinces, selon la coutume, avant la saison des pluies, à cause de la rareté de l'eau sur l'Amba. Théodoros pouvait à peine appeler son empire la petite portion de terrain qui lui restait encore de cette vaste contrée qu'il possédait au commencement, en juin 1867; on pouvait dire de lui que c'était un roi sans royaume et un général sans armée. Magdala et Zer-Amba étaient toujours occupés par ses troupes; mais à part ces deux forts, il ne lui restait plus rien; son camp ne se composait que de soldats mutinés où la désertion avait fait de tels vides qu'à peine pouvait-il compter six à sept mille hommes, dont la majorité se composait de paysans qui l'avaient suivi uniquement pour ne pas mourir de faim. A plusieurs milles autour de Debra-Tabor le pays ne présentait qu'un désert et Théodoros voyait arriver avec effroi la saison des pluies; car il n'avait aucune provision dans son camp et il avait à nourrir un grand nombre de serviteurs, le peuple de Gondar et une armée innombrable de bouches inutiles.

Il ne fallait pas songer à piller le Begemder; les paysans étaient toujours sur le qui-vive et au moindre signe ils étaient sur pied, tuant les maraudeurs, et se tenant hors de portée des fusiliers qui accompagnaient l'empereur. Théodoros se souvint alors d'un district qui n'avait pas encore été pillé, c'était le Belessa, situé an nord-est de Begemder. Afin d'en surprendre complètement les habitants, quelques jours auparavant il annonça qu'il allait faire une expédition dans une direction tout à fait opposée et pour que son armée eût une apparence plus formidable, il donna l'ordre que tous ceux qui possédaient un cheval, une mule ou un serviteur les envoyassent, sous peine de mort, pour accompagner l'expédition. Les habitants de Belessa, loin d'être surpris, avaient été informés de ses projets par leurs espions, et Théodoros, à son grand désappointement, s'aperçut avant d'arriver que leurs villages étaient en feu, les paysans ayant préféré détruire eux-mêmes leurs demeures que de les voir dévaster. Sous la conduite d'un chef intrépide, Lij-Abitou, jeune homme d'une bonne famille, officier fugitif de la maison de l'empereur, les paysans bien armés avaient pris position sur un petit plateau, séparé seulement par un ravin étroit de la route que devait suivre Théodoros. Au grand étonnement de celui-ci, au lieu de se sauver à la vue des chevaux de bataille du souverain, les paysans non-seulement ne reculèrent pas, mais quelques-uns de leurs chefs bien montés s'avancèrent hors des rangs pour défier Théodoros lui-même. Les astrologues devaient lui avoir dit que le jour n'était pas favorable, car après que plusieurs des chefs qui avaient porté le défi eurent été tués sur le champ de bataille, Théodoros refusa de conduire ses hommes en personne, et sans essayer même de résister, il donna l'ordre de se retirer. Belessa était sauvé; ces voleurs affaiblis, mourants de faim, que Théodoros appelait des soldats passèrent une nuit pleine d'angoisses; fatigués, affamés et gelés, ils n'osèrent dormir, car les paysans auraient pu les surprendre et les attaquer à tout moment. Les cruautés exercées par Théodoros après son retour de Debra-Tabor furent terribles; elles sont trop horribles même pour être racontées. A la fin fatigué de se venger sur des innocents, sa pensée se tourna vers un lieu qu'il pourrait aisément piller; c'était l'île de Metraha.

Cette île, située dans la mer de Tana, à vingt milles environ an nord de Kourata, est séparée de la terre ferme seulement par quelques centaines de mètres. C'était un asile protégé par le caractère sacré des prêtres et des moines qui y résidaient en paix; et en même temps les marchands et les propriétaires y envoyaient leurs biens et leurs provisions pour y être plus en sûreté. Théodoros n'eut aucun scrupule de violer le sanctuaire de l'île. Depuis longtemps il avait violé l'asile que l'église offre à tous et il n'hésita pas à ajouter un autre sacrilège à ses crimes si nombreux. A son arrivée à Metraha il ordonna à ses gens de lui construire des radeaux. Tandis qu'ils étaient occupés à ces constructions, un prêtre arriva dans un bateau, et s'approchant à portée de la voix s'informa de ce que désirait l'empereur. Théodoros lui dit que c'était le grain qu'ils avaient dans leurs greniers. Le prêtre répondit qu'ils le lui enverraient; mais Théodoros voulant autre chose que le grain dit au prêtre qu'il n'avait rien à craindre, mais de lui faire envoyer les bateaux des insulaires. Il s'engagea solennellement à ne pas les inquiéter, et à n'emporter rien que le grain qu'ils avaient. Le prêtre retourna dans l'île, informa les habitants de la conversation qu'il avait eue avec l'empereur, et la majorité s'étant prononcée pour satisfaire à la requête du souverain, il fut décidé que tous les bateaux convenables seraient conduits vers la terre ferme. Les quelques personnes qui n'avaient pas eu confiance dans la parole de l'empereur descendirent dans leurs canots, et ramèrent dans une direction opposée. Théodoros ordonna aussitôt que l'on fît feu sur eux avec les petits canons qu'on avait apportés; on obéit; mais on manqua les fugitifs, ce qui irrita encore plus l'empereur. Dès que Théodoros et la meilleure partie de son armée eurent abordé dans l'île, ils enfermèrent tous les habitants qui étaient restés, dans les plus grandes maisons, et après s'être emparés de tout l'or, de l'argent, du grain et des marchandises qu'ils avaient pu trouver, ils mirent le feu au village et brûlèrent vivants les prêtres, les marchands, les femmes et les enfants. Pendant quelque temps l'abondance régna de nouveau au camp. L'ordre de fondre le grand canon avait été mis à exécution; le jour où il devait être terminé arriva enfin et l'empereur et les ouvriers attendirent avec anxiété le résultat de leurs travaux. Les Européens, consternés, aperçurent bientôt qu'ils avaient manqué leur affaire. Théodoros pourtant ne se montra point fâché, il leur dit de ne pas craindre mais d'essayer encore, que peut-être ils réussiraient mieux une seconde fois. Il examina soigneusement chaque partie de la fabrication, afin de trouver la cause de l'insuccès; et il s'aperçut bientôt qu'il était dû à la présence de l'eau autour du moule. On se remit aussitôt à l'ouvrage, Théodoros fit ouvrir une grande et profonde tranchée sur le bord du moule. Ce drainage enleva toute humidité et une seconde tentative réussit complètement. Théodoros fut transporté de joie; il fit de magnifiques présents aux ouvriers et fit préparer tout ce qui était nécessaire pour porter avec lui cette immense pièce.

Pendant les pluies de 1867 les ennuis de Théodoros ne firent que croître; en vérité le châtiment de sa conduite perverse se faisait sentir bien lourdement, et pour sa fière nature ce devait être une agonie constante. Les rebelles maintenant craignaient si peu Théodoros que chaque nuit ils attaquaient son camp, et veillaient constamment pour s'emparer des maraudeurs ou des soldats qui montaient la garde. Ils avaient fini par inspirer une telle terreur à ces soldats que pour les protéger et en même temps pour empêcher la désertion jusqu'à un certain point, Théodoros avait fait élever une grande défense au pied de la colline sur laquelle son camp était établi. Les deux ennemis se livraient une guerre d'extermination; Théodoros n'avait aucune pitié pour les paysans dont il parvenait à s'emparer; de leur côté ceux-ci torturaient et mettaient à mort tous les hommes du camp de l'empereur qu'ils pouvaient surprendre. Le récit détaillé des atrocités commises par l'empereur pendant le dernier mois de son séjour à Begemder serait trop horrible pour des oreilles humaines; qu'il nous suffise de dire qu'il brûla vivants ou condamna à des morts plus cruelles encore dans ce court espace de temps plus de trois mille personnes! Sa rage était si forte alors que ne pouvant satisfaire sa vengeance en punissant ceux qui l'insultaient chaque jour et le volaient, il passa sa colère sur les quelques compagnons qui lui étaient restés fidèles et qui partageaient son sort. C'étaient des chefs qui avaient vécu des années auprès de lui, des amis qui le connaissaient depuis son enfance, des hommes âgés et respectables qui l'avaient protégé aux premiers jours de son règne, tous gens qui avaient plus ou moins souffert à cause de leur fidélité, et qui tombaient, innocentes victimes, pour satisfaire ses injustes violences. Plusieurs succombèrent à des maladies lentes, dans les chaînes ou dans la torture, sans autre crime que celui d'avoir aimé leur maître.

Les désertions continuaient toujours, mais les difficultés pour s'échapper devenaient toujours plus grandes, les paysans souvent mettaient à mort les fugitifs et les dépouillaient de tout ce qu'ils avaient. Les portes de l'enceinte étaient gardées nuit et jour par des hommes fidèles, et souvent il fallait beaucoup d'habileté et de persévérance pour pouvoir se frayer un passage. Il m'a été raconté une anecdote qui montre à quels stratagèmes les soldats étaient obligés de recourir pour passer aux portes et fuir le camp. Un soir, une heure et demie environ avant le coucher du soleil, une femme se présenta à la porte, ayant sur la tête un grand panier plat semblable à ceux dont on se servait pour porter le pain; elle raconta avec des larmes dans les yeux, que son frère était couché à très-peu de distance de l'enceinte, si dangereusement blessé qu'il ne pouvait marcher, qu'elle voudrait bien lui porter un peu de pain et de l'eau, etc., etc. La sentinelle lui permit de passer. Quelques minutes plus tard un soldat se présenta à la porte et demanda si l'on n'avait pas vu sortir une femme, faisant en même temps le portrait de celle qui venait de sortir. La sentinelle lui dit qu'en effet elle venait de passer; alors le soldat parut entrer dans une grande colère, disant que c'était sa femme qui s'était donné un rendez-vous avec son amant; et il menaça de le dénoncer à l'empereur. La sentinelle lui dit alors qu'elle ne pouvait être loin et qu'il lui serait facile d'aller doucement surprendre les coupables; le soldat sortit aussitôt; mais comme on devait s'y attendre il ne reparut plus.

Aux difficultés et aux ennuis suscités par un grand corps de paysans armés, qui jour et nuit harcelaient le camp, vint encore s'ajouter le fléau de la famine: un petit pain abyssinien coûtait un dollar; un kilo et demi de sel, un dollar; on ne pouvait absolument pas se procurer du beurre, et journellement cent personnes mouraient de faim. Lorsque le grain que l'on avait dérobé à Metraha fut achevé, il n'y eut plus moyen de s'en procurer d'autre; de nouveaux pillages était chose impossible, et tant que Théodoros ne changerait pas son camp, il ne devait pas espérer de se procurer les moindres provisions. Déjà toutes les mules, les chevaux et quelques moutons qui restaient encore étaient morts faute de nourriture; ils ne pouvaient paître dans l'enceinte de ce camp vicié, l'herbe y ayant déjà été broutée; et quant à les conduire dans un champ de verdure, loin de là, c'était tout à fait impraticable. Les pauvres bêtes tombaient l'une après l'autre et infectaient le camp par les exhalaisons qui s'élevaient de leurs cadavres. Toutes les vaches avaient été tuées auparavant par ordre de Théodoros. Un jour, après une de ses razzias, il avait ramené à Debra-Tabor plus de quatre-vingt mille vaches; la nuit venue les paysans s'approchèrent à une certaine distance et se mirent à implorer la pitié de l'empereur, le suppliant de leur rendre leurs bestiaux, sans lesquels ils ne pouvaient cultiver le sol. Théodoros allait leur accorder leur demande lorsqu'un de ces misérables qui le servaient lui dit: «Votre Majesté ignore-t-elle qu'il y a une prophétie dans le pays disant qu'un roi s'emparera de tout le bétail; quand les paysans viendront et le supplieront de leur rendre leur bétail, le roi se laissera toucher; mais bientôt après il mourra?» Théodoros répondit: «C'est bon, la prophétie ne s'applique pas à moi.» Et immédiatement il donna ordre que toutes les vaches, celles qu'il avait amenées comme celles qui étaient encore dans les champs autour du camp, fussent abattues. L'ordre fut promptement exécuté et l'on m'a dit que ce jour-là on abattit plus de cent mille vaches, qui furent toutes brûlées dans la plaine à très-peu de distance du camp.

Le lendemain Théodoros, assis devant sa hutte, aperçut un homme qui gardait une vache dans les champs; il le fit appeler et lui demanda s'il n'avait pas entendu l'ordre donné la veille. Le paysan répondit que oui, mais qu'il n'avait pas tué sa bête parce que sa femme étant morte la veille en donnant le jour à un enfant, il l'avait gardée à cause de son lait. Théodoros lui dit: «Pourquoi cela, ne saviez-vous pas que je serais un père pour votre enfant? Mettez cet homme à mort, dit-il à ceux qui l'entouraient, et prenez soin de son enfant pour moi.»

Les fourgons étant prêts, Théodoros se décida à marcher vers Magdala. La peste engendrée par la famine et par les miasmes qui provenaient des monceaux de cadavres non enterrés, aggravait le mauvais état des troupes de l'empereur; et l'on pouvait prévoir qu'avant peu de semaines l'armée tout entière aurait péri de maladie ou de besoin. Le 10 octobre, Sa Majesté commanda à ses soldats de mettre le feu à leurs tentes à Debra-Tabor et de détruire entièrement toute trace de leur passage: ne laissant pour souvenir de son séjour qu'une seule église élevée en expiation du sacrilège de Gondar. Cette expédition fut la plus pénible qu'il eût jamais faite; nul ne se fût aventuré dans une semblable entreprise, et aucun homme n'eût tenté le rude voyage qu'il avait en perspective; il lui fallut toute l'énergie, toute la persévérance, toute la volonté de fer dont il était doué, pour surmonter de si effrayantes difficultés.

Théodoros n'avait alors que cinq mille soldats, tous plus ou moins affaiblis par la faim ou la maladie, mécontents et n'attendant qu'une occasion favorable pour prendre la fuite. Le nombre des serviteurs au contraire était de quarante à cinquante mille, tous gens sans espérance et inutiles, qu'il fallait protéger et nourrir. Il avait encore plusieurs centaines de prisonniers à surveiller, beaucoup de bagages à porter, quatorze fourgons, des canons et des mortiers; l'un d'eux, le fameux Sébastopol, pesait à lui seul de quinze à seize mille livres; il était escorté de dix chariots et le tout traîné par des hommes dans un pays qui n'avait pas de route. Théodoros ne se laissa pas abattre par ces circonstances défavorables; il sembla pendant quelque temps avoir repris sa première énergie, et traita ses serviteurs avec plus d'égards. Son étape journalière n'était pas longue, il ne faisait qu'un mille et demi ou deux milles tout au plus. Une partie du camp partait de grand matin, traînant les chariots, et protégeant les serviteurs contre les attaques des rebelles, qui les suivaient toujours à une certaine distance, épiant l'occasion favorable de se venger sur eux de tous les mauvais traitements qui leur avaient été infligés par l'empereur; une autre partie restait en arrière pour garder tout ce qu'on n'avait pu transporter, et au retour de la première escouade, tous partaient pour le lieu de halte du jour, emportant ce qui avait été laissé dans la matinée. L'oeuvre de la journée n'était point encore accomplie: le blé n'étant pas encore mûr et couvrant les champs qu'ils traversaient, Théodoros les engageait, en leur montrant l'exemple, à arracher les épis encore verts, à les froisser entre les mains et à se rassasier ainsi par ce frugal repas; puis ils allaient se désaltérer à la source voisine. De Debra-Tabor à Checheo, telle fut la tâche journalière de cette faible armée de Théodoros: des soldats attelés aux fourgons et aux chariots à la place des chevaux et des mules qui manquaient, toujours en alerte, tonte la contrée ayant pris les armes contre eux, sans autre ressource que l'orge non mûri qu'ils arrachaient sur leur chemin, sans repos ni jour ni nuit: telle fut la retraite de cette armée qui ne trouverait pas son égale dans toutes les annales de l'histoire.

Les prisonniers furent les plus maltraités; plusieurs étaient enchaînés des pieds et des mains, même les Européens; pour faire une courte promenade dans ces conditions c'est déjà fatigant; mais faire un mille et demi ou deux milles, sur une route inégale, avec les mains et les pieds chargés de fer, c'est une des plus cruelles tortures qu'on puisse imaginer. Chaque jour, Madame Flad et Madame Rosenthal, dès qu'elles arrivaient au lieu de la station, renvoyaient leurs mules aux Européens pour qu'ils n'allassent pas à pied. Au bout de quelque temps, M. Staiger ayant à faire un habit de gala pour l'empereur, les fers lui furent ôtés des mains ainsi qu'aux cinq autres Européens. Les prisonniers indigènes réclamèrent qu'on les autorisât à avoir une monture. Sa Majesté, ayant su qu'ils avaient de l'argent, leur fit dire qu'ils recevraient l'autorisation demandée moyennant un dollar chacun. Théodoros devait être bien gêné en vérité pour exiger une telle misère. Plusieurs de ces prisonniers acceptèrent la condition et moyennant quelques petits présents offerts aux chefs possesseurs de mules, ils voyagèrent plus commodément.

A Aibankab, Théodoros s'arrêta quelques jours afin de laisser reposer son armée. Près de là s'élèvent deux monceaux de pierres qui ont fait donner à ce lieu le nom de Kimer-Dengea[25]. Voici l'histoire racontée dans le pays à ce sujet. Une reine à la tête de son armée fit une expédition contre les Gallas; en partant elle ordonna à chacun de ses soldats de jeter en passant une pierre sur cette portion de champ, et au retour elle donna encore l'ordre à ceux qui restaient de jeter chacun une pierre à côté du premier monceau. Le premier tas est très-grand et le second très-petit; on dit que la reine, jugeant par la différence combien grandes étaient les pertes qu'elle avait faites, ne s'aventura plus contre les Gallas.

A Kimer-Dengea Théodoros rencontra une caravane de marchands de sel en route pour Godjam. Il leur demanda pourquoi ils portaient leurs marchandises aux rebelles au lieu de les lui porter. Le chef de la caravane lui répondit poliment, qu'il avait entendu dire par des marchands que Sa Majesté avait l'habitude de brûler les gens vivants et que par conséquent il avait eu peur de se rendre auprès de lui. Théodoros lui dit: «Il est vrai que je suis un méchant homme, mais si vous aviez eu confiance en moi je vous aurais bien traités; mais comme vous préférez les rebelles, j'aurai soin qu'à l'avenir vous n'alliez plus les trouver.» Puis il s'empara du sel et des mules, envoya tous les marchands dans une maison vide; la fit entourer de bois sec, mit des sentinelles à la porte et ensuite y fit mettre le feu.

Les paysans de Gahinte auxquels Théodoros fit offrir une amnistie refusèrent son offre; trois fois il fit une proclamation pour leur offrir un pardon complet, à condition qu'ils retourneraient à lui. Ils finirent par lui envoyer quelques prêtres pour voir comment se conduirait Sa Majesté. Théodoros les reçut très-bien, et leur promit qu'il n'entrerait pas à Gahinte; il leur demandait seulement quelques vivres; mais pour lui prouver leur sincérité ils devaient lui envoyer de chaque village une personne influente qui résiderait dans son camp jusqu'à son départ de Begemder. Heureusement pour eux les habitants n'acceptèrent pas ces conditions; Théodoros était trop prudent pour s'aventurer dans leur vallée; il se contenta de ravager autour de son camp; et avant de partir fit jeter tout vivants dans les flammes quelques pauvres misérables qui avaient été assez simples pour aller le rejoindre sur la foi de sa proclamation.

Théodoros arriva au pied d'une montée rapide qui mène de Begemder à Checheo, le 22 novembre. Jusque-là la route n'avait pas été mauvaise; mais maintenant se dressait devant lui une côte perpendiculaire, où il fut obligé d'abattre d'énormes rochers pour s'ouvrir une route à travers le basalte afin de pouvoir traîner ses chariots, ses fusils, ses mortiers sur le Zébite, plateau situé au-dessus de la colline.

C'est vers cette époque qu'il reçut la première nouvelle du débarquement des troupes britanniques à Zulla. Une après-midi il dit aux Européens: «Ne vous effrayez pas si je vous envoie appeler cette nuit. Vous veillerez, car j'apprends que quelques ânes veulent me voler mes esclaves.» Les Européens agirent comme d'habitude, et se retirèrent dans leurs tentes. Au milieu de la nuit, à l'exception d'un homme âgé appelé Zander et de M. Mac Kelvie, qui avait été souffrant de la dyssenterie pendant quelque temps, tous furent éveillés par des soldats, d'après l'ordre de l'empereur, qui leur avait commandé de les lui amener. Ils furent tous enfermés dans une petite tente sous l'accusation de frivoles méfaits. Il ne leur fut pas permis de retourner chez eux cette nuit-là; un lourd paquet de chaînes furent apportées, mais quelques chefs ayant représenté à Sa Majesté que sans le secours des prisonniers il leur serait excessivement difficile de faire la route et de conduire les chariots; qu'où pourrait d'ailleurs les enchaînera leur arrivée à Magdala, Théodoros consentit à ce qu'on les laissât libres. Il leur permit même de se retirer de jour dans leurs tentes, lorsqu'ils ne seraient pas de service; mais la nuit, pour leur propre sûreté, leur dit-il, et à cause des mauvaises dispositions de son peuple, il les fit tous retirer dans une seule tente à quelques mètres de la sienne; sauf les quelques premiers jours ils furent toujours traités comme des prisonniers pendant la nuit, et le jour comme des esclaves, jusqu'au commencement d'avril.

Depuis le grand matin jusqu'à la nuit Théodoros travaillait rudement; de ses propres mains il remuait les pierres, nivelait le terrain, ou aidait ses gens à combler quelque ravin. Nul n'eût osé se retirer tandis qu'il restait; et personne ne songeait ni à boire ni à manger lorsque l'empereur montrait l'exemple et partageait la fatigue. Quand il pouvait s'emparer de quelques paysans ou de quelques rebelles qui erraient sur la hauteur, nuit et jour il riait à leurs dépens et les insultait, puis il les faisait périr cruellement d'une façon ou d'une autre; mais, vis-à-vis des soldats, depuis son départ de Debra-Tabor, il se montrait meilleur, et il s'abstint de les faire frapper de verges et de les emprisonner comme c'était son habitude auparavant. Dans une ou deux circonstances il les rassembla autour de lui et se plaçant sur une roche escarpée, il s'adressa à eux dans ces termes: «Je sais que vous me haïssez tous; vous voudriez tous prendre la fuite. Pourquoi ne me tuez-vous pas? Au milieu de vous je suis seul et vous êtes des milliers.» Après un silence de quelques secondes, il ajouta: «Eh bien! ai vous ne me tuez pas je vous tuerai tous l'un après l'autre.»

Le 15 décembre la route étant terminée, il amena ses chariots sur la plaine de Zébite, et y campa pendant quelques jours. Les paysans de ce district croyant que Théodoros ne pourrait jamais atteindre leur plateau avec tous les embarras qu'il traînait à sa suite, bien qu'ils fussent prêts à s'enfuir an moindre avertissement, n'avaient transporté ni grains ni bestiaux; aussi Théodoros pour la première fois depuis des mois, put fournir de vivres sa petite armée, et même faire quelques provisions pour l'avenir. De Zébite à Wadela la route est bonne, de sorte que jusqu'aux limites du district la tâche était facile. Ce fut le 25 de ce mois qu'il arriva sur le plateau et il s'établit à Bet-Hor.

Mais les difficultés de son entreprise étaient loin de toucher à leur fin, et il avait devant lui une route qui aurait découragé un tout autre homme que lui; quoiqu'il ne fût pas à plus de cinquante milles de son Amba de Magdala, il avait la perspective de se tracer sa route sur la pente escarpée de deux précipices, de traverser deux rivières, et de gravir deux collines à pic. Il se mit sans broncher à l'ouvrage. Petit à petit il fit une route digne d'un ingénieur européen, y conduisit ses mortiers, ses canons, etc.; il pilla en même temps, et tint éloignés par la terreur de son nom, Wakshum Gobazé et son oncle Meshisha, qui tous les deux surveillaient ses mouvements; non qu'ils eussent l'intention de l'attaquer, mais parce qu'ils étaient inquiets sur la direction qu'il prendrait, et tout disposés pour leur compte à décamper an premier signe qui leur ferait croire que Théodoros marchait dans la direction des provinces qu'ils protégeaient. Le 10 janvier il commença à opérer sa descente; il atteignit la vallée de Jeddah le 28 du même mois, remonta la côte opposée, et campa dans la plaine de Dalanta le 20 février 1868.

Note:

[25] Monceau de pierres.

XVIII

Théodoros dans le voisinage de Magdala.—Nos sentiments à cette époque.—Une amnistie accordée au Dalanta.—La garnison de Magdala rejoint l'empereur.—M. Rosenthal et les autres Européens sont envoyés dans la forteresse.—Conversation de Théodoros avec M. Flad et M. Waldmeier sur l'arrivée des troupes.—La lettre de sir Robert Napier à Théodoros tombe entre nos mains.—Théodoros ravage le Dalanta.—Il trompe M. Waldmeier.—On arrive au Bechelo.—Correspondance entre M. Rassain et Théodoros.—Les fers sont ôtés à M. Rassam.—Théodoros arrive à Islamgee.—Sa querelle avec les prêtres.—Sa première visite à l'Amba.—Jugement de deux chefs.—Il nomme un nouveau commandant à la garnison.

Nous avons suivi l'empereur depuis le jour de notre départ de Debra-Tabor jusqu'à son arrivée dans le voisinage de l'Amba. Pendant tout ce temps, sauf quelques billets adressées à M. Rassam touchant la lettre de la reine Victoria, et ceux adressés à M. Flad au sujet des ouvriers, nous n'eûmes que très-peu de relations avec lui. Pendant quelque temps les porteurs de dépêches rencontrèrent tant de difficultés que Théodoros craignant que ses messages écrits ne tombassent entre les mains des rebelles, n'envoya plus que des messages verbaux. Chaque envoyé nous apportait les salutations de Sa Majesté; avant de repartir de l'Amba il venait nous trouver par ordre du chef, et M. Rassam renvoyait un message de politesse en réponse à celui qu'il avait reçu.

La tenue officielle des courriers de l'empereur était trop connue pour qu'ils pussent traverser les districts en rébellion; aussi nous nous réjouissions de ce que toute communication était pour jamais interrompue entre le camp et la forteresse, lorsqu'un jour un jeune Galla, serviteur de l'un des prisonniers politiques, arriva à l'Amba porteur d'une lettre de Sa Majesté. Le jeune garçon avait erré de droite et de gauche pendant assez longtemps; et cependant à part ce qu'il reçut de nous je ne crois pas qu'il ait jamais touché la moindre chose pour avoir exposé sa vie; quelques individus qui avaient des amis et des connaissances sur la route purent aussi passer. Tous furent très-polis pour nous, ils portaient notre correspondance avec celle de M. Flad, et comme ils étaient bien récompensés, nous pouvions leur confier les lettres les plus dangereuses. C'était pour nous un amusement que d'avoir pour intermédiaire, entre nous et nos amis du camp impérial, le messager de l'empereur lui-même; c'était une petite trahison bien permise.

Après son arrivée à Bet-Hor, Théodoros envoya une déclaration aux districts rebelles de Dahonte et de Dalanta, leur offrant un pardon complet pour le passé, s'engageant, par la Mort du Christ, à ne plus piller ni inquiéter les habitants de ces provinces s'ils rentraient sous sa domination. Gobazé ayant promis de défendre ces districts, ils refusèrent pendant deux jours; mais ensuite le peuple de Dalanta voyant que Gobazé au lieu de venir vers eux se tournait du coté de Théodoros, pensèrent qu'après tout c'était peut-être le meilleur parti à prendre que d'accepter les offres de la dépêche. Ne pouvant résister, il valait mieux montrer de la confiance en la parole du maître. Mais le Dahonte ne se soumit pas, et se décida à s'opposer par la force des armes à toute attaque de l'empereur qui aurait pour objet de ravager la province. L'empereur ayant toujours parlé, à tous ses gens, de M. Rassam, dans des termes très-affectueux, celui-ci fut chargé, par le chef de l'Amba, d'écrire à Théodoros pour le féliciter de son arrivée dans le voisinage. Cette circonstance se répéta dans toutes les occasions semblables; les messagers qui portaient ces lettres furent toujours bien traités par Sa Majesté. Théodoros écrivit aussi une ou deux fois à M. Rassam, et nous eûmes une répétition de la correspondance édifiante et polie qui s'était échangée déjà entre eux dans les beaux jours qui suivirent notre arrivée.

Le mois de janvier 1868 fut pour nous une période de grande préoccupation morale, qui dura jusqu'à la fin de l'affaire abyssinienne. Cette angoisse croissait en intensité à mesure que nous touchions an dénoûment, car nous savions bien que c'était notre vie qui était en jeu. Mais il y a quelque chose dans la durée même des événements trop préoccupants, qui émousse la sensibilité et endurcit le coeur. Est-ce un effet physique ou moral? Je ne sais, mais à la longue on arrive à tout supporter pour ainsi dire avec indifférence et impassibilité. Nous avions éprouvé tant de secousses depuis trois mois, tant de fois nous nous étions attendus à être torturés ou tués, que les jours où nous fûmes en réalité placés entre l'espoir d'une délivrance ou la mort, la crise terrible ne nous affecta pas beaucoup, et une fois passée, nous n'y avons en quelque sorte plus pensé.

Théodoros, étant réconcilié avec ses enfants du Dalanta, la tâche lui devint plus facile. Plusieurs milliers de paysans lui aidèrent dans la construction de ses routes, d'autres lui apportèrent une partie de leurs provisions à Magdala, et sa bonne garnison de l'Amba pouvant désormais traverser le plateau du Dalanta sans aucune crainte, ils se rendirent auprès de lui, ne laissant sur la montagne que quelques hommes âgés et les sentinelles ordinaires pour garder les prisonniers. Le 8 janvier le commandant Bitwaddad Damash et son brave lieutenant Goji, accompagnés de sept ou huit cents hommes, partirent pour Wadela. Plusieurs d'entre eux ne s'éloignèrent pas sans battement de coeur à la perspective de la réception qui leur serait faite par Théodoros. Ils adoraient à distance leur empereur, mais le redoutaient en s'approchant de lui. Sa Majesté cependant les reçut très-bien; mais ne fut pas aimable avec tous. Il traita Damash un peu froidement; pourtant comme il avait besoin de tout son monde, il ne fit paraître en aucune façon son mécontentement à regard de quelques-uns.

Quelques jours plus tard, étant arrivé dans le Dalanta, il renvoya sa garnison de Magdala, pour accompagner à l'Amba les prisonniers qu'il avait avec lui, y compris les Européens, et par la même occasion il envoya de la poudre, du plomb et des instruments appartenant aux ouvriers. Il fut aussi permis à Madame Rosenthal d'accompagner l'expédition, et tous arrivèrent à l'Amba dans l'après-midi du 26 janvier. Les cinq Européens étant arrivés on donna la hutte de l'interprète à M. et à Madame Rosenthal; la plus grande dont on put disposer fut réservée pour les autres. Nous étions bien heureux d'être tous réunis. Les nouveaux venus avaient beaucoup de choses à nous raconter, et nous avions aussi beaucoup à leur dire sur notre façon de vivre. Nous étions surtout tout joyeux de l'arrivée de Madame Rosenthal, car notre crainte mortelle était qu'une colonne flottante de notre armée ne fut détachée du corps principal, pour être envoyée au-devant de Théodoros afin de lui couper la retraite vers la montagne; et nous craignions dans ce cas pour le sort de Madame Rosenthal et de son enfant, connaissant le caractère de Théodoros, qui avait probablement gardé ces prisonniers comme une garantie contre la fuite de ses captifs de Magdala.

Les envoyés allaient et venaient maintenant journellement, quelquefois même deux fois dans un jour, du camp à l'Amba. Tout d'abord nous avions vu avec crainte l'arrivée de Théodoros dans le voisinage à cause de la facilité des communications; mais comme c'était un mal contre lequel nous ne pouvions rien, nous nous consolâmes comme nous pûmes, et tout en craignant un sort pire nous nous répétâmes qu'il fallait en espérer un meilleur. Nous y gagnions d'ailleurs l'avantage de correspondre plus facilement avec M. Flad, qui avait montré toujours beaucoup de courage et qui, depuis son retour d'Angleterre, nous avait tenus an courant de ce que faisait Théodoros et de toutes leurs conversations. Il nous écrivit au commencement de février pour nous informer que, d'après certains entretiens qu'il avait eus avec les officiers de la maison de l'empereur, il était certain que Sa Majesté connaissait le débarquement de nos troupes. De plus, M. Flad avait reçu un chef venant de la part du souverain de l'Abyssinie, pour s'informer des instructions de notre gouvernement et savoir si Théodoros pouvait espérer que les intentions de l'Angleterre à son égard étaient toujours pacifiques.

Nous ne doutions nullement que depuis plusieurs mois Sa Majesté ne fût an courant du débarquement de nos troupes par ses espions; mais, vu sa position difficile en ce moment, il lui parut plus sage de garder le silence sur ce sujet. Cependant depuis qu'il était arrivé dans le voisinage de l'Amba, dans sa conversation avec ses chefs, il avait souvent donné des preuves qu'il s'attendait sous peu à se rencontrer avec des soldats européens. Le 8 février, Théodoros dit à M. Waldmeier, le chef des ouvriers, homme bien élevé et très-intelligent (pour lequel l'empereur avait eu certains égards, bien que plus tard il l'ait mené un peu rudement), qu'il avait reçu des nouvelles de la côte qui l'informaient du débarquement de nos troupes à Zulla. Le lendemain il fit venir M. Flad, l'attira près de lui et lui dit: «Les gens dont vous m'avez apporté une lettre, et que vous disiez devoir venir sont arrivés et out débarqué à Zulla. Ils sont venus par la plaine salée. Pourquoi n'ont-ils pas pris une meilleure route? celle de la plaine salée est très-malsaine.»

M. Flad lui expliqua que, pour des troupes qui arrivaient de l'Inde, c'était la plus commode; que dans trois ou quatre jours ils pouvaient atteindre la chaîne de montagnes d'Agame, Théodoros lui répondit: «Nous, nous avons fait nos routes avec de grandes difficultés, mais pour eux c'aurait été un jeu que de faire des routes. Il me semble que c'est la volonté de Dieu qu'ils soient venus. Si Lui ne veut pas que je meure, nul ne pourra me tuer; s'il a dit: Vous mourrez, nul ne pourra me sauver. Souvenez-vous de l'histoire d'Ezéchias et de Sennachérib.» Théodoros paraissait d'un calme affecté pendant cette conversation. Deux jours après il dit à quelques ouvriers: «Il n'y en a pas pour longtemps avant que je voie une armée européenne disciplinée. Je suis comme Siméon: il était vieux, mais avant de mourir il eut le coeur réjoui en tenant le Sauveur dans ses bras. Je suis bien vieux; mais j'espère que Dieu m'épargnera pour voir ces soldats européens. Mes soldats ne sont rien comparés à une armée disciplinée dans laquelle mille hommes obéissent an commandement d'un seul.» Evidemment il conservait l'espoir que les événements qui allaient se passer tourneraient à son avantage. Une autre fois il dit à M. Waldmeier: «Nous avons une prophétie dans le pays qui dit qu'un roi européen doit se rencontrer avec un roi abyssinien, et que, après cela, un roi régnera en Abyssinie, plus grand qu'aucun autre qui y ait jamais régné. Cette prophétie est sur le point de s'accomplir, mais je ne sais si je sois le roi désigné ou si ce sera un autre.»

Nous fûmes très-heureux en recevant toutes ces nouvelles; nous avions toujours pensé qu'il connaissait le débarquement de nos troupes; mais comme il n'avait jamais fait mention de ce fait nous étions dans le doute à cet égard, et nous craignions sa première colère lorsqu'il apprendrait cet événement.

Le 15 février une lettre du commandant en chef, adressée à Théodoros, nous fut remise par le délégué qui en avait été chargé, parce qu'il redoutait de la remettre à main propre. Cela nous mettait dans une position difficile. Cependant, en ce qui concerne la traduction en amharie, il valait mieux qu'elle ne fût pas arrivée entre les mains de Théodoros, attendu que sur plusieurs points très-importants, cette traduction avait, dans une autre circonstance, donné un sens tout différent de l'original. J'étais tout réjoui du langage plein de fermeté du commandant.

La lettre était aussi ferme que polie, et je me sentais heureux et fier, même dans ma captivité, qu'un général anglais eût enfin déchiré le voile de fausse humilité qui trop longtemps avait obscurci le génie fier et intrépide de l'Angleterre. Nous nous sentions fortifiés par la conviction que l'heure avait sonné où le droit prévaudrait sur l'injustice, et où l'impitoyable despote qui avait agi à notre égard avec tant de perfidie, allait enfin recevoir le juste salaire de son iniquité.

Vu les dernières nouvelles que nous avions reçues du camp impérial, nous craignîmes que Théodoros voulût se venger sur nous de tous ses désappointements et se mit en fureur eu voyant tous ses plans renversés par le débarquement de notre armée; c'est pourquoi nous décidâmes de garder le document important qui nous était tombé accidentellement entre les mains. Il pouvait nous servir comme une arme défensive toute puissante, dans le cas où un changement aurait lieu dans la conduite que Théodoros avait adoptée, depuis que nous avions appris l'arrivée des hommes envoyés pour effectuer notre délivrance. Nous connaissions trop bien l'empereur pour n'avoir pas à craindre constamment.

La conduite pacifique de Théodoros ne pouvait pas durer longtemps. Les habitants du Dalanta, confiants dans ses promesses, et désireux de lui prouver leur dévouement, firent tout ce qui était en leur pouvoir, charriant ses provisions à l'Amba, ou travaillant sur ses routes sous sa direction. La fidélité avec laquelle il avait gardé sa parole vis-à-vis des habitants du Dalanta décida d'autres districts du voisinage à lui envoyer des députations pour implorer leur pardon, lui offrant de payer un tribut et de lui fournir des approvisionnements, s'il voulait leur accorder les mêmes faveurs qu'an peuple du Dalanta. Si Théodoros avait été sage, il avait là une excellente occasion de regagner une portion de ce royaume qui lui échappait; et s'il eût toujours été fidèle à sa parole, toutes les provinces l'une après l'autre, dégoûtées de la pusillanimité de leurs chefs de révolte, seraient venues se remettre sous son joug. Mais l'empereur était trop amateur de razzias et d'ailleurs, selon son opinion, les paysans ne lui fournissaient pas assez de vivres. Comme il n'ignorait pas que le district était excessivement riche en grain et en bétail, insouciant de son véritable intérêt, le 17 février il donna l'ordre à ses soldats d'aller fouiller les maisons des paysans.

Pris à l'improviste, un très-petit nombre d'entre eux cherchèrent à résister. Théodoros réussit donc an delà de son attente: grains et bestiaux affluaient an camp; et afin d'économiser ses provisions, Théodoros autorisa les habitants de Gondar, qui étaient encore avec lui, à s'en aller vivre où bon leur semblerait, avec leurs femmes et leurs enfants, y compris les soldats et les chefs fugitifs. Depuis son départ de Checheo, il avait organisé une bande de pillards composée uniquement des femmes les plus fortes et les plus hardies de son camp: Théodoros était tout réjoui de leur air martial, et l'une d'elles ayant tué un chef inférieur et lui ayant apporté le sabre de son adversaire, il en fut tellement enchanté, qu'il lui donna un commandement et lui offrit un de ses pistolets. Nous connaissions assez le caractère de l'empereur pour savoir que si une fois encore il se remettait au pillage et au massacre, il perdrait aussitôt cette politesse, cette aménité qu'il nous avait montrée dans ces derniers temps, et que probablement le débarquement de nos troupes changerait ses dispositions à notre égard. Nous ne fûmes donc pas étonnés d'entendre dire qu'il s'était pris de querelle avec les Européens qui se trouvaient encore auprès de lui. Il est probable aussi que vers cette époque quelque copie du manifeste du commandant envoyée aux différents chefs, lui était tombée entre les mains, attendu qu'on l'a retrouvée parmi ses papiers après sa mort. Sans cela on ne comprendrait pas le motif de son changement soudain. Sans aucune autre raison il commença à suspecter ses ouvriers, et tout en leur ordonnant de se tenir prêts à travailler pour lui, pendant plusieurs jours il ne leur permit pas de se rendre à leur ouvrage.

Un jour, M. Waldmeier en rentrant pour prendre son repas du soir, se mit à causer avec un espion de l'empereur, sur la marche de l'armée anglaise. M. Waldmeier entre autres choses, lui dit que ce serait un acte de sagesse de la part de Sa Majesté de se rendre favorable l'Angleterre, attendu qu'il ne comptait pas un seul ami dans toute l'Abyssinie. L'officier s'étant hâté de rapporter cette conversation à Théodoros, celui-ci entra dans une grande colère et fît appeler tous les Européens; pendant quelques instants sa fureur fut si grande, qu'il ne put parler, et qu'il allait et venait regardant avec des yeux ardents ces pauvres étrangers et tenant son épée à la main d'une façon menaçante. À la fin il s'arrêta devant M. Waldmeier, et l'interpella dans des termes insolents: «Qui êtes-vous? chien que vous êtes. Rien qu'un âne, un misérable venu d'un pays éloigné pour être mon esclave, que j'ai payé et nourri des années? Que pouvez-vous comprendre, vous, mendiant, à mes affaires? Est-ce que vous prétendez m'enseigner ce que je dois faire? Un roi vient pour s'entendre avec un roi. Est-ce que vous comprenez quelque chose à cela?» Puis il se jeta sur le sol et lui dit: «Prenez mon épée et tuez-moi; mais ne me déshonorez pas,» M. Waldmeier tomba alors à ses pieds et lui demanda pardon; l'empereur se leva mais refusa son pardon, puis l'avant fait relever à son tour, il lui ordonna de le suivre.

Le 18 février Théodoros établit son camp sur le plateau du Dalanta, et le lendemain les chefs de l'Amba, avec leur télescope, pouvaient suivre une partie de l'armée en marche sur la route qui descend jusqu'an Bechelo. Théodoros avait capturé environ un millier de prisonniers lorsqu'il avait dévasté le Dalanta, et c'étaient ces hommes qui, accompagnés d'une forte escorte, marchaient vers le Bechelo; mais ils étaient à peine à mi-chemin, que l'empereur leur fit dire de retourner dans leur province.

Pendant quelque temps encore les communications entre l'Amba et le camp furent interrompues. Les quelques chefs et les soldats qui étaient restés à Magdala, ne voyaient pas sans crainte ce dernier acte de trahison de la part de leur maître, car cela ne présageait rien de bon pour eux malgré les privations qu'ils avaient eu à supporter, dans l'accomplissement des charges dont ils avaient été investis. Nous eûmes beaucoup de peine à trouver des messagers qui voulussent traverser la vallée du Bechelo à cause de l'état de trouble du pays, depuis le pillage du Dalanta. Les nouvelles qu'ils nous apportèrent étaient assez bonnes. Sa Majesté s'était réconciliée avec M. Waldmeier et traitait de nouveau ses ouvriers avec égard et douceur. Cependant Théodoros ne les avait pas encore autorisés à aller travailler, et ils couchaient tous ensemble dans une tente voisine de la sienne, précaution à laquelle il avait renoncé pendant quelque temps. Il causait souvent, soit avec ses soldats, soit avec les Européens, de l'arrivée de nos troupes; parfois il témoignait le désir de se battre avec elles, tandis que d'autres fois il avait des paroles tout à fait conciliantes. Il avait parlé de nous en dernier lieu avec dureté; mais contrairement à son habitude il ne parlait plus de M. Stern avec colère. Il mentionnait souvent une lettre de Madame Flad, qui l'avait grandement offensé quelques années auparavant. Cette dame y faisait allusion à l'invasion probable des Anglais et des Français, et ajoutait qu'elle ne croyait pas que Théodoros en éprouvât de la crainte. Celui-ci disait alors: «Madame Flad a raison: ils approchent, et je ne les crains pas.»

Le 14 mars, Sa Majesté suivie de tous ses chariots, ses canons, ses mortiers, arriva dans la vallée du Bechelo. D'après une lettre que nous reçûmes de M. Flad, il paraissait que Sa Majesté avait grande hâte d'arriver à Magdala. Les Européens étaient toujours traités convenablement, mais strictement surveillés jour et nuit. Evidemment l'empereur recevait des informations exactes de ce qui se passait dans le camp britannique. Il dit une fois à M. Waldmeier, en qui il avait plus de confiance qu'en personne: «Par la charité et par l'amitié ils auraient obtenu de moi tout ce qu'ils aurait voulu; mais ils viennent avec d'autres dispositions et je sais qu'ils ne m'épargneront pas. Eh bien, j'en ferai un grand carnage et puis je mourrai.»

Le 16 il dépêcha un envoyé à l'Amba pour annoncer à ses gens la bonne nouvelle de son approche et nous envoyer ses salutations. M. Bassani aussitôt lui écrivit pour le féliciter de ses succès. M. Rassam certainement mérite des éloges quant aux efforts constants qu'il a faits, pour faire naître chez Théodoros cette amitié que notre consul ressentait à l'égard de ce souverain, et afin de le convaincre de la sincère admiration et du profond dévouement que le temps n'avait pas affaiblis, et que même la captivité et les chaînes ne purent détruire. La position officielle de M. Rassam l'avait placé bien plus avantageusement que les autres prisonniers à la cour d'Abyssinie, elle lui permettait de se faire des amis de tous les délégués royaux, et de tout le personnel spécialement attaché à Sa Majesté; aussi, soit an camp, soit à l'Amba, tons n'avaient que de bonnes paroles pour lui. Ne connaissant pas la source des libéralités de M. Rassam, les courtisans, et Sa Majesté elle-même, finirent par croire que M. Prideaux et moi, étions des êtres inférieurs, des individus sans importance qu'il serait parfaitement absurde de placer sur un pied d'égalité avec l'homme éminent, libéral et beau parleur, qui seul et en dehors de toute considération, complimentait Sa Majesté.

Théodoros fut si heureux de la lettre de M. Rassam que, de grand matin, le 18, il expédia M. Flad, son secrétaire et plusieurs officiers, porteurs d'une lettre pleine d'amitiés pour ce consul, afin d'avertir le chef de l'Amba qu'il eût à ôter les fers de son ami. Théodoros dans cette lettre à M. Rassam, oubliant sans doute que plusieurs fois déjà il avait fait mention de ses fers, lui disait qu'il n'avait rien contre lui, et que lorsqu'il l'avait envoyé à Magdala il avait simplement chargé ses gens de le surveiller, mais non de le charger de chaînes. Il lui fit passer également 2,000 dollars, et lui fit dire qu'à cause de l'état de révolte du pays il n'avait pu aller le saluer, et qu'il espérait qu'il voudrait bien accepter, en même temps que les dollars, un présent de cent moutons et de cinquante vaches. Il n'était fait mention d'aucun de nous dans cette lettre, et j'avoue que nous fûmes assez fous pour nous sentir fort malheureux de cela. Probablement que vingt mois de captivité avaient affaibli aussi bien notre esprit que notre corps, et que dans telle autre circonstance nous n'y eussions pas seulement pris garde. Au reste, nous eûmes bientôt oublié cette impression, à la pensée que l'indépendance et la liberté allaient être notre partage dès que le drapeau britannique flotterait sur notre prison. Il paraît que notre mécontentement avait été remarqué et un espion était parti aussitôt pour le camp de Sa Majesté afin de l'informer que nous avions été très-fâchés que l'ordre n'eût pas été donné de nous ôter nos fers.

Le même soir M. Flad retourna au camp impérial, qui était déjà établi sur le penchant de la montagne, an nord du Bechelo. Le lendemain matin, l'empereur fit appeler M. Flad pour lui demander s'il nous avait tous vus et si nous paraissions contents. Il s'informa surtout de M. Prideaux et de moi; M. Flad répondit à Sa Majesté que nous étions en bonne santé, mais fâchés qu'il eût fait une différence entre nous et M. Rassam. L'empereur sourit tout le temps de la conversation, puis il répondit à M. Flad: «J'ai su que lorsqu'on les mit dans les chaînes M. Rassam n'avait absolument rien dit, mais que ces Messieurs avaient été très en colère. Je ne suis pas fâché contre eux, ils ne m'ont fait aucun tort; dès que je serai auprès de M. Rassam, je leur ôterai aussi leurs chaînes.

M. Flad expliqua alors à Sa Majesté combien nous avions été déçus; que des gens qui avaient entendu l'ordre apporté d'enlever les fers de M. Rassam, avaient conclu que le consul, le Dr Blanc et M. Prideaux étaient compris dans cette faveur, et avaient aussitôt couru pour nous annoncer le Misciech (bonne nouvelle). Il ajouta que M. Rassam avait été aussi très-fâché que ses compagnons n'eussent pas le même sort que lui, qu'ils lui en avaient demandé la raison, mais que ne connaissant pas les motifs de Sa Majesté, il n'avait pu leur répondre. Théodoros toujours souriant répondit: «S'il y a seulement un peu d'amitié, tout ira bien.»

Le 25 mars, dans la soirée, l'empereur établit son camp sur le plateau d'Islamgee. Il avait avec lui ses canons et le monstrueux mortier qui avait été traîné jusqu'au pied de la montagne; et certes ç'avait été un rude travail.

De bonne heure, dans la matinée du 26, les prêtres de l'Amba et tous les dignitaires de l'Eglise, portant le dais pompeusement orné, se rendirent à Islamgee pour féliciter l'empereur de son arrivée. Théodoros les reçut avec beaucoup d'affabilité et les renvoya en leur disant: «Retournez chez vous; ayez bon courage; si j'ai de l'argent je le partagerai avec vous. Vous serez vêtus comme moi-même et je vous nourrirai de mon blé.» Ils étaient sur le point de partir lorsqu'un vieux prêtre bigot, qui s'était toujours montré notre ennemi, se retournant, s'adressa à Sa Majesté dans les termes suivants: «Oh! mon souverain, n'abandonnez pas votre religion!» Théodoros tout à fait surpris lui demanda le motif de son exclamation. Le prêtre aussitôt s'écria d'un ton élevé et avec vivacité: «Vous ne jeûnez plus, vous n'observez plus les fêtes des saints; je crains que vous ne suiviez bientôt la religion des Français.» Théodoros se tournant alors vers quelques-uns des Européens qui étaient près de lui, leur dit: «Tous ai-je jamais parlé de votre religion? Vous ai-je jamais montré quelques désirs de suivre votre croyance?» Ils lui répondirent: «Certainement non.» Puis s'adressant aux prêtres qui écoutaient avec mécontentement cette conversation, il leur dit: «Jugez cet homme.» Les prêtres ne se consultèrent pas longtemps et ils s'écrièrent d'un commun accord: «L'homme qui insulte son roi est digne de mort.» Les soldats aussitôt se jetèrent sur lui, lui déchirèrent les vêtements et l'auraient tué sur place si Théodoros n'eût modifié le jugement. Il ordonna qu'on le mit dans les fers, qu'on l'envoyât à l'Amba et que pendant sept jours il ne lui fût donné nipain ni eau.

Un autre prêtre qui, dans une autre circonstance avait aussi insulté Sa Majesté fut envoyé en prison en même temps. Ce prêtre avait dit à quelques-uns des espions de l'empereur maître portait trois matabs[26]: l'un parce qu'il était musulman ayant brûlé les églises; le second parce qu'il était Français, n'observant plus les jours de jeûne; le troisième pour faire croire à son peuple qu'il était chrétien.

Le lendemain matin nous fûmes éveillés par le joyeux elelta, espèce de cri aigu poussé par le beau sexe en Abyssinie, pour annoncer un grand et heureux événement. Dans cette circonstance quelque chose de plaintif et de tremblant était mêlé à ce cri de joie obligé qui accueillit Théodoros dans l'Amba. Des tapis furent étendus sur l'espace ouvert devant son habitation, le trône fut apporté et somptueusement paré de soie, et le parasol impérial fut déployé pour protéger Sa Majesté des rayons brûlants du soleil. En voyant tous ces préparatifs et le grand nombre de courtisans et d'officiers assemblés au-devant de la maison impériale, nous nous attendions à être appelés bientôt pour une assemblée semblable à celle de la réconciliation de Zagé. Nous fûmes trompés dans notre attente; ce n'était que pour une affaire privée que l'empereur avait quitté son camp et avait convoqué une cour de justice.

Depuis longtemps plusieurs accusations avaient été insinuées contre deux des chefs de l'Amba, Ras Bisawur, et Bitwaddad Damash. Sa Majesté désirait faire une enquête; elle écouta tranquillement les accusateurs, et ayant également entendu la défense, elle demanda l'opinion des chefs présents. Ils lui conseillèrent d'oublier les accusations en vertu des bons services antérieurs rendus par les accusés; ajoutant que toutefois on ne pourrait désormais avoir confiance eu eux pour rien. Pas un chef n'avait déserté auparavant, et un tel fait, disaient-ils, ne peut du reste se produire qu'autant qu'il y a quelqu'un dans la garnison qui favorise la fuite. De plus si l'ennemi se présentait devant l'Amba pendant l'une des absences de l'empereur, il est probable que ces chefs iraient combattre l'ennemi au lieu de défendre la place. L'empereur accepta cette décision et déclara qu'il enverrait une nouvelle garnison, et que la garnison actuelle partirait le même jour pour le camp. Mais comme les provisions de grain pouvaient être un fardeau pour eux, on les laisserait; il donnerait également l'ordre aux écrivains de faire un récit détaillé de tout ce qu'ils avaient délibéré, et pour que la chose se fit ainsi qu'il l'avait décidé, il les payerait en argent et garderait le grain. Il fit aussi venir les deux prêtres condamnés la veille, les fit mettre en liberté, et leur dit qu'il les pardonnait, mais qu'ils devaient quitter le pays immédiatement. Avant de partir Théodoros envoya dire à M. Rassam, par Samuel, qu'il avait eu l'intention d'aller le voir, mais qu'il se sentait trop fatigué; il ajouta: «Vos gens sont tout près, ils viennent pour vous délivrer.» Les soldats de la garnison étaient fort mécontents de partir, aussi furent-ils très-réjouis lorsque le lendemain de bonne heure ils apprirent que Théodoros avait donné contre-ordre. Il leur pardonnait, disait-il, à cause de leurs longs et fidèles services. Le ras fut mis à la demi-solde et un nouveau commandant, Bitwaddad Hassanee, fut envoyé pour prendre sa place, tandis que la garnison était renforcée de quatre cents mousquetaires.

Il est probable que Théodoros désirait connaître la quantité de blé que possédait la garnison, car il pouvait en avoir besoin sous peu. Il est probable aussi que la clémence dont il usa vis-à-vis des soldats, était due à la complaisance avec laquelle ils avaient rempli ses ordres de pillage; ils étaient d'ailleurs bien disposés à son égard vu l'argent qu'il leur avait distribué peu de temps auparavant.

Note:

[26] Le matab est un cordon de soie bleue, que l'on porte autour du cou et qui est un signe que l'on appartient à la religion chrétienne d'Abyssinie.

XIX.

Nous sommes comptés par le nouveau gouverneur et obligés de dormir tous dans la même hutte.—Seconde visite de Théodoros à l'Amba.—Il fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons délivrés de nos chaînes—L'opération décrite.—Notre réception par l'empereur.—On nous envoie visiter le Sébastopol arrivé à Islamgee.—Conversation avec Sa Majesté.—Les prisonniers encore enchaînés sont délivrés de leurs fers.—Théodoros ne peut voler ses propres bestiaux.

Le 28 mars, nous tous, à l'exception de M. Rassam, fumes appelés et placés en ligne pour être comptés par le nouveau ras; pais, environ vers les dix heures du soir, comme nous étions à nous déshabiller, Samuel vint nous informer qu'il avait reçu des ordres pour nous entasser tous, excepté H. Rassam, dans une même hutte pour cette nuit; toutefois comme aucune d'elles n'était assez spacieuse, il avait obtenu que nous en eussions deux. M. Cameron, M. Rosenthal et M. Kerans furent placés ensemble et quatre misérables de triste apparence, tenant toute la nuit des chandelles allumées, furent postés de chaque côté de la porte pour prévenir toute évasion. Samuel et deux chefs dormirent dans la même chambre que M. Rassam et j'ai toujours soupçonné que Samuel cette fois était là plutôt comme prisonnier que comme gardien.

Nous dormîmes fort peu, nous nous attendions à un changement quelconque dans la matinée. Dix ou quinze soldats, les plus grands scélérats du camp, avaient été ajoutés à notre garde de jour, et nous fûmes encore plus inquiets lorsque, dans la matinée du lendemain, nous apprîmes que Théodoros avait fait savoir qu'il viendrait dans le courant de la journée pour passer en revue la garnison.

Environ vers trois heures de l'après-midi quelques-uns de nos domestiques se précipitèrent dans notre tente pour nous dire que Théodoros venait d'arriver à l'Amba et qu'il paraissait un peu ivre. Un instant après M. Flad arriva porteur d'un message pour M. Rassam de la part de l'empereur, l'informant que si Sa Majesté avait le temps en sortant de l'église elle le ferait appeler. Une tente en flanelle rouge, emblème de la royauté, fut dressée aussitôt et des tapis furent étendus tout autour. Mais lorsque Théodoros sortit de l'église il était dans une grande colère; il saisit un prêtre par la barbe et lui dit: «Vous dites que je veux changer de religion; avant que personne puisse m'engager à le faire, je me couperai la gorge.» Il jeta ensuite son épée sur le sol avec violence, gesticula, insulta l'évêque, en un mot se conduisit tout à fait comme un homme ivre ou un fou. Il appela M. Meyer qui se tenait à quelque distance, et lui commanda d'aller auprès de M. Rassam pour lui dire de sa part: «Vos troupes arrivent. Je vous ferai mettre dans les fers à cause de cela. Je n'ai pas obtenu ce que je voulais. Tenez auprès de moi avec le même vêtement que vous portiez auparavant.

Nous étions tous très-craintifs an sujet de cette entrevue, Théodoros étant dans de très-mauvaises dispositions; toutefois tout se passa bien. Aussitôt que M. Rassam s'approcha de la tente impériale, Théodoros alla à sa rencontre, lui toucha la main et le pria de s'asseoir. Il lui dit alors: «Je ne vous dirai pas que je n'ai pu apporter mon trône puisque vous savez qu'il est à Magdala, mais par égard pour mon amie la reine d'Angleterre que vous représentez auprès de moi, je désire être assis sur le même tapis que vous.» Au bout d'un instant il dit à M. Rassam: «Ces deux personnes qui sont venues avec vous ne sont ni mes amis ni mes ennemis, mais si vous voulez répondre d'elles, je ferai ouvrir leurs chaînes.» M. Rassam se leva et lui dit: «Non-seulement je réponds de ces personnes; mais si elles faisaient quelque chose qui déplût a Votre Majesté, ne dites pas, c'est M. Blanc ou M. Prideaux qui l'a fait, mais dites que c'est moi.» Théodoros alors dit à M. Rassam d'envoyer deux personnes pour donner l'ordre qu'on nous délivrât de nos chaînes, et comme Sa Majesté insista, M. Bassam nomma M. Flad et Samuel.

Nos serviteurs ayant entendu cet ordre coururent au-devant de M. Flad pour nous annoncer l'heureuse nouvelle. A l'arrivée de M. Flad et de Samuel on nous conduisit dans la demeure de M. Rassam où M. Flad nous fit de la part de Sa Majesté la communication suivante: «Vous n'êtes ni mes amis ni mes ennemis. Je ne sais qui vous êtes. Je vous ai chargés de chaînes parce que j'en avais fait autant à M. Rassam; maintenant je vous délivre de ces chaînes parce que ce dernier veut bien répondre de vous. Si vous prenez la fuite ce sera une honte pour vous et pour moi.»

Après cela on nous fît asseoir; un coin de fer fut enfoncé à l'endroit où les anneaux se rejoignaient, et lorsque l'espace intermédiaire fut jugé suffisant, trois ou quatre anneaux de fortes courroies de cuir furent passées an dedans du fer et l'on nous fit placer l'une de nos jambes sur une grande pierre apportée là tout exprès. De chaque côté un grand bâton fut fixé dans les boucles de cuir et cinq ou six hommes se mirent à marteler de toute leur force se servant de la pierre comme point d'appui. Les courroies tirant les anneaux de fer, petit à petit les chaînons s'ouvrirent jusqu'à ce que l'espace fut assez grand pour passer le pied.

La même opération se fit sur l'autre jambe, Il fallut environ une demi-heure pour ouvrir mes chaînes et un peu plus de temps pour ouvrir celles de M. Prideaux. Bien que très-heureux à la perspective d'avoir le libre usage de nos membres, toutefois l'opération qu'il nous avait fallu souffrir avait été rude. Comme nous étions en faveur, les soldats firent bien tout ce qu'ils purent pour ne pas nous blesser, cependant la douleur était parfois intolérable, car de temps en temps le point d'appui manquant et les anneaux glissant sur la cheville, la pression était si forte qu'il nous semblait que notre jambe fût mise en pièces.

Nous nous mîmes aussitôt à marcher. Nos jambes nous paraissaient aussi légères que des plumes, mais nous ne savions plus les guider, nous vacillions comme un homme ivre; si nous venions à rencontrer une petite pierre nous levions involontairement le pied à une hauteur ridicule. Pendant plusieurs jours nos membres furent endoloris et le plus léger exercice était suivi d'une grande fatigue.

Théodoros ayant témoigné le désir que nous lui fussions présentés en uniforme, nous nous habillâmes aussitôt que nous fûmes libres. Comme j'avais été le premier débarrassé de mes fers, j'étais prêt lorsque M. Prideaux entra; mais il était à peine délivré, et il prenait ses vêtements pour s'habiller, que messages sur messages furent envoyés par Théodoros pour nous faire hâter.

Connaissant l'humeur changeante de leur maître, tous les chefs présents, Samuel, les gardes, interpellaient continuellement M. Prideaux par un: «Hâtez-vous, hâtez-vous!» Agité, et depuis des mois ayant perdu l'habitude des vêtements civilisés, et de plus, incapable de diriger promptement ses pieds, dans sa précipitation il déchira ses pantalons d'uniforme en deux endroits. Mais personne ne voulant attendre plus longtemps nous dûmes partir. Heureusement que nous avions quelques épingles sous la main; et que le chapeau faisant office d'écran, l'accident fut caché, sinon réparé. A notre arrivée dans la tente impériale, Sa Majesté, après nous avoir cordialement salués, nous dit.

«Je vous ai enchaînés parce que votre peuple croyait que je n'étais pas un roi puissant; maintenant que vos maîtres vont arriver je vous ai relâchés pour leur montrer que je n'ai pas peur. Ne craignez rien; Christ m'est témoin et Dieu sait, que je n'ai rien dans mon coeur contre vous trois. Vous êtes venus dans mon pays connaissant la conduite du consul Cameron. Ne craignez pas, il ne vous arrivera rien. Asseyez-vous.»

Lorsque nous fûmes assis, il commanda qu'on nous servît du tej, et se mit à causer avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit: «Je suis comme une femme en travail d'enfantement, je ne sais si ce sera un avortement, une fille ou un garçon; j'espère que ce sera un garçon. Quelques hommes meurent, quand ils sont jeunes, d'autres à la fleur de leur âge, d'autres dans la vieillesse, quelques-uns sont prématurément retranchés; quant à ma fin, Dieu seul la connaît.» Il présenta ensuite son fils à M. Rassam. Il lui demanda si nous avions des tapis, si notre demeure était confortable: M. Rassam lui ayant répondu que grâce à sa protection nous avions tout ce que nous désirions, et que Sa Majesté serait contente si elle voyait la gentille habitation que nous occupions. Théodoros levant les yeux an ciel lui dit: «Mon ami, croyez-moi, mon coeur vous aime; demandez-moi tout ce que vous voudrez, même ma propre chair, et je vous le donnerai.»

Sa Majesté pendant tout le temps de l'entrevue, fut très-polie; Théodoros nous parut enchanté des réponses de M. Rassam et rit à coeur joie plus d'une fois. Lorsque nous le quittâmes il nous fit accompagner à nos tentes par son fils et quelques-uns des Européens.

J'ai entendu dire par deux des Européens qui étaient présents, qu'avant, comme pendant notre entrevue, Théodoros s'était montré plus cordial et plus doux que jamais. Tandis qu'on nous ôtait nos fers, il eut une conversation avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit: «M. Stern m'avait blessé, mais il faudrait qu'il arrivât bien des choses avant que je le blessasse, lui.» Il lui dit encore: «Je me battrai; vous pourrez voir mon corps étendu sans vie et vous direz alors: Voilà un homme méchant qui m'a déshonoré moi et les miens, et peut-être que vous ne m'ensevelirez pas.»

Après qu'il nous eut quittés, Théodoros passa en revue ses troupes et leur parla de nous: «Quoi qu'il arrive, je ne tuerai pas ces trois-lâ; ce sont des délégués; mais parmi ceux qui arrivent, et aussi parmi ceux qui sont ici, j'ai des ennemis; ceux-là je les tuerai s'ils m'insultent.» Comme il passait la porte pour retourner à son camp, il appela le ras et lui dit: «M. Rassam et ses compagnons ne sont pas prisonniers; ils peuvent s'amuser et courir; surveillez-les des yeux seulement.»

Cette nuit-là nous n'eûmes aucun garde dans l'intérieur de notre chambre, ils dormirent dehors. Nous n'abusâmes point de la permission de nous promener dans tout l'Amba, nous restâmes tranquillement dans notre enceinte.

En arrivant à son camp, Théodoros rassembla ses gens et leur dit: «Vous avez appris que les hommes blancs venaient pour me battre; ce n'est point un faux bruit, c'est la vérité.» Un soldat étant sorti des rangs, s'écria: «Il n'en sera pas ainsi, mon roi, nous les battrons.» Théodoros regarda cet homme et lui dit: «Vous êtes fou! vous ne savez ce que vous dites. Ces gens out de grands canons, des éléphants, des fusils, des mousquets sans nombre. Nous ne pouvons nous battre contre eux. Vous croyez que nos mousquets sont bons: s'il en était ainsi, ils ne nous les vendraient pas. J'aurais pu mettre à mort M. Rassam, parce qu'il a appelé ses soldats contre moi. Je ne lui ai fait aucun tort: il est vrai que je l'ai chargé de chaînes, mais c'est votre faute à vous, gens de Magdala, vous auriez dû me donner de meilleurs conseils. Je pourrais le tuer, mais ce n'est qu'un homme; et puis ceux, qui arrivent me prendraient mes enfants, ma femme, mes trésors et me tueraient ainsi que vous.»

Le lendemain matin, 30, un message fut envoyé aux ouvriers européens demandant qu'ils vinssent travailler pour l'empereur, attendu qu'il y avait encore bien des rochers à franchir. En partant pour aller travailler on leur enleva les chaînes des pieds, ou les enchaîna deux à deux par les mains, et ils furent conduits ainsi an camp. Une tente fut dressée pour eux, et à leur arrivée on leur donna du tej, de la viande et du pain, de la part de Sa Majesté.

Nous ne nous flattions pas plus qu'il ne fallait de la bonne réception que venait de nous faire l'empereur; sachant comme il changeait subitement de dessein, et que souvent même il témoignait une grande amitié, tout en avant an fond l'intention de maltraiter et de mettre à mort ses pauvres dupes. Cependant nous étions assez heureux et nous avions assez de courage, sachant que la fin était proche; nous avions tout remis entre les mains de Dieu, et nous espérions que tout irait bien.

Le 1er avril nous apprîmes que la veille Théodoros s'était enivré et avait beaucoup bavardé. Vers dix heures du matin un grand nombre de soldats arrivèrent en toute hâte du camp. (Ces mouvements brusques des soldats nous déplaisaient toujours.) Mais an lieu de se diriger vers notre enceinte, ainsi que nous l'avions craint, ils allèrent dans la direction des magasins, et bientôt après nous les vîmes passer revenant sur leurs pas et portant les canons que Théodoros avait sur la montagne, la poudre, les balles, etc. Nous supposâmes que l'empereur avait décidé de défendre Sélassié, ou qu'il avait envoyé prendre ses armes parce qu'il avait l'intention, c'était l'opinion générale, de faire un grand déploiement de forces.

Le 2 au matin, quelques chefs furent envoyés par l'empereur pour nous informer que Sa Majesté nous ordonnait de partir immédiatement pour Islamgee. D'après ce que nous connaissions de l'humeur changeante de Théodoros, nous ne savions ce qui nous attendait, si ce serait une bonne réception, un emprisonnement ou pis encore; mais comme nous n'y pouvions rien, nous nous habillâmes, et, accompagnés des chefs, nous quittâmes nos huttes, peut-être pour ne plus les revoir, et nous descendîmes an camp situé an pied de la montagne. C'était pour la première fois, excepté le jour où l'on nous délivra de nos chaînes, que nous sortions de notre enceinte. Nous n'avions qu'une idée imparfaite de l'Amba, et nous fûmes étonnés de le trouver si grand. L'espace compris entre les portes était plus vaste, le passage sur la pente de l'Amba était plus abrupt et plus large que nous ne nous l'étions imaginé d'après nos souvenirs de vingt et un mois.

Nous trouvâmes Théodoros assis sur un monceau de pierres, à environ vingt mètres au-dessous d'Islamgee, à côté de la route que l'on venait de terminer et sur laquelle on allait traîner les canons, les mortiers et les fourgons. Du lieu qu'il s'était choisi il pouvait voir toute la route jusqu'an pied d'Islamgee où tous ses gens travaillaient avec ardeur à attacher de longues courroies de cuir aux fourgons, et, sous la direction des Européens, arrangeaient tout pour l'ascension. L'empereur était vêtu très-simplement, la seule différence qu'il y eût dans ses vêtements entre lui et ses officiers placés à dix mètres plus loin, consistait dans la soie avec laquelle était brodé son shama; il tenait une épée dans sa main et deux pistolets pendaient à sa ceinture. Il nous accueillit cordialement et nous fit asseoir derrière lui. Il nous donnait là une grande preuve de confiance, qu'il n'aurait certainement pas accordée à son plus cher ami abyssinien; car nous n'aurions en qu'à lui donner soudainement une poussée et il eût roulé an fond du précipice.

La route qui avait été faite pour monter la côte d'Islamgee était large mais très-rapide, et la pente moyenne était d'un mètre sur trois; à mi-chemin elle tournait à angle droit, et nous avions de sérieuses craintes pour ce bout de route à cause des lourds fourgons qu'il fallait y faire passer. À notre arrivée l'empereur nous parla peu étant très-occupé à regarder les fourgons au bas de la côte; mais dès que le plus lourd mortier fut en vue, il nous le montra et demanda à M. Rassam ce qu'il en pensait. Nous admirâmes tons la lourde pièce, et M. Rassam, après avoir complimenté Sa Majesté sur ce travail important, ajouta que sous peu nos concitoyens auraient le plaisir de l'admirer comme nous. Samuel qui était notre interprète en ce moment, devint tout pâle, mais comme l'empereur comprenait un peu l'arabe, il fut obligé de traduire exactement la pensée de M. Rassam, bien que cela le contrariât Théodoros sourit et envoya Samuel dire à M. Waldmeier que M. Rassam avait dit vrai. Quelques minutes plus tard Sa Majesté s'étant levée, nous nous levâmes aussi, et M. Rassam lui dit par l'intermédiaire de Samuel, que pour réjouir tout à fait son coeur, il le suppliait d'être assez aimable pour délivrer de leurs fers ses compagnons restés enchaînés à l'Amba. Pour le coup non-seulement Samuel pâlit, mais il secoua la tête refusant de parler d'an tel sujet. M. Rassam alors répéta sa requête et sur un ton de voix plus élevé, ce qui fit que Théodoros, ayant cherché l'interprète autour de lui, Samuel fut obligé de remplir son office. Sa Majesté parut mécontente et même un peu ennuyée; mais au bout d'un instant elle donna l'ordre à quelques hommes de sa suite, ainsi qu'à Samuel, de partir pour l'Amba afin de faire délivrer les cinq Européens qui étaient encore dans les fers.

L'empereur ensuite alla se promener au-dessous de l'angle que formait la route et dirigea le rude travail occasionné par le transport de si lourdes masses sur un plan incliné. Il nous envoya de l'autre côté du chemin, où nous pouvions bien embrasser toute la scène, et ordonna à plusieurs de ses premiers officiers de nous surveiller. Nul mieux que Théodoros n'eût pu diriger une si difficile opération; les courroies de cuir ayant déjà beaucoup servi, cassaient toujours et nous craignions à chaque instant que quelque accident n'arrivât, et qu'an dernier moment le lourd mortier Sébastopol ne roulât an fond de l'abîme. Nous nous représentions alors quelle serait la colère de Sa Majesté; et notre proximité de sa personne nous faisait prier intérieurement que rien de semblable n'arrivât. Nous étions bien placés pour voir l'opération: Théodoros se tenant sur un fragment de rocher en saillie, penché sur son épée, envoyait à chaque instant son aide de camp avec des instructions pour ceux qui dirigeaient les cinq ou six cents hommes attelés aux courroies. Parfois lorsque le bruit était trop grand ou qu'il avait besoin de donner quelque instruction générale, il n'avait qu'à élever la main et aussitôt tout bruit cessait an milieu de cet essaim d'ouvriers, et la voix claire de Théodoros se faisait seule entendre dans ce profond silence produit par un seul geste de l'empereur.

Enfin le lourd mortier atteignit le plateau d'Islamgee. Nous nous bâtâmes de rejoindre Sa Majesté pour la féliciter sur l'achèvement de sa grande entreprise, Théodoros nous engagea alors à mieux examiner cette forte pièce. Sautant aussitôt sur le fourgon, nous l'admirâmes beaucoup, exprimant en même temps à haute voix notre étonnement et notre plaisir aux spectateurs. Sa Majesté était évidemment enchantée des éloges que nous donnions à son oeuvre favorite. Il nous engagea à nous asseoir près de lui sur le bord du plateau d'Islamgee, tandis que l'on achèverait d'amener les antres canons et les autres fourgons. Le travail considérable qu'il avait fallu pour traîner le Sébastopol du poids de seize mille livres, bien que quelques autres canons fussent encore assez lourds, fit considérer le restant de l'opération comme un jeu d'enfant, et quoique présente Sa Majesté n'intervint plus.

Nous demeurâmes encore avec l'empereur plusieurs heures à causer tranquillement et amicalement. Comme le soleil devenait de plus en plus chaud, Sa Majesté insista pour que nous nous couvrissions la tête, et au bout de quelques instants M. Bassam ayant demandé la permission d'ouvrir son parasol, non-seulement il l'y autorisa, mais voyant que je n'en avais pas il envoya prendre le sien par l'un de ses serviteurs, l'ouvrit et mêle fit passer. Il nous parla de toutes les difficultés qu'il avait rencontrées et comment les paysans lui refusaient absolument leur concours. Il nous dit: «J'ai été obligé d'ouvrir mes chemins et de traîner mes fourgons pendant le jour, et de ravager le pays pendant la nuit, mes gens n'ayant rien à manger.» Toute la contrée, disait-il, était en rébellion. Lorsqu'on parvenait à s'emparer de quelqu'un de sa suite, immédiatement on le mettait à mort; en retour quand il faisait quelque prisonnier, il les brûlait vivants pour venger les siens. Il nous disait cela le plus tranquillement du monde, comme s'il avait fait la chose la plus juste. Ensuite il nous demanda le nombre de nos troupes, de nos éléphants, de nos fusils, etc., etc. M. Rassam lui dit tout ce que nous savions; que douze mille hommes de troupes avaient débarqué, mais que cinq ou six mille seulement s'avançaient sur Magdala; et il ajouta: «Mais tout se passera pacifiquement.» Théodoros lui dit: «Dieu seul le sait: Il y a quelque temps, lorsque les Français entrèrent dans le pays sous le règne de ce voleur Agau Négoussié, je marchai promptement contre eux, mais ils prirent la fuite. Croyez-vous que je ne fusse pas allé à la rencontre de vos troupes et que je ne leur eusse pas demandé ce qu'ils venaient faire dans mon pays? Mais comment le puis-je? Vous avez va toute mon armée et, nous montrant l'Amba, voilà tout mon empire. Mais je les attendrai ici, et après cela, que la volonté de Dieu soit faite.»

Il nous parla ensuite de la guerre de Crimée, du dernier différend survenu entre la Prusse et l'Autriche, des fusils à aiguille, et nous demanda si les Prussiens avaient fait prisonnier l'empereur d'Autriche, ou s'ils s'étaient emparés de son pays. M. Rassam lui dit que les fusils à aiguille, par la promptitude de leurs coups, avaient décidé la victoire en faveur des Prussiens; que la paix ensuite ayant été conclue, l'empereur d'Autriche avait dû compter une large indemnité, et qu'une partie de son territoire avait été annexée à la Prusse, tandis que ses alliés avaient perdu leurs Etats. Sa Majesté écouta avec beaucoup d'attention; mais quand on lui dit que seulement cinq mille hommes approchaient de Magdala, le pli de fierté de ses lèvres exprima combien il sentait l'humiliation de sa position actuelle, que si peu d'hommes fussent considérés comme suffisants pour le vaincre. Il nous parla ensuite de ses anciens griefs contre MM. Cameron, Stern et Rosenthal. Mais il ajouta: «Vous ne m'avez fait jamais aucun tort. Je sais que vous êtes de grands hommes dans votre patrie, et je suis très-fâché de vous avoir maltraités sans cause.»

Lorsque le dernier fourgon eut été mis en place, Théodoros se leva et nous invita à le suivre; nous marchâmes à quelques mètres derrière lui, et lorsque Samuel, qui était allé donner des ordres à l'effet de nous dresser une tente, fut de retour, l'empereur nous fit, par son intermédiaire, plusieurs questions touchant l'épaisseur de son gros mortier, la charge qu'il fallait, etc. A toutes ces questions, M. Rassam répondit qu'il n'était qu'un employé civil, et qu'il ne savait rien de ces choses. Alors il s'adressa à moi, mais M. Rassam lui ayant dit encore que je n'avais étudié que la médecine, dès lors il cessa ses questions, nous conduisit à la tente préparée pour nous, et nous ayant souhaité une bonne après-midi, il se retira. Un déjeuner abyssinien nous fut servi; du tef et quelques plats et des gâteaux européens, que Madame Waldmeier avait préparés d'après les ordres de l'empereur, nous furent envoyés pour être distribués entre nous. Peu d'instants plus tard, M. Waldmeier et Samuel furent appelés.

On aurait dit que déjà Théodoros avait trop bu, tant il parlait avec volubilité, s'informant pourquoi il n'avait reçu aucun avertissement du débarquement de nos troupes, et si ce n'était pas l'usage qu'un roi avertît un autre roi lorsqu'il envahissait son pays, etc. Lorsque M. Waldmeier et Samuel revinrent, ils avaient l'air très-alarmés, comme s'il était rare de voir Théodoros plein d'affabilité le matin, et puis le soir, lorsqu'il avait bu, maltraitant ceux qu'il avait caressés quelques instants auparavant! Samuel et M. Waldmaier furent de nouveau appelés. Théodoros alors accusa beaucoup Samuel, lui disant qu'il avait plusieurs griefs contre lui, mais qu'il laissait ce compte à régler pour un autre jour; puis il lui ordonna de nous ramener dans le fort, donna ses ordres pour que nous eussions trois mules, et ajouta que le nouveau commandant de l'Amba, ainsi que l'ancien, devaient nous escorter. Il dit à M. Waldmeier: «Dites à M. Rassam qu'un petit feu de la grosseur d'un pois, s'il n'est pris à temps, peut causer une grande catastrophe. C'est à M. Rassam à l'éteindre avant qu'il ne prenne de l'extension.» Nous fûmes bien aise de retourner sains et saufs dans notre ancienne prison, et heureux de voir nos compagnons libres de leurs fers, l'air content et pleins d'espérance.

Le lendemain matin, M. Rassam fit demander à l'empereur qu'il voulût bien lui accorder la permission d'informer le commandant en chef de l'armée britannique, des bonnes dispositions de Sa Majesté vis-à-vis des Européens en son pouvoir; mais Théodoros répondit qu'il ne désirait pas qu'on lui écrivît, attendu qu'il n'avait pas délivré les captifs de leurs fers par un sentiment de crainte, mais simplement par pure amitié pour M. Rassam.

Comme Théodoros, en maintes circonstances, avait exprimé son étonnement de n'avoir reçu aucune communication du commandant en chef, nous pensâmes qu'il serait bon de prier Sir Robert Napier, par l'intermédiaire de nos amis, d'envoyer one lettre polie à l'empereur, pour l'informer du motif de l'expédition. Nous fîmes savoir à Sir Napier que la lettre qu'il avait adressée à Théodoros avant le débarquement avait été gardée par M. Rassam; et que, plus tard, l'ultimatum envoyé par lord Stanley, dénonçant notre intervention armée, était tombé encore entre les mains de M. Rassam, et qu'an lieu de remettre cette pièce à l'empereur, notre ami l'avait anéantie.

Les cinq Européens, savoir: M. Staiger et ses amis, furent chargés de faire des boulets pour les canons de Sa Majesté; mais comme aucun des Européens ne voulut répondre d'eux, tous les soirs, ils avaient les mains enchaînées, et, le jour suivant, on enlevait leurs fers pour le travail. Dans la soirée du 16, Théodoros envoya demander à M. Rassam s'il voulait répondre d'eux. Ce dernier refusa, disant qu'il ne pouvait en répondre tant qu'ils travailleraient pour Sa Majesté, et qu'ils résideraient ainsi loin de lui. Cependant, M. Flad et un autre Européen ayant consenti à répondre d'eux, leurs mains ne firent plus enchaînées, et les captifs furent simplement gardés la nuit dans leurs tentes.

Les approvisionnements commençant à diminuer, pendant quelques jours il fut question d'une expédition dans le voisinage. Le Dahonte fut considéré comme le lien le plus propice. Toutefois, Théodoros ne voulant pas exposer sa petite armée à une défaite, ne s'aventura pas si loin; mais un matin, le 4 avril, il vola ses propres gens, c'est-à-dire qu'il ravagea les quelques villages situés au pied de l'Amba, et tenta inutilement de saccager le village de Watat, où étaient gardés ses bestiaux. Théodoros rencontra plus de résistance qu'il ne s'y serait attendu de la part des paysans gallas; il eut plusieurs soldats tués, et le butin qu'il remporta fut insignifiant.

Les soldats qui gardaient la montagne étaient plus découragés que jamais; ayant peu l'idée des grands événements qui se préparaient, ils voyaient venir avec consternation la perspective de mourir de faim sur leur rocher si l'empereur s'éloignait. De temps en temps, nous recevions de petits billets de M. Munzinger, qui nous arrivaient cousus dans les pantalons usés de quelque paysan; ainsi, nous savions que nos libérateurs approchaient, et nous attendions le jour peu éloigné où notre sort se déciderait. Nous souffrions beaucoup plus de cette incertitude constante sur ce qui pouvait nous arriver à chaque instant, que nous n'eussions souffert de la certitude de mourir.

XX

Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.—Notre réception par Théodoros.—Il harangue ses troupes et relâche quelques-uns des prisonniers.—Il nous informe de la marche des Anglais.—Le massacre.—Nous sommes renvoyés à Magdala.—Effets de la bataille de Fahla.—MM. Prideaux et Flad sont envoyés pour négocier.—Les captifs relâchés.—Ils l'échappent belle.—Leur arrivée an camp britannique.

Dans la soirée du 7 avril, nous apprîmes indirectement que, dans la matinée du lendemain, tous les prisonniers devaient être appelés devant Sa Majesté, qui, en ce moment, campait an pied de Selassié, et qui, selon toute probabilité, ne retournerait pas à l'Amba. A la chute du jour, un envoyé arriva de la part de Théodoros, nous ordonnant de descendre et de prendre avec nous nos tentes, et tout ce dont nous pourrions avoir besoin. Selon l'usage, dans de semblables circonstances, nous revêtîmes nos uniformes, et nous partîmes pour le camp de l'empereur, accompagnés des premiers prisonniers. En approchant de Selassié, nous aperçûmes Théodoros entouré de plusieurs officiers et de soldats se tenant près de leurs fusils, et causant avec quelques-uns des ouvriers européens. Il nous salua poliment et nous pria de nous avancer et de nous tenir près de lui. M. Cameron était très-incommodé par le soleil; il pouvait à peine se tenir debout, et nous craignions à chaque instant qu'il ne se laissât tomber. En le voyant si fatigué, Théodoros nous demanda ce qu'il avait. Nous lui répondîmes qu'il se trouvait mal, et qu'il voulût bien l'autoriser à s'asseoir, ce qu'il accorda immédiatement. Théodoros salua ensuite les autres prisonniers et leur demanda comment ils se trouvaient; puis, apercevant le révérend M. Stern, il lui dit en souriant: «Okokab (étoile), pourquoi vous êtes-vous tressé les cheveux?»[27] Avant qu'il pût répondre, Samuel dit à l'empereur: «Majesté, ils ne sont pas tressés, ils tombent naturellement sur ses épaules.»

L'empereur ensuite se retira un peu en arrière de la foule, et nous dit à nous trois et à M. Cameron de le suivre. Il s'assit sur une grande pierre et nous invita aussi à nous asseoir, puis il nous dit: «Je vous ai envoyé prendre, parce que je désirais m'occuper de votre sûreté. Lorsque vos concitoyens seront là et qu'ils feront feu, je vous mettrai en lieu sûr; et si vous veniez à être aussi en danger, je vous ferais changer de nouveau.» Il nous demanda si nos tentes étaient arrivées, et sur notre réponse négative, il ordonna aussitôt que l'on dressât l'une des siennes en flanelle rouge. Il demeura avec nous environ une demi-heure, causant sur divers sujets; il nous raconta l'anecdote de Damoclès, nous questionna sur nos lois, cita les Ecritures, en un mot, sauta d'un sujet à un autre, parlant de toute espèce de choses parfaitement étrangères à ce qui, an fond, l'inquiétait le plus. Il faisait tous ses efforts pour paraître calme et aimable, mais nous découvrîmes bientôt qu'il était travaillé par de grandes préoccupations. En janvier 1866, lorsqu'il nous avait reçus à Zagé, nous avions été frappés de la simplicité de sa mise, qui ressemblait, sous bien des rapports, à celle de ses soldats ordinaires; depuis quelque temps, il avait cependant adopté des vêtements plus fastueux, mais rien ne peut être comparé à l'habit d'arlequin qu'il portait ce jour-là.

Après nous avoir renvoyés, il remonta la colline sur laquelle étaient établies nos tentes, et pendant deux heures, à environ cinquante mètres plus loin, entouré de son armée, il bavarda à coeur joie. Il discourut d'abord sur ses premiers exploits, sur ce qu'il comptait faire lorsqu'il rencontrerait les hommes blancs, employant constamment des termes de dédain vis-à-vis de ses ennemis qui s'avançaient. S'adressant aux soldats qu'il envoyait dans un poste avancé à Arogié, il leur dit: qu'à l'approche des hommes blancs, ils devaient attendre jusqu'à ce que ceux-ci eussent tiré, et, avant que l'ennemi eût eu le temps de recharger, ils devaient leur tomber dessus avec leurs épées; puis, leur montrant les vêtements somptueux qu'il avait mis dans cette occasion, il ajouta: «Votre valeur aura sa récompense; vous vous enrichirez de dépouilles, dont les riches vêtements que je porte ne peuvent vous donner qu'une faible idée.» Lorsqu'il eut fini sa harangue, il renvoya ses troupes et fit appeler M. Rassam. Il lui dit de ne pas faire attention à tout ce qu'il avait pu dire; que cela ne signifiait rien; mais qu'il était obligé de parler ainsi publiquement afin d'encourager ses soldats. Il monta ensuite sur sa mule et grimpa au sommet du Selassié, pour examiner la route du Dalanta au Bechelo et s'assurer des mouvements de l'armée anglaise.

Le lendemain 8, nous vîmes Sa Majesté, mais seulement à distance, assise sur une pierre au-devant de sa tente, et causant tranquillement avec ceux qui l'entouraient. Dans l'après-midi, l'empereur monta encore au sommet du Selassié et nous fit dire qu'il n'avait rien aperçu; mais que nos compatriotes ne pouvaient être loin, car une femme était venue l'informer, le soir précédent, qu'on avait aperçu des mules et des chevaux qu'on abreuvait au bord du Bechelo.

La veille, en quittant l'Amba, nous avions rencontré sur la route tous les prisonniers descendant en foule, plusieurs d'entre eux avant les mains et les pieds enchaînés et étant obligés, dans ces conditions, de parcourir cette descente rapide et irrégulière. Leur aspect eût inspiré de la pitié aux coeurs les plus durs; plusieurs d'entre eux n'avaient pour tout vêtement qu'une loque autour des reins, et ressemblaient à de vrais squelettes vivants et recouverts d'une peau rendue dégoûtante par la maladie. Chefs, soldats ou mendiants, tous avaient une expression d'angoisse; ils n'avaient, hélas! que trop raison de craindre que ce ne fût pas pour un bon motif qu'on les eût arrachés de leur prison, où ils avaient passé des années de misère; cependant ce même jour Théodoros donna l'ordre qu'on en relâchât environ soixante-quinze, tous anciens serviteurs ou officiers qui avaient été emprisonnés sans cause, pendant une des crises d'emportement de ce tyran, si communes dans ces derniers temps.

Bientôt après son retour de Selassié, sa clémence étant épuisée, Théodoros ordonna l'exécution de sept prisonniers, parmi lesquels se trouvaient la femme et l'enfant de Comfou (le gardien des greniers qui avait fui en septembre); pauvres êtres innocents sur lesquels le despote se vengeait de la désertion de leur père et de leur mari! Ils furent lancés par les braves Amharas et leurs corps roulèrent au fond du précipice le plus voisin. Théodoros ensuite m'envoya dire d'aller visiter M.Bardel, dangereusement malade dans une tente voisine. L'ayant vu et lui ayant laissé mes prescriptions, je visitai ensuite quelques-uns des Européens et leurs familles; je les trouvai tous extrêmement inquiets, car nul ne pouvait dire quel serait le parti qu'adopterait Théodoros.

Dans la matinée du 9, de bonne heure, quelques-uns des ouvriers européens nous avertirent que Théodoros faisait faire une route pour transporter une partie de son artillerie à Fahla, sur la pointe qui commandait le Bechelo; ils ajoutèrent qu'avant de partir, il avait donné l'ordre de relâcher environ cent prisonniers, surtout des femmes ou de pauvres gens. Environ vers deux heures de l'après-midi, l'empereur étant revenu, nous envoya dire par Samuel qu'il avait vu une quantité de bagages descendant du Dalanta vers le Bechelo, et quatre éléphants, mais très peu d'hommes. Il avait aussi remarqué, disait-il, quelques petits animaux blancs, à tête noire, mais il n'avait pu savoir ce que c'était. Nous ne le savions pas, cependant nous le conjecturâmes aussitôt et nous répondîmes que probablement c'étaient des moutons de Barbarie. De nouveau il nous envoya dire: «Je suis fatigué de regarder si longtemps. Je ne vais plus regarder pendant quelque temps. Pourquoi êtes-vous des gens si lents?»

Une tempête terrible éclata; elle avait déjà considérablement diminué lorsque nous vîmes des soldats se dirigeant de tous les côtés vers le précipice, situé à deux cents mètres à peine de notre tente. Nous apprîmes bientôt que Sa Majesté, dans un moment de forte colère, avait quitté sa tente et s'était rendue à la maison des serviteurs de M. Rassam où l'on avait enfermé les prisonniers de Magdala depuis qu'ils avaient été amenés à Islamgee.

Ainsi que je l'ai déjà raconté, le même jour Théodoros avait fait mettre en liberté un grand nombre de prisonniers. Ceux qui restaient, croyant pouvoir compter sur les bonnes dispositions de l'empereur, se mirent à demander à grand cris le pain et l'eau, dont ils avaient été privés depuis deux jours, les gens qui les servaient étant partis et ne s'étant plus montrés depuis leur départ de Magdala. Aux cris de: «Abiet, Abiet,»[28] Théodoros, qui se reposait en se permettant d'abondantes libations, ayant demandé à ceux qui l'entouraient ce que c'était, on lui répondit que les prisonniers demandaient du pain et de l'eau. Théodoros alors saisissant son sabre, et ordonnant à ses hommes de le suivre s'écria: «Je leur apprendrai à demander de la nourriture, lorsque mes fidèles soldats meurent de faim!» Arrivé au lieu où étaient enfermés les prisonniers, ivre et aveuglé de colère, il ordonna aux gardes de les lui amener. Il coupa en morceaux les deux premiers avec son sabre; le troisième était un jeune enfant: sa main s'arrêta un instant, mais cela ne sauva pas la vie de la pauvre créature, il fut jeté vivant au fond du précipice par les ordres de Théodoros. Il parut en quelque sorte un peu calmé après les deux premières exécutions, et il y eut un certain ordre dans celles qui suivirent. A chaque prisonnier qui lui était amené il s'enquérait de son nom, de son pays et de son crime. Le plus grand nombre furent jugés coupables et précipités dans l'abîme; là se tenaient des mousquetaires qui avaient été envoyés tout exprès pour achever ceux qui donnaient encore quelques signes de vie, car il y en avait toujours quelques-uns qui échappaient à la mort malgré leur terrible chute; environ trois cent sept victimes furent mises à mort, et quatre-vingt-onze réservées pour une autre fois! Ces derniers, chose étrange, étaient tous des officiers importants, dont la plupart s'étaient battus contre l'empereur, et qui, tous, Sa Majesté le savait bien, étaient ses ennemis mortels.

La crainte qui nous avait saisis est facile à comprendre; nous pouvions voir la ligne épaisse de soldats qui se tenait derrière l'empereur, et dont les décharges d'armes à feu se comptaient au nombre de deux cents, et nous nous demandions avec angoisse combien grand était le nombre des victimes! Un chef s'approcha avec intérêt de nous et nous supplia de rester bien tranquilles dans nos tentes, car c'eût été peut-être dangereux pour eux, que Théodoros se fût souvenu des Européens dans de telles dispositions. Vers le soir, l'empereur s'en retourna, suivi par une grande foule. Toutefois, il ne parla point de nous; aussi, an bout d'un certain temps, n'entendant aucun bruit, une douce confiance sur notre sort commença à renaître, à la pensée que nous étions sauvés encore pour cette fois.

Nous n'avons jamais douté que, lorsque Théodoros nous fit venir avec tous les autres prisonniers, son intention ne fût de nous mettre tous à mort. Sa clémence apparente n'était qu'un voile pour masquer ses intentions, et faire naître des espérances de liberté dans les coeurs mêmes de ceux dont il avait résolu le supplice.

Le 10, de bonne heure, Sa Majesté nous fît ordonner de nous tenir prêts pour retourner à Magdala. Peu d'instants après, un autre message nous fut envoyé pour nous dire: «Quelle est cette femme qui envoie ses soldats pour combattre contre un roi? N'envoyez plus de dépêches à vos concitoyens, car si l'un de vos serviteurs est surpris en mission, l'alliance d'amitié entre vous et moi sera rompue.» Nous avions dépêché, quelques jours auparavant, an général Merewether, un jeune garçon, pour le prier d'envoyer une lettre à Théodoros, qui, dans plusieurs circonstances, avait témoigné son étonnement de ne recevoir aucune communication de l'armée. À peine avions-nous reçu le premier message, que ce jeune homme arriva porteur d'une lettre du général en chef pour l'empereur. Cette lettre était parfaite, telle que nous l'avions désirée; ferme et polie, elle ne contenait ni menaces ni promesses, si ce n'est que Théodoros serait traité honorablement s'il remettait les prisonniers sains et saufs entre ses mains. Aussitôt, nous envoyâmes Samuel pour avertir l'empereur qu'une lettre de M. R. Napier était arrivée, qui lui était destinée: «Ce n'est pas l'usage, dit-il; je sais ce que j'ai à faire.» Toutefois, an bout de quelques instants, il fit venir secrètement Samuel et lui en demanda le contenu; et comme celui-ci l'avait traduite, il lui en indiqua les principaux points. Sa Majesté écouta attentivement, mais ne fit aucune remarque. Une mule des écuries impériales fut envoyée à M. Rassam, et l'on fit dire au lieutenant Prideaux, au capitaine Cameron et à moi de nous servir de nos propres mules, tandis que cette faveur était refusée aux autres prisonniers. A notre retour à Magdala, nous fûmes salués par nos serviteurs et les quelques amis que nous avions sur la montagne, comme des gens qui sortent de leurs tombes. Nous fîmes apporter nos tentes, nos lits, etc., et nous attendîmes avec crainte les nouveaux caprices de ce despote inconstant.

Vers midi, la garnison entière de l'Amba reçut l'ordre de prendre les armes et de partir pour le camp de l'empereur. Quelques hommes âgés et les gardiens ordinaires des prisonniers seulement, demeurèrent sur la montagne. Entre trois et quatre heures de l'après-midi, un terrible ouragan se déchaîna sur l'Amba. Il nous semblait de temps en temps que nous distinguions, an milieu des roulements du tonnerre, des coups de fusil éloignés et quelques autres plus sourds, mais plus rapprochés. Parfois, nous nous croyions bien sûrs d'avoir entendu le bruit de quelque décharge, mais nous riions de cette pensée, et nous nous moquions de ce que les roulements prolongés du tonnerre pussent agir de telle sorte sur notre imagination surexcitée, an point de nous faire prendre le bruit de l'orage pour la musique tant désirée d'une attaque de notre armée. Un peu après quatre heures, l'orage diminua, et alors la méprise ne fut plus possible; le son dur et prolongé des fusils, et le bruit aigu de petites armes, nous arrivaient pleinement et distinctement. Mais qu'est-ce que c'était? Nul d'entre nous ne le savait. Deux fois, pendant l'heure qui suivit, le joyeux elelta retentit d'Islamgee à l'Amba, où il fut répété par les familles des soldats. les doutes alors s'évanouirent; évidemment, le roi s'amusait seulement à parader: aucun combat ne pouvait avoir eu lieu, et l'elelta n'eût point retenti si Théodoros s'était aventuré à la rencontre des troupes britanniques.

Nous étions profondément endormis, tout à fuit ignorants de la glorieuse bataille qui venait d'être remportée à quelques milles de notre prison, lorsque nous fûmes éveillés par un domestique, qui nous dit de nous habiller promptement et de nous rendre à la demeure de M. Rassam, où des messagers venaient d'arriver de la part de Théodoros. Nous trouvâmes, en entrant dans la chambre de M. Eassam, MM. Waldmeier et Flad, accompagnés de plusieurs officiers de l'empereur, venus pour porter la dépêche. Ce fut là que nous entendîmes parler, pour la première fois, de la bataille de Fahla, et que nous apprîmes, en même temps, que nous étions hors de danger: le despote humilié ayant reconnu la grandeur du pouvoir qu'il avait méprisé pendant des années. La dépêche impériale était ainsi conçue: «Je croyais que vos compatriotes, qui viennent d'arriver, n'étaient que des femmes; mais maintenant, je vois que ce sont des hommes. J'ai été vaincu par l'avant-garde seulement. Tons mes mousquetaires sont morts. Faites-moi faire la paix, avec votre peuple.»

M. Rassam lui fit dire aussitôt qu'il était venu en Abyssinie pour unir les deux peuples par un traité de paix, et qu'après ces événements, il désirait plus que jamais arriver à cet heureux résultat. Il proposa d'envoyer an camp britannique le lieutenant Prideaux comme son représentant à lui, et M. Flad, ou tout autre Européen qui attrait sa confiance, comme représentant de Sa Majesté; ils pourraient aussi être accompagnés de l'un de ses chefs supérieurs; mais il ajoutait que si Sa Majesté voulait remettre immédiatement tous ses prisonniers entre les mains du commandant en chef, cette démarche deviendrait tout à fait inutile. Les deux Européens et les autres délégués restèrent quelques instants pour se restaurer et se rafraîchir; ils nous apprirent que Sa Majesté avait pris une batterie d'artillerie pour du bagage, et que, voyant seulement quelques hommes à Arégu, elle avait cédé à l'importunité des chefs, et leur avait permis d'aller où bon leur semblait. Un canon ayant fait feu, les Abyssiniens, poussés par la perspective d'un grand butin, avaient descendu précipitamment la colline. Sa Majesté commandait l'artillerie, qui était servie par les ouvriers européens, sous la direction d'un cophte, autrefois domestique de l'évêque, et de Ly Eugeddad Wark, fils d'un juif converti du Bengale. A la première décharge, la plus grosse pièce, le Théodoros, avait éclaté, les Abyssiniens ayant par mégarde mis deux boulets pour la charger. A la tombée de la nuit, l'empereur avait envoyé des hommes pour rapatrier son armée, mais de nombreux messagers furent expédiés sans résultat; à la fin de la journée, quelques restes de l'armée furent aperçus se glissant lentement le long de la pente escarpée, et, pour la première fois, Théodoros entendit le récit de son désastre. Fitaurari[29] Gabrié, son ami, qu'il aimait depuis longtemps, le plus brave des braves, était couché sur le champ de bataille; il s'informa de tous ses autres officiers, et la seule réponse qu'on lui fit, fut: «Mort! mort! mort!» Abattu, vaincu enfin, Théodoros, sans prononcer une parole, revint à sa tente, n'ayant d'autre pensée que d'en appeler à l'amitié de ses captifs et à la générosité de ses ennemis.

En retournant à la tente de l'empereur, MM. Flad et Waldmeier le firent avertir par l'un des eunuques qui les avaient accompagnés dans leur expédition. Il paraît que, tout le temps de leur absence, Théodoros n'avait fait que boire; il sortit de sa tente très-agité et demanda aux Européens: «Que voulez-vous?» Ils lui répondirent que, d'après ses ordres, ils avaient parlé à son ami M. Rassam, et que ce dernier avait conseillé d'envoyer M. Prideaux, etc., etc. L'empereur leur coupa la parole et, d'un ton de colère, s'écria: «Mêlez-vous de vos propres affaires et allez à vos tentes!» Les deux Européens attendaient toujours, espérant que Sa Majesté reprendrait son calme; mais l'empereur voyant qu'ils ne bougeaient pas, entra dans une violente colère et, d'une voix éclatante, leur ordonna de se retirer tout de suite.

Environ vers quatre heures de l'après-midi, l'empereur fit appeler MM. Flad et Waldmeier. Dès qu'ils furent en sa présence, il leur dit: «Entendez-vous ces gémissements? Il n'y a pas un soldat qui n'ait perdu quelque frère ou quelque ami. Que sera-ce quand l'armée anglaise tout entière sera arrivée? Que dois-je faire? Donnez-moi un conseil.» M. Waldmeier lui répondit: «Majesté, faites la paix.—Et vous, Monsieur Flad, que me dites-vous?—Majesté, répondit M. Flad, vous devez accepter la proposition de M. Rassam.» Théodoros demeura quelques minutes enseveli dans de profondes réflexions, la tête cachée entre les mains, puis il ajouta: «Très-bien; retournez à Magdala, et dites à M. Bassam que je compte sur son amitié pour me faire conclure la paix avec ses concitoyens. J'agirai selon ses conseils.» M. Flad nous apporta ces paroles, tandis que M. Waldmeier restait auprès de l'empereur.

Lorsque le lieutenant Prideaux et M. Flad arrivèrent à Islamgee, ils furent conduits auprès de l'empereur, qu'ils trouvèrent assis hors de sa tente sur une pierre, et vêtu comme à l'ordinaire. Il les reçut très-gracieusement, et ordonna aussitôt qu'on sellat une de ses plus belles mules pour M. Prideaux. Remarquant qu'ils étaient fatigués de leur course rapide, il leur fit apporter une corne de tej pour les rafraîchir pendant leur route. Puis il les renvoya porteurs des paroles suivantes: «J'avais pensé, avant ces derniers événements, que j'étais un souverain puissant et fort; mais j'ai découvert à présent que vous êtes plus forts; maintenant, faisons la paix.» Ils partirent donc accompagnés de Dejatch Alamé, gendre de l'empereur, et se dirigèrent vers Arogié, où était le camp britannique. Ils y arrivèrent après avoir galopé pendant deux heures, et furent chaudement accueillis et salués par tous. Ils s'arrêtèrent fort peu de temps au camp et s'en retournèrent avec une lettre de Sir Robert Napier, qui s'exprimait dans des termes conciliants, mais avec autorité; il assurait Théodoros que, s'il se soumettait aux désirs de la reine d'Angleterre et renvoyait tous les prisonniers européens au camp britannique, il serait traité honorablement, lui et sa famille.

Sir Robert Napier reçut Dejatch Alamé avec beaucoup de courtoisie (ce qui fut immédiatement communiqué à l'empereur par un messager spécial). Il le fit entrer dans sa tente et lui parla ouvertement. Il lui dit que, non-seulement tous les Européens devaient être envoyés immédiatement au camp, mais que l'empereur devait venir lui-même reconnaître ses torts vis-à-vis de la reine d'Angleterre. Il ajouta que, si Sa Majesté acceptait ces conditions, elle serait traitée avec tous les lui, honneurs dus à son rang, mais que, si un seul Européen venait à être maltraité entre ses mains, il ne devait s'attendre à aucune pitié, et que Sir Robert Napier, ne partirait pas sans que le dernier meurtrier fût puni, devrait-il demeurer cinq ans dans le pays, devrait-il aller le chercher sur le sein de sa mère. Il montra ensuite à Alamé quelques-uns des jouets qu'il avait apportés avec lui, et lui en expliqua les effets.

An retour de Prideaux et de ses compagnons an camp de Théodoros, ils trouvèrent ce dernier assis sur le pic de Selassié, surveillant le camp britannique, et rien moins que de bonne humeur. Ils furent rejoints, à leur arrivée, par M. Waldmeier, et ils se dirigèrent tous ensemble vers Sa Majesté, pour lui présenter la lettre de Sir Robert Napier. On la lui traduisit deux fois; à la fin de la seconde lecture, l'empereur demanda d'un ton décidé: «Que veulent-ils dire par être traité avec tous les honneurs? Est-ce que les Anglais entendent que je me soumette à mes ennemis, ou qu'ils me rendront les honneurs dus à un prisonnier?» M. Prideaux répondit que le commandant en chef ne lui avait rien dit, que toutes ses conditions étaient contenues dans la lettre, et que l'armée anglaise était entrée dans la contrée uniquement pour délivrer leurs concitoyens: cette mission une fois remplie, ils s'en retourneraient chez eux. Cette réponse ne lui plut pas du tout. Evidemment, ses mauvais instincts reprenaient le dessus; mais se maîtrisant,il pria ces messieurs de se retirer à quelques pas, et il dicta une lettre à son secrétaire. Cette lettre, commencée avant l'arrivée de Prideaux, n'était qu'une page incohérente, non scellée, et dans laquelle il déclarait, entre autres choses, qu'il ne s'était jamais soumis à aucun homme, et qu'il n'était pas prêt à le faire. Il mit avec sa lettre celle qu'il venait de recevoir de Sir Robert Napier, la remit aux mains de M. Prideaux, et lui ordonna de s'éloigner au plus tôt, ne voulant pas même lui permettre de prendre un verre d'eau, sous prétexte qu'il n'avait pas de temps à perdre.

Deux heures de course à cheval ramenèrent encore MM. Prideaux et Flad au camp britannique. Sir Robert Napier, malgré tout le regret qu'il en éprouvait, après les avoir laissés reposer quelques instants, les renvoya à Théodoros. C'était bien la vraie manière d'en user avec lui; la fermeté seule pouvait nous sauver. Nous avions assez de preuves que l'espèce d'adoration dont on l'avait entouré, était la cause que toutes nos démarches n'avaient abouti qu'à une correspondance absurde et sans aucun résultat. Il ne pouvait être donné aucune réponse à la folle communication que Théodoros avait envoyée; une dépêche verbale, en tout conforme an premier message du commandant en chef, était tout ce qu'il y avait à faire.

Nous étions toujours au pouvoir de Théodoros; nous n'étions pas encore libres; cependant, bientôt notre sort devait être décidé: nous ne pouvions rien, et nous étions prêts à nous soumettre d'aussi bonne grâce que possible à ce qui pouvait nous arriver d'un instant à l'autre. M. Flad ayant laissé sa femme et ses enfants à Islamgee, il ne pouvait faire autrement que de revenir; mais pour M. Prideaux, le cas était différent: il était revenu, cependant, comme un honnête homme et un compagnon dévoué, prêt à sacrifier sa vie en s'efforçant de nous sauver, et en allant volontairement au-devant d'une mort presque certaine, pour obéir à son devoir. Aucun des braves soldats qui out vaillamment sacrifié leur vie an service de la reine Victoria n'est allé plus noblement au-devant delà mort. Heureusement, comme ils approchaient de Selassié, ils rencontrèrent M. Meyer, ouvrier européen, qui leur apprit l'heureux événement auquel nous devions tous notre liberté et notre départ pour le camp. Ils firent faire volte-face à leurs montures avec beaucoup de joie, et allèrent apporter la bonne nouvelle à nos compatriotes inquiets.

Mais il nous fallait cependant retourner encore à Magdala. Nous demeurâmes tout le jour dans une grande préoccupation, ne sachant, pour le moment, quelle conduite Théodoros adopterait à notre égard. Je soignai plusieurs des blessés, et je vis plusieurs des soldats qui avaient pris part an combat de ce funeste jour. Ils étaient tous abattus et déclaraient qu'ils ne se battraient pas de nouveau: «Quelle est, disaient-ils, la façon de se battre de vos concitoyens? Lorsque nous sommes en guerre avec des gens de nos pays, chacun a son tour; avec vous, c'est toujours votre tour. Aussi ne voyez-vous que morts et blessés parmi nous, tandis que, chez vous, nous ne voyons personne de tué, et puis pas un soldat ne prend jamais la fuite.» Les aboyeurs (canons) les épouvantaient beaucoup, et si la description qu'ils en faisaient était exacte, c'étaient, en vérité, de puissantes armes.

Au bout de peu de temps, Théodoros, ayant reçu une réponse de Sir Robert Napier, et ayant envoyé MM. Flad et Prideaux pour la seconde fois, appela auprès de lui ses principaux officiers et quelques ouvriers européens, et tint une espèce de conseil; mais il s'échauffa tellement et il finit par être si exalté et si fou, qu'à grand'peine put-on l'empêcher de se suicider. Ses officiers le blâmèrent de sa faiblesse et lui proposèrent de nous mettre immédiatement à mort, ou de nous enfermer dans une tente an milieu du camp, et de nous y brûler vivants à l'approche de nos soldats. Sa Majesté ne fit aucune attention à ces conseils; il renvoya ses officiers et commanda à MM. Meyer et Saalmüller, deux ouvriers européens, de se tenir prêts à nous accompagner an camp anglais. En même temps, il envoya deux de ses principaux chefs, Bitwaddad Hassenié et Ras-Bissawur, auprès de nous pour nous dire: «Partez immédiatement pour aller trouver vos concitoyens; vous enverrez prendre vos effets demain.»

Ce message nous inspira beaucoup de crainte. Les deux chefs étaient tristes et abattus, et Samuel était si agité, qu'il ne sut nous donner l'explication de cette subite décision. Nous appelâmes nos serviteurs pour nous faire un petit paquet de quelques-unes de nos hardes, et ils nous souhaitèrent le bonjour avec des larmes dans les yeux. Le moins affecté de nos gardes paraissait encore triste et mélancolique; l'impression générale, tant des officiers que la nôtre, était que nous étions conduits, non au camp britannique, mais à une mort certaine. Il n'eût servi à rien de se lamenter et de se plaindre; aussi nous nous habillâmes, heureux encore de voir finir notre captivité, quelle que dût en être la fin. Nous saluâmes nos serviteurs, et nous partîmes pour l'Amba sous bonne escorte. Pendant que nous nous habillions, Samuel et les chefs eurent un petit entretien où ils décidèrent que, Théodoros étant tout à fait fou de colère, ils ne négligeraient rien pour retarder notre entrevue, afin de donner le temps de se refroidir à cette colère qui l'aveuglait. A cet effet, ils devaient envoyer un soldat en avant-garde et porteur d'un message de notre part, pour demander à Sa Majesté la faveur d'une dernière entrevue, déclarant que nous ne saurions le quitter sans l'avoir saluée auparavant.

Arrivés au pied de l'Amba, nous trouvâmes les mules que l'empereur nous avait envoyées, selon sa coutume, et nous fîmes seller les nôtres par les ouvriers européens. Le lieu paraissait désert, et, jusqu'à la tente impériale, nous ne rencontrâmes que quelques soldats; mais en avançant, nous aperçûmes les hauteurs du Selassié et du Fahla, toutes couvertes des misérables restes de l'armée de Théodoros.

A environ cent mètres de la tente impériale, nous rencontrâmes le soldat envoyé par les officiers et par Samuel, pour demander une dernière entrevue, qui revenait vers nous. Il nous dit que le roi n'était pas dans sa tente, mais entre Fahla et Selassié, et qu'il ne recevrait que son ami bien-aimé, M. Rassam. Des ordres alors furent donnés par les officiers qui nous servaient d'escorte, de conduire M. Rassam par une route, et d'en faire prendre une autre aux autres prisonniers. Nous devions suivre un petit sentier du côté de Selassié, et M. Rassam devait passer par un chemin, à cinquante mètres environ plus loin. Nous avancions ainsi depuis quelques minutes, lorsque nous reçûmes l'ordre de nous arrêter. Les soldats nous apprirent que l'empereur, allant au-devant de M. Rassam, nous devions attendre jusqu'à ce que l'entrevue eût eu lieu.

Au bout de quelques instants, on nous invita à avancer, l'empereur ayant quitté M. Rassam, et ce dernier étant déjà en route.

Je marchais en tête de notre troupe, lorsque je fus tout stupéfait, après avoir fait quelques pas, de me trouver, au détour du chemin, face à face avec Théodoros. Je m'aperçus aussitôt qu'il était fort eu colère. Derrière lui se tenaient une vingtaine d'hommes, tous armés de mousquets. L'endroit où il s'était arrêté formait une petite plate-forme si étroite, que j'aurais pu le toucher en passant. D'un côté de la plate-forme, s'ouvrait un profond abîme, et à l'autre extrémité, le roc s'élevait taillé à pic comme une haute muraille: évidemment, il n'aurait pu choisir un lieu plus propice, s'il eût nourri contre nous de sinistres projets.

Il n'avait pu m'apercevoir le premier, ayant la tête tournée de l'autre côté: il parlait à voix basse au soldat le plus rapproché de lui et étendait la main pour s'emparer de son mousquet. J'étais, en ce moment, prêt à tout, et je ne doutai pas on instant que notre dernière heure ne fût venue.

Théodoros, la main toujours sur son mousquet, se retourna; il m'aperçut aussitôt, me contempla deux on trois minutes, me tendit la main, et, d'une voix basse et triste, me demanda comment je me portais et me souhaita le bonjour.

Le lendemain, le principal officier me dit qu'à l'instant de notre rencontre, Théodoros était indécis s'il nous mettrait à mort. Il avait permis à M. Rassam de partir, à cause de son amitié personnelle pour loi, et quant à nous, nous avions la vie sauve grâce à ce que les yeux de Sa Majesté s'étaient d'abord arrêtés sur moi, duquel il n'avait jamais eu à se plaindre, mais que les choses eussent tourné autrement si sa colère avait été éveillée par la vue de ceux qu'il haïssait.

Quelques minutes plus tard, nous rejoignîmes M. Rassam, et nous marchâmes aussi vite que nous le permit le pas de nos mules. M. Rassam me raconta ce que Théodoros lui avait dit: «Il se fait nuit: vous feriez peut-être mieux d'attendre ici jusqu'à demain.» M. Rassam lui avait répondu: «Comme voudra Votre Majesté.—Ne tergiversez jamais; allez.» L'empereur et M. Rassam se serrèrent tous deux la main, regrettant l'un et l'autre leur séparation, et M. Rassam ayant promis de revenir le lendemain de bonne heure.

Nous avions déjà atteint les postes avancés du camp impérial, lorsque quelques soldats nous crièrent de nous arrêter. Théodoros aurait-il encore changé d'idée? Si près de la liberté, la mort ou la captivité devaient-elles être notre partage? Telles furent les pensées qui assaillirent notre esprit; mais notre doute fut de courte durée, car nous aperçûmes, courant vers nous, l'un des serviteurs de l'empereur portant le sabre de M. Prideaux ainsi que le mien, dont Sa Majesté s'était emparée à Debra-Tabor, il y avait vingt et un mois. Nous les renvoyâmes à l'empereur, en le remerciant, et nous achevâmes notre voyage.

Nous nous doutions fort peu alors combien nous l'avions échappé belle. Il parait qu'après notre départ, Théodoros s'étant assis sur une pierre, la tête entre les mains, s'était mis à pleurer. Ras-Engeddah lui dit alors: «Etes-vous une femme pour pleurer? Rappelez ces hommes blancs, mettez-les tous à mort, et enfuyez-vous ensuite, ou bien combattez et mourez.» Théodoros lui répondit brusquement par ces paroles: «Tous n'êtes qu'un âne! N'en ai-je pas mis assez à mort ces deux derniers jours? Pourquoi voulez-vous que je tue ces hommes blancs, et que je couvre de sang toute l'Abyssinie?»

Bien que très-loin déjà du camp impérial, et en vue presque de nos sentinelles, nous ne pouvions croire que nous ne fussions pas victimes de quelque illusion. Involontairement, nous nous retournions toujours, craignant à chaque instant que Théodoros, regrettant sa clémence, ne nous eût fait suivre pour nous faire arrêter avant que nous eussions atteint le camp anglais. Mais Dieu, qui nous avait déjà délivrés une fois dans ce jour, comme par miracle, nous protégea jusqu'à la fin; nous arrivâmes enfin, et nous pénétrâmes dans les rangs de l'armée britannique, le coeur joyeux et plein de reconnaissance. Nous entendîmes alors le son si doux à nos oreilles des voix anglaises, les témoignages affectueux de nos chers compatriotes, et nous pressâmes les mains de ces chers amis, qui avaient travaillé avec tant de zèle à notre délivrance.

Notes:

[27] Les soldats seuls se tressent les cheveux; les paysans et les prêtres se rasent la tête une fois par mois.

[28] Abiet, maître, seigneur; expression habituelle employée par les mendiants pour demander l'aumône.

[29] Fitaurari, le commandant de l'avant-garde.

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