Madame Sans-Gêne, Tome 1: Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau
EDMOND LEPELLETIER
Madame
Sans-Gêne
ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE
DE MM. VICTORIEN SARDOU ET ÉMILE MOREAU
La Blanchisseuse
PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits réservés.
MADAME
SANS-GÊNE
PREMIÈRE PARTIE
LA BLANCHISSEUSE
I
LA FRICASSÉE
Rue de Bondy, des lampions allumés et fumeux éclairaient l'entrée d'un bal populaire, le Waux-Hall.
Ce bal, au nom exotique, était dirigé par le citoyen Joly, artiste du Théâtre des Arts.
On était aux grands jours de juillet 1792.
Louis XVI conservait encore une royauté nominale, mais sa tête, coiffée du bonnet phrygien, au 20 juin, chancelait déjà sur ses épaules.
La Révolution grondait dans les faubourgs.
Robespierre, Marat et Barbaroux, le beau Marseillais, avaient eu une entrevue secrète où l'on avait, sans pouvoir tomber d'accord sur le choix d'un chef, d'un dictateur, comme le voulait l'Ami du peuple, décidé de livrer un assaut décisif à la royauté retranchée, ainsi qu'en une forteresse, au château des Tuileries.
On attendait l'arrivée des bataillons des Marseillais pour donner le signal de l'insurrection.
Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche se préparaient, de leur côté, à se jeter sur la France qu'ils estimaient une proie facile, un pays ouvert: comptant sur les trahisons et sur les dissensions intérieures pour frayer un passage à leurs armées jusqu'à la capitale.
Avec une arrogance téméraire, le prince de Brunswick, généralissime des armées impériales et royales, avait lancé de Coblentz son fameux manifeste, où il était dit:
«Si le château des Tuileries est forcé ou insulté, s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette ou à quelque membre de la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, l'Empereur et le Roi en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d'attentats aux supplices qu'ils auront mérités...»
Paris répondit à ce défi féroce en organisant le soulèvement du 10 août.
Mais Paris est toujours le volcan à deux cratères: la joie y bout avec la fureur.
On s'armait dans les faubourgs. On discourait dans les clubs, et, à la Commune, on distribuait des cartouches aux gardes nationaux patriotes, sans pour cela perdre le goût du plaisir et l'amour de la danse.
Car on se trémoussait beaucoup sous la Révolution.
Sur les ruines toutes fraîches de la Bastille, enfin démolie, un écriteau fut planté portant ces mots: Ici l'on danse!
Et ce n'était pas une ironie. L'usage le plus agréable que pouvaient faire les patriotes de ce lugubre emplacement où, tant de siècles durant, avaient sourdement gémi les malheureux que détenait le caprice monarchique, c'était encore d'y accorder les violons. Les joyeux flonflons succédaient aux cris lugubres des chouettes, et c'était aussi une façon de témoigner de la disparition de l'ancien régime.
La Révolution s'est accomplie en chantant la Marseillaise et en dansant la Carmagnole.
Enumérer les bals ouverts alors dans Paris prendrait toute une page: on dansait à l'hôtel d'Aligre, rue d'Orléans-Saint-Honoré; à l'hôtel Biron, au pavillon de Hanovre; au pavillon de l'Echiquier, à l'hôtel de Longueville; rue des Filles-Saint-Thomas, à la Modestie; au bal de Calypso; faubourg Montmartre, aux Porcherons; à la Courtille, au Waux-Hall enfin, rue de Bondy, où nous allons conduire le lecteur.
Comme les costumes, les danses de l'ancien régime se mélangeaient aux entrechats nouveaux: à la noble pavane, au menuet et à la gavotte succédaient la trénitz, le rigaudon, la monaco et la populaire fricassée.
Dans la grande salle du Waux-Hall, un soir de la fin de juillet 1792, la foule était grande et l'on s'amusait fort. Les danseuses étaient jeunes, alertes, gentiment troussées, et les danseurs pleins d'entrain.
Les costumes les plus divers se rencontraient. La culotte courte avec les bas, la perruque et l'habit à la française, étalaient leurs grâces dans les avant-deux où apparaissait le pantalon révolutionnaire; car, disons-le en passant, le terme de sans-culottes, dont on s'est servi pour désigner les patriotes, ne signifiait nullement que ceux-ci allaient dépourvus du vêtement destiné à couvrir les jambes; cela voulait dire qu'au contraire les jambes révolutionnaires étaient trop vêtues: les citoyens avaient allongé l'étoffe et ne portaient plus de culottes, mais des pantalons.
Les uniformes étincelaient, nombreux. Beaucoup de gardes nationaux, en tenue, prêts à s'élancer hors du bal et à courir, au premier appel du tambour, commencer la danse du trône et le branle de la révolution.
Parmi ceux-ci, circulant l'air vainqueur et se cambrant avec avantage en passant devant les jolies filles, on pouvait remarquer un grand et fort garçon aux traits à la fois énergiques et doux, qui portait le coquet costume de garde française avec la cocarde bleu et rouge de la municipalité de Paris. Sur sa manche, le galon d'argent indiquait son grade: un sergent passé, comme beaucoup de ses camarades, dans la milice soldée de la ville, depuis le licenciement des gardes françaises.
Il tournait et retournait aux alentours d'une robuste et appétissante luronne, à l'œil honnête et bleu, à l'allure dégagée. Celle-ci regardait ironiquement le beau garde française hésitant à s'approcher d'elle, malgré les encouragements de ses camarades:
—Mais vas-y donc, Lefebvre! soufflait l'un des gardes... la place n'est pas imprenable!...
—Elle a même peut-être déjà connu la brèche! disait un autre.
—Si tu n'oses pas l'aborder, moi, j'essaie! ajoutait un troisième.
—Tu vois bien que c'est toi qu'elle reluque! On va danser la fricassée... Invite-la!... reprit le premier, encourageant le sergent Lefebvre.
Celui-ci se tâtait; il n'osait accoster la fraîche et jolie commère, nullement décontenancée d'ailleurs et qui semblait n'avoir pas froid aux yeux.
—Tu crois, Bernadotte? répondit Lefebvre à celui qui l'excitait ainsi, comme lui sergent... Morbleu! un soldat français n'a jamais reculé ni devant l'ennemi ni en face d'une belle... je vais tenter l'assaut!...
Et se détachant de ses camarades, le sergent Lefebvre marcha droit à la jolie fille, dont les yeux s'étaient chargés de colère et qui s'apprêtait à le recevoir de la plus belle façon, ayant entendu les propos peu respectueux des militaires sur son compte.
—Attends! ma fille, dit-elle à sa voisine, j'vas leur apprendre, moi, à ces freluquets de gardes françaises, si j'ai une brèche!
Et elle se leva vivement, les poings sur la hanche, les yeux pétillants, la langue la démangeant, prompte à l'attaque comme à la riposte.
Le sergent crut que l'action valait mieux que la parole...
Avançant les bras, il saisit la jeune fille à la taille et tenta de lui déposer un baiser sur le cou, en disant:
—Mam'zelle, voulez-vous danser la fricassée?
La gaillarde était leste. En un clin d'œil elle se dégagea, puis expédiant sa main avec vivacité dans la direction de la joue du sergent, ébahi et penaud, elle l'appliqua en disant, mais sans colère et plutôt joyeuse de sa réplique:
—Tiens, fiston, en voilà d'la fricassée!...
Le sergent recula d'un pas, se frotta la joue, devenue cerise, et portant la main à son tricorne dit galamment:
—Mam'zelle, je vous demande bien pardon!...
—Oh! il n'y a pas d'offense, mon garçon! Ça vous servira de leçon... Une autre fois vous saurez à qui vous avez affaire!... répondit la jeune fille, dont toute la colère paraissait tombée, et qui se tournait vers sa compagne en disant à mi-voix:
—Il n'est pas trop mal, ce garde!...
Bernadotte, cependant, qui avait suivi avec un regard jaloux son camarade s'approchant de la jolie fille, beaucoup plus satisfait de voir les choses s'envenimer, s'approcha de lui, le prit par le bras et lui dit:
—Viens avec nous... tu vois bien qu'on ne veut pas danser avec toi... Mademoiselle ne sait d'ailleurs peut-être pas la fricassée...
—Qu'est-ce qui vous demande l'heure qu'il est à vous? dit vivement la luronne... Je sais danser la fricassée et je la danserai avec qui me plaît... pas avec vous, par exemple!... Mais si votre camarade veut m'inviter poliment... eh bien! je tricoterai des jambes avec lui volontiers... sans rancune, n'est-ce pas, sergent?
Et cette joyeuse et bonne fille, toute de premier mouvement et de franche allure, tendit sa main à Lefebvre.
—Sans rancune, oh! oui, mademoiselle!... Je vous demande encore une fois bien pardon... Ce qui s'est passé tout à l'heure, voyez-vous, c'est un peu la faute des camarades... c'est Bernadotte, que vous voyez là, qui m'a poussé... Oh! je n'ai eu que ce que je méritais!...
Et comme il s'excusait ainsi de son mieux, la jeune fille, l'interrompant, lui demanda sans façon:
—Mais dites donc, à votre accent, on dirait que vous êtes Alsacien?...
—Né natif du Haut-Rhin! à Ruffach!
—Parbleu! en v'là un hasard... moi, je suis de Saint-Amarin...
—Vous êtes ma payse!
—Et vous mon pays! Comme on se retrouve, hein?
—Et vous vous nommez?
—Catherine Upscher... blanchisseuse, rue Royale, au coin de la rue des Orties-Saint-Honoré.
—Et moi, Lefebvre, ex-sergent aux gardes, présentement dans la milice...
—Alors, pays, nous ferons tout à l'heure, si vous le voulez bien, plus ample connaissance, mais pour le moment la fricassée nous appelle...
Et le prenant sans façon par la main, elle l'entraîna dans le tourbillon des danseurs.
Comme elle tournoyait devant un jeune homme, au visage très pâle, presque blême, portant les cheveux longs en oreilles de chien, à la mine discrète et futée, et dont la longue lévite avait des allures de soutane, celui-ci dit assez haut:
—Tiens! voilà Catherine qui passe aux gardes!...
—Vous connaissez cette Catherine? demanda le sergent Bernadotte, qui avait entendu le propos.
—Oh! en tout bien tout honneur, répondit le jeune homme à tournure ecclésiastique: c'est ma blanchisseuse... une bonne fille, vaillante, proprette et vertueuse... le cœur sur la main et la langue joliment pendue!... dans tout le quartier, pour son franc parler et ses manières toutes rondes, on la nomme mam'zelle Sans-Gêne...
Le tapage de l'orchestre grandissait et le reste de la conversation se perdit dans le tumulte joyeux de la fricassée.
II
LA PRÉDICTION
La danse terminée, le sergent Lefebvre reconduisit sa payse Catherine à sa place.
La paix était complète. Ils se parlaient comme deux vieilles connaissances et s'avançaient bras dessus bras dessous, ainsi que deux amoureux.
Lefebvre, pour cimenter tout à fait l'accord, proposa un rafraîchissement.
—Accepté! répondit Catherine... oh! je ne fais pas de manières, moi... vous m'avez l'air d'un bon garçon, et, ma foi, je ne refuse pas votre politesse, d'autant plus que la fricassée donne une jolie soif... asseyons-nous!
Ils prirent place à une des tables qui garnissaient la salle.
Lefebvre paraissait enchanté de la tournure que prenaient les choses. Il eut cependant un moment d'hésitation avant de s'asseoir.
—Qu'avez-vous? demanda Catherine brusquement.
—C'est que, voyez-vous, mam'zelle, aux gardes comme dans la milice, répondit-il un peu embarrassé, nous n'avons pas l'habitude de faire suisse...
—Ah! je comprends!... vos camarades?... Eh bien! invitez-les... voulez-vous que je les appelle?...
Et sans attendre la permission, se levant, montant sur le banc de bois peint en vert qui tenait à la table, Catherine, arrondissant ses mains en porte-voix, héla le groupe des trois gardes qui, à distance, regardaient avec de la raillerie dans les yeux le manège du couple:
—Ohé! les gas! venez donc par ici!... On ne vous mangera pas!... et de voir boire les autres, ça donne la pépie!...
Les trois gardes ne firent aucune difficulté de répondre à l'invitation familière.
—Tu ne viens pas, Bernadotte? demanda l'un des gardes au sergent, qui restait en arrière.
—Je cause avec le citoyen... répondit d'un ton de mauvaise humeur Bernadotte, jaloux de tout avantage d'un camarade et qui, dépité du succès remporté par Lefebvre auprès de la belle blanchisseuse, voulait se tenir à l'écart en affectant de s'entretenir avec le jeune homme à longue lévite et à oreilles de chien.
—Oh! le citoyen n'est pas de trop, cria Catherine... je le connais... il me connaît bien aussi, pas vrai, citoyen Fouché?
Le jeune homme ainsi interpellé s'avança vers la table où déjà Lefebvre avait commandé du vin chaud avec des échaudés, et dit en saluant:
—Puisque mademoiselle Catherine le veut bien... nous allons prendre place... j'adore me trouver avec les vaillants défenseurs de la cité!...
Les quatre gardes et le civil qu'on avait nommé Fouché s'assirent, et les verres ayant été remplis, on trinqua.
Catherine et Lefebvre, qui en étaient déjà aux petites privautés galantes, burent, à la dérobée, dans le même verre.
Lefebvre voulut s'enhardir et prendre un baiser...
Catherine se regimba.
—Pas de ça, pays! dit-elle... je veux bien rire tant qu'on voudra, mais pas plus!
—De la vertu chez une blanchisseuse, vous ne vous attendiez pas à cela, milicien? dit Fouché... Ah! c'est qu'elle n'est pas commode tous les jours, mademoiselle Sans-Gêne!...
—Dites donc, citoyen Fouché, reprit vivement Catherine, vous me connaissez, puisque c'est moi qui ai votre linge... depuis trois mois que vous êtes débarqué de Nantes... est-ce qu'il y a quelque chose à dire sur mon compte?...
—Non!... rien... absolument rien!
—Je consens comme cela à plaisanter... à danser une fricassée comme tout à l'heure... à trinquer même avec de bons enfants comme vous paraissez l'être, mais personne, entendez-vous, ne peut se vanter, dans le quartier ou ailleurs, d'avoir dépassé le seuil de ma chambre... ma boutique, par exemple, est ouverte à tout le monde!... quant à ma chambre, une seule personne en aura la clef...
—Et quel sera l'heureux coquin? dit Lefebvre en frisant sa moustache.
—Mon mari!... répondit fièrement Catherine, et, choquant son verre au verre de Lefebvre, elle ajouta en riant:—Vous voilà averti, pays, qu'est-ce que vous en dites?...
—Mais ce ne serait peut-être pas si désagréable que cela... répondit le sergent en tortillant sa moustache... on peut voir... A la vôtre, mam'zelle Sans-Gêne!...
—A la vôtre, citoyen!... en attendant votre demande...
Et tous deux trinquèrent gaiement, en riant franchement de ces libres accordailles...
A ce moment, un personnage singulier, coiffé d'un chapeau pointu et vêtu d'une longue robe noire parsemée d'étoiles d'argent, de croissants lunaires bleus et de comètes à queues ponceau, se glissa entre les tables dans une allure spectrale.
—Tiens, c'est Fortunatus!... s'écria Bernadotte... c'est le sorcier!... Qui veut se faire dire la bonne aventure?...
Chaque bal alors avait son sorcier ou sa tireuse de cartes, prédisant l'avenir et révélant le passé, moyennant cinq sols.
Dans ces grands bouleversements, à une époque comme celle de la veille du 10 août, où toute une société disparaissait pour faire place à un monde nouveau, dans un changement à vue rappelant celui des féeries, la croyance au merveilleux était partout. Cagliostro et sa carafe, Mesmer avec son baquet, avaient troublé bien des têtes dans l'aristocratie. La crédulité populaire allait aux devins de carrefours et aux astrologues de guinguettes.
Catherine avait envie de connaître sa destinée. Il lui semblait que la rencontre du beau sergent devait modifier sa vie...
Au moment où elle allait prier Lefebvre d'appeler Fortunatus et de l'interroger pour elle, le sorcier, se détournant, répondait à un groupe de trois jeunes gens assis à une table voisine...
—Écoutons ce qu'il va leur dire! fit Catherine à mi-voix, désignant ses voisins...
—J'en connais un, dit Bernadotte... il s'appelle Andoche Junot... c'est un bourguignon... je l'ai rencontré volontaire au bataillon de la Côte-d'Or...
—Le second, c'est un aristocrate... dit Lefebvre, il se nomme Pierre de Marmont... c'est un bourguignon aussi, il est de Châtillon...
—Et le troisième?... demanda Fouché, ce jeune homme si maigre, au teint olivâtre, qui a des yeux enfoncés... il me semble l'avoir déjà vu!... mais où ça?...
—Dans ma boutique sans doute, dit Catherine, rougissant un peu... c'est un officier d'artillerie... démissionnaire... il attend une place... il logeait, près de chez moi, à l'Hôtel des Patriotes, rue Royale-Saint-Roch...
—Un Corse? demanda Fouché... ils logent tous à cet hôtel... il a un drôle de nom, votre client... attendez donc... Berna... Buna, Bina... ça n'est pas cela! fit-il, cherchant le nom qui lui échappait.
—Bonaparte! dit Catherine.
—Oui, c'est cela... Bonaparte... Timoléon, je crois?
—Napoléon! reprit Catherine... c'est un garçon savant et qui en impose à tous ceux qui le voient!...
—Il a un fichu nom ce Timolé... ce Napoléon Bonaparte... et une triste mine! Ah! si celui-là arrive jamais à quelque chose!... Un nom pareil, ça ne se retient pas! grommela Fouché, et il ajouta:—Attention! le sorcier leur parle... qu'est-ce qu'il peut bien leur prédire?...
Les quatre jeunes gens se turent, tendant l'oreille, et Catherine, devenue sérieuse, impressionnée par le voisinage du magicien, murmura à l'oreille de Lefebvre:
—Je voudrais qu'il prédise bien du bonheur à Bonaparte... il a tant de mérite ce jeune homme-là! il soutient ses quatre frères et ses sœurs... et il est loin d'être riche... aussi, voyez-vous, je n'ai jamais pu lui présenter sa note... il m'en doit pourtant des blanchissages! ajouta-t-elle avec un soupir de commerçante un peu alarmée.
Fortunatus cependant, balançant son chapeau pointu, lisait avec gravité dans la main que lui tendait le jeune homme que Bernadotte avait appelé Junot:
—Toi! lui dit-il d'une voix caverneuse, ta carrière sera belle et bien remplie... tu seras l'ami d'un grand homme... tu l'accompagneras dans sa gloire... sur ta tête se posera une couronne ducale... tu triompheras dans le Midi...
—Bravo! je suis actuellement en demi-solde... tu es consolant, l'ami! Mais, dis-moi, après tant de bonheur, comment mourrai-je?
—Fou! dit d'un ton lugubre le sorcier.
—Diable! le commencement de ta prophétie vaut mieux que la fin, fit en riant le second, celui que Bernadotte avait désigné sous le nom de Marmont... et moi, me prédis-tu la folie?
—Non! tu vivras pour le malheur de ton pays et pour ta honte... après une existence de gloire et d'honneur, tu abandonneras ton maître, tu trahiras ta patrie et ton nom deviendra synonyme de celui de Judas!...
—Tu ne me favorises guère en tes prédictions, dit Marmont en ricanant... et que vas-tu annoncer à notre camarade?...
Et il désignait le jeune officier d'artillerie, à qui Catherine portait de l'intérêt.
Mais celui-ci, retirant vivement sa main, dit d'un ton brusque:
—Je ne veux pas connaître l'avenir... je le sais!...
Et montrant à ses amis, à travers la clôture en planches du jardin, entourant le Waux-Hall, le ciel, dont un pan s'étalait au-dessus du bal:
—Voyez-vous cette étoile là-bas? dit-il d'une voix vibrante... Non? n'est-ce pas? Eh bien! moi, je la vois... c'est la mienne!...
Le sorcier s'était éloigné.
Catherine lui fit signe; il s'approcha du groupe, et regardant deux des gardes, il leur dit:
—Profitez de votre jeunesse... vos jours sont comptés!...
—Et où mourrons-nous? demanda l'un des deux jeunes gens, qui devaient être parmi les héros qui tombèrent pour la liberté, le 10 août, fusillés par les Suisses.
—Sur les marches d'un palais!
—Que de grandeurs! s'écria Bernadotte... et à moi aussi tu vas prédire une fin tragique... avec un palais?...
—Non!... ta mort sera douce... tu occuperas un trône, et après avoir renié ton drapeau et combattu tes compagnons d'armes, dans un vaste tombeau lointain, près d'une mer glacée, tu reposeras...
—Si les camarades prennent tout, que me restera-t-il à moi? demanda Lefebvre.
—Toi, dit Fortunatus, tu épouseras celle que tu aimeras, tu commanderas une formidable armée et ton nom signifiera toujours bravoure et loyauté!...
—Et moi, citoyen sorcier, hasarda Catherine, intimidée, pour la première fois de sa vie peut-être...
—Vous, mademoiselle, vous serez la femme de celui que vous aimerez... et vous deviendrez duchesse!...
—Il faudra donc que je devienne duc alors! général ne me suffirait pas? dit gaiement Lefebvre... Eh! sorcier, achève ta prédiction... dis-moi que j'épouserai Catherine et qu'ensemble nous serons duc et duchesse...
Mais Fortunatus, à pas lents, s'en allait parmi les rires des jeunes gens et les regards attentifs des femmes.
—Vraiment! dit Fouché, ce magicien est peu inventif... il vous prédit à tous les plus hautes destinées... à moi il ne m'a rien dit... Je ne serai donc jamais un personnage?...
—Vous avez déjà été curé, dit Catherine, que voulez-vous donc devenir?...
—J'ai été simplement oratorien, ma chère... à présent je suis patriote, ennemi des tyrans... Ce que je voudrais être? oh! c'est bien simple: ministre de la police!...
—Vous le serez peut-être... vous êtes si malin, au courant de tout ce qui se passe, de tout ce qui se dit, citoyen Fouché! riposta Catherine.
—Oui, je serai ministre de la police, quand vous serez duchesse! fit-il avec un sourire étrange qui illumina un instant sa physionomie triste et adoucit son profil de fouine.
Le bal était fini. Les quatre jeunes gens se levèrent en riant aux éclats et s'éloignèrent en se moquant bien fort du sorcier et de sa sorcellerie.
Catherine donnait le bras à Lefebvre, qui avait obtenu la permission de la reconduire jusqu'à la porte de sa boutique.
Devant eux marchaient leurs trois voisins de table. Napoléon Bonaparte, un peu à l'écart de ses deux amis, Junot et Marmont, devisant insoucieusement, allait grave et raide; par instants il levait les yeux au plafond bleu du ciel, semblant y suivre cette étoile dont il avait parlé, visible pour lui seul.
III
LA DERNIÈRE NUIT DE LA ROYAUTÉ
Le 10 août était un vendredi.
La nuit du 9 au 10 fut douce, étoilée, sereine. Jusqu'à minuit, la lune répandit sa clarté rafraîchissante sur la ville, en apparence calme, paisible, endormie.
Paris, cependant, depuis une quinzaine ne dormait plus que d'un œil, la main sur ses armes, prêt à se dresser au premier appel.
Depuis la soirée où Lefebvre avait fait la rencontre de Catherine la blanchisseuse, au Waux-Hall, la cité était devenue fournaise.
La Révolution bouillait dans cette cuve géante.
Les Marseillais étaient venus, emplissant les rues et les clubs de leur ardeur, de leur patriotisme ensoleillé et de leur entrain martial. Ils lançaient aux échos l'hymne immortel de l'armée des bords du Rhin, sorti du génie subitement inspiré et du cœur vibrant de Rouget de Lisle. Ils l'apprenaient aux Parisiens, qui, au lieu d'appeler ce chant à jamais national la Française, lui donnèrent généreusement le nom de Marseillaise.
La cour et le peuple se préparaient à la lutte, au grand jour.
La cour barricadait le château des Tuileries, y faisait tenir garnison par les Suisses mandés de Courbevoie et de Rueil, convoquait les nobles fanatiques qu'on avait appelés, après le banquet d'octobre où la cocarde nationale avait été foulée aux pieds, les Chevaliers du poignard.
Cette grande journée, qui est la victoire même de la Révolution et l'avènement de la République, car le 22 septembre ne fit que proclamer et légaliser l'acte triomphant du 10 août, nul ne peut se vanter de l'avoir organisée, commandée, décrétée.
Danton dormait chez Camille Desmoulins, quand on vint le chercher pour se rendre à la Commune. Marat se terrait dans sa cave. Robespierre demeurait à l'écart; il ne fut élu que le 11 membre de la Commune. Barbaroux avait décliné l'honneur de conduire les Marseillais, et Santerre, le grand agitateur du faubourg Saint-Antoine, ne figura qu'au milieu de la journée dans la lutte.
Le 10 août, insurrection anonyme, bataille sans commandant en chef, eut pour général la foule et pour héros tout le peuple.
Le mouvement ne commença qu'après minuit, dans cette nuit radieuse du 9.
Les émissaires des 47 sections qui avaient demandé la déchéance de la royauté,—une l'avait votée, la section Mauconseil,—circulaient silencieusement par les rues, transmettaient de porte en porte le mot d'ordre: Aux armes, quand vous entendrez le tocsin sonner et battre le rappel!...
Vers une heure, le tocsin tinta dans plusieurs paroisses. La cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui avait sonné le massacre de la Saint-Barthélemy, sonna le glas de la monarchie.
A ce bruit lugubre qu'accompagna bientôt le roulement lointain des tambours battant le rappel, Paris se leva et empoigna ses fusils, en se frottant les yeux.
La lune était couchée. L'ombre avait envahi la ville. Mais, à toutes les fenêtres, des lumières une à une s'allumèrent. Cette illumination soudaine, comme pour une fête, avait un aspect sinistre. Aube factice d'une journée où la fumée du combat, la vapeur des incendies et la buée du sang devaient obscurcir le soleil.
Les portes, successivement, s'entre-bâillèrent dans les rues en éveil. Des hommes en armes se montrèrent sur les seuils. Ils interrogeaient l'horizon, tendaient l'oreille, attendant au passage le gros de leur section pour entrer dans les rangs, et regardaient le jour monter au-dessus des toits.
Des crosses de fusils résonnaient sur les pavés. Par les ruelles et dans les cours on entendait le crépitement des batteries qu'on faisait jouer, le froissement métallique de la baïonnette dont on essayait la douille et le cliquetis des sabres et des piques.
Les maisons avoisinant les Tuileries avaient toutes leurs volets poussés, et déjà plusieurs boutiques s'ouvraient.
Mademoiselle Sans-Gêne n'avait pas été la dernière à mettre le nez au vent.
Vêtue d'un jupon court, une camisole légère couvrant sa poitrine bombée, un coquet bonnet de nuit sur la tête, après avoir écouté, de la fenêtre, les rumeurs de la nuit, percevant le tambour et reconnaissant le tocsin, elle s'était hâtée de passer dans son atelier, d'allumer et d'entr'ouvrir, avec prudence, sa porte...
La rue Royale-Saint-Roch où se trouvait sa boutique de blanchisseuse était encore déserte...
Catherine attendit, regardant, écoutant...
Ce n'était pas seulement la curiosité qui lui faisait ainsi guetter la venue des sections en armes...
Elle était bonne patriote, la Sans-Gêne, mais un autre sentiment que la haine du tyran l'animait alors...
Depuis la fricassée dansée au Waux-Hall, elle avait revu son pays, le sergent Lefebvre...
On avait fait plus ample connaissance. A une petite partie fine, à la Râpée, où, sans trop de difficultés, elle s'était laissé conduire, on avait échangé des serments et échafaudé plus d'un projet...
L'ex-garde française s'était montré fort entreprenant, mais Catherine lui avait répondu d'un ton si énergique qu'elle ne se donnerait qu'à son mari, que le sergent, tout à fait épris, avait fini par causer mariage...
Elle avait accepté la proposition.
—Nous n'avons pas grand'chose, avait-elle dit gaiement, à apporter en ménage... moi, j'ai ma blanchisserie... où les mauvaises payes ne manquent pas...
—Moi, mes galons, et la solde est souvent en retard...
—Cela ne fait rien... nous sommes jeunes, nous nous aimons, et nous avons l'avenir devant nous!... Le sorcier de l'autre jour ne m'a-t-il pas promis que je serais duchesse?...
—Et à moi ne m'a-t-il pas dit que je deviendrais général!...
—Il a d'abord dit que tu épouserais celle que tu aimais...
—Eh bien! réalisons la prédiction par le commencement!
—Mais on ne peut guère se marier en ce moment... on va se battre!...
—Fixons une date, Catherine!...
—A la chute du tyran, veux-tu?...
—Oui... ça me va!... les tyrans, je les exècre... Tiens, Catherine, regarde-moi ça...
Et Lefebvre, retroussant sa manche, fit voir à sa promise son bras droit sur lequel s'étalait un superbe tatouage: deux sabres entrecroisés, surmontés d'une grenade en flammes, avec cette inscription: Mort aux tyrans!...
—Hein!... on est patriote! dit-il avec orgueil en étendant triomphalement son bras nu.
—C'est très beau! fit avec conviction Catherine.
Et comme elle avançait un doigt pour tâter le dessin.
—Touche pas! dit vivement Lefebvre, c'est tout frais...
Catherine recula sa main, toute craintive d'endommager le chef-d'œuvre.
—Aie pas peur; ça ne déteint pas... seulement ça cuit... oh! ça se passera!... mais attends... dans quelques jours tu auras mieux que cela...
—Quoi donc?... demanda curieusement Catherine.
—Mon cadeau de noces! répondit mystérieusement le sergent.
Il n'en voulut pas dire davantage ce jour-là, et après avoir trinqué gaiement, sous la tonnelle du traiteur, à la chute du tyran et à leur prochain mariage, qui en serait la conséquence, Catherine et son amoureux s'en revinrent par la diligence de Charenton, jusqu'à la rue du Bouloi, et de là, à pied, gagnèrent, sous le clignotement malicieux des étoiles, la boutique de la rue Royale-Saint-Roch où, brusquement, pour éviter les scènes d'attendrissement, la blanchisseuse ferma la porte au nez du sergent, en lui criant:
—Bonne nuit, Lefebvre!... tu entreras quand tu seras mon mari!...
Depuis, toutes les fois que son service lui laissait un peu de liberté, Lefebvre accourait à la boutique et jasait un bon moment avec sa payse.
Tous deux commençaient à trouver que le tyran mettait bien du temps à tomber.
Aussi, l'on conçoit avec quelle double impatience de bonne patriote et de fille à marier Catherine épiait cette aube du 10 août...
Le tocsin, dans la nuit lançant ses notes funèbres, sonnait pour les Tuileries le De profundis de la royauté et, pour la blanchisseuse, l'Alleluia nuptial.
Deux autres voisins, en costume nocturne, avaient imité Catherine et se tenaient sur leurs portes, bayant aux nouvelles...
—Y a-t-il du nouveau, mam'zelle Sans-Gêne? demanda l'un d'eux à travers la rue...
—J'en attends, voisin... tenez! patientez un peu... vous allez savoir ce qu'il en est...
Essoufflé, ayant couru vite, Lefebvre, équipé, armé, les buffleteries croisées sur la poitrine, déboucha de la rue Saint-Honoré, déposa son fusil dans l'angle de la porte, et embrassa vigoureusement la blanchisseuse.
—Ah! ma bonne Catherine, que je suis content de te voir... Ça va chauffer, va! ça chauffe même déjà... c'est pour aujourd'hui!... Vive la nation!...
Les voisins timidement s'étaient rapprochés.
Ils demandèrent ce qui se passait.
—Voilà... dit Lefebvre, se campant, comme s'il allait lire au tambour une proclamation, il faut vous dire que l'on a voulu assassiner au château le vertueux Pétion, le maire de Paris...
Une rumeur indignée s'éleva de l'auditoire.
—Qu'avait-il été faire chez le tyran? demanda Catherine.
—Dame! on l'avait attiré là comme otage... Imaginez-vous que le château est une vraie forteresse, il y a des madriers aux fenêtres, les portes sont barricadées... Les Suisses sont armés jusqu'aux dents et avec eux se trouvent ces scélérats de Chevaliers du poignard... des traîtres, des amis de l'étranger... ils ont juré d'assassiner les patriotes!... Oh! s'il m'en tombe un entre les mains dans la journée qui se prépare, à celui-là son compte est bon!... s'écria Lefebvre avec une énergie presque sauvage.
—Continue, dit Catherine, il n'y en a pas ici, de ces Chevaliers du poignard... et il est douteux que tu en trouves un sur ton chemin... et M. Pétion... dis-nous ce qu'il est devenu?...
—Mandé à la barre de l'Assemblée... là du moins il est en sûreté... Oh! il l'a échappé belle!...
—Est-ce qu'on s'est battu déjà?
—Non... il y a eu cependant un homme tué... Mandat... le commandant de la garde nationale...
—Votre chef!... les Suisses ont tiré dessus?...
—Lui!... il était de leur côté... on a trouvé, signé de sa main, un ordre de fusiller les patriotes du faubourg, par derrière, quand ils seraient arrivés à la hauteur du Pont-Neuf, pour faire leur jonction avec les camarades de Saint-Marceau et de Saint-Victor... mais la trahison est déjouée: le traître, appelé à l'Hôtel de Ville pour s'expliquer, a été abattu d'un coup de pistolet parti de la foule... rien ne peut arrêter les sections en marche... ce soir, Catherine, nous serons vainqueurs et dans huit jours nous nous marierons!... Tiens, j'ai déjà mon cadeau de noces... tu sais, je te l'avais promis!...
Et devant les voisins ébahis, le sergent, mettant à nu son bras gauche, fit voir un second tatouage représentant deux cœurs enflammés.
—Tu vois, dit-il, ce qu'il y a d'écrit: A Catherine pour la vie!...
Il recula pour mieux laisser admirer le dessin.
—Il est beau... plus beau que l'autre! dit Catherine rouge de plaisir, et elle sauta au cou du sergent en répétant par deux fois:
—Oh! mon Lefebvre, que tu es gentil et que je t'aime!...
A ce moment, des coups de feu au loin déchirèrent l'air brumeux... Le canon répondit...
Tous les badauds rentrèrent dans leurs maisons...
—Allons! à tantôt, Catherine! il faut que j'aille où le devoir m'appelle... Sois tranquille! nous reviendrons vainqueurs!... dit joyeusement Lefebvre.
Et tout en prenant son fusil, il l'embrassa encore une fois, et s'éloigna dans la direction des Tuileries.
Les Suisses avaient tiré sur une foule à peine armée et qui parlementait avec eux...
Des cadavres jonchaient le vestibule des Tuileries, les trois cours et le Carrousel!...
Mais déjà les canons des patriotes envoyaient leurs boulets signifier à la royauté sa déchéance...
Louis XVI s'était réfugié au sein de l'Assemblée nationale, qui s'était réunie à deux heures du matin, au son du tocsin. En attendant les événements, les législateurs, sous la présidence de Vergniaud, discutaient l'abolition de la traite des nègres. La cause sacrée de la liberté humaine était ce jour-là défendue partout, sans distinction de races, ni de couleurs.
Tapi dans la loge du logotachygraphe, le journaliste sténographe, comme on dirait aujourd'hui, chargé de la rédaction des comptes rendus, l'épais monarque mangeait tranquillement une pêche, sourd aux détonations qui faisaient crouler son trône, indifférent au sort de ses Suisses, et oublieux de ces nobles qui mouraient pour lui...
Il faisait grand jour. La dernière nuit de la royauté était passée, et les Marseillais, en chantant, montaient à l'assaut du dernier donjon de la féodalité.
IV
UN CHEVALIER DU POIGNARD
Il était midi quand le canon cessa de gronder du côté des Tuileries.
Des rumeurs confuses s'élevaient, où l'on distinguait vaguement les cris de: Victoire! Victoire!...
De grosses nuées montaient au-dessus des maisons et des flammèches, des flocons de papier et de laine brûlés, tourbillonnaient et s'abattaient dans les rues...
Les péripéties de cette journée à jamais mémorable avaient été diverses.
Les sections avaient nommé chacune trois commissaires, qui devaient former la Commune de Paris. Pétion, le maire, appelé à l'Hôtel de Ville, avait été consigné chez lui, afin que l'insurrection pût agir en toute indépendance. Mandat, reconnu coupable de trahison, et tué, Santerre fut, à sa place, nommé commandant de la garde nationale. L'arsenal avait été forcé et des armes distribuées permirent à une première colonne, partie du faubourg Saint-Antoine, de se mettre en route.
Le roi, après avoir passé en revue les bataillons de garde nationale requis pour la défense du château, était rentré découragé en son appartement. Les seuls bataillons des Petits-Pères, de la Butte-des-Moulins, l'avaient acclamé. Les autres avaient crié: Vive la nation! A bas le véto! Et les canonniers, retournant leurs pièces, les avaient braquées sur le château.
Louis XVI se sentit donc perdu et vit son pouvoir et son prestige s'évanouir. Il alla demander asile à l'Assemblée nationale, dont la salle des séances, au Manège, était alors proche du jardin des Tuileries, à l'endroit où est aujourd'hui, rue de Rivoli, l'hôtel Continental. Trois cents gardes nationaux et trois cents Suisses l'escortèrent.
Les Suisses étaient au nombre de neuf cent cinquante, bien armés, bien disciplinés. La plupart ne parlaient que l'allemand. Cette troupe domestique, attachée à la personne du roi, fidèle surtout au point d'honneur de son contrat de louage, était décidée à se sacrifier pour le maître qui l'avait racolée et la soldait. Ignorant d'ailleurs la situation, la garde suisse, trompée par ses chefs et excitée par les Chevaliers du poignard, croyait encore, à l'aube du 10 août, qu'il s'agissait de défendre la personne du roi contre des brigands venus pour l'assassiner. Beaucoup, ainsi qu'en témoigna par la suite un de leurs colonels, M. Pfyffer, furent étonnés et ébranlés en voyant s'avancer, lors de la poussée populaire vers les portes du château, les gardes nationaux. L'uniforme les troubla. Ils pensaient n'avoir affaire qu'à la lie populaire, à des forcenés contre lesquels protestaient les honnêtes citoyens, et ils voyaient s'avancer vers eux la nation armée et organisée.
Aussi peut-on croire que le sang eût été épargné dans cette journée, dont les résultats étaient déjà acquis par la retraite de Louis XVI, si un de ces terribles hasards, comme il s'en produit dans ces moments confus, n'était venu donner le signal d'un massacre impitoyable.
Les Marseillais et les Bretons ayant pour chef un ami de Danton, ancien sous-officier, Westermann, Alsacien, militaire très énergique, pénétrèrent dans les cours du château. Il y en avait trois à cette époque, et le Carrousel, beaucoup plus restreint qu'aujourd'hui, était couvert de maisons.
Westermann avait rangé sa troupe en bataille. Les Suisses étaient postés aux fenêtres du château, prêts à faire feu.
On s'observait. Westermann dit quelques mots en allemand aux Suisses pour les dissuader de tirer sur le peuple et les encourager à fraterniser.
Déjà quelques-uns de ces infortunés mercenaires lançaient des cartouches par les fenêtres, en signe de désarmement.
Les patriotes, encouragés, rassurés par ces démonstrations pacifiques, s'engagèrent sous le vestibule du château.
Une barrière était placée au bas des marches du grand escalier, conduisant à la chapelle.
Sur chaque degré, deux Suisses, l'un adossé au mur, l'autre à la rampe, se tenaient debout, immobiles, muets et sévères, le fusil en joue, prêts à faire feu...
Avec leur haute stature, leurs bonnets à poils et leurs habits rouges, ces montagnards enrégimentés étaient imposants et devaient inspirer la crainte.
Mais il n'y avait pas que des fédérés bretons ou marseillais dans cette foule. Des loustics du faubourg s'y étaient faufilés. Gavroche est de tous les temps et de toutes les fêtes: on est sûr de le retrouver au premier rang, les jours de bataille, les matins d'exécution et les soirs de feu d'artifice.
Quelques-uns de ces Parisiens, farceurs intrépides, imaginèrent d'attirer à eux, avec des crocs, avec des piques, deux ou trois des Suisses des plus rapprochés...
Les hommes ainsi happés se laissèrent assez facilement entraîner, contents peut-être d'échapper à une bagarre possible, se croyant hors d'affaire.
Cette pêche aux Suisses allait continuer, aux éclats de rire des assistants, quand tout à coup, sans qu'on ait jamais pu démêler, dans la fumée du combat, l'origine du premier coup de feu et la responsabilité du signal du massacre, une trombe de projectiles balaya cette foule jusque-là inoffensive, et plutôt gouailleuse que menaçante.
On est en droit de croire que des gentilshommes, postés sur le palier du haut, voyant les Suisses accrochés se laisser aller sans résistance, prêts à fraterniser, pour arrêter la défection et creuser un fossé sanglant entre le peuple et la garde, ont tout à coup tiré...
Les deux Suisses déjà au milieu du peuple tombèrent frappés les premiers...
Le feu plongeant, dirigé avec sang-froid par les défenseurs du château, fut terrible...
En un instant le vestibule fut plein de cadavres.
Le sang coulait en ruisseaux sur les dalles...
Une fumée épaisse avait envahi le vestibule...
Au signal des coups de feu de l'intérieur, la fusillade s'était engagée partout.
Les Suisses et les gentilshommes, dont beaucoup avaient revêtu l'uniforme de la garde, tiraient à l'abri des fenêtres barricadées. Tous leurs coups portaient...
Les cours s'étaient vidées. Le Carrousel était balayé. Les Suisses firent alors une sortie vigoureuse jusque dans la rue Saint-Honoré.
Mais les Marseillais, les Bretons, les gardes nationaux revinrent en forces, avec du canon. Les Suisses étaient débordés, le château fut envahi. Rien ne résista à la foule triomphante. La plupart des Suisses furent massacrés dans les appartements, dans les jardins; jusqu'aux Champs-Elysées, on les poursuivit. Plusieurs durent la vie à la générosité des vainqueurs, qui s'efforcèrent de les protéger contre la fureur populaire.
Le roi avait été sommé de faire cesser le feu des Suisses. Il donna l'ordre à M. d'Hervilly, mais ce chef des Chevaliers du poignard se réserva de s'en servir selon les circonstances. Il croyait alors, avec la reine, que force resterait aux défenseurs du château et que le feu des Suisses aurait raison de ce qu'il appelait la canaille. Quand il reconnut son erreur, il était trop tard: le château était au pouvoir du peuple et le roi, prisonnier dans l'enceinte de l'Assemblée, n'allait pas tarder à être écroué au Temple.
Catherine, qui n'avait plus peur, après avoir suivi avec émotion les débuts de l'affaire, rassurée bientôt, n'entendant pas de coups de feu, s'était aventurée jusqu'à gagner le Carrousel...
Elle voulait voir si le tyran mettait de la bonne volonté à déguerpir et à hâter sa noce...
Et puis, elle se disait aussi, que peut-être, parmi les combattants, elle apercevrait son Lefebvre...
Cette idée de le surprendre, noir de poudre, se battant comme un démon au premier rang, sous la mitraille, loin de lui inspirer de la crainte, l'enhardissait...
Elle aurait voulu être près de lui, pouvoir lui passer les cartouches... plus que cela: tenir elle-même un fusil, le charger et faire feu sur les défenseurs du tyran!...
Elle se sentait une âme de guerrière, à l'odeur de la poudre...
Tous les dangers de son Lefebvre elle aurait voulu les partager, et de la gloire qu'il allait acquérir elle se montrait à la fois fière et un peu jalouse...
Non! pas une seule fois la pensée ne lui vint qu'il pouvait tomber sous les balles des Suisses...
Ne leur avait-on pas prédit qu'il commanderait des armées et qu'elle serait sa femme!... Ni l'un ni l'autre n'étaient destinés à périr en cette journée...
Et, bravant le péril, elle avançait toujours plus près des canonniers et des Marseillais, cherchant Lefebvre et dédaignant la mort...
Quand la furieuse fusillade des Suisses éclata, il y eut une affreuse débandade...
Catherine fut entraînée par la masse des fuyards dans la rue Saint-Honoré.
Vers sa boutique elle s'en revint, redoutant que la panique ne se propageât jusque-là et qu'on n'envahît sa maison...
Elle n'avait pas perdu tout espoir, mais elle commençait à craindre que sa noce ne fût reculée...
—Ah! les hommes!... ils n'ont donc pas de cœur de lâcher pied ainsi! grognait-elle en piétinant de rage sur la porte de sa blanchisserie... Oh! si j'avais eu un fusil, je serais restée, moi!... Je parie bien que Lefebvre ne s'est pas sauvé, lui!...
Et, fiévreuse, impatiente, elle prêtait toujours l'oreille... guettant la victoire qu'elle attendait toujours...
Quand le canon se remit à tonner avec force, elle trépigna de joie et cria:
—Ça, c'est à nous!... bravo, les canonniers!...
Puis elle se remit à écouter...
Les coups de canon se multipliaient, la fusillade était nourrie, des cris confus lui arrivaient. Pour sûr, les patriotes avançaient. On avait la victoire!
Ah! qu'il lui tardait de revoir son Lefebvre sain et sauf, et de l'embrasser vainqueur en lui disant:
—A présent, nous pouvons nous marier?
Elle allait et venait, fébrilement, dans sa boutique dont elle avait, par prudence, laissé les volets clos.
Elle n'osait s'éloigner, quelque envie qu'elle eût de retourner au champ de bataille, de peur que Lefebvre ne revînt en son absence. Il serait alarmé et ne saurait où la chercher. Le mieux était de l'attendre. Il repasserait sûrement par la rue Royale-Saint-Roch avec ses camarades, le château pris.
La rue était redevenue calme et déserte.
Les voisins s'étaient enfermés chez eux.
Midi venait de sonner. On entendait, tout proche, des coups de feu isolés.
Par l'entre-bâillement de sa porte, elle entrevoyait au loin, du côté de la rue Saint-Honoré, des ombres qui fuyaient, poursuivies par des hommes armés...
C'étaient les derniers défenseurs du château qu'on pourchassait par les rues...
Tout à coup, après deux ou trois décharges tout près d'elle, elle distingua comme un bruit de pas précipités dans l'allée qui conduisait à la porte de dégagement de sa boutique sur la rue Saint-Honoré.
Elle tressaillit...
—On dirait qu'il y a quelqu'un, murmura-t-elle... Oui... on marche... qui donc peut venir?
Brave, elle courut tirer la barre de la porte de l'allée et ouvrit...
Un homme parut, pâle, faible et tout sanglant, portant la main à sa poitrine; il se traînait avec peine...
Ce blessé était vêtu d'un habit blanc, avec la culotte courte et les bas de soie...
Ce n'était pas un patriote; s'il avait combattu, c'était assurément dans les rangs des ennemis du peuple...
—Qui êtes-vous?... Que voulez-vous? dit-elle avec fermeté...
—Un vaincu... je suis blessé... on me poursuit... donnez-moi asile... sauvez-moi, au nom du ciel, madame!... Je me nomme le comte de Neipperg... Je suis officier autrichien...
Il n'en put dire davantage.
Une écume rose lui montait aux lèvres. Son visage devenait d'une pâleur effrayante.
Il s'abattit sur le seuil de l'allée...
Catherine, en voyant tomber devant elle ce jeune homme élégant, dont le jabot et le gilet étaient rouges de sang, poussa un cri de pitié et d'effroi:
—Ah! le pauvre garçon!... dit-elle... comme ils l'ont arrangé... C'est pourtant un aristocrate!... il a tiré sur le peuple... ce n'est pas même un Français... il a dit qu'il était Autrichien... C'est égal, c'est un homme tout de même!...
Et, mue par cet instinct de bonté qui se trouve au cœur de toutes les femmes, même les plus énergiques,—dans toute cantinière robuste il y a une douce sœur de charité,—Catherine se baissa, tâta la poitrine du blessé, écarta doucement les linges englués de sang et chercha à s'assurer s'il était mort...
—Il respire encore, dit-elle avec joie... on peut le sauver!
Alors, courant à la cuve, elle remplit une jatte d'eau fraîche, et après avoir pris la précaution de fermer la porte de la rue solidement, en assujettissant la barre, elle revint vers le blessé.
Elle fit une compresse, déchirant le premier linge qu'elle trouva sous sa main...
Dans sa précipitation, elle ne s'aperçut pas qu'elle venait de mettre en pièces une chemise d'homme.
—Ah! j'ai fait un joli coup, se dit-elle, voilà que j'ai pris la chemise d'une pratique!...
Elle regarda la marque:
—C'est à ce pauvre petit capitaine d'artillerie... Napoléon Bonaparte!... Le pauvre garçon n'en a pas de trop... Il me doit aussi une note assez forte... C'est égal, je lui rendrai une chemise neuve... J'irai l'acheter et je la lui porterai moi-même à son garni, en lui disant que j'ai roussi la sienne avec mon fer... Pourvu qu'il accepte, car il est bien fier!... Ah! en voilà un qui ne fait pas beaucoup attention à son linge... pas plus qu'aux femmes, d'ailleurs! acheva-t-elle avec un léger soupir.
Tout en pensant ainsi à la pratique dont elle mettait le linge en charpie, Catherine, avec délicatesse, posait ses compresses sur la blessure de cet officier autrichien, hôte inattendu chez une patriote comme elle.
La vue de ce jeune homme, frappé à mort peut-être, tout pâle, sans forces, dont l'énergie et la vie coulaient par une plaie énorme, avait changé tous les sentiments de Catherine.
Ce n'était plus alors l'amazone en jupon court, s'avançant parmi les combattants, bondissant de joie à chaque volée de mitraille et souhaitant d'avoir un fusil pour participer à cette fête de la mort.
Elle était devenue l'ange secourable qui se penche vers les souffrances humaines.
Elle avait presque sur les lèvres une malédiction contre la guerre et se disait que les hommes étaient encore bien sauvages pour s'entretuer de la sorte.
Mais elle reportait en même temps sa haine et son anathème contre ce roi et cette reine qui avaient rendu fatales et nécessaires ces boucheries.
—C'est un Autrichien, murmura-t-elle... Qu'est-ce qu'il venait faire chez nous, cet habit blanc?... Défendre son Autrichienne... Madame Véto!... Pourtant il n'a pas l'air méchant...
Elle le considéra plus attentivement.
—Il est tout jeune... vingt ans à peine!... On dirait une fille...
Puis cette observation professionnelle lui vint:
—Son linge est fin... de la batiste!... Oh! c'est un aristo...
Et elle soupira, comme pour dire: «Quel dommage!...»
Sous l'influence bienfaisante de l'eau froide, et sous les compresses formant ligature, arrêtant l'épanchement du sang, le blessé cependant se ranima...
Il rouvrit lentement les yeux... Autour de lui ses prunelles mourantes semblaient chercher...
Avec la connaissance, l'impression du danger lui revint...
Il fit un mouvement comme pour se lever.
—Ne me tuez pas! murmura-t-il dans un effort suprême et instinctif, étendant les bras en avant, comme pour parer les coups d'ennemis invisibles.
Faisant alors un énergique effort, rassemblant dans une tension suprême de la volonté toutes ses forces, le blessé arriva à articuler cette phrase:
—Vous êtes Catherine Upscher... de Saint-Amarin? C'est mademoiselle de Laveline qui m'a envoyé chez vous. Elle m'a dit que vous étiez bonne... que vous m'aideriez à me cacher... je vous expliquerai plus tard...
—Mademoiselle Blanche de Laveline? dit Catherine stupéfaite, la fille du seigneur de Saint-Amarin... ma protectrice! Celle qui m'a permis de m'établir! d'acheter ce fonds! Vous la connaissez donc? Ah! pour elle, il n'est péril que je ne brave. Que vous avez eu raison de venir ici! Vous êtes en sûreté, allez! et l'on me passerait sur le corps avant de vous arracher de cet asile!
Le blessé tenta de parler. Il voulait sans doute invoquer encore le nom de cette Blanche de Laveline, qui paraissait avoir si grande influence sur Catherine.
Catherine lui imposa silence, d'un geste:
—Soyez raisonnable, dit-elle d'une voix maternelle... personne ne veut vous tuer! Mademoiselle Blanche sera contente de moi... Vous êtes ici chez une patriote...
Elle s'arrêta, grommelant:
—Qu'est-ce que je lui dis là? Les Autrichiens, ça ne sait pas ce que c'est que des patriotes! C'est des sujets, des esclaves... Vous êtes chez une amie, reprit-elle en élevant la voix.
Neipperg se laissa retomber sur le sol. Ses forces, un instant ranimées, le quittaient.
Mais il avait entendu la voix compatissante de Catherine, il avait compris qu'il était sauvé.
Une indicible expression de joie et de reconnaissance éclaira son visage défait. Il était chez une amie... le nom de Blanche de Laveline le protégeait... il n'avait plus rien à craindre...
Dans un effort suprême, les yeux demi-clos, il allongea le bras et sa main, exsangue et froide, chercha la main brûlante de Catherine...
—C'est bon!... calmez-vous!... laissez-moi vous soigner, citoyen Autrichien... dit Catherine, s'efforçant de maîtriser son émotion...
Et, attentive, anxieuse, elle se dit:
—Il serait mieux couché... mais je ne suis pas assez forte pour le porter sur le lit... Ah! si Lefebvre était là!... mais il ne vient pas!... est-ce qu'il serait...
Elle n'acheva pas sa pensée...
L'idée que son Lefebvre pouvait se trouver inerte comme cet officier étranger, plein de sang et à bout de souffle, se présentait pour la première fois à son esprit et la glaçait d'épouvante...
—C'est terrible, la guerre!... murmura-t-elle...
Puis, son tempérament énergique reprenant le dessus, elle songea:
—Bah!... Lefebvre est trop brave, trop solide pour être comme ce petit aristocrate... c'est un coffre à balles, Lefebvre!... il en recevrait une demi-douzaine dans le sac, sans dire seulement ouf!... c'est pas taillé comme ces freluquets... Et ça se mêle de vouloir défendre madame Véto, ça ose tirer sur le peuple!...
Elle haussa les épaules, puis regardant de nouveau son blessé:
—C'est impossible qu'il reste là... il va passer pour sûr!... Comment faire?... C'est un ami de mademoiselle Blanche... je ne peux pas le laisser mourir comme ça... il faut que je fasse tout pour le ranimer...
Cette pensée lui vint tout à coup:
—C'est peut-être le fiancé de mademoiselle Blanche?... Ce serait drôle si je la mariais, moi, qu'elle avait promis de doter! Oh! il faut que je sauve ce jeune homme!... et mon Lefebvre qui n'arrive pas! répéta-t-elle embarrassée, cherchant le moyen de transporter l'Autrichien.
Puis, cette réflexion lui traversa l'esprit:
—Il vaut mieux que Lefebvre ne soit pas là... Oh! ce n'est pas qu'il soit méchant ni qu'il lui vienne à l'idée de me reprocher de sauver un aristocrate... quand il saura que c'est un ami de ma bienfaitrice, il n'aura rien à dire... et puis, après la bataille, un soldat français ne connaît plus d'ennemis... Lefebvre me l'a dit bien souvent! mais il est jaloux comme un tigre!... Ça lui déplairait de me voir tripoter les chairs blanches de cet aristo... ensuite, il se demanderait peut-être, comment que ça se fait que ce jeune homme soit venu se réfugier chez moi... Pour te demander asile, il faut qu'il te connaisse! C'est ce qu'il dirait... je sais bien ce que je lui répondrais moi... mais ça ne fait rien, j'aime mieux qu'il ne le voie pas...
Et de nouveau, faisant un effort, elle tenta de soulever le corps, devenu pesant par l'inertie, du jeune Autrichien...
A ce moment, on frappa à la porte de la rue...
Catherine tressaillit.
Elle écouta, aussi pâle que le blessé...
—Qui peut venir? se demanda-t-elle. La boutique est fermée et personne ne viendra chercher et apporter du linge un jour pareil...
Les crosses de fusils résonnaient sur le pavé...
On heurtait en même temps à la porte de l'allée...
Des voix s'élevèrent confuses...
—Il s'est sauvé par là...
—Il est caché ici...
Catherine frémit:
—C'est lui qu'on cherche!... murmura-t-elle en regardant avec une compassion plus grande le blessé, toujours inerte.
Les voix grondaient aux deux issues. Un piétinement irrité témoignait de l'impatience d'une foule.
—Enfonçons la porte!... dit tout à coup une voix.
—Comment le sauver? murmura Catherine... et, secouant le moribond, elle lui dit:
—Allons!... citoyen... monsieur... du courage!... essayez de marcher...
Le blessé rouvrit les yeux et soupira d'une voix étranglée:
—Je ne peux pas... laissez-moi mourir!...
—Il s'agit bien de mourir! grommela Catherine; voyons! de l'énergie, morbleu!... Sachez qu'il faut que je vous ramène vivant à mademoiselle de Laveline... Ce ne serait pas la peine qu'elle vous ait envoyé ici pour y rester... Levez-vous... là... ça y est!... Vous voyez que ce n'est pas difficile... il n'y a qu'à vouloir...
Neipperg chancelait comme un homme ivre.
Catherine avait peine à le soutenir. Les cris, les menaces, les jurons redoublaient au dehors.
Déjà des coups de crosse solidement appliqués faisaient trembler les ais de la porte...
Tout à coup une voix s'éleva:
—Attendez, citoyens... laissez-moi faire!... on va m'ouvrir, à moi...
Et la même voix cria très haut:
—Catherine, c'est moi!... n'aie pas peur!... arrive donc!...
—Lefebvre!... dit Catherine toute tremblante, heureuse assurément de savoir son pays sain et sauf, mais craintive pour le blessé.
—Attends!... j'accours! cria-t-elle.
—Vous le voyez, citoyens... elle va ouvrir; un peu de patience!... dame! vous l'aviez effrayée avec votre façon de demander la porte à coups de crosse!... dit Lefebvre assez haut pour que Catherine reconnût sa voix.
—Vous avez entendu, dit-elle vivement au blessé... ils vont entrer... je suis obligée d'ouvrir... venez!
—Où faut-il aller?
—Essayez de monter cet escalier... je vous cacherai dans le grenier...
—Monter? Oh! c'est impossible... voyez, je me traîne...
—Eh bien! là... dans ma chambre!...
Et Catherine le poussant, le remorquant, finit par introduire l'autrichien dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clef...
Puis, rouge, essoufflée, contente, elle se hâta d'aller ouvrir à Lefebvre et à la foule, en se disant avec une joyeuse satisfaction:
—Maintenant, il est sauvé!
V
LA CHAMBRE DE CATHERINE
La barre tombée, les verrous tirés, la porte s'ouvrit et laissa pénétrer Lefebvre, suivi de trois ou quatre gardes nationaux et d'une foule de voisins, de badauds, où les femmes et les enfants se trouvaient en majorité.
—Tu as bien tardé à nous ouvrir, ma bonne Catherine!... dit Lefebvre en l'embrassant sur les deux joues...
—Dame! ce bruit... ces cris...
—Oui... je comprends cela... tu avais peur... mais c'étaient des patriotes, des amis qui frappaient... Catherine, nous sommes vainqueurs sur toute la ligne!... le tyran n'est plus qu'un prisonnier de la nation... la forteresse du despotisme est prise... le peuple est le maître aujourd'hui!...
—Vive la nation!... crièrent des voix.
—A mort les traîtres!... A bas les Suisses et les Chevaliers du poignard! crièrent d'autres voix, dans la foule qui se pressait sur le seuil de la boutique de Catherine.
—Oui! la mort pour ceux qui ont tiré sur le peuple! dit Lefebvre d'une voix forte... Catherine, sais-tu pourquoi on cognait si rudement à ta boutique?...
—Non!... j'ai été effrayée... Il y a eu des coups de feu, près d'ici...
—Nous avons tiré sur un aristocrate qui s'était échappé des Tuileries... un de ces Chevaliers du poignard qui voulaient assassiner les patriotes... j'avais juré que s'il m'en tombait un sous la main je lui ferais payer le sang des nôtres... Justement, moi et les camarades, dit Lefebvre en désignant les gardes nationaux qui l'accompagnaient, nous en poursuivions un... nous avions déchargé sur lui nos fusils... quand tout à coup, au détour de la rue, il a disparu... il était blessé pourtant... il y avait du sang jusqu'auprès de la porte de ton allée, Catherine... alors nous avons cru qu'il s'était réfugié chez toi...
Lefebvre regarda autour de lui, et aussitôt reprit:
—Mais il n'y est pas... on le verrait... et puis tu nous l'aurais déjà dit, n'est-ce pas?...
Alors se tournant vers les gardes nationaux:
—Camarades, nous n'avons plus rien à faire ici... vous du moins!... vous voyez que l'habit blanc n'est pas là... vous permettrez bien à un vainqueur des Tuileries d'embrasser tranquillement sa femme...
—Ta femme? Oh! pas encore, Lefebvre!... dit Catherine.
—Comment!... est-ce que le tyran n'est pas abattu?...
Et tendant la main aux gardes:
—Au revoir, citoyens, à bientôt... à la section!... nous devons nommer un capitaine et deux lieutenants... et puis un curé pour la paroisse... un curé patriote, bien entendu!... le curé a pris peur et s'est enfui, les deux lieutenants et le capitaine ont été tués par les Suisses, il faut donc les remplacer... à tantôt!...
Les gardes s'éloignèrent.
Les badauds continuaient à stationner devant la porte.
—Eh bien! mes amis, vous n'avez pas entendu... pas compris?... dit Lefebvre d'une voix bourrue et bon enfant... qu'est-ce que vous attendez?... l'habit blanc?... il n'est pas chez Catherine, c'est clair!... oh! il a dû tomber pas bien loin d'ici, dans quelque coin... il avait au moins trois balles dans la poitrine... cherchez-le... c'est votre affaire!... ce n'est pas le chasseur qui ramasse le gibier!...
Et il les poussa devant lui.
—C'est bien!... c'est bien!... on s'en va, sergent!
—C'est pas la peine de bousculer le monde!... dit un des curieux.
Et il ajouta d'une voix traînarde:
—Avec ça qu'on ne pourrait pas cacher quelqu'un dans la chambre...
Lefebvre referma brusquement la porte, et revenant à Catherine, lui dit, les bras ouverts, pour l'embrasser de nouveau:
—J'ai cru qu'ils ne voudraient jamais s'en aller!... as-tu entendu cette bêtise, ils parlaient de la chambre... de ta chambre!... Quelle idée!... Mais comme tu es tremblante, ma Catherine!... Voyons, calme-toi... c'est fini!... occupons-nous de nous deux...
Il surprit un regard de Catherine fixé vers la porte de sa chambre...
Instinctivement il alla droit à cette porte et voulut l'ouvrir.
Elle résista.
Lefebvre s'arrêta, surpris, inquiet.
Un vague soupçon envahit son visage.
—Catherine, dit-il, pourquoi cette porte est-elle fermée?...
—Mais... parce que cela m'a plu!... répondit Catherine avec un embarras visible.
—Ce n'est pas une raison... donne-moi la clef?...
—Non!... tu ne l'auras pas!...
—Catherine, s'écria Lefebvre, blême de colère, tu me trompes... il y a quelqu'un dans cette chambre... un amant sans doute... je veux la clef...
—Je t'ai dit que tu ne l'aurais pas...
—Eh bien! je la prendrai!...
Et Lefebvre, plongeant la main dans la poche béante du tablier de Catherine, prit la clef, alla à la porte de la chambre, l'ouvrit...
—Lefebvre, cria Catherine, mon mari seul, je t'en avais prévenu, devait franchir cette porte... Tu veux entrer de force, jamais je n'y entrerai avec toi...
On cogna de nouveau aux volets de la boutique.
Catherine alla ouvrir.
Plusieurs gardes nationaux, en armes, se présentèrent.
—Où est le sergent Lefebvre? demandèrent-ils; on le réclame à la section... On parle de le nommer lieutenant...
Lefebvre, ému, pâle, grave, sortit de la chambre de Catherine.
Il referma soigneusement la porte, en retira la clef, qu'il rendit à Catherine en lui disant:
—Tu ne m'avais pas dit qu'il y avait un mort dans ta chambre?...
—Il est mort!... Ah! le pauvre garçon! fit Catherine avec tristesse.
—Non!... il vit!... Mais c'était donc vrai? Ce n'était donc pas un galant?...
—Gros bête! répondit Catherine, s'il avait été bien portant, est-ce que je l'aurais caché là!... Mais tu ne vas pas le livrer, au moins?... reprit-elle avec inquiétude. C'est, tout Autrichien qu'il est, un ami de mademoiselle Blanche de Laveline, ma bienfaitrice...
—Un blessé est sacré! dit Lefebvre... ta chambre est devenue une ambulance, ma Catherine, on ne tire jamais dessus!... Soigne ce pauvre diable! sauve-le! je suis content de t'aider à payer ta dette à cette demoiselle qui t'a obligée... mais tâche qu'on ne le sache jamais... ça me nuirait peut-être à ma section!...
—Oh! tu es un brave cœur!... aussi bon que brave!... Lefebvre, tu as ma parole! Quand tu voudras, je serai ta femme!...
—Ça sera vite fait... mais les amis s'impatientent... il faut que je les suive...
—Sergent Lefebvre, on vous attend... on va voter!... dit un des gardes.
—C'est bien!... je vous suis... en route, camarades!...
Et, tandis que le sergent se rendait à la section, dont les urnes recueillaient les suffrages, Catherine, sur la pointe du pied, pénétrait dans la chambre, où, d'un sommeil léger, entrecoupé de sursauts fébriles, reposait le jeune officier autrichien qu'elle avait recueilli, hôte sacré pour elle, ayant invoqué le nom de Blanche de Laveline.
VI
LE PETIT HENRIOT
Catherine avait apporté du bouillon, un peu de vin au blessé, en lui disant, car il s'était éveillé au léger bruit de ses pas:
—Prenez! il faut vous soutenir... Vous avez besoin de vos forces, car vous ne pourrez rester bien longtemps dans cette chambre... Oh! ce n'est pas moi qui vous renverrai!... Vous êtes ici l'hôte de mademoiselle Blanche, c'est elle qui vous a conduit vers ma demeure, c'est elle qui vous abrite et vous protège... Mais, voyez-vous, il vient beaucoup trop de monde dans cette boutique... votre habit est suspect... Mes ouvrières, mes pratiques ne tarderaient pas à jaser, et il pourrait survenir une dénonciation... Dame! vous avez tiré sur le peuple!
Neipperg fit un mouvement et dit lentement:
—Nous avons défendu le roi!...
—Le gros Véto! fit Catherine en haussant les épaules... il s'était réfugié à l'Assemblée... on n'allait pas le chercher là... il était en sûreté, bien tranquille... il vous laissait égorger, en égoïste qu'il est, sans plus penser à vous qu'au bonnet rouge qu'il avait arraché de sa tête le 20 juin, les patriotes partis, après avoir feint de le coiffer de bonne grâce devant nos compagnons du faubourg Antoine!... C'est un propre à rien, un fainéant, votre gros Véto, que sa coquine de femme mène par le bout du nez... savez-vous où? devant les fusils du peuple! Oh! ça lui arrivera pour sûr! Mais, reprit-elle, après un court silence, pourquoi donc vous êtes-vous fourré dans cette bagarre, vous, un étranger? Car vous êtes autrichien, m'avez-vous dit?
—Lieutenant aux gardes nobles de Sa Majesté, j'étais chargé d'une mission auprès de la reine...
—L'Autrichienne!... grommela Catherine... et c'est pour elle que vous avez combattu, vous qui n'aviez rien à faire dans nos luttes!...
—Je voulais mourir! répondit avec une grande simplicité le jeune officier.
—Mourir! à votre âge?... pour le roi?... pour la reine?... il doit y avoir autre anguille sous roche, mon jeune monsieur!... dit Catherine avec une raillerie pleine de bonne humeur... Excusez-moi si je suis indiscrète, mais quand on a vingt ans et qu'on veut se faire tuer pour des gens qu'on ne connaît pas et par des gens envers lesquels on n'a aucun motif de bataille... eh bien! c'est qu'on est amoureux... Hein? suis-je tombé juste?...
—Vous avez deviné, ma bonne hôtesse!...
—Parbleu!... ce n'était pas difficile!... et voulez-vous que je dise de qui vous êtes amoureux?... de mademoiselle Blanche de Laveline, je parie!... Oh! je ne vous demande pas vos confidences, fit vivement Catherine, surprenant de l'inquiétude sur le visage pâle du blessé... d'ailleurs ça ne me regarde pas... et puis mademoiselle de Laveline mérite bien d'être aimée...
Le comte de Neipperg se souleva à demi et s'écria avec exaltation:
—Oui... elle est belle et bonne, ma Blanche aimée!... Oh! madame, si la mort me prend, dites-lui que mon dernier souffle aura exhalé son nom! dites-lui que ma pensée, avant que la vie se retire de moi, aura été pour elle et pour...
Le jeune homme s'arrêta, suspendant un aveu prêt à tomber de ses lèvres.
—Vous ne mourrez pas! dit Catherine désireuse de le réconforter... est-ce qu'on meurt à votre âge et quand on est amoureux!... Vous devez vivre, monsieur, pour mademoiselle Blanche que vous aimez, qui vous aime certainement, et pour l'autre personne que vous alliez nommer... son père sans doute, M. de Laveline?... Un fort beau gentilhomme... je l'ai vu deux ou trois fois, le marquis de Laveline, là-bas, en notre Alsace... il portait un superbe habit de velours bleu, avec de l'or dessus, et il puisait du tabac dans une boîte où il y avait des pierres qui brillaient!...
Neipperg, en entendant prononcer le nom du marquis de Laveline, avait laissé échapper un geste qui pouvait passer pour un signe de mépris et de colère.
—Il paraît, se dit Catherine, qu'ils ne sont pas grands amis... bon à savoir! je ne lui en parlerai plus... sans doute que le père de Blanche s'est opposé au mariage... Pauvre demoiselle!... C'est pour cela que ce jeune homme a voulu se faire tuer!...
Et, avec un soupir de compassion, elle se mit à arranger l'oreiller sous la tête du blessé, en lui disant:
—Je bavarde et cela ne vous vaut sans doute rien... Si vous reposiez un peu, monsieur?... ça ferait tomber la fièvre...
Le malade secoua doucement la tête:
—Parlez-moi de Blanche, dit-il... parlez-moi d'elle encore!... Voilà ma guérison!...
Catherine sourit et se mit à raconter comment, née dans une petite ferme, non loin du château des seigneurs de Laveline, elle avait vu grandir mademoiselle Blanche. Elevée par sa mère que le marquis laissait seule la plus grande partie de l'année, étant retenu par une charge à la cour, Blanche avait vécu de la vie rustique, courant les forêts, chevauchant, chassant, et se lançant par les prés et par les champs au hasard, sans s'inquiéter des barrières à sauter, des fossés à franchir. Elle n'était pas fière et causait familièrement avec les paysans. Souvent elle était venue à la ferme et avait pris la petite Catherine en affection.
Un jour, le marquis avait mandé à Versailles sa femme et sa fille. Catherine avec trois autres jeunes filles du pays avaient été emmenées pour le service de madame et de mademoiselle de Laveline. A la buanderie, Catherine avait été attachée. Elle avait ainsi passé plusieurs années heureuses, puis madame de Laveline était morte; c'était alors que mademoiselle Blanche, que son père avait conduite à Londres, lors d'une mission diplomatique en Angleterre, avait bien voulu l'établir en lui achetant la blanchisserie de mademoiselle Lobligeois... où elle se trouvait présentement. Ah! c'était une créature digne d'être aimée et bénie que mademoiselle Blanche!
Comme Catherine achevait le récit de sa modeste existence et retraçait les bienfaits de la fille du marquis de Laveline, on heurta à la porte.
—Serait-ce déjà Lefebvre qui reviendrait avec ses camarades de la section? pensa Catherine inquiète... Rassurez-vous!... ne faites pas de bruit! dit-elle à Neipperg qui tendait l'oreille; si Lefebvre est seul, il n'y a aucun danger, mais si ses camarades sont avec lui, je vais leur parler et les renvoyer... Attendez-moi et ne craignez rien!...
Elle alla ouvrir, un peu émue. Sa surprise fut extrême en voyant une jeune femme, très effrayée, s'élancer dans la boutique en disant:
—Il est là, n'est-ce pas?... on m'a dit qu'on avait vu un homme se traîner de ce côté... vit-il encore?...
—Oui, mademoiselle Blanche, dit Catherine, reconnaissant, dans cette femme effarée, mademoiselle de Laveline, il est à côté... dans ma chambre... il vit et il ne parle que de vous!... venez le voir...
—Oh! ma bonne Catherine, quelle heureuse inspiration j'ai eue de lui indiquer ta maison comme un refuge sûr, lorsqu'il est parti pour se battre avec les gentilshommes du château!...
Et mademoiselle de Laveline prit les mains de Catherine et les serra avec reconnaissance, en lui disant:
—Mène-moi auprès de lui!...
La vue de Blanche produisit un effet saisissant sur le blessé.
Il voulut sauter à bas du lit, où si difficilement Catherine était parvenue à l'allonger.
Il fallut que les deux femmes eussent recours presque à la force pour le maintenir.
—Méchant!... dit Blanche de sa voix douce, tu as donc voulu mourir!...
—La vie sans toi m'était à charge... pouvais-je trouver plus noble occasion de quitter l'existence, qu'au milieu d'un combat, l'épée à la main et souriant à la mort qui venait à moi glorieuse et parée!...
—Ingrat!... tu devais vivre pour moi...
—Pour toi!... N'étais-tu pas à mes yeux comme une morte?... n'allais-tu pas me quitter pour toujours!...
—Ce mariage odieux n'était pas encore conclu... un hasard pouvait nous secourir... il fallait espérer!...
—Tu m'avais dit toi-même, fit Neipperg, qu'il n'existait aucune espérance... Aujourd'hui 10 août, tu devais être la femme d'un autre et t'appeler madame de Lowendaal!... ton père l'avait ainsi décidé... et tu n'avais pu résister...
—Tu sais bien que mes pleurs, mes prières étaient inutiles... Menacé d'être ruiné par ce baron de Lowendaal, ce Belge millionnaire qui lui avait prêté de grosses sommes et exigeait le remboursement immédiatement... ou ma main, mon père avait consenti à lui accorder ce qu'il désirait le plus...
—Et ce qui coûtait le moins à ton père... le Marquis payait ses dettes avec sa fille!...
—Oh! mon ami, mon père ignorait que notre amour fût si grand... il ne savait rien... il ne sait rien encore... dit Blanche avec une énergie croissante.
Catherine, pendant cette conversation entre les deux amoureux, s'était tenue à l'écart. Par discrétion, elle passa dans l'atelier au moment où Neipperg, avec une exaltation douloureuse, regardant Blanche, répondit:
—Oui... ils ignoreront tout... car je m'éloignerai, je disparaîtrai... Ma mort, vois-tu, aurait rendu le silence plus complet, l'ignorance plus profonde... mais les balles des sans-culottes n'ont pas voulu de moi, ce sera à recommencer!... Aussi bien les occasions de mourir ne sauraient manquer dans les années qui vont s'ouvrir... la guerre est déclarée... je vais chercher dans les rangs de l'armée impériale, sur les bords du Rhin, cette mort qui n'a pas voulu de moi dans les décombres des Tuileries!...
—Tu ne feras pas cela!
—Qui m'en empêcherait?... Mais, pardon, Blanche!... c'est aujourd'hui le 10 août, le jour fixé pour votre mariage... comment se fait-il que vous soyez ici... votre place doit être auprès de votre époux... On vous réclame à l'église!... qu'attendez-vous pour rendre heureux le baron de Lowendaal et acquitter les dettes du marquis?... Le combat a interrompu la cérémonie sans doute, mais à présent les coups de feu ont cessé, le tocsin se tait, on peut sonner les cloches nuptiales... laissez-moi mourir... ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain, peu importe?...
—Non!... non! tu dois vivre!... pour moi... pour notre enfant!... s'écria Blanche se penchant sur Neipperg et l'embrassant avec passion.
—Notre enfant! murmura le blessé...
—Oui... notre cher petit Henriot... tu n'as pas le droit de mourir!... ta vie ne t'appartient plus!...
—Notre enfant!... répéta avec douleur Neipperg, mais... mais ton mariage?...
—N'est pas encore fait... il y a tout espoir...
—Vraiment!... tu n'es pas encore madame de Lowendaal?...
—Pas encore!... jamais peut-être!...
—Explique-moi...
Et une anxiété fiévreuse agita la physionomie du blessé, tandis que Blanche répondait:
—Quand tu es parti... me disant un adieu que l'un et l'autre nous pensions devoir être éternel... tu m'as annoncé que tu allais te ranger parmi les défenseurs du château... c'était courir à la mort... j'avais cependant un peu d'espoir au fond du cœur... c'est alors que je t'indiquai la boutique de l'excellente Catherine comme un asile sûr si tu parvenais à t'échapper des Tuileries... j'avais aussi l'espérance de pouvoir t'y rejoindre...
—Tu espérais cela, toi?... cependant tu avais obéi à ton père... tu avais consenti à devenir la femme de ce Lowendaal...
—Oui... mais quelque chose me disait que le mariage serait reculé...
—Et il l'a été?...
—L'insurrection grondait dans les faubourgs... Mon père a déclaré qu'il était impossible de célébrer le mariage à la date fixée... Alors le baron de Lowendaal a proposé d'accomplir la cérémonie plus tard... dans trois mois...
—Trois mois!
—Oui, le 6 novembre... c'est la date qu'il a fixée...
—Ah! il est moins pressé, le baron...
—Epouvanté par les événements, redoutant les progrès de la Révolution, M. de Lowendaal a quitté Paris hier soir, avant la fermeture des barrières... Il s'est rendu dans ses terres. C'est son château, auprès de Jemmapes, sur la frontière de Belgique, qu'il a désigné pour la célébration de cet impossible mariage...
—Et tu iras à Jemmapes?...
—Mon père, un peu effrayé aussi, a décidé qu'il se rendrait au château du baron... Nous devons partir prochainement, si les routes sont libres...
—Et tu l'accompagneras?...
—Je l'accompagnerai... Oh! mais rassure-toi, je sais ce que j'ai résolu... Jamais je ne serai la femme du baron...
—Tu me le jures?
—Je le jure!...
—Mais qui te donnera cette force de résister à Jemmapes, quand ici tu cédais?...
—Avant son départ, le baron a reçu une lettre que je lui ai écrite... oh! avec des larmes!... son domestique, gagné par moi, n'a dû lui remettre ce message que les barrières franchies...
—Alors il sait?...
—La vérité!... il sait que je t'aime et que notre petit Henriot ne peut avoir d'autre père que toi...
—Oh! ma Blanche adorée!... ma chère femme, que je t'adore... tiens! tu me rends la vie... il me semble que je serais de force à me relever et à recommencer le combat contre les sans-culottes!...
Et Neipperg, dans sa surexcitation, fit un si brusque mouvement que les bandes qui couvraient sa blessure glissèrent, la plaie s'entr'ouvrit et un flot de sang coula.
Il poussa un cri.
Catherine accourut, offrit ses services.
Les deux femmes, de leur mieux, rajustèrent les linges et comprimèrent de nouveau la blessure.
Neipperg s'était évanoui.
Il reprit lentement ses sens.
Ses premières paroles, entrecoupées, laissèrent échapper son secret:
—Blanche... je vais mourir... veille sur notre enfant!... murmura-t-il.
Catherine, en entendant cette révélation, eut un geste de stupeur:
—Mademoiselle Blanche a un enfant! pensa-t-elle; puis aussitôt se tournant vers la jeune femme, honteuse et baissant les yeux:
—Ne craignez rien, dit-elle vivement, ce que je viens d'apprendre est entré par une oreille et est sorti par l'autre... Si toutefois vous aviez besoin de moi, vous savez que Catherine vous appartient des pieds à la tête... Voyons! ne vous désolez pas... les enfants, c'est des accidents qui arrivent à tout le monde quand on s'aime! Est-il déjà grand, le chérubin? je suis certaine qu'il est bien gentil!
—Il a trois ans bientôt.
—Et il se nomme?
—Henri... nous l'appelons Henriot.
—C'est un joli nom... Est-ce que je pourrai le voir, mademoiselle?
Blanche de Laveline réfléchissait.
—Ecoute, ma bonne Catherine, tu peux me rendre un grand service... achevant ainsi ce que tu as si bien commencé en recueillant et en soignant M. de Neipperg...
—Parlez... que faut-il faire?
—Mon fils est chez une brave femme des environs de Paris, la mère Hoche, dans un faubourg de Versailles.
—La mère Hoche, mais je la connais! Son fils est un ami de Lefebvre... c'est mon amoureux, Lefebvre, ou plutôt mon mari, car moi aussi je vais me marier et j'aurai un petit Henri... beaucoup de petits Henri...
—Je te félicite! Tu iras donc voir la maman Hoche...
—J'avais justement une commission pour elle de la part de son fils Lazare... qui était aux gardes-françaises avec Lefebvre... c'est Lefebvre qui l'a mis au port d'armes... ils ont pris la Bastille ensemble... Et qu'est-ce qu'il faudra lui dire à la citoyenne Hoche?...
—Tu lui remettras cet argent et cette lettre... dit Blanche en donnant une bourse et un papier à Catherine, et puis tu prendras l'enfant et tu l'emmèneras... Est-ce trop exiger de toi, Catherine?
—Ce n'est que cela!... Vous savez bien que vous me demanderiez d'aller, à moi toute seule, reprendre les Tuileries, si les Suisses y revenaient, que je le ferais pour vous!... trop exigeante, vous!... c'te bêtise!... est-ce que ce n'est pas grâce à vous que j'ai pu acheter cette boutique, m'établir, et devenir bientôt la citoyenne Lefebvre?... Voyons, vous devez avoir autre chose à me commander... ça ne suffit pas!... Une fois que j'aurai retiré le mioche de Versailles, qu'est-ce qu'il faudra en faire?
—Tu me l'amèneras...
—Où cela?...
—Au château de Lowendaal... auprès d'un village nommé Jemmapes... C'est en Belgique, à la frontière... pourras-tu facilement t'y rendre?...
—Pour vous je braverai tout!... et quand faudra-t-il me trouver avec l'enfant, à Jemmapes?...
—Au plus tard le 6 novembre...
—Bon. J'y serai!... Lefebvre s'arrangera pour me laisser partir... d'ailleurs, d'ici là, nous serons mariés... et, on ne sait pas, il viendra peut-être avec moi... On pourrait se battre par là!...
—Embrasse-moi, Catherine!... un jour, puissé-je reconnaître ce que tu fais pour moi...
—Vous l'avez reconnu d'avance... comptez sur moi...
—A Jemmapes donc!...
—A Jemmapes, le 6 novembre!...
Blanche de Laveline dit alors en montrant Neipperg:
—Il repose, je vais veiller auprès de lui... Va à tes affaires, Catherine, car tu dois nous trouver bien gênants, bien encombrants...
—Vous êtes ici chez vous, je vous l'ai dit... Mais tenez, voici qu'il se réveille, fit-elle en désignant le blessé qui rouvrait lentement les yeux, vous devez avoir à vous raconter tous les deux bien des choses encore... et je n'ai que faire auprès de vous.
—Tu t'en vas?... Tu me laisses ici seule?
—Oh! je ne serai pas longtemps... Du linge que je reporte à une pratique pas bien loin, et je reviens... N'ouvrez à personne!... A bientôt!
VII
LE LOCATAIRE DE L'HOTEL DE METZ
Tandis que le comte de Neipperg et Blanche de Laveline, dans un tête-à-tête délicieux, échangeaient des projets d'avenir et parlaient de leur enfant, Catherine avait passé un panier empli de linge à son bras et se disposait à sortir.
Elle voulait mettre à profit le temps. Les amoureux bavardaient, ils ne seraient pas fâchés de son absence, et puis toute la matinée avait été perdue pour la blanchisseuse. C'est vrai qu'on ne prend pas les Tuileries tous les jours, mais enfin il fallait bien rattraper un peu sa journée.
Et puis elle réfléchissait à tous les événements qui venaient de se produire.
Elle avait désormais charge d'âmes.
Neipperg avait fort approuvé la confiance de Blanche, la chargeant de retirer le petit Henriot des mains de la mère Hoche, qui le gardait à Versailles, pour le conduire à Jemmapes.
Une fois guéri, Neipperg irait retrouver la mère de son enfant, bravant la colère du marquis de Laveline, prêt à tenir tête au baron de Lowendaal et à lui disputer Blanche, l'épée à la main, s'il le fallait.
Et Catherine, tout en se mettant en route, se disait:
—Lefebvre est à sa section où l'on vote... Il ne sera pas de retour avant que l'élection des nouveaux officiers soit proclamée... Oh! ça prendra bien deux heures!... Ils sont longs à voter, à la section des Filles-Saint-Thomas... tous beaux parleurs, sauf mon Lefebvre!... J'ai donc le temps de donner un coup de pied jusque chez le capitaine Bonaparte!...
Et pensant à son client, le maigre et hâve officier d'artillerie, elle sourit:
—C'est qu'il n'en a pas trop de chemises, le capitaine! se dit-elle, celle-ci peut lui faire défaut...
Et, avec un soupir, elle ajouta:
—Puisque je vais devenir la citoyenne Lefebvre, je ne veux rien devoir au capitaine Bonaparte... c'est plutôt lui qui me devra... A tout hasard, je vais emporter sa note!... s'il me la demande, je la lui donnerai... sinon, tant pis!... je n'oserai jamais lui réclamer ce qu'il me doit... le pauvre garçon! en voilà un travailleur!... un savant!... toujours à lire ou à écrire... une triste jeunesse que la sienne!... comme s'il ne devait pas y avoir temps pour tout! fit-elle avec une moue ironique et quelque peu dépitée, en fourrant dans sa poche la note de blanchissage du capitaine Bonaparte.
Elle se rendit à l'hôtel de Metz, tenu par Maugeard, où logeait alors l'humble officier d'artillerie.
Il y occupait une modeste chambre, au troisième étage, portant le no 14.
La jeunesse de l'homme, à la fois grandiose et fatal, qui devait emplir le siècle de son nom et dont la gloire, auréolée de sang, empourpre encore tout notre horizon, fut sans mouvements extraordinaires, sans révélations surprenantes. Ce n'est qu'après coup qu'on a voulu y découvrir des particularités prophétiques, révélant son génie, prédisant sa carrière prodigieuse.
Bonaparte enfant, jeune homme, trompa tout le monde. Nul ne put annoncer sa fortune, personne ne crut à son mérite.
Ses premières années furent celles d'un étudiant pauvre, timide, laborieux, fier et un peu sombre. Il souffrit cruellement du mal de misère. Sa pauvreté l'isolait. Le sentiment très vif qu'il eut toujours de la famille, de la tribu, lui rendait fort pénible la condition précaire où se débattaient les siens.
Son père, Charles Bonaparte, ou, plus exactement, de Buonaparte, d'une ancienne famille noble de la Toscane, établie à Ajaccio depuis plus de deux siècles, exerçait la profession d'avocat. Tous ses ancêtres avaient été gens de robe. Charles Bonaparte se montra l'un des plus ardents partisans de Paoli, le patriote corse. Il se soumit à l'autorité française, quand Paoli eut quitté l'île.
Bien que membre du conseil d'administration de la Corse et très en vue, Charles Bonaparte était fort gêné. Il ne possédait, pour toutes ressources, qu'un domaine, vignes et oliviers, rapportant à peine douze cents livres de rente. Il le faisait valoir lui-même.
Plus tard, à la suite des troubles dont la Corse fut le théâtre, ce revenu lui manqua et il connut tout à fait le dénûment.
Il avait épousé Letizia Ramolino, née le 24 août 1749, belle jeune fille aux traits purs, au profil de camée antique, qui devait par la suite montrer tant de fermeté et de finesse, avec un esprit de prévoyance singulièrement aiguisé.
Quand, portant le titre de Madame Mère, elle trônait à côté de ses fils, dominateurs de l'Europe, ne répondait-elle pas à Napoléon, qui lui reprochait de ne pas dépenser toute sa liste civile: «Je fais des économies pour vous, mes enfants, qui en aurez peut-être un jour besoin!»
Selon une tradition non démentie, Napoléon Bonaparte naquit de Charles et de Letizia, le 15 août 1769.
Il se trouvait ainsi le second des fils du couple Bonaparte. Une assertion, fort plausible, affirme que Joseph n'est que le cadet. Ce serait lui l'enfant né à Ajaccio. Napoléon, né le 7 janvier 1768, aurait eu Corte pour berceau.
L'acte de naissance, existant à l'Ecole militaire, et produit pour l'admission du jeune Napoléon, porte bien la date du 15 août 1769, mais d'autres pièces peuvent justifier la confusion qui s'est établie par la suite. L'acte de mariage de Bonaparte et de Joséphine principalement. On a dit que Joséphine, par coquetterie, s'était rajeunie, ce qui est exact, mais on a ajouté que Bonaparte, pour rapprocher les distances d'âge, s'était, de son côté, vieilli de deux ans. Il a pu être incité à donner son âge vrai, par galanterie, et puis les motifs qui avaient poussé ses parents à une substitution d'actes d'état civil, n'existaient plus. La raison, en effet, de ce rajeunissement, tenait tout entière dans la condition d'âge pour l'admission à l'Ecole militaire de Brienne.
L'aîné, Napoléon, avait dépassé l'âge limitatif de dix ans. Ses parents, en lui attribuant l'acte de naissance de Joseph, plus jeune de deux ans, et dont les goûts n'étaient pas du tout militaires, auraient ainsi rendu possible l'entrée à l'école du futur général.
Deux circonstances influèrent sur la formation de ses idées et la trempe de son caractère: les perturbations politiques de son pays natal et la détresse de sa famille.
La guerre civile autour de son berceau, la misère au foyer paternel, endurcirent son âme et assombrirent son enfance.
Il était sérieux en entrant à l'École de Brienne; il en sortit triste, ulcéré.
Ses camarades s'étaient moqués de son accent italien, de son nom baroque de Napoleone,—on l'appelait Paille-au-Nez; ils l'avaient insulté dans sa pauvreté: on sait combien sont féroces ces railleries d'enfant et quelles cruelles plaies elles laissent à leurs victimes.
Elève studieux, fort en mathématiques, jouant peu, si ce n'est au fort de l'hiver, où, stratégiste précoce, il conduisait les assauts enfantins, à coups de boules de neige, donnés à des forteresses de glace, dans la cour de l'École de Brienne, il vécut, presque inaperçu, ces premières années de son existence.
Ce fut alors qu'il se lia avec Bourrienne, futur concussionnaire, son secrétaire intime, qui s'est vengé des bienfaits et de l'indulgence de son ami, devenu son empereur, en le bafouant et en le calomniant dans des mémoires payés par la police de la Restauration.
De Brienne, il passa à l'Ecole Militaire et, là encore, il souffrit, endurant ces petites blessures quotidiennes, supportant ces piqûres d'épingle qui parfois font mourir, que les jeunes gens pauvres connaissent, et dont ils n'osent se plaindre. Il n'avait nul argent et, ne pouvant partager les plaisirs coûteux des fils de famille, il se tenait à l'écart, un peu en paria. Cet isolement, à l'âge où le cœur aime à s'épancher, a contribué certainement à rendre impassible, et impitoyable aussi, celui qui devait devenir l'homme de bronze.
Il avait perdu son père, mort, d'un cancer à l'estomac, à l'âge de trente-neuf ans, lorsqu'il fut nommé, le 1er septembre 1785, lieutenant en second à la compagnie des bombardiers du régiment de la Fère, en garnison à Valence.
Il occupait ses loisirs de garnison à écrire une histoire de la Corse, et, débutant dans le monde, il prenait des leçons de danse du professeur Dautel et faisait la cour aux dames de la ville, rencontrées dans le salon d'une dame du Colombier.
Son régiment fut envoyé successivement à Lyon, à Douai. Il obtint un congé qui lui permit d'embrasser sa famille, à Ajaccio, et après un voyage à Paris, où il logea à l'hôtel de Cherbourg, rue du Four-Saint-Honoré, il reçut l'ordre de rejoindre son régiment à Auxonne, le 1er mai 1788.
Le travail, les privations,—il ne se nourrissait guère que de lait, faute d'argent,—le rendirent malade.
Pour soulager sa mère, restée veuve avec huit enfants, Napoléon avait pris auprès de lui son jeune frère Louis.
Il vivait avec cet enfant, en émargeant quatre-vingt-douze francs quinze centimes par mois.
Deux pièces sans feu, sans meubles, composaient tout son logement. Dans l'une, garnie d'un grabat, avec une malle pleine de paperasses, une chaise de paille et une table de bois blanc, travaillait et dormait l'hôte promis aux Tuileries et à Saint-Cloud. Le futur roi de Hollande couchait dans la pièce voisine, sur un matelas jeté par terre.
Naturellement, pas de valet de chambre. Bonaparte brossait ses habits, cirait ses bottes et cuisinait la soupe.
Napoléon fit un jour allusion à cette époque de sa vie, en présence d'un fonctionnaire qui se plaignait de l'insuffisance de ses émoluments.
—«Je connais cela, moi, monsieur; quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté... En public, je ne faisais pas tache sur mes camarades!...»
La pauvreté rend chaste et ne dispose guère à l'amour.
A cette époque, Bonaparte, se comportant peut-être un peu comme le renard, en présence des raisins inabordables, lançait cet anathème aux femmes: «Je crois l'amour nuisible à la société, au bonheur individuel des hommes; enfin, je crois que l'amour fait plus de mal que de bien.»
La bonne Catherine qui, tout en blanchissant le linge de son client, avait éprouvé pour lui, avant de rencontrer Lefebvre, une certaine inclination, n'avait pas tardé à s'apercevoir que Bonaparte, retombé à Paris dans la gêne, pratiquait toujours sa sévère philosophie d'Auxonne.
Promu lieutenant en premier au 4e d'artillerie, Bonaparte était revenu à Valence, en compagnie de son frère Louis. Il avait repris sa vie d'officier studieux, sédentaire, un peu farouche. On était à l'aurore de la Révolution. Il se montra aussitôt chaud partisan des idées de liberté et de l'émancipation du peuple. Alors on le voit partout se signaler comme révolutionnaire. Il parle, il écrit, il agit; il se fait inscrire au club des Amis de la Constitution, dont il devient le secrétaire. Il était certainement de bonne foi. Cet homme extraordinaire a pu prendre tous les tons sans paraître mentir, et montrer tous les masques comme son véritable visage.
En octobre 1791, il demande un congé de trois mois pour soigner sa santé et embrasser sa famille. Il se rend en Corse.
Là, au milieu des siens, se créant des partisans, il brigue le grade de chef de bataillon dans la garde nationale d'Ajaccio. Ce commandement lui donnait la force publique, l'autorité. Il était ardemment disputé.
Son principal concurrent se nommait Marius Peraldi; il appartenait à une famille fort influente.
Bonaparte déploya une activité fébrile pour se recruter des partisans. Ajaccio fut partagé en deux camps.
Les commissaires de la Constituante, envoyés par le pouvoir central, pouvaient disposer, par leur présence seule, d'un grand nombre de suffrages et faire pencher la balance.
Le commissaire principal, Muratori, était descendu chez Marius Peraldi.
C'était désigner à l'opinion le concurrent de Bonaparte comme agréable au pouvoir.
On sait de quel poids pèse en Corse l'appui officiel.
Les amis de Bonaparte, impuissants à parer ce coup droit, jugèrent le triomphe de Peraldi certain.
Mais l'ardent et tenace jeune homme ne désespéra pas.
Il rassembla quelques amis solides, et, à l'heure du souper, quand les Peraldi se trouvaient à table, leur salle à manger fut envahie par une bande en armes.
On coucha en joue les convives et, entre deux hommes armés, Muratori, sommé de se lever et de marcher, fut conduit à la maison de Bonaparte.
Le commissaire était plus mort que vif.
Bonaparte vint à lui souriant, comme s'il ignorait de quelle façon on s'y était pris pour lui amener le visiteur, et dit, la main tendue:
—Vous êtes le bienvenu dans ma maison... j'ai voulu que vous fussiez libre, vous ne l'étiez pas chez les Peraldi... asseyez-vous à mon foyer, mon cher commissaire!
Comme ses guides avec leurs fusils étaient encore à portée, prêts à obéir aux ordres de Bonaparte, Muratori s'assit, fit contre fortune bon cœur et ne parla plus de retourner chez les Peraldi.
Le lendemain, Bonaparte fut élu commandant des gardes nationales d'Ajaccio.
L'homme de Brumaire était en germe dans le candidat à la milice. Le coup de force d'Ajaccio présageait celui de Saint-Cloud.
La situation de Bonaparte, acceptant un commandement territorial, alors qu'il faisait partie de l'armée active, n'était pas très régulière. Mais on était en période révolutionnaire.
Il est certain qu'en des temps différents, cette infraction pouvait lui coûter cher.
Il prolongea en effet son congé bien au delà du terme qui lui avait été assigné.
Le motif qui le poussa à rester à la tête de la milice corse, où il avait le grade de lieutenant-colonel, ne fut ni l'ambition ni la passion politique.
Son génie en ébullition ne pouvait être contenu dans son île étroite et misérable.
Ce fut l'argent, toujours la question d'argent, qui gouverna à cette époque la conduite de l'aventureux condottiere.
Sa solde dans la garde nationale était de 162 livres par mois, le double de ses appointements de lieutenant d'artillerie.
Avec cette somme, il pouvait subvenir aux charges croissantes de sa trop nombreuse famille et élever convenablement son frère Louis.
Voilà le motif qui le poussa à rester en Corse. Bonaparte a toujours été un peu la victime des siens.
Ajoutons qu'en commandant le bataillon d'Ajaccio, il ne désertait pas, comme on l'a prétendu. La garde nationale alors faisait, surtout en Corse, un service actif. Elle était assimilée à l'armée. Bonaparte, pour se justifier, argua d'ailleurs d'une autorisation du maréchal de camp de Rossi, qui lui avait été délivrée, en attendant la promesse de régularisation de sa situation, conformément au décret de l'Assemblée du 17 décembre 1791, qui autorisait les officiers de l'armée active à servir dans les bataillons de la garde nationale.
Destitué par le colonel Maillard, Bonaparte vint à Paris pour exposer sa conduite et plaider sa cause devant le ministre de la guerre.
Il avait l'espoir d'obtenir sa réintégration.
Mais, en attendant le décret, il menait à Paris une existence solitaire et besogneuse.
Il faisait maigre chère à son hôtel, dînait le plus souvent possible en ville, chez M. et madame Permon, qu'il avait connus à Valence et dont la fille devait épouser Junot et devenir duchesse d'Abrantès. Plus tard, Bonaparte eut la pensée de demander la main de madame Permon, restée veuve avec une certaine fortune.
Malgré son économie, il eut, à cette époque, quelques dettes.
Il devait quinze francs à son gargotier, et, comme nous l'avons vu, une note de quarante-cinq francs à sa blanchisseuse, Catherine Sans-Gêne.
Ses relations étaient rares. Il vivait en quotidienne intimité avec Junot, Marmont et Bourrienne.
Tous trois, comme lui, dénués d'argent et riches d'espérances.
Le matin du 10 août, Bonaparte s'était levé au son du tocsin et, simple spectateur du combat, avait couru chez Fauvelet de Bourrienne, le frère aîné de son camarade, qui tenait un bureau de prêts et de bric-à-brac place du Carrousel. Il avait besoin d'argent, et ne voulait pas être démuni un jour de révolution; il mit alors sa montre en gage chez Fauvelet, qui lui avança quinze francs.
De la boutique de ce prêteur, d'où il était difficile de sortir, la bataille étant engagée, Bonaparte suivit toutes les péripéties de la lutte.
A midi, quand la victoire fut acquise au peuple, il regagna son logis.
Il cheminait pensif, attristé par la vue des cadavres, écœuré à l'odeur du sang.
Bien des années après, le grand boucher de l'Europe, oubliant les hémorragies terribles de ses peuples et les monceaux de cadavres accumulés en trophées sous ses pas, se souvenait encore de l'horreur du spectacle: sur le rocher de Sainte-Hélène, il exprimait son indignation et son émotion, à la vue des innombrables victimes des Suisses et des Chevaliers du poignard, rencontrées par lui dans le parcours, pour rentrer à son hôtel, le matin rouge du 10 août.
VIII
LE JOLI SERGENT
Tel était l'homme, encore inconnu, obscur, mystérieux, que Catherine Lefebvre venait trouver dans sa chambrette d'hôtel meublé, où il attendait impatiemment la fortune, déesse capricieuse et tardive, qui ne se décidait pas à venir frapper à sa porte.
Tout lui semblait contraire. Rien ne lui réussissait. La malechance le poursuivait...
A son retour du Carrousel, en cette matinée sanglante du 10 août, il avait cherché, dans le travail, le repos de l'esprit, la distraction de ses ennuis et l'oubli du spectacle tragique auquel il avait assisté de la boutique du prêteur sur gages.
Il avait déployé une carte de géographie et, attentivement, s'était mis à étudier la région du Midi, le littoral de la Méditerranée, Marseille et surtout le port de Toulon, où la réaction royaliste s'agitait et que menaçait la flotte des Anglais.
De temps en temps, il repoussait la carte, se plongeait la tête dans les mains, et rêvait...
Sa pensée ardente s'échauffait... Comme le voyageur des sables, devant lui il entrevoyait de féeriques et prodigieux mirages...
Des villes prises où il pénétrait en vainqueur, monté sur un cheval blanc, au milieu de l'agitation des foules, des acclamations des soldats... Un pont que la mitraille balayait et qu'il traversait, un drapeau à la main, entraînant des bataillons, refoulant l'ennemi... Des cavaliers étranges, aux riches vêtements de laine brodée d'or, qui tourbillonnaient le cimeterre levé, autour de lui, impassible, et tout à coup s'arrêtaient, jetaient leurs armes et inclinaient leurs turbans devant sa tente... Puis, des foulées triomphales, parmi des monceaux de combattants vaincus, en des pays lointains, variés, changeants... Le soleil ardent du Midi brûlant sa tête, la neige du Nord poudrant son manteau... et, aussi, des fêtes, des défilés, des cortèges... des rois soumis, prosternés, des reines lui offrant la coupe de leurs seins... les ivresses, les gloires, les apothéoses...
Tout ce rêve fantastique se fondait, se reformait pour s'évanouir de nouveau, tandis qu'il rafraîchissait son front brûlant dans sa main...
Rouvrant les yeux, la réalité laide et ridicule de sa chambre d'hôtel lui apparaissait...
Un sourire amer errait sur sa lèvre, et, son esprit positif reprenant le dessus, il chassait le trompeur fantôme; cessant de voir le mirage, il envisageait avec des yeux nets ce qui l'entourait, il examinait, avec un froid raisonnement, l'inquiétante situation, le présent mauvais, l'avenir probablement pire...
Sa position était déplorable, et nul changement ne paraissait probable...
Pas d'argent. Pas d'emploi. Le ministre, sourd à ses réclamations. Les bureaux hostiles. Aucun ami. Nul protecteur...
Il se voyait acculé à une impasse navrante: la misère noire et l'impuissance!
Ses fumées d'ambition s'étaient dissipées au vent brutal de la vie... ses projets d'avenir s'effondraient ainsi que des châteaux de cartes.
Il commençait à sentir sur la nuque le frisson glacé de la désillusion...
Que faire?... Il avait un instant imaginé, en passant dans une rue du quartier de la Nouvelle-France, alors en construction, de louer des maisons et d'entreprendre la location en garni...
Il songeait aussi à quitter la France et à demander du service dans l'armée turque...
Cependant il se disait qu'il avait quelque chose dans la cervelle, et dans ses veines il sentait courir un sang impétueux, avec la rapidité du Rhône...
Alors il se remettait à la tâche, s'appliquant à l'étude topographique du bassin de la Méditerranée, son berceau, où le canon allait bientôt gronder...
Oh! s'il pouvait être là, où l'on se battrait, où l'on défendrait la nation, en canonnant les Anglais!...
Ce songe était possible... s'il demeurait chimérique, c'est que le Corse besogneux se trouvait seul, sans appui, sans personne qui crût en lui...
De nouveau, pour vaincre le découragement qui commençait à s'insinuer dans ses veines,—ce poison subtil et charnel qui glace les plus solides énergies,—il se pencha sur sa carte, reprenant la suite de son étude interrompue par son rêve.
On frappa deux légers coups à la porte.
Il tressaillit. Un peu d'angoisse lui comprima le cœur. Les plus braves, la poche vide, quand soudain on vient, frissonnent. L'inconnu les effraie, les paralyse. Ils accueilleraient, le front haut, l'œil fixe, la Mort heurtant du bout de sa faux. Ils sont lâches et tremblants à la pensée du créancier qui survient, la dette à la main.
On frappa de nouveau, un peu plus fort.
—C'est peut-être le père Maugeard qui monte pour sa note!... pensa Bonaparte en rougissant.—Entrez! dit-il sourdement.
Une minute s'écoula.
—Entrez donc! répéta-t-il, impatienté.
Et il pensa, surpris:
—Ce n'est pas l'hôtelier... Junot ou Bourrienne n'attendraient pas pour entrer... qui donc peut venir aujourd'hui?... moins inquiet, plus étonné, car jamais il ne recevait de visites.
Il leva curieusement la tête pour dévisager l'intrus.
La porte s'ouvrit, la clef étant restée dans la serrure, et un jeune homme parut, portant l'uniforme de fantassin.
Un gentil jeune homme frais, rose, délicat, sans barbe encore, avec des yeux noirs pleins d'énergie...
Sur la manche du fusilier luisait le galon de sergent, tout neuf...
—Que me voulez-vous? demanda Bonaparte avec brusquerie, vous vous trompez sans doute?...
Le jeune sergent fit le salut militaire.
—C'est bien au capitaine d'artillerie Bonaparte que j'ai l'honneur de parler? dit-il d'une voix douce.
—A lui-même... quelle affaire vous amène?...
—Je me nomme René... dit avec une certaine hésitation le petit soldat.
—René... tout court? demanda Bonaparte, fixant sur cet inconnu son regard perçant, qui fouillait jusqu'au plus profond de l'âme.
—Oui, René... reprit avec plus d'assurance le visiteur... au bataillon des volontaires de Mayenne-et-Loire, où je suis incorporé, on m'appelle aussi le Joli Sergent...
—Vous méritez ce surnom, dit Bonaparte souriant, vous avez en effet l'air bien doux, bien coquet pour un soldat...
—Vous me jugerez au feu, mon capitaine!... répondit avec crânerie le pimpant volontaire.
Bonaparte fit une grimace, où il y avait de la mélancolie. Il grommela:
—Au feu!... si on m'y envoie jamais!...
Il reprit, examinant plus soigneusement ce visiteur inattendu:
—Arrivez au fait... que me demandez-vous? que puis-je pour vous?...
—Voici, mon capitaine, l'objet de ma démarche... mon bataillon, commandé par M. de Beaurepaire...
—Un brave!... un énergique soldat! je le connais et je l'apprécie, interrompit Bonaparte. Et où est-il en ce moment, votre bataillon? fit-il avec un intérêt plus marqué, sans cesser d'observer dans une attention profonde ce sergent, si jeune et qui semblait si intimidé.
—A Paris... oh! pour peu de jours!... nous arrivons en courant d'Angers, et nous avons sollicité l'honneur de partir les premiers pour la frontière... on nous envoie au secours de Verdun...
—C'est très bien!... Que vous êtes heureux d'aller vous battre! dit Bonaparte avec un soupir, et il ajouta:
—Enfin, que désirez-vous de moi?
—Mon capitaine, j'ai mon frère, Marcel...
—Votre frère se nomme Marcel? interrogea Bonaparte d'un ton méfiant.
—Marcel René!... se hâta de dire le joli sergent se troublant un peu, et baissant les yeux sous le regard inquisitorial du sévère capitaine d'artillerie... Mon frère est médecin... il a été détaché, comme aide-major... au 4e régiment d'artillerie à Valence...
—Mon régiment!... mon ex-régiment, plutôt!
—Oui, mon capitaine... alors j'ai espéré... ayant appris que vous vous trouviez à Paris, par des gardes nationaux, avec qui je me suis rencontré ce matin, au combat des Tuileries... le sergent Lefebvre entre autres, qui vous connaît...
—Le brave Lefebvre! pardieu! oui, je le connais aussi... eh bien! que vous a dit Lefebvre?
—Que vous pourriez peut-être... par un mot au commandant... par votre protection... obtenir que mon frère pût permuter...
Bonaparte réfléchissait profondément, sans détourner son regard du joli sergent, qui se troublait de plus en plus.
Par embarras, pour en finir plus vite et se tirer de sa requête, qui semblait lui causer une vive émotion, le volontaire continua, en précipitant ses paroles:
—Enfin, je voudrais que mon frère fût envoyé, du régiment d'artillerie qui est à Valence, à l'armée du Nord... Il serait avec moi... je ne le perdrais pas de vue... on pourrait se rencontrer... on serait l'un près de l'autre... et s'il venait à être blessé, je me trouverais là... Il me serait possible de le soigner, de le sauver, peut-être!... Oh! mon capitaine, faites-nous à tous les deux cette grande joie!... Si nous étions réunis, nous vous bénirions, nous vous serions éternellement reconnaissants!...
En achevant ces paroles, la voix du jeune homme s'était entrecoupée de hoquets... on eût dit des sanglots refoulés.
Bonaparte s'était levé.
Il marcha droit au sergent et lui dit de son ton saccadé:
—D'abord, mon enfant, je ne puis rien pour vous, ni pour celui que vous nommez votre frère... Lefebvre aurait dû vous dire que je suis sans emploi, sans grade... on a brisé mon épée!... Ma recommandation au 4e d'artillerie serait nulle... plutôt nuisible... je ne connais personne à Paris... je vis seul... je suis moi-même dans l'attente d'une protection... cependant je connais le frère d'un homme influent, d'un ancien député nommé Maximilien Robespierre... il demeure tout près d'ici, rue Saint-Honoré... Vous irez le trouver de ma part... peut-être pourra-t-il obtenir ce qui me serait refusé à moi... allez voir Robespierre jeune!...
—Oh! merci, mon capitaine... comment vous témoigner ma gratitude!...
Bonaparte leva un doigt et, moitié souriant, moitié grave, dit lentement:
—En m'apprenant, brave sergent, ce qui vous a fait quitter les vêtements de votre sexe, pour vous incorporer et courir le hasard des guerres!...
Le joli sergent se mit à trembler:
—Ah! pardon! mon capitaine!... ne me trahissez pas!... soyez généreux! respectez mon déguisement... ne me perdez pas en divulguant ma supercherie... Oui, je suis une femme!...
—Je l'avais soupçonné tout d'abord! dit Bonaparte avec bonne humeur. Mais vos camarades, vos chefs ne se sont aperçus de rien?
—Nous avons au bataillon un grand nombre de tout jeunes gens... pas un n'a de poil au menton... et puis, mon capitaine, je fais mon service très sérieusement! dit avec fierté la jeune guerrière.
—Je n'en doute pas!... Enfin, vous voilà volontaire... et vous voulez être rejointe à l'armée du Nord, si j'ai bien compris votre désir, par ce médecin... cet aide, nommé Marcel... qui vous touche certainement plus qu'un frère... pour qui, probablement, vous vous êtes enrôlée... Oh! je ne vous demande pas votre histoire!... Gardez votre secret!... Vous m'avez intéressé, et si je puis vous être utile, comptez sur moi... Allez voir Robespierre jeune! Dites-lui bien que c'est son ami Bonaparte qui vous envoie!
Et il tendit la main au joli sergent, qui la serra avec des transports de joie...
Le capitaine regarda s'éloigner Renée, toute radieuse.
Son visage s'éclaircit un instant; il murmura avec envie:
—Ils s'aiment... et ils vont combattre ensemble pour la patrie, ces jeunes gens! qu'ils sont heureux!...
Et la mélancolie de nouveau envahit son front.
Il se remit à sa table, promena son doigt sur la carte, et, pensif, considéra longuement cette ville de Toulon, la grande place maritime du Midi, en disant avec exaltation:
—Oh! si je pouvais battre les Anglais!... car je les battrais... là!... là!...
Et son doigt fiévreux pointait, sur la carte étalée, une place inconnue, visible pour lui seul, d'où il foudroyait, par la pensée, la flotte anglaise.
IX
LE SERMENT SOUS LES PEUPLIERS
Le comte de Surgères, dont le château, auprès de Laval, baignait ses vieilles tourelles crevassées dans la Mayenne, aux premiers grondements de la Révolution, s'était empressé de gagner l'hospitalière rive du Rhin.
A Trèves, puis à Coblentz, il s'était campé, résolu à observer, en spectateur tranquille, les bouleversements.
Nominalement il avait pris du service dans l'armée des princes, mais, excipant de son âge et de ses précoces infirmités, quoiqu'il eût à peine dépassé la cinquantaine, le comte de Surgères s'était surtout attaché à bien vivre et à attendre les événements en repos, sous la protection des armées impériale et royale, dans les calmes petites cités rhénanes.
L'empressement qu'il avait mis à quitter son domaine ne tenait pas seulement à la terreur des sans-culottes ou à l'amour pour ses princes...
Le comte, resté veuf sans enfants, après quelques courtes années de mariage, avait, depuis un assez long temps, une liaison secrète avec la femme d'un gentilhomme du voisinage, royaliste ardent et qui parlait, dès la nuit du 4 août, de prendre les armes, de faire sonner le tocsin et d'appeler les paysans à la défense de la religion et des fleurs de lys.
M. de Surgères, vu son intimité avec son voisin, n'aurait pu se dispenser de le suivre par les grands chemins.
Mais il n'avait que des goûts de chevalerie fort paisibles; se bornant aux hommages à rendre aux dames, il laissait aux amateurs de prouesses brutales les honneurs du combat.
De plus, il commençait à éprouver une terrible lassitude de son amoureux servage. La dame de ses pensées ne s'était pas seulement alourdie avec l'âge; jadis si mince, si élégante, si fluette, si poétiquement sylphide, à présent robuste et massive quadragénaire, à la poitrine formidablement bastionnée, elle lui pesait lourdement à l'âme. De tous les corps pondéreux, la femme qu'on cesse d'aimer est assurément celui qui offre le plus de densité.
Ainsi pensait le comte de Surgères, homme d'esprit, ami du plaisir, mais détestant les reproches, les pleurs, les jalousies, les menaces. Son caractère indépendant, un peu philosophique,—il avait, dans sa jeunesse, à Paris, fréquenté les encyclopédistes,—s'accommodait mal de tout joug. La chaîne de l'adultère lui paraissait la plus insupportable.
S'il avait longtemps patienté et conservé, auprès de la marquise de Louvigné, l'attitude fatigante d'un soupirant en titre, c'est qu'il s'ennuyait fort en son domaine, qu'il était trop désargenté pour vivre à la cour et que la marquise était la seule personne courtisable des châteaux d'alentour.
Pour lui donner une rivale, il eût fallu se déplacer, chercher en quelque manoir éloigné une gentille châtelaine, ou bien tomber dans la bourgeoisie en aimant à la ville. M. de Surgères, en sage, s'était contenté du bonheur qu'il trouvait à portée de fusil.
Mais les événements s'y prêtant, et d'une part les exigences héroïques du marquis, voulant absolument l'entraîner dans les bois et le forcer à la guerre des haies,—de l'autre la prétention de la marquise de jouer les duchesses de Longueville, en cette Fronde qui pouvait être terrible, et de chevaucher par les grands chemins, la cocarde blanche au chapeau et des pistolets à la ceinture, avaient complètement décidé le comte à prendre la route de l'émigration.
Cette résolution avait le double avantage de ne pas laisser douter de ses sentiments de fidélité envers le roi, et en même temps de le délivrer de l'amazone obèse et du gentilhomme trop ami des embuscades parmi les buissons.
Il était seul et relativement libre. Il annonça donc son départ, un beau matin, et le brusqua, prétendant avoir reçu un message pressant du comte de Provence, l'invitant à le rejoindre au plus vite, à l'étranger.
Dans la crainte que le marquis ne renonçât à sa guerre paysanne et surtout que la marquise ne voulût galoper dans les plaines du Palatinat, le comte ajouta malicieusement que le comte de Provence témoignait toute sa reconnaissance à son fidèle Louvigné de son zèle à garder à la couronne les provinces de l'Ouest.
Enchanté de cette marque de la confiance royale, le marquis laissa partir son ami.
La marquise pleura un peu, mais, toute consolée à l'idée de guerroyer, de coiffer un chapeau à cocarde et d'avoir une carabine accrochée à la selle du cheval puissant qui la porterait, elle sourit, à travers ses larmes, quand le comte de Surgères, lui faisant ses adieux, en présence de son mari, demanda la permission de l'embrasser.
Tandis qu'il penchait ses lèvres vers elle, un peu gêné par les ouvrages avancés qui protégeaient sa poitrine, Surgères eut le temps de lui glisser ces deux mots à l'oreille:
—Veillez sur Renée... je vais l'embrasser avant de partir!
La marquise fit un signe de tête affirmatif, indiquant qu'elle avait compris et qu'elle se souviendrait de la recommandation.
Le comte, léger, joyeux, émancipé, fit un dernier signe du pommeau de la cravache à son ami le marquis, déjà tout préoccupé des chemins creux où il irait se poster avec ses fermiers, guettant les soldats de la République isolés ou marchant par petites troupes, puis il se rendit à un des tournants de la route de Fougères, vers une blanche maison, proprette et fleurie, qu'on nommait la Garderie.
Là, jadis, était un rendez-vous de chasse, un poste de gardes des seigneurs de Mayenne.
Le comte arrêta son cheval devant l'échalier fermant la cour, au milieu de laquelle se trouvait la maisonnette.
Il mit pied à terre, effrayant et chassant les poules picorant dans l'herbe, les canards barbotant au milieu d'une mare que recouvrait à demi une taie verdâtre.
Un chien avait aboyé.
—Paix! paix! Ramonneau!... dit une voix forte, ne reconnais-tu pas notre bon seigneur?...
—Oui, c'est moi, père La Brisée... et quoi de nouveau à la Garderie?
—Rien de nouveau, monseigneur!... dit le vieux garde-chasse, debout sur le seuil de sa maison, vêtu de sa veste de velours, botté, le couteau sur la cuisse, prêt à découpler ses chiens pour la battue ou à décrocher son fusil, pour l'affût au coucher du soleil.
Dans l'intérieur soigneusement lavé, poli, frotté de la pièce servant de cuisine et de salle à manger, des trompes de chasse faisaient étinceler leurs cuivres, à côté de fouets alignés et de défenses de sangliers, d'andouillers, de têtes de cerfs et de museaux de renards, garnissant les parois.
—Monseigneur veut-il me faire l'honneur d'entrer un instant se reposer et d'accepter un pot de cidre?
—Ce ne serait pas de refus, en un autre moment, mon bon La Brisée, mais aujourd'hui impossible... Je pars... je vais faire une assez longue absence...
La Brisée eut un mouvement où il y avait de la tristesse.
—Ah! monseigneur nous quitte, dit-il... A une époque pareille!... Qu'allons-nous devenir?
—Je reviendrai, mon vieux La Brisée, il s'agit d'un voyage... un simple voyage d'agrément.
—Monseigneur est le maître de rester ou de s'en aller! dit avec résignation le garde-chasse... et monsieur le comte a-t-il des ordres à me donner pour le temps de son absence? ajouta-t-il en reprenant son ton ordinaire de serviteur soumis.
—Oh! pas grand'chose, La Brisée... le droit de chasse est présentement aboli et cela te laisse des loisirs...
La Brisée fit un geste mélancolique, et murmura:
—C'est l'abomination de la désolation!... Si encore on s'était contenté de supprimer...
Il s'arrêta, se rappelant que son seigneur était là, et le vieux garde, partisan sous cape de toutes les réformes de la Révolution, sauf en ce qui concernait la chasse, termina son appréciation en disant:
—Toucher au gibier... ça ne s'était jamais vu!...
—Vous en verrez... je veux dire, nous en verrons bien d'autres, La Brisée! Mais parlons de ce qui m'amène... Où est Renée?...
—Mademoiselle Renée est avec ma femme, tout près d'ici... à la ferme de Verbois... Oh! elles ne vont pas tarder... je les espère depuis un quart d'heure...
—Je ne puis attendre... il faut que j'aille coucher à Rennes cette nuit... Vous embrasserez donc Renée pour moi... Adieu, mon brave La Brisée!... portez-vous bien... je reviendrai!... je reviendrai...
Et le comte de Surgères s'éloigna, en faisant un signe bienveillant à son garde. Gaillard et dispos, il sauta en selle. L'idée d'une scène d'attendrissement avec Renée l'avait tourmenté jusque-là. Il redoutait les effusions du cœur.
Ce n'était pas qu'il fût incapable de tendresse. Renée était sa fille. L'enfant issu de ses amours avec la plantureuse marquise de Louvigné. Il éprouvait, pour cette fille de la passion depuis longtemps refroidie, une affection fort tempérée. Il avait sans doute veillé sur elle, mais de loin, et s'il n'avait pas ménagé l'argent, les cadeaux, il s'était montré moins prodigue de ses caresses.
Aussitôt sa naissance, heureusement survenue tandis que le marquis de Louvigné s'était rendu à une assemblée de gentilshommes de la Bretagne et du Perche, tenue à Rennes, Renée avait été confiée aux bons soins de La Brisée et de sa femme.
L'enfant avait été élevée en secret, ne voyant que de loin, au hasard des promenades, son père, et plus rarement encore la marquise de Louvigné, sa mère, qui, l'un et l'autre, en présence de témoins toujours à portée, gars de ferme ou villageois curieux, s'abstenaient de lui donner de bien grandes preuves d'intérêt.
Elle ignorait donc sa naissance et se croyait la fille de La Brisée et de sa digne mais peu aristocratique compagne.
Le comte et la marquise, l'une grande dame du voisinage, l'autre seigneur du domaine où La Brisée était garde, ne lui laissaient en rien soupçonner, par leurs rares visites, le lien naturel qui les attachait à elle.
Grâce aux libéralités du comte, Renée avait eu l'éducation large et s'était accoutumée à montrer une indépendance de demoiselle de bonne maison.
Elle avait appris à monter à cheval et galopait, seule, sans crainte comme sans tutelle, à travers prés et champs, sur une petite jument, sortie des écuries du château. Le père La Brisée l'avait emmenée dans ses courses sous bois, et, déjà forestière, la gamine s'était improvisée chasseresse.
Un jour, pendant que La Brisée, son repas pris en forêt, sommeillait à l'ombre d'un hêtre, comme un pasteur virgilien, elle lui avait doucement dérobé son fusil. A pas lents, elle s'était éloignée... évitant le craquement, sous les pieds, du bois mort ou le froissement des feuilles sèches...
Parvenue à une clairière, où le chien de garde, qui, voyant prendre le fusil, sans s'occuper de qui le portait, s'était mis en quête, fit lever un faisan, avec émotion, Renée épaula, ajusta, tira...
Dans un lourd battement d'ailes, l'oiseau tomba.
Renée demeura un instant stupéfaite: comme assourdie par la détonation, elle regardait avec surprise, et non sans un mouvement d'orgueil, un éclair de victoire aux yeux, le gibier se débattre et tout à coup demeurer inerte dans l'herbe humide, allongé, les plumes raides, le bec bâillant.
Le chien s'était précipité sur la proie, et, dans sa gueule, en frétillant, l'apportait.
Avec une caresse, Renée récompensa l'animal qu'elle débarrassa de sa capture, puis, comme un avare son trésor, elle enfouit son gibier dans la poche de la veste masculine qu'elle revêtait pour ses courses sylvestres, et s'en revint trouver La Brisée, réveillé, tout ému de ce coup de feu. Il cherchait son fusil, et, ne le trouvant pas à sa portée, se croyait dévalisé par des braconniers.
Il gronda Renée d'abord, puis s'humanisa en constatant qu'elle ne revenait pas bredouille, la chasseresse débutante! Il était mécontent d'avoir été désarmé durant le sommeil, mais fier du bon usage que son élève avait fait de l'arme empruntée.
Depuis, elle l'accompagna dans ses rondes, chaque fois que l'heure et le temps le permettaient, et, à l'occasion, tirait un lapin ou servait un chevreuil.
Ainsi Renée se familiarisa avec la marche, avec la fatigue, avec la poudre, avec les armes.
Au hasard de ses courses, bien souvent, le fusil sous le bras, elle s'en allait seule, loin du père La Brisée, occupé à surveiller de rusés fraudeurs ayant disposé pièges et collets dans les sentes et les passes du gibier. Ces jours-là, lièvres, faisans et perdreaux pouvaient, tranquilles, se raser, se percher, ou rappeler. Renée ne renouvelait pas la pierre de son fusil, et ne faisait nulle attention aux rencontres de son chien. Alors elle battait la plaine du côté d'un moulin, où, près du ruisseau jaseur qui l'alimentait, se trouvait, derrière un rideau de peupliers, comme une cabane de verdure faite de plantes sauvages, viornes, prèles, lierres, grimpant et s'enchevêtrant dans un verdoyant fouillis.
Ce n'était pas seulement la fraîcheur de cette retraite heureuse, ni le gazouillis du ruisseau sur les cailloux, ni le calme profond sous l'ombre épaisse, qui l'attiraient.
Pour Marcel, le fils du meunier, les bords discrets du ruisseau avaient pareillement un attrait.
Aussi fréquemment qu'il était possible, les deux jeunes gens se rencontraient là...
Un livre à la main, le jeune homme, à pas lents, dès qu'il apercevait Renée partant en chasse, venait au-devant d'elle...
Il feignait de lire comme elle de chasser...
Leur pensée était ailleurs, et livre et gibier n'intéressaient que comme prétextes.
Renée avait alors dix-sept ans, Marcel entrait dans sa vingtième année...
Fils de paysan aisé et neveu du curé, Marcel avait appris un peu de latin et l'on avait pensé qu'il entrerait dans les ordres; mais l'église ne le tentait guère. Epris des charmes de la nature, aimant les bois, les prés, les fleurs, cherchant à étudier le secret de la vie universelle et désireux d'en surprendre le mystère, Marcel avait manifesté de très vives dispositions pour les sciences naturelles.
Avec l'appui de son oncle le curé, il avait pu prendre quelques leçons d'anatomie chez un vieux médecin, familier du presbytère. A force d'études et de patience, il avait préparé suffisamment ses premiers grades, qu'il avait obtenus à Rennes.
Il serait donc médecin et dans ses projets d'avenir, ébauchés au bord du ruisseau babillard, avec Renée, qui, pour lui, négligeait décidément la chasse et ne prenait plus le fusil que comme explication de ses longues absences, il se voyait d'abord à Rennes, puis ensuite à Paris, où seulement la science pouvait être acquise avec la notoriété et la fortune, pratiquant ce bel art de guérir dont les anciens faisaient un attribut divin...
Pacifique, sentimental, ayant lu avec ardeur les écrits de Rousseau, Marcel avait l'âme d'un philosophe. Il s'agenouillait devant la Nature et sa profession de foi était celle du Vicaire Savoyard. Sa pensée, élargissant le cercle restreint des êtres et des choses qui l'environnaient, embrassait l'humanité tout entière. Il se rêvait citoyen du monde et proclamait que le globe était la patrie de tous les humains. Il lui était tombé entre les mains plusieurs écrits d'Anacharsis Clootz, connu sous le nom du philosophe Anaxagoras, et il avait fait sa doctrine de sa République universelle.
Dans ses courses projetées, le jeune médecin cosmopolite ne partait pas seul pour Paris et pour la gloire...
Renée l'accompagnait, Renée, devenue sa femme, car les deux jeunes gens, sans se l'être jamais bien dit nettement, s'aimaient, et, au fond du cœur, s'étaient juré de ne jamais se quitter.
Ils étaient d'âge apparié, ils se plaisaient, et leur situation de fortune se trouvant à peu près égale, rien ne semblait donc devoir s'opposer à leur bonheur.
Marcel, fils de meunier, ayant pour seigneur le comte de Surgères, ne dérogeait guère en épousant celle qu'il croyait la fille du brigadier des gardes-chasses du comte, le père La Brisée.
La bonne maman Toinon, la femme du garde, avait surpris leurs projets, un jour qu'elle s'était trouvée faire de l'herbe pour ses lapins, du côté du ruisseau.
Elle n'avait pas grondé fort, mais ce qui avait un peu surpris Marcel, c'est que, dans ses réticences et ses grognements, la mère Toinon avait paru insinuer qu'il y aurait un obstacle, du côté de Renée.
Le fils du meunier, dont l'aisance paternelle pouvait justifier quelque opposition à un mariage avec la fille d'un simple garde-chasse, ne devina pas ce que voulait dire la femme de La Brisée; celui-ci ne paraissait tenir aucune place dans les réserves qu'elle indiquait vaguement... son consentement était-il donc nul, ou n'y avait-il aucune raison de s'en inquiéter? Marcel ne démêlait pas trop les craintes de la femme du garde ni les causes de cet empêchement qu'elle signalait, du fait de Renée...
Quand le comte de Surgères eut brusquement quitté le pays pour aller, comme on le sut bientôt, retrouver les princes dans l'émigration, la maman Toinon, en regardant avec des yeux narquois les deux amoureux, leur dit:
—A présent, mes enfants, si vous voulez toujours vous marier, n'y a plus qu'à demander au meunier...
Marcel, sans comprendre pourquoi la mère La Brisée disait que le consentement de son père suffirait désormais, s'en était allé trouver celui-ci et lui avait fait part de son désir d'épouser Renée.
Le meunier, tout en déclarant qu'il n'avait rien à dire contre la jeune fille, avait tenté de dissuader son fils. Il lui avait représenté qu'il était très jeune, qu'il devait travailler, se faire une position, enfin ce que les pères disent en pareil cas, lorsqu'il est question d'un mariage qui ne leur convient pas, sans qu'ils puissent donner de bonnes raisons pour refuser franchement.
Surpris de cette résistance, qui n'était pas celle qu'il attendait, car le jeune homme supposait que son père aurait invoqué la condition relativement inférieure de la fille d'un garde-chasse, Marcel résolut d'approfondir les motifs du refus paternel.
Sa mère—les mamans sont bavardes lorsqu'il s'agit du bonheur de leurs fils—lui apprit que maître Bertrand Le Goëz, tabellion et régisseur des biens du comte de Surgères, de plus son mandataire en son absence, nanti de sa procuration générale, avait jeté des regards fort tendres du côté de la Garderie. La gentille Renée lui avait plu, et il l'avait demandée en mariage, ou peu s'en fallait, à La Brisée.
Marcel éprouva une vraie douleur, où la colère ajoutait ses flammes, à cette confidence de sa mère...
Il avait donc pour rival maître Bertrand! un homme vilain, vieux, désagréable, sur le compte duquel couraient mille méchants propos!...
Mais Renée n'aimait pas le tabellion. Elle ne voudrait pas de lui. Elle résisterait à ses prétentions. Il était sûr d'elle. De ce côté, nulle inquiétude. Quant à La Brisée, il comprenait ses hésitations, étant sous la dépendance de maître Bertrand Le Goëz qui, chargé par le comte de la direction de tous ses biens, était par conséquent libre de congédier les gardes-chasses...
Là était le danger. Cependant Le Goëz n'osait pas renvoyer, pour ce motif, un vieux et fidèle serviteur comme La Brisée, l'honneur et le modèle des forestiers d'alentour.
C'est pourquoi le rusé tabellion s'était précautionné de l'appui du meunier. Il dépendait de lui de renouveler le bail de diverses terres appartenant au seigneur de Surgères, qui étaient indispensables au meunier pour alimenter son moulin.
Le Goëz avait mis nettement le marché à la main.
Marcel cesserait donc toute accointance avec Renée, sinon le bail ne serait pas renouvelé et le meunier, ruiné, devrait abandonner son moulin, quitter le pays.
Le jeune homme, en apprenant les projets et les calculs du tabellion, ne parlait rien moins que d'aller le trouver dans son étude, au milieu de ses paperasses, et de lui casser les reins.
Sa mère l'en dissuada. Le Goëz était puissant autant que vindicatif. Bien que fondé de pouvoirs d'un noble, peut-être pour cette raison, il affectait les principes révolutionnaires les plus violents. Il ne parlait que de couper des têtes et avait réclamé l'installation d'un tribunal chargé de juger les contre-révolutionnaires dans chaque commune. Il était officier municipal et correspondait avec des agitateurs influents des sections de Paris, l'huissier Maillard, le marquis de Saint-Huruge, Fournier l'Américain et autres hommes d'action. Il n'y avait ni à plaisanter avec un pareil citoyen, ni à le braver.
—Que faire alors? avait demandé le jeune homme.
—Partir, répondit sa bonne femme de mère, ne plus songer à Renée, aller à Rennes, où il finirait ses études, où il deviendrait un grand médecin, où il trouverait l'oubli, le repos, le bonheur peut-être...
Le jeune amoureux secoua la tête et s'éloigna tout pensif, sans répondre à sa mère. Il ne voulait ni du repos ni de l'oubli. Il savait bien que loin de Renée il ne pourrait trouver le bonheur. Il resterait au pays et il arracherait Renée à l'odieux tabellion. Ou bien, s'il le fallait, l'âme ouverte à de vagues aspirations de vie en pleine nature, de terres nouvelles où la liberté fleurissait sans péril, il s'expatrierait, il traverserait les mers, il irait dans cette Amérique où la France avait combattu pour l'indépendance; là, il travaillerait, il étudierait, il deviendrait un citoyen laborieux et utile, loin du fracas des camps, hors de tout le tumulte belliqueux de la vieille Europe. Naturellement, dans ce rêve d'émigration, Renée était du voyage.
Le soir de cette conversation décisive avec sa mère, Marcel retrouvait Renée au bord du ruisseau, dont la chanson semblait, à l'heure crépusculaire, plus mélancolique et plus triste.
Une barre rougeâtre au couchant indiquait la mort du soleil, enseveli dans les linceuls de grands nuages roux et gris.
La lune cependant, dissipant les nuées avec lenteur, à l'orient montait, et son disque paisible luisait entre les hautes et frêles branches des peupliers.
Renée et Marcel, assis sur l'herbe, au bord du petit cours d'eau, se tenaient les mains et regardaient, comme une roue d'argent, l'astre blanc et doux rouler dans l'espace.
L'instant était solennel, l'heure était nuptiale.
Comme deux chants d'oiseaux se répondant au mois de mai, sous la ramure enamourée, les deux voix des jeunes gens alternaient dans la sérénité du soir:
—Je t'aime, ma Renée, et n'aimerai jamais que toi!...
—Toi seul, Marcel, occupes ma pensée, et mon cœur n'est qu'à toi seul...
—Nous ne nous quitterons jamais!...
—Toujours nous vivrons côte à côte...
—Rien ne pourra nous séparer!...
—Nous serons réunis jusqu'à la mort...
—Tu jures de me suivre partout, ma Renée?
—Je jure de t'accompagner où tu iras, Marcel!...
—Nous nous aimerons toujours!...
—Toujours nous nous aimerons, je le jure!...
—Que ces branches, emblèmes de la liberté, que ces arbres qui sont les piliers du temple de la Nature, que ces peuples rustiques reçoivent mes serments et soient témoins! dit Marcel avec l'emphase qui se trouvait alors dans le langage comme dans les gestes, et il étendit la main vers les arbres que la Révolution honorait tels que les symboles de la nation, en manière de serment.
Renée imita Marcel et, comme lui, la main étendue, jura d'aimer toujours et de suivre partout celui à qui elle s'engageait librement, sous les peupliers qu'argentait la lune bienveillante.