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Madame Sans-Gêne, Tome 1: Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau

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L'ENROLEMENT INVOLONTAIRE

Quand les deux jeunes gens eurent, d'un chaste baiser, scellé le serment échangé sous la sérénité du clair de lune, envahissant toute l'étendue du ciel et dispersant les brumes de l'occident, ils crurent entendre comme un froissement de feuilles derrière eux, suivi d'un cri analogue au houloulement du chat-huant.

Cet oiseau de funèbre augure troubla leur extase.

Ils se levèrent, impressionnés, et une secrète angoisse comprima leurs élans.

Marcel prit une pierre et la lança dans la direction du massif d'où le cri était parti, cherchant à déloger la bête importune.

—Veux-tu t'en aller, vilain chat-huant! cria Marcel, regardant avec colère le feuillage sombre où sans doute était blotti, dans quelque creux d'arbre, le témoin jaloux de leurs tendresses.

Aucun oiseau ne s'envola. Au lieu d'un battement d'ailes, ce fut comme un bruit de pas précipités que les deux amoureux perçurent, et il leur sembla, dans le fouillis des feuilles, entendre un ricanement d'homme...

On les avait donc surpris, épiés, écoutés?...

Ils rentrèrent tous deux, au village, attristés, silencieux, inquiets.

—J'ai peur de ce mauvais présage! dit Renée au moment des adieux, auprès de la haie bordant la Garderie.

—Bah! répondit Marcel, essayant de tranquilliser la jeune fille, c'est quelque mauvais plaisant qui aura voulu s'amuser à nos dépens... un jaloux que notre bonheur fait rager... n'y pensons plus, mignonne! Nous nous aimons, nous avons juré de nous être toujours fidèles et rien ne peut nous séparer!...

Ils se quittèrent cependant, alarmés par cet avertissement qui leur avait été donné. Un ennemi les surveillait. On voulait donc les empêcher d'être heureux? Qui pouvait ainsi les suivre et les menacer? A qui leur bonheur portait-il ombrage? Le souvenir des paroles de la meunière et la pensée de ce Bertrand Le Goëz qui osait vouloir posséder Renée, se présenta aussitôt à l'esprit de Marcel. Il se raisonna et chercha à se prémunir contre cette appréhension vague qui pénétrait dans son âme. «Bertrand Le Goëz est un méchant homme et un jaloux, se dit-il, mais que peut-il contre nous, puisque Renée m'aime et qu'elle a juré de n'être qu'à moi!»

Il se promit cependant de se tenir sur ses gardes et de veiller sur les manœuvres du tabellion.

La crainte qu'il éprouvait n'était pas sans quelque fondement.

Le Goëz multipliait ses visites au moulin. Il avait une seconde fois averti le père de Marcel que son bail expirait prochainement et qu'il n'avait à compter sur aucun renouvellement. En vertu de la procuration que le comte de Surgères lui avait remise, Le Goëz signifierait au meunier d'avoir à céder ses terres. Aucun délai ne lui serait accordé...

Toutefois le tabellion avertissait le père de Marcel que, s'il voulait envoyer son fils à Rennes et lui déclarer qu'il eût à renoncer à tout espoir d'épouser Renée, il consentirait à un renouvellement de bail.

Le meunier était fort embarrassé: son fils persistait dans ses intentions et jurait qu'il épouserait Renée, malgré Bertrand Le Goëz; de son côté, la jeune fille avait répondu à toutes les sollicitations du régisseur amoureux par un refus catégorique.

Bertrand Le Goëz résolut de séparer violemment les deux jeunes gens.

La France courait aux armes. De tous côtés se présentaient aux municipalités des volontaires, réclamant des fusils, des piques, et s'engageant à mourir pour la patrie.

Le tabellion, en sa qualité de procureur de la commune, convoqua, un dimanche matin, tous les jeunes gens du pays et leur adressa un appel chaleureux: il s'agissait d'aller à Rennes renforcer le bataillon d'Ille-et-Vilaine.

Plusieurs volontaires se présentèrent, s'enrôlèrent et partirent le lendemain.

Bertrand Le Goëz s'empressa de signaler partout le mauvais exemple et la lâcheté de ceux qui, jeunes, vigoureux, capables de porter les armes, se dérobaient à l'honneur de défendre la patrie et préféraient s'amollir en compagnie des vieilles gens et des jeunes filles...

Sa harangue visait directement Marcel...

Celui-ci, comprenant quel parti Le Goëz comptait tirer de son inaction, se rendit chez le garde-chasse.

Il trouva La Brisée occupé à nettoyer ses fusils, en sifflotant un air de chasse.

Renée cousait à côté de la femme du garde.

Elle poussa un cri de surprise en voyant entrer Marcel.

Un malheur était imminent... Du regard elle l'interrogea, le suppliant de la rassurer.

—Père La Brisée, dit le jeune homme d'une voix émue, je viens vous faire mes adieux ainsi qu'à Renée... Je pars!...

—Oh! mon Dieu! fit la jeune fille, en portant la main à son cœur... Pourquoi nous quittez-vous, Marcel!... Ce méchant Le Goëz veut-il donc toujours reprendre à votre père ses terres?...

—Ce n'est pas pour cette seule raison que je dois m'en aller...

—Et où vas-tu, garçon?... dit tranquillement La Brisée, tout en frottant la platine de son arme...

—Je ne sais... devant tout le village, on m'a reproché ce qu'on a appelé ma lâcheté... ce n'est pas par crainte que je ne prenais pas un fusil, bien que je considère la guerre comme un fléau, et que les peuples qu'on y mène, ainsi que des moutons à la tuerie, soient de bien grands fous, ainsi que l'a démontré Jean-Jacques, mon maître! Pourquoi se laissent-ils entre-détruire pour des intérêts qui ne les touchent pas? La guerre actuelle est juste... c'est celle des esclaves brisant leurs fers... c'est la guerre de la liberté contre la tyrannie, et celle-là, Jean-Jacques Rousseau lui-même l'eût approuvée!...

—Alors tu t'es enrôlé, garçon?... dit le garde La Brisée... mais c'est bien, c'est très bien... tu as fait comme les autres... tu es un brave... tu vas en tuer, je l'espère, de ces voleurs de Prussiens... dommage que tu n'aies jamais su tirer un coup de fusil!... tu n'es pas comme Renée, toi!... c'est elle qui ferait un fameux soldat... enfin ça te viendra... tu apprendras... courage, Marcel!...

Renée s'était levée, défaillante, le visage subitement pâli.

—Je quitte le pays, reprit Marcel avec une émotion croissante, parce que je ne puis plus vivre au milieu des menaces des uns, des insultes des autres... Père La Brisée, je vais, avec mon père et ma mère, qui eux aussi sont chassés m'établir en Amérique...

—Comment! dit le garde stupéfait, laissant échapper son fusil, ce n'est pas à l'armée que tu cours?... et quoi faire en Amérique, bon Dieu!...

—Je veux, dit le jeune homme avec énergie, que vous me permettiez d'emmener avec moi, comme épouse, votre fille Renée... Là-bas, nous fonderons une famille, là-bas nous serons heureux sous les grands arbres des solitudes!

Renée s'était élancée vers La Brisée en disant:

—Père! père! venez-vous avec nous dans cette Amérique que je ne connais pas, mais qui doit être bien belle, et que j'aime déjà, puisque Marcel dit qu'il y fait si bon vivre!

Le garde s'était levé, très troublé, et apostrophant sa femme, immobile, qui semblait n'avoir rien entendu, continuant à tirer l'aiguille d'un mouvement machinal:

—Eh bien, en voilà d'une autre! Emmener Renée en Amérique! L'épouser! Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, la vieille?

La mère La Brisée s'arrêta de coudre, et, relevant la tête, répondit d'une voix aigrelette:

—Je dis que c'est des bêtises, tout ça! Il est temps que ça finisse. Voyons, La Brisée, faut leur raconter ce qu'il en est à ces deux tourtereaux. Ils ne savent pas qu'ils sont dépareillés! A toi de le leur apprendre!

La Brisée alors révéla à Renée qu'elle était la fille du comte de Surgères et ne pouvait devenir la femme d'un fils de meunier.

Renée, surprise et accablée, maudissait cette noblesse qui devenait un obstacle à son bonheur.

Mais elle se disait aussi que son père absent, ainsi que l'avait dit le garde La Brisée, l'ayant confiée à des soins mercenaires, ne devait ni disposer d'elle ni l'empêcher de se donner à l'homme qu'elle aimait... elle se trouvait placée, de par les conditions irrégulières de sa naissance, en dehors des conventions de la société, pourquoi ne s'en affranchirait-elle pas définitivement?...

La Révolution soufflait partout alors, et dans les cerveaux les plus calmes, dans l'âme même d'une jeune fille comme Renée, elle déposait ses germes d'indépendance et de liberté...

Marcel, de son côté, réfléchissait. La situation nouvelle de Renée bouleversait tous ses projets et le déconcertait.

La noblesse, à laquelle appartenait Renée, ne lui apparaissait pas non plus comme un obstacle sérieux. La Révolution avait aboli tous les privilèges et déclaré les hommes égaux. Mais Renée était riche. Elle ne pouvait suivre, comme elle s'y engageait, le fils d'un meunier ruiné, tel que lui: ce qui n'était qu'amour et entraînement de la jeunesse, à leurs yeux, passerait pour un calcul cupide de sa part, pour une sorte de captation indigne. Non! il ne devait pas accepter le sacrifice auquel était prête Renée... il s'éloignerait!... il s'efforcerait de chasser de sa pensée son souvenir... il irait chercher hors de France, sinon le bonheur, du moins l'oubli, le repos... il partirait seul en Amérique...

Son parti fut pris rapidement. Il allait déclarer son intention de s'expatrier... de mettre l'espace entre son amour et lui, quand on frappa à la porte...

La mère La Brisée alla ouvrir... Bertrand Le Goëz parut.

Il avait ceint l'écharpe et était accompagné de deux commissaires du district, portant le chapeau à plumes tricolores et les insignes de délégués municipaux.

Comme La Brisée s'étonnait de la venue des trois personnages, Le Goëz dit à l'un des commissaires, en désignant le jeune homme:

—Citoyens, voici le nommé Marcel!... faites votre devoir!...

—Vous venez m'arrêter? dit Marcel stupéfait. Qu'ai-je fait?...

—Nous venons simplement te demander, citoyen, dit l'un des commissaires, s'il est vrai que tu sois à la veille de partir... de quitter ton foyer, ton drapeau, comme l'a déclaré ton père, le meunier?

—J'ai eu cette intention-là, en effet!

—Vous le voyez! dit Le Goëz triomphant et prenant à témoin les commissaires.

—Alors, tu veux émigrer?... tu veux porter les armes contre ta patrie?... tu ne sais donc pas que la loi punit ceux qui en ce moment désertent?... réponds!...

—Je ne déserte pas... je n'émigre pas, je ne puis plus vivre ici... La pauvreté me chasse avec les miens. Je vais sous un autre soleil chercher le travail avec la liberté!

—La liberté, elle est sous les drapeaux de la nation, reprit le premier commissaire. Pour du travail, la nation va t'en fournir! Tu es médecin, nous as-tu dit?

—Je vais l'être. Il ne me reste plus qu'un diplôme à obtenir...

—Tu l'auras... au régiment!

—Au régiment! Que voulez-vous dire?

—Nous avons un ordre de réquisition pour toi, dit le second commissaire. Nos armées manquent de médecins et nous sommes chargés, mon collègue et moi, de leur en fournir...

Il tendait un papier à Marcel, surpris:

—Signe ici... et dans vingt-quatre heures va rejoindre à Angers... On te dira au dépôt sur quel corps tu seras dirigé!

—Et si je ne signe pas?

—Nous t'arrêtons immédiatement comme réfractaire, comme agent de l'émigration... et nous t'envoyons à Angers, mais en prison! Allons, signe!

Marcel hésitait.

Bertrand Le Goëz, clignant de l'œil, disait à l'un des commissaires, à mi-voix:

—Vous auriez mieux fait de m'écouter et de le faire arrêter tout de suite... Il ne signera pas, c'est un aristocrate, un ennemi du peuple!

La Brisée et sa femme assistaient, interdits et muets, à cette scène.

Renée, cependant, s'étant approchée de Marcel, prit la plume, la lui tendit, en lui disant doucement:

—Signez, Marcel... il le faut!... je le désire...

—Vous voulez donc que je vous quitte... que je vous laisse, sans défense, exposée à toutes les tentatives de ce misérable! dit-il en montrant Le Goëz.

Renée reprit, en se penchant à son oreille:

—Signe... j'irai te retrouver... je te le jure!...

Marcel fit un mouvement:

—Toi!... parmi les soldats!... toi à l'armée! dit-il à voix basse.

—Pourquoi pas? je suis un garçon, moi!... je sais me servir d'un fusil, demande au père... ce n'est pas comme toi! Allons, signe!

Marcel prit la plume, et nerveusement signa l'acte d'enrôlement, puis s'adressant aux commissaires:

—Où faut-il aller?...

—A Angers... où l'on forme le bataillon de Mayenne-et-Loire... Bonne chance, citoyen médecin!...

—Salut, citoyens commissaires!...

—Tu ne me dis rien, à moi? demanda Le Goëz d'un ton goguenard.

Marcel lui montra la porte.

—Tu as tort de m'en vouloir... à présent que tu es bon sans-culotte et que tu sers la patrie, je te rends mon estime, Marcel! et pour te le prouver, je vais de ce pas renouveler le bail de tes parents! dit le tabellion, riant faux.

Bertrand Le Goëz se retira en se frottant les mains. Il avait gagné la partie: son rival s'en allait au loin, à l'ennemi... Reviendrait-il jamais? Renée resterait en son pouvoir... Renée, dont il connaissait la naissance, et qui, devenue sa femme, lui apporterait une partie de ces domaines du comte de Surgères dont il n'était que le régisseur... il se voyait déjà maître et seigneur de ces vastes propriétés dont il avait la garde... il pourrait se montrer bienveillant vis-à-vis des parents de Marcel et leur laisser leurs terres... il aurait en eux des alliés, et Marcel ne pourrait les animer contre lui... Tout lui réussissait, et déjà il savourait la joie de parcourir, non plus en intendant, mais en véritable propriétaire, au bras de Renée, malgré tout sa femme, les domaines du comte, que la loi sur l'émigration allait frapper. Il se chargerait bien de faire reconnaître les droits de l'héritière.

Renée, cependant, après avoir déclaré à La Brisée et à Toinon qu'elle n'aurait, malgré Bertrand, jamais d'autre amour, et que Marcel serait un jour son mari, s'en fut, le soir venu, au rendez-vous habituel, au bord du ruisseau, sous les peupliers...

Elle y trouva Marcel, bien triste, bien inquiet... Sa main tremblait de fièvre et des larmes roulaient dans ses yeux.

Elle le rassura, lui renouvelant sa promesse de le retrouver au régiment...

Et comme il manifestait de nouveau son incrédulité, elle lui répondit avec assurance:

—Tu verras!... Est-ce que je ne ferai pas un gentil soldat?...

Et elle ajouta en riant:

—Dame! je n'ai pas tes idées sur la guerre... Je ne suis pas philosophe, moi, mais je t'aime et je te suivrai partout!...

—Mais les fatigues?... les étapes?... le fusil est lourd et le sac pèse!... Tu n'as pas d'idée des pénibles travaux de la guerre, pauvre enfant! disait Marcel pour la dissuader de ce projet qu'il taxait de folie.

—Je suis forte... et puis l'on s'y fait!... il part tous les jours des jeunes gens, qui ne sont pas si robustes que moi... et ils n'ont pas, comme moi, leur amour sous les drapeaux!... répondait-elle avec crânerie.

—Mais si tu venais à être blessée?...

—N'es-tu pas médecin?... tu me soignerais, tu me guérirais!...

Quelques jours après, à la brune, on aurait pu voir, marchant d'un pas allègre, un tout jeune homme se diriger vers Angers, portant au bout d'un bâton un petit paquet de linge et vêtu du costume de garde national. Ce jeune homme s'était présenté, aussitôt arrivé à Angers, à la mairie, et s'était fait inscrire comme volontaire au bataillon de Mayenne-et-Loire, sous les noms de René Marcel, fils de Marcel, meunier à Surgères.

Le jeune homme avait ajouté qu'il rejoignait le corps où son frère Marcel, déjà enrôlé, servait en qualité d'aide-major.

La jeune fille fut ainsi incorporée sans difficulté. Nul ne soupçonna son sexe. Cette incorporation de jeunes femmes, sous des habits d'homme et sous des noms supposés, se produisit quelquefois, à cette époque de confusion et de dévouement de toutes sortes. Les bataillons de la Révolution reçurent ainsi nombre de recrues féminines.

On conserve encore sur le livre d'or des annales militaires de la République les noms obscurs et les glorieux états de service de ces héroïques guerrières.

Au bataillon de Mayenne-et-Loire, où Renée conquit très vite les sardines d'argent et reçut le sobriquet de Joli Sergent, une déception cruelle bientôt l'atteignit...

Elle ne devait pas rester longtemps auprès de celui qu'elle était venue retrouver: un ordre supérieur ordonna à l'aide-major Marcel de passer au 4e régiment d'artillerie à Valence, où l'on manquait de médecins, et qui devait être dirigé en hâte sur Toulon.

La séparation fut cruelle. L'obligation de contenir leur douleur et de cacher leurs larmes, car on observait les deux jeunes gens et trop d'émotion pouvait les trahir, augmenta le déchirement du départ.

En se donnant le dernier baiser d'adieu, il fut convenu que chacun ferait tous ses efforts pour rejoindre l'autre.

On a vu, par la démarche du Joli Sergent auprès du capitaine Bonaparte, combien Renée s'efforçait de faire revenir auprès d'elle celui qu'elle aimait...

Grâce à la protection de Robespierre jeune, dont Bonaparte était l'ami, la permutation désirée fut obtenue et nous ne tarderons pas à rencontrer réunis, sous les ordres du commandant Beaurepaire, l'héroïque défenseur de Verdun, Renée, engagée par amour, et Marcel, le philosophe humanitaire, l'élève de Jean-Jacques, apôtre de la paix et de la fraternité universelles, citoyen du monde, comme il s'appelait, ayant subi un enrôlement un peu involontaire.

XI
LA CRÉANCE DE MADAME SANS-GÊNE

Après le départ du Joli Sergent, Bonaparte, s'isolant dans sa pensée, s'était remis au travail. Combinant, devant la carte, de vastes projets de défense du littoral méditerranéen, il jetait un coup d'œil ambitieux sur les montagnes séparant la France du Piémont, la clef de l'Italie...

Au milieu de ses calculs stratégiques, un coup frappé à la porte lui fit relever la tête:

—Qui vient encore? pensa-t-il, impatienté d'être dérangé... c'est donc le jour aux visites!... Qui est là? cria-t-il.

—C'est moi... répondit une voix de femme... Catherine... la blanchisseuse!...

—Entrez! grommela-t-il.

Catherine parut, un peu embarrassée, son panier au bras:

—Ne vous dérangez pas, capitaine, dit-elle presque timidement... je vous rapporte votre linge... j'ai pensé que vous pourriez en avoir besoin...

Sans lever les yeux, Bonaparte grogna:

—Le linge? C'est bien... Posez-le sur le lit.

Catherine demeura tout interdite.

Elle n'osait ni avancer, ni bouger, son panier à la main. Elle pensait: Je dois avoir l'air godiche! Mais c'est plus fort que moi, il m'en impose cet homme-là!

Celle qu'on nommait dans tout le quartier Saint-Roch la Sans-Gêne, et qui volontiers justifiait son surnom, se trouvait visiblement intimidée.

Elle regardait le lit, que lui avait indiqué Bonaparte; elle changeait son panier de bras, et puis aussi, elle palpait, dans la poche de son tablier, la note qu'elle avait apportée, sans oser se décider à une action quelconque.

Elle était, comme on dit, dans ses petits souliers.

Bonaparte continuait à examiner la carte déployée sur sa table, sans paraître faire aucune attention à elle.

A la fin elle se mit à toussoter légèrement, pour indiquer sa présence.

—Il n'est guère galant le capitaine! pensait-elle... Sans doute, on est honnête femme, et l'on ne vient pas pour... des bêtises, mais tout de même on vaut bien la peine d'être regardée un brin!...

Et, piquée, elle recommença son léger toussotement...

Bonaparte releva la tête et fronça le sourcil:

—Comment, vous êtes encore là? dit-il peu galamment... Qu'attendez-vous? reprit-il après un court silence, avec sa brusquerie accoutumée.

—Mais, citoyen... pardon, capitaine! je voulais vous dire... enfin, c'est que je me marie! dit Catherine vivement.

Elle était rouge comme une pomme d'api. Sous son fichu de laine son sein battait. Décidément, le capitaine lui faisait perdre l'aplomb.

—Ah! vous vous mariez?... dit Bonaparte, froidement, eh bien! tant mieux pour vous, ma fille... je vous souhaite bien du bonheur!... Et vous épousez un brave garçon, je suppose, quelque garçon blanchisseur?...

—Non, capitaine! répliqua vivement Catherine froissée, un soldat... un sergent!...

—Ah! très bien! vous avez raison d'épouser un militaire, mademoiselle... reprit Bonaparte d'un ton plus aimable; être soldat, c'est être deux fois Français... je vous souhaite bonne chance!...

Bonaparte allait se remettre à son travail, s'intéressant médiocrement aux amours de sa blanchisseuse; cependant il ne put s'empêcher de sourire à l'aspect égayant du corsage solide de Catherine, de la belle santé rayonnante de ses joues et de tout son aspect gaillard et engageant, contrastant avec la mine confite et l'air sainte-nitouche qu'elle prenait, pour lui apporter son linge.

Il eut toujours du goût pour les femmes bien en chair; le maigre et famélique officier comme le premier consul nerveux, comme l'empereur bedonnant, se plurent au contact de formes rebondies...

La beauté robuste de Catherine l'arracha un instant à ses préoccupations stratégiques...

Avec la galanterie, un peu brutale, qui lui était déjà habituelle, il s'avança vivement vers la jeune blanchisseuse et porta une main hardie sur sa gorge...

Catherine poussa un léger cri.

Le futur vainqueur d'Arcole n'était pas pour hésiter. L'attaque commença...

Il redoubla de vivacité et pressa Catherine, la forçant à reculer jusqu'au bord du lit, où elle s'adossa, faisant hardiment front à l'assaillant...

Elle se défendit, sans fausse pudeur, sans se montrer effarouchée.

Et comme Bonaparte, oubliant tout à fait Toulon, semblait vouloir hâter les travaux d'approche, brusquer le siège et finalement donner l'assaut au corps de place, elle se fit une défense de son panier qu'elle posa devant elle, comme un gabion, et dit à l'assiégeant surpris:

—Non!... non! capitaine... c'est trop tard!... Vous ne me prendrez pas... j'ai capitulé... que dirait mon mari!...

—Vraiment! dit Bonaparte, s'arrêtant... Alors, ce mariage, c'est sérieux?...

—Très sérieux... et je venais vous prévenir aussi, en vous annonçant mon mariage, que je ne pourrais plus continuer à vous blanchir...

—Vous fermez boutique, ma belle enfant?...

—Ça va si mal, la blanchisserie, en ce moment!... Et puis, je veux suivre mon mari...

—Au régiment? fit Bonaparte surpris.

—Pourquoi pas?...

—Cela s'est déjà vu! Et, pensant à Renée, s'enrôlant pour rejoindre Marcel, il murmura: Ah çà! l'armée, à présent, va donc n'avoir que des ménages!... Alors, vous allez apprendre la charge en douze temps, et peut-être la manœuvre du canon?... reprit-il d'un ton railleur.

—Je sais manier un fusil, capitaine, et quant au canon, j'aurais bien pris des leçons avec vous... mais mon homme est dans l'infanterie, fit-elle en riant. Non, je ne ferai pas le coup de feu... à moins d'y être forcée... mais il y a besoin de cantinières dans les bataillons... Je vais verser la goutte aux camarades de mon homme!... et j'espère avoir votre pratique, capitaine, si vous servez de notre côté...

—Je m'inscrirai à votre cantine... mais pas pour le moment!... le ministre ne me permet ni de me battre... ni de...

Il allait dire: ni de manger. Il se retint et finit simplement sa phrase ainsi:

—Ni de dépenser de l'argent à la cantine... Ce sera pour plus tard!... pour beaucoup plus tard, mon enfant!... ajouta-t-il avec un soupir.

Et il retourna à sa table, en proie à de tristes pensées. Catherine lentement, sans mot dire, le cœur un peu serré par la mélancolie de ce jeune officier dont elle constatait le dénûment, rangea rapidement sur le lit le linge qu'elle avait apporté, ainsi que le lui avait indiqué son client.

Puis, faisant une révérence, elle alla vers la porte, l'ouvrit et dit, comme se ravisant:

—Ah! j'avais roussi par mégarde une de vos chemises, je vous en ai remis une autre... elle est là, avec les caleçons et les mouchoirs... Au revoir, capitaine!...

—Au revoir!... à votre cantine, ma belle enfant!... répondit Bonaparte, qui se replongea aussitôt dans son étude.

En descendant l'escalier de l'hôtel de Metz, Catherine murmurait:

—Je lui avais aussi apporté sa note... mais je n'ai pas eu le courage de la lui donner... Bah! il me la paiera un jour ou l'autre... j'ai confiance dans ce garçon-là, moi!... je ne suis pas comme le citoyen Fouché, je suis sûre qu'il fera son chemin!...

Puis elle pensa, riant toute seule et mise en belle humeur par un souvenir amusant:

—Comme il me lutinait, le capitaine!... Oh! il s'était dérangé tout de même de ses papiers... Voyez vous ça!... il n'y allait pas de main morte!... Dame! ça l'a distrait un peu... il n'a pas tant d'occasions de batifoler, ce pauvre jeune homme!...

Et elle ajouta, rougissant un peu:

—Dire que s'il avait voulu...! Oh! pas aujourd'hui, mais autrefois, avant de m'être engagée avec Lefebvre!...

Elle s'interrompit dans ce regret rétrospectif d'une inclination qu'elle s'était d'abord sentie pour le maigre et triste officier d'artillerie.

Gaiement elle reprit:

—Au fond, je n'y pense guère... et lui n'y a jamais pensé!... Allons voir si Lefebvre n'est pas à la boutique! Il m'aime bien, celui-là... et je suis sûre qu'il fera un meilleur mari que le capitaine Bonaparte!

A peine était-elle rentrée dans la blanchisserie, que des cris, des vivats retentirent dans la rue.

Elle ouvrit la porte pour se rendre compte de ce qui se passait.

Tout le voisinage était en rumeur.

Elle aperçut alors Lefebvre, sans fusil, sans buffleteries, mais tenant à la main son sabre, qu'ornait une dragonne d'or.

Ses camarades l'entouraient et semblaient lui faire un cortège triomphal.

—Catherine, je suis lieutenant! s'écria-t-il tout joyeux, en sautant au cou de sa fiancée.

—Vive le lieutenant Lefebvre! clamèrent les gardes nationaux, levant en l'air tricornes et fusils.

—Ajoutez, camarades, dit le nouveau lieutenant en présentant Catherine, vive la citoyenne Lefebvre... car voici ma femme!... Nous nous marions la semaine prochaine!...

—Vive la citoyenne Lefebvre! crièrent les gardes enthousiasmés.

—Vive madame Sans-Gêne! reprirent les commères accourues...

—Qu'ils ne crient pas si fort! dit Catherine à l'oreille de son mari, pensant à Neipperg, couché dans la chambre voisine, ils vont réveiller notre blessé!...


Dans la petite chambre de l'hôtel de Metz, cependant, l'officier d'artillerie sans solde et sans emploi, ayant fini d'étudier sa carte, rangeait méthodiquement, sur une planchette de sapin, le linge que lui avait apporté Catherine.

—Tiens!... elle ne m'a pas laissé sa note! dit le futur empereur, au fond satisfait de cet oubli, car il lui aurait fallu exposer l'impossibilité où il se trouvait de payer.

Il ajouta, en faisant mentalement le calcul de ses dettes:

—Je dois lui devoir au moins 30 francs, peut-être plus!... Diable!... je passerai lui régler cela... au premier argent que je toucherai!... C'est une bonne fille, cette Catherine, je ne l'oublierai pas!

Et il s'habilla pour aller dîner chez ses amis, les Permon...

Cette modeste créance, Napoléon devait, durant bien des années, ne plus en entendre parler.

Ce ne fut que longtemps après qu'elle lui fut tout à coup mise sous les yeux, à un moment fort imprévu, la note oubliée de la blanchisseuse,—ainsi que l'apprendront nos lecteurs s'ils veulent bien suivre avec nous, dans les pages où seront retrouvés Neipperg, Blanche, le Joli Sergent, Marcel, et le petit Henriot, les étapes pleines d'aventures et de gloire de Catherine la blanchisseuse, devenue cantinière au 13e léger, puis maréchale Lefebvre, ensuite duchesse de Dantzig, et toujours restée sympathique et populaire, vaillante et bonne enfant, héroïque et charitable, sous le sobriquet parisien de Madame Sans-Gêne.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE
LA CANTINIÈRE


I
EN CHAISE DE POSTE

—Allons, ils ne s'arrêteront pas... Voyez comme le postillon a fait claquer son fouet en passant devant l'Ecu... Il semblait nous narguer!

—Les voyageurs ne sont pas si nombreux au jour d'aujourd'hui...

—On ne les voit déjà plus!... Ce sera pour le Lion-d'Or...

—Ou pour le Cheval-Blanc...

Un double soupir ponctuait ces paroles, mélancoliquement échangées entre le ventripotent patron de l'hôtel de l'Ecu et sa fluette épouse sur le seuil de la principale auberge de Dammartin.

Les voyageurs en chaise de poste étaient rares, depuis les événements qui avaient suivi le 20 juin.

La voiture qui avait disparu, aux yeux désappointés des hôteliers de l'Ecu, avait quitté Paris la veille au soir. Elle était vraisemblablement la dernière qui eût franchi les barrières, car l'ordre d'empêcher qui que ce fût de sortir de Paris avait été notifié dans la soirée, lorsque fut prise la résolution d'attaquer les Tuileries, au matin.

Informé par des amis de ce qui s'était agité dans les sections, du mouvement qui se préparait, le baron de Lowendaal avait ajourné son mariage avec la fille du marquis de Laveline et s'était hâté de faire ses préparatifs de départ.

Fermier général, il redoutait le contrôle prochain des vrais mandataires de la nation. Le baron de Lowendaal avait du flair.

La veille du 10 août, il se jeta donc dans une chaise de poste, accompagné de son factotum Léonard, emportant tout ce qu'il avait pu réunir d'argent, donnant l'ordre au postillon de brûler les premiers relais.

Le baron voyageait un peu comme on se sauve.

A Crépy, il fallut cependant faire halte. Les chevaux n'en pouvaient plus.

Le matin avait chassé la nuit et sur la plaine, déjà, le grand jour avait balayé les nuées, blanchissait les ombres. Les dernières étoiles s'éteignaient dans le recul bleu pâle du ciel, tandis que, du côté de Soissons, le soleil s'allumait.

Le baron de Lowendaal se rendait à son château, situé auprès du village de Jemmapes, à la frontière belge. Originaire de Belgique, bien que devenu Français, là, le baron se sentirait en sûreté. La Révolution ne viendrait jamais le chercher jusque sur le territoire belge; d'ailleurs, l'armée du prince de Brunswick était rassemblée à la frontière; elle ne tarderait pas à mettre les sans-culottes à la raison, et à rétablir le roi dans toutes ses prérogatives. Il en serait quitte pour un court déplacement, juste le temps d'épouser la charmante fille du marquis de Laveline. Un simple voyage de noces.

Il avait fixé la célébration de son mariage au 6 novembre, car il lui fallait auparavant régler une grosse affaire d'intérêts, dans la ville de Verdun, dont il gérait la ferme des tabacs.

Il s'était assoupi au sortir de Paris, certain d'échapper, si par hasard on tentait de le poursuivre. Ses chevaux étaient excellents et ne pourraient être rejoints.

Il s'éveilla lorsqu'il avait déjà mis quelques bonnes lieues protectrices entre lui et les sans-culottes.

Le nez à la portière, il huma l'air matinal, et comme on avait dépassé les premières maisons de Crépy, tout à fait rassuré, il ordonna au postillon de faire halte.

Celui-ci obéit de grand cœur. Il était navré de brûler ainsi, en route, les meilleurs bouchons, sans une lampée, sans un bout de causette. Il en avait pourtant long à raconter! Ce n'est pas tous les jours que l'on peut voir Paris s'armant et se préparant à déloger le roi du château de ses pères... C'étaient des nouvelles, ça!... Comme on l'eût écouté et régalé, narrant ce qui se passait dans les sections!...

A l'hôtel de la Poste, on fit relais.

Tandis que l'hôte et ses gens s'empressaient, offrant au baron un lit, lui proposant de déjeuner, énumérant des rafraîchissements variés, et qu'ils tournaient autour de lui d'un air inquiet, afin d'avoir des nouvelles de la capitale, l'homme de confiance, Léonard, s'éloigna un moment, sous le prétexte de s'assurer que nul citoyen trop curieux ne rôdait aux alentours.

Depuis la fuite manquée du roi à Varennes, non seulement les municipalités étaient plus défiantes, mais aussi beaucoup de particuliers ambitionnaient la gloire du citoyen Drouet, qui avait eu l'honneur d'arrêter Louis XVI. Ces surveillants volontaires examinaient et fouillaient toute voiture suspecte. Une chaise de poste était particulièrement désignée à la vigilance des patriotes.

Heureusement pour le baron, le patriotisme local n'était pas encore levé quand la chaise de poste fit son entrée tapageuse dans la bonne ville de Crépy-en-Valois.

Tandis que le voyageur s'attablait devant un appétissant bol de chocolat, apporté bouillant par une servante plantureuse, dont il tapota les joues rougeaudes, car c'était un terrible lutineur de tendrons que notre financier, Léonard s'était enfermé dans l'écurie.

Là, profitant de la lueur d'une lanterne, il se mit en mesure de lire la lettre que lui avait confiée mademoiselle de Laveline, au moment du départ.

Blanche lui avait bien recommandé, en ajoutant à sa prière deux doubles louis, de ne remettre cette missive, fort importante, que lorsque le baron serait sorti de Paris.

Léonard, flairant un mystère dont la découverte pouvait être profitable, résolut de prendre connaissance d'abord de ce message si sérieux.

Les secrets des maîtres, c'est parfois la fortune des domestiques...

Il avait remarqué combien ce mariage, que souhaitait vivement le baron, semblait pénible à mademoiselle de Laveline!

Peut-être dans cette lettre remise à ses soins se trouvait-il quelque grave révélation dont il lui serait facile de tirer profit par la suite... Hardiment, mais avec certaines précautions, de façon à pouvoir rendre à l'étrange missive son aspect primitif, il rompit le cachet en se servant de la lame de son couteau, préalablement chauffée à la flamme de la lanterne.

Il lut, et son visage exprima la profonde surprise où le plongeait le secret qu'il venait d'apprendre.

Voici ce que contenait la lettre de Blanche:

«Monsieur le baron,

«Je vous dois un aveu pénible, qu'il me faut faire pour ne pas entretenir plus longtemps une illusion sur mon compte, que les événements ne tarderaient pas à dissiper cruellement.

»Vous m'avez témoigné de l'affection, et vous avez obtenu de mon père un consentement à un mariage où vous pensiez trouver le bonheur, peut-être l'amour...

»Le bonheur est impossible pour vous dans une pareille union: l'amour, je ne saurais vous le promettre, mon cœur appartient à un autre... Excusez-moi de ne pas vous nommer celui qui a toute mon âme, et dont je me considère comme la femme devant Dieu!...

»Il me reste un dernier aveu à vous faire: je suis mère, monsieur le baron, et la mort seule pourra me détacher de mon époux, du père de mon petit Henriot.

»Je suivrai M. de Laveline à Jemmapes, puisque telle est sa volonté, mais j'ose espérer, qu'informé de l'obstacle absolu qui s'oppose à la réalisation de vos projets, vous aurez pitié de moi et que vous m'épargnerez la honte de révéler à mon père la véritable cause qui rend impossible cette union.

»Je me fie, monsieur, à votre discrétion de galant homme. Brûlez cette lettre et croyez à ma reconnaissance et à mon amitié.

»Blanche.»

Léonard, ayant lu, poussa un cri de surprise et de joie.

—Saperlipopette! voilà qui peut faire une fortune! se dit-il.

Il tournait et retournait la lettre de Blanche entre ses doigts, comme s'il devait, à force de la presser, faire jaillir, de cette éponge à secrets, tout l'or qu'elle lui semblait contenir.

—Je me doutais bien de quelque chose, se dit-il en grimaçant un sourire; M. le baron désirait mademoiselle et mademoiselle ne désirait nullement M. le baron. Mais je n'aurais jamais imaginé que mademoiselle Blanche de Laveline eût un enfant... ce que j'aurais encore moins supposé, c'est qu'elle ferait savoir son escapade à M. le baron!... Que les femmes sont bêtes!... elle ne se doute pas, la petite Blanche, de la bêtise qu'elle a faite là... non! pas celle qu'elle s'imagine... ça n'est rien!... un enfant de plus ou de moins, baste!... la sottise c'est d'avoir confié ce secret au papier... heureusement que je suis là, moi!...

Il s'arrêta, rapprocha la lettre du falot, dont la clarté douteuse emplissait l'écurie d'un jeu d'ombre et de demi-clartés, et murmura après examen du papier:

—Elle a écrit elle-même... pas moyen de nier l'écriture!... Oh! elle est toute naïve cette enfant-là!... elle pourrait regretter ce qu'elle a raconté, dans un moment d'abandon et de nerfs surexcités... heureusement, c'est à moi qu'elle a confié le soin de son honneur et de sa fortune!...

Il eut comme un mouvement d'hésitation. Puis, serrant la lettre dans sa poche, il se dit:

—Mademoiselle Blanche paiera peut-être un jour fort cher... plus tard, quand elle sera devenue la baronne de Lowendaal... ce qui est inévitable... pour ravoir cette lettre... alors je verrai le prix qu'il me conviendra d'y mettre!...

Et Léonard eut un nouveau sourire avantageux et coquin:

—Peut-être, murmura-t-il, ne me contenterai-je pas d'un peu d'or... je voudrai mieux... ou du moins un autre prix... car, moi aussi, je la trouve gentille mademoiselle Blanche!... mais, pour le moment, rien à faire qu'à garder précieusement cette preuve... cette arme... tout en encourageant discrètement les projets de mon maître, qui, plus que jamais, doit épouser mademoiselle Blanche!...

Et Léonard, après avoir boutonné soigneusement sa veste, palpa, comme pour s'assurer qu'elle se trouvait toujours à sa portée, la lettre révélatrice, avec la joie intime et féroce de l'usurier, gardant le billet qui doit livrer un jour à sa discrétion la victime imprudente, ayant donné sa signature.

Il s'en fut retrouver le baron, un peu inquiet, son déjeuner fini, car déjà les curieux s'attroupaient devant la cour de l'hôtel, contemplant la chaise de poste. Il avait à deux reprises demandé pourquoi l'on n'attelait pas?...

Léonard donna pour explication de son absence le soin qu'il avait pris de vérifier si rien ne s'opposait au départ.

Le baron, rassuré, remonta de fort belle humeur dans sa chaise de poste qui roula bientôt comme un tonnerre sur le pavé, lequel n'était déjà plus celui du roi.

II
CHEZ LA FRUITIÈRE

Sur le seuil de sa boutique de fruitière, rue de Montreuil, à Versailles, la mère Hoche achevait de servir ses pratiques, tout en donnant un coup d'œil maternel à un petit bonhomme, rose et joufflu, qui jouait sur le carreau parmi les tas de choux et les bottes de carottes amoncelées.

—Henriot!... Henriot!... Veux-tu ne pas te fourrer ça dans la bouche!... Tu vas te faire du mal! criait-elle de temps en temps, quand le petit garçon essayait de sucer une carotte ou de mordre dans un navet.

Et la bonne femme continuait à répondre aux commandes des ménagères, tout en grommelant:

—Ce petit garnement-là... quel appétit, quel touche-à-tout!... Il est bien gentil tout de même...

Elle ajoutait sur un ton bon enfant, se tournant en souriant vers la pratique:

—Et avec cela, ma belle, qu'est-ce qu'il vous faut?

Tout à coup, s'interrompant dans sa besogne délicate, qui consistait à mesurer de la fourniture à une bourgeoise, qui achetait une salade, elle poussa un grand cri de surprise!

Sur le pas de la porte, précédant un lieutenant,—qui donnait le bras à une fraîche et accorte jeune femme, endimanchée, toute empêtrée dans une robe d'organdi, la tête empanachée d'un haut bonnet tuyauté,—un grand garçon, à l'air fier et au visage martial, venait d'apparaître...

Il portait l'uniforme de grenadier...

Il souriait... il tendait les bras...

—Eh bien, maman Hoche, on ne me reconnaît donc pas! dit-il en avançant brusquement et en serrant sur sa poitrine la bonne femme, émue, tremblante de joie et frissonnante d'orgueil.

Les pratiques, ébahies, regardaient, stationnant, à quelques pas de la boutique, le cabriolet qui avait amené de Paris le jeune homme et ses deux compagnons. On admirait l'uniforme tout neuf, le chapeau, l'écharpe, la ceinture et la ganse d'or du sabre du jeune militaire.

Et les commères murmuraient:

—C'est un capitaine!...

—Pardine! je le connais bien, disait une des ménagères, mieux informée, c'est le petit Lazare... le neveu de la fruitière... celui qu'elle a élevé comme son fils... nous l'avons vu jouer avec les polissons de son âge, sur la place d'Armes, le v'là devenu capitaine à c'te heure!...

—Oui, ma bonne maman, disait Lazare Hoche à son excellente tante, sa mère adoptive, tu me vois capitaine... hein! c'est une surprise!... nommé d'hier, à l'ancienneté, c'est vrai, mais je regagnerai le temps perdu, je te le jure!... Aussitôt promu, je suis accouru pour t'embrasser... j'ai voulu que tu sois la première à arroser mon grade... car je m'invite, avec ces deux amis que voilà...

Et Hoche, s'écartant, présenta ses compagnons:

—François Lefebvre... lieutenant... Un camarade des gardes-françaises... Un solide!... C'est pourtant lui qui m'a mis au port d'armes! dit Hoche en tapant familièrement sur l'épaule de son compagnon.

—Et te voilà mon supérieur! répondit gaiement Lefebvre.

—Oh! tu me rattraperas!... tu me dépasseras peut-être... La guerre, c'est une loterie où tout le monde peut avoir un bon numéro... à condition de vivre!... mais laisse-moi finir les présentations... Maman, voici la bonne Catherine, la femme du camarade Lefebvre, continua Hoche en montrant à la fruitière l'ex-blanchisseuse de la rue Royale-Saint-Roch.

Catherine fit vivement deux pas en avant et, sans barguigner, tendit ses deux joues à la fruitière, qui l'embrassa chaudement.

—A présent, dit Hoche, que l'on est en pays de connaissance, nous allons te quitter un instant, maman...

—Comment, vous vous en allez déjà? dit la bonne femme mécontente... ça n'était pas la peine de venir, alors!...

—Calme-toi... nous allons faire un petit tour, près d'ici, avec Lefebvre... nous avons des personnes... des officiers qui nous attendent, ajouta Hoche en clignant de l'œil du côté de son camarade, comme pour lui recommander la discrétion... oh! nous reviendrons!... ça ne sera pas trop long, je pense... pendant ce temps-là tu nous cuisineras un de ces excellents fricots dont tu possèdes le secret...

—De l'abatis d'oie aux navets, n'est-ce pas, fiston?

—Oui, c'est délicieux, l'abatis!... et puis Catherine a besoin de te parler au sujet de ce moutard, qui nous regarde là, assis sur son derrière, avec de grands yeux étonnés!...

—Le petit Henriot? demanda la fruitière surprise.

—Oui, dit Catherine intervenant, il s'agit du petit Henriot, citoyenne, c'est pour lui que je suis ici, sans cela j'aurais laissé Lefebvre venir avec le capitaine Hoche. Ils n'avaient pas du tout besoin de moi pour ce qu'ils ont à faire dans le bois de Satory... J'ai à vous parler de ce petit...

—Bien, nous causerons du mioche, et vous m'aiderez à gratter mes navets, dit la fruitière, et puis nous casserons le cou à un poulet... avec une omelette au lard, ça fera-t-il votre affaire, mes gaillards?

—Fameuse, l'omelette au lard! dit Hoche à Lefebvre... La maman la fait si bien! Mais viens-tu, François, il faut les laisser toutes les deux bavarder et cuisiner. A tantôt! On nous attend!

Les deux amis s'en furent au rendez-vous mystérieux, dont Catherine semblait avoir la confidence.

Les deux femmes, restées seules, commencèrent les apprêts du repas.

Tout en épluchant les légumes et en aidant à trousser le poulet, Catherine fit connaître à la fruitière qu'elle venait chercher l'enfant, pour le conduire à sa mère, ainsi qu'elle s'y était engagée.

La bonne fruitière fut tout émue. Elle s'était attachée à Henriot. Il lui rappelait son Lazare, quand il jouait tout petit, sur le pas de la porte.

Catherine lui apprit en même temps que son mari partait; de là cette hâte à emmener le fils de Blanche de Laveline.

—Où allez-vous donc? demanda la mère Hoche.

—Parbleu!... à la frontière, où on se bat... Lefebvre va être nommé capitaine...

—Comme Lazare?

—Oui... au 13e d'infanterie légère... il a reçu l'ordre de se diriger sur Verdun...

—Eh bien! votre mari part à l'armée, pourquoi le petit Henriot ne reste-t-il pas ici? vous le verriez aussi souvent qu'il vous plairait et vous viendriez le reprendre, au dernier moment, quand il serait temps d'aller retrouver sa mère...

—Il y a une petite difficulté, dit Catherine en souriant, c'est que j'accompagne Lefebvre...

—Au régiment?... vous, ma belle enfant?...

—Au 13e léger!... oui, maman Hoche... j'ai dans ma poche mon brevet de cantinière!...

Catherine souriait à l'enfant, qui n'avait cessé de la regarder, avec ces yeux fixes et profonds de l'enfance attentive qui écoute, se recueille et semble graver dans la molle matière de sa cervelle tout ce qu'elle voit, entend, touche, surprend. Puis elle tira de son corsage un grand papier format ministre, signé, paraphé et scellé du sceau de la Guerre. Elle le tendit triomphalement à la fruitière:

—Vous voyez, ma commission est en règle!... et je dois rejoindre mon corps sous huit jours, dernier délai... c'est qu'il s'agit de délivrer Verdun!... il y a là-bas des royalistes qui conspirent avec Brunswick... nous allons les déloger! ajouta gaiement la nouvelle cantinière.

La maman Hoche l'examinait avec surprise:

—Comment!... vous voilà cantinière?... dit-elle en hochant la tête; puis, fixant des regards d'envie sur la Sans-Gêne, elle reprit: Ah! c'est un bel état!... j'aurais bien aimé cela, moi, dans les temps!... on marche au son du tambour... on voit du pays... on a tout le jour de la joie autour de soi... le soldat est si bien à la cantine!... il oublie ses misères et il rêve qu'il deviendra général... ou caporal!... Et puis, les matins de combat, on se dit qu'on n'est pas une femme inutile, bonne à pleurnicher et à s'effrayer en entendant la canonnade... on fait partie de l'armée, et, de rang en rang, on verse, aux défenseurs de la nation, l'héroïsme et le courage pour deux sous, dans un petit verre!... l'eau-de-vie que porte la cantinière, c'est de la poudre aussi, et son petit baril a plus d'une fois contribué à décider de la victoire... je vous admire et je voudrais bien être comme vous, citoyenne!... vraiment, si j'étais plus jeune, je demanderais à accompagner mon cher Lazare, comme vous allez suivre votre Lefebvre... Mais l'enfant?... que ferez-vous du petit Henriot au milieu d'un camp, pendant les étapes, dans le tintamarre du combat?...

—Comme cantinière du 13e, j'ai droit à une voiture et à un cheval... nous en avons déjà fait l'emplette, sur nos économies, dit Catherine avec orgueil, j'ai vendu mon fonds de blanchisserie... Lefebvre, en se mariant, a reçu une petite somme... ça provenait de l'héritage de son père, le meunier de Ruffach, tout près de chez nous, en Alsace... Oh! nous ne manquerons de rien!... et le petit sera plus dorloté dans notre carriole qu'un fils de commandant... N'est-ce pas que tu te trouveras bien aise et que tu ne regretteras pas d'être venu avec nous? dit-elle en prenant le moutard et en l'élevant à la hauteur de ses lèvres pour l'embrasser.

A ce moment, un bruit de pas se fit entendre et l'enfant, subitement effrayé, détourna la tête pour se cacher derrière l'épaule de Catherine, en poussant des cris aigus...

Hoche rentrait, appuyé au bras de Lefebvre.

Il avait un mouchoir taché de sang, disposé en bandeau, lui cachant la moitié du visage...

—N'aie pas peur, maman!... cria-t-il de la porte... ça n'est rien!... une simple coupure qui ne m'empêchera pas de me mettre à table, ajouta-t-il gaiement.

—Ah! mon Dieu! il est blessé! que s'est-il donc passé? s'écria maman Hoche. Vous l'avez mené quelque part où l'on assassinait, lieutenant Lefebvre?

Hoche se mit à rire et dit:

—N'accusez pas Lefebvre, la mère! il a été tout bonnement mon témoin, dans une affaire, assez sotte d'ailleurs! Un duel avec un collègue!... Je vous le répète, ça n'est rien!

—Oh! j'étais bien sûr que vous n'auriez pas grand'chose!... dit Catherine, mais lui...?

Hoche ne répondit rien. Il était occupé à rassurer sa bonne mère adoptive, tout en réclamant de l'eau pour laver une fente rouge et profonde qui lui partageait le front, et s'arrêtait juste à la naissance du nez.

—Hoche a été un vaillant comme toujours, dit Lefebvre... imaginez-vous qu'il y avait autrefois aux gardes, et dernièrement encore dans la milice, un lieutenant nommé Serre qui était bien le plus mauvais coucheur qu'on ait jamais reçu dans une chambrée... il en voulait à Hoche... pour un tapage qui avait eu lieu dans un cabaret—où Lazare avait pris fait et cause pour de simples gardes, ses anciens camarades... ce coquin l'avait dénoncé... il l'avait fait punir de trois mois de cachot, parce qu'il avait refusé de livrer les noms des hommes recherchés... à sa sortie du cachot, une rencontre avait été décidée entre Serre et Lazare... il faut vous dire que Serre passait pour une lame... c'était la terreur du quartier... et il avait tué ou blessé plusieurs hommes en duel...

—C'était grave d'aller te battre avec ce bretteur! dit maman Hoche, tout émue du danger qu'avait pu courir son cher Lazare.

—Mais, reprit Lefebvre, le duel ne pouvait pas avoir lieu... Lazare n'était que lieutenant et Serre se trouvait capitaine...

—Il s'est pourtant battu...

—Oui... dès qu'il a été l'égal de son adversaire...

—Mais lui si brave, si gaillard, comment a-t-il pu recevoir cet affreux coup?

—De la façon la plus simple, maman, dit Hoche en souriant; bien que peu partisan des combats singuliers, car j'estime qu'un soldat déserte quand il risque sa vie pour une querelle particulière, il ne m'était pas possible de rester sous le coup des menaces et des insultes de ce drôle... il faisait trembler les recrues, il avait insulté la femme d'un ami absent...

Lefebvre prit la main de Hoche et la serra chaudement, les larmes aux yeux:

—C'est pour moi... c'est pour nous, qu'il s'est battu! dit-il en se tournant vers Catherine... n'avait-il pas prétendu, ce Serre, que tu avais un amant caché dans ta chambre, le 10 août...

—Oh! le monstre! dit Catherine furieuse, où est-il?... C'est à moi qu'il aura affaire à présent... Mais dites-moi donc où il est le misérable!

—A l'hôpital... avec un coup de pointe dans le ventre... il en a pour six mois! dit Lefebvre... s'il guérit, je le retrouverai peut-être à sa sortie... et je lui réglerai à la fois son compte, le mien et celui de Hoche!...

—Nous aurons d'autres occasions de nous servir de nos sabres, ami Lefebvre, dit avec énergie Hoche... la patrie est en danger! la patrie nous appelle!... dédaignons ces rixes particulières... mon adversaire avait calomnié, avait insulté, de plus il prétendait que j'avais sollicité mon envoi à l'armée du Nord pour le fuir... il fallait, malgré ma répugnance, mettre le sabre en main et montrer à ce spadassin qu'il n'effrayait pas les braves, je lui ai donné une leçon dont il se souviendra... à présent parlons d'autres choses et, si le fricot est à point, mettons-nous à table...

—Mais cette blessure?... dit la fruitière encore toute tremblante, en posant sur la table la soupière d'où montait une buée odorante...

—Bah! dit gaiement Hoche, s'asseyant et déployant sa serviette, les Autrichiens et les Prussiens me feront vraisemblablement d'autres estafilades... une de plus ou de moins, ça ne tire pas à conséquence!... d'ailleurs c'est déjà sec, voyez!

Et, avec insouciance, il enleva le mouchoir qui lui bandait la peau et mit à nu cette balafre, qui depuis caractérisa la physionomie martiale du futur général de Sambre-et-Meuse.

III
LA DEMOISELLE DE SAINT-CYR

Le repas fini, la maman Hoche et Catherine disposèrent tout pour le départ du petit Henriot.

On cherchait ses modestes hardes, qu'on empilait dans une malle, où la bonne fruitière ajoutait des pots de confitures, des petits gâteaux, des sucreries.

L'enfant assistait impassible, et plutôt satisfait, à ces préparatifs.

Elle aime le changement, l'enfance! Et tout émerveillé par la dragonne d'or du sabre de Hoche, avec laquelle il avait joué, le jeune Henriot commençait à trouver quelque plaisir dans ce départ. Il entrevoyait les joies du voyage. Et puis, il se disait que là où on le mènerait, il verrait des soldats, beaucoup de soldats, faisant l'exercice, et qu'on le laisserait sans doute s'amuser avec toutes les dragonnes des sabres de tous ces militaires, au milieu desquels il vivrait.

Il oubliait toute la tendresse et tous les soins de la bonne maman Hoche. Loin de l'attrister, l'idée de s'en aller loin, très loin, donnait à sa jeune rêverie un tour nullement désagréable. L'enfance est ingrate, et son innocence admirable a pour corrélatif un égoïsme puissant, nécessaire et utile d'ailleurs, qui protège et affermit la débile créature et lui permet de concentrer sur elle-même son attention, son instinct de conservation et sa volonté de vivre.

Hoche et Lefebvre, laissant agir les femmes, s'étaient assis à la cavalière sur leurs chaises et parlaient de la Révolution qui grondait, de la guerre qui déjà s'allumait aux quatre coins de la frontière.

Ils étaient sortis de la boutique, plaçant leurs sièges devant la façade de la fruiterie, sur la route de Montreuil. Heureux de vivre, pleins de jeunesse, avec l'espoir dans l'âme et la vaillance dans les yeux, ces deux héros promis aux armées de la République, digérant l'excellent déjeuner de la maman Hoche, devisaient gaiement, fumant, riant et dévisageant les passants.

Cette route de Montreuil, aujourd'hui appelée avenue de Saint-Cloud, était le grand chemin ordinaire des gens venus à pied de Paris: maraîchers, soldats, petits bourgeois.

Par économie, beaucoup de voyageurs modestes prenaient le coche d'eau à la Samaritaine, au Pont-Neuf, et du pont de Sèvres gagnaient ensuite pédestrement Versailles, et réciproquement.

Au milieu des allées et venues de ces humbles piétons, Lefebvre distingua tout à coup un jeune homme maigre, à longs cheveux, dont l'uniforme râpé était celui de l'artillerie.

Ce passant, qui semblait pressé, accompagnait une jeune fille, en fourreau de laine noire, portant un petit carton à la main.

Tous deux cheminaient pensifs dans la poussière de la route.

Lefebvre, regardant avec plus d'attention, dit tout à coup:

—Mais je ne me trompe pas! on dirait le capitaine Bonaparte...

—Qui ça, Bonaparte? demanda Hoche.

—Un bon républicain... un excellent artilleur et un chaud jacobin, celui-là! répondit Lefebvre... il est Corse, il paraîtrait qu'on lui a retiré son grade, pour ses opinions là-bas... c'est tous des aristocrates menés par les prêtres, dans cette île!... mais je vais appeler ma femme, elle le connaît plus que moi...

Il héla Catherine, qui accourut toute surprise:

—Quoi qu'il y a, mon homme? dit-elle en campant ses deux poings sur ses fortes hanches, attitude favorite que tous les maîtres à danser, Despréaux en tête, eurent bien de la peine à lui faire perdre, lorsqu'elle fut maréchale et duchesse.

—Est-ce que ce n'est pas le capitaine Bonaparte, qui passe là-bas sur la route, avec cette jeune demoiselle?... demanda Lefebvre.

—Parbleu! oui... je le reconnaîtrais entre dix mille... c'est pas parce qu'il me doit de l'argent... mais il me va, moi, le capitaine Bonaparte!... qu'est-ce qu'il peut bien faire à Versailles, avec une jeunesse?... Dis donc, Lefebvre, une idée?...

—Parle, ma bonne Catherine...

—Si on l'invitait sans façon à se rafraîchir... avec la demoiselle?... il fait chaud et la poussière est desséchante...

Lefebvre, avec l'assentiment de Hoche, se leva, courut sur la route et rejoignit le capitaine et sa compagne. Il leur fit part de l'invitation.

Le premier mouvement de Bonaparte fut de refuser. Il n'avait jamais ni chaud ni soif. Et puis, lui et la jeune fille qu'il escortait n'avaient pas de temps à perdre, s'ils voulaient prendre le coche d'eau à Sèvres, qui partait dans une heure.

—Bah! il y en a un autre à cinq heures, dit Lefebvre... mademoiselle ne sera peut-être pas fâchée de se reposer un instant? ajouta-t-il en se tournant vers la compagne de Bonaparte.

La jeune fille insinua qu'elle accepterait volontiers un verre d'eau...

Bonaparte suivit donc Lefebvre. On apporta une table, des chaises, que l'on plaça sur la route, à l'ombre, puis des verres et deux bouteilles de bon petit vin aigrelet, couleur de sirop de groseille, provenant des coteaux de Marly.

On trinqua à la nation, et Bonaparte, se déridant, présenta sa sœur, Marie-Anne, plus connue sous le nom d'Elisa, et qui devait, par la suite, épouser Félix Bacciochi et devenir successivement princesse de Piombino et de Lucques, puis grande-duchesse de Toscane.

Elisa, dont les obsessions continuelles devaient, comme celles de ses sœurs, lasser la patience de Napoléon, et qui toujours fut revêche, au milieu de ses galanteries, et se montra fort jalouse de ses cadettes ayant épousé des rois, avait alors seize ans. Elle ne soupçonnait nullement ses grandeurs futures, ni les convoitises envieuses qui en seraient la conséquence.

C'était une grande fille, brune et maigre, avec le teint mat, les cheveux très noirs et très opulents, les lèvres fortes dénotant la sensualité, le menton un peu proéminent, la tête d'un ovale parfait, le regard profond et plein d'intelligence. Tout son aspect était hérissé d'orgueil et son œil toisait dédaigneusement les petites gens, avec lesquelles on la faisait s'attabler, devant la boutique d'une fruitière.

Elisa était une de ces demoiselles de Saint-Cyr, dont l'éducation, issue des règles de madame de Maintenon, était rétribuée par la cassette royale, et qui se croyaient toutes sorties de la cuisse de Jupiter.

Un décret du 16 août avait supprimé la maison d'éducation de Saint-Cyr, comme un foyer royaliste.

Les parents avaient dû au plus vite retirer leurs filles, et l'établissement s'était promptement vidé.

Bonaparte, faute d'argent, avait tardé à venir retirer sa sœur du couvent aboli.

Il fallait cependant que la maison fût évacuée complètement, le 1er septembre.

Sur le conseil de son frère, Elisa adressa une demande au directoire de Versailles à l'effet de toucher la somme nécessaire, pour son retour dans sa famille.

M. Aubrun, alors maire de Versailles, délivra un certificat constatant: que la demoiselle Marie-Anne Bonaparte, née le 3 janvier 1777, entrée le 22 juin 1784 comme élève de la maison de Saint-Louis, s'y trouvait encore, et demandait une somme de 352 livres pour se rendre à Ajaccio, résidence de sa famille distante de 352 lieues.

En vertu de cette autorisation, Bonaparte était venu le matin à Versailles, pour chercher sa sœur.

Il l'emmenait avec lui, à Paris, et de là se rendait en Corse.

Lefebvre et Hoche félicitèrent le capitaine d'avoir ainsi pu terminer cette délicate affaire de famille.

Bonaparte leur apprit en même temps que l'obligation où il se trouvait de ramener sa sœur dans sa famille lui avait permis de solliciter, avec plus d'énergie, sa propre réintégration dans l'armée.

—Alors, lui demanda Hoche avec intérêt, vous rejoignez votre régiment bientôt?

—Le ministre de la guerre, Servan, m'a replacé au 4e d'artillerie, avec mon grade de capitaine, répondit Bonaparte, mais je vais en Corse accompagner ma sœur. Là, je suis autorisé à reprendre le commandement de mon bataillon de volontaires.

—Bonne chance, camarade! dit Hoche. On se battra peut-être aussi de ce côté-là?

—On se battra partout!

—C'est dommage qu'on ne puisse pas se faire tuer en deux endroits à la fois! dit alors, avec enthousiasme, Catherine, à qui la langue démangeait furieusement.

—Ah! si les circonstances me favorisent, mes amis, s'écria Bonaparte avec conviction, je vous en fournirai, moi, des occasions de périr avec honneur ou de glaner grades, titres, gloire, dignités, richesses, dans le sillon de la victoire!... Mais, excusez-nous, ma sœur et moi... il se fait tard et nous devons nous rendre à pied jusqu'à Sèvres...

—Et nous, avant de nous mettre en chemin pour délivrer Verdun que les Prussiens menacent, il nous faut regagner Paris, en emmenant ce futur hussard-là! dit gaiement Catherine, montrant le petit Henriot, tout harnaché, prêt à partir. L'enfant regardait avec impatience tous ces gens qui bavardaient et s'éternisaient, sans paraître se décider à se mettre en route.

—On se retrouvera peut-être, capitaine Bonaparte! dit Hoche, serrant la main de son collègue.

—Sur le chemin de la gloire! fit Lefebvre.

—Pour y arriver, ajouta Bonaparte en souriant, il faut commencer par prendre la galiote au pont de Sèvres!... Allons, venez, mademoiselle de Saint-Louis! fit-il en montrant l'horizon à sa sœur.

Tous deux, en cheminant, causèrent.

—Comment trouves-tu ce capitaine? demanda Bonaparte à la pensionnaire.

—Le capitaine Lefebvre?

—Non, pas celui-là... il est marié, Lefebvre! Sa femme, c'est cette bonne réjouie de Catherine... mais l'autre... Lazare Hoche?

—Il n'est pas trop mal...

—Te plairait-il pour mari?...

La future grande-duchesse rougit et eut un mouvement de dénégation.

—Oh! il ne te convient pas... dit vivement son frère, interprétant comme un refus son mouvement, c'est dommage! Hoche est un bon soldat et un garçon d'avenir...

—Je n'ai pas dit que M. Hoche me déplairait... murmura Elisa, mais, mon frère, je suis bien jeune pour songer à me marier... et puis...

—Et puis quoi?

—Je ne voudrais pas d'un homme qui ne soit pas dévoué au roi... non! jamais je n'épouserai un républicain!...

—Tu es donc royaliste?

—Tout le monde l'était à Saint-Cyr...

—Voilà qui justifie le décret de licenciement! dit en riant Bonaparte... Voyez-vous ces demoiselles de Saint-Louis... quelles aristocrates! Il faudra peut-être qu'on rétablisse toute une noblesse pour leur trouver des maris!...

—Et pourquoi pas? répondit l'orgueilleuse Elisa.

Bonaparte fronça le sourcil et ne releva pas le propos ambitieux de sa sœur.

La réponse d'Elisa ne le choquait pas, mais il était inquiet de ses visées trop hautes.

—Avec cela, pensait-il, que toute élève de Saint-Louis qu'elle soit, il sera facile de lui donner un mari! Ces petites filles ne doutent de rien, ma parole!... Sans dot, des frères sans position... et ça veut encore faire les difficiles!...

Toujours hanté par le spectre familial, se représentant la vision lamentable de sa mère Letizia entourée de sa nombreuse nichée, devant un âtre toujours éteint et un buffet souvent vide, il s'effrayait de la responsabilité qu'il prenait, en se déclarant chef de la famille.

L'avenir de ses trois sœurs surtout le tourmentait, l'obsédait.

Il était impatient de les voir établies et leur cherchait partout des maris.

Il avait rencontré ce jour-là Hoche; il n'eût pas été fâché qu'il plût à la jeune pensionnaire de Saint-Cyr. Hoche n'était que capitaine, mais on pouvait prévoir qu'il ne s'arrêterait pas là.

Il murmura, avec irritation, méditant le refus de sa sœur:

—Ce sont les hommes qui ne devraient pas se marier capitaines, mais les filles sans le sou, qu'ont-elles à risquer?...

Puis il reprit, comme répondant à un secret calcul, qu'il faisait dans son âme:

—Les capitaines ont raison de se marier, s'ils trouvent une femme agréable, riche, influente, pouvant leur créer des relations, leur donner une situation, un rang dans le monde... mais alors ce n'est pas à des jeunes filles qu'ils doivent s'adresser!...

Considérant le mariage comme une façon de sortir les siens de leur détresse sans cesse plus grande, il n'était pas loin de chercher lui-même dans une union, fût-elle disproportionnée, un refuge contre la misère, un instrument de fortune, un marchepied pour s'élever au-dessus de ce misérable grade de capitaine, qu'il venait, non sans difficulté, de reconquérir.

IV
PREMIÈRE DÉFAITE DE BONAPARTE

Le lendemain, après avoir touché le montant de l'indemnité de route allouée à la demoiselle de Saint-Cyr, pour son retour dans sa famille, Bonaparte se rendit, avec Elisa, chez madame Permon.

Il voulait lui présenter sa sœur, avant son départ pour la Corse.

Un autre projet l'amenait, en même temps, chez la veuve de son ami.

Madame Permon, mère de la future duchesse d'Abrantès, Grecque d'origine, ayant habité la Corse, était encore une fort jolie femme.

Par coquetterie, elle dissimulait son âge, et insouciante, frivole, sachant s'habiller, s'entourant, à une époque où le luxe était difficile et dangereux, de jolis bibelots du siècle de Louis XV et de meubles artistiques de cette époque délicate et sensuelle, elle apparaissait aux yeux du besogneux corse, comme la reine des grâces et des élégances.

Il la voyait parée de toutes les séductions, et cet aspect grande dame qu'elle prenait à ses yeux, qu'elle conserva toujours pour lui, cachait, à ses regards de jeune amoureux pauvre, les rides déjà visibles du visage et les lourdeurs inséparables de la maturité.

Les Permon avaient eu une assez jolie fortune. Bonaparte qui, souvent, avec Junot, Marmont et Bourrienne, venait, les jours de déficit, s'asseoir à leur table hospitalière, supposait à la veuve un avoir encore important.

Ces considérations le décidèrent à tenter une double démarche.

Après avoir laissé Elisa en tête à tête avec Laure, la fille aînée de madame Permon, il accompagna celle-ci dans un petit salon, et lui fit la proposition de marier le jeune Permon.

Et comme madame Permon s'informait avec curiosité de la personne qu'il voulait faire épouser à son fils, il répondit:

—Ma sœur Elisa!

—Mais elle est bien jeune, répondit madame Permon, et je sais que mon fils n'a présentement aucun goût pour le mariage.

Bonaparte se mordit les lèvres et reprit aussitôt:

—Peut-être ma sœur Paulette, qui est fort jolie, conviendrait-elle mieux à M. Permon? Et il ajouta qu'on pourrait du même coup marier Laure Permon à l'un de ses frères, Louis ou Jérôme...

—Jérôme est plus jeune que Laurette, dit madame Permon en riant... En vérité, mon cher Napoléon, vous faites le grand prêtre aujourd'hui... vous voulez marier tout le monde, même les enfants!...

Bonaparte fit semblant de rire et répondit, sur un ton embarrassé, qu'en effet le mariage des siens était l'un de ses plus grands soucis.

Puis, se précipitant sur la main de madame Permon, il y imprima deux brûlants baisers, en disant qu'il avait décidé de commencer l'union des deux familles, son rêve le plus cher, par un mariage entre lui et elle, aussitôt que les convenances, à raison de son deuil encore récent, le permettraient.

Stupéfaite, celle qui se trouvait l'objet de cette démarche inattendue n'y put tenir: elle éclata de rire au nez du postulant.

Bonaparte se montra froissé de cette hilarité. Madame Permon se hâta de l'expliquer:

—Mon cher Napoléon, lui dit-elle, se faisant tout à fait maternelle, parlons sérieusement: vous croyez connaître mon âge? Eh bien! vous ne vous en doutez pas... je ne vous le dirai point, parce que c'est ma petite faiblesse cette cachotterie-là... je vous dirai seulement que je serais non seulement votre mère, mais celle de Joseph, votre aîné. Laissons donc cette plaisanterie. Elle m'afflige, venant de vous...

—Je ne croyais pas plaisanter, dit d'un ton piqué Bonaparte, et je ne vois pas ce que ma demande a de si risible! L'âge de la femme que j'épouserai m'est indifférent. D'ailleurs, sans flatterie, vous ne paraissez avoir que trente ans.

—J'ai bien davantage!...

—Je l'ignore! je vous vois jeune et belle, s'écria Bonaparte avec feu, et vous êtes la femme que je rêve pour compagne...

—Et si je ne consens pas à cette folie, que ferez-vous?...

—Je chercherai ailleurs le bonheur que vous m'aurez refusé, reprit Bonaparte, avec énergie. Je veux me marier... ajouta-t-il après un instant de réflexion. Des amis ont pensé pour moi à une femme charmante comme vous... de votre âge ou à peu près... et dont le nom et la naissance sont fort honorables... Je veux me marier, je le répète!... réfléchissez!...

Madame Permon n'avait pas à beaucoup réfléchir. Son cœur n'était pas libre. Elle aimait, en secret, un de ses cousins, un grand bellâtre, nommé Stephanopolis. Elle l'avait présenté à Bonaparte et voulait le faire entrer dans la garde de la Convention qu'on créait en ce moment.

Pour ce brave soldat, qui d'ailleurs devait mourir fort prosaïquement en se coupant avec maladresse un cor au pied, elle repoussa l'offre de Bonaparte qui lui en garda rancune.

A quoi tiennent les destinées? Marié à madame Permon, Bonaparte n'eût peut-être jamais été général en chef de l'armée d'Italie et eût servi sans doute obscurément dans l'artillerie, durant des guerres sans gloire.

Bonaparte, dans cette conversation, avait manifesté son désir de réaliser un mariage avantageux, d'épouser une femme riche, qui lui faciliterait ses débuts dans la vie active, et lui ouvrirait les rangs de la haute société alors proscrite et terrifiée, mais qu'il devinait prête à ressortir, plus arrogante, de dessous les échafauds.

Le double refus de madame Permon devait faire, de la pensionnaire de Saint-Cyr, la princesse de Piombino, et du futur général Bonaparte, le mari de Joséphine.

V
LE SIÈGE DE VERDUN

M. de Lowendaal avait réussi à franchir la distance qui séparait Crépy-en-Valois de Verdun.

Il s'était, aussitôt arrivé, rendu à l'hôtel de ville.

Deux grands intérêts l'avaient contraint à se rapprocher du théâtre de la guerre et à venir s'enfermer dans une cité qui, d'un moment à l'autre, pouvait se trouver investie.

Il lui fallait liquider sa fortune et rentrer dans le cautionnement, par lui versé à la ville de Verdun, pour sa ferme des tabacs.

Et puis un autre grave souci nécessitait la venue du baron à Verdun.

Il voulait, à la veille d'épouser Blanche de Laveline, rompre un lien, pour lui insupportable à présent, et s'affranchir d'une affection remontant déjà à quelques années.

Il avait rencontré, à Verdun, une jeune fille d'une honorable famille, mais sans fortune, venue d'Angers pour entrer en religion.

Mademoiselle Herminie de Beaurepaire n'avait pas sur-le-champ prononcé ses vœux. Sa vocation était médiocre. Elle s'était résignée au sacrifice du voile, afin de permettre à son frère de tenir son rang dans le monde et d'acheter une compagnie.

Le baron de Lowendaal n'eut pas de peine à détourner Herminie du cloître.

Rappelé à Paris par les soins que nécessitait sa grande fortune, le baron ne tarda pas à oublier complètement la pauvre Herminie.

Affolé d'amour pour Blanche de Laveline, il n'avait plus qu'indifférence pour la jeune femme qui l'attendait avec des alternatives d'angoisse et d'espérance, dans la tristesse de l'antique hôtel d'une vieille tante, fort riche et peu valide.

Perplexe, le baron se demandait quel genre d'explication il devait fournir à celle qui se considérait toujours comme sa femme, au moment où sa chaise de poste franchit la porte de France, sur la route de Châlons.

Il lui fallait absolument trancher dans le vif et signifier à Herminie qu'elle n'eût plus à compter sur lui.

Il traversa la ville en rumeur, car les nouvelles les plus étranges et les plus contradictoires circulaient, et se présenta au procureur-syndic, auquel il exposa sa réclamation.

Celui-ci répondit que les finances de Verdun étaient à sec et qu'il ne pouvait être question d'un remboursement quelconque.

—Cependant, avait ajouté le magistrat, en prenant un air mystérieux et entendu, il vous reste, monsieur le baron, une chance d'être remboursé...

—Laquelle?... parlez! dit vivement Lowendaal.

—Si nous n'avons pas d'argent, reprit le procureur-syndic, l'empereur d'Autriche en a, lui... Que la paix soit maintenue... que les horreurs d'un siège puissent être épargnées à cette malheureuse ville, et je réponds de votre remboursement, monsieur le baron!

Le fermier général hésita avant de répondre.

Cosmopolite, comme tous les financiers, peu lui importait que son argent lui vînt du roi de France ou de l'empereur d'Autriche.

Il n'était donc arrêté par aucun scrupule patriotique.

Il n'éprouvait aucune indignation, en entendant ce magistrat lui parler de la remise de la ville aux ennemis.

Le baron se demandait si le procureur-syndic était exactement informé, s'il était certain que les soldats du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche, maîtres de Verdun, sauraient garder la ville et la préserver d'un mouvement offensif des volontaires qu'on disait en route.

Il calculait uniquement les chances que pouvait présenter le marché qu'on lui proposait.

Après avoir envisagé les fortunes diverses qu'offrait l'affaire, il s'informa des renforts, qu'on disait dirigés de Paris sur Verdun.

—Ils arriveront trop tard! répondit le procureur-syndic.

—Alors je suis votre homme! dit le baron.

—Bien. Vous êtes venu rapidement de Paris?... n'ayant parlé avec personne?

—J'étais fort pressé, en effet.

—Avez-vous dans votre suite un personnage à la fois discret... et bavard?...

—Discret? c'est-à-dire sachant garder un secret?

—Et bavard... c'est-à-dire capable de lâcher à propos quelques paroles en apparence inconsidérées... c'est cela!...

—J'ai cet homme... Léonard, mon valet de chambre... que devra-t-il taire?

—Nos projets d'abord...

—Il ne les connaît pas!

—Ceci nous garantit sa fidélité... les secrets qu'on ignore sont les mieux gardés.

—Et sur quoi devra-t-il se montrer bavard?

—Sur les nouvelles de Paris... la cité aux mains des brigands... l'autorité royale cependant forte de l'approche de l'armée de l'empereur d'Autriche et des troupes du roi de Prusse, prête à reprendre tout pouvoir, se disposant à châtier les rebelles...

—C'est tout? Léonard n'aime pas les sans-culottes, il s'acquittera fort bien de cette mission...

—Votre Léonard pourra ajouter qu'il tient de source sûre que 80.000 Anglais viennent de débarquer à Brest et marchent sur Paris...

—Et le but de ces alarmes répandues?

—Justifier la décision que nous allons prendre cette nuit...

—Où cela?

—Ici même... il y a assemblée des principaux bourgeois de la ville... et l'on doit arrêter les termes de la réponse qu'il convient de faire au duc de Brunswick... Vous serez des nôtres? dit le syndic.

—Vous avez ma promesse... comme j'ai la vôtre, n'est-ce pas, pour le remboursement de ma créance?

—Entre honnêtes gens, monsieur le baron, on n'a qu'une parole! dit le procureur-syndic en serrant la main du fermier général.

Les deux complices se séparèrent. L'un allant styler Léonard chargé de propager les bruits alarmistes dans le peuple, l'autre recrutant de nouvelles adhésions secrètes, pour la trahison qui allait s'accomplir.

VI
A L'ÉTAPE

Sur la route de Verdun, gaiement, les volontaires de Mayenne-et-Loire, accompagnés d'un détachement du 13e léger, où François Lefebvre servait en qualité de lieutenant faisant fonctions de capitaine, marchaient en chantant.

L'enthousiasme brillait dans les yeux, le désir de vaincre animait les cœurs.

En traversant les villages, aux femmes debout sur les seuils, présentant leurs enfants, comme au passage de la procession, les volontaires envoyaient des baisers. Aux hommes, ils promettaient de vaincre ou de mourir. Ils allaient confiants, hardis, superbes, au son aigrelet des fifres, dans le martèlement martial des tambours; les trois couleurs claquaient au vent dans un déploiement joyeux, et l'âme de la patrie était parmi eux.

Tous, en quittant leur pays natal, avaient fait don à leurs parents de ce qu'ils possédaient, en déclarant qu'on devait les considérer comme déjà morts.

Et ces héros allaient, la chanson aux lèvres, au-devant de cette mort pour la patrie, qui, pour eux, était, comme on l'a dit depuis, le sort le plus beau, le plus digne d'envie.

Par les routes, afin d'abréger la longueur des étapes, ils entonnaient sur l'air de la Carmagnole quelque refrain naïf et bon enfant, comme la Gamelle:

Savez-vous pourquoi, mes amis,
Nous sommes tous si réjouis?
C'est qu'un repas n'est bon
Qu'apprêté sans façon.
Mangeons à la gamelle!
Vive le son (bis)
Mangeons à la gamelle!
Vive le son du chaudron!

Le refrain se propageait par toute la colonne, et l'arrière-garde reprenait avec entrain:

Point de froideur, point de hauteur,
L'aménité fait le bonheur.
Oui, sans fraternité,
Il n'est point de gaîté.
Mangeons à la gamelle!
Vive le son (bis)
Mangeons à la gamelle!
Vive le son du chaudron!

Comme on approchait de Verdun, dont les murailles se dressaient au-dessus de la campagne boisée, le commandant Beaurepaire fit faire halte.

Il était prudent d'observer les abords de la place.

Les Prussiens n'étaient pas loin; d'après les derniers renseignements, l'on pouvait craindre de tomber dans une embuscade.

Sur un monticule, au milieu de taillis, bien abritée, invisible de la ville, la petite armée campa.

On dominait une gorge verdoyante, au fond de laquelle se groupaient quelques maisons.

Un berger, qui avait suivi les soldats depuis leur rencontre auprès de Dombasle, fut interrogé par Beaurepaire.

Il ne put fournir aucune indication sur le mouvement présumé de l'armée ennemie.

Beaurepaire allait renvoyer le berger. Il le rappela et lui demanda:

—Le nom de ce petit village, en face, entre les collines et que des bois cachent si complètement, le connais-tu?

—Oui, monsieur... c'est Jouy-en-Argonne!

Un tressaillement, aussitôt réprimé, échappa à Beaurepaire.

Il prit sa longue-vue et, du haut du tertre, considéra attentivement, avidement, avec de la tristesse dans les yeux, le modeste village...

Il ne pouvait en détacher sa vue... On eût dit qu'il cherchait à y découvrir quelque chose qui l'intéressait au plus haut point.

Pourtant nulle trace d'un campement, aucune lueur de bivouac; rien de ce qui décèle la présence de soldats n'apparaissait dans la gorge boisée...

Beaurepaire revint, pensif, au milieu des volontaires qui déjà, les faisceaux formés, s'occupaient à confectionner la soupe.

Tandis que les uns allaient couper du bois, que les autres puisaient de l'eau à une source qui dégoulinait en gazouillant de la hauteur, les aides de cuisine épluchaient les légumes empruntés, en passant, à des champs rencontrés, et accompagnaient leur opération culinaire d'un couplet de la Gamelle:

Bientôt les brigands couronnés,
Mourant de faim, proscrits, bernés,
Vont envier l'état
Du plus mince soldat
Qui mange à la gamelle!
Vive le son (bis) du chaudron!

Un chariot stationnait à quelques pas des cuisines en plein air. Un bon vieux cheval gris, dételé, paisiblement broutait l'herbe, cherchant à tirer sur la longe, pour atteindre l'écorce de jeunes arbrisseaux, objet de sa convoitise.

Le chariot portait sur sa caisse cette inscription:

13e LÉGER

Mme Catherine Lefebvre

Cantinière.

A quelques pas du chariot, un enfant gaminait, rôdant autour des faisceaux; comme pour chercher protection, il s'approchait de temps en temps de la cantinière, qui lui tapotait les joues pour le rassurer, sans s'interrompre, pressant la besogne, car les troupiers réclamaient l'ouverture de la cantine. Aidée par un soldat, elle disposait en forme de table, sur deux tréteaux, une grande planche.

Bientôt des cruchons, des brocs, un petit tonneau, avec des verres et des assiettes, se trouvaient rangés sur la table improvisée.

La cantine était montée.

Les buveurs déjà s'empressaient.

La route et les chansons avaient donné soif à la troupe pleine de bonne humeur.

Bientôt les verres s'emplissaient et l'on trinquait aux succès du bataillon de Mayenne-et-Loire, à la délivrance de Verdun, au triomphe de la liberté!

Tous n'avaient pas d'argent, mais la cantinière était bonne fille et faisait crédit aux désargentés... On la rembourserait après la victoire.

Beaurepaire regardait, en souriant, ce tableau animé, et ses yeux se reportant vers le village de Jouy-en-Argonne, il murmurait, perplexe:

—Impossible de m'éloigner... qui donc pourrai-je envoyer là?... il me faudrait quelqu'un de confiance... une femme serait préférable... mais où trouver cette messagère?...

Et il continua à observer les hommes groupés devant l'éventaire de Catherine Lefebvre.

A l'écart, et paraissant indifférents à la joie de la troupe en repos, un sergent et un jeune homme portant les aiguillettes distinctives du corps de santé s'entretenaient avec animation, baissant la voix quand ils se supposaient regardés.

C'était Marcel, qui avait retrouvé Renée, le joli sergent. Il avait, selon l'espoir de la jeune fille, obtenu par la protection de Robespierre jeune, et sur la recommandation de Bonaparte, d'être détaché du 4e d'artillerie. Envoyé à la batterie dépendant du petit corps placé sous le commandement de Beaurepaire, il avait rejoint le bataillon, à Sainte-Menehould.

Les exigences du service, la différence des grades et la place de l'aide-major à la queue de la colonne, avaient empêché les deux jeunes gens d'échanger leurs confidences et de témoigner leur joie de se revoir.

L'étape inattendue, ordonnée par le commandant sur la lisière de la forêt de Hesse, au-dessus du village de Jouy-en-Argonne, leur avait enfin fourni cette occasion si attendue. Ils en profitaient.

Beaurepaire allait s'éloigner, un peu surpris de l'intimité semblant exister entre ce sergent et l'aide-major. Il se réservait de s'informer des causes de cette familiarité, quand Lefebvre, venant à passer, interpella Marcel:

—Vous venez du 4e d'artillerie? demanda-t-il, troublant le tête-à-tête des deux amoureux.

—Oui, lieutenant... en droite ligne.

—Est-ce que le capitaine Bonaparte, qui a été réintégré dans son grade, se trouvait au régiment, quand vous l'avez quitté?

—Le capitaine Bonaparte était en Corse... il a obtenu une permission... mais il a écrit à des amis à Valence, et nous avons eu de ses nouvelles au régiment... On parlait beaucoup du capitaine Bonaparte.

Beaurepaire, qui avait entendu, s'avança et dit vivement:

—Ah!... et comment va-t-il, Bonaparte?... J'espère qu'il ne lui est rien survenu de fâcheux?... Pouvez-vous me renseigner, major?... Moi aussi, je suis de ses amis...

—Mon commandant, dit Marcel, le capitaine Bonaparte est aujourd'hui en sûreté, à Marseille, avec toute sa famille... Mais il a couru un grand danger.

—Diable!... contez-moi donc cela... ce cher Bonaparte! que lui est-il donc arrivé?...

—Pardon, mon commandant, dit Lefebvre, ne pensez-vous pas que pour écouter le récit du major, nous serions mieux, assis, là, devant un rafraîchissement... C'est ma femme qui nous servira...

—Volontiers!... dit le commandant, s'attablant, et à la santé de la citoyenne Lefebvre, la belle cantinière du 13e!...

Tous trois choquèrent leurs verres, tandis que Lefebvre, en clignant de l'œil, disait à sa femme:

—Ecoute ce que va raconter le major... il a des nouvelles de Corse... il s'agit de ton ami, le capitaine Bonaparte!...

—Vas-tu pas être jaloux à présent de ce pauvre Bonaparte! dit Catherine en haussant les épaules... Est-ce qu'il lui serait survenu quelque chose de fâcheux, monsieur le major?...

—Il n'a échappé que par miracle à la mort...

—Est-ce possible!... Oh! dites-nous vite de quoi il s'agit, monsieur le major... avec la permission du commandant! fit Catherine se campant à califourchon sur un tronc d'arbre, bouche béante, oreilles tendues, impatiente d'avoir des nouvelles de son ancien client.

Marcel expliqua d'abord que les Corses, hostiles à la Révolution, avaient cherché à se donner à l'Angleterre. Paoli, le héros des premières années de l'indépendance, avait négocié avec les Anglais. Il avait cherché à entraîner Bonaparte dans sa défection. L'appui du commandant de la garde nationale d'Ajaccio lui devenait indispensable. Mais Bonaparte avait refusé avec indignation de participer à sa trahison.

Paoli, irrité, avait ameuté contre lui et contre les siens la population. Napoléon et ses frères Joseph et Lucien avaient été obligés de s'enfuir sous des déguisements.

Contre la mère de Bonaparte, Paoli tourna sa fureur. La maison, où Letizia Bonaparte était réfugiée avec ses filles, fut assaillie, pillée, incendiée. La courageuse femme dut se sauver, la nuit, à travers le maquis.

Ce fut une fuite tragique. Quelques amis dévoués, sous les ordres d'un énergique vigneron nommé Bastelica, protégeaient les fugitifs. La famille Bonaparte marchait au centre de l'escouade armée de carabines. Letizia tenait par la main la petit Pauline, la future générale Leclerc; Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr qui, à peine sortie de la calme maison d'éducation, tombait dans les aventures d'un exode à travers la montagne, accompagnait son oncle, l'abbé Fesch, dont la pourpre était encore bien lointaine; le jeune Louis gambadait en avant de la colonne, sondant l'épaisseur des halliers et réclamant avec insistance une carabine. Le petit Jérôme était porté par Savaria, la servante dévouée.

On évitait les routes battues. On recherchait les sentiers les plus abrupts. Il s'agissait de gagner le rivage sans être aperçu des paolistes.

Les arbustes, les ronces, déchiraient au passage les vêtements, les mains, les visages des enfants en pleurs.

Après une nuit de fatigue et d'insomnie, les proscrits parvinrent à un torrent. Il était impossible de le franchir avec cette marmaille. Heureusement, on put se procurer un cheval, et le gué périlleux fut traversé.

Au moment d'atteindre la côte, une troupe de paolistes, lancée à la poursuite des Bonaparte, passa en courant.

On se blottit dans le maquis, chacun retenant son souffle. Madame Letizia s'efforçait d'empêcher la craintive Pauline de crier. Le cheval qui semblait deviner le danger, maintenu par Louis, demeurait immobile, les oreilles dressées, avec un frisson à fleur de peau.

Enfin, du haut d'un rocher, on aperçut Napoléon qui venait, en barque, d'un navire français croisant dans le golfe.

Bonaparte se hâta d'aborder. A peine était-il réuni avec les siens, qu'un berger accourut prévenir: les paolistes les avaient découverts.

On eut juste le temps d'embarquer. Les Corses, débouchant sur le rivage, saluèrent les fugitifs d'un feu de mousqueterie nourri, mais ils étaient déjà hors d'atteinte.

Une fois à bord, Bonaparte court à l'unique pièce de canon armant le navire, la charge à mitraille, la pointe, et envoie aux paolistes une si terrible décharge, que huit ou dix de ceux qui avaient tenté de l'assassiner restèrent sur le sable. Les autres s'enfuirent. La famille et son chef étaient sauvés.

—Bravo, Bonaparte!... dit Catherine, battant des mains au récit... ah! les canailles de Corsicos, si j'avais été là avec nos hommes, n'est-ce pas, Lefebvre?...

—Bonaparte suffisait! dit Lefebvre, c'est un fin canonnier!

—Et un bon Français! ajouta Beaurepaire. Il ne voulait pas que sa patrie fût livrée aux ennemis... c'est bien!... Voyez-vous Bonaparte mourant ainsi dans une île, prisonnier des Anglais?... C'eût été absurde et sa destinée vaut mieux que cela... Merci, major, de vos renseignements... Quand nous aurons délivré Verdun, j'écrirai à Bonaparte pour le féliciter...

Le commandant s'était levé. Ayant jugé le repos suffisant, rien de suspect ne lui apparaissant en avant de Verdun, il donna l'ordre de tout préparer pour le départ... On devait se remettre en route dans deux heures, afin d'atteindre Verdun un peu avant la nuit, en profitant du crépuscule.

Tandis que les hommes, ayant mangé la soupe et nettoyé leurs armes, se disposaient à reformer la colonne, le commandant se dirigea vers la voiture tout attelée de Catherine.

Il fit signe à la cantinière qu'il avait à lui parler.

A voix basse, il donna ses instructions à Catherine, qui semblait écouter avec quelque surprise.

Quand il eut fini, la cantinière répondit simplement:

—C'est compris, mon commandant... et quand j'aurai quitté Jouy-en-Argonne et que je serai dans Verdun, que faudra-t-il faire?

—Nous attendre, si la ville est tranquille... accourir nous avertir, si l'ennemi avait fait un mouvement...

—Bien, mon commandant!... je vais mettre mes vêtements civils... et j'espère que vous serez content de moi...

Puis elle cria à Lefebvre, qui se demandait quelle mission secrète le commandant pouvait bien confier à sa femme:

—François... je te retrouverai à Verdun... Ordre du commandant!... Aie bien soin d'Henriot... Que La Violette,—c'était le nom du jeune soldat désigné pour le service de la cantine,—prenne garde aux descentes... le cheval toujours au pas... et même tenu par la bride...

—On y veillera! dit Lefebvre... Mais, Catherine, sois prudente!... Si les cavaliers prussiens qui battent la campagne allaient te faire prisonnière?...

—T'es bête! Est-ce que, sous mes jupons, je n'ai pas mes deux chiens de garde! dit gaiement Catherine.

Et, soulevant sa jupe, elle fit voir à son mari les crosses de deux pistolets passés dans la ceinture qui contenait son argent.

Les volontaires, cependant, sur un signe de Beaurepaire, s'étaient alignés et se disposaient à continuer leur route.

Catherine, bravement, dévalait les pentes rapides de la gorge, au fond de laquelle était tapi le petit village de Jouy-en-Argonne.

Elle en avait atteint les premières maisons, quand par-dessus les bois, les prés, les champs, lui arriva ce chant plein d'entrain des volontaires en marche sur Verdun:

Ah! ça ira! ça ira! ça ira!
Petits comme grands sont soldats dans l'âme:
Ah! ça ira! ça ira! ça ira!
Pendant la guerre aucun ne trahira...
Ah! ça ira! ça ira! ça ira!

Et l'écho du vallon répéta: Ça ira! ça ira! rythmant l'allure martiale de ces braves enfants de la patrie courant à la victoire, en chantant, sous le drapeau de la liberté!

VII
L'ABANDONNÉE

Herminie de Beaurepaire se trouvait dans une vaste pièce de l'hôtel de Blécourt, à Verdun, transformée en oratoire, sous les inspirations de sa tante, fort bigote, madame de Blécourt.

Deux prie-Dieu et un petit autel improvisé, sur lequel une Vierge Marie, tenant l'Enfant Jésus dans ses bras, étalait sa robe bleue et sa couronne de bois doré, avec des candélabres et deux vases de fleurs, composaient l'ornement de ce salon, devenu chapelle depuis la suppression des ordres religieux. La pieuse tante entendait qu'Herminie continuât à se préparer à la vie monastique, à laquelle elle avait été destinée, en attendant la réouverture des couvents.

Quand Lowendaal parut sur le seuil de l'oratoire, mademoiselle de Beaurepaire poussa un cri, fit un bond de surprise, puis s'arrêta, le regardant, indécise, hésitante, intimidée, attendant un mot, un geste, un élan, un mouvement des lèvres, un cri du cœur.

Le baron demeurait froid, légèrement embarrassé, pinçant la bouche et n'osant parler.

—Ah! c'est vous, monsieur, dit la jeune femme d'une voix tremblante; je ne comptais plus guère vous revoir... un si long temps s'est écoulé depuis que, pour la dernière fois, nous nous sommes trouvés ici, à cette place... et puis là-bas, au village de Jouy-en-Argonne...

—Ah! oui... Jouy!... Et comment se porte l'enfant?... toujours bien, je suppose?...

—Votre fille grandit... elle aura tantôt trois ans... Ah! plût à Dieu que la pauvre petite ne fût jamais née!... et les yeux d'Herminie s'emplirent de larmes.

—Ne pleurez pas! ne vous désolez pas, dit le baron sans se départir de sa calme indifférence... Voyons, Herminie, il faut se faire une raison!... vos larmes, vos sanglots peuvent attirer l'attention... toute la maison est déjà en rumeur par ma venue, voulez-vous faire connaître à tous ce que vous avez si grand intérêt à cacher?...

Herminie releva la tête et dit avec fierté:

—Quand je me suis donnée à vous, monsieur, ce fut mon cœur qui seul parla... aujourd'hui ma raison revenue me dicte ma conduite... l'heure de folie qui m'a poussée dans vos bras est passée... je ne vis plus pour l'amour... tout en moi est éteint de la flamme d'autrefois... en remuant mon existence je n'y trouve que cendres et débris!... Mais j'ai une enfant... votre fille Alice... pour elle je dois vivre, pour elle je dois conserver les apparences.

—Vous avez, pardieu! fort raison... le monde est impitoyable, ma chère Herminie, pour les petites aventures du genre de la nôtre... Que voulez-vous? nous étions tous deux, comme vous l'avez dit, déraisonnables... de la folie traversait nos cerveaux... c'était une ivresse... nous voilà dégrisés... eh bien! mais c'est dans l'ordre... on ne peut rester, toute la vie, fol et enivré!...

Et le baron esquissa un geste plein de fatuité et de cynique désinvolture.

Herminie s'avança vers lui, sévère, presque tragique.

—Monsieur le baron, je ne vous aime plus! dit-elle.

—Vraiment! c'est un grand malheur pour moi...

—Ne raillez pas!... Oh! je sens bien que vous, pareillement, vous ne m'aimez plus... m'avez-vous même jamais aimée? Je fus pour vous la distraction d'un instant... le jouet du cœur... non pas même du cœur, l'amusement des sens, une façon d'user les heures de désœuvrement au fond d'une retraite provinciale... Vous étiez retenu par vos affaires ici... La vie des gentilshommes et des militaires, avec leurs plaisirs faciles et leurs bruyantes débauches, vous semblait fade et peu digne de vous, brillant personnage de la cour, habitué de Trianon, ami du prince de Rohan et du comte de Narbonne... vous m'avez aperçue dans mon coin, triste, seule, pensive...

—Vous étiez charmante, Herminie!... vous êtes toujours désirable et belle, mais à cette époque vous aviez pour moi un attrait indicible... un piquant... une saveur...

—J'ai perdu tout cela, à présent, n'est-ce pas?

—Je proteste! s'écria galamment le baron.

—Ne mentez pas!... je ne suis plus la même à vos yeux... Vous avez vu juste; je vous l'ai dit: je vous aimais alors et aujourd'hui vous m'êtes devenu indifférent.

—J'aime mieux cela! pensa le baron.

Et il ajouta en lui-même:

—Eh! mais, les choses se passent fort bien... La rupture s'accomplit sans secousse, sans trop de pleurs et de reproches... C'est parfait!

Il reprit, en tendant la main à Herminie:

—Restons de bons amis, voulez-vous?

La jeune femme demeura immobile, refusant la main qu'avançait Lowendaal.

Un plissement de ses lèvres indiqua son dédain.

—Ecoutez-moi, dit-elle d'un ton sévère. J'étais ici bien éloignée de toute idée d'amour... On me destinait au couvent et je me trouvais prête à obéir à ceux qui m'avaient offert le cloître comme un asile noble et digne pour les filles telles que moi, ayant un beau nom et nulle fortune... Auprès de mademoiselle de Blécourt, j'attendais l'heure de prononcer mes vœux. Vous dire que je ne regrettais pas ce monde, à peine entrevu par moi, mais dont je me faisais une idée assez riante, serait mentir... J'avais envié celles de mes compagnes qui pouvaient, grâce à leur richesse, épouser un honnête homme et traverser la vie, la joie au cœur, l'orgueil au front, entre leur mari et leur enfant... Ce bonheur ne m'était pas offert... Je me résignai...

—Vous étiez pourtant de celles à qui la vie ne devait donner que des joies...

—Et à qui elle n'a donné que des amertumes!... Pardonnez-moi, monsieur, de vous rappeler ces choses douloureuses... Mais c'est alors, quand mon abandon semblait complet et que je me voyais sacrifiée, dans ma jeunesse, dans mes désirs, dans mes rêves... c'est alors que vous m'êtes apparu... Etais-je consciente? Je ne sais... Oh! je ne veux pas récriminer... je ne cherche même pas à excuser ma faute... Mais, en ce jour, dans cette entrevue qui, pour nous deux, peut être décisive, permettez-moi de vous adresser une question...

—Laquelle?... Parlez!... Je vous autorise à me poser dix, vingt questions!... Que craignez-vous?... De quoi doutez-vous?

—Je ne crains plus! dit avec tristesse Herminie; j'ai malheureusement perdu le droit de douter... Monsieur le baron, vous m'avez juré de faire de moi votre femme, venez-vous aujourd'hui accomplir votre promesse?...

—Diable!... nous y voilà! pensa le baron.

Et, avec un sourire qui dissimulait mal une grimace, il murmura:

—Votre demande me charme... et, je vous l'avouerai, m'embarrasse... Certainement je n'ai pas oublié qu'autrefois... dans ces moments de folie, comme vous les désigniez tout à l'heure, j'ai pu m'engager... Oh! je ne me dédis pas... je vous prie de croire que mes sentiments sont toujours pour vous respectueux, ardents, sincères...

—Mais vous refusez?

—Je ne dis pas cela!...

—Alors, vous consentez?... Voyons, répondez franchement!... Je vous ai dit que je n'avais plus ni doute ni crainte. Je pourrais ajouter que l'espérance a marché côte à côte avec moi, et, brusquement, au détour du chemin, m'a faussé compagnie... J'attends votre réponse avec la fermeté d'un cœur où tout s'est apaisé!... où tout est mort!...

—Mon Dieu, ma chère Herminie, vous me prenez là au dépourvu... Je ne suis pas venu précisément à Verdun pour causer mariage... De graves affaires, des intérêts de premier ordre, nécessitent ma présence dans cette ville, où le moment serait mal choisi pour s'occuper de joies nuptiales...

—Ne parlez pas de joies entre nous!... Donc, vous refusez?...

—Non... je vous prie de m'accorder un délai... Attendez que la paix soit faite... ce ne sera pas long...

—Vous croyez?... Vous espérez donc que les lâches et les traîtres l'emporteront, et que Verdun ne se défendra pas?

—Je crois la défense impossible... Ce ne sont pas vos artisans, vos petits bourgeois, des cloutiers et des savetiers, qui sont capables de résister aux armées de l'empereur et du roi!

—N'insultez pas de braves gens qui se battront comme des héros, s'ils savent se débarrasser des traîtres et des chefs incapables! dit avec énergie Herminie.

—Je n'insulte personne, fit le baron de sa voix toujours doucereuse; je vous prie seulement de considérer que cette ville n'a pas de garnison...

—Elle en aura une bientôt! murmura Herminie.

—Que voulez-vous dire? s'écria le baron stupéfait.

—Je veux dire... Tenez! écoutez!...

Et Herminie fit signe au baron de prêter l'oreille.

Une rumeur confuse, des cris, des vivats montaient vers la ville haute...

Des roulements joyeux de tambours se mêlaient aux clameurs du peuple en mouvement.

Le baron pâlit.

—Que signifie ce vacarme? dit-il. Sans doute quelque émeute... Les habitants qui réclament l'ouverture des portes, et ne veulent pas entendre parler d'un siège...

—Non, ce bruit est tout autre, monsieur le baron!... Encore une fois, voulez-vous tenir votre promesse et donner à notre enfant, à notre fille Alice, le nom, le rang, la fortune qui lui appartiennent?

—Je vous ai dit, madame, que pour le moment je ne voulais... je ne pouvais prendre aucune décision... Attendez!... j'ai des affaires trop sérieuses à terminer... Que diable! un peu de patience!... A la paix, vous dis-je!... Quand les factieux seront punis et que Sa Majesté rentrera tranquillement, non pas aux Tuileries, la Révolution y pénètre avec trop de facilité, mais à Versailles... alors je verrai!... je déciderai...

—Prenez garde, monsieur!... je suis femme à me venger de ceux qui font de faux serments!...

—Des menaces!... Allons donc! fit le baron ricanant, j'aime mieux cela... C'est moins dangereux que vos larmes!

—Prenez garde, encore une fois!... Vous me croyez faible, désarmée, sans appui... Vous pouvez vous tromper!...

—Je vous répète, madame, que vous ne réussirez pas à m'intimider...

—Vous n'entendez donc pas ce bruit, ce tumulte?... C'est le tambour qui se rapproche!

—En effet... c'est singulier!... Est-ce que les Prussiens seraient déjà dans la ville? murmura le baron.

Et il ajouta, avec une satisfaction intérieure très visible:

—Ils arrivent à propos, nos bons amis les ennemis, pour couper court à cette sotte histoire et me fournir un honnête prétexte de prendre congé de cette ennuyeuse fille!...

—Ce ne sont pas les Prussiens, dit Herminie avec triomphe... ce sont des patriotes qui viennent secourir Verdun...

—Les renforts qu'on attendait!... Allons donc, ce n'est pas possible!... Lafayette est au pouvoir des Autrichiens... Dumouriez est occupé au camp de Maulde... Dillon est acheté par les alliés... Il n'y a pas de renforts!... Quels renforts, d'abord?...

—Vous allez le savoir!...

Et Herminie, ouvrant la porte de son oratoire, dit à une femme qui se trouvait dans une pièce voisine, avec deux jeunes enfants:

—Entrez, madame, et faites connaître à M. le baron de Lowendaal ce que c'est que ce bruit de tambours qui réveille la ville!...

VIII
L'ARRIVÉE DES VOLONTAIRES

Une femme jeune et à l'allure franche parut.

Elle fit le salut militaire et dit en regardant avec aplomb le baron:

—Catherine Lefebvre, cantinière au 13e, pour vous servir!... Vous désirez savoir ce qu'il y a de nouveau?... Eh bien! parbleu! c'est le bataillon de Mayenne-et-Loire qui fait son entrée dans Verdun... avec une compagnie du 13e que commande mon homme, François Lefebvre... Hein, mademoiselle! c'est une belle surprise pour tout le monde!...

Le baron murmura, désappointé:

—Le bataillon de Mayenne-et-Loire! Que vient-il faire ici?

—Ce que nous venons faire? dit Catherine, parbleu! fiche une brûlée aux Prussiens, rassurer les patriotes, et taper sur les aristos, s'ils font mine de bouger!

—Bien parlé, madame! dit Herminie, ajoutez donc le nom du chef des volontaires de Mayenne-et-Loire... cela fera plaisir à monsieur...

—C'est le brave Beaurepaire qui les commande!...

—Beaurepaire! dit le baron avec effroi.

—Oui... mon frère!... qui, une heure avant son entrée dans la ville, m'a envoyé cette vaillante femme pour m'avertir, pour me rassurer!... dit Herminie dont le pâle visage était empourpré de joie.

—On dirait que ça vous défrise, mon petit père! fit Catherine Lefebvre, tapant familièrement sur l'épaule du baron décontenancé. Vous n'êtes donc pas patriote?... Ah! faut faire attention, voyez-vous, parce que les aristos qui voudraient parler de capitulation, à présent, ils n'auront pas beau jeu avec nous!

—Combien sont-ils vos volontaires? demanda le baron tout soucieux.

—Quatre cents... et puis, il y a la compagnie de Lefebvre, mon homme... Ça fait, en tout, cinq cents lapins qui vont remuer la ville, allez!

La physionomie du baron était redevenue calme.

—Cinq cents hommes! Le mal n'est pas si grand que je le craignais!... Ces cinq cents forcenés ne pourront tenir la ville... surtout si la population bien travaillée réclame à cor et à cris la capitulation... Le pire, c'est la présence de ce Beaurepaire!... Comment me débarrasser de lui?

Herminie, cependant, avait été chercher l'un des deux enfants qui se trouvaient dans la pièce voisine.

Elle amena une petite blondinette, blême et craintive, se tenant mal sur ses jambes grêles, et dit au baron:

—Voici votre fille, monsieur... voulez-vous l'embrasser?...

Lowendaal, dissimulant une grimace, se pencha vers l'enfant et déposa sur son front un rapide baiser.

L'enfant eut peur et se mit à pleurer.

Alors, s'élançant de l'autre chambre, un petit bonhomme, coiffé d'un bonnet de liberté, avec la cocarde nationale, vint à la fillette, l'emmena, la calma, en lui disant:

—Ne pleure pas!... Nous allons bien nous amuser, Alice... on va tirer le canon!... Poûm!... Poûm!... c'est joliment drôle le canon!...

Catherine Lefebvre montra le gamin avec orgueil, en disant:

—C'est mon petit Henriot... un futur sergent que j'élève, en attendant que mon homme me donne des mioches pour défendre la République!...

Herminie, pressant doucement la main de la cantinière, dit au baron:

—Cette excellente personne traversait, avec le bataillon, le village de Jouy-en-Argonne... le commandant de Beaurepaire la fit appeler et la pria de se rendre dans une maison du village, où elle trouverait un enfant qu'il lui désigna... le commandant lui indiqua en outre cette demeure... ici, elle devait me remettre l'enfant et me prévenir de l'arrivée des volontaires, de la présence d'un protecteur pour la malheureuse mère abandonnée... Voilà comment votre fille se trouve ici, monsieur!...

—Alors, balbutia Lowendaal, le commandant de Beaurepaire sait...

—Tout! dit avec fermeté Herminie... Oh! ce fut une douloureuse confession, allez! Mais je n'avais plus d'espoir qu'en mon frère... je ne savais comment il accueillerait la triste confidence que je lui faisais, un jour de découragement, où, lasse de tout, je voulais mourir.

—Et votre frère s'est montré clément?... dit le baron essayant de paraître indifférent et calme, ainsi qu'au commencement de l'entretien.

—Mon frère a pardonné... il s'est hâté de venir me secourir, me délivrer... Les volontaires de Mayenne-et-Loire, entraînés par lui, ont traversé la France en courant...

—Ah! nom de nom! quelles étapes, mes enfants! dit Catherine... Nous montrions tous grand désir d'arriver à temps pour secourir votre bonne ville de Verdun... mais le commandant Beaurepaire avait des ailes aux talons!...

Le son du tambour s'était rapproché. La ville semblait en fête. Des cris de joie, plus nourris, s'élevaient du côté de la Meuse.

—Il faut que je me retire, dit le baron... on m'attend à l'hôtel de ville!...

—Et moi j'ai besoin d'embrasser mon homme! fit Catherine. Allons! toi, marche, jeune conscrit!... ajouta-t-elle en empoignant le petit Henriot.

L'enfant résista. Il avait gardé dans sa main la jupe de la petite fille, et semblait vouloir rester auprès d'elle.

—Voyez-vous, le gaillard, dit avec bonne humeur la Sans-Gêne, il s'attache déjà au cotillon!... Ah! il promet, le moutard!... En route, petit, tu la reverras... tu la retrouveras, la gamine, quand nous aurons administré une frottée soignée aux Prussiens!...

—Madame, dit Herminie avec émotion, jamais je n'oublierai ce que vous avez fait pour moi... dites à mon frère que je vous bénis et que je l'attends!... Quant à cette enfant, ajouta-t-elle en montrant Alice, qui souriait au jeune Henriot et semblait, elle aussi, ne plus vouloir le quitter, si le malheur faisait que je ne puisse plus la défendre, l'aimer, la garder... remettez-la aux mains de mon frère...

—Comptez sur moi!... j'ai déjà ce gamin-là à brouetter dans ma carriole, ça me fera la paire... un moyen de prendre patience en attendant que mon homme se décide à me donner des enfants à moi... Ce qui ne sera pas trop long, je crois! dit-elle, en riant de son franc et large rire, et en avançant sa robuste poitrine... Au revoir, madame, v'là qu'on rappelle à présent, mes soldats doivent avoir besoin de moi là-bas et Lefebvre s'étonne, sans doute, de ne pas me trouver sur les rangs!

Emmenant alors le petit Henriot, devenu boudeur et mécontent de quitter si vite la jeune Alice, Catherine se hâta de rejoindre la compagnie détachée du 13e léger, qui formait les faisceaux sur la place.

Herminie, après un salut glacial au baron, s'était retirée dans la chambre voisine avec sa fille, qu'elle couvrait de caresses.

Lowendaal s'éloigna tout pensif dans la direction de l'hôtel de ville, en se disant:

—Si la capitulation pouvait me débarrasser de ce Beaurepaire!... Mais non!... cet enragé-là voudra défendre la ville et me faire épouser sa sœur!... Ah! dans quel guêpier suis-je venu me fourrer!...

Et, fort peu satisfait des événements, le baron monta à l'hôtel de ville, où déjà les notables se trouvaient rassemblés, sur la convocation du président du directoire Ternaux et du procureur-syndic Gossin, deux traîtres, dont les noms doivent demeurer cloués au pilori de l'histoire.

IX
L'ENVOYÉ DE BRUNSWICK

Dans la grande salle de l'hôtel de ville de Verdun, à la lueur des flambeaux, les membres du district et les notables étaient rassemblés.

Le commandant du génie Bellemond, gouverneur de la place, assistait à la délibération.

Le président Ternaux ayant ouvert la séance, le procureur-syndic Gossin exposa la situation.

Le duc de Brunswick campait aux portes de la ville. Fallait-il les lui ouvrir toutes grandes et acclamer le généralissime impérial comme un libérateur, ou bien devait-on lever les ponts-levis et répondre à coups de canon aux sommations de les baisser? C'était déjà une honte que de poser la question.

—Messieurs, dit le procureur d'une voix dolente, notre cœur saigne à l'idée des malheurs qui peuvent fondre sur Verdun assiégé... Messieurs, la résistance est folie contre un ennemi dix fois supérieur... Voulez-vous recevoir une personne qui nous est envoyée avec une mission conciliante?

Et le président consulta du regard en même temps l'assemblée, sollicitant son adhésion.

—Oui, nous le voulons! dirent plusieurs voix.

—Je vais donc, messieurs, reprit le président, faire introduire la personne qui nous est annoncée.

Un mouvement de curiosité se produisit.

Tous les yeux étaient tournés vers la porte du cabinet du président.

Elle s'ouvrit bientôt, livrant passage à un jeune homme, portant le costume civil. Il était très pâle et maintenait son bras en écharpe.

On eût dit qu'il relevait d'une longue maladie.

—M. le comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt, général en chef de l'armée autrichienne! dit le président, présentant le mandataire de Brunswick.

C'était en effet le jeune Autrichien sauvé par Catherine Sans-Gêne, dans la matinée du 10 août.

A peine rétabli de sa blessure, grâce aux soins de la bonne Catherine, il s'était échappé de Paris, et avait gagné le quartier général autrichien.

Bien que souffrant encore, il avait voulu reprendre du service. Le souvenir de Blanche de Laveline le faisait plus souffrir que sa blessure. En pensant à son enfant, le petit Henriot, exposé à tous les périls d'une naissance irrégulière, en se reportant aux tentatives de Lowendaal, soutenu par le marquis, et qui pouvait contraindre Blanche à un mariage les séparant à jamais, Neipperg éprouvait une cruelle et lente torture. Il avait besoin d'oublier, et la guerre ne permet pas à la pensée de s'éterniser dans la douleur. Avec joie il avait donc repris du service.

Le général Clerfayt, qui avait apprécié les qualités de bravoure et de finesse de Neipperg, l'avait attaché à son état-major.

Comme il connaissait parfaitement la langue française, le général l'avait choisi pour porter aux notables et aux autorités de Verdun les propositions de capitulation.

Après avoir salué l'assemblée, le jeune envoyé fit connaître les conditions de Brunswick: elles consistaient dans la reddition de la ville et de la citadelle dans les vingt-quatre heures, sous peine de voir Verdun soumis à un bombardement et ses habitants livrés, après l'assaut, à toute la fureur du soldat.

Au milieu d'une morne stupeur, ces farouches conditions furent écoutées.

On a beau se dire royaliste, comme se vantaient de l'être ces notables, et craindre pour ses propriétés, il était difficile à ces riches bourgeois d'entendre sans quelque révolte dans le cœur cette hautaine et insultante menace.

Plusieurs de ces poltrons n'auraient pas été fâchés d'assister à une protestation courageuse, ne fût-ce que pour la forme, afin de sauvegarder les apparences de l'honneur.

Mais nul n'éleva la voix. Personne n'osait paraître appeler sur Verdun la colère des Allemands.

Neipperg demeurait immobile, baissant les yeux.

Il s'indignait intérieurement de la couardise de ces marchands qui préféraient la honte et le démembrement de la patrie à une résistance, où leurs maisons auraient à subir les obus.

En lui-même il pensait que ce n'étaient point là les Français du 10 août, contre lesquels il s'était battu, et qui avaient si furieusement emporté d'assaut le château des Tuileries.

Il n'avait plus que de l'admiration pour ces patriotes qui l'avaient blessé. Les cœurs de soldat ne gardent pas de rancune après la bataille. Mais la peur de ces bourgeois lui faisait mal et leur silence honteux l'écœurait...

Il avait besoin de sortir, de respirer, de ne plus avoir sous les yeux le spectacle de cette lâcheté collective.

Il lui semblait que sa blessure s'envenimait au contact de ces trembleurs, qui étaient aussi des traîtres.

Il se leva et dit froidement:

—Vous avez entendu, messieurs, la communication du général en chef, que dois-je rapporter comme réponse à M. le duc de Brunswick?...

Et il attendit, plus pâle qu'à son arrivée, debout, la main appuyée au rebord de la table.

Une voix parla dans le silence général:

—Ne pensez-vous pas, messieurs, que tout en rendant hommage aux sentiments miséricordieux de monseigneur le duc de Brunswick, vous feriez bien d'ajourner votre réponse... ne fût-ce que pour permettre à l'artillerie de M. le duc de faire à notre ville l'honneur de quelques bombes?...

C'était Lowendaal qui avait pris tout à coup la parole.

Neipperg avait reconnu son rival.

Un flot de sang lui monta au visage.

Il eut un mouvement instinctif, comme pour s'élancer vers le baron, afin de le provoquer...

Mais il se contint: il était ambassadeur: il avait une mission à remplir, il ne s'appartenait pas...

Cette pensée lui traversa en même temps l'esprit: si le baron de Lowendaal se trouvait à Verdun, Blanche de Laveline devait y être aussi?...

Mais où la rencontrer? où la voir? où lui parler?

Il eut alors cet espoir que peut-être le baron, à son insu, lui ferait connaître la retraite de Blanche...

Il fallait donc se montrer impassible, attendre, chercher...

Un murmure assez vif avait suivi les paroles de Lowendaal.

—De quoi se mêlait-il, ce fermier général? se disaient les bourgeois chuchotant entre eux. Est-ce qu'il a des maisons, des ateliers, des marchandises dans la cité? Est-ce lui qui supportera les dégâts des propriétés? Puisqu'on sait qu'il est impossible de résister, le commandant du génie l'a reconnu, à quoi bon faire massacrer du monde et pour quelle raison exposer les immeubles au feu de l'artillerie?

—Notre population est sage et redoute les horreurs d'un siège, dit le président, la proposition de M. le marquis de Lowendaal n'aurait pour elle que la canaille... encore, presque tous ces braillards qui ne possèdent rien, ont-ils déjà quitté la ville... ils se sont réfugiés du côté de Thionville... ils ont retrouvé là un pas grand'chose de leur espèce, un certain Billaud-Varennes qui va les envoyer au feu... Espérons qu'on ne les reverra jamais à Verdun... Messieurs, êtes-vous d'avis de les imiter ici?... Voulez-vous être mitraillés?

—Non! non! pas de bombardement! Signons tout de suite! crièrent vingt voix.

Et les plus empressés, saisissant des plumes, entourèrent le président, le pressant de leur laisser apposer leur signature sur le projet de capitulation, rédigé à l'avance, dès l'annonce de l'arrivée de l'envoyé autrichien.

Neipperg observait en silence cette réunion qui, d'abord paisible, menaçait de devenir batailleuse.

Le baron de Lowendaal avait repris sa place, à l'écart:

—Mettons que je n'ai rien dit, avait-il murmuré, dépité.

Déjà le président levait la plume et cherchait l'endroit où il convenait, sur le projet de capitulation, de mettre son nom, qui engageait l'honneur de la ville, quand une fusillade lointaine éclata, en même temps que le tambour battait la générale et que, sous les fenêtres de l'hôtel de ville, des voix chantaient le Ça ira!

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