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Madame Sans-Gêne, Tome 1: Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau

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LE SERMENT DE BEAUREPAIRE

Tout le monde s'était levé dans un effarement indescriptible.

Les moins affolés avaient couru aux fenêtres...

La ville apparaissait illuminée, comme pour une fête...

Sur la place, des torches brûlaient, des femmes, des enfants battaient des mains et formaient une ronde fantastique dans cette rougeur d'incendie...

C'étaient les volontaires de Mayenne-et-Loire qui avaient entonné le Ça ira, donnant le signal joyeux du réveil à la ville engourdie.

Les hommes étaient rares dans cette foule...

Ils se tenaient à distance et semblaient ne participer que des yeux à ce tumulte martial.

Le procureur-syndic en fit la remarque au président.

—Voilà ces damnés volontaires qui font leur tapage! dit en soupirant M. Ternaux.

Et M. Gossin de répondre avec un haussement d'épaules:

—Patience!... le duc de Brunswick nous en débarrassera bientôt!

Et il ajouta:

—Pourvu que ces diables déchaînés ne nous attirent pas un bombardement!

Au même instant, une lueur rouge traversa l'espace et un corps flamboyant vint s'abattre sur une des maisons qui faisaient l'angle de la place, en même temps qu'une forte détonation ébranla les vitres de l'hôtel de ville...

—Tenez!... je l'avais prévu!... s'écria le procureur-syndic, voilà ce que nous attirent ces coquins!... Les Prussiens tirent à boulets rouges sur nos maisons!... Le voilà le bombardement que vous demandiez... vous devez être satisfait, baron?

Le procureur se tourna, cherchant Lowendaal, mais le fermier général avait disparu.

Impatient, désireux de le suivre, supposant que Lowendaal se dirigeait du côté de Blanche de Laveline, Neipperg voulut se retirer.

—Je n'ai rien à faire ici désormais, messieurs, dit-il en prenant congé. Le canon parle, je n'ai plus qu'à me taire... je vais retourner à mon quartier général... Ma réponse, c'est votre poudre qui la porte en ce moment!...

—Monsieur le comte, supplia le président, ne partez pas... restez!... c'est un malentendu... tout va s'expliquer... tout s'arrangera...

—Je ne vois pas trop comment! dit en souriant Neipperg; écoutez!... voici le canon de vos remparts qui donne la réplique à nos obusiers... le tambour bat dans vos rues... et il me semble que l'on vient jusque dans votre hôtel de ville chercher des renforts pour garnir les murailles et servir les pièces!...

Le tambour résonnait en effet dans l'escalier de l'hôtel de ville et des pas nombreux martelaient les degrés. On entendait sonner sur le pavé du vestibule les crosses des fusils.

—Ils osent venir ici! dit le procureur-syndic exaspéré. Monsieur le commandant, vite, signez l'ordre de faire taire le tambour, et que les hommes rentrent dans les logements qui ont dû leur être assignés! ajouta le magistrat en invoquant M. Bellemond, directeur du génie et de l'artillerie.

—Oui, monsieur le procureur, répondit cet officier pusillanime, je vais donner ces ordres... dans un quart d'heure Verdun sera tranquille...

—Dans un quart d'heure Verdun sera en flammes et nous chanterons l'Hymne des Marseillais à la lueur des obus! cria une voix forte, derrière eux.

La porte s'était ouverte sous une poussée, et Beaurepaire, accompagné de Lefebvre, et entouré de soldats du 13e et de volontaires de Mayenne-et-Loire, apparaissait terrible comme le Dieu de la guerre, devant ces citadins effarés.

Le président essaya de prendre un peu d'autorité:

—Qui vous a autorisé, commandant, à venir troubler les délibérations de la municipalité et des citoyens qu'elle a réunis en conseil? dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme.

—On assure, répondit Beaurepaire, sans se troubler, que vous machinez tous ici une infâme trahison et que vous parlez de rendre la ville... Est-ce vrai, citoyens?... répondez!

—Nous n'avons pas à vous faire connaître les résolutions de l'autorité, commandant... veuillez vous retirer avec vos hommes et faire cesser le feu que vous avez ordonné sans avoir pris l'avis du conseil de défense! dit sévèrement le président, se sentant soutenu par les notables.

Beaurepaire réfléchit un instant, puis, se découvrant, dit avec une intonation respectueuse:

—Messieurs, c'est vrai, je n'ai pas attendu l'avis du conseil de défense pour faire feu sur les Prussiens qui déjà s'approchaient des portes et faisaient mine d'entrer au premier signal... un signal qu'ils paraissaient attendre du dedans... J'ai barricadé les portes; mon brave ami Lefebvre, que voilà, a placé ses voltigeurs des deux côtés de chaque palissade, et l'ennemi s'est arrêté... en même temps, pour l'empêcher de voir de trop près ce que nous faisions sur les remparts, j'ai envoyé quelques boulets qui ont fait reculer un peloton d'Autrichiens trop pressés de nous rendre visite... je venais d'arriver avec mes volontaires quand on m'a prévenu de ce qui se passait... j'avoue que je n'ai pas pensé à prendre l'avis du conseil de défense!

—Et vous avez eu tort, commandant! dit le directeur du génie Bellemond.

Beaurepaire remit son chapeau.

—Camarade, dit-il au commandant, ceci me regarde... je répondrai, s'il le faut, de ma conduite devant les représentants du peuple qui ne vont pas tarder à venir ici... Je respecte la Commune de Verdun et ses officiers municipaux... j'espère qu'ils sont patriotes, et prêts à faire leur devoir... je prendrai leurs ordres pour tout ce qui concerne le service intérieur et les mesures de police... Je sais l'obéissance que les soldats de la nation doivent aux mandataires du peuple... Mais, pour ce qui regarde mon métier de soldat et les obus à envoyer aux Prussiens, vous me permettrez, camarade, d'agir comme il me paraîtra utile... Tenez-vous-le pour dit! je suis ici votre égal, et nous n'avons qu'à marcher d'accord ensemble pour repousser l'ennemi et sauver la ville!...

Ces paroles énergiques, lancées d'une voix mâle, impressionnèrent le directeur du génie, officier subalterne subitement promu, et qui eût agi bravement s'il ne se fût senti dominé par le président et le procureur-syndic.

—Pourtant, hasarda-t-il, le conseil de défense existe... vous devez prendre ses avis avant de livrer bataille!

—Quand l'ennemi est aux portes, et que déjà les combattants de la ville hésitent, le conseil de défense, s'il était alors consulté, ne pourrait qu'ordonner au chef des troupes de barrer la route, de disperser les tirailleurs sur les remparts, de braquer des pièces sur les corps ennemis s'approchant, et de commencer le feu... C'est ce que j'ai fait, camarade! tout comme si j'avais eu le temps de consulter le conseil que vous présidez... Mais en réalité, pouvait-il avoir un autre avis? Pouvait-il me commander autre chose? Tout ce qu'il devrait me reprocher, c'est de n'avoir pas ouvert un feu assez vif... Mais les munitions manquaient... Les voilà qui arrivent... Ecoutez!... ça va chauffer!...

De violentes détonations suivirent les paroles de Beaurepaire; c'était dans la direction de la porte Saint-Victor.

Les notables frémirent. Plusieurs se glissèrent dehors, inquiets pour leurs demeures, car à cette furieuse canonnade les Prussiens et les Autrichiens allaient certainement répondre par une pluie d'obus.

—Parbleu! voilà un brave homme! se dit Neipperg en regardant la franche physionomie de Beaurepaire. Sa vue console de tout ce spectacle honteux!...

Et s'avançant vers lui poliment, il lui dit:

—Commandant, je ne dois pas vous laisser ignorer qui je suis... le comte de Neipperg, aide de camp du général Clerfayt...

—Vous êtes en civil? dit Beaurepaire défiant, regardant celui qui se présentait ainsi à lui.

—Je ne suis pas venu en parlementaire, commandant, mais simplement chargé de remettre à la municipalité de Verdun et au conseil de défense une note officieuse du généralissime.

—Une sommation d'avoir à rendre la place sans doute?

—Vous l'avez dit.

—Et qu'a-t-on répondu ici?...

Beaurepaire jeta un regard accusateur sur les notables et sur les magistrats municipaux, qui baissèrent les yeux et détournèrent la tête.

Gossin, le procureur, souffla à l'oreille du président:

—Si cet agent de Brunswick dit tout, ce chenapan de Beaurepaire est capable de nous faire fusiller par ses brigands, mon pauvre monsieur Ternaux!

—J'en ai peur, mon pauvre monsieur Gossin! répondit tristement le président.

Mais Neipperg se contenta de dire habilement:

—Je n'ai pas eu le temps de recueillir l'avis de ces messieurs... Vous vous êtes chargé de répondre vous-même au généralissime!...

Cette franchise plut à Beaurepaire, qui dit aussitôt:

—Alors, monsieur, votre mission est terminée... Voulez-vous me permettre de vous reconduire moi-même jusqu'aux avant-postes?

—Je suis à vos ordres, commandant!

Beaurepaire, avant de quitter la salle, se tourna une dernière fois vers le président et le procureur-syndic:

—Messieurs de la Commune, leur dit-il, j'ai promis à mes hommes de m'ensevelir avec eux sous les ruines de Verdun plutôt que de rendre la ville... J'espère que vous partagez mon avis?...

—Mais, commandant, si la ville entière voulait capituler?... Si les habitants refusaient de se laisser bombarder? Que décideriez-vous? Iriez-vous, malgré toute une population, continuer à entretenir un feu meurtrier? dit le président... Voyons! que feriez-vous?... Nous attendons votre réponse...

Beaurepaire réfléchit une seconde, puis il éclata:

—Si vous me forciez à rendre la ville, entendez-vous bien, messieurs? plutôt que de subir cette honte et de trahir mon serment... je me ferais sauter la cervelle!... J'ai juré de défendre Verdun jusqu'à la mort!...

Il alla vers la porte, puis revint brusquement, frappa d'un grand coup de poing la table et répéta:

—Oui, jusqu'à la mort!... jusqu'à la mort!...

Il sortit suivi de Neipperg, laissant les notables terrifiés.

—Il se tuerait?... Ma foi, ce serait de la besogne toute faite et un fort soulagement pour tout le monde, dit à mi-voix Lowendaal qui venait de rentrer, sans bruit, dans la salle du conseil.

On l'interrogea. On lui demanda ce qui se passait dans la ville.

—On se bombarde ferme de part et d'autre, dit-il avec son sourire sceptique. Les volontaires courent sur les remparts comme des fauves... Il y en a déjà parmi eux plusieurs d'atteints... Ah! ces fantassins du 13e!... ils ont avec eux une sorte de démon femelle, la femme du capitaine Lefebvre, m'a-t-on dit, une cantinière, qui se démène, va, vient, porte les munitions, s'attelle aux pièces de canon, arrache la mèche tout allumée des obus prussiens qui tombent sur les glacis... Je crois vraiment qu'elle a ramassé à plusieurs reprises les fusils des voltigeurs tombés près d'elle et ne s'en est allée qu'après avoir fait le coup de feu... comme un homme!... Heureusement qu'il n'y a pas beaucoup de soldats comme cette amazone, autrement jamais les Autrichiens n'entreraient ici!...

—Vous espérez donc encore, baron? demanda le président.

—Plus que jamais... Ce bombardement était nécessaire, je vous l'ai dit... les habitants n'étaient pas suffisamment impressionnés... Mon domestique, le fidèle Léonard, avait eu beau griser des artisans, des bourgeois, et leur raconter mille balivernes selon mes instructions, ils n'étaient pas encore persuadés... ils n'acceptaient qu'avec hésitation la capitulation... Demain matin, ils la réclameront tous!...

—Vous nous redonnez confiance!...

—Je vous dis, monsieur le président, que l'on viendra vous obliger à signer la capitulation... vous aurez la main forcée!...

—Le ciel vous entende! soupira le président; mais voici l'envoyé du duc de Brunswick retourné à son quartier général... Quand le revoir? Comment le faire revenir... il a gardé le projet de capitulation...

—Il suffit que quelqu'un de sûr aille au camp autrichien et lui porte le double que vous avez conservé... avec l'assurance que demain le généralissime trouvera les portes ouvertes...

—Mais qui charger d'une telle mission?

—Moi! dit Lowendaal.

—Ah! vous nous sauvez!... s'écria le président qui, se levant, dans un élan de joie, lui donna l'accolade comme il l'eût fait pour un messager annonçant une victoire.

XI
LA MISSION DE LÉONARD

Quelques instants après, Lowendaal, muni du double du projet de capitulation, quittait l'hôtel de ville. Il retrouva sur la place Léonard qui l'attendait.

A voix basse, bien que toute oreille fût éloignée, le baron lui donna un ordre assez détaillé.

Léonard eut des mouvements de surprise, témoignant qu'il comprenait la tâche qui lui était confiée, mais aussi montrant qu'elle l'embarrassait et l'effrayait même un peu...

Il se fit répéter deux fois ce que venait de lui dire son maître.

Celui-ci, d'un ton sévère, ajouta:

—Hésiteriez-vous, maître Léonard?... vous savez pourtant que, bien que nous nous trouvions dans une ville assiégée, il s'y rencontre des prisons et des gendarmes pour y conduire ceux qui... comme certain personnage de ma connaissance... ont contrefait le sceau de l'Etat et délivré, aux employés des aides et des gabelles, de faux récépissés...

—Je sais cela, monsieur le baron, hélas!... dit Léonard d'un ton soumis.

—Si vous le savez, ne l'oubliez plus! reprit le baron se radoucissant. Cela me peine, Léonard, d'être obligé de rappeler à un serviteur dévoué comme vous l'êtes, que je l'ai sauvé des galères!...

—Et que vous pouvez l'y renvoyer! Oh! monsieur, je m'en souviendrai!

—Alors, vous obéirez?...

—Oui, monsieur le baron... Mais songez comme c'est grave... comme c'est terrible ce que vous me demandez là!...

—Vous vous exagérez l'importance de cette affaire... de confiance, dont il me plaît de vous charger... Morbleu! maître Léonard, vous m'avez accoutumé à plus de docilité, à plus de dévouement aussi! Vous devenez ingrat!... C'est un vilain défaut, l'oubli des bienfaits!...

—Monsieur le baron, je vous serai éternellement reconnaissant, larmoya le misérable que Lowendaal avait surpris volant avec les employés des fermes à l'aide de faux poinçons... je suis prêt à vous suivre et à vous obéir partout où il vous plaira me conduire... Mais ce que vous m'ordonnez présentement est...

—Abominable? vous avez des scrupules à présent, maître Léonard? dit le baron, d'un ton devenu goguenard.

—Je ne me permettrais pas de trouver abominable une chose que M. le baron me commande... je voulais dire autrement...

—Et quelle était votre pensée? Je serais curieux de connaître votre opinion...

—Monsieur le baron, la... chose... est dangereuse... oh! pour moi seulement! se hâta de dire Léonard, car si j'étais pris, on me rôtirait à petit feu plutôt que de me faire dire ce que M. le baron m'aurait ordonné...

—D'abord, on ne vous croirait pas, interrompit sèchement le baron; ensuite, aucune preuve de l'ordre, que vous prétendriez avoir reçu de moi, ne serait trouvée... Enfin, et ceci doit vous rassurer pleinement, mes dispositions sont prises pour assurer votre retraite, au cas improbable où vous seriez découvert...

—Vraiment, monsieur le baron? dit avec joie Léonard.

—Ma chaise de poste vous attendra auprès de la Porte-Neuve, sur la route de Commercy... On ne se bat pas de ce côté!...

—Mais comment sortirai-je?

—Mission du conseil de défense... Prenez ce sauf-conduit et venez me retrouver demain, au point du jour, au camp du duc de Brunswick...

Et Lowendaal remit à Léonard un laissez-passer en blanc de la municipalité.

—J'obéirai! dit Léonard, plus rassuré.

—Tâchez de ne pas compromettre sottement votre mission en vous faisant prendre par les enragés volontaires de Beaurepaire... Si vous vous laissez arrêter, il me sera impossible de taire vos antécédents... Alors gare les galères!... C'est aussi peut-être la mort immédiate, comme espion!

Léonard eut un frisson.

—Je ferai attention, monsieur le baron!

—Bien... vous avez compris... allez donc!... et que du camp des émigrés je reçoive de vos nouvelles!...

—Je tâcherai, monsieur le baron!... C'est égal, ce que vous voulez de moi n'est pas commode... et j'ai peur que la chaise de poste attende inutilement à la Porte-Neuve!...

—Imbécile!... dans une ville que de toutes parts l'on bombarde... où la flamme est partout... la surveillance est impossible... Je compte sur vous, maître Léonard!... Si vous me trahissiez, ou si vous veniez à faiblir, comme je rentrerai demain dans Verdun, vous pouvez compter que ma première visite sera pour le présidial et la seconde pour le fonctionnaire chargé de ferrer les galériens en attendant le départ de la prochaine chiourme pour Toulon!... Adieu, maître Léonard, ou plutôt à demain, à la pointe du jour!...

Et Lowendaal s'éloigna d'un pas tranquille vers la Porte-Neuve, tandis que Léonard, perplexe, méditant sur l'accomplissement de sa mission, se demandait:

—Comment pénétrer, sans éveiller l'attention de personne, dans cet hôtel de madame de Blécourt?... Comment aborder au milieu de la nuit le commandant Beaurepaire?... sans escorte, désarmé, endormi?...

XII
LE CAMP DES ÉMIGRÉS

Lowendaal, en quittant Léonard, murmura d'un air satisfait:

—Le drôle fera ce que je lui ai dit... il tremble un peu... mais la peur des galères sera pour son esprit plus forte que la crainte du grand sabre de ce sacripant de Beaurepaire!... placer l'homme entre deux alternatives inégalement chanceuses, être envoyé aux galères ou bien risquer de l'être seulement si l'on est pris, tous les gens intelligents, et Léonard n'est pas un sot, choisiraient ce dernier parti... donc il ira et ne se fera pas prendre!... Il marchera un peu à contre-cœur et en serrant les jambes, mais il marchera... Les soldats ne font-ils pas ainsi? Quand on les envoie à la gueule d'un canon, ce n'est pas toujours l'amour de la gloire qui les y pousse, c'est aussi la crainte d'être fusillés s'ils lâchent pied... ce qui le prouve bien, c'est que l'on ne fuit qu'en masse... le châtiment, en se répandant sur trop de têtes, ne pourrait atteindre personne... Léonard est seul... il ne reculera pas... du camp des émigrés, comme le bon Talthybios, le héraut veillant au palais des Atrides, j'espère apercevoir bientôt le signal attendu!... ajouta en souriant le baron qui, en sa qualité de fermier général, s'il ne se montrait pas très scrupuleux en toutes matières, aimait fort à prouver sa délicatesse littéraire et sa connaissance érudite des bons auteurs.

Il marchait lentement dans la nuit, par les quartiers déserts de la ville, prêtant l'oreille aux détonations lointaines, et suivant d'un regard indifférent la trace lumineuse des obus qui, comme de rapides météores, s'entre-croisaient sur le fond noir du ciel.

On ne se battait pas de ce côté de la ville.

Quelques factionnaires veillaient sur les remparts, et leurs cris d'appel: Sentinelles, prenez garde à vous! espacés dans le silence, troublaient seuls les abords de la Porte-Neuve vers laquelle le baron se dirigeait.

Il trouva à cette porte des gardes nationaux à qui, ainsi que cela avait été convenu secrètement à son départ de l'hôtel de ville, un ordre avait été envoyé par le procureur-syndic de laisser passer le baron de Lowendaal.

Sans difficulté, le chef de poste fit franchir la poterne au baron, en lui souhaitant bonne réussite.

S'orientant dans la campagne déserte, le baron gagna un petit bois dont il longea les maigres arbres et marcha droit vers un feu qui brûlait à quelque distance dans la plaine,—un bivouac d'avant-poste vraisemblablement.

Un cri de: «Qui-vive?» prononcé en français le fit s'arrêter.

—Je ne me suis pas trompé! murmura-t-il, ce sont des Français qui sont là!

Il demeura immobile après avoir répondu:

—Ami!... envoyé de la municipalité de Verdun!...

Un silence suivit, puis il vit se détacher une masse sombre, qu'accompagnait un cliquetis de fer.

Une lueur se balançait et marchait vers lui...

Quatre hommes, avec le porteur du falot, venaient le reconnaître.

Après avoir décliné ses qualités au chef de l'escouade, et avoir demandé à être conduit au général en chef, le baron fut prié très poliment de prendre place au bivouac, en attendant qu'on pût le mener au quartier général.

Il accepta de grand cœur, car la nuit était fraîche. Il vint s'asseoir auprès des volontaires royaux, devant des fagots brûlants.

Son arrivée avait mis en rumeur le campement, et les plus dormeurs s'étaient éveillés pour venir aux nouvelles et apprendre de l'arrivant ce qui se passait dans Verdun.

Ce camp des émigrés était étrange et bigarré.

L'armée de Condé se composait de volontaires accourus de tous les points de la France, mais principalement de l'Ouest, pour se battre contre les armées du pays, défendre le drapeau blanc, rétablir le roi et abattre la Révolution.

Beaucoup de ces volontaires étaient venus là un peu contraints.

Les uns poussés par leurs familles, entraînés par l'exemple, incapables de rester dans leurs propriétés ruinées ou envahies.

Quelques-uns par fanatisme, beaucoup dans l'espoir de rentrer avec triomphe et profit en France, escomptant vingt-cinq ans d'avance le fameux milliard des émigrés.

Cette armée de rebelles et de traîtres était divisée par provinces. Les gentilshommes y conservaient leurs privilèges et leur infatuation. Ils ne se mêlaient pas aux roturiers. Ainsi la Bretagne avait fourni sept compagnies de nobles, et une huitième avait été réservée aux défenseurs issus du tiers état. Le costume affirmait encore cette distinction des castes. Les non-nobles portaient un uniforme gris de fer; les gentilshommes avaient l'habit bleu de roi avec retroussis. Ainsi ces insurgés contre la volonté de la nation, rassemblés pour une même cause, courant les mêmes dangers, se préoccupaient de perpétuer dans leurs bandes de partisans des hiérarchies et des catégories sociales qui n'étaient déjà plus qu'un legs du passé. Les bourgeois, avec leur triste casaque gris de fer, avaient pourtant plus d'abnégation et de vrai dévouement que les nobles, puisqu'ils se battaient pour défendre des privilèges auxquels ils n'avaient aucun droit.

Quelques déserteurs, conservant l'uniforme de leur corps, des officiers de marine en très grand nombre, formaient le seul élément vraiment militaire de l'émigration.

Le corps de la marine, brave, mais superstitieux et très entiché de la royauté, était surtout recruté parmi les familles du littoral breton, toutes hostiles à la Révolution. La désertion de ces marins affaiblit pour longtemps notre force sur mer et, malgré le courage des matelots, assura aux Anglais la victoire sur nos flottes et leur conserva l'empire des eaux. On n'a pas assez tenu compte de cette trahison des officiers de la marine royaliste, lorsqu'on a énuméré les mesures de rigueur prises par la Convention dans l'Ouest.

La résistance héroïque des chouans fanatisés fut moins funeste à la patrie que la fuite de ces marins expérimentés, les compagnons de La Pérouse et de d'Estaing, ces glorieux adversaires des Anglais durant la guerre d'Amérique, quittant le pont de leurs navires pour aller caracoler ridiculement derrière un général prussien et se faire battre par des gardes nationaux.

Les volontaires royaux étaient mal équipés, mal armés, mal approvisionnés en tout. Leurs fusils, de fabrication allemande, étaient fort pesants. Beaucoup de gentilshommes n'avaient que leurs armes de chasse.

La composition de cette armée disparate la faisait ressembler à une troupe de bohémiens révoltés. Les âges étaient mêlés. De vieux hobereaux, cassés, voûtés, traînant la jambe, s'avançaient à côté de jouvenceaux étiolés. Des familles entières, depuis le grand-père jusqu'au petit-fils, se trouvaient côte à côte sur les rangs. C'était touchant et grotesque.

L'armée des princes était d'ailleurs dépourvue d'artillerie et, malgré le courage individuel dont firent preuve la plupart de ces soldats improvisés, leur appoint à la cause royale ne fut jamais qu'une quantité négligeable. Les Prussiens et les Autrichiens ne se firent pas faute de le faire sentir à plus d'une reprise à ces gentilshommes encombrants et inutiles.

Le baron de Lowendaal écoutait, avec son sourire railleur, les confidences, les vantardises et les récriminations des volontaires.

Comme il venait de Paris, on l'accablait de questions sur l'état de la capitale et les prévisions favorables au retour triomphal du roi.

Le baron leur répondait évasivement, disant qu'à son avis tout pouvait encore s'arranger, qu'il fallait cependant compter avec la surexcitation des foules et l'ardeur avec laquelle on courait s'enrôler, depuis que la patrie avait été déclarée en danger.

Les jeunes gentilshommes écoutaient avec des ricanements hautains les réponses pourtant fort mesurées du baron qui, de son côté, tout en s'informant de l'heure à laquelle le général en chef pourrait le recevoir, témoignait une certaine impatience de remplir sa mission.

Tout en racontant à son auditoire irritable ce qu'il savait des préparatifs de résistance de la nation tout entière debout, prête à mourir, le baron, du coin de l'œil, par-dessus la flamme rouge du bivouac, guettait un coin sombre, par delà les remparts de Verdun, du côté de la porte Saint-Victor.

Il semblait attendre d'un instant à l'autre un signal qui ne se produisait pas...

Par moments il tirait sa montre, la consultait et, avec anxiété, n'écoutant plus que distraitement le verbiage des gentilshommes, regardait le coin du ciel toujours noir au-dessus de la ville...

—Que fait donc ce faquin de Léonard? murmurait-il. M'aurait-il trahi!... aurait-il manqué de courage au bon moment... Oh! je me vengerai terriblement... je l'envoie aux galères comme je l'ai dit, s'il m'a trompé!...

Et le baron, ne faisant même plus mine de prêter l'oreille aux propos des volontaires, feignant de céder au sommeil, fermait les yeux et s'apprêtait à se rouler dans son manteau, le long des cendres rougeâtres du bivouac, quand on vint l'avertir que le général Clerfayt l'attendait et qu'il le recevrait sur-le-champ dans sa tente.

Le baron se leva en rechignant et suivit le planton qui devait le guider, non sans jeter une dernière fois un regard chargé d'inquiétude vers les maisons de Verdun se dressant au-dessus du rempart, dans la ville haute. Plongées dans l'ombre et le repos, ces demeures paisibles semblaient indifférentes au bombardement qui continuait de l'autre côté de la ville, plus faible, plus ralenti, les Prussiens ne répondant que modérément au feu des assiégés, et ceux-ci, en prévision d'un siège qui pouvait, qui devait être long, ménageant les munitions.

Dans la tente du général en chef, le baron retrouva l'aide de camp qui s'était présenté à l'hôtel de ville.

Il fit une grimace en saluant toutefois poliment le comte de Neipperg.

Celui-ci lui rendit froidement son salut.

L'entrevue fut brève.

Le général autrichien s'informa des dispositions de la ville de Verdun.

Et comme le baron lui assurait qu'elles étaient excellentes, favorables à la reddition, le général répondit d'un geste muet, entr'ouvrant la toile de sa tente, comme pour montrer les flamboiements d'obus au-dessus des remparts...

Le baron regarda, suivant machinalement le geste du général.

Quelque maître qu'il fût de lui-même, il ne put s'empêcher de pousser une rapide exclamation où il y avait du triomphe et du soulagement.

Il venait d'apercevoir, dans la partie nord de la ville, une rougeur ardente.

Des flammes tourbillonnaient au milieu de flocons de fumée dans ce quartier de Verdun, qui jusque-là semblait épargné par le feu des assiégeants.

—Qu'avez-vous? demanda le général en chef, surpris de l'émotion extraordinaire que venait de manifester l'envoyé de la municipalité.

—Rien, mon général... rien du tout! la fatigue, le trouble... la joie aussi où je me trouve de savoir que demain les horreurs d'un siège seront épargnées à cette belle cité... Voilà l'explication de mon cri à la vue des obus et des boulets rouges sillonnant l'espace!... dit-il en s'efforçant de paraître calme.

—Alors vous croyez, dit Clerfayt, que la ville ouvrira demain ses portes?...

—J'en suis sûr, monseigneur... un homme à moi doit m'apporter ce matin même la capitulation signée...

—Pourquoi ne pas l'avoir apportée vous-même? Pourquoi renvoyer mon aide de camp, M. le comte de Neipperg que voici, chargé par moi et par monseigneur le duc de Brunswick de vous remettre votre acceptation?...

—Je n'étais pas certain, général, que la ville serait en état de capituler demain matin?...

—Ah!... et quel était l'obstacle?

—Un forcené... un chef de brigands, le commandant de Beaurepaire... entré hier soir, par surprise, dans la place, et qui pourrait contrecarrer nos projets, ruiner nos espérances...

—Un brave soldat! un adversaire énergique, que ce commandant, dit le comte de Neipperg à Clerfayt.

—Vous l'avez vu? demanda Clerfayt avec intérêt.

—Je l'ai vu... je l'ai entendu parler... vous pouvez le voir agir... car c'est lui qui a mis Verdun si rapidement en état de défense... tant qu'il sera debout, je ne suis pas de l'avis de monsieur, moi: Verdun ne capitulera pas...

Et Neipperg jeta un regard méprisant au baron.

—Qu'avez-vous à dire? fit Clerfayt. Vous me promettez l'ouverture des portes pour demain matin... mon aide de camp, qui a vu la place et qui affirme l'énergie de son défenseur, dit qu'elle ne cédera pas aussi facilement... répondez-moi!

—Pardon! monseigneur, dit le baron de sa voix onctueuse, je ne contredis point l'aide de camp... je vous avais déjà signalé cet obstacle... Beaurepaire... et je vous faisais part de mes hésitations, de mes craintes... je n'étais pas assuré, je vous l'ai dit, que Verdun capitulerait...

—Et maintenant vous croyez la reddition possible?

—Certaine, monseigneur!...

—Mais... Beaurepaire?...

—Beaurepaire est mort, monseigneur!

—Mort!... qu'en savez-vous?... qui vous l'a appris?...

Le baron s'inclina, et, avec un sourire plus accentué que de coutume:

—Monseigneur, dit-il, me permettra d'attendre la confirmation officielle de la nouvelle dont je ne suis que le prévoyant messager... L'homme qui doit apporter la capitulation signée vous apprendra également la fin, pour moi certaine, du commandant de Beaurepaire...

—Bien, monsieur, nous attendrons! dit froidement Clerfayt en faisant signe au baron que l'entretien était terminé.

Tandis que Lowendaal se retirait, le comte de Neipperg disait au général autrichien:

—Comment cet homme louche, à figure d'espion, sous son masque débonnaire et souriant, sait-il que Beaurepaire n'est plus?... Il était vivant il y a deux heures, quand j'ai quitté Verdun... l'auraient-ils assassiné là-bas!...

Clerfayt regarda avec surprise son aide de camp:

—Nous faisons la guerre loyale et au grand jour, nous autres soldats, mon cher Neipperg... Mais ces marchands qui nous tendent les mains et nous ouvrent les portes de leurs villes sont capables de bien des lâchetés!... il y a des épluchures et des débris peu propres dans la cuisine de la victoire!... Les convives du festin ne doivent pas trop s'inquiéter de la façon dont on leur a préparé les plats... Autrement personne n'aurait d'appétit et personne ne mordrait à la gloire!... Achevons notre courrier, mon cher, car déjà le matin paraît et, si ce baron a dit vrai, nous aurons pas mal de choses à faire dans la journée: la ville à occuper, les postes à garnir, les autorités à changer et à surveiller, sans compter la revue que Leurs Majestés doivent passer au milieu des félicitations et des hommages des habitants! A la besogne, et faisons comme si ce Lowendaal n'avait pas dit vrai... Continuons à envoyer quelques messagers énergiques à ce Beaurepaire, qui m'a l'air en effet d'un rude adversaire!...

Et tandis que Neipperg s'asseyait devant la petite table du général, se disposant à écrire sous sa dictée, Clerfayt, soulevant la porte de sa tente, cria à l'un des officiers d'artillerie qui attendait auprès d'une batterie:

—Commandant, continuez le feu jusqu'à ce que, sur les remparts de Verdun, vous aperceviez hissé le drapeau parlementaire!...

XIII
LE SECOND ENFANT DE CATHERINE

Léonard, en quittant, fort perplexe, comme nous l'avons vu, son maître, peu commode ce soir-là et beaucoup trop porté à se souvenir d'un passé désagréable, se rendit vers la porte de France.

De ce côté, le canon tonnait sans relâche.

Ce n'était pas que Léonard fût fort amateur de cette musique des canons.

Mais il avait reçu des ordres précis et il lui fallait les exécuter.

Là où l'on se battait, il pensait devoir rencontrer celui qu'il cherchait, celui qu'il avait reçu l'ordre de trouver: le commandant Beaurepaire.

Avant de gagner les abords de la porte où, debout sur le revers des glacis, se tenaient plusieurs officiers, parmi lesquels se trouvait certainement celui qu'il avait mission d'aborder, Léonard se faufila parmi des groupes de curieux entourant une carriole, devant laquelle une table était installée avec des bouteilles, des verres, quelques morceaux de pain, du cervelas et du saucisson.

C'était la cantine du 13e léger.

Derrière la table que deux torches fumeuses éclairaient, Catherine Lefebvre, alerte, joyeuse et bourrue, vaquait à la distribution des vivres et des rafraîchissements, suffisant à peine à répondre aux commandes réitérées des canonniers altérés et des soldats venus, entre deux coups de feu, s'offrir la goutte et boire à la délivrance de Verdun.

De temps en temps, Catherine s'arrêtait de verser du vin ou de couper des tronçons de cervelas pour donner un coup d'œil à sa carriole...

Là, dans un petit lit, dormait du sommeil inaltérable de l'enfance le petit Henriot.

—Ça le berce, le canon! disait Catherine rassurée.

Elle se remettait à sa distribution, non sans grommeler quelques paroles énergiques à l'adresse des Prussiens.

Dès le commencement de la bataille, lorsque, les ennemis s'approchant déjà des portes de la ville, Beaurepaire avait surgi, se multipliant, courant aux batteries, déployant ses tirailleurs, faisant garnir de gabions et de fascines les ouvrages protégeant la porte de France, Catherine, dédaignant l'abri de sa cantine, avait grimpé sur les glacis.

Là, comme une furie de la guerre, harcelant les traînards, encourageant les braves, ramassant les premiers blessés, et, par moment, saisissant un fusil et le déchargeant sur les cavaliers autrichiens qui s'étaient hasardés jusque sous les embrasures des poternes, elle avait contribué énergiquement à enrayer la panique et à arrêter l'ennemi, surpris de cet accueil.

Beaurepaire l'avait aperçue et l'avait félicitée.

Puis, l'ennemi s'était retiré, ayant renoncé à surprendre une ville qui se trouvait ainsi sur ses gardes; Catherine était retournée à sa cantine où les clients abondaient.

Elle avait, dans l'intervalle du premier combat, entrevu Lefebvre qui, avec ses voltigeurs, garnissait les parapets et, des meurtrières, dirigeait un feu plongeant sur les éclaireurs autrichiens.

Toute rassurée et tout heureuse, car c'était pour elle le baptême du feu, elle avait repris ses fonctions de cantinière, dont elle s'acquittait avec bonne humeur, à la satisfaction générale.

Comme elle venait de verser la goutte à deux artilleurs, elle aperçut, un peu à l'écart, un civil qui les regardait boire:

—Eh! l'ami, lui cria-t-elle sans façon, pourquoi ne viens-tu pas t'arroser d'un bon coup de schnick, comme on dit chez nous?... Tu es un civil, ça ne fait rien... Demain, tu seras comme les autres, sous les armes... Va! tu peux trinquer avec les défenseurs de ton pays... on est tous des frères!

Et comme l'homme ne répondait pas à cet appel engageant et faisait mine de s'éloigner, elle le rappela:

—Eh! l'ami, ne t'en va pas comme ça!... Viens, que je t'ai dit... Tu n'as peut-être pas d'argent pour trinquer?... Ça ne fait rien... c'est moi qui régale aujourd'hui, demain tu paieras à ton tour... Qu'est-ce qu'il faut te servir, citoyen?

L'homme interpellé répondit sèchement:

—Merci, je ne bois pas...

—Tu n'as pas soif... et tu ne te bats pas? Alors, qu'est-ce que tu viens faire ici?...

L'homme hésita, puis dit d'une voix sourde:

—Je voudrais parler au commandant Beaurepaire...

Catherine le regarda avec surprise.

—Toi?... parler au commandant?... et qu'est-ce que tu lui veux?...

—J'ai des choses importantes à lui dire...

Catherine haussa les épaules.

—Tu choisis bien ton moment, mon garçon!...

—On choisit le moment qu'on peut...

—C'est possible... mais pour l'instant le commandant n'est pas visible...

L'homme se frotta la tête et murmura:

—C'est qu'il faut absolument que je le trouve...

Catherine regardait avec méfiance son interlocuteur. Son insistance lui semblait suspecte. Elle résolut d'avertir son mari.

Elle allait le signaler à l'un des soldats, en le priant de chercher Lefebvre sur-le-champ, quand l'ordonnance de Beaurepaire survint.

Excité par le bruit du combat, la langue déliée par des libations abondantes offertes par l'un des membres de la municipalité qui l'avait interrogé longuement sur son chef, l'ordonnance se mit à bavarder. Le soldat raconta, malgré les coups d'œil significatifs de Catherine, que Beaurepaire avait été prendre un peu de repos chez une de ses parentes dans un hôtel de la ville haute, où il devait, à quatre heures du matin, aller l'éveiller, en lui amenant son cheval.

Catherine, à bout de patience, cria à l'ordonnance:

—Tu jacasses comme une pie borgne, veux-tu aller dormir un peu... ça te fera du bien!... tu ne seras jamais en état d'éveiller le commandant à quatre heures... comme il te l'a dit... Allons! demi-tour, ou je fais venir le lieutenant Lefebvre... il ne plaisante pas avec les indiscrets et les ivrognes, lui...

—C'est bien! on se tait... et l'on s'en va!... grommela l'ordonnance qui, en trébuchant, s'éclipsa.

Catherine s'était remise à servir ses soldats.

Machinalement elle regarda du côté de l'homme qui insistait pour parler à Beaurepaire...

Il avait disparu...

Catherine crut le voir se diriger en compagnie de l'ordonnance vers un cabaret, entre-bâillant sa porte à des curieux hardis désireux d'assister, à l'abri, aux travaux de défense de la ville.

Elle eut le rapide soupçon que cet homme complotait et qu'un danger menaçait Beaurepaire...

Elle aurait voulu le suivre et le signaler à Lefebvre, mais elle ne pouvait songer à quitter sa cantine en un pareil moment.

Les défenseurs de Verdun, passant la nuit à dresser des gabions sur les remparts, à élever des palissades, à disposer des fascines, tandis que le canon tirait sans relâche, avaient droit à trouver la cantine ouverte.

Elle piétinait d'impatience, essayait de se persuader qu'elle s'alarmait à tort et qu'aucun péril ne pourrait atteindre Beaurepaire du fait de cet homme...

Le souvenir de Lowendaal, toutefois, se présenta à sa pensée.

Ce baron avait l'aspect d'un traître... Qui pouvait deviner ce qu'il avait machiné contre l'intrépide défenseur de Verdun?

A la fin Catherine n'y tint plus, et quand, la nuit avançant, les buveurs se firent plus rares, elle annonça brusquement son besoin de sommeil et congédia les soldats attardés, les engageant, s'ils n'avaient point le désir de se reposer, à se donner de la distraction sur les remparts, où l'on n'avait pas trop de monde pour placer les gabions et poser les fascines.

XIV
LA FIN D'UN HÉROS

Après avoir rangé sa cantine et donné un baiser léger au petit Henriot qui dormait paisiblement, Catherine s'enfonça dans les rues sombres de la ville haute.

Le soupçon lui restait. C'était vers l'hôtel de madame Blécourt, dans cette maison où le commandant lui avait fait conduire la petite fille gardée à Jouy-en-Argonne, qu'un péril menaçait Beaurepaire... Elle devinait le piège, elle flairait la trahison.

Au moment où elle s'approchait de l'hôtel de madame de Blécourt, elle entendit une détonation d'arme à feu...

Ce n'était pas un bruit capable de surprendre dans une ville bombardée...

Mais ce coup de feu dans ce quartier isolé, paisible, loin des remparts et où tout semblait sommeiller, l'effraya...

Elle pressentit un malheur, un crime.

Au bout d'une ruelle elle aperçut la silhouette d'un homme fuyant...

Il lui sembla reconnaître le singulier personnage dont les allures, à la cantine, avaient éveillé sa méfiance.

Elle lui cria à tout hasard:

—Eh! l'homme!... pas si vite.... qui donc a tiré par ici?...

Mais l'inconnu redoublait de vitesse, sans répondre; tournant court, il disparut dans une rue sombre...

Catherine hésita un instant. Devait-elle le suivre? Mais elle réfléchit qu'un homme marchant vite, la nuit, dans une ville assiégée, n'était pas par cela même un coupable... et puis, quel rapport pouvait-il exister entre cet inconnu et Beaurepaire?

Ce n'était pas là qu'était le péril, si Beaurepaire se trouvait menacé...

A l'hôtel de Blécourt il fallait d'abord s'assurer que le commandant reposait en sûreté.

Catherine rebroussa donc chemin et marcha rapidement vers la maison, où Herminie de Beaurepaire devait être endormie, ayant auprès d'elle la petite Alice, où sans doute Beaurepaire, brisé de fatigue, s'était jeté sur un lit, en attendant qu'on vînt l'éveiller pour retourner au combat.

Comme elle allait soulever le marteau et frapper, des cris, des appels s'élevèrent de l'intérieur...

Les fenêtres s'ouvrirent avec force.

Des têtes effarées apparurent, réclamant du secours...

En bonnet de nuit et en chemise, la vieille douairière de Blécourt se montra au balcon, agitant convulsivement les bras, d'un air désespéré.

En même temps une lueur rouge darda son reflet sinistre sur la façade de la maison voisine...

Des tourbillons de fumée noire s'échappaient des fenêtres ouvertes...

De longs jets de flammes jaillissaient sur les toits...

—Le feu!... il y a le feu!... cria Catherine... et cette porte qui ne s'ouvre pas!...

Les domestiques, perdant la tête, couraient en poussant des cris par les escaliers, s'appelant, réclamant les clefs. Ils finirent par ouvrir la porte et se précipitèrent dans la rue...

Quelques habitants du voisinage, réveillés en sursaut, accoururent...

Mais déjà Catherine, courageusement, s'était élancée dans la maison en flammes...

Le danger l'attirait, et elle se disait qu'il y avait là des existences à sauver...

Elle montait au hasard, dans la fumée, se guidant à la clarté fauve de l'incendie.

Une chambre, dont la porte était ouverte, s'offrit à sa vue, au premier étage...

Elle y pénétra hardiment, criant:

—Y a-t-il quelqu'un qui dort ici?... Sauvez-vous vite!

La fumée l'empêchait d'avancer.

Nulle voix ne répondait.

Une gerbe de flammes vint brusquement empourprer le palier et éclairer la chambre...

Catherine jeta un cri de terreur... Elle venait d'apercevoir, étendu sur le lit, Beaurepaire, semblant endormi, inerte, sourd au tumulte grandissant.

Elle se précipita vers lui.

—Mon commandant, vite, éveillez-vous! Levez-vous! c'est le feu! cria-t-elle.

Le commandant demeura immobile.

La chambre était redevenue sombre.

La fumée tourbillonnait, épaisse, suffocante.

Catherine se pencha, avançant la main à tâtons.

Elle cherchait dans ces ténèbres fumeuses à reconnaître la place du lit.

Elle voulait secouer le commandant, pensant: «Peut-être s'est-il évanoui?»

Elle toucha le corps inerte.

Prêtant l'oreille, elle écouta.

Aucun bruit de respiration ne montait du lit.

—Quel étrange et profond sommeil! pensa-t-elle. Et l'épouvante envahit son âme virile.

S'approchant davantage, elle posa son oreille sur la poitrine du commandant...

—Son cœur ne bat plus! murmura-t-elle pleine d'angoisse.

Un silence terrible emplissait la chambre...

Elle avait appliqué sa main sur le front du commandant, elle sentit quelque chose d'épais, de gluant, qui poissait ses doigts...

Effrayée, elle recula...

Elle éprouvait comme un vertige, une faiblesse générale l'enveloppait, des nausées lui montaient à la gorge, elle allait tomber...

C'était la mort...

Elle rassembla son énergie.

—Ah! la fenêtre!... se dit-elle, étonnée de ne pas avoir pensé plus tôt à ouvrir.

Elle se précipita vers la croisée, et donna brusquement de l'air...

Il était temps. La suffocation lui venait. Une seconde de plus, elle s'affaissait étourdie, étouffée par la fumée...

La réverbération de l'incendie sur la maison d'en face éclaira le lit où Beaurepaire était étendu.

Le commandant semblait dormir, rigide, insensible.

Sa face était livide, l'oreiller était rouge...

Un trou à la tempe, d'où suintait un filet de sang, révélait de quel sommeil dormait l'héroïque commandant.

—Ah! les misérables, ils l'ont assassiné! cria Catherine en s'élançant hors de la chambre. Elle poussa un appel désespéré que nul n'entendit dans la confusion générale et qui se perdit parmi l'horreur de l'incendie.

Comme elle cherchait à s'orienter à travers l'escalier où pleuvaient des décombres, des débris de charpente calcinée, des plâtras, des lambeaux de boiseries à demi brûlées au milieu d'une pluie d'étincelles crevant de lourds flocons de fumée noire, elle entendit une voix douce qui chantait sur un mode plaintif:

Do, do,
L'enfant do,
L'enfant dormira tantôt.

Stupéfaite, Catherine chercha à reconnaître d'où provenait ce chant inattendu. Quelle nourrice aveugle et sourde berçait son enfant avec ce chant paisible au milieu de cette nuit d'épouvante?

La voix venait de l'étage supérieur. Hardiment, bravant la flamme qui pouvait d'un moment à l'autre attaquer l'escalier derrière elle et lui couper la retraite, Catherine escalada les marches à travers la fumée.

Elle poussa vivement la porte d'une chambre d'où partait la voix dolente, chantonnant toujours, sur un ton égal, le refrain berceur...

Elle aperçut, insensible, l'œil vague, la tête penchée, Herminie de Beaurepaire, assise au bord du lit et tenant sur ses genoux la petite Alice, dormant du lourd sommeil de l'enfance.

—Venez vite!... venez vite, madame! s'écria Catherine... C'est le feu!

Mais Herminie continua à chantonner et à bercer la petite Alice.

Aux cris de Catherine, l'enfant s'était éveillée...

—Il n'y a pas de temps à perdre!... vite! descendons! dit Catherine impérativement.

Et elle prit par la main l'enfant qui tremblait de frayeur.

Herminie, debout, fit une grave révérence et dit:

—Bonjour, madame!... vous ne savez pas? je vais me marier... vous viendrez à ma noce, n'est-ce pas?... vous verrez comme je serai belle!...

—La malheureuse est folle!... oh! la pauvre femme! fit avec pitié Catherine, mais ce n'est pas le moment de s'attendrir... Allons! il faut me suivre! reprit-elle, donnant exprès à sa voix une intonation rude.

La folle se mit en mouvement, d'une seule pièce, les yeux fixes, les bras pendants, comme un automate effrayant.

Catherine, entraînant la petite Alice, se hâta de descendre. Elle se retourna pour voir si Herminie la suivait...

Celle-ci continuait à marcher droite et raide...

En passant devant la chambre où gisait Beaurepaire, Herminie allongea le bras, poussa un cri aigu et cria:

—C'est là... là... l'homme... le pistolet à la tempe!... Oh! il me tue aussi!...

Et elle tomba inanimée sur le palier.

Catherine jugea impossible de l'emporter. Il fallait aller au plus pressé.

Elle dégringola les marches du premier étage, traînant toujours Alice après elle et, farouche, bondit dans la rue.

Elle était sauvée avec l'enfant.

Des soldats, accourus au signal de l'incendie attribué à un obus des Prussiens, commençaient à organiser une chaîne.

Elle leur confia l'enfant, et, reconnaissant des hommes de la compagnie de Lefebvre, elle les supplia de monter dans la maison pour essayer de soustraire aux flammes Herminie encore vivante et le cadavre du commandant.

Trois ou quatre hommes de bonne volonté s'élancèrent aussitôt.

Quelques instants après, on ramenait le corps de Beaurepaire, et deux soldats maintenaient la folle qui criait:

—Laissez-moi partir!... il faut que j'aille m'habiller... vous ne savez donc pas! je me marie!... voyez tout ce monde... et puis l'on a allumé les cierges... Oh! que c'est beau, l'église, un jour de mariage!...

Et, tragique, elle montrait aux assistants glacés de terreur les flammes qui léchaient les murs déjà noircis...


Madame de Blécourt s'était cassé la jambe, en sautant de son balcon dans la rue. Elle mourut peu de jours après.

Herminie, dont la raison n'était pas revenue, fut emmenée chez un parent qui s'offrit à la garder, à la soigner.

Le corps de Beaurepaire fut transporté à l'hôtel de ville.

Là, le président et le procureur-syndic déclarèrent que le commandant s'était suicidé pour ne pas signer la capitulation de Verdun.

Cette intention avait été, disait-on, manifestée à haute voix par Beaurepaire, la veille, lorsqu'on délibérait sur les conditions de la reddition de la ville.

Plusieurs témoins en déposèrent, et la nouvelle de la mort héroïque du commandant, ne voulant pas assister vivant à la reddition de la ville qu'il avait charge de défendre, propagée par les traîtres qui l'avaient fait assassiner, fut acceptée par les patriotes.

De grands honneurs funèbres furent par la suite décernés à la mémoire de l'héroïque Beaurepaire. La Convention accueillit l'explication d'un suicide exemplaire et glorieux.

Les lâches qui avaient poussé à l'assassinat de Beaurepaire, accompli par Léonard, ouvrirent le lendemain la porte de leur ville aux armées autrichiennes et prussiennes, en vertu du traité de capitulation que Lowendaal avait porté au quartier général du duc de Brunswick.

Le roi de Prusse fit une entrée triomphale dans Verdun.

Tous les riches bourgeois l'acclamèrent. Le président Ternaux lui offrit un banquet à l'hôtel de ville, et le procureur-syndic Gossin, au dessert, le compara à Alexandre le Grand prenant possession de Babylone.

Des jeunes filles royalistes, qui furent plus tard exécutées, et que la poésie a glorifiées comme des martyres, insultèrent au dévouement des défenseurs de Verdun, en apportant, vêtues de blanc, avec la bannière de leur confrérie en tête, des couronnes au roi de Prusse, vainqueur sans combat, maître de la ville par la trahison.

Verdun, comme Longwy, méritait d'être désormais appelée la ville des lâches.

La frontière était dégarnie, la route de Paris ouverte, et les armées d'Autriche et de Prusse n'avaient plus qu'à marcher sur la capitale afin de lui infliger le châtiment exemplaire promis par Brunswick.

Aucune forteresse, aucune armée, aucune résistance ne pouvait, pensaient les royalistes dans l'ivresse de l'espérance, arrêter la course victorieuse des alliés. On n'avait pas prévu le Moulin de Valmy.


La garnison de Verdun avait été admise aux honneurs de la guerre. Elle défila avec armes et bagages.

Lefebvre, promu capitaine, fut dirigé avec le 13e d'infanterie légère sur l'armée du Nord.

Catherine Lefebvre avait emmené avec elle la petite Alice, que la folie de sa mère faisait orpheline.

Elle la coucha dans la carriole, à côté du petit Henriot, enchanté de retrouver sa jeune camarade de Verdun, puis elle dit à Lefebvre avec un bon sourire, en lui montrant ces deux têtes blondes endormies:

—Dis donc, mon homme, ça nous fait déjà deux enfants que la patrie nous envoie, est-ce que ça ne te donne pas un peu de honte?

Le capitaine Lefebvre, en embrassant sa femme, promit de rattraper le temps perdu.

Et l'on se mit en route, la colère aux yeux et l'espoir de la revanche au cœur, en jurant de reprendre bientôt la ville livrée et de reconduire, la baïonnette aux reins, les Prussiens et les Autrichiens, qui n'auraient pas toujours en face d'eux les traîtres de Verdun.

XV
AU BORD DU NÉANT

Pendant que ces événements s'accomplissaient dans l'Est et que Dumouriez et Kellermann arrêtaient l'invasion à Valmy et sauvaient la France et la République en forçant les Autrichiens et les Prussiens à se rejeter sur la Belgique, que faisait Bonaparte?

Il se trouvait fort en peine au milieu de toute sa famille, réfugiée à Marseille et dénuée de toutes ressources.

Après plusieurs pérégrinations de logements en logements, en des quartiers pauvres, expulsée sans pitié par d'intraitables logeurs, madame Letizia Bonaparte, âme virile, cœur énergique, trouva un local assez convenable dans la rue du faubourg de Rome. Le propriétaire était un riche marchand de savons, nommé Clary, qui montra tout de suite une grande sympathie pour les exilés.

L'existence de la famille Bonaparte était laborieuse et digne.

Levée dès l'aube, madame Bonaparte se mettait aux soins du ménage, balayait, lavait, préparait le modeste repas, puis distribuait à ses filles la besogne. L'une allait aux provisions, l'autre raccommodait le linge et les habits de la maisonnée, la plus jeune seule avait la permission de jouer.

Dans le jour, la mère et les deux filles aînées faisaient des travaux d'aiguille dont l'humble produit les aidait à vivre.

Joseph venait d'obtenir un emploi de commissaire des guerres dans l'administration des subsistances militaires, mais ses émoluments lui suffisaient à peine.

A titre de réfugiés corses, victimes de leur dévouement à la France, la famille Bonaparte recevait de la municipalité des rations de pain de munition.

Bonaparte, encore une fois privé de solde, était dans l'impossibilité de contribuer à l'alimentation des siens.

Face à face avec l'horrible spectre de la misère, il perdit courage, et le suicide hanta son cerveau surexcité.

Un jour, n'ayant dans la poche qu'un sou qu'il jeta à un pauvre, il se dirigea vers un rocher dominant la mer.

Il s'abîma alors dans une méditation profonde.

L'eau verte miroitante l'attirait... Inutile à son pays, désarmé, sentant son génie réduit à l'impuissance, n'ayant plus confiance en soi, ne voyant plus au firmament assombri cette étoile qui l'avait guidé, accablé par le sentiment de son isolement, ne pouvant supporter l'idée d'être à charge à sa mère au lieu de la soutenir, il considéra d'un œil fixe et farouche la mer battant doucement la pointe d'un roc à fleur d'eau.

Là, en se précipitant de la hauteur, il se fracasserait sûrement le crâne...

Délivré de la vie, il débarrasserait les siens d'une bouche inutile et leur laisserait tout entière la ration de pain allouée par la charité publique.

Il demeura ainsi, en proie aux plus sinistres résolutions, se tâtant, se reprochant d'hésiter à mourir, se persuadant qu'il n'avait rien à espérer sur la terre, et ses yeux, fixes et froids, semblaient attirés par l'abîme sombre et tournoyant au-dessous de lui.

Il resta ainsi une longue heure, au bord du néant.

La vue d'une barque cinglant au loin, et qui semblait se diriger vers la côte, l'arracha à sa torpeur désespérée...

—Il faut en finir! se dit-il brusquement.

Déjà il calculait la distance et l'élan nécessaire pour s'élancer du roc dans la mer, quand son nom prononcé le fit se retourner.

Un homme vêtu en pêcheur accourait vers lui, les bras ouverts.

Surpris et irrité d'être troublé dans sa détermination, il allait descendre vivement du rocher et chercher un endroit plus écarté où il pût mettre à fin sa sinistre résolution, quand le pêcheur lui cria:

—C'est bien toi, Napoléon?... Que diable fais-tu ici? tu ne me remets donc pas?... Desmazis, ton ancien camarade d'artillerie au régiment de la Fère?... as-tu donc oublié nos bonnes soirées de Valence?

Bonaparte reconnut alors son ancien compagnon, et tous deux s'embrassèrent.

Desmazis expliqua qu'il avait émigré, aux premiers grondements de la Révolution. Il vivait tranquille en Italie, auprès de Savone, sur la côte. Ayant appris que sa vieille mère, retirée à Marseille, se trouvait gravement malade, il avait équipé à ses frais, car il était fort riche, une balancelle, et était parvenu, sous un costume de pêcheur, jusqu'au port où il avait abordé sans éveiller l'attention.

Rassuré sur la santé de sa mère qu'il avait pu serrer dans ses bras, et que son arrivée avait contribué à rétablir, il allait se remettre en mer. Par prudence, il avait donné l'ordre à son matelot de venir le prendre en dehors du port.

Il attendait sa barque.

—Mais, toi, que faisais-tu en cet endroit solitaire? demanda-t-il avec intérêt.

Bonaparte balbutia quelque vague explication.

Puis il cessa de parler, et, retombant dans une morne méditation, il se mit à regarder de nouveau avec fixité l'eau verte ourlant d'argent la pointe noire du roc.

—Ah çà! qu'as-tu? dit avec émotion le bon Desmazis. Tu ne m'écoutes pas... ça ne te réjouit donc pas de me revoir?... Quel chagrin te fait souffrir?... est-ce qu'un malheur te menace?... réponds-moi!... vraiment tu m'as tout l'air d'un fou qui va se tuer!...

Bonaparte, gagné par l'accent de sympathie de son camarade, lui révéla sa situation et confessa son désir d'en finir avec l'existence.

—Quoi! ce n'est que cela? dit Desmazis. Oh! j'arrive bien alors! Tiens, ajouta-t-il en détachant sa ceinture, voici dix mille francs en or. Je n'en ai pas besoin pour le moment. Tu me les rendras quand tu le pourras. Prends donc et va sauver les tiens.

Et il tendit à Bonaparte abasourdi les dix mille francs, une fortune pour le pauvre officier sans solde.

Puis, comme pour se dérober à la reconnaissance, et aussi pour ne pas permettre, avec la réflexion, à un refus de se produire, Desmazis quitta brusquement son ami, en lui disant:

—Au revoir!... ma balancelle accoste... mes matelots m'attendent... bonne chance, Napoléon!...

Et, dégringolant rapidement le sentier par lequel il avait grimpé pour surprendre si à propos son camarade désespéré, le généreux Desmazis gagna sa barque, fit déployer la voile et prit rapidement le large.

Bonaparte, cependant, tout ahuri, avait laissé partir son sauveur, sans un mot; comme fasciné, il considérait cet or qui semblait tombé du ciel.

Puis, tout à coup, prenant sa course, il s'élança vers la ville, entra comme une trombe dans la pauvre chambre où madame Bonaparte cousait avec ses filles...

Il répandit, ainsi qu'un semeur le grain, les pièces d'or sur la table, en s'écriant:

—Mère, nous sommes riches!... Mes sœurs, vous pourrez manger tous les jours et vous acheter chacune une robe neuve... Ah! c'est un coup du sort!...

Et il faisait ruisseler les pièces joyeusement autour de lui...

Et ses oreilles s'emplissaient du tintement du métal sur le carreau...

Plus tard, Napoléon fit rechercher par la police son bienfaiteur. Desmazis, caché dans un village de la Provence, s'occupait d'horticulture. Il cultivait des violettes et semblait ne plus se souvenir du camarade qu'il avait si à propos obligé.

Napoléon eut toutes les peines du monde à lui faire accepter trois cent mille francs à titre de remboursement; il lui donna en même temps la place d'administrateur des jardins de la couronne.

Les dix mille francs prêtés par l'ancien camarade de régiment, non seulement sauvèrent de la misère Bonaparte et de la famine les siens, mais ils permirent aussi à Joseph de faire un riche mariage, en parant aux premières nécessités de la vie quotidienne.

M. Clary, le propriétaire de la maison, avait deux charmantes filles: Julie et Désirée.

Joseph fit la cour à Julie et bientôt elle devint sa femme.

Bonaparte, toujours préoccupé de projets matrimoniaux, enviait le bonheur de Joseph.

Il jeta les yeux sur Désirée et se déclara à plusieurs reprises, comme prétendant sérieux.

Mais il fut éconduit poliment, doucement, éconduit quand même.

Le futur vainqueur préludait à ses triomphes de toute sorte par deux échecs féminins successifs.

Désirée, pas plus que madame Permon, ne semblait tentée par sa mine chétive et son avenir problématique.

Il se montra longtemps dépité du refus de Désirée Clary.

La ténacité avec laquelle il l'avait poursuivie ne fit qu'accroître son irritation. Le désir de prendre une éclatante revanche conjugale de cette petite sotte qui avait dédaigné celui qui, par la suite, était appelé à choisir parmi tout un gracieux étalage de princesses et d'archiduchesses, contribua pour beaucoup à le jeter bientôt dans les bras de la veuve Beauharnais, celle qui devait être un jour l'impératrice Joséphine.

Quant à Désirée Clary, sa destinée, pour être moins éblouissante, fut brillante cependant. Elle épousa, en effet, Bernadotte, et nous la retrouverons reine de Suède.

Telle était donc la situation de Bonaparte au moment où Lefebvre et sa femme, dans les bataillons de l'armée du Nord, marchaient vers le village immortel de Jemmapes.

XVI
JEMMAPES

Robespierre avait dit: La guerre est absurde.

Et il avait ajouté: Il faut la faire quand même!

C'était le Credo républicain.

La guerre était absurde parce qu'on n'avait ni soldats, ni généraux, ni armes, ni munitions, ni vivres, ni argent,—rien de ce qui permet à un peuple d'entrer en campagne pour attaquer, ou de se resserrer sur son territoire pour barrer la route à l'invasion.

Les généraux étaient tous des royalistes et des traîtres: Dumouriez, Dillon, Custine, Valence.

Le jeune duc de Chartres, qui devait plus tard s'appeler Louis-Philippe, était favorisé par le général en chef. Dumouriez, dans un but secret, devançant de beaucoup trop d'années l'avenir, avait réservé au prince royal un rôle très brillant: le jeune duc devait occuper la Meuse et arrêter les Autrichiens en marche sur Valenciennes et Lille. On lui ménageait ainsi des lauriers susceptibles de se transformer en fleurs de couronne.

Bien que le duc de Chartres se soit conduit très bravement dans l'immortelle journée de Jemmapes, ce fut un simple domestique, nommé Baptiste Renard, au service de Dumouriez, qui rallia la brigade du jeune prince, ébranlée et prête à reculer, décidant ainsi de la victoire au centre.

L'armée,—il n'y avait pas d'armée, mais une cohue de combattants équipés à la diable, dont beaucoup étaient encore vêtus de la blouse et du sarreau rustiques, beaucoup sans fusils, armés de piques, forgées à la hâte,—n'avait ni cohésion, ni discipline, ni instruction. C'était le peuple debout, ayant, dans un instant d'enthousiasme, empoigné les armes qui se trouvaient sous sa main, courant pêle-mêle à la délivrance du sol natal.

Ils allaient en chantant, ces volontaires sublimes. La Marseillaise, la Carmagnole, le Ça ira rythmaient leur marche tumultueuse.

Mais ces bandes héroïques avaient la foi, l'entraînement, l'élan...

Elles eurent bien vite raison, à Valmy, des vieilles troupes mercenaires.

A Jemmapes, l'infanterie improvisée des volontaires de la République, commandée, il est vrai, par de vieux sous-officiers comme Hoche et Lefebvre, remplaçant les officiers nobles passés à l'ennemi, allait devenir, pour vingt ans, la reine des batailles.

Le 5 novembre 1792, au coucher du soleil, rouge vif, traînant comme une bannière de sang à l'horizon, l'armée de la République déboucha devant les formidables positions de Jemmapes.

Les hauteurs qui avoisinent la ville de Mons supportent trois villages, aujourd'hui centres actifs d'exploitation houillère: Cuesmes, Berthaimont, Jemmapes.

Les Autrichiens s'étaient retranchés sur ces positions. Des redoutes, des abatis de bois, des palissades, quatorze petits fortins, une artillerie nombreuse, des chasseurs tyroliens embusqués dans les bois, la cavalerie massée dans les vallons entre les trois villages, prête à déboucher et à sabrer les Français montant imprudemment à l'assaut des collines, telle était l'inexpugnable forteresse naturelle que les conscrits de la liberté avaient à enlever.

Le duc de Saxe-Teschen, prince d'Empire, lieutenant de l'empereur d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas, commandait en chef, ayant sous ses ordre Clerfayt, général habile, mais dont les sages conseils ne purent prévaloir. Clerfayt se défiait de l'impétuosité gauloise et, au lieu d'attendre l'assaut, il proposait de déboucher, par trois colonnes, la nuit, sur les Français surpris, et de les disperser avant qu'ils aient pu adopter un ordre de bataille. L'avantage devait rester dans cette surprise à des troupes aguerries et disciplinées.

Le duc de Saxe-Teschen, heureusement, considéra comme peu glorieuse une attaque de nuit: il rêvait l'apothéose d'une retentissante bataille, livrée au grand soleil.

Dumouriez profita de l'inaction de l'ennemi pour disposer son armée en demi-cercle: le général d'Harville commandait l'extrême droite; Beurnonville, la droite marchant sur Cuesmes; le duc de Chartres, occupant le centre, devait attaquer Jemmapes de front, le général Ferrand manœuvrait sur le flanc du village à gauche. L'ordre était de s'avancer en colonnes, par bataillons. La cavalerie soutenait les flancs. L'artillerie avait été bien disposée pour enfiler les vallons séparant les trois collines. Les hussards et les dragons étaient massés entre Cuesmes et Jemmapes pour barrer la route à la cavalerie autrichienne.

Ces dispositions prises de part et d'autre, on alluma les feux et on passa la nuit à s'observer.

Tandis que la bataille se préparait, voici ce qui se décidait dans le château de Lowendaal, campé à mi-côte du village de Jemmapes, entre les deux armées.

Un ruisseau et un bouquet de bois le protégeaient du côté des Français, la montagne s'élevant derrière les tourelles l'abritait du feu des Autrichiens.

Terrain neutre entre les deux camps, le château avait été désigné comme poste avancé par les deux états-majors.

Des escouades françaises, envoyées en reconnaissance, avaient rencontré sous ses murailles, venant en sens inverse, des patrouilles autrichiennes. On s'était salué de quelques coups de fusil, puis chaque petite troupe s'était repliée, pour faire le rapport sur la situation.

Les Autrichiens soutenaient que le château était au pouvoir des Français, et les Français déclaraient que les Autrichiens y avaient déjà pris position.

Le résultat fut que la demeure du baron de Lowendaal resta seulement occupée par ses hôtes naturels.

Le baron de Lowendaal, arrivé de l'avant-veille, y avait reçu, comme il avait été convenu, son ami le marquis de Laveline, accompagné de Blanche.

Les troupes n'ayant pas encore opéré leur mouvement de concentration, le baron, plus épris que jamais de Blanche, rassuré par Léonard sur les suites de son aventure d'amour avec Herminie de Beaurepaire, n'avait pas hésité à hâter les préparatifs de son mariage.

Beaurepaire mort, Herminie, corps sans raison et sans existence sociale, ne pouvait plus être un obstacle. De ses reproches, de ses plaintes, de ses menaces, Lowendaal se trouvait affranchi. La preuve vivante de ses importunes amours, la petite Alice, avait disparu; le baron se trouvait donc absolument libre...

Il touchait au but de ses désirs. Encore quelques heures et il posséderait Blanche.

Malgré les observations du marquis de Laveline, estimant que le moment et le lieu apparaissaient fort mal choisis pour célébrer un mariage, l'ennemi—pour le marquis et son futur gendre, l'ennemi, c'étaient les soldats français—pouvant survenir d'un jour à l'autre, le baron avait répondu en exigeant du marquis qu'il tînt sa promesse.

Il lui rappela même assez brutalement que les opérations militaires n'empêchaient nullement le règlement des dettes et que les biens du marquis étant situés en Alsace, c'est-à-dire sous le canon des armées impériales, il lui serait difficile de se soustraire à ses engagements.

Il ajouta même une phrase comminatoire dont M. de Laveline parut comprendre très nettement la portée, car il cessa ses objections et répondit:

—Allons, il n'y a plus qu'à décider ma fille... je ne peux pourtant pas la traîner de force à l'autel!

Le baron avait grommelé:

—Cela vous regarde!... Arrangez-vous pour mettre à la raison cette jeune rebelle!

Il manda aussitôt le notaire de Jemmapes et ordonna au chapelain du château de tout disposer pour la bénédiction nuptiale...

A minuit, le mariage serait célébré, et immédiatement après, profitant de la nuit, les époux partiraient pour Bruxelles avec le marquis. On attendrait là, bien en sûreté, derrière l'armée impériale, le résultat des hostilités.

Blanche, depuis son arrivée au château, s'était enfermée, ne voulant recevoir personne.

Le baron avait insisté par deux fois pour avoir ensemble un entretien; elle avait refusé de le laisser pénétrer dans l'appartement qui lui était réservé.

Anxieusement elle guettait, auprès d'une fenêtre, la venue de quelqu'un qui tardait...

Ses yeux parcouraient la campagne déserte, cherchant en vain...

C'était Catherine Lefebvre dont elle attendait l'apparition...

La poitrine serrée, le cœur battant et s'arrêtant avec des sursauts douloureux, la gorge sèche et les mains agitées d'un tremblement nerveux, Blanche de Laveline se remémorait les promesses de la vaillante femme...

Elle avait toute confiance. Elle se disait que si Catherine ne se trouvait pas au rendez-vous fixé, si elle ne lui amenait pas son enfant, ainsi qu'il avait été convenu, c'était qu'un obstacle imprévu était survenu...

Quel pouvait être cet empêchement qui arrêtait Catherine Lefebvre et lui faisait ainsi manquer à sa promesse? La malheureuse Blanche ne le devinait pas.

Elle ignorait la présence de Catherine dans l'armée du Nord...

Elle ne se doutait point qu'à quelques mètres d'elle, des éclaireurs du 13e léger fouillaient les bois de Cuesmes, et qu'au retour de leur reconnaissance, à la cantine où Catherine, ayant auprès d'elle Henriot et Alice, leur versait la goutte, ils racontaient leurs hardies explorations jusque sous les murs du château de Lowendaal...

Catherine, elle, n'avait pas eu de peine à apprendre que Blanche de Laveline se trouvait au château...

Un paysan, dévoué à la cause de la liberté, avait rapporté que, la veille, un beau monsieur et une belle dame étaient arrivés s'installer au château...

Dans ces hôtes élégants, Catherine avait reconnu sa protectrice, et aussitôt son plan fut bien arrêté: elle se rendrait au château, elle verrait Blanche de Laveline et lui apprendrait que son enfant, le petit Henriot, se trouvait tout près d'elle, sous la protection des baïonnettes de Lefebvre...

On combinerait ensuite la façon la moins périlleuse de réunir la mère et l'enfant, en leur facilitant le passage à travers les lignes.

Sa résolution prise, Catherine, ayant mis dans sa ceinture les deux pistolets dont elle avait coutume de s'armer les jours de combat, sortit à la brune du camp et se dirigea vers le château de Lowendaal.

Elle n'avait rien dit à Lefebvre, car il eût probablement désapprouvé l'expédition, redoutant les périls auxquels s'exposait sa femme courant les bois et les plaines, la nuit, entre les deux armées prêtes à prendre contact.

Mais, avant de partir, elle embrassa longuement le petit Henriot, déjà au lit, dans le chariot où reposait aussi Alice, en murmurant:

—Dors... petit, je vais chercher ta mère!...

Puis elle se mit en route, insoucieuse et brave, se moquant des Autrichiens qui battaient la campagne, un peu inquiète cependant du retour, craignant d'être grondée par Lefebvre.

Au moment où elle franchissait un petit bouquet d'arbres, dernier avant-poste français, elle vit se dresser devant elle une forme longue et maigre...

La silhouette d'un homme, embusqué derrière l'un des arbres, lui apparut...

Elle porta la main à sa ceinture, prit un des pistolets, l'arma et dit, pas très fort, de peur d'être entendue des sentinelles postées dans le voisinage:

—Qui va là?...

Elle visait en même temps, prête à faire feu...

—Pas de bêtises! m'ame Lefebvre... c'est un ami, dit une voix qu'elle crut reconnaître.

—Qui ça, un ami?...

—Mais... La Violette, pour vous servir.

—Ah! c'est toi, imbécile... tu m'as fait presque peur! dit Catherine reconnaissant l'aide-cantinier, garçon dévoué un peu simplet et dont le bataillon se moquait volontiers.

La Violette ne passait pas pour un brave, et il était l'objet de quolibets et de brimades chaque jour.

Catherine avait désarmé son pistolet. Elle riait à présent de son émoi.

—Eh bien! avance, dit-elle... que diable! je ne dois pas te faire peur!... qu'as-tu donc à rôder par ici, en avant des lignes, toi, un poltron?

La Violette, timidement, fit quelques pas.

—J'vas vous dire, m'ame Lefebvre... je vous ai vue sortir du camp, pour lors j'ai voulu vous suivre...

—Pour m'espionner?

—Oh! non... mais je me suis dit comme ça qu'il y avait peut-être du danger là où vous allez...

—Du danger!... oui, oui, il y en a, mais qu'est-ce que cela te faisait?... Le danger et toi, ça fait deux!

—Il y a longtemps, m'ame Lefebvre, que je veux m'apprivoiser avec le danger... Je m'suis dit comme ça que c'était peut-être une bonne occasion ce soir...

—Pourquoi ce soir? dit Catherine, surprise de l'attitude et de l'insistance de l'aide-cantinier.

—Dame! répondit La Violette un peu embarrassé, cherchant ses mots, parce que... le soir, on est tranquille, on n'a pas crainte d'être vu...

—Tu ne voulais pas être vu?

—Ah! pour ça, non!... Si j'ai peur, la nuit, on ne le verra pas, tandis que le jour ça m'intimiderait... Mais quelque chose me dit qu'avec vous, m'ame Lefebvre, je n'aurai pas peur.

—Tu veux donc venir avec moi? demanda Catherine de plus en plus surprise.

—Oh! ne me refusez pas! ne me renvoyez pas! supplia le pauvre garçon, et il ajouta d'un ton très sincère, très ému aussi: Je vous aime tant, m'ame Lefebvre!... je n'aurais jamais osé vous le dire dans le jour... à la cantine... devant les camarades... Mais ici... où tout est noir, je suis hardi... je ne me reconnais plus.

Catherine, tout en écoutant La Violette, avait continué sa route.

Elle allait répondre, d'un ton à demi irrité, à demi ironique, à cet amoureux ridicule, quand deux coups de feu retentirent dans la nuit.

—Arrête-toi! cria Catherine à La Violette, qui s'était élancé en avant. Où vas-tu donc?... Prends garde! cria-t-elle plus fort.

La Violette courait toujours. Derrière son dos ballottait un objet rond... on eût dit une bosse mobile.

Catherine avait vu disparaître l'aide-cantinier dans une houblonnière, d'où les deux coups de feu étaient partis...

Craignant une embuscade, elle s'arrêta sur la bordure de la houblonnière...

Elle entendit comme un bruit sec de branches cassées, le tapage d'une lutte, un piétinement... puis, au loin, dans la plaine, elle aperçut la silhouette indécise d'un homme s'enfuyant vers les bois qui montaient jusqu'à Jemmapes.

—Il file du mauvais côté!... il va tomber dans les avant-postes autrichiens et se faire prendre, pensa-t-elle, supposant que c'était La Violette qui fuyait ainsi.

Et elle ajouta avec un soupir où il y avait un tantinet de regret:

—C'est dommage! C'était un bon garçon, quoique poltron! On le remplacera difficilement à la cantine.

Elle se disposait à poursuivre son chemin, en tournant la houblonnière, et voulait gagner les communs du château dont elle apercevait déjà les toits, quand reparut parmi les perches à houblon, long et maigre comme elles, La Violette.

Il tenait son sabre nu à la main et en essuyait la lame dans les feuilles.

—C'est toi! fit-elle stupéfaite. D'où viens-tu? Qu'as-tu fait?

—J'ai empêché ce kaiserlick de recharger son fusil comme il en avait l'intention, dit tranquillement La Violette en remettant son sabre au fourreau.

—Où est-il? demanda Catherine.

—Là... dans les houblons!...

—Il est mort?...

—Je crois que oui... Quant à l'autre, il a eu de la chance d'avoir affaire à un poltron comme moi... sans cela je l'aurais attrapé à la course... Car je cours bien, m'ame Lefebvre!... Mais j'avais ça qui me gênait, ajouta l'aide-cantinier, en montrant l'objet rond qu'il portait sur le dos...

—Qu'est-ce donc?...

—La caisse de Guillaumet, le tapin... Je la lui ai empruntée...

—Pourquoi faire?...

—Ça peut servir, des fois... Et puis, ça me va mieux que le fusil, le tambour. Oh! que j'aurais été tapin avec plaisir... mais y a pas mèche!... j'suis trop grand, m'ame Lefebvre. A présent, dites donc, si on poussait un peu les cailloux?... L'Autrichien que j'ai désarmé va donner l'alarme et il pourrait nous tomber pas mal de ces habits blancs sur le dos... Ce n'est pas pour moi que je dis cela!...

—Tu n'as donc plus peur?...

—La nuit, jamais!... je vous l'ai dit... Marchons, m'ame Lefebvre!

—La Violette, tu es un brave!...

—Ne vous moquez pas de moi, m'ame Lefebvre!... je sais bien que je ne suis qu'un poltron et je sais aussi que je vous aime si tellement si fort!...

—La Violette... je te défends de parler comme ça...

—C'est bon!... on s'taira... mais, avançons!... avançons!... à présent que le terrain est déblayé...

Catherine regarda avec une nouvelle surprise son aide-cantinier. Il se révélait à elle sous un aspect fort inattendu. La Violette ne bronchait pas sous le feu! La Violette se précipitait le sabre à la main sur deux Autrichiens en embuscade! on lui avait changé son aide de cantine!...

Elle eut un instant la pensée de le renvoyer au camp, mais le voyant si aguerri, si martial, elle craignit de lui faire de la peine. Et puis, à deux on pouvait mieux se tirer d'affaire.

—La Violette, lui dit-elle avec une voix plus douce, plus amicale, je dois te prévenir que là où je vais il y a du danger... beaucoup de danger... Tu persistes à vouloir m'accompagner?

—Je vous suivrai dans le feu, m'ame Lefebvre!...

—Eh bien! commence par m'accompagner dans l'eau, car il faut franchir le ruisseau pour parvenir à ce château que tu vois... C'est là que je vais...

—Que nous allons!... Marchez, m'ame Lefebvre! je vous suis!...

—Bien! tais-toi!... et ouvre l'œil!...

Tous deux descendirent dans le lit du petit ruisseau la Wême, et ayant de l'eau à mi-jambes, le traversèrent...

Bientôt ils se trouvèrent devant la porte des écuries du château.

Avec précaution Catherine suivit les murs, cherchant un endroit par où pénétrer facilement dans les jardins.

Ayant aperçu une place où la muraille était en partie démolie, elle fit signe à La Violette de l'aider à grimper.

—Avec bonheur, m'ame Lefebvre, dit le naïf amoureux se courbant, tout joyeux de sentir frôler ses épaules par la robuste jambe de Catherine, qui se servait de ses reins comme d'un escabeau.

Quelques instants après, tous deux étaient dans le jardin et se dirigeaient avec prudence, en se dissimulant derrière les arbres, vers une salle du rez-de-chaussée où brillait une vive lumière.

XVII
LA MESSE DE MARIAGE

Le baron de Lowendaal et le marquis de Laveline, dans une entrevue décisive, avaient terminé leurs accords.

Le fermier général avait posé ses conditions: Blanche serait sa femme, cette nuit-là même, ou bien, partant immédiatement pour l'Alsace, il ferait mettre sous séquestre les biens de Laveline, sans parler d'autres mesures dont il se réservait d'user... Il pouvait perdre à tout jamais le marquis.

Celui-ci avait aussitôt témoigné de son vif désir d'avoir pour gendre le baron.

Ce n'était pas seulement l'honneur de ce mariage qui préoccupait M. de Laveline, son propre honneur était en jeu et lui faisait désirer ardemment que Blanche se montrât raisonnable et consentît à répondre aux vœux de Lowendaal.

Le baron, comme lorsqu'il avait décidé Léonard à le débarrasser de Beaurepaire, agissait par contrainte.

Il avait su engager le marquis, toujours pressé d'argent, dans une opération scandaleuse et pleine de dangers. Ami du prince de Rohan, Laveline avait trempé dans l'affaire misérable du Collier.

Il avait échappé aux poursuites, mais le baron détenait la preuve de sa participation aux manœuvres frauduleuses des instigateurs de cette vaste escroquerie, où le rôle de la reine Marie-Antoinette fut plus qu'équivoque.

Le marquis, pour échapper au baron, fuyait-il la France? La cour autrichienne, dont il deviendrait le prisonnier, lui ferait son procès, vengeant ainsi l'honneur de la reine, archiduchesse de l'empire.

Demeurait-il en son pays? Dénoncé au gouvernement révolutionnaire, son rôle dans l'aventure du Collier le désignait inévitablement à l'échafaud.

Il se trouvait donc absolument à la discrétion du baron.

Comme le château même qui l'abritait, un peu forcément, le père de Blanche était pris entre deux feux.

Il résolut donc de tenter une dernière démarche auprès de sa fille.

Il trouva Blanche plus décidée que jamais à résister aux désirs du baron.

M. de Laveline, à bout d'arguments, finit par confesser le péril où il s'était placé. Le baron était maître de ses biens, de son honneur, de sa vie. Il fallait que Blanche le sauvât ou il n'aurait plus qu'à mourir. Voudrait-elle, en le poussant à un acte de désespoir, assumer le remords d'une sorte de parricide?

Blanche, émue, tremblante, en recevant cette confidence, ne put que balbutier des paroles sans suite.

Elle s'étonnait de l'étrange persistance du baron. N'avait-il donc ni pitié, ni dignité, celui qui voulait encore être son époux, bien que sachant qu'elle le détestait, qu'elle en aimait un autre et qu'un enfant était né de son amour?

Persuadée que le baron avait reçu la lettre remise à Léonard, Blanche essayait de calmer les alarmes de son père. Elle se disait que pour avoir gardé le silence vis-à-vis de M. de Laveline, il fallait que M. de Lowendaal eût été touché par la confession qui lui était parvenue. Il n'avait pas révélé son secret, c'est donc qu'il ne voulait pas abuser de son influence redoutable sur M. de Laveline. Epris fortement, il comptait que Blanche reviendrait sur sa détermination. Il pardonnait la faute qui lui avait été avouée. Il voulait oublier qu'un autre avait été aimé avant lui. Peut-être espérait-il se faire aimer à son tour...

Il y avait donc, au fond du cœur de M. de Lowendaal, une espérance qu'il convenait de détruire. Pour cela, il fallait persister dans le refus, et sans rien dire à M. de Laveline des motifs qui la poussaient, Blanche répéta que jamais elle ne serait la femme du baron.

—Eh bien! fit M. de Laveline, emporté par la fureur et taxant de folie cette résistance, fille rebelle et perverse, je te contraindrai bien à obéir... tu seras mariée cette nuit, entends-tu, cette nuit, quand je devrais te traîner moi-même, les pieds attachés, jusqu'à l'autel!...

Puis il était sorti pour retrouver le baron, et lui dire de presser les préparatifs du mariage.

Blanche, restée seule, se mit à réfléchir. La résolution de Lowendaal ne tiendrait pas contre l'énergie dont elle s'armait. Elle devait résister encore, et jusqu'au bout refuser cette union qui lui faisait horreur.

Mais, pour cette lutte, il lui manquait l'allié le plus sûr: son enfant...

Pourquoi ne l'avait-elle pas auprès d'elle?

La présence de ce témoignage vivant de son amour pour un autre convaincrait le marquis et forcerait Lowendaal à renoncer à sa poursuite.

Elle se demandait avec une inquiétude croissante ce qui empêchait Catherine Lefebvre de tenir sa promesse...

La nuit était venue et elle ne pouvait plus parcourir du regard la campagne. Elle devait renoncer à l'espoir de découvrir au loin une femme, en marche vers le château, portant un enfant dans les bras.

Alors elle tomba dans une profonde mélancolie, songeant à ces armées qui, autour du château, comme un filet, déployaient leurs masses sombres. Elle se disait qu'au milieu de ces gens de guerre, Catherine avait dû craindre de se mettre en route; on l'avait peut-être forcée à retarder son voyage.

—Elle ne viendra pas! pensait-elle douloureusement, et qui sait si je reverrai jamais mon enfant?...

Alors, épouvantée à l'idée d'être contrainte à ce mariage odieux qu'on préparait en ce moment même, désespérée de causer la ruine et peut-être la mort de son père par son refus, la pensée lui vint de s'enfuir...

Elle irait par les chemins, au hasard, droit devant elle...

La nuit était propice; le voisinage des deux armées favorable.

Au milieu de tous ces soldats elle pourrait se glisser, les routes étaient remplies de pauvres gens effrayés qui fuyaient devant les troupes. Une femme se sauvant passerait inaperçue, ou du moins insoupçonnée.

Elle gagnerait une ville quelconque, Bruxelles ou Lille, et de là se rendrait à Paris, à Versailles, à la recherche de Catherine et de son petit Henriot...

Des bijoux et un peu d'or lui restaient; elle écrirait à son père, une fois loin de ce château détesté, et le premier moment de colère passé, elle recevrait du marquis des ressources.

Son projet arrêté, elle se mit aussitôt en mesure de l'exécuter...

Elle prit un petit sac dans lequel elle jeta pêle-mêle ce qu'elle avait de plus précieux, puis elle s'enveloppa dans son manteau de voyage et, par précaution, prit une seconde cape, destinée à servir de couverture et de matelas dans les auberges incommodes où le hasard des routes lui ferait chercher un gîte...

Ayant soin de laisser la lumière allumée, bien en vue, elle ouvrit la porte avec précaution, descendit sur la pointe du pied, sondant les corridors, prêtant l'oreille, retenant sa respiration, s'arrêtant à chaque pas pour repartir, oppressée, anxieuse, vaillante quand même.

Elle parvint à une porte donnant sur les jardins potagers...

Sans bruit, elle fit glisser le verrou et se trouva en plein air...

La nuit était fraîche et belle. Pas assez obscure. Il fallait éviter, en traversant les espaces découverts, de se laisser apercevoir des gens du château.

Quand elle aurait gagné les bois avoisinant les murs du parc, elle serait sauvée: s'apercevrait-on de sa fuite, on ne pourrait la rejoindre dans ces halliers ténébreux...

Comme elle contournait avec précaution les bâtiments du château, et qu'elle passait devant une salle basse joyeusement éclairée, où les gens de service achevaient leur repas, il lui sembla voir, embusquées derrière un arbre, deux formes étranges...

Elle tressaillit, elle s'arrêta...

Lentement les deux formes se détachèrent, vinrent à elle...

La peur la paralysait. Elle n'osait ni fuir, ni avancer, ni crier...

Elle distingua vaguement une longue et maigre silhouette d'homme, puis une femme portant un jupon court, avec un petit chapeau aux bords relevés...

Deux secondes après, l'homme et la femme étaient près d'elle:

—Ne dites rien! nous sommes des amis, fit vivement la femme...

—Cette voix!... murmura Blanche, qui êtes-vous?... j'ai peur... je vais appeler...

—N'appelez pas!... dites-nous où nous pourrions trouver mademoiselle Blanche de Laveline...

—Mais c'est moi... Ah! mon Dieu! Catherine, c'est vous!... je distingue votre voix! s'écria Blanche, reconnaissant celle qui devait lui rendre son enfant.

Catherine, surprise et heureuse de la rencontre, apprit rapidement à Blanche qu'elle venait en compagnie de La Violette, qu'elle présenta, et qui se mit respectueusement au port d'armes, faisant le salut militaire, pour lui parler de son enfant et le lui remettre, si elle pouvait, au milieu des désordres d'une guerre, s'en charger.

—Où est-il, mon petit Henriot? demanda Blanche tremblante, craignant d'apprendre une terrible nouvelle.

Elle fut bien vite rassurée.

—Mais ce costume? demanda-t-elle, étonnée de l'accoutrement de la cantinière.

Catherine lui fit connaître qu'elle servait au régiment et que son petit Henriot reposait au milieu des voltigeurs du 13e.

Blanche voulait se rendre aussitôt au camp.

Catherine lui conseilla de rester plutôt au château. Le lendemain, au jour, on saurait à quoi s'en tenir sur les mouvements de l'armée autrichienne. Peut-être les Français viendraient-ils occuper le château. Rien ne serait plus simple que de lui amener alors l'enfant. Se hasarder au milieu de la nuit, à travers la campagne que parcouraient les éclaireurs, était folie!

—C'est bon pour moi, une cantinière, de courir ainsi entre deux armées! dit gaiement Catherine.

Et La Violette ajouta:

—Vous ne savez pas ce que c'est d'avoir peur, mam'zelle!... c'est effrayant, allez! je connais ça, moi!... restez ici, c'est le meilleur... M'ame Lefebvre, dites-lui donc qu'il peut y avoir encore des Autrichiens dans la houblonnière!

Catherine confirma l'opinion de La Violette. Blanche devait raisonnablement passer la nuit au château et le lendemain on aviserait.

Mais mademoiselle de Laveline déclara alors à Catherine qu'elle voulait fuir le château où, par force, on entendait qu'elle fût, cette nuit même, éternellement liée au baron de Lowendaal.

Que faire? se demanda la bonne Catherine embarrassée, et elle murmura: Quel malheur que Lefebvre ne soit pas avec nous!... il nous donnerait un bon conseil, lui!... Si encore cet imbécile-là avait une idée, grommela-t-elle en regardant La Violette...

—Voyons! as-tu une idée, toi? demanda-t-elle avec brusquerie à l'aide-cantinier.

—Si vous voulez, m'ame Lefebvre, répondit-il timidement, je m'en vas retourner au camp et je ramènerai le petit.

Catherine haussa les épaules.

—Je ne te vois pas bien, La Violette, portant un enfant dans les bras...

—Si j'allais avec vous? dit vivement Blanche... Oh! oui, Catherine, permets-moi de t'accompagner...

—Mais le danger?... les balles?... les sentinelles?...

—Je ne crains rien de tout cela... Est-ce qu'une mère a peur de quelque chose lorsqu'il s'agit d'embrasser son enfant!

Catherine allait se décider à donner satisfaction à Blanche; avec elle on battrait en retraite vers le camp français, quand un bruit de voix les contraignit à se taire et à se blottir derrière un bouquet d'arbres dont l'ombre pouvait les protéger.

Entouré de valets portant des flambeaux, le baron de Lowendaal disait à l'un de ses domestiques:

—Prévenez mademoiselle de Laveline que l'heure de la cérémonie est avancée et que je l'attends à la chapelle, en compagnie du marquis, son père...

Le baron traversa le terre-plein, devant le château, et se rendit à la chapelle, petit édifice élevé sur la droite, au milieu d'une pelouse.

—Ah! mon Dieu! je suis perdue... on va s'apercevoir de ma disparition! murmura Blanche.

—Il faudrait gagner du temps... mais comment?... Ah! il y a un moyen, mais il est bien chanceux, dit Catherine.

—Lequel?... parle, ma bonne Catherine... je suis prête à tout braver plutôt que de me laisser violenter par cet homme... je n'irai pas à la chapelle!...

—Si quelqu'un s'y rendait à votre place?... cela permettrait de dérouter un quart d'heure leurs recherches...

—Un quart d'heure, ce serait le salut! dit Blanche. Je pourrais sortir du parc, me cacher dans la campagne... Qui sait? atteindre peut-être les avant-postes français... Oui! l'idée est excellente... Mais qui donc oserait ainsi prendre ma place?

—Moi! dit Catherine... Allons! il n'y a pas une seconde à perdre... Donnez-moi votre manteau... Hâtez-vous! Tenez, voilà votre baron qui sort.

Lowendaal, ayant examiné si tout se trouvait disposé à la chapelle pour la cérémonie, revenait, satisfait, chercher M. de Laveline et donner en passant des ordres aux écuries pour le départ. Aussitôt le mariage célébré, il comptait monter en berline et gagner avec sa jeune épousée la route de Bruxelles. L'approche de l'armée autrichienne et l'imminence du combat lui faisaient avancer l'heure qu'il avait fixée pour la cérémonie et pour le voyage.

Rapidement, Catherine s'était enveloppée du manteau de Blanche.

Celle-ci, se couvrant de la cape dont elle avait eu la précaution de se munir, après avoir embrassé silencieusement l'énergique cantinière, s'éloigna suivie de La Violette, tout fier de son rôle nouveau d'écuyer d'une demoiselle errante...

Catherine les suivit anxieusement jusqu'à ce qu'elle vît leurs formes se fondre dans la nuit...

Ils avaient alors atteint la limite du parc...

Blanche se trouvait à l'abri des violences du baron de Lowendaal. Elle allait bientôt embrasser son enfant.

—Pauvre petit Henriot! le reverrai-je seulement?... se dit Catherine avec émotion; et mon Lefebvre, s'il ne me revoyait plus, lui aussi?... Bah! ne pensons pas à tout cela, et tâchons de jouer de notre mieux notre rôle de fiancée! reprit-elle avec sa bonne humeur habituelle.

Elle marcha hardiment vers la salle basse aux clartés joyeuses, où, le souper terminé, les domestiques bavardaient.

Elle se montra sur le seuil et dit, d'un ton bref:

—Qu'on prévienne M. le baron que mademoiselle de Laveline l'attend à la chapelle!...

Puis elle se retira lentement, s'efforçant de marcher avec majesté, et prenant garde de ne pas s'embarrasser dans les plis de la cape, un peu longue pour sa taille.

Comme elle allait pénétrer dans la chapelle, des pas et des voix près d'elle la surprirent.

Le baron parlait.

—Alors, tu as le mot d'ordre, Léonard?...

—Oui, monsieur le baron, répondait l'homme interrogé, j'ai pu le surprendre... J'avais attiré ici, à la cuisine, une estafette, sous prétexte de lui fournir des renseignements... je lui ai offert à boire, il avait grand'soif et probablement grand sommeil aussi, car il dort à présent.

—Et ses papiers? demanda vivement Lowendaal.

—Je les ai lus... rien d'important... sauf le mot d'ordre que j'ai retenu...

—Bien, Léonard... cours vite aux grand'gardes autrichiennes... avertir l'officier qui commande!...

Et le baron, cessant de parler, rentra dans le château.

—Que veut dire cela? se demanda Catherine... Quel mot d'ordre ont-ils surpris?... Serait-ce par hasard celui des nôtres?...

Elle hésita sur ce qu'elle devait faire. Ne fallait-il pas s'enfuir, courir au camp français et donner l'alarme?...

Mais elle avait promis à Blanche, sa bienfaitrice, de tromper ses persécuteurs, en jouant un instant son personnage à la chapelle...

Elle allait d'abord tenir sa promesse, ensuite elle aurait le temps de regagner le camp et de prévenir Lefebvre de la trahison.

Elle entra donc résolument dans la chapelle, impatiente à présent de voir paraître le baron et de s'échapper pour donner l'alarme aux soldats de son mari.

—Si on les surprenait pendant leur sommeil! pensa-t-elle avec effroi.

Son insouciance reprit le dessus bien vite.

—Bah! se dit-elle, les braves du 13e ne dorment que d'un œil, et ils ne laisseront pas les kaiserlicks, même avec le mot d'ordre volé, arriver à portée de fusil, sans leur montrer qu'on fait bonne garde chez nous, et qu'on s'y méfie des traîtres...

Elle s'assit donc, un peu plus rassurée, sur l'un des deux fauteuils préparés, devant l'autel, pour les époux.

Un prêtre, agenouillé, priait dévotement dans un angle.

Il parut ne faire aucune attention à elle.

Curieusement, elle examina les tableaux du chemin de croix, les ornements du tabernacle, la petite lampe astrale où brûlait une mèche vacillante et les quatre cierges allumés jetant une lueur funèbre.

—Brrr!... est-ce qu'on voulait chanter ici l'office des morts et non célébrer une messe de mariage? murmura Catherine, impressionnée par la tristesse de l'édifice religieux.

L'attente lui parut longue.

Tout à coup la porte de la chapelle s'ouvrit avec fracas.

Un bruit de pas, auquel se mêlait un cliquetis de sabres, résonna.

Catherine, pour conserver plus longtemps son personnage, se drapa complètement dans le manteau de Blanche et s'agenouilla, évitant de se retourner.

Le prêtre, lentement, s'était relevé après deux génuflexions et s'était approché de l'autel. Il avait commencé rapidement la lecture, à voix basse, de son rituel.

Le baron de Lowendaal cependant, se dirigeant vers celle qu'il croyait sa fiancée, l'aborda le chapeau à la main, la jambe tendue, le sourire aux lèvres, et lui dit galamment:

—J'espérais, mademoiselle, avoir l'honneur et le très grand plaisir de vous accompagner moi-même en ce saint lieu, avec monsieur votre père... bien heureux comme moi de votre bon vouloir. Je comprends vos timidités et vous les pardonne... Veuillez me permettre de prendre place à vos côtés!

Catherine ne répondit rien, ne bougea pas.

Le marquis à son tour s'avança et dit à mi-voix:

—C'est très bien, ma fille... et je vous félicite d'être enfin devenue raisonnable!...

Et il ajouta plus haut:

—Mais, Blanche, débarrassez-vous donc de ce manteau de voyage... ce n'est pas aimable de se marier ainsi!... et puis il faut faire honneur à nos invités, vos témoins et ceux de votre mari... des officiers du général Clerfayt... Montrez-leur au moins votre visage! souriez un peu, c'est de mise en un pareil jour!... qu'on puisse voir votre sourire!...

Catherine, en entendant nommer des officiers autrichiens, fit un mouvement brusque.

Son manteau s'écarta et dégagea sa jupe à ganse tricolore.

Vivement le marquis porta la main au manteau, le tira entièrement.

—Ce n'est pas ma fille! cria-t-il abasourdi.

—Qui êtes-vous? dit le baron non moins stupéfait.

Le prêtre, à ce moment tourné vers l'assistance, étendait les bras, marmottant:

Benedicat vos, omnipotens Deus!... Dominus vobiscum!

Et il attendait qu'on répondît:

Et cum spiritu tuo!...

Mais l'effarement était trop général pour qu'on pût suivre la liturgie.

Les officiers autrichiens s'étaient approchés:

—Une Française!... une cantinière! dit, avec un effroi comique, celui qui paraissait le chef.

—Eh bien! oui, une Française!... Catherine Lefebvre, cantinière au 13e! Vrai! ça vous estomaque, mes gas!... s'écria madame Sans-Gêne, se dépêtrant de son long manteau et prête à rire au nez du fiancé déconfit, à tirer la langue au marquis furieux et à ratisser des doigts devant les officiers autrichiens inquiets, regardant si des soldats du 13e, dont Catherine avait fièrement lancé le numéro, comme un appel de trompette, comme un signal de combat, n'allaient pas surgir du confessionnal et sortir du tabernacle, sous la protection du Dieu des armées.

XVIII
DETTE DE RECONNAISSANCE

Le premier moment de surprise passé, l'un des officiers mit la main sur l'épaule de Catherine:

—Vous êtes ma prisonnière, madame! reprit-il gravement.

—Allons donc! fit Catherine... moi, je ne me bats pas!... je suis ici en visite... en parlementaire...

—Ne raillez pas!... vous vous êtes introduite dans ce château... dont j'ai pris possession au nom de S. M. l'empereur d'Autriche... vous êtes Française et en territoire autrichien... je vous garde!...

—Vous arrêtez les femmes à présent?... ça n'est pas galant...

—Vous êtes cantinière...

—Les cantinières ne sont pas des soldats...

—Ce n'est pas comme soldat que vous êtes prisonnière, c'est comme espionne!... répondit l'officier, et faisant un signe derrière lui, il commanda:

—Qu'on aille chercher quatre hommes, et qu'on emmène cette femme... qu'elle soit gardée à vue jusqu'à ce qu'on ait examiné ce qu'il conviendra de faire d'elle...

Le baron de Lowendaal, qui s'était précipité au dehors et avait couru à la chambre de Blanche, revenait effaré:

—Messieurs, dit-il d'une voix étranglée, cette femme est la complice d'une évasion... elle a facilité la fuite de mademoiselle de Laveline, ma fiancée... Où est mademoiselle de Laveline? reprit-il, furieux, s'adressant à Catherine.

Celle-ci se mit à rire.

—Si vous voulez revoir mademoiselle de Laveline, dit-elle au baron, vous devrez quitter ces messieurs autrichiens et vous rendre au camp français... c'est là qu'elle vous attend!...

—Au camp français!... qu'a-t-elle été y faire?...

Le marquis se pencha à l'oreille du baron:

—Ceci vous rassure... ce n'est pas chez les Français qu'elle aura été retrouver ce Neipperg, dont vous étiez jaloux...

Il essayait ainsi de calmer le fiancé déconfit.

—C'est possible, répondit le baron, mais, encore une fois, qu'est-ce qui l'a pu décider à se sauver chez les Français... Est-ce qu'elle est amoureuse de Dumouriez?

—Elle a été retrouver son enfant, dit tranquillement Catherine.

—Son enfant! s'écrièrent le marquis et le baron, également stupéfaits.

—Eh! oui... le petit Henriot, un joli chérubin... comme vous n'auriez jamais été capable d'en fabriquer un, baron! cria familièrement la Sans-Gêne, narguant l'épouseur déçu.

Mais Lowendaal se dépitait à l'écart, trop mystifié, trop accablé aussi pour relever les paroles narquoises de Catherine.

Léonard cependant, qui assistait à cette scène, tout déconcerté contournait sa lèvre dans une piteuse grimace.

Tous ses projets s'écroulaient: Blanche partie, l'enfant, dont le baron apprenait l'existence, cessait d'être un moyen d'intimidation, une menace, une arme perpétuellement levée sur celle qui devait s'appeler dans quelques instants la baronne de Lowendaal. Il n'avait plus aucun espoir de réaliser les combinaisons avantageuses qu'avait fait naître en lui la possession du secret de mademoiselle de Laveline.

Il réfléchit rapidement au parti qu'il convenait de prendre.

C'était un homme de tête et qu'aucun scrupule n'arrêtait, maître Léonard, sauf la crainte des galères, dont à propos savait l'entretenir son patron, dans les circonstances difficiles.

—Moi aussi, je vais au camp français!... murmura-t-il, j'ai le mot d'ordre... je pourrai passer... et tout n'est peut-être pas perdu pour moi!... A nous deux, madame la baronne!

Alors, sans bruit, se glissant derrière les soldats autrichiens que l'un des officiers avait été chercher, il gagna la porte de la chapelle, et s'élança dans la campagne...

L'officier qui avait arrêté Catherine dit alors d'une voix brève:

—Il faut en finir... monsieur le baron, vous n'avez aucune observation à faire?... aucune question à poser à notre prisonnière?...

—Non... non, emmenez-la!... gardez-la!... fusillez-la!... s'écria-t-il exaspéré, ou plutôt, reprit-il avec un désespoir comique, interrogez-la, obtenez d'elle que je sache ce qu'est devenue mademoiselle de Laveline... qu'elle dise enfin ce que signifie cet enfant dont elle a parlé...

L'officier répondit tranquillement:

—Nous allons l'enfermer dans une des salles du château... la prison porte conseil, demain elle nous répondra...

—Demain, les soldats de la République seront ici et pas un de nous ne parlera, car vous serez tous morts ou détalés, cria crânement Catherine.

—Emmenez-la, dit froidement l'officier, se tournant vers ses hommes.

Et il ajouta:

—Déposez vos fusils, et emportez cette femme après l'avoir garrottée si elle résiste.

Les quatre hommes appuyèrent leurs fusils contre la balustrade qui fermait le chœur et s'avancèrent d'un pas lourd, prêts à exécuter l'ordre.

—N'approchez pas! cria Catherine... Le premier qui bouge est mort!...

Et tirant vivement ses deux pistolets de sa ceinture, elle les braqua sur les soldats qui s'arrêtèrent.

—Avancez donc!... mais avancez donc! rugit l'officier, une femme vous fait peur à présent!...

Les quatre hommes allaient se décider à exécuter l'ordre, quand, dans le silence de la nuit, tout proche de la chapelle, éclata un roulement de tambour...

C'était le pas de charge qu'on battait...

—Les Français!... les Français!... dit avec terreur le baron.

La panique fut soudaine, irrésistible.

Les soldats, oubliant leurs fusils, s'enfuirent en désordre. Sur leurs traces, les officiers s'élancèrent, cherchant à les rallier pour se replier sur les positions autrichiennes, persuadés qu'ils étaient d'une surprise par l'avant-garde de Dumouriez.

Le marquis et le baron avaient couru s'enfermer dans le château...

La chapelle était déserte. Le prêtre, à l'autel, indifférent à tout ce qui s'était accompli, achevait son office...

Le tambour cependant battait toujours plus fort...

Sur le seuil de la chapelle, Catherine, surprise et joyeuse, vit déboucher, tapant à tour de bras sur la peau d'âne, le maigre et long La Violette...

—Toi ici! dit-elle... Que viens-tu faire?... où est le régiment?...

—Au camp, parbleu!... fit La Violette cessant de taper. Je suis arrivé à temps, hein? m'ame Lefebvre... Dites donc, si nous fermions l'entrée, nous serions plus chez nous?...

Et, rapidement, il poussa les deux battants de la porte et assujettit solidement la barre.

Puis, il expliqua à Catherine étonnée qu'il avait conduit Blanche vers le camp, mais qu'à mi-chemin ils étaient tombés dans une patrouille française, commandée par Lefebvre.

Il avait confié à deux hommes sûrs mademoiselle de Laveline, qui, à cette heure, devait se trouver en sûreté, dans les lignes de Dumouriez, avec son petit Henriot.

Alors il avait pris le parti de revenir vivement au château, craignant pour la brave cantinière du 13e. Surpris d'entendre du bruit dans la chapelle, il en avait fait le tour et, se haussant vers un vitrail, il s'était rendu compte du danger que courait la femme de son capitaine.

L'idée lui était venue d'utiliser son tambour, afin d'effrayer les kaiserlicks...

—Hein! m'ame Lefebvre, j'sais bien m'en servir de la caisse à Guillaumet... qu'en pensez-vous? j'ferais un fameux tapin tout de même, si j'n'étais pas si long!... dit en terminant son récit le brave garçon.

—Et mon mari, où l'as-tu laissé?... demanda Catherine anxieuse.

—A deux cents mètres d'ici! prêt à accourir avec ses hommes, si je donne le signal...

—Quel signal?...

—Un coup de feu...

—Attendons!... il me semble qu'on vient... entends-tu ces pas, ce bruit?... on dirait des chevaux?...

Un piétinement d'hommes et un frappement de sabots indiquaient en effet l'arrivée d'une troupe nombreuse, avec de la cavalerie.

—Faut-il tirer, m'ame Lefebvre? demanda La Violette décrochant son fusil qu'il portait en bandoulière.

Et il ajouta, montrant les fusils abandonnés par les Autrichiens:

—Nous avons là de quoi donner, quatre fois encore, le signal.

—Ne tire pas! dit-elle vivement.

—Pourquoi ça?... vous croyez donc qu'ils me font peur vos kaiserlicks... puisqu'il est nuit, je vous l'ai dit, je ne crains rien...

—Malheureux!... les Autrichiens ont du renfort... tu ferais tomber Lefebvre et les nôtres dans une embuscade... nous deux, nous nous échapperons toujours... il vaut mieux parlementer...

—Commandez, m'ame Lefebvre, je vous obtempère!

On cogna rudement à la porte, et une voix cria:

—Ouvrez! ou l'on enfonce la porte...

Catherine dit à La Violette de faire tomber la barre. La porte fut ouverte, et des cavaliers, des soldats apparurent. Leur masse sombre se discernait au scintillement des sabres, des casques et des baïonnettes, dans la nuit.

Catherine et La Violette s'étaient réfugiés jusqu'auprès de l'autel.

Ils aperçurent là un fantôme noir, accroupi.

C'était le prêtre, qui, ayant terminé sa messe, marmottait tout bas des prières... peut-être celles qu'on dit pour les agonisants...

Les soldats avaient envahi la chapelle. On ne voyait que des fusils et des sabres.

L'officier qui avait voulu arrêter Catherine reparut, humilié de s'être sauvé devant une femme, désireux de prendre sa revanche.

Il se tourna vers un personnage, enveloppé dans un manteau galonné, et qui semblait un officier supérieur.

—Mon colonel, dit-il, nous allons fusiller ce soldat et cette femme...

—La femme aussi? demanda froidement celui qu'on avait désigné comme colonel.

—Ce sont deux espions... les ordres sont formels...

—Demandez-leur qui ils sont... leurs noms... ce qu'ils voulaient faire en s'introduisant ici... après nous déciderons! dit le colonel.

Catherine avait entendu:

—Je demande, fit-elle avec fermeté, qu'on nous traite en prisonniers de guerre...

—La bataille n'est pas commencée, dit l'officier.

—Si... par nous!... j'étais l'avant-garde et voici la première colonne, dit-elle en montrant La Violette. Vous n'avez pas le droit de nous fusiller, puisque nous nous rendons... Prenez garde! si vous commettez cette lâcheté, ça se saura chez les nôtres... n'attendez alors pas de grâce des voltigeurs du 13e!... Ils ne sont pas loin... ils ne tarderont pas à être ici... souvenez-vous du moulin de Valmy... Vos prisonniers paieront pour nous deux!... Mon mari, qui est capitaine, nous vengera, allez! aussi vrai que je me nomme Catherine Lefebvre...

L'officier au manteau, qu'on avait appelé colonel, fit un mouvement de surprise.

Il s'avança de quelques pas, cherchant à discerner dans l'ombre celle qui venait de parler ainsi.

—Seriez-vous parente, madame, dit-il avec politesse, d'un Lefebvre, qui servait dans les gardes à Paris, et qui a épousé une blanchisseuse... qu'on nommait madame Sans-Gêne?

—La blanchisseuse, la Sans-Gêne, c'est moi!... Lefebvre, le capitaine Lefebvre, c'est mon mari!...

Le colonel, en proie à une vive émotion, très visible, fit deux pas vers Catherine, puis, entr'ouvrant son manteau et la regardant bien en face, il lui dit:

—Ne me reconnaissez-vous pas, à votre tour?...

Catherine recula d'un pas, disant:

—Votre voix... vos traits, mon colonel, il me semble... oh! c'est comme dans un brouillard que votre personne m'apparaît.

—Un brouillard fait par la fumée des canons... Avez-vous oublié la matinée du 10 août?...

—Le dix août?... c'est donc vous, le blessé?... l'officier autrichien? s'écria Catherine.

—Oui, c'est moi, le comte de Neipperg, que vous avez sauvé... et qui vous ai gardé une éternelle reconnaissance... Venez, que je vous embrasse, vous à qui je dois la vie!

Et il s'avançait, les bras ouverts, cherchant à l'attirer vers lui...

Mais Catherine, reculant, dit vivement:

—Je vous remercie, mon colonel, d'avoir ainsi conservé la mémoire... Ce que j'ai fait pour vous, le 10 août, m'était inspiré par l'humanité... vous étiez poursuivi, désarmé, de plus blessé; je vous ai protégé... sans m'occuper de savoir sous quel drapeau vous aviez reçu une blessure, pour quelle cause vous preniez la fuite... Aujourd'hui, je vous retrouve, portant l'uniforme des ennemis de la nation, commandant des soldats qui envahissent mon pays: je ne veux plus me rappeler ce qui s'est passé à Paris... mes amis, les soldats de mon régiment, mon mari... ce brave garçon que vous voyez là, prisonnier, à côté de moi, tous les patriotes pourraient me reprocher d'avoir préservé la vie d'un aristocrate, d'un Autrichien, d'un colonel qui fait fusiller des gens qui se rendent... Monsieur le comte, ne me parlez pas du 10 août!... je ne veux pas savoir que j'ai sauvé un ennemi tel que vous...

Neipperg se contint. Les paroles énergiques de Catherine Lefebvre produisirent en lui une émotion extraordinaire.

—Catherine, ma bienfaitrice, dit-il avec un accent sincère, ne me reprochez pas de servir mon pays comme vous servez le vôtre. Comme votre vaillant mari défend son drapeau, je me bats pour le mien... la destinée nous a séparés en nous faisant naître sous un ciel différent, elle ne semble nous rapprocher qu'aux heures de grand péril... Ne m'accablez pas de votre hostilité... Si vous voulez oublier le 10 août, moi, je dois m'en souvenir, et le colonel d'état-major de l'armée impériale victorieuse...

—Pas encore victorieuse! interrompit sèchement Catherine.

—Elle le sera demain, reprit Neipperg, et il ajouta: Le colonel de l'Empire qui commande ici, n'a pas oublié, lui, qu'il doit payer la dette contractée par le combattant des Tuileries, le blessé de la blanchisserie Saint-Roch... Catherine Lefebvre, vous êtes libre!...

—Merci, répondit simplement la cantinière. Mais, et... La Violette? dit-elle en montrant l'aide-cantinier, qui redressa sa haute taille avec fierté, désireux de se montrer sous tous ses avantages à l'officier ennemi.

—Cet homme est un soldat... il a pénétré ici par ruse... je ne puis lui éviter le traitement réservé aux espions...

—Alors, vous me fusillerez avec lui! dit simplement Catherine. Il ne sera pas raconté par la suite, dans nos camps, que Catherine Lefebvre, la cantinière du 13e, aura laissé passer par les armes un brave garçon qui n'est venu que pour elle se faire prendre par les Autrichiens. Allons, colonel, donnez les ordres, et qu'on fasse vite, car je pourrais m'attendrir... ce n'est pas toujours drôle de penser qu'on va recevoir douze balles dans la peau, quand on est jeune... et qu'on aime son mari!... Pauvre Lefebvre, j'vas lui manquer! Enfin, c'est la guerre!...

—Pardon, excuse, mon colonel, dit La Violette, de sa voix enfantine, si ça ne vous faisait rien de me fusiller tout seul... car moi je l'ai mérité, oh! je ne dis pas non! chacun pour soi et malheureux qui est pris!... moi, je ne dois pas y couper au peloton d'exécution... Mais m'ame Lefebvre n'a rien fait... parole, mon colonel, c'est moi qui l'ai traînée ici!...

—Toi... et pourquoi cela?... Que venait-elle chercher avec toi dans cette demeure?

—Je l'ai forcée à venir... pour porter l'enfant, donc! quand on se serait entendu... moi, je ne suis pas fameux comme nourrice...

—Quel enfant?... Oh! mon Dieu, s'écria Neipperg se penchant vers Catherine, vous deviez porter un enfant... Cet enfant?

—C'est le vôtre, monsieur le comte... j'avais promis à mademoiselle de Laveline de lui remettre son fils, ici, à Jemmapes...

—Et vous avez risqué?... Oh! brave cœur!... Et où est-il, mon enfant?...

—En sûreté au camp français... auprès de sa mère...

—Mademoiselle de Laveline n'est donc plus ici!... que m'apprenez-vous?...

—Elle s'est enfuie... au moment où son père allait la contraindre à épouser le baron de Lowendaal...

—Je serais donc arrivé trop tard pour la délivrer, sans vous?

—Sans La Violette! dit Catherine, c'est lui qui a tout fait.

—Allons, je vois qu'il faut aussi que je mette en liberté La Violette, dit Neipperg en souriant. Catherine, vous êtes libre... je vous le répète, emmenez aussi votre camarade... Je vais vous donner deux hommes qui vous accompagneront jusqu'aux grand'gardes...

Puis, ayant donné les ordres nécessaires, Neipperg dit à Catherine:

—Vous allez revoir Blanche, dites-lui que je l'aime toujours et que je l'attends... Après la bataille, je la retrouverai sur la route de Paris...

—Ou sur la route de Bruxelles, monsieur le comte! répliqua Catherine très crâne.

Neipperg ne répondit rien.

Il porta la main à son chapeau et dit à Catherine:

—Profitez des dernières heures de la nuit pour regagner votre camp... Croyez bien, ma chère madame Lefebvre, que je ne m'estime pas avoir assez payé ma dette... je suis toujours votre obligé... Peut-être les hasards de la guerre me fourniront-ils encore l'occasion de vous prouver que le comte de Neipperg n'est pas un ingrat!...

—Bah! fit Catherine, nous sommes quittes, monsieur le comte, pour l'affaire du 10 août... mais je vous redois encore quelque chose pour ce garçon-là, fit-elle en montrant La Violette... comme vous le dites, nous sommes gens de revue, et l'on s'acquittera un jour ou l'autre... Allons, adieu, mon colonel... et toi, grand clampin, par file à droite et au pas accéléré, en avant, marche! ajouta-t-elle en bourrant amicalement La Violette.

Tous deux passèrent, fièrement, devant les soldats autrichiens. La Violette ne perdant pas un pouce de sa haute taille, et Catherine, le poing à la hanche, le coquet chapeau à cocarde tricolore sur le côté, et son rire de défi aux lèvres.

Au moment de franchir la porte de la chapelle, elle se retourna et dit ironiquement:

—A tantôt, messieurs, je reviendrai ici avec Lefebvre et ses voltigeurs, avant midi!...

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