Madame Sans-Gêne, Tome 1: Roman tiré de la Pièce de Mm. Victorien Sardou et Émile Moreau
XIX
AVANT L'ATTAQUE
Neipperg, tout soucieux, regardait s'éloigner Catherine.
Il se demandait si, comme l'avait annoncé la brave cantinière, il lui serait donné de retrouver bientôt Blanche et de revoir enfin son petit Henriot.
Comment, au milieu d'armées en bataille, une jeune femme, avec un enfant, pourrait-elle se frayer un passage sans danger?
Il était heureux toutefois de savoir que le mariage comploté par Lowendaal et le marquis n'avait pas été accompli. Blanche demeurait libre et pouvait encore être à lui.
Il chercha, des yeux, Lowendaal et M. de Laveline, mais ils avaient disparu.
Un sous-officier, qu'il interrogea, lui apprit que le baron et le marquis étaient montés dans la berline tout attelée qui les attendait. Ils avaient pris en hâte la route de Bruxelles.
Neipperg poussa un soupir de soulagement. Son rival ne serait plus là pour lui disputer celle qui tenait toute son âme. L'espoir lui appartenait. L'avenir n'était plus un gouffre noir, où il s'abîmait.
Blanche et son enfant lui apparaissaient, émergeant de ce gouffre. Il les arrachait à la nuit, et, avec eux, se baignait dans un bonheur radieux...
Une ombre à cette vision rayonnante. Comment rejoindrait-il Blanche? en quel endroit retrouverait-il son enfant?...
La bataille allait commencer. Il ne pouvait songer à traverser les lignes, ni à se rendre au camp français, même comme parlementaire, à l'heure où, avec le soleil allumant la crête des collines, luirait de Jemmapes à Mons la flamme des canons...
Il fallait attendre le résultat de la journée. La victoire devait sans nul doute appartenir aux vieilles troupes disciplinées de l'armée impériale. Les cordonniers, les tailleurs et les merciers qui formaient les bataillons républicains pouvaient-ils avoir l'espérance de tenir contre les soldats aguerris du duc de Saxe? La canonnade de Valmy n'avait été qu'une surprise. La fortune des armes, à Jemmapes, devait revenir du côté du nombre, du savoir militaire et de l'ordre tactique: le duc de Saxe-Teschen avait déjà dépêché un courrier à Vienne annonçant la défaite des sans-culottes.
Mais, dans la déroute inévitable des Français, que deviendraient Blanche et son enfant?...
L'angoisse de Neipperg croissait, à la prévision des dangers qui suivraient cette défaite, et la débandade de cette armée improvisée, incapable d'opérer une retraite, selon les règles de l'art militaire.
Il cherchait vainement le moyen de préserver les deux êtres qui lui étaient si chers des conséquences terribles de la débâcle prévue, quand une rumeur au dehors le fit sortir précipitamment du grand salon du château transformé en quartier général, où les officiers qui l'accompagnaient rédigeaient sous sa dictée les ordres de combat du général Clerfayt et remettaient aux estafettes des plis pour les différents chefs de corps, en vue de l'action qui allait s'engager...
Il s'informa de la cause de ce tumulte.
On lui apprit qu'une femme échevelée, les vêtements déchirés, souillés de boue, l'air égaré, venait d'être arrêtée par les sentinelles, à l'entrée du parc. Elle voulait pénétrer dans le château. Elle prétendait qu'elle était la fille du marquis de Laveline, logé en ce moment chez M. de Lowendaal.
Neipperg poussa un cri de surprise et d'effroi.
Blanche au château! Blanche ayant passé à travers les troupes occupant la plaine!... Que signifiait ce retour brusque de la jeune fille, que Catherine lui avait assuré être en sûreté au camp des Français?... Quel malheur inattendu présageait cette rencontre inespérée!...
Il ordonna qu'on lui amenât sur-le-champ cette femme...
C'était bien Blanche de Laveline, le costume en lambeaux, ayant couru à travers les buissons et les fondrières de la campagne marécageuse.
Il se précipita vers elle, il l'étreignit dans un élan passionné...
Au milieu de ses sanglots et de ses sourires, car la joie, comme un rayon de soleil à travers la pluie, croisait sa douleur, Blanche de Laveline raconta à son amant sa fuite, qu'il savait déjà, et son arrivée au camp des républicains, escortée par les soldats du capitaine Lefebvre.
Selon les indications données par la bonne Catherine, elle s'était dirigée en hâte vers la cantine du 13e léger...
Là, dans la carriole de la cantinière, elle avait trouvé un enfant endormi sur un matelas roulé dans des couvertures.
Auprès se trouvait un autre matelas, mais dont les couvertures étaient rejetées...
Elle s'était penchée vers l'enfant endormi, et déjà sa lèvre maternelle allait se poser, ravie, sur le front pur de son fils, surpris dans son sommeil par ce baiser, quand, à la lueur d'une lanterne que portait un des soldats lui servant de guide, elle distingua les traits du petit être reposant...
C'était une fillette, qui, s'éveillant, se mit à l'examiner avec des yeux effarés...
Elle poussa un grand cri:
—Où est mon enfant?... où est mon petit Henriot? s'écria-t-elle, le cœur déchiré d'angoisse.
La petite fille, regardant à côté d'elle, dit:
—Tiens... Henriot qui n'est plus là!... Est-ce qu'il est allé voir tirer le canon?... Oh! le vilain, de ne pas m'avoir éveillée!...
Un soldat expliqua alors qu'il avait cru apercevoir un homme,—un civil,—qui s'enfuyait du côté de Maubeuge, emportant dans ses bras un enfant endormi...
Blanche s'était évanouie en apprenant cette affreuse nouvelle.
On la transporta au poste de santé. Des premiers soins lui furent donnés.
Dès qu'elle rouvrit les yeux, elle réclama son enfant... elle se souvenait de ce qu'elle venait d'apprendre... cet homme aperçu s'enfuyant vers Maubeuge, un enfant dans les bras... elle voulait se lever, s'élancer à sa poursuite...
L'aide-major qui la soignait eut pitié de sa douleur.
—Vous ne pourriez, lui dit-il, passer par cette route tout encombrée de charrois, de caissons, de troupes, de fuyards aussi...
—Je veux retrouver mon enfant! répétait la malheureuse mère avec obstination, et elle ajoutait, en suppliant l'aide-major de la laisser partir: Mais pourquoi cet homme a-t-il pris mon fils?... quel crime cet enlèvement cache-t-il? quel or a payé ce scélérat?... pour le compte de qui agissait-il?
L'aide-major Marcel ne pouvait répondre à ces questions pressées, qui s'échappaient confusément de la gorge enfiévrée de la jeune femme.
Un sergent qui était venu rejoindre à l'ambulance l'aide-major et lui avait parlé à l'oreille, dit tout à coup, comme pris de pitié devant cette grande souffrance:
—Madame, un renseignement que j'ai surpris peut vous mettre sur la trace du misérable qui s'est introduit dans le camp, à l'aide de la trahison sans doute...
—Oh! dites-moi ce que vous savez, sergent! fit Blanche reprenant espoir.
—Parle, René, dit l'aide-major, dans une audacieuse tentative comme celle-ci, le moindre indice peut aider à surprendre le coupable...
Et le Joli Sergent, car c'était la jeune fiancée de Marcel le philosophe qui intervenait, raconta que dans sa compagnie se trouvait un homme qui avait été, à Verdun, l'ordonnance du malheureux commandant Beaurepaire.
Cette ordonnance avait reconnu, s'approchant de la carriole de la cantinière Lefebvre, un homme avec lequel il avait bu à Verdun, la nuit du bombardement. Il l'avait parfaitement reconnu. Cet homme était le domestique du baron de Lowendaal. Il se nommait Léonard...
—Léonard?... le valet à tout faire de M. de Lowendaal? s'était écriée Blanche. Et aussitôt, devinant d'où le coup partait, elle avait accusé Lowendaal de lui avoir fait enlever son enfant par ce Léonard, afin de la dominer, de la contraindre au mariage qu'elle avait cru rompre à jamais par sa fuite. Le petit Henriot devenait un otage aux mains du baron.
Aussi, malgré les conseils de l'aide-major et de René, Blanche, subitement ranimée, s'était remise en route.
Elle avait refait le chemin périlleux déjà parcouru; se glissant parmi les herbes, les taillis, les ronces, enjambant les fossés, franchissant les ruisseaux, les pieds ensanglantés, la robe en loques; elle était revenue au château, espérant y retrouver, avec Lowendaal et Léonard, son enfant volé.
Elle ne savait ce qu'elle ferait, ce qu'elle dirait pour résister aux menaces de Lowendaal, aux injonctions de son père...
Mais elle se sentait forte, elle ne faillirait pas puisqu'il s'agissait d'arracher son enfant aux mains du ravisseur.
Sa joie de trouver Neipperg au château se mêlait à l'accablement où la jetait la nouvelle du départ de son père et de Lowendaal, sans qu'aucune trace de Léonard et de l'enfant eût été reconnue.
Sans doute, le scélérat avait été rejoindre, à un endroit désigné à l'avance, le baron, et lui avait remis l'enfant.
Où et comment atteindre Lowendaal, le marquis de Laveline? car personne ne savait certainement vers quel point s'était dirigé Léonard avec son précieux fardeau.
Neipperg fit connaître à Blanche que son père et le baron avaient pris la route de Bruxelles.
—Nous les rattraperons là demain, dit-il, avec une assurance qui calma un peu Blanche.
—Pourquoi ne pas nous mettre en route cette nuit même? demanda Blanche impatiente. Demain nous serions à Bruxelles...
—Demain, chère amie, chère femme, dit en souriant Neipperg, il faut que je me batte... Quand nous aurons mis les Français en déroute, je pourrai revenir sur mes pas et poursuivre les misérables qui nous ont volé notre enfant... mon devoir de soldat passe avant mes angoisses de père!...
Blanche poussa un soupir et dit:
—Je vous obéis... j'attendrai donc... Oh! que cette nuit, que cette journée vont me paraître longues!...
Neipperg réfléchissait profondément.
—Blanche, dit-il tout à coup avec gravité, qu'allez-vous devenir ici, seule femme au milieu de tant de gens de guerre rassemblés?... Je ne puis me tenir sans cesse auprès de vous... et ma protection ne saurait être que discrète, réservée... je suis sans droits pour vous faire respecter... pour réclamer en votre nom l'aide, les égards, et même l'appui de nos généraux, de nos princes, de nos soldats aussi... Blanche, me comprenez-vous?...
Mademoiselle de Laveline rougit, baissa la tête, et ne répondit pas.
Neipperg continua:
—Si nous rejoignons, après la bataille, votre père et M. de Lowendaal, croyez-vous qu'ils ne se targueront pas de leur autorité!...
—Je résisterai... je me défendrai...
—Ils vous domineront par votre enfant... qu'ils garderont... ainsi ils s'empareront de mon fils!... quel droit pourrais-je invoquer pour réclamer cet enfant, pour leur ordonner de vous le remettre?... Blanche, avez-vous songé à cette difficulté que rien ne saurait surmonter... rien que votre volonté?
—Que faut-il faire?
—Me donner les droits qui me permettront de parler haut et ferme, en votre nom et au mien...
—Faites ce que vous jugerez bon, ne savez-vous pas que mon sort est lié au vôtre?...
—Eh bien, quoique séparés, les hasards de la guerre nous ont rapprochés, il faut que nous soyons à jamais unis, Blanche, il faut que vous soyez ma femme!... Y consentez-vous?...
Pour toute réponse, mademoiselle de Laveline s'élança dans les bras de celui qui allait devenir son époux.
—Tout avait été préparé ici pour la célébration du mariage, dit Neipperg... le prêtre est à l'autel, le notaire sommeille avec ses paperasses dans une des salles du château... il n'y a qu'à l'éveiller... il changera les noms du futur, tandis que l'ecclésiastique donnera sa bénédiction... Venez, Blanche, venez faire de moi le plus heureux des époux!...
Une heure après, dans la chapelle où Catherine Lefebvre avait joué un instant le personnage de l'épousée, Blanche de Laveline devenait comtesse de Neipperg...
A peine les paroles sacramentelles de l'église avaient-elles uni les époux, pendant que le tabellion, effaré, remportait précipitamment son contrat dûment signé, paraphé, scellé, un crépitement de fusillade éclata dans le vallon au pied de la chapelle...
Les trompettes, les tambours lançaient éperdument aux échos le signal du combat...
—Messieurs, dit Neipperg en conduisant Blanche vers un groupe d'officiers, je vous présente la comtesse de Neipperg, ma femme...
Tous s'inclinèrent et souhaitèrent mille chances et prospérité à une union contractée un si beau matin de bataille, la veille d'une grande victoire, dans une chapelle transformée en redoute, où les volées formidables du canon remplaçaient l'alleluia des cloches.
XX
LA VICTOIRE EN CHANTANT...
Ceux qui se trouvaient, ce mémorable matin du 6 novembre 1792, sur la crête de Jemmapes,—les paysans belges opprimés par l'Empire que la victoire des sans-culottes allait affranchir,—virent un inoubliable et majestueux spectacle...
Une aube pâle et grise se levait sur les collines. De légers frissons couraient sur les sommets, courbant les tiges des arbustes, éparpillant des feuilles séchées.
Les masses profondes des Autrichiens, des Hongrois, des Prussiens, garnissaient toutes les cimes. Les pelisses fourrées des hussards, les hauts bonnets des grenadiers, les shakos demi-coniques de l'infanterie, les lances, les sabres courbés de la cavalerie, luisaient, papillotaient, bruissaient, dans la clarté livide de cette matinée automnale.
Plus bas, des redoutes improvisées, des fortins, des palissades, abritaient des tirailleurs tyroliens, aux chapeaux de feutre en pointe, avec une plume de faisan ou de héron passée dans la ganse.
L'artillerie, embusquée à droite et à gauche, espaçait, dans l'embrasure des gabions et des madriers, ses longs cous de bronze aux bouches prêtes à cracher la mitraille.
La position des Autrichiens s'étendait formidable: la droite s'adossait au village de Jemmapes, formant une équerre avec le front et la gauche appuyée à la chaussée de Valenciennes.
Sur les trois collines boisées, en amphithéâtre, s'étageaient trois rangs de redoutes garnies de vingt pièces de grosse artillerie, d'autant d'obusiers et de trois pièces de canon par bataillon, formant un total de près de cent bouches à feu.
L'avantage de l'emplacement, la supériorité incontestable d'une armée aguerrie, bien pourvue de munitions, commandée par des chefs expérimentés comme Clerfayt et Beaulieu, la puissance d'une artillerie foudroyant d'en haut l'ennemi s'avançant dans une plaine coupée de marais, et forcé de gravir sous un feu meurtrier des pentes aussi terriblement défendues, donnaient aux généraux de l'Empire la presque certitude de la victoire.
De plus, l'armée autrichienne, bien reposée, installée sur un terrain sec, avait le ventre garni, quand le premier coup de canon, avec l'aurore, ouvrit la bataille.
Les Français, eux, avaient pataugé toute la nuit dans un terrain humide, ils n'avaient pas eu le temps de faire la soupe. On leur avait dit qu'ils mangeraient dans la journée, à Mons, après la victoire.
Ils s'étaient mis en marche, l'estomac vide, mais le cœur plein d'espérance, se promettant de gagner, avec la bataille, leur déjeuner avant midi...
Le brouillard lentement se leva sur les fonds fangeux de la plaine couverte d'hommes, piétinant, se bousculant, avançant dans un désordre de torrent...
Au signal du canon, en même temps que l'armée s'ébranlait, toutes les musiques des brigades attaquèrent, dans un ensemble sublime, la Marseillaise... Les sonorités des cuivres répondaient aux détonations des obusiers...
De cinquante mille poitrines s'échappaient à la fois, rythmées par l'artillerie et soutenues par les instruments, les paroles martiales de l'hymne terrifiant de la Révolution...
Et les échos de Jemmapes, de Cuesmes, de Berthaimont renvoyaient aux Autrichiens les défis superbes de ces appels héroïques: Aux armes, citoyens!... formez vos bataillons!...
Ce n'était plus une armée qui entrait en ligne, c'était une nation entière, debout, se ruant, pour défendre son sol et sauver sa liberté...
La vieille tactique était abandonnée. Comme une mer rompant ses digues, la France écumante poussait sa marée d'hommes à l'assaut de ces hauteurs, brisant tout, emportant redoutes, fortins, palissades, abatis, sous ses vagues de plus en plus hautes...
Une inondation dans un ouragan, telle fut la bataille de Jemmapes...
Le canon et la baïonnette furent seuls employés...
De loin, l'artillerie ravageait les défenses autrichiennes, puis, à l'arme blanche, les volontaires, les gardes, les bourgeois et les ouvriers d'hier s'élançaient sur les pièces, sabraient les artilleurs, enfonçaient les carrés d'infanterie, arrêtaient les escadrons, les cavaliers en un instant culbutés...
Les antiques bandes impériales, les vétérans des guerres dynastiques, furent décimés, dispersés, anéantis, par ces héros à jeun, dont beaucoup portaient encore le sarrau campagnard, la veste de l'artisan, et dont les mains pour la première fois maniaient le fusil.
Le général d'Harville commandait à gauche, avec le vieux général Ferrand. Chargé d'enlever le village de Jemmapes, celui-ci trouva de la résistance; Dumouriez lui envoya Thévenot comme renfort, qui, bientôt, pénétrait victorieux dans la place. Il était midi.
Beurnonville attaquait à droite. Sous ses ordres, Dampierre commandait les volontaires parisiens. A ces enfants des faubourgs de Paris revint l'honneur d'emporter les trois redoutes. Ils hésitaient un peu, nos guerriers improvisés. L'imposante ordonnance de l'armée autrichienne les surprenait. Les dragons impériaux les chargeaient avec un ensemble magnifique et terrifiant. Intrépides, face à la mort, croisant le fusil, ils se laissèrent aborder, puis, faisant feu à bout portant, se jetèrent la baïonnette en avant et dispersèrent cette cavalerie chamarrée. Les hussards de Dumouriez achevèrent la déroute, détruisant tout, jusqu'à Mons.
Au centre, deux brigades s'étaient arrêtées. Un combattant, sans grade, sans uniforme, le valet de chambre de Dumouriez, Baptiste Renard, prit sur lui de les rallier, de les entraîner, et assura la victoire sur ce point. Là commandait le lieutenant-général Egalité, plus connu par la suite sous le nom de Louis-Philippe.
Ce fut au chant de la Marseillaise et du Ça ira que les derniers retranchements des Autrichiens furent emportés par les bataillons parisiens, celui de la section des Lombards entre autres, et par les braves volontaires. Les troupes de ligne, le 13e léger où Lefebvre se battit comme un enragé, les chasseurs et hussards de Berchiny et de Chamborand contribuèrent également à cette victoire décisive, qui préservait la France de l'invasion, délivrait la Belgique, écrasait les vieilles bandes d'Allemagne et donnait à la République naissante le baptême de la gloire.
Après la bataille, on se mit en mesure de souper, chez les vainqueurs.
L'heure du déjeuner et du dîner était passée. On se rattrapa sur le repas du soir.
On but à la victoire, à la nation, à Dumouriez, à Baptiste Renard, héros en livrée, à la Convention nationale, aux Belges affranchis, et aussi à l'humanité!...
Ce dernier toast fut porté au bivouac des volontaires de Mayenne-et-Loire, par un aide-major, à l'uniforme tout éclaboussé de sang, car il avait, lui aussi, terriblement manœuvré avec l'arme blanche, parmi les héros de cette immortelle journée.
Comme on se racontait les diverses péripéties de la bataille, un soldat dit tout à coup:
—Vous ne savez pas ce que nous avons trouvé dans ce château que l'on voit là-bas, à mi-côte, et qui était, paraît-il, le quartier général des Autrichiens?... Major Marcel, ça pourrait vous intéresser...
—Qu'est-ce qu'il y avait donc dans ce château? demanda notre philosophe, qui avait, ce jour-là du moins, de décisifs arguments, vivants et morts, à faire valoir contre la barbarie des guerres.
—Eh bien! major, il y avait un enfant...
—Que dites-vous, un enfant?... Expliquez-vous, dit René qui s'était approché, ce qui ne pouvait guère surprendre, car on était sûr de rencontrer le Joli Sergent partout où se trouvait l'aide-major Marcel.
René ajouta:
—La citoyenne Lefebvre, la cantinière du 13e, s'informait tantôt d'un enfant... Dites-nous un peu ce que c'était que ce p'tiot ramassé au milieu des balles?...
—Je ne l'ai pas ramassé, dit le soldat.
—Vous avez eu le cœur de laisser cet innocent exposé à la mitraille... Ça n'est pas d'un soldat français!
—Ecoutez donc, sergent, reprit le narrateur... Nous avancions, quelques camarades et moi, dans ce château tout désert... On se défilait avec prudence, redoutant quelque embuscade... Ça ne nous disait rien de bon, ce silence, cette tranquillité...
—C'était sage, dit le major... Continue...
—Voilà que tout à coup, en regardant par un soupirail, dans une cave, nous apercevons comme une ombre... j'ajuste... je tire... plus rien!... nous descendons vers la cave... nous entendons vaguement appeler... crier... nous enfonçons la porte... qu'est-ce que nous trouvons?... Un petit bonhomme, tout effaré, qu'on avait enfermé là, et qui nous dit, en nous voyant:—C'est Léonard!... Il s'est sauvé par là!... Et l'enfant nous montrait un second soupirail donnant sur une cour extérieure.
—Léonard!... on devait retrouver ce traître-là partout où il y a une lâcheté à commettre, dit une voix derrière les soldats...
C'était Catherine Lefebvre qui survenait. Elle avait entendu la fin du récit du soldat.
Elle dit vivement:
—Et qu'avez-vous fait?... Vous avez fusillé Léonard, je pense... et rassuré l'enfant... Où est-il, mon petit Henriot? Car c'est lui, j'en suis sûre, que ce scélérat avait volé et qu'il voulait livrer à ce baron de Lowendaal... Mais parle donc, clampin! cria-t-elle au soldat.
Celui-ci secoua la tête:
—Léonard s'est échappé... quant à l'enfant...
—Tu l'as abandonné, malheureux?
—Il a bien fallu!... En se donnant de l'air, ce coquin que vous nommez Léonard a mis le feu à un baril de poudre abandonné par les Autrichiens... Nous avons tous failli sauter avec la baraque!... Alors, nous avons battu en retraite...
—Mes amis, s'écria Catherine, des gens de cœur il n'en manque pas ici... qui veut aller chercher sous les décombres du château?... peut-être ce pauvre petit être sera-t-il encore vivant!... Allons! ne parlez pas tous à la fois! dit la cantinière irritée du silence.
—C'est qu'on est moulu, fit un des soldats.
—On n'a seulement pas fini la soupe, dit un autre.
—Demain, il faut être d'aplomb pour entrer dans Mons, ajouta un troisième.
Et celui qui avait raconté l'aventure grommela:
—Il y a peut-être encore des coups de fusil à attraper et des barils de poudre à voir péter dans ce maudit château!... Un moutard ne vaut pas la peine qu'on risque sa peau comme ça...
—J'irai donc, moi, dit Catherine, et toute seule encore, puisque Lefebvre est de service aux grand'gardes et que vous êtes tous trop lâches pour m'accompagner... J'ai promis à sa mère de lui rendre un jour cet enfant, je tiendrai ma promesse... Buvez bien, mangez bien, dormez bien, les enfants!... bonsoir!...
—Citoyenne Lefebvre, je vous suivrai, moi, si vous le voulez, dit le Joli Sergent. A deux, on a plus de courage!...
—Dites à trois, fit une voix timide, et le long La Violette apparut. Son sabre n'avait plus de fourreau, son uniforme était haché de coups de sabre. Il était coiffé d'un casque de capitaine de dragons impériaux.
—Tu viens avec nous, La Violette?... C'est bien ça, mon garçon!... Il s'agit, tu sais, de notre petit Henriot, car c'est certainement lui que ce misérable Léonard a abandonné dans le château.
—Il s'agit de vous, m'ame Lefebvre!... j'veux pas vous laisser seule, dans les champs de bataille, vous le savez bien... ah! c'est que j'ai eu une fière peur toute la journée, allez!... il s'en apercevait, le capitaine de dragons!... oh! oui, quand il m'a fendu mon shako d'un coup de sabre... J'étais décoiffé, voyez-vous...
—Et tu l'as tué, le capitaine?...
—Oui... pour lui prendre son casque... je ne pouvais pas m'en aller nu-tête... j'aurais eu l'air de m'être endormi pendant qu'on se battait... Oh! ça n'a pas été si commode, m'ame Lefebvre!... le capitaine avait auprès de lui cinq dragons qui ne voulaient pas me laisser emporter le casque de leur chef... ils y tenaient, paraît-il! Je l'ai eu tout de même, vous le voyez... mais ça a été dur... les cinq dragons ont tenu bon jusqu'au dernier... c'est très entêté, ces Allemands!...
—Brave garçon, tu as fait cela, toi... un aide-cantinier?...
—Oui, m'ame Lefebvre... Mais marchons, allons au château... vous verrez que, la nuit, je vous l'ai dit, je ne suis pas un poltron...
Au moment où ils se disposaient à se mettre en route, une forme sombre se dessina, leur barrant le passage...
Catherine eut un mouvement de surprise:
—Comment! c'est vous, major Marcel? dit-elle étonnée.
—Il vient avec nous! dit René aussitôt.
—Ne faut-il pas un médecin, là-bas?... si l'enfant est blessé, fit l'aide-major.
Et tous les quatre s'enfoncèrent dans la nuit, parmi les morts, les débris d'affûts, les armes brisées, encombrant les pentes glorieuses de Jemmapes.
Sous les ruines du château de Lowendaal, Catherine découvrit le petit Henriot, évanoui, atteint seulement de contusions légères.
Marcel le soigna, le ranima. Ramené au camp, le jeune garçon sauvé du champ de bataille fut adopté par le 13e léger et devint l'enfant du régiment.
XXI
L'ÉTOILE
Toulon, comme Lyon, Marseille, Caen, Bordeaux, était devenu une place forte de la trahison.
Les royalistes, unis aux Girondins, avaient ouvert les portes de la ville, avec l'arsenal, à la coalition.
Toute la poésie lamartinienne, tout le charme qui s'attache aux talents oratoires, aux vertus et aux renommées des députés de la Gironde, ne sauraient les amnistier du crime de lèse-patrie.
A l'heure où l'Europe monarchique se ruait sur la France et prétendait dicter des lois et imposer un régime dynastique à la nation affranchie, les Girondins, oublieux de leur passé, méconnaissant le devoir, par haine contre la Montagne, par peur aussi, dans un mouvement de recul à jamais exécrable, pactisèrent avec l'ennemi, firent appel à l'étranger.
Heureusement, Robespierre, Saint-Just, Couthon, Carnot veillaient au Comité de salut public; les volontaires accouraient aux armées; de jeunes généraux comme Hoche et Marceau remplaçaient aux frontières les Dumouriez et les Custine, conspirateurs royalistes; heureusement, surtout, le hasard fit que les canons de la République, devant Toulon et la flotte anglaise, furent confiés à un jeune artilleur inconnu, Napoléon Bonaparte.
La ville traîtresse était occupée par une tourbe exotique venue, comme à la curée, de tous les ports du littoral: des Espagnols, des Napolitains, des Sardes, des Maltais. Le pape avait envoyé des moines chargés de fanatiser la population. C'était la Vendée du Midi. Une Vendée pire que celle de l'Ouest: les rebelles ayant la route de la mer pour recevoir des renforts et, au milieu d'eux, les troupes anglaises.
L'armée républicaine était divisée en deux corps séparés par le mont Pharon; l'enthousiasme, l'inexpérience, la bravoure et l'indiscipline se rencontraient, dans le mélange tumultueux de ces bataillons improvisés, qui furent le noyau de la future armée d'Italie.
Le commandement était échu un peu au hasard. De simples soldats devenaient généraux en une semaine. Le général en chef était un mauvais peintre, pire militaire, Carteaux. Le médecin Doppet et le ci-devant marquis Lapoype étaient ses seconds. Cette bigarrure s'expliquait par la désertion et l'émigration de presque tous les anciens officiers, appartenant à la noblesse.
Les commissaires de la Convention, Salicetti, Fréron, Albitte, Barras et Gasparin, se multipliaient, enflammant le zèle des chefs, haranguant les soldats, et décrétant la résistance, en attendant la victoire.
Le siège se prolongeait. Les gorges d'Ollioules, les défilés avoisinant Toulon, avaient été emportés, mais la place tenait toujours, défendue par de formidables ouvrages. Les sièges réclament de l'expérience militaire, de la science et des qualités de sang-froid qui faisaient défaut aux chefs comme aux soldats de cette armée, formée de la veille. Carteaux, le général en chef, ne connaissait même pas la portée d'une pièce d'artillerie.
Le hasard lui amena Bonaparte. Se rendant d'Avignon à Nice, Bonaparte s'arrêta à Toulon pour faire visite à son compatriote le représentant Salicetti.
Celui-ci le présenta à Carteaux, qui, avec une satisfaction réelle, quêtant un compliment, s'empressa de montrer à l'officier d'artillerie ses batteries. Bonaparte ne put que hausser les épaules; les pièces étaient si mal placées que les boulets destinés à atteindre la flotte anglaise n'allaient pas jusqu'au rivage.
Carteaux se retrancha derrière la mauvaise qualité de la poudre, mais Bonaparte n'eut pas de peine à démontrer l'inanité de l'explication. Les représentants, frappés de ses raisonnements, lui confièrent aussitôt la direction des opérations du siège.
En quelques jours, avec une activité prodigieuse, il fit venir du matériel, des pièces, des officiers, de Lyon, de Grenoble, de Marseille. Il sentait qu'il était inutile de faire un siège en règle. Si l'on parvenait à forcer l'escadre anglaise à s'éloigner de Toulon, la ville bloquée se rendrait. Il fallait donc s'emparer d'un point, d'où l'on pût battre la double rade, le promontoire de l'Eguillette. «Là est Toulon!» dit Bonaparte, avec la vision du génie. Il s'empara en effet du fort de l'Eguillette; la flotte anglaise mit à la voile, et Toulon se rendit. La coalition était vaincue. Le Midi ne connaîtrait point la Vendée, et Bonaparte entrait dans l'histoire, victorieux et tout surprenant de génie. Il fut fait général d'artillerie et envoyé à Nice au quartier général de l'armée d'Italie, commandée par Dumerbion.
Glorieux, pourvu d'un grade qui pouvait, à vingt-quatre ans, satisfaire son ambition et amortir le choc de ses désirs, Bonaparte se préoccupa de l'établissement de ses frères et sœurs, son idée fixe.
Le bonheur de Joseph le ravissait. Il ne cessait de dire en parlant de lui: «Est-il heureux, ce coquin de Joseph!» Avoir épousé la fille d'un marchand de savons lui semblait alors la plus belle destinée. Il se mêlait, à cette admiration pour le couple nouvellement uni, un peu de regret de n'avoir pu épouser Désirée, la seconde fille du négociant Clary.
Mais un incident matrimonial qu'il n'avait pas prévu vint le troubler et l'irriter.
Il apprit, à Nice, que son frère Lucien venait de se marier. Et dans quelles conditions! Bonaparte n'en décoléra pas de dix ans.
Lucien avait un petit emploi dans l'administration militaire, à Saint-Maximin, dans le Vaucluse.
Il était jeune, ardent, beau parleur, et faisait la joie et la gloire d'une auberge où il prenait ses repas.
Boyer, l'aubergiste, avait une fille charmante, nommée Christine. Celle-ci ne put demeurer insensible à la faconde et aux compliments du futur président des Cinq-Cents. Elle déclara à son père qu'elle voulait épouser Lucien.
L'aubergiste, qui était sur le point de refuser la clef et la table à son pensionnaire, toujours en retard pour le paiement des quinzaines, se gratta la tête et finit par donner son consentement. C'était une façon de solder le compte de ce mauvais payeur.
Bonaparte, en découvrant que son frère lui donnait pour belle-sœur la fille d'un aubergiste, eut un violent accès de fureur. Déjà il devinait sa grandeur et s'irritait de tout ce qui pouvait, parmi les siens, nuire à sa fortune ou amoindrir l'éclat de sa renommée grandissante.
Il rompit toute relation avec son frère.
A la jeune femme il garda toujours rancune. Elle était douce et résignée, cette Christine Boyer; elle s'efforça à plusieurs reprises d'apaiser Bonaparte et de rentrer en grâce.
On a conservé d'elle cette lettre touchante, écrite au moment où elle allait devenir mère:
«Permettez-moi de vous appeler du nom de frère. Fuyant Paris d'après votre ordre, j'ai avorté en Allemagne. Dans un mois, j'espère vous donner un neveu. Une grossesse heureuse et bien d'autres circonstances me font espérer que ce sera un neveu. Je vous promets d'en faire un militaire; mais je désire qu'il porte votre nom et soit votre filleul. J'espère que vous ne me refuserez pas. Parce que nous sommes pauvres, vous ne nous dédaignerez pas, car après tout vous êtes notre frère; mes enfants sont vos seuls neveux et nous vous aimons plus que la fortune. Puissé-je un jour vous témoigner toute la tendresse que j'ai pour vous!»
Bonaparte demeura sourd à cette plainte. La fille de l'aubergiste demeura consignée à la porte de son cœur.
Il rêvait d'ailleurs pour lui-même une alliance qui flattait son amour-propre, et se souciait peu de présenter à la grande dame qu'il se proposait d'épouser l'ignorante et rustique Christine.
Les événements s'étaient précipités pour Bonaparte.
Il avait perdu ses protecteurs: les deux Robespierre guillotinés, les thermidoriens poursuivaient leurs vengeances. Bonaparte eut un instant la pensée, en apprenant le 9 thermidor, de proposer aux représentants de marcher sur Paris avec ses troupes. Il renonça à ce projet, mais ne put se faire pardonner ses attaches avec les révolutionnaires.
Dubois-Crancé, membre du Comité de Salut public, désireux de disperser les Jacobins, qui, selon des rapports de police, étaient nombreux à l'armée d'Italie, désigna Bonaparte comme général d'artillerie en Vendée.
Stupéfait et accablé par ce coup, Bonaparte partit pour Paris, accompagné de ses deux aides de camp, Junot et Marmont.
Un capitaine d'artillerie sans valeur, Aubry, étant alors ministre de la guerre, jalousait les officiers de son arme qui avaient eu de l'avancement rapide. Girondin par-dessus le marché, Aubry se vengea de l'ami de Robespierre, du stratégiste de Toulon, en l'envoyant comme général d'infanterie à l'armée de l'Ouest. C'était renchérir sur la disgrâce de Dubois-Crancé.
Comme on essayait de fléchir le ministre de la guerre, ce triste successeur de Carnot s'étonna que l'on soutînt aussi chaleureusement un terroriste. Bonaparte ayant voulu plaider sa cause lui-même, Aubry lui dit sèchement:
—Vous êtes trop jeune pour commander l'artillerie d'une armée!
—On vieillit vite sur les champs de bataille et j'en arrive! répondit cruellement le général, cinglant le rond de cuir arrogant.
Aubry fut inflexible. Bonaparte, refusant d'aller combattre en Vendée, fut rayé de l'armée.
Il chercha alors à prendre du service auprès du sultan, et serait retombé dans la misère noire des années précédentes, si son frère Joseph ne lui était venu en aide.
Un des directeurs du ministère de la guerre, Doulcet de Pontécoulant, se souvint tout à coup de lui et le fit entrer au service topographique, au moment même où il allait s'embarquer pour Constantinople.
L'Orient l'attirait toujours. Il rêvait, sous un ciel lointain, la fortune et la gloire. Un fatalisme tout musulman dominait déjà son âme: «Tout me fait braver le sort et le destin, écrivait-il à son frère Joseph, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture.»
Avec les pays bleus de l'Islam, un autre mirage attire et fascine sa pensée: il entrevoit, parée, brillante, ornée d'élégance et toute rehaussée d'aristocratie, une femme, de l'ancienne société, à qui il donnera son cœur, son nom, et qui en échange lui apportera la satisfaction des sens, le bonheur domestique, l'aisance aussi, et l'accès dans la société qui se reconstitue.
Un événement retentissant vint condenser les vapeurs de cette rêverie en réalité...
La Convention avait terminé sa laborieuse et formidable carrière. La Constitution de l'an III était son legs. Les conventionnels, en se retirant, avaient décidé que les deux tiers de membres de la Convention resteraient sur leurs sièges. Ces décrets soulevèrent une insurrection dans Paris.
Le 11 vendémiaire (3 octobre 1795), les électeurs de diverses sections réunis à l'Odéon, et, le 12, les électeurs de la section Lepelletier (Bourse) firent un appel aux armes. Le général de Menou, qui reçut l'ordre de désarmer les sections, se laissa déborder. Il sortit du couvent des Filles-Saint-Thomas, aujourd'hui l'emplacement de la rue du 4 Septembre et de la rue Vivienne, en parlementant. Les insurgés triomphaient. Il était huit heures du soir.
Bonaparte se trouvait au théâtre Feydeau. Surpris par les événements, il se rendit à l'assemblée. On discutait les mesures à prendre. On cherchait à désigner un général pour remplacer Menou.
Barras, qui était désigné pour assurer le maintien de l'ordre, se ressouvint de Bonaparte qu'il avait connu et apprécié devant Toulon.
Le lendemain 13 vendémiaire, Bonaparte balayait les sectionnaires devant l'église Saint-Roch, et se trouvait nommé général pour l'intérieur.
Il tenait cette fois le pouvoir et n'allait plus le lâcher. La veille, destitué et sans ressources, il se voyait brusquement maître de Paris et bientôt de la nation.
Son étoile, tour à tour radieuse et pâlissante, luisait enfin claire et fixe au firmament. Pour vingt ans elle allait devenir le phare de la France éblouie.
XXII
YEYETTE
La fortune avait soudainement souri à Bonaparte.
Un coup de bascule inattendu et puissant venait de l'envoyer au pinacle.
Malgré ses talents militaires déjà révélés, et les éloges que lui avaient décernés publiquement des hommes au pouvoir, son nom demeurait obscur et sa situation précaire.
Cambon, le grand financier de la Convention, homme intègre et esprit d'élite, le héros favori de Michelet, peu tendre pour la plupart des vrais chefs de la Révolution, avait délivré en sa faveur ce certificat à l'occasion des combats d'Antibes: «Nous étions dans ces imminents dangers, lorsque le vertueux et brave général Bonaparte se mit à la tête de cinquante grenadiers et nous ouvrit le passage.»
Fréron déclarait qu'il était seul capable de sauver les armées en péril de la République.
Barras, le corrompu mais intelligent politicien, l'oubliait.
Mariette, arrachée par lui à la mort, au milieu des forçats de Toulon lâchés par les Anglais, ne donnait aucun signe de vie.
Aubry, le capitaine obtus qui s'était bombardé général de division en prenant le portefeuille de la guerre, le rayait de l'armée.
Enfin ce rêve d'un mariage riche qu'il avait par deux fois tenté de réaliser, en épousant, soit la veuve de son ami Permon, soit Désirée Clary, la seconde fille de l'aubergiste Boyer, s'était évanoui.
Il ne lui restait plus qu'à partir pour la Turquie, organiser la garde du sultan, ainsi que l'y autorisait un décret du Comité de Salut public, en date du 15 septembre 1795, ainsi conçu:
«Le général Bonaparte se rendra à Constantinople avec ses deux aides de camp pour y prendre du service dans l'armée du Grand-Seigneur et contribuer de ses talents et de ses connaissances acquises à la restauration de l'artillerie de ce puissant empire, et exécuter ce qui lui sera ordonné par les ministres de la Porte. Il servira dans sa garde et sera traité par le Grand-Seigneur comme les généraux de ses armées.
»Il sera accompagné, pour l'aider dans sa mission, par les citoyens Junot et Henri Livrat, en qualité d'aides de camp, capitaines Sergis et Billaud de Villarceau, comme chefs de bataillon d'artillerie, Blaise de Villeneuve, capitaine du génie, Bourgeois et la Chasse, lieutenants d'artillerie de première classe, Maissonnet et Schneid, sergents-majors d'artillerie.»
Mais l'insurrection du 13 vendémiaire avait éclaté.
Tout le monde avait perdu la tête, excepté celui qui devait sauver la Convention et rétablir l'ordre légal.
Barras, que les souvenirs du 9 thermidor désignaient au choix de ses collègues, chargé de tous les pouvoirs, chercha autour de lui le militaire capable de commander les troupes, dans cette journée où chacun jouait sa vie.
Il avisa Bonaparte qui rôdait dans les couloirs.
Carnot avait proposé de confier le commandement à Brune. Barras répondit qu'il fallait un artilleur. Fréron, très amoureux de Pauline Bonaparte et qui sollicitait sa main, appuya le nom de Bonaparte.
—Je vous donne trois minutes pour réfléchir, dit Barras.
Durant ces trois minutes, la pensée de Bonaparte tourna avec la rapidité vertigineuse et insensible des sphères célestes.
Il craignait, en acceptant, d'assumer la responsabilité lourde, parfois injuste, terrible toujours, de ceux qui se chargent des besognes de répression. Ecraser les sectionnaires, c'était peut-être vouer son nom à l'exécration de la postérité. Il avait refusé d'aller commander une brigade contre les Vendéens: devait-il prendre sur lui de faire marcher une armée contre les Parisiens? Il n'était pas fait pour la guerre civile. Et puis, au fond, il partageait beaucoup les sentiments des sectionnaires. Ces insurgés voulaient chasser les impuissants et les incapables qui cherchaient à s'éterniser au pouvoir, en enlevant au peuple les deux tiers du choix de la représentation nationale. Vaincu, il serait perdu, livré à la vengeance des sectionnaires maîtres de Paris. Victorieux, il trempait son épée dans le sang français et devenait, comme il l'a dit lui-même, le bouc émissaire des crimes de la Révolution, auxquels il était étranger.
Mais, sa pensée, évoluant avec la promptitude de la foudre, lui montra les conséquences de son refus: si la Convention était dispersée par la force, que devenaient les conquêtes de la Révolution? Les victoires de Valmy, de Jemmapes, de Toulon, du Col de Tende, les glorieux succès des armées de Sambre-et-Meuse et d'Italie devenaient inutiles; la réaction, la trahison effaçaient tout cela. La défaite de la Convention, c'était la déroute de la Révolution et l'oppression de la France: les Autrichiens à Strasbourg, les Anglais débarquant à Brest, les principes et les libertés de la République anéantis avec les conquêtes... Le devoir d'un bon citoyen était de se rallier à la Convention, malgré ses fautes, et, puisqu'il tenait une épée et savait s'en servir, il agirait bien en défendant le gouvernement établi, quelle que fût l'incapacité de ceux qui le composaient.
Relevant la tête, il répondit à Barras:
—J'accepte, mais je vous préviens que l'épée tirée, je ne la remettrai au fourreau que l'ordre rétabli...
Il était une heure du matin. Le lendemain, la victoire de la Convention était définitive et Barras disait à la tribune:
—J'appellerai l'attention de la Convention nationale sur le général Bonaparte. C'est à lui, c'est à ses dispositions savantes et promptes que l'on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait distribué des postes avec beaucoup d'habileté. Je demande que la Convention confirme la nomination de Bonaparte à la place de général en second de l'armée de l'intérieur.
Quelques jours après, Barras donnait sa démission et Bonaparte restait seul investi du commandement.
Il était temps. Il n'avait plus de bottes aux pieds et son habit se fendait d'une façon cynique et dérisoire.
Quelques jours auparavant, il s'était enhardi à se présenter chez madame Tallien.
Cette créature séduisante et perverse, Thérézia Cabarrus, qui avait armé le bras du versatile Tallien et décrété, du fond de sa prison, le 9 thermidor, gouvernait Barras, alors personnage de premier rang.
Pour obtenir l'appui de Barras et décrocher un emploi quelconque, Bonaparte, à bout de ressources, n'ayant ni un écu ni un vêtement, se rendit à une soirée de la belle courtisane.
Il lui fallut une énergie et une force de caractère énormes pour oser s'avancer, en son piteux accoutrement, au milieu de femmes élégantes, de muscadins pimpants et de généraux empanachés.
Il portait de longs cheveux tombant des deux côtés du front, sans poudre,—et pour cause: les perruquiers faisaient payer cher leur accommodement,—une petite queue derrière nouait ses mèches lisses. Ses bottes ne résistaient que par un miracle de précaution. Les crevasses en avaient été soigneusement barbouillées d'encre. Son uniforme tout râpé était le même qu'il avait porté devant l'ennemi, glorieux mais usé, et un simple galon de soie remplaçait, par économie, la broderie insigne du grade.
Il apparut si minable à la triomphante maîtresse en titre, qu'elle lui donna sur-le-champ une lettre pour M. Lefeuve, ordonnateur de la division de Paris, la 17e, à l'effet de lui faire obtenir, conformément au décret de fructidor an III, qui accordait un costume aux officiers en activité, du drap pour un habit neuf. Bonaparte n'était pas en activité, n'avait aucun droit à cette distribution, mais la protection de madame Tallien valait mieux qu'un décret: le pauvre officier sans solde eut du drap pour se faire tailler un habit, et put, le 13 vendémiaire, montrer aux conventionnels, transis de peur et ensuite exubérants de joie, un sauveur vêtu à peu près proprement.
Rapidement, comme les princesses de contes de fées pour qui les palais sortent des citrouilles, Bonaparte se métamorphosa et autour de lui les choses changèrent.
Il s'installa au quartier général, situé rue des Capucines. Junot, Lemarois sont auprès de lui. Son oncle est mandé à Paris pour lui servir de secrétaire. Il emploie le premier argent que lui verse le trésorier à secourir sa famille. Il envoie cinquante mille francs à sa mère, se contentant, lui, d'acheter de belles bottes neuves dont il avait envie et de se faire coudre une broderie d'or luisant, à l'habit qu'il devait à l'intervention de madame Tallien.
Il se hâta d'user de son influence pour placer ses frères: il prend Louis comme aide de camp, avec le grade de capitaine, et sollicite un consulat pour Joseph. Il expédie de l'argent au collège où se trouve Jérôme, réglant l'arriéré et ordonnant qu'on lui apprît les arts d'agrément, le dessin, la musique.
Rassuré sur le sort des siens, sûr de l'avenir quant à lui, redevenu général et en passe de choisir un commandement avantageux, car la Convention n'a rien à refuser à son sauveur et le Directoire qui va entrer en fonctions ne peut se passer de son épée, il en revient à ses idées matrimoniales.
Un mariage riche, avec une femme lui donnant la fortune, l'influence, le poids social qui lui manquent, effaçant les traces de la gêne antérieure et l'aidant à tenir son nouveau rang, voilà le but de son ambition.
Mais Bonaparte, mathématicien inflexible, cerveau puissant et infaillible, devait connaître, comme le plus naïf jeune homme, la domination du turbulent viscère qui règle les actions des hommes et souvent les dérègle.
Il devint amoureux.
Avec une étourderie de collégien, il se laissa prendre au piège voluptueux d'une coquette sur le retour, de cette créole vaine, volage, dépensière et sotte, qui ne l'aima que le jour où l'empereur lui ôta le diadème d'impératrice qu'il avait follement posé sur son front de femme légère.
Ce fut chez madame Tallien, que le général de vendémiaire venait remercier de l'accueil fait à l'officier destitué du mois précédent, que Bonaparte rencontra la veuve Beauharnais.
Cette veuve Beauharnais était une créole des Antilles.
Une de ces aventurières qui courent le monde, et, sensuelles, audacieuses, charmantes, sont des courtisanes pires, protégées par leur exotisme et admises dans la société à la faveur de leur aspect d'étrangères. A beau séduire qui vient de loin.
Elle se nommait Marie-Josèphe-Rose Tascher de la Pagerie. Elle était née le 23 juin 1763, dans la paroisse de Notre-Dame de la Purification, à la Martinique. Le père de cette Josèphe, dite Joséphine, nommé Joseph Gaspard, cultivait les plantations que lui avait léguées sa famille, venue de France, pour coloniser, en 1726. Ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis et page de la Dauphine, il avait peu de fortune et se préoccupait fort de marier convenablement sa fille aînée, car Joséphine avait encore deux sœurs: Catherine-Marie-Désirée et Marie-Françoise.
Une certaine dame Renaudin, tante de la jeune fille, lui procura le mari souhaité. Elle l'avait sous la main: le fils cadet du marquis de Beauharnais, ancien gouverneur des Iles du Vent. Les Beauharnais provenaient de l'Orléanais. La tante Renaudin était la maîtresse du marquis.
Le mariage fut décidé à distance, car le jeune Beauharnais se trouvait en France, et sa fiancée s'embarqua en septembre 1779. Elle parvint à Bordeaux et, quelque temps après, épousa le vicomte Alexandre de Beauharnais, nommé capitaine au régiment de la Sarre, à l'occasion de son mariage. Il avait dix-huit ans, elle seize. Bonaparte, à l'époque où sa future impératrice se mariait, avait dix ans et entrait à l'Ecole de Brienne.
Ce fut rue Thévenot, à Paris, que se logèrent les deux époux. Le 2 septembre 1780, naquit Eugène, le futur prince, vice-roi d'Italie. Le ménage ne demeura pas longtemps uni. Bientôt le jeune vicomte quittait sa femme pour aller servir en Amérique, sous les ordres de Bouillé. Le désir de donner aux Américains l'indépendance, et de s'immortaliser aux côtés de Lafayette et de Rochambeau, s'alliait, chez le trop précoce mari, au désir de s'éloigner d'une femme coquette, frivole à l'excès et surtout dépensière. Il laissait Joséphine enceinte. Elle mit au monde, le 10 avril 1781, la future reine Hortense, la mère de Napoléon III.
A cette époque, Joséphine n'avait donné à son mari aucun sujet de plainte. Celui-ci, marié trop jeune, s'abandonnait au désir des amours nouvelles et à l'entraînement des distractions passagères. Son départ n'attrista que médiocrement l'étourdie. Il lui rendait une liberté dont elle se montrait friande.
Elle mena dès lors une existence à moitié régulière, ayant des amants, des dettes, des hauts et des bas. Elle vivait en marge de la société. La cour lui était non pas interdite, car les Beauharnais faisaient partie de la bonne noblesse d'Orléans, mais difficile à aborder. Elle n'avait que sa tante Renaudin pour la présenter, et la situation équivoque de cette dame lui interdisait l'entrée de Versailles.
M. de Beauharnais revint en France, plaida en séparation. Le Parlement lui donna gain de cause, mais les torts étant réciproques, l'arrêt alloua à Joséphine une pension de dix mille livres. La séparée jugea à propos de faire un voyage au pays natal. Elle retourna à la Martinique, en revint en 1791, en compagnie d'un galant officier de marine, M. Scipion de Roure.
Elle retrouva son mari en haute situation. Le vicomte de Beauharnais, député de la noblesse, était devenu l'un des membres influents de la Constituante. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir proposé, dans la nuit fameuse du 4 août, l'admissibilité de tous les citoyens dans les emplois civils, militaires et ecclésiastiques, et l'égalité des peines pour toutes les classes de citoyens; l'abolition, par conséquent, de l'ancien régime en deux articles. Il avait été élu plusieurs fois président de l'Assemblée nationale et recevait, en son hôtel de la rue de l'Université, un grand nombre de députés dont il était le chef.
Joséphine, ambitieuse et avide de présider un salon politique, où fréquentait tout ce que l'Assemblée comptait d'hommes distingués, voulut se réconcilier avec son mari. Elle se fit humble, douce, repentante, féline. Elle réussit. Pendant quelque temps, elle rayonna dans cet hôtel de la rue de l'Université dont elle était la reine.
Mais les jours s'assombrissaient. La Terreur avait clos les salons. Beauharnais était à l'armée. Général en chef de l'armée du Rhin, il fit le siège de Mayence. Démissionnaire, il fut arrêté en 1794, comme frère et major général de l'armée de Condé. Bien qu'un républicain et un patriote comme le général Beauharnais ne dût pas pactiser avec les traîtres, malgré la présence de son frère dans leur état-major, il fut guillotiné, le 5 thermidor. Quatre jours plus tard, les prisons s'ouvraient, et il eût été sauvé.
Sa mort fut le fait d'une erreur, et de la précipitation avec laquelle, dans ce terrible moment, s'exécutaient les arrêts criminels.
Beauharnais doit être réhabilité entièrement, quoique sa tête ait roulé pêle-mêle avec celles des traîtres, des conspirateurs et des ennemis de la patrie. Il a été victime de dénonciations injustes. Lui-même a déclaré qu'il ne fallait point reprocher à la Révolution sa mort.
Avant de marcher à l'échafaud, dans un testament sublime, digne d'un philosophe de l'antiquité, Beauharnais exprima surtout cette crainte que la postérité ne le crût un «mauvais citoyen», relevant son cadavre parmi ceux des traîtres que le glaive de la loi frappait. «Travaille à réhabiliter ma mémoire, écrivait-il à sa femme, dans cette lettre suprême, interrompue par le bourreau; prouve qu'une vie entière consacrée à servir son pays et à faire triompher la liberté et l'égalité doit, aux yeux du peuple, repousser d'odieux calomniateurs pris surtout dans la classe des gens suspects. Mais ce travail doit être ajourné, car, dans les orages révolutionnaires, un grand peuple qui combat pour pulvériser ses fers, doit s'environner d'une juste méfiance et plus craindre d'oublier un coupable que de frapper un innocent.»
Le noble citoyen terminait en recommandant à sa jeune femme de se consoler dans l'éducation de ses enfants, en leur apprenant que c'était à force de civisme qu'ils devaient effacer le souvenir de son supplice.
Quel admirable caractère que ce héros, qui, sorti des rangs de l'aristocratie, se fait le défenseur du peuple, abat la féodalité, proclame le premier, à une époque où cette loi des sociétés modernes semblait une hérésie, une anarchique utopie, l'égalité des peines et l'admissibilité des nobles et des roturiers aux grades dans l'armée, aux emplois dans la magistrature, dans les fonctions de l'État, et qui, après avoir présidé la plus grande des assemblées françaises, commandé l'armée immortelle du Rhin, périt sur l'échafaud, victime de passions aveugles, subissant le contre-coup d'une cruelle et injuste fiction de solidarité fraternelle, et n'a, au seuil de la mort, qu'une crainte, c'est que la peine inique qu'il subit ne laisse supposer qu'il l'ait méritée! Alexandre de Beauharnais a le droit de prendre place au Panthéon de la Révolution, parmi les martyrs sanglants de l'évangile nouveau,—au Panthéon égalitaire et indistinct où se retrouvent proscripteurs et proscrits, les décapités de germinal et les vaincus de thermidor ou de prairial: Danton à côté de Saint-Just, et Vergniaud près de Couthon et de Soubrany.
Joséphine a été favorisée, entre toutes, par le mariage. Beauharnais et Bonaparte, quelle femme n'eût été fière de ces deux maris, ne les eût aimés, adorés, respectés! Elle ne les a aimés ni l'un ni l'autre; elle les a trompés, à bouche que veux-tu, avec les premiers gentils officiers et muscadins que le hasard des sociétés faciles où elle se plaisait jetait dans ses jupes.
La Révolution fit de Joséphine, qui, jusque-là, n'avait été qu'une déclassée, une sorte de grande dame. Le nom de son mari lui servit de titre auprès des femmes de l'ancienne cour ayant échappé à la Terreur. En prison, elle se lia avec plusieurs vénérables survivantes du naufrage de la vieille aristocratie. Elle connut aussi la Cabarrus.
Chez celle-ci, trônant et minaudant sous le double pavillon du citoyen Tallien, son époux, et du directeur Barras, son amant, Joséphine, un jour, se trouva en face du maigre et silencieux vainqueur de vendémiaire.
Bonaparte était à la mode. On ne parlait que de ce jeune général qui, d'un bond, venait de sauter dans la gloire. Les salons se le disputaient. Les femmes lui souriaient, cherchaient à l'attirer. Lui, passait grave, indifférent, souverain déjà.
La veuve Beauharnais, avec sa nonchalance créole, ses graves manières, ses charmes déjà fanés, séduisit le froid jeune homme du premier regard.
En cette entrevue décisive chez madame Tallien, Bonaparte se sentit attiré, pris, enveloppé. Dans le cercle vaporeux de cette brune enfant des îles, il se voyait entraîné, et, avec charme, subissait le vertige.
Elle était loin d'être belle. Son futur beau-frère, Lucien Bonaparte, fit part en ces termes de l'impression qu'elle produisit sur lui:
«Elle avait peu, fort peu d'esprit; point du tout de ce que l'on pourrait appeler la beauté; mais certains souvenirs créoles, dans les souples ondulations de sa taille, plutôt petite que moyenne; une figure sans fraîcheur naturelle, il est vrai, à laquelle les apprêts de sa toilette remédiaient assez bien, à la clarté des lustres; tout enfin dans sa personne n'était pas dépourvu de ces quelques restes de sa première jeunesse, que le peintre Gérard, cet habile restaurateur de la beauté flétrie des femmes sur le retour, a fort agréablement reproduits dans les portraits qui nous restent de la femme du Premier Consul... dans les brillantes soirées du Directoire où Barras m'avait fait l'honneur de m'admettre, elle ne me paraissait plus jeune et inférieure aux autres beautés qui composaient ordinairement la cour du voluptueux directeur et dont la belle Tallien était la véritable Calypso...»
Le portrait, peu flatté, paraît exact.
Joséphine avait alors plus de trente-deux ans. Elle était mère de deux jeunes enfants, et son existence mouvementée, ses tracas princiers, ses voyages, le décousu de sa vie domestique, ses amours de passage, avaient certainement contribué à accélérer pour elle la marche du temps.
Elle vainquit cependant le vainqueur à leur premier tête-à-tête. Bonaparte sortit de chez la Tallien le cœur bouleversé, les yeux brillants, secoué dans tout son être par une fièvre qui, pour la première fois, n'était pas celle de la gloire, tourmenté d'un besoin qui n'était plus la faim, oubliant même sa famille et dédaignant la conquête du monde, qu'il rêvait en ses heures solitaires de jeunesse besogneuse, pour ne penser qu'à celle de Yeyette, comme lui avait dit se nommer familièrement, pour les intimes, la voluptueuse créole.
XXIII
MADAME BONAPARTE
Bonaparte,—dont toute la première jeunesse fut chaste, laborieuse, et qui ne connut que les débauches cérébrales et les griseries de l'intellect,—fut amoureux de Yeyette avec emportement.
Il est certain que Joséphine ne méritait nullement cet excès d'amour. Mais le jeune général se trouvait dans une situation psychologique telle que son cœur devait fatalement s'éprendre au premier contact d'une femme répondant à peu près à ce type, à ce modèle, que dans ses songes antérieurs, sa pensée avait si longuement et si avidement évoqué.
Joséphine n'était pas une de ces femmes d'esprit, de ces bas-bleus dont il eut justement, toute sa vie, l'horreur. Elle ne se piquait point de lancer des saillies ou de malicieuses épigrammes. Elle plut d'abord au général, en paraissant s'intéresser énormément à ses conquêtes militaires, en lui parlant stratégie.
Elle avait en outre à ses yeux un prestige incomparable: n'appartenait-elle pas à l'ancienne aristocratie? Pour le petit gentillâtre corse, élevé dans un domaine misérable, et qui jamais n'avait approché de femmes bien vêtues, fleurant le parfum de l'ancienne cour, cette vicomtesse personnifiait la beauté féminine alliée à la grandeur. Le prestige de la noblesse, la Terreur passée se ravivait, lustral: la guillotine avait rajeuni les oripeaux fanés de l'ancien régime, et, sous l'ondée de sang, la noblesse reprenait coloris et vigueur. Il redevenait véridique le mot de la galante douairière: «Pour un roturier, une marquise a toujours trente ans.» Cette attraction nobiliaire, ce prestige du titre, du nom, du rang, jusqu'au plus profond de nos couches sociales démoralisées s'est perpétuée. Le commerçant ne fait-il pas étalage de sa clientèle titrée? Les hôteliers n'ouvrent-ils pas toutes grandes les portes de leurs appartements, parfois celles de leurs coffres-forts devant des monseigneurs aussi redoutables souvent que les pinces des cambrioleurs? Et, dans la trivialité de leur verbiage amoureux, les don Juan en casquette ne formulent-ils pas encore leur admiration et leurs désirs, à la vue d'une jolie fille, par cette exclamation toute chargée du respect de jadis: «Je l'embrasserais comme une reine!»
Bonaparte, dont le génie en ébullition n'excluait pas une ignorance absolue des usages et des choses du monde, ne pouvait faire la distinction entre une vraie grande dame, puisqu'il n'en avait jamais vu auparavant, et cette irrégulière veuve, aux allures molles et aux yeux langoureux, qui lui adressait des éloges si simples, si sincères, sur ses talents militaires.
Dans toute passion naissante, si déraisonnable qu'elle soit ou si logique, si inévitable qu'elle apparaisse par la suite, il convient de toujours constater un germe, un mobile initial, une monère, diraient les embryogénistes. Chez l'un c'est le besoin d'aimer, le sexe qui commande; un autre subira la loi de l'attraction et de la sociabilité, fuyant l'isolement, l'ennui, monstre flasque, gluant comme un poulpe, qui vous enlace en ses tentacules; pour celui-ci, l'amour sera comme une fleur qui pousse, dans un terrain préparé, jaillissant d'une plante où la sève a monté; enfin pour certains hommes, au cerveau intuitif, à la pensée objective, pour les grands imaginatifs, les constructeurs de châteaux en Espagne, les armateurs d'esquifs invraisemblables destinés à appareiller vers des rivages fabuleux, l'amour est un concept réalisé, une idée incarnée, une vapeur d'esprit qui se condense en chair marmoréenne... pour ceux-là, dont Napoléon était, poètes sans jamais écrire de vers, la femme est évoquée comme une apparition désignée; elle sort de l'inconnu telle que la statue conçue par le statuaire du bloc informe de la glaise, presque comme la blonde Eve tirée de la côte du premier amant...
Napoléon aimait en Joséphine l'amante idéale.
Il ne retrouva pas en elle les traits, le nez, la bouche, les yeux qu'il avait combinés dans l'esquisse de sa figure d'amour. Avec son teint mat, sa peau de tropicale riche, élevée à l'ombre, portée en manchy de rotin et balancée en des hamacs, tandis que, de grandes plumes d'autruche, deux négresses éventaient sa sieste gracieuse, ses yeux gros bleu foncé, ses cheveux châtains dorés aux boucles frisottantes que contenait un cercle d'or, Yeyette ne réalisait sans doute pas au point juste le type physique de son imagination.
Mais elle personnifiait admirablement la femme idéale qu'il attendait, qu'il espérait, qu'il voulait.
Sa tentative auprès de madame veuve Permon, qui aurait pu être sa mère, prouvait qu'il n'attachait qu'une importance secondaire à la question d'âge. La maturité de Joséphine devenait sans doute un attrait de plus pour le rude soldat, le politique impitoyable et glacé qu'il était déjà. Avec les femmes, Bonaparte n'avait guère que les désirs et les audaces d'un collégien.
Sa démarche, sans résultat, auprès du marchand de savon de Marseille pour épouser Désirée, la sœur de madame Joseph Bonaparte, prouvait qu'il n'était pas indifférent à la dot.
Il voulait une femme qui pût tenir un salon, et qui lui apportât, avec une aisance acquise, un intérieur, un mobilier, des relations, et un rang social établi. Joséphine, pour lui, présentait tous ces avantages. Elle appartenait, comme la veuve Permon, à l'aristocratie, et de plus elle était, comme Désirée Clary, riche. Bonaparte le croyait du moins.
Après son entrevue chez la Tallien, il fut invité au petit hôtel du no 6 de la rue Chantereine, et fut ébloui de ce qu'il prenait pour un luxe de vraie vicomtesse.
Disons à ce propos qu'elle est absolument inexacte l'anecdote, charmante d'invention, du jeune Eugène Beauharnais venant réclamer, chez le général Bonaparte, l'épée de son père, confisquée au cours des perquisitions exécutées chez les sectionnaires, après leur défaite. Aucun récit contemporain ne mentionne ce fait. L'épée du général n'avait pu être saisie que chez sa veuve. Et la vicomtesse de Beauharnais était l'amie de madame Tallien, elle vivait dans la société de Barras, elle passait même pour remplacer, de temps à autre, auprès de lui, la belle Notre-Dame de Thermidor. Chez une femme aussi protégée du commandant en chef de l'intérieur, au nom duquel le désarmement s'opérait, la police se fût bien gardée d'oser perquisitionner. Et puis, dans ce cas, c'est à Barras, et non à Bonaparte, son subordonné militaire, que se serait adressée la réclamation légitime de la famille Beauharnais.
Le logis de la rue Chantereine était modeste et meublé de bric et de broc. La gêne y inscrivait partout son passage. Avec Gauthier, son jardinier-cocher-valet de pied, et mademoiselle Compoint, femme de chambre, très avancée dans l'amitié, dans l'intimité de Joséphine, habillée presque aussi élégamment qu'elle et traitée en amie, en sœur, Joséphine réussit à éblouir Bonaparte qui ne savait rien du luxe, et ressemblait à un sous-officier invité chez la femme du colonel.
La bohème dorée logeait à l'hôtel Chantereine, loué, à la citoyenne Talma, quatre mille livres. Il n'y avait pas de vin dans la cave, ni de bois sous la remise, mais un carrosse avec deux chevaux étiques s'étalait, bien en vue, à l'entrée du pavillon. Joséphine, très coquette, tenait au luxe apparent. Elle avait beaucoup de robes, très peu de chemises. Ses costumes légers, vaporeux en gaze, en mousseline, produisaient beaucoup d'effet aux réunions, et lui coûtaient fort peu.
Bonaparte fut tout de suite pincé. Il sortit de la maisonnette délabrée, la tête folle et les sens embrasés. Il désirait à présent Joséphine comme femme, comme chair, comme être à posséder, à étreindre, à fouler sous l'impétuosité de ses caresses.
Celle qu'il avait cherchée sans la connaître par ses qualités extérieures, sa position dans le monde, son origine, ses affinités, son milieu, il la trouvait et, comme femme, elle satisfaisait toutes les exigences de son désir. Donc il la voulait, il l'aurait. Rien ne pouvait arrêter sa volonté lancée comme un obus hors du canon.
Joséphine hésita tout d'abord. Bien que sa position fût précaire, elle se demandait si la fortune du général Bonaparte persisterait. Après tout, pour elle, ce n'était qu'un parvenu, grâce à l'amitié de Barras. Sans le choix de Barras, c'est Brune ou Verdières, proposés par Carnot, qui eussent été chargés de défendre la Convention au 13 vendémiaire. Barras continuerait-il sa protection au jeune aventurier? Le tout-puissant Directoire ne verrait-il pas d'un mauvais œil ce mariage?
Joséphine résolut d'aller consulter le sensuel et cynique potentat.
Elle fit donc atteler un soir, et se rendit au Luxembourg, chez le citoyen Barras, membre du Directoire.
XXIV
CHEZ BARRAS
Il y avait fête au Luxembourg quand Joséphine de Beauharnais se fit annoncer.
Elle s'était habillée avec recherche à la mode nouvelle, robe à la Flore, flottante à la façon d'une écharpe, vaporeuse, légère, au tissu presque transparent, laissant luire sous son réseau délié l'ivoire mat des chairs.
Il s'agissait, non seulement de plaire à Barras, mais aussi d'éclipser toutes les beautés qui s'épanouissaient en corbeilles roses, blanches, bleues, à la grecque, à la romaine, à la Diane, à la Terpsichore, toute la mythologie de l'Olympe du moment, dans les salons de Barras.
Qu'elle refusât ou qu'elle donnât sa main au général Bonaparte, Joséphine entendait maintenir sa réputation de femme à la mode, courtisée, recherchée, et prouver qu'elle n'avait pas renoncé à l'empire des grâces. Au fond du cœur, cette démarche qu'elle risquait, ce conseil et cet appui qu'elle venait demander au brillant directeur, n'étaient qu'un prétexte à se montrer sollicitée, désirée, aimée, par un personnage, sans doute un peu nouveau, mais dont le monde déjà semblait subir l'ascendant et présager les hautes destinées.
Elle voulait exhiber à ses rivales son amoureux Bonaparte, comme une parure inédite, comme un bijou un peu sauvage, mais précieux, et il ne lui déplaisait pas de dire à Barras, en feignant de le consulter, que son collègue au commandement de l'armée intérieure, son second dans la journée de vendémiaire, dont l'épée victorieuse pouvait peser autant que son sabre de parade dans la balance de l'avenir, la trouvait adorable et n'avait pas la sottise de lui préférer quelque impure aux charmes avilis.
Était-ce coquetterie, regrets ou ironie? Joséphine n'a pas été historiquement la maîtresse de Barras. Elle fut dans la réalité des boudoirs restaurés, dans le décor poétique des sylphides et des nymphes diaphanes peintes par Prud'hon, la sultane d'une heure de Barras, démocrate pacha à la face brutale de soudard, aux prétentions élégantes d'un roué de la Régence.
Aucune femme ne lui résistait, à ce casse-cœur qui était un casse-cou. Sa vie avait été pleine d'aventures amoureuses. Ce révolutionnaire était un aristocrate de naissance, talon et bonnet rouges, le comte Paul de Barras, s'il vous plaît! Méridional, cela va sans dire, étant né à Fox-Emphoux, dans le Var, capitaine aux armées du roi, membre de la Convention, régicide, président de la redoutable assemblée, investi du commandement suprême au 9 thermidor et au 13 vendémiaire, il avait été élu membre du Directoire, le dernier par 129 voix sur 218 votants. On sait que le Directoire était composé de 5 membres nommés par le Conseil des Anciens sur une liste de 50 membres présentés par l'Assemblée des Cinq-Cents. Ses collègues étaient Larévellière-Lépeaux, élu par 216 voix, Rewbell, Letourneur et Carnot. Le dernier de tous, Barras, s'était imposé et gouvernait réellement le Directoire. Il était grand, robuste, avec l'aspect d'un Fanfan-la-Tulipe parvenu aux honneurs; il conservait, sous le fastueux manteau directorial, ses mœurs et ses allures de don Juan de caserne. Ses collègues laborieux comme Letourneur, austères comme Carnot et Rewbell, enthousiastes, honnêtes, mais peu décoratifs comme le difforme Larévellière-Lépeaux, ne représentaient pas le pouvoir brillant, théâtral, cabotin même, si l'on peut employer ce vocable alors inconnu, tel que le voulaient les Français de l'an III, las de la liberté, regrettant les plaisirs, l'insouciance, le laisser-aller des mœurs et la pompeuse allure de l'ancien régime.
Barras, par sa prestance, par la façon dont il portait la tête au milieu des solliciteurs de tout rang et de toute origine, par le geste dont il soulevait son chapeau à triple plume blanche, par la soldatesque nonchalance avec laquelle il laissait traîner sur les parquets du Luxembourg son sabre courbé au fourreau de vermeil, personnifiait admirablement, pour la foule redevenue servile, la majesté royale rétablie sans la monarchie. Ce Louis XIV de corps de garde était le roi de la République. Tout le servait. Ses vices surtout. Ses maîtresses formaient la garde de son pouvoir joyeux. Il rassurait par les fêtes qu'il donnait. Le peuple ne songeait pas à reprocher à ce jouisseur ses jouissances. On sortait d'une bataille terrible, d'un carême effrayant: à tous les rangs de la société, un seul régime apparaissait désirable, celui qui permettrait de vivre en paix et de faire tous les jours Mardi-Gras.
La guillotine, les fêtes affreuses de la rue, les hommes en bonnet rouge et en carmagnole, les furies de la guillotine coiffées du madras évoquant la face hideuse de Marat, le luxe proscrit, l'amour suspect, l'art réfugié à l'étranger, tout cela n'était plus qu'un cauchemar. On s'éveillait dans la joie, dans l'ivresse; on se reprenait à des plaisirs brusquement ranimés, on se retrouvait à table entre échappés de la charrette. Les dîners, les parties de campagne, les vins débouchés au milieu de gais compagnons et de jolies filles décolletées, les roses dont on jonchait les nappes et les surtouts, les équipages qui semblaient revenir des écuries de Pluton, les convives dont beaucoup, comme Lazare, sortaient réellement du tombeau, donnaient à cette époque étrange, bigarrée, puissante, une couleur et une outrance que jamais plus les âges pacifiés ne reverront.
Il la personnifiait superbement dans ses folies, dans ses passions, dans ses forces aussi, cette transitoire période du Directoire, le voluptueux et intelligent Barras.
Il avait rétabli l'ordre dans la rue, et le plaisir dans la société. Quoi d'étonnant que toutes les femmes fussent folles de lui? Avec cela, très dépensier: comme il jetait l'or sur les tables de brelan du Palais-Royal, il lançait par poignées les louis aux jeunes beautés attirées, phalènes vénales, par le flamboiement de cet astre nouveau. La Cabarrus était l'odalisque favorite. Cette intrigante courtisane qui repoussa, n'ayant plus besoin de lui, l'odieux Tallien, n'est pas seulement maîtresse en titre, elle est aussi la complice de Barras. C'est elle le grand agent de corruption sociale. Son rôle est celui d'une magnifique proxénète. Elle aide le sybarite directeur à enterrer la Révolution sous les fleurs et à faire succéder l'orgie crapuleuse à la débauche sanglante. La Révolution, où les frères s'entre-dévorèrent, fut un repas des Atrides: la Cabarrus avec Barras en fit un festin de Trimalcion.
Une soirée chez Barras rassemblait tout ce que la société d'alors comportait d'élégances, de distinction, de vice, de vertu, de gloire. Les jeunes généraux, les vieux parlementaires, les femmes qui portaient en breloques une boucle de leur fiancé, de leurs frères, ou de leur premier amant, coupée sur la tête chérie au moment où Samson allait s'en emparer, les fournisseurs plus cousus d'or que les fermiers généraux de jadis, les muscadins aux amples cravates de mousseline, les madame Angot toutes ruisselantes de bijouterie, les savants, les écrivains Monge, Laplace, Volney, se pressaient dans les salons du Luxembourg, heureux de survivre, désireux de rattraper les heures perdues, insoucieux de l'avenir, se disant avec un sourire sceptique: «Pourvu que ça dure!» Dans l'ombre Talleyrand, revenu d'Amérique, ricanait et couvait cette société en décomposition, comme un vautour planant sur un charnier.
Quand Joséphine eut fait prévenir Barras quelle désirait l'entretenir en particulier, on la conduisit dans un petit salon attenant au cabinet du directeur.
Elle attendit quelques instants. La cloison était légère: un bruit de voix s'élevait de la pièce voisine; elle entendit la fin d'une discussion.
—Pourquoi soupçonnes-tu Bonaparte? disait Barras dont Joséphine reconnut le verbe sonore, c'est un homme pur d'argent, comme il nous en faut...
—Je le crois ambitieux, répondit la personne avec qui s'entretenait Barras.
—Ne l'es-tu pas, toi, Carnot? reprit le directeur... Sois donc franc: tu es jaloux de Bonaparte! les plans qu'il a combinés pour l'armée d'Italie, tu les as anéantis sans les soumettre au Directoire, craignant que la gloire t'échappât du triomphe de nos armes!
—Je n'ai pas connu ces plans, répondit le directeur Carnot. Je les ignorais... Je jure que cela n'est pas vrai...
—Ne lève pas la main! dit brutalement Barras. Il en dégoutterait du sang!...
—Tu me reproches, toi aussi, dit Carnot avec âpreté, d'avoir signé des arrêts de mort?
—Tous les arrêts de mort... oui, tu les as tous signés avec Robespierre...
—Je les ai signés sans les lire, comme Robespierre signait mes plans d'attaque sans même y jeter les yeux... nous avons servi la Révolution chacun de notre côté... la postérité nous jugera!...
—Va-t'en, buveur de sang! cria Barras.
—Adieu, toi qui te grises d'or et de volupté! répondit Carnot. Je te le répète: je crains l'ambition de Bonaparte, mais je ne m'oppose nullement à ce que tu le nommes général en Italie!... Après tout, lui aussi fut un terroriste, un protégé des Jacobins, un régicide comme toi et moi... récompense-le, c'est ton affaire! Mais ne crois pas qu'il ait d'aussi vertueux desseins que tu le supposes... Le 13 vendémiaire, ce n'est pas Rome qu'il a sauvée, c'est Byzance!...
Et l'ancien membre du Comité de Salut public sortit en faisant claquer la porte avec violence.
Barras, soulevant une portière, se présenta souriant à Joséphine et lui dit:
—Quelle heureuse circonstance vous fait, belle vicomtesse, vous tenir à l'écart de la fête, et qui me vaut l'agréable surprise de cet entretien particulier?
Barras, au fond, était inquiet. Il n'avait pas dédaigné les faveurs passagères de la séduisante créole, mais il ne tenait nullement à renouer des relations qui, de part et d'autre, n'avaient eu qu'un caractère occasionnel et capricieux. Joséphine, très à court d'argent, sans appui, sans relations, avait été heureuse de s'attacher un instant l'homme qui avait vaincu Thermidor, un ci-devant noble, généreux, aimable, et qui pouvait lui servir, sinon de protecteur en titre, du moins de caution dans les circonstances difficiles. Lui, de son côté, impatient de renouer les traditions de l'ancien régime, avait été flatté d'une conquête d'origine aristocratique, la veuve d'un président de la Constituante, général en chef de la glorieuse armée du Rhin. Mais il n'était resté entre eux que des souvenirs d'une liaison agréable, et la saveur de voluptés rapidement écoulées.
Joséphine, un peu troublée, lui confessa l'objet de ses démarches:
—On veut que je me remarie, mon cher directeur... Qu'en pensez-vous?
—Mais je pense que vous ferez un heureux... Puis-je savoir quel est l'homme sur lequel vous avez jeté les yeux?
—Vous le connaissez, Barras!... c'est le général Vendémiaire, dit en souriant Joséphine.
—Bonaparte? Un garçon d'avenir... un artilleur de premier ordre... Si vous l'aviez vu comme moi à cheval, dans le cul-de-sac Dauphin, braquant ses canons contre les sectionnaires sur les marches de Saint-Roch, vous seriez persuadée qu'un homme aussi brave ne peut faire qu'un excellent mari... Oh! il est intrépide!... j'étais à côté de lui, et les sectionnaires faisaient un feu du diable, dit Barras en manière d'aparté.
—Il est bon, fit Joséphine... Il veut servir de père aux orphelins d'Alexandre de Beauharnais et de mari à sa veuve.
—C'est très louable, mais l'aimez-vous?
—Je serai franche avec vous, Barras; non, je ne l'aime pas... d'amour...
—Auriez-vous de l'éloignement pour lui?... Dame, il ne paie pas de mine...
—Je n'ai pour lui ni répugnance, ni désir... je me trouve dans un état de tiédeur qui me déplaît... C'est ce que les dévots,—vous savez qu'à la Martinique, mon pays, on est fort attaché à la religion,—trouvent l'état le plus fâcheux pour l'âme...
—Il s'agit aussi du corps, lorsqu'on parle du mariage...
—L'amour est un culte aussi, Barras! Il exige la foi... on a besoin de conseils, d'exhortations pour croire, pour être fervente... voilà pourquoi je réclame vos conseils. Prendre une résolution a toujours paru fatigant à ma nature nonchalante... J'ai, toute ma vie, trouvé plus commode de suivre la volonté des autres...
—Alors, il faut que je vous ordonne d'épouser le général?
—Conseillez-le-moi seulement... J'admire le courage de Bonaparte... Il a sauvé la société au 13 vendémiaire...
—Il a protégé la Convention, abattu les factieux qui voulaient renverser la République et gagné à lui seul, dans Paris, une bataille de rues qui vaut toutes les batailles rangées...
—C'est un homme supérieur... J'apprécie l'étendue de ses connaissances en toutes choses dont il parle généralement bien, la vivacité de son esprit qui lui fait comprendre la pensée des autres presque avant qu'elle ait été exprimée; mais je suis effrayée, je l'avoue, de l'empire qu'il semble vouloir exercer sur tout ce qui l'entoure...
—Il a l'œil dominateur, en effet! La première fois que je l'ai vu, dit Barras avec gravité, je fus étrangement surpris à son aspect. J'aperçus un homme au-dessous de la taille ordinaire, d'une extrême maigreur... On aurait dit un ascète échappé des solitudes... ses cheveux coupés d'une façon particulière, encadrant ses oreilles, tombaient sur ses épaules... Oh! ce n'est pas un de nos muguets de la jeunesse dorée! Il était vêtu d'un habit droit, boutonné jusqu'en haut, orné d'une petite broderie en or très étroite; il portait à son chapeau une plume tricolore... Au premier abord, sa figure ne me parut pas belle, mais des traits prononcés, un œil vif et fouilleur, un geste animé et brusque décelaient une âme ardente; son front large et soucieux indiquait le penseur profond... Son parler était bref; il s'exprime assez incorrectement... mais, s'il ne cherche la correction, à tous moments il trouve le sublime... C'est un homme, Joséphine! un homme intègre, un vaillant qui sera peut-être demain un héros!... Puisqu'il veut de vous, prenez-le... C'est un conseil d'ami que je vous donne... de bon ami, croyez-le!...
—Alors, vous m'engagez à devenir sa femme...
—Oui... et, avec le temps, vous l'aimerez...
—Vous croyez?... J'ai un peu peur de lui....
—Vous n'êtes pas la seule!... tous mes collègues le redoutent... Carnot, un terroriste, un buveur de sang, un complice de Robespierre pourtant, le déteste, parce qu'il en est jaloux et qu'il le craint...
—S'il intimide les directeurs, jugez l'impression qu'il doit faire sur une femme!...
—Vous vous y habituerez... d'ailleurs, il vous aime, m'avez-vous dit?...
—Je crois qu'il est fort amoureux de moi, mais, Barras, entre amis, on peut se faire de telles confidences, ayant passé la première jeunesse, puis-je espérer conserver longtemps cette tendresse violente qui, chez le général, ressemble à un accès de délire!...
—Ne vous inquiétez pas de l'avenir...
—Si, lorsque nous serons unis, il venait à cesser de m'aimer, ne me reprochera-t-il pas sa faiblesse, son abandon?... Il se repentira de l'illusion subie. Il cuvera l'amertume de l'ivresse dissipée. Ne regrettera-t-il pas un mariage plus brillant, avec une femme plus jeune, qu'il aurait pu contracter! Que répondrai-je alors? que ferai-je?... je pleurerai... Autant m'éviter les larmes...
—Ne prévoyez donc pas ainsi les malheurs... On souffre à devancer les misères!... Bonaparte est un gaillard voué au bonheur... Êtes-vous superstitieuse? Il m'a confié qu'il avait une étoile, et qu'il y croyait...
—Moi, à la Martinique, une négresse qui pratiquait les enchantements, et dont les prophéties locales se sont toutes réalisées, m'a prédit que je porterais un jour une couronne de reine... Je ne vois pas bien Bonaparte roi et moi partageant son trône...
—Vous pourrez partager avec lui la gloire qui couronnera le commandant en chef de la plus belle armée de la République.
—Que voulez-vous dire, mon cher Barras? demanda Joséphine surprise, se souvenant de l'altercation avec Carnot qu'elle avait entendue, et dont le général Bonaparte faisait l'objet.
—Je veux dire que vous serez la plus heureuse des femmes, comme vous êtes l'une des plus belles reines de beauté de notre République, si vous épousez Bonaparte... et comme cadeau de noces, moi, votre vieil ami, reconnaissant aussi envers le général qui m'a si bien mitraillé les insurgés des sections, je mettrai dans votre corbeille un joli bijou...
—Vraiment!... quoi donc? une agrafe d'or avec des diamants, comme en porte la belle madame Tallien?...
—Mieux que cela... le commandement en chef de l'armée d'Italie!... Mais on doit s'étonner de mon absence de la fête, dit Barras jouissant de l'étonnement de Joséphine, prenez mon bras et rentrons dans les salons... Je veux être le premier à féliciter Bonaparte sur son mariage et sur son nouveau commandement!...
Et, entraînant la veuve Beauharnais, tout étonnée de la décision qui lui était imposée et de la faveur inestimable que le tout-puissant directeur accordait à son futur époux, Barras fit sa rentrée majestueuse dans les salons ruisselants de lumières, de fleurs, de femmes, au bras de son ancienne maîtresse qui allait s'appeler madame Bonaparte.
XXV
LE SABRE DES PYRAMIDES
Bonaparte fut nommé, le 23 février 1796, général en chef de l'armée d'Italie. Carnot s'était rallié à l'avis de Barras. Rewbell seul y fit opposition, mais ses collègues passèrent outre.
Le 9 mars, c'est-à-dire quelques jours après, le mariage du général et de la veuve Beauharnais fut célébré.
Il est à présumer qu'il avait été consommé auparavant.
Toute cette période de la vie de Bonaparte n'est qu'une fièvre d'amour.
On le vit littéralement à l'adoration de sa Joséphine. Prosterné, extasié, anéanti devant la crèche comme un carmélite, en face de ce saint-sacrement.
Il l'accablait de ses caresses, il l'étreignait furieusement, il se ruait sur elle et l'emportait, comme un fauve sa proie, dans l'alcôve saccagée. Tel qu'un barbare au pillage, il se jetait sur ces voiles légers dont Joséphine, en souvenir des tropicales soirées, se plaisait à envelopper ses charmes. Il arrachait, déchirait, décousait, mettait en lambeaux tout ce qui faisait obstacle à l'impétuosité de ses mains frémissantes, de ses lèvres avides. Toute l'exubérance de sa nature exceptionnelle éclatait dans cette prise de possession brutale comme une charge de cavalerie. Il aimait, il prenait une femme pour la première fois, ou à peu près, et ses réserves de passions accumulées dévalaient comme un torrent, se précipitaient avec la violence d'un fleuve longtemps retenu, les vannes levées. Dans cette expansion vigoureuse, dans cet assouvissement de la chair à jeun, dans cette jouissance double où l'amour-propre satisfait, la vanité flattée, la joie du but atteint, le rêve accompli mêlaient leurs ivresses, Bonaparte en oubliait le rut de la guerre, de la gloire, de la puissance dont ses nerfs furent toute sa vie surexcités. Ce n'était plus le même homme. Il tremblait, il balbutiait, il riait, il pleurait. Il y eut dans cette prise de possession de Joséphine de la folie et de l'intoxication.
La célébration du mariage fut la fin de cette lune de miel si courte.
Deux jours après la cérémonie officielle, il se mettait en route pour l'Italie. Il était désormais sur la route de la gloire et ne s'arrêterait plus à l'hôtellerie de l'amour, qu'en passant, entre deux victoires, jusqu'au jour où la fatalité le ferait trébucher contre le lit éblouissant de l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche.
Dans l'acte de mariage, Bonaparte par galanterie, pour rapprocher les distances d'âge, s'était vieilli de deux ans, et, par coquetterie, Joséphine, par un certificat de nativité, à défaut d'acte de naissance régulier, s'était rajeunie de quatre ans. Cette supercherie d'une jolie femme, désireuse de ne pas paraître trop âgée auprès d'un jeune époux, devait avoir de terribles conséquences pour Joséphine, à l'époque du divorce, au moins sous le rapport de la légalité de cette procédure.
Bonaparte emporta sa fièvre passionnelle en courant vers cette Italie, où les triomphes les plus prodigieux l'attendaient.
Il ne laissait passer aucune journée sans adresser à sa Joséphine des épîtres amoureuses, un peu emphatiques de ton, où l'on retrouvait l'éloquence et la pompe de Saint-Preux écrivant à Julie. Harassé de travaux, las de veiller, à peine descendu de cheval après avoir parcouru les positions où le lendemain il battrait l'ennemi, le jeune général, au milieu de préoccupations et de dangers qui se multipliaient, ne manquait jamais de jeter sur le papier des phrases embrasées, témoignant de l'intensité de son amour, qu'un courrier, galopant nuit et jour, portait aussitôt à Paris avec le bulletin de la bataille gagnée la veille et l'annonce des drapeaux pris à l'ennemi qu'un aide de camp déposerait sur l'autel de la Patrie, dans une cérémonie magnifique présidée par les directeurs.
Et cette fête de la Victoire qu'il organisait de sa tente dressée sur le plateau de Rivoli, cette journée de patriotiques réjouissances qu'il donnait à Paris, quand son ami Junot se présenta à la Convention porteur des étendards autrichiens, c'était pour sa Joséphine que l'idée, un peu théâtrale, lui en était venue.
Elle fut la reine de la France, ce jour-là, l'insignifiante et sensuelle créole. Devant les troupes, en face de tout le peuple rassemblé, au son du canon et des cloches, clamant à la cité en liesse l'alleluia de la victoire, elle parada au bras de Junot, en qui l'on saluait le représentant, l'ami, le compagnon du héros dont le nom montait vers le ciel, proféré par cent mille bouches en délire.
Carnot debout, au centre de l'autel du Champ de Mars, prononçait une harangue où le jeune général victorieux était comparé à Epaminondas et à Miltiade. Lebrun, poète officiel, dirigeait un chœur chantant cet hymne de circonstance:
Tout Paris se montrait alors la citoyenne Bonaparte et son époux, à distance, en donnant l'ordre de marcher sur Mantoue et de la prendre, jouissait du triomphe qu'il lui avait préparé.
Joséphine cependant, le soir même de cette apothéose où elle avait figuré en déesse, ayant congédié un acteur subalterne qui l'occupait depuis quelque temps, couchait avec un joli sous-lieutenant de hussards, M. Charles, auquel elle donnait ce que les fournisseurs, les usuriers, les marchandes à la toilette, lui laissaient de l'argent, qu'en se privant, lui envoyait Bonaparte. C'était sa façon à elle de récompenser l'armée.
Non seulement Joséphine trompait ce jeune mari si ardent, si glorieux, si convoité par toutes les femmes, qu'elle n'aimait pas, mais elle ne feignait même pas d'avoir pour lui les égards que la simple convenance exigeait. Elle se refusa longtemps à se rendre en Italie où il l'appelait de tous ses désirs. Bonaparte, à la pensée surexcitée par la privation, en arrivait aux plus folles divagations: il parlait d'abandonner son commandement, de donner sa démission et d'accourir à Paris, auprès de sa Joséphine, si elle ne se décidait à venir le rejoindre.
Elle consentit enfin, le cœur gros, à quitter ce Paris qui lui tenait tant au cœur, et à se mettre en route. Dans ses bagages, elle emmenait le beau Charles.
Lorsque, dans la suite de ce récit (La Maréchale), nous parlerons du divorce de Napoléon, nous reviendrons sur ces épisodes de la trahison continuelle de cette gourgandine couronnée sur laquelle romanciers, dramaturges, poètes, trompant la postérité, ont apitoyé l'âme populaire.
Napoléon n'a pas été trahi que par les maréchaux qu'il avait gorgés d'honneurs, engraissés de dotations. Les deux femmes qu'il avait appelées à partager la gloire de son nom, furent deux infâmes coquines; même la bestiale fille d'empereur, cette Marie-Louise, archiduchesse toujours en chasse, est-elle plus excusable? Elle n'était pas tirée des boudoirs équivoques de la galanterie directoriale, et l'on ne pouvait exiger d'elle de la reconnaissance pour le soldat couronné qui l'avait conquise l'épée à la main, et était entré dans son lit en vainqueur, comme dans une capitale rendue.
Après la campagne d'Italie, les préliminaires de Léoben, le traité de Campo-Formio, Bonaparte, à la fois triomphateur et pacificateur, se retrouva hanté des visions de l'Orient.
Ce n'était plus alors l'aiguillon de la misère, l'ambition, la vague convoitise d'une femme ardente et cupide de tout ce qui pouvait s'acquérir, se prendre, se tenir dans des mains rapaces et solides comme des serres, dont il se sentait pressé. L'Orient n'était pas seulement pour lui un paradis de conquêtes et de gloire qu'il entrevoyait dans les fumées de son rêve éveillé. C'était aussi un port, un abri.
Revenu à Paris le 5 décembre 1797, après les ratifications du traité de Campo-Formio, et la signature de la convention militaire qui remettait à la France Mayence et Manheim, c'est-à-dire le Rhin, il n'avait pas tardé, dans son petit hôtel de la rue Chantereine, flatteusement débaptisée et devenue rue de la Victoire, à connaître les dangers de la popularité et les périls d'une situation exceptionnelle dans la République.
Il dut tout d'abord assister à des fêtes célébrées en l'honneur des armées victorieuses. Il en fut le héros. On ne voyait que lui parmi l'éclat frissonnant des drapeaux, et son nom résonnait dans toutes les bouches. Barras, Talleyrand, qui déjà s'essayait au métier de traître, le louangèrent solennellement. Bonaparte répondit en termes vagues. De son remerciement une seule phrase sortait claire, presque menaçante: «Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre» dit-il avec énergie. Un orage était ainsi prophétisé. Le coup de foudre du 18 brumaire s'annonçait sourdement, sous cette phrase grosse de tempêtes.
Bonaparte cherchait alors à se dérober aux ovations qui le poursuivaient. Carnot, proscrit après Fructidor, avait laissé une place vacante à l'Institut. Elle lui fut offerte et depuis, dans les cérémonies publiques, il affecta de se montrer vêtu du modeste habit à palmes vertes. Sous cette livrée de la science, il semblait moins un soldat vainqueur, qu'un laborieux serviteur de l'idée.
On avait proposé de lui donner le château de Chambord, cette merveille de l'art de la Renaissance, à titre de donation nationale. Il refusa. Il déclina également toutes distinctions qui lui furent offertes. Il ne voulut accepter que le titre de général en chef de l'armée d'Angleterre.
Il préparait avec certain fracas un projet de descente en Grande-Bretagne. En réalité, il étudiait le moyen de frapper l'implacable ennemi de la France et de la Révolution, là où surtout elle était vulnérable: dans ses colonies. L'Egypte le tentait. Il résolut d'y entraîner ses compagnons d'armes. Il y avait sur les bords du Nil des lauriers inattendus à récolter. Il reviendrait de ce fabuleux pays avec un prestige éblouissant. Le plan gigantesque et chimérique se développait dans son cerveau bouillonnant de conquérir non seulement l'Egypte, mais la Syrie, la Palestine, la Turquie, d'entrer, comme un chef de croisés, dans Constantinople, et là, de prendre l'Europe à revers, poussant les vagues de son armée, grossies de fellahs, de Bédouins, de Druses, de Turcs et des peuplades attirées de l'Asie Mineure; il battait toutes les armes, il reformait la carte du monde et sous son épée triomphale courbait tous les souverains et toutes les nations.
Bonaparte s'emballait ainsi, devant les plans et les cartes concernant l'Egypte, dans ses fantastiques rêveries d'immense empire occidental. En même temps, sa froide raison lui conseillait une absence. Il n'était pas fâché de prouver que, lui parti, le Directoire ne pouvait commettre que des fautes, les généraux ne connaître que les défaites. Son besoin d'activité le stimulait à chercher de nouvelles occasions de gloire. Il se rendait compte aussi que le peuple est mobile, et qu'il se lasse bien vite d'encenser une idole: «On ne m'aura pas vu trois fois en spectacle, disait-il, qu'on ne me regardera plus.»
Une sourde conspiration le décida à brusquer son départ. La jalousie des directeurs s'était allumée. Déjà Rewbell, un honnête homme mais un parfait imbécile, lui avait tendu la plume, un jour qu'il parlait de donner sa démission, pour qu'il la signât. On cherchait vaguement à le mettre en accusation sous un prétexte de concussion, à propos de sommes touchées en Italie. Le Directoire feignait d'oublier qu'il avait poussé le général à tirer de l'Italie des sommes en argent, des tableaux, des statues, du butin de toute nature, et que chaque mois le victorieux Bonaparte faisait passer à Moreau et à ses autres collègues moins heureux de l'armée du Rhin, des subsides leur servant à régler les soldes en retard.
Le 19 mai 1798, il s'embarquait à Toulon. Avant de prendre la mer, il adressa à ses troupes une proclamation vibrante d'espoir, où miroitait la splendeur de la terre promise:
«Soldats, apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles. Je promets à chaque soldat, qu'au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre.»
La campagne d'Egypte, avec ses légendaires étapes,—les soldats plaisamment demandèrent en foulant les sables du désert de Giseh si c'était là que le général voulait leur distribuer les arpents de terre promis,—ses victoires invraisemblables, ses désastres maritimes, sa revanche terrestre d'Aboukir, furent comme un conte des Mille et une Nuits dont le sultan public demeura charmé, impatient d'apprendre la suite.
Le 15 octobre 1799, grande nouvelle: Bonaparte est débarqué à Fréjus. Il se dirige vers Paris, escorté de l'acclamation des foules. Il est le héros, le sauveur, le dieu. La France se donne à lui, dans un rut formidable, comme une gouge pâmée tombant aux bras d'un premier rôle, dans l'entr'acte du drame palpitant.
Avait-il, en revenant ainsi précipitamment, le projet préconçu de renverser le gouvernement et de substituer sa volonté à la Constitution existante? Nullement. C'était un grand rêveur, Napoléon Bonaparte. Il avait entrevu la possibilité d'un changement de régime comme l'hypothèse de la reconstitution d'un empire carlovingien. Il subordonnait aux événements la réalisation de ces utopiques conceptions.
Le 18 brumaire a été commandé par l'opinion, exécuté par Bonaparte. Le Directoire était discrédité; la France, lasse de cette dictature de l'incapacité. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait, mais elle le voulait absolument. Si Bonaparte n'eût pas tenté le coup de Brumaire, Augereau, Bernadotte ou Moreau l'eussent essayé.
Bonaparte avait groupé autour de lui tout un état-major brillant et valeureux: Lannes, Murat, Berthier, Marmont, puis des légistes, inclinant la jurisprudence devant la force comme Cambacérès, des pêcheurs en eaux troubles comme Fouché et Talleyrand. Ses deux frères, Lucien et Joseph, travaillaient activement pour lui, Lucien surtout qui était membre des Cinq-Cents.
Le complot s'organisa sans grandes précautions.
Tout le monde en était, ou à peu près.
Le 18 brumaire,—9 novembre 1799,—à six heures du matin, tous les généraux et officiers supérieurs, convoqués par Bonaparte, se trouvaient rassemblés dans son hôtel de la rue de la Victoire, sous le prétexte d'une revue à passer. Il y avait les six adjudants de la garde nationale, et, à leur tête, Moreau, Macdonald, Murat, Sérurier, Andréassy, Berthier, plus le prudent Bernadotte, seul en civil.
Un seul général important manquait. Bonaparte en fit la remarque avec inquiétude:
—Où donc est Lefebvre? demanda-t-il à Marmont. Lefebvre ne serait-il pas avec nous?...
Au même instant, on annonça le général Lefebvre.
Il avait fait du chemin, le mari de la Sans-Gêne.
L'ancien garde-française, le lieutenant de la milice, le capitaine de Verdun à l'armée du Nord, était devenu le général commandant la 17e division militaire, c'est-à-dire le gouverneur de Paris.
De capitaine au 13e d'infanterie légère à Jemmapes, il avait été nommé chef de bataillon, chef de demi-brigade, puis général de brigade à l'armée de la Moselle, sous les ordres de son ami Hoche.
Le 10 janvier 1794, il était promu général de division et commandait l'immortelle armée de Sambre-et-Meuse, à la mort de Hoche. A Fleurus, à Altenkirchen, il s'était comporté en héros.
Après avoir commandé l'armée du Danube, il avait été candidat au Directoire, mais écarté à raison de ses opinions très républicaines et de sa qualité de militaire.
Nommé au commandement en chef de l'armée de Paris, Lefebvre était peut-être le général dont le concours se trouvait le plus indispensable à la réussite des desseins de Bonaparte.
Il n'avait pas été averti des projets du futur maître de la France.
A minuit, ayant appris que des mouvements de troupes s'opéraient, il était monté à cheval et avait parcouru la ville.
Surpris de voir sans son ordre de la cavalerie prête à se mettre en route pour une destination inconnue, il avait interrogé sévèrement le commandant: Sébastiani. Celui-ci l'avait renvoyé à Bonaparte.
Lefebvre arrivait donc de fort méchante humeur chez le général.
Bonaparte, l'apercevant, courut à lui, les bras ouverts:
—Eh bien, mon vieux Lefebvre, lui cria-t-il familièrement, comment cela va-t-il?... Et ta femme, la bonne Catherine? Toujours le cœur sur la main et la réplique alerte, je suppose?... Madame Bonaparte se plaint de ne pas la voir assez souvent...
—Ma femme se porte fort bien, je vous remercie, général, dit Lefebvre, très froid, mais il ne s'agit pas d'elle pour le moment...
Bonaparte l'interrompit.
—Voyons, Lefebvre, mon cher camarade, dit-il avec le ton affectueux et l'air bon garçon qu'il savait prendre à l'occasion, vous, l'un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains de ces avocats?... Tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides, je vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance...
Et il tendit à Lefebvre, hésitant et flatté, un magnifique sabre, à poignée ornée de pierreries, le cimeterre de Mourad-bey.
—Vous avez raison, dit Lefebvre subitement calmé, jetons les avocats à la rivière!...
Et il ceignit le sabre des Pyramides.
Le 18 brumaire était accompli.
Le soir de cette journée décisive, qui changeait encore une fois la destinée de la France, Lefebvre, embrassant Catherine, lui dit, tirant à demi du fourreau le don de Bonaparte:
—Ça, vois-tu, femme, c'est un sabre de Turc, ce n'est bon qu'à la parade ou à taper du plat dans le dos des avocats... nous le laisserons au fourreau... il nous rappellera seulement l'amitié du général Bonaparte... un parvenu comme nous, ma Catherine!...
—Tu ne t'en serviras pas de ce beau sabre? demanda la Sans-Gêne.
—Non... pour défendre la patrie... pour taper sur les Autrichiens, les Anglais, les Prussiens, partout où Bonaparte voudra nous conduire, fût-ce au tonnerre de Dieu, j'ai le mien, femme, mon sabre de Sambre-et-Meuse, il me suffit!...
Et le général Lefebvre, attirant à lui sa bonne épouse, qu'il aimait toujours comme au 10 août, déposa sur ses grosses joues un long baiser, franc et pur comme son sabre de combat.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE[1]
[1] L'épisode qui complète l'ouvrage a pour titre: Madame Sans-Gêne, la Maréchale, et paraîtra à la fin du mois de mai prochain.
TABLE DES MATIÈRES
| PREMIÈRE PARTIE LA BLANCHISSEUSE |
||
| I.— | La fricassée | 1 |
| II.— | La prédiction | 10 |
| III.— | La dernière nuit de la royauté | 20 |
| IV.— | Un chevalier du poignard | 31 |
| V.— | La chambre de Catherine | 50 |
| VI.— | Le petit Henriot | 56 |
| VII.— | Le locataire de l'hôtel de Metz | 71 |
| VIII.— | Le joli sergent | 85 |
| IX.— | Le serment sous les peupliers | 95 |
| X.— | L'enrôlement involontaire | 114 |
| XI.— | La créance de madame Sans-Gêne | 129 |
| DEUXIÈME PARTIE LA CANTINIÈRE |
||
| I.— | En chaise de poste | 138 |
| II.— | Chez la fruitière | 147 |
| III.— | La demoiselle de Saint-Cyr | 158 |
| IV.— | Première défaite de Bonaparte | 169 |
| V.— | Le siège de Verdun | 174 |
| VI.— | A l'étape | 179 |
| VII.— | L'abandonnée | 193 |
| VIII.— | L'arrivée des volontaires | 203 |
| IX.— | L'envoyé de Brunswick | 210 |
| X.— | Le serment de Beaurepaire | 217 |
| XI.— | La mission de Léonard | 228 |
| XII.— | Le camp des émigrés | 233 |
| XIII.— | Le second enfant de Catherine | 246 |
| XIV.— | La fin d'un héros | 253 |
| XV.— | Au bord du néant | 265 |
| XVI.— | Jemmapes | 273 |
| XVII.— | La messe de mariage | 289 |
| XVIII.— | Dette de reconnaissance | 306 |
| XIX.— | Avant l'attaque | 321 |
| XX.— | La victoire en chantant... | 332 |
| XXI.— | L'étoile | 343 |
| XXII.— | Yeyette | 353 |
| XXIII.— | Madame Bonaparte | 370 |
| XXIV.— | Chez Barras | 377 |
| XXV.— | Le sabre des Pyramides | 391 |
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
Corrections:
| Page | |
| 38 | «bouique» remplacé par «boutique» (dans sa boutique dont elle avait). |
| 58 | «uste» par «juste» (Hein? suis-je tombé juste?...). |
| 79 | «pratiquai» par «pratiquait» (pratiquait toujours sa sévère philosophie). |
| 105 | «vervoyant» par «verdoyant» (dans un verdoyant fouillis). |
| 107 | «se» par «ses» (c'est que, dans ses réticences et ses grognements). |
| 116 | «qu» par «qui» (cette appréhension vague qui pénétrait son âme). |
| 134 | «ajouta-il» par «ajouta-t-il» (ajouta-t-il avec un soupir). |
| 174 | «Crépi-en-Valois» par «Crépy-en-Valois» (qui séparait Crépy-en-Valois de Verdun). |
| 203 | «Catheriue» par «Catherine» (--Ce que nous venons faire? dit Catherine). |
| 219 | «l'Hymme» par «l'Hymne» (l'Hymne des Marseillais). |
| 230 | «Commercv» par «Commercy» (sur la route de Commercy...) |
| 238 | «C'étai,» par «C'était» (C'était touchant et grotesque). |
| 289 | «Lavelide» par «Laveline» (et le marquis de Laveline). |
| 338 | «ne ne» par «ne» (Ça ne nous disait rien de bon). |
| 341 | «skako» par «shako» (il m'a fendu mon shako). |
| 357 | «j'en je ne» par «je ne» (je ne la remettrai au fourreau). |
| 381 | «volupteux» par «voluptueux» (le voluptueux et intelligent Barras). |
| 397 | «L'Orien» par «L'Orient» (L'Orient n'était pas seulement pour lui). |
| 405 | Appel de la note [1] ajouté. |