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Madame Sans-Gêne, Tome 2: La Maréchale

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The Project Gutenberg eBook of Madame Sans-Gêne, Tome 2

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Title: Madame Sans-Gêne, Tome 2

Author: Edmond Lepelletier

Émile Moreau

Victorien Sardou

Release date: January 4, 2018 [eBook #56309]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net,
with thanks to the Bibliothèque municipale de Lyon

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADAME SANS-GÊNE, TOME 2 ***

Au lecteur

Table des matières

Madame
SANS-GÊNE


ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


EDMOND LEPELLETIER

Madame
Sans-Gêne

ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE

DE MM. VICTORIEN SARDOU ET ÉMILE MOREAU

Mme Sans-Gêne

La Maréchale

PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

Tous droits réservés

MADAME
SANS-GÊNE


TROISIÈME PARTIE[1]
LA MARÉCHALE


I
LE MAITRE A DANSER

Doucement, discrètement, la porte d’une élégante chambre à coucher dépendant des appartements de Saint-Cloud, s’entr’ouvrit.

[1] L’épisode qui précède a pour titre: Madame Sans-Gêne—La Blanchisseuse.

Une femme de chambre passa le bout de son museau rose et futé dans l’entrebâillement et, s’approchant d’un lit Jacob, à vastes bateaux d’acajou, coiffé d’une couronne d’où tombaient deux grands rideaux à ramages, dit, en mesurant la voix:

—Madame la maréchale!... madame la maréchale!... voici dix heures!...

Une voix forte, un peu enrouée, sortit de la profondeur des rideaux:

—Nom de Dieu!... on ne peut donc pas dormir tranquille dans ce palais de carton!...

—Excusez-moi, madame la maréchale, mais madame la maréchale avait bien recommandé qu’on l’éveillât à dix heures...

—Déjà dix heures!... Ah! fichue paresseuse que je suis!... j’avais pourtant l’habitude autrefois, quand j’étais blanchisseuse, de me lever matin... et puis aussi, au régiment, à la cantine, je n’attendais pas que la diane sonnât deux fois pour me dégourdir les jambes... Mais à présent que je suis Madame la maréchale, je ne peux plus sortir du portefeuille... Allons, vite, Lise, passe-moi mon peignoir...

Et celle que la femme de chambre avait appelée Madame la maréchale, se jeta hors du lit, jurant comme un grenadier, parce qu’elle ne trouvait pas ses bas où elle les avait lancés la veille, en se déshabillant.

Lise les lui tendait, elle ne les voyait pas. Dans sa précipitation, en chemise, pieds nus, elle se mit à courir par la chambre, bousculant tout, sacrant et grommelant.

La femme de chambre put enfin la rejoindre et lui présenter ses bas, qu’elle se décida à enfiler, non sans se tromper de jambe.

C’est qu’elle n’était pas très commode à vêtir, ni patiente en quoi que ce fût, celle qui se nommait la maréchale Lefebvre et qui avait conservé les allures, la familiarité, les gestes et la populaire bonhomie qui lui avaient valu, dans le quartier Saint-Roch, quand elle était blanchisseuse, aux grands jours de la Révolution, et dans les armées du Nord, de Sambre-et-Meuse et de la Moselle, où elle avait servi comme cantinière, le sobriquet de Madame Sans-Gêne.

Les événements avaient changé, non seulement la face du monde, mais la destinée de chacun.

Le petit officier d’artillerie de Toulon, le besogneux client de la blanchisseuse de la rue des Orties-Saint-Honoré, était devenu général en chef, Premier Consul, puis Empereur.

La gloire empourprait son trône devant lequel se prosternaient les rois humiliés.

La France, au milieu des sonneries martiales et du frissonnement des drapeaux, s’étalait au centre de l’Europe ainsi qu’un vaste camp qu’éclairait le rayonnement superbe du soleil d’Austerlitz.

Comme le famélique et maigre artilleur, qui mettait sa montre en gage, au matin du 10 Août, ceux qui avaient avec lui figuré au prologue de ce drame gigantesque avaient vu grandir leurs rôles et n’étaient presque plus reconnaissables.

La prédiction du sorcier Fortunatus, dans le salon du Waux-Hall, aux premières pages de ce récit, s’était presque entièrement réalisée pour Lefebvre et pour sa femme.

Rapidement parvenu aux plus hauts grades, l’ancien sergent des gardes-françaises, plus heureux que son camarade Hoche, avait survécu. Nous l’avons vu, au 18 Brumaire, général de division, commandant Paris, et se vouant aveuglément à la fortune de Bonaparte.

Depuis, la faveur du premier consul et de l’empereur ne l’avait pas un seul instant quitté.

En 1804, Napoléon avait restauré l’ancienne dignité abolie des maréchaux de France.

Lefebvre fut l’un des premiers investi de cette dignité supérieure. En même temps il occupait un siège de sénateur.

Ce n’est pas qu’il fût très apte à participer aux délibérations d’une assemblée législative. Mais le Sénat de 1804 n’était guère qu’un corps brillant, décoratif, rassemblant toutes les illustrations de l’empire.

Ce Sénat domestique, et qui semblait faire partie de la maison de l’Empereur, a été fort bien défini par le quatrain satirique, dont s’égayèrent les émigrés et les chouans chez leurs bons amis les Anglais et les Prussiens:

Si l’empereur faisait un pet,
Geoffroy dirait qu’il sent la rose,
Et le Sénat, par un décret,
Vite, enregistrerait la chose.

Les corps délibérants et la presse n’avaient qu’un rôle muet dans la sublime et anormale pantomime militaire qu’on nomme l’Empire.

Lefebvre, s’il était un sénateur peu disert, avait l’estime de Napoléon. Celui-ci le considérait comme le plus brave le sabre au clair, mais aussi comme le plus ignorant, le plus incapable, la plume à la main, de tous ses généraux.

Dès qu’on discutait un plan, Lefebvre, impatienté, bouleversait les papiers, les projets, les levés et les épures, auxquels il ne comprenait goutte et s’écriait:

—Laissez-moi faire!... f...-moi devant l’ennemi, avec mes grenadiers, et je vous réponds que je passerai!

Et il passait comme il l’avait dit.

Il est vrai que docile, respectueux envers son empereur, son dieu, il exécutait à la lettre les ordres du maître des batailles.

Napoléon pensait et Lefebvre exécutait. Il était l’obus dans le canon. Où l’empereur le lançait, Lefebvre allait droit devant lui, force irrésistible, sous une impulsion puissante, et rien ne lui résistait.

C’est lui qui, dans la Grande-Armée, avait l’honneur de commander la garde impériale à pied, colosse à la tête d’une légion de géants.

Lefebvre n’était pas seulement un guerrier extraordinaire, il était aussi un mari exceptionnel.

Il était resté le même pour sa Catherine, si son uniforme avait changé; et la plaque de grand-aigle de la Légion d’honneur qui couvrait sa poitrine n’avait en rien altéré la régularité des battements de son cœur.

On raillait un peu la fidélité conjugale de ces deux excellents époux à la cour impériale, mais Napoléon, qui tenait à une apparente sévérité de mœurs dans son entourage, félicitait Lefebvre et sa femme de l’excellent exemple qu’ils donnaient aux ménages des officiers de son empire, exemple d’ailleurs peu suivi, surtout dans sa propre famille.

L’empereur cependant n’avait pas été sans faire d’assez vives observations à Lefebvre sur les allures et le laisser-aller de la maréchale.

—Ecoute-moi donc, lui disait-il, en se haussant pour lui pincer l’oreille,—et le grand Lefebvre se penchait pour faciliter cette distraction familière à son empereur,—tâche d’apprendre à ta femme à ne pas relever ses jupes, quand elle entre chez l’Impératrice, comme si elle se disposait à franchir un fossé... dis-lui aussi de se déshabituer de jurer et de prononcer des f... et des b... à toute occasion... Nous ne sommes plus au temps de ce vilain Hébert et ma cour n’est pas celle du Père Duchesne... Ah! encore une recommandation... Tu m’entends bien, Lefebvre?

—Oui, sire, répondait en se contenant le maréchal, car tout en reconnaissant la justesse des observations de l’empereur, il souffrait intérieurement de les recevoir.

—Eh bien, ta femme est tout le temps disposée à se prendre de bec avec mes sœurs... avec Elisa surtout... Ma cour n’est pas une cour d’auberge..... on le croirait à ouïr toutes ces querelles de femmes!

—Sire, madame Bacciochi reproche à la maréchale son humble origine... ses opinions républicaines et patriotes aussi. Nous sommes cependant, vous et moi, des républicains...

—Sans doute, dit Napoléon, souriant de la naïve confiance de Lefebvre, qui, comme beaucoup de vieux soldats des armées de 92, pensait toujours servir la République en obéissant à un empereur.

Pour ces âmes vaillantes et simples, Napoléon, c’était la Révolution couronnée.

—Lefebvre, mon vieux soldat, reprit l’empereur, fais part à la maréchale de mon désir qu’elle évite de se chamailler à l’avenir avec mes sœurs... tu pourras lui apprendre aussi qu’il est peu convenable qu’elle se donne de grandes tapes sur la cuisse chaque fois qu’elle veut affirmer quelque chose.

—Sire, je transmettrai à la maréchale les observations de Votre Majesté. Elle s’y conformera, je vous le promets!...

—Si elle peut! murmura l’empereur. Je ne demande pas l’impossible... Les premières habitudes sont tenaces!

Il s’arrêta dans la promenade rapide qu’il faisait dans son cabinet, tout en causant avec Lefebvre, et grommela:

—Quelle folie de se marier quand on est sergent!

Puis, tout à coup soucieux, il se dit:

—J’ai fait à peu près la même faute que Lefebvre... Il a épousé une blanchisseuse, et moi... Hum! il y a bien le divorce comme remède... mais...

Comme pour détourner sa pensée, il plongea vivement ses doigts dans la poche de son gilet de casimir blanc, en tira une jolie tabatière en écaille noire, ovale, l’ouvrit, la fit passer sous ses narines et huma l’âcre odeur du tabac râpé. C’était sa façon de priser.

Il ne fuma jamais. Une seule fois, il voulut essayer d’une superbe pipe turque, que l’ambassadeur de la Porte lui avait remise en présent. A peine fut-elle allumée, non sans peine, car il n’aspirait point et se contentait de bâiller, ouvrant et fermant les lèvres, suçant le tuyau, sans tirer, qu’une nausée lui monta au gosier, en même temps que la fumée lui piquait les yeux: «Otez-moi cela! quelle infection! Oh! les cochons! Le cœur me tourne!» dit-il en rejetant la pipe. Et depuis jamais plus il ne fut pour lui question de fumer.

Ayant humé son macouba, Napoléon, comme s’il eût pris une grave résolution, dit à Lefebvre un peu inquiet, car il avait remarqué le front tout à coup plissé et le changement d’allures de l’empereur:

—Il faudra que ta femme prenne des leçons de Despréaux, le fameux maître à danser... il n’y a que lui qui ait conservé les belles traditions d’élégance et de maintien de l’ancienne cour...

Lefebvre s’était incliné et, après avoir quitté l’empereur, en hâte il fit mander maître Despréaux.

Un personnage, ce professeur de danse et de maintien!

Petit, maigre, alerte, gracieux, sautillant, poudré, culotté, musqué, il avait traversé la Terreur sur les pointes, sans recevoir une éclaboussure de sang.

Dès que la tourmente fut passée, quand les plaisirs commencèrent à entr’ouvrir la porte des salons encore tout encrêpés des deuils et attristés des fuites, maître Despréaux devint l’homme indispensable.

Il s’agissait de reconstituer un art perdu. Il était l’unique dépositaire des traditionnelles politesses, des saluts compliqués comme une manœuvre militaire, et des danses qui, pour les jeunes filles, évoquaient les fabuleuses joies d’un paradis mondain évanoui.

Toutes les dames se disputèrent, s’arrachèrent Despréaux.

Avec ses pirouettes, ses révérences, ses ronds de jambe et ses entrechats, ce sauteur à la mode fit plus, pour effacer les souvenirs égalitaires de la Révolution et ramener les us et les façons de l’ancien régime, que tous les décrets contre-révolutionnaires des thermidoriens et du Directoire.

C’était à l’occasion de la venue de maître Despréaux au palais que la maréchale Lefebvre, rentrée fort tard d’une soirée donnée par Joséphine, avait dû se faire réveiller et habiller dès dix heures du matin.

Elle trouva le professeur des grâces au salon, s’essayant à plier les jarrets, et minaudant devant une glace.

—Ah! vous voilà, monsieur Despréaux, et comment ça va-t-il cette santé! dit-elle brusquement en lui prenant une main qu’il ne songeait nullement à tendre, et qu’elle secoua avec rudesse.

Despréaux, rouge, interdit, humilié, car la maréchale l’avait interrompu dans son deuxième mouvement du grand salut qu’il esquissait, retira sa main de l’étreinte franche de la Sans-Gêne, et, tout en rajustant les dentelles de sa manchette légèrement fripées, répondit assez sèchement:

—J’ai l’honneur d’être aux ordres de madame la maréchale!...

—Eh! bien, mon petit, dit Catherine, se campant à califourchon sur le rebord d’une table, voilà ce que c’est... L’Empereur trouve qu’à sa cour on n’a pas assez de belles manières... il veut que nous soyons distinguées... tu comprends ce qu’il désire, mon fils?...

Despréaux, choqué dans ce qu’il avait de plus respectable, par le ton et la familiarité de la maréchale, répondit de sa petite voix de tête, aiguë et impertinente:

—Sa Majesté a raison de vouloir faire refleurir dans son empire les charmes de la distinction et les élégances d’une cour policée... Je suis, madame la maréchale, l’interprète respectueux de ses volontés... Puis-je savoir ce que vous désirez plus particulièrement acquérir dans l’art du monde, afin de donner satisfaction à Sa Majesté?...

—Eh bien, voilà la chose, fiston... Il y a un grand bal à la cour mardi... on doit danser une gavotte... Il paraît que ça se dansait sous le tyran... L’empereur veut que nous sachions la gavotte... tu tiens cet article-là, paraît-il, passe-le-moi!...

—Madame la maréchale, la gavotte est une chose difficile... il faut des dispositions... peut-être ne réussirai-je pas à vous enseigner cette danse qui plaisait tout particulièrement à madame la Dauphine, dont j’eus l’insigne honneur d’être le professeur! dit Despréaux avec une feinte modestie.

—Essayons toujours... Oh! s’il n’y avait que l’Empereur, je m’en ficherais pas mal... Il ne s’occupait pas de savoir si je dansais la gavotte quand je blanchissais son linge... mais c’est Lefebvre qui y tient. Et voilà, mon petit, tout ce que mon homme veut, je le veux! Ah! c’est qu’il n’y a pas à dire, Lefebvre et moi, nous sommes comme les deux doigts de la main, et nous laissons rire de nous les jeunes freluquets qui entourent les princesses, parce que Lefebvre et moi nous nous sommes tenu ce qu’ils se promettent!... Allons, mon bonhomme, en place pour la gavotte... dis-moi où est-ce qu’il faut que je fourre mes jambes?...

Et la Sans-Gêne se fendit et tapa deux fois de la semelle droite, sur le parquet, comme dans un assaut d’armes, pour un appel.

Despréaux haussa imperceptiblement les épaules et poussa un soupir.

En lui-même, l’aristocrate baladin déplorait la vulgarité des temps et l’obligation où il se trouvait d’enseigner les belles manières et d’apprendre la gavotte à d’anciennes blanchisseuses, devenues, par la grâce de la victoire, de hautes et puissantes dames.

Il s’approcha avec impatience de Catherine, lui ramena doucement le corps droit, et demanda:

—Avez-vous déjà dansé, madame?

—Oui... autrefois... au Waux-Hall!

—Connais pas! dit Despréaux pinçant ses lèvres. Et quelle danse, alors, pratiquiez-vous? La courante, la pavane, le passe-pied, la trénis, la monaco, le menuet?

—Non!... La fricassée...

Despréaux eut un haut-le-corps.

—Une danse de portefaix et de lavandières! murmura-t-il.

—Je l’ai dansée avec Lefebvre pour la première fois... C’est comme cela que nous nous sommes connus... épousés...

Le professeur d’élégance secouait mélancoliquement la tête, comme pour dire: «Dans quel monde me suis-je fourvoyé, moi le maître à danser de Madame la Dauphine!»

Et, avec une sorte de douleur concentrée, il se mit en mesure d’inculquer à Catherine Sans-Gêne les éléments de la noble danse que Napoléon voulait remettre en honneur aux fêtes de la cour.

II
LE COUP DE TONNERRE

Catherine s’évertuait à balancer les bras, à tendre le jarret, à se plier, à retirer le pied en cadence, selon les indications de la musiquette tirée de l’aigre violon de maître Despréaux, jouant une ariette de Paësiello, quand la porte s’ouvrit violemment.

Lefebvre parut.

Il était en grand uniforme, des broderies partout. Le grand chapeau à plumes, porté en colonne, Napoléon se réservant le droit de porter le chapeau en bataille, ainsi que la postérité le voit toujours, avec la redingote grise, à cheval, sur la colonne, endormi au bivouac ou blessé devant Ratisbonne. La plaque de grand-aigle sur sa poitrine projetait ses feux diamantés. Le grand cordon rouge traversait son habit de maréchal, soutaché d’or.

Lefebvre semblait sous le coup d’une violente émotion.

—Ça y est! dit-il en entrant.

Et, comme ivre, hagard, convulsé, il jeta son chapeau à terre et cria:

—Vive l’Empereur!

Puis il courut à sa femme, l’embrassa, l’étreignit sur sa poitrine.

—Qu’y a-t-il, au nom du ciel! dit Catherine.

Maître Despréaux, interrompant le léger entrechat qu’il s’efforçait de démontrer à son élève réfractaire, s’avança, et, ployant le jarret, demanda:

—Monsieur le maréchal, l’Empereur serait-il mort?

Pour toute réponse Lefebvre détacha un vigoureux coup de pied qui atteignit le maître à danser dans la région inférieure du dos et le fit pirouetter d’une façon non prévue par les règles de l’art chorégraphique.

Despréaux se redressa sous le choc et, saluant de la meilleure grâce, dit:

—Monsieur le maréchal a parlé?...

—Voyons, Lefebvre, calme-toi... Dis-nous ce qui arrive... Despréaux te demande si l’Empereur est mort... Ça n’est pas possible...

—Non!... Ça n’est pas possible... l’Empereur n’est pas mort... il ne peut pas mourir, il ne mourra jamais l’Empereur!... Il s’agit d’autre chose... Catherine... nous partons!

—Où ça, mon homme?... je veux dire monsieur le maréchal! fit Catherine se reprenant, et jetant un coup d’œil ironique du côté de Despréaux interdit.

—Je ne sais pas où nous allons... mais il faut absolument que nous y soyons... et promptement!... Je crois que c’est à Berlin...

—C’est loin, Berlin? demanda naïvement Catherine, qui n’était pas très diplômée en géographie.

—Je ne sais pas! dit Lefebvre, mais rien n’est loin pour l’Empereur!...

—Et quand allons-nous à Berlin?

—Demain.

—Si tôt que cela?

—L’Empereur est pressé. Ces Prussiens ont un fier toupet. L’Empereur ne leur a jamais rien fait. Ils sont venus autrefois envahir la France avec les Autrichiens, les Anglais, les Russes, les Espagnols, tous les peuples enfin. On leur avait pardonné. C’était un petit Etat, où il y avait beaucoup d’hommes intelligents, à ce qu’il paraît... L’Empereur les aime... il a toujours parlé avec éloge d’un nommé Goëthe, un garçon qui écrit dans les journaux... il disait qu’il l’aurait fait comte, s’il avait été français, comme il aurait fait prince un appelé Corneille, un Rouennais, qui je crois, est mort.

—Alors l’Empereur veut battre les Prussiens?

—Oui, et il nous a étonnés tous, quand il nous a dit que ce serait difficile. Ça ne compte pas pour nous, les Prussiens! Ce pays-là, ça existe à peine... L’Empereur prétend que la guerre sera glorieuse, il s’y connaît mieux que moi... Enfin, ça le regarde! Notre métier à nous, c’est de cogner pour lui... là où il nous montre l’ennemi à entamer, nous cognons!... C’est égal, ça m’humilie d’avoir à donner des coups de sabre à un petit peuple comme les Prussiens... Il n’y a pas de gloire à écraser de si minces adversaires!

—Pardon, monsieur le maréchal, les Prussiens ont eu le grand Frédéric et ils célèbrent tous les ans la fête de Rosbach! se hasarda à dire Despréaux, tout en prenant prudemment du champ, de peur de rencontrer encore le contact incivil de la botte du maréchal.

Lefebvre haussa les épaules.

—Rosbach?... connais pas!... C’est de l’histoire ancienne... d’ailleurs l’Empereur n’y était pas... Là où il est, on n’est jamais battu!

—Ça c’est vrai, dit Catherine, quel homme!... Mais, Lefebvre, est-ce que je t’accompagne?

—Si tu veux... jusqu’à la frontière... L’Empereur emmène l’impératrice. C’est une promenade militaire... une simple promenade... Ah! ma Catherine, quel coup de tonnerre dans une journée d’été que cette guerre éclatant tout à coup... Mais, voyons, occupons-nous de notre départ; as-tu vu Henriot?

—Henriot est là qui t’attend... comme tu l’avais commandé...

—Bien... je vais le présenter à l’Empereur... peut-être cette guerre déclarée si vite servira-t-elle à son avancement... Va chercher notre Henriot!...

Catherine se disposait à déférer à ce désir. Despréaux, toujours empressé, voulait offrir ses services.

Il se précipita vers la porte, devançant Catherine.

—Pardon, belle dame... dit-il.

Il n’eut pas le temps d’achever.

Un violent coup de botte l’atteignait à la chute des reins et la voix de Lefebvre grondait:

—Veux-tu me f... le camp!... Nous sommes entre militaires, bougre d’acrobate!

Despréaux sortit en se frottant le bas du dos, pestant au fond du cœur contre les mœurs soldatesques, et regrettant l’heureuse époque où il enseignait la révérence par principes à madame la Dauphine.

Catherine introduisit un jeune sous-lieutenant.

Lefebvre courut à lui et prenant brusquement sa main, dit:

—Henriot, il y a du nouveau...

—Quoi donc, parrain?

—La guerre!

—Mais où se bat-on?

—Jeune présomptueux... tu n’es pas encore certain d’en être! il faut que je parle à l’Empereur... Tu crois donc que tout le monde peut, comme cela, se faire tuer pour l’Empereur?... Enfin, j’espère que tu seras admis à cet honneur...

Henriot, tout joyeux, s’écria:

—Mon parrain, je vous remercie... Quand me présenterez-vous à l’Empereur?

—Tout à l’heure... il y a une revue de la garde impériale... tu viendras avec moi, la maréchale de son côté parlera à l’Impératrice...

—Oui, je vais aller trouver Joséphine sur-le-champ... Mon petit Henriot, tu partiras, je te le promets!

Un roulement de tambour éclata sous les fenêtres.

—Dépêchons-nous, dit Lefebvre, l’Empereur monte à cheval... la revue va commencer.

Et il entraîna le jeune Henriot, tandis que Catherine, sonnant, criant, bousculant Lise et deux autres femmes accourues à ses appels bruyants, achevait de s’habiller pour se rendre chez l’Impératrice.

On était en septembre 1806.

L’empire français couvrait les deux tiers de l’Europe. Napoléon, sur un trône fait de trophées et de drapeaux, dominait peuples et rois.

En ouvrant les travaux du Corps législatif, il avait dit sans exagération:

«La maison de Naples a cessé de régner. Elle a perdu sa couronne sans retour. La presqu’île d’Italie est réunie au grand empire. J’ai garanti, comme chef suprême, les souverains et les Constitutions qui en gouvernent les différentes parties. Il m’est doux de déclarer ici que mon peuple a fait son devoir. Du fond de la Moravie, je n’ai pas cessé un seul instant d’éprouver les témoignages de son amour et de son enthousiasme français; cet amour fait ma gloire, bien plus encore que l’étendue de ses forces et de ses richesses!»

A ce faîte de gloire et de puissance, le vertige parut s’emparer de Napoléon. Il commit la faute, la folie, de donner des royaumes à ses frères, au lieu de se faire des alliés, des lieutenants, de tous ces petits souverains dépossédés auxquels il eût confié la régence, la vice-royauté de leurs propres états.

Napoléon, qui fut victime de son affection pour sa tribu, combla donc ces personnages des deux sexes, qui furent des ingrats dans le malheur, après avoir été des obstacles dans la prospérité.

Joseph Bonaparte fut roi de Naples et des Deux-Siciles. Louis, roi de Hollande. Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr des premiers épisodes de ce récit, reçut les principautés de Lucques et de Piombino. Caroline, madame Murat, devint grande-duchesse de Berg. Pauline, veuve du général Leclerc et remariée au prince Borghèse, fut duchesse de Guastalla.

Toutes les sœurs de l’Empereur se jalousaient, se plaignaient. Aucune ne se trouvait satisfaite du lot que lui assignait le frère tout-puissant. Il semblerait, disait Napoléon, moitié riant, moitié mécontent, à entendre leurs doléances, que je les frustre d’une part de l’héritage du feu roi notre père!...

La campagne de 1806 qui allait s’ouvrir devait encore accroître les rivalités et les convoitises de la famille impériale.

La guerre éclata soudainement. La victoire d’Austerlitz aurait dû décider la Prusse à continuer à garder la neutralité. Si elle désirait attaquer le colosse occidental, c’était au moment où elle aurait eu pour alliées l’Autriche, la Russie, l’Angleterre, la Suisse, les Deux-Siciles, qu’elle devait courir aux armes. Il y eut de la folie dans sa provocation.

Sa témérité fut l’œuvre du plus funeste chauvinisme et de l’illusion la plus dangereuse.

Ses publicistes, ses philosophes, ses maîtres d’école, Fichte en tête, allaient partout prêchant la guerre, criant sus à la France!

Avec une infatuation dont nous avons depuis, par un cruel retour des choses, donné l’exemple, ses militaires se déclaraient prêts, équipés, invincibles. Le peuple, grisé par les orateurs, entraîné par les étudiants, les chansonniers, ne parlait que de Frédéric-le-Grand, et l’on se vantait, dans toutes les brasseries, de recommencer Rosbach sous les murs de Paris.

Les Prussiens oubliaient qu’ils avaient un pays de plaines, où Napoléon, dont la tactique ordinaire était l’offensive, pourrait facilement pénétrer. En outre, l’armée française se trouvait à moitié route, et avec rapidité devait tomber sur les corps prussiens imparfaitement organisés.

Mais la Prusse était emballée. On avait persuadé à ce peuple qu’il s’agissait d’une guerre nationale. Des brochures patriotiques étaient distribuées à profusion. On trompait, on séduisait, on affolait cette nation, qui, d’ailleurs, devait montrer dans la lutte une grande énergie et une incroyable force de résistance. Disons-le, à la gloire de nos ennemis: dans cette campagne de 1806, Napoléon trouva, pour la première fois, en face de lui, non plus des troupes stipendiées, obéissant plus ou moins à la discipline, mais une nation frémissante, levée en masse et décidée à disputer son sol à l’étranger. Vaincue en 1806, comme la France envahie à son tour le fut en 1814, la Prusse perdit les batailles et conserva l’honneur.

Quand la maréchale Lefebvre descendit au salon de l’Impératrice, elle vit toute la cour en émoi.

La nouvelle de la déclaration de guerre était connue. Chacun se demandait avec anxiété ce que l’empereur allait décider pour le départ.

On entourait l’Impératrice, on cherchait à apprendre d’elle les intentions de Napoléon.

—Mais je ne sais rien, répondait-elle, en s’efforçant de dissimuler sous un sourire son anxiété... Sa Majesté m’a prévenue seulement que j’aie à faire mes préparatifs... je l’accompagne jusqu’à Mayence...

—Lefebvre me l’a dit, fit la maréchale, moi aussi je vais avec lui... ça me fera un rude plaisir de me retrouver avec des soldats... Ah! Majesté, on s’encroûtonne, on se rouille dans les palais!... Vous verrez comme on dort bien sur un lit de camp!... et c’est pour demain... pour ce soir?...

—Qui peut le dire? fit l’Impératrice, en hochant la tête. Vous savez bien comment agit l’Empereur... Il dispose tout rapidement, secrètement, d’avance, comme s’il devait partir chaque jour... Personne ne doit être en défaut... Tout le monde est à son poste... Ce qui fait qu’il peut, quand il lui plaît, déclarer la guerre et se mettre en route. Il m’a avertie de me préparer, je suis prête... Quand Sa Majesté donnera le signal, je descendrai et je sauterai à ses côtés en voiture, voilà tout!...

—Oh! nous sommes habitués à ces coups de tambour, dit la maréchale, et ce n’est pas pour si peu qu’on se démontera... Je voulais savoir seulement si Votre Majesté avait vu l’Empereur ce matin et si son humeur était bonne...

—Vous avez quelque chose à lui demander... une faveur?

—Oui, madame, j’ai mon filleul, le jeune Henriot, un gentil gars, allez, qui va sur ses vingt et un ans, déjà sous-lieutenant, et qui voudrait être autorisé à partir avec Lefebvre.

—Si cela peut vous faire plaisir, ma chère maréchale, dites à votre protégé que je le prends dans mon service d’honneur...

—Merci, madame, mais c’est au combat, et non dans les antichambres, qu’Henriot veut gagner ses grades... il n’est pas pour rien le filleul de Lefebvre!

—Eh bien! qu’il parte toujours... on lui fournira là-bas les occasions de se faire tuer, s’il en a si grande envie!...

—Votre Majesté est trop bonne! dit Catherine tout à fait ravie de la promesse. Enfin son enfant adoptif, le fils de Neipperg et de Blanche de Laveline, allait donc acquérir de la gloire et servir l’Empereur!...

Des acclamations formidables, mêlées à des roulements de tambour, à des sonneries de trompettes, firent se lever tout l’entourage de Joséphine. Chacun courut aux fenêtres.

Dans la cour, l’Empereur passait en revue les grenadiers de la garde.

Il avait à côté de lui les généraux destinés à commander la grande armée: Lefebvre, Bernadotte, Ney, Lannes, Davoust, Augereau et Soult. Mortier, commandant la réserve en Westphalie, et Murat, chef de toute la cavalerie, manquaient seuls à ce défilé de héros.

Après avoir minutieusement inspecté les soldats selon son habitude, l’Empereur s’approcha du tambour-major des grenadiers, haut et droit, qui redressait superbement son bonnet à poil au plumet gigantesque, la canne en arrêt, prêt à donner le signal du roulement:

—Comment t’appelles-tu, toi? demanda-t-il.

—La Violette, sire! répondit le géant d’une voix flûtée.

—Et tu as servi?

—Partout, sire!

—Bien! dit l’Empereur qui aimait les réponses brèves et nettes. Connais-tu Berlin?

—Non, sire.

—Veux-tu y aller?

—J’irai où mon Empereur voudra que j’aille.

—Et bien, La Violette, prépare les baguettes de tes tapins... dans un mois tu entreras le premier, la canne haute, dans la capitale du roi de Prusse.

—On y entrera, sire.

—La Violette, quelle taille as-tu? demanda brusquement Napoléon, regardant avec étonnement l’ancien aide cantinier qui avait certainement vu se développer sa taille depuis qu’il était passé tambour-major des grenadiers.

—Sire, j’ai cinq pieds onze pouces.

—Tu es haut comme un peuplier!...

—Et vous, mon empereur, vous êtes grand comme le monde! dit La Violette fou de joie de parler à Napoléon, et ne pouvant contenir l’expression de son enthousiasme.

Napoléon sourit à ce compliment, et se penchant vers Lefebvre il lui dit:

—Il faudra me rappeler à l’occasion, maréchal, ce tambour-major...

Lefebvre s’inclina. L’Empereur continua son inspection; puis sur un signal du maréchal, tous les tambours battirent, les trompettes sonnèrent et les grenadiers de la garde, ce qui devait être la phalange épique d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, de Waterloo aussi, défilèrent, superbes, farouches, terribles, devant leur dieu, impassible, les mains croisées derrière son ample redingote grise...

Et quand la canne de La Violette se fut abaissée, pour laisser reprendre batteries et sonneries, un grand cri s’éleva de cette forêt d’hommes droits et robustes comme des chênes, dont beaucoup devaient rester dans cette Prusse où les entraînait leur maître, bûcheron terrible:

—Vive l’Empereur!

Napoléon, satisfait, se tourna vers Lefebvre et lui dit à voix basse:

—Je crois que mon cousin le roi de Prusse ne tardera pas à se repentir de m’avoir provoqué... Avec de pareils gaillards, je ferais s’il le fallait la guerre à Dieu lui-même, eût-il pour le soutenir ses légions d’archanges commandés par saint Michel et par saint Georges... Maréchal, allez embrasser votre femme, nous partons cette nuit!

III
LE COMITÉ DE LA RUE BOURG-L’ABBÉ

Au centre de Paris, rue Bourg-l’Abbé, une de ces voies tortueuses, habitées par de nombreux ménages d’ouvriers en chambre, et que la lumière rare et l’humidité persistante rendent moroses, le jour même où l’Empereur passait en revue ses grenadiers dans la cour de Saint-Cloud, on aurait pu voir, à la tombée de la nuit, sept ou huit personnes, rasant les murs, se glisser avec précaution dans une allée qu’éclairait un quinquet fumeux, puis traverser une maison au fond de laquelle, dans la cour, se trouvait un hangar paraissant servir d’atelier de menuiserie.

Ces ombres mystérieuses disparaissaient une à une dans le hangar dont les grandes portes s’ouvraient et se refermaient sans bruit.

Vers huit heures, une dizaine d’hommes se trouvaient réunis dans cette vaste pièce, au centre de laquelle se dressait une chaise vide devant une petite table, éclairée par deux chandelles.

Les assistants s’entretenaient à voix basse; par moments, on se taisait, on écoutait les bruits qui venaient du dehors. Quelques-uns, s’approchant des vantaux de la porte, prêtaient l’oreille.

Une voix s’éleva tout à coup, dans le demi-silence des chuchotements.

—Citoyens, dit un homme jeune, portant l’uniforme de médecin-major de l’armée, le compagnon qui nous est annoncé, et dont la venue est certaine, ne se trouve pas encore parmi nous... Si vous voulez, nous commencerons la séance?... Nous avons des procès-verbaux à lire, des rapports à entendre...

—Oui, commençons sur-le-champ... Ouvre la séance, Marcel! répondit un des assistants, qui parut recueillir l’assentiment de tous.

Marcel, l’aide-major de Jemmapes, s’approcha de la table, tapa deux coups légers avec un coupe-papier et dit gravement:

—Philadelphes, la séance est ouverte!

Tous se rapprochèrent. Les manteaux écartés laissèrent voir quelques uniformes d’officiers.

Marcel dit en parcourant du regard son auditoire:

—Philadelphes, je vais faire l’appel nominal...

Et, prenant une feuille de papier, il lut rapidement les noms suivants: Florent-Guyot... Ricord... Baude... Blanchet... Gariot... Delavigne... Baudemont... Bournot... Jacquemont... Ricard... Liebaut... Gindre... Lemarc... Poilpré... Rigomard Bazin... Demaillot... Guillaume Louvigné... et Marcel...

—Présent! avait répondu chacun des assistants à l’appel de son nom.

Marcel prit alors un autre papier et lut: «Procès-verbal de la séance du premier jeudi d’août 1806.»

Pendant la lecture de cette pièce, jetons un coup d’œil sur les personnages ainsi rassemblés sous un hangar au fond d’une cour de la rue Bourg-l’Abbé, dans un but qui devait être grave, à en juger par les précautions que l’on avait prises pour s’introduire dans ce local discret.

Ce hangar était le lieu de réunion mensuelle des Philadelphes.

Cette société secrète avait été fondée par le colonel Joseph Oudet lequel portait le nom de Philopœmen. Plusieurs des conjurés s’appelaient de noms empruntés à l’antiquité, Caton, Spartacus, Thémistocle. Les Philadelphes poursuivaient, depuis le 18 Brumaire, le renversement du pouvoir consulaire d’abord, puis de l’empire.

La plupart des conspirateurs originaires étaient des républicains, mais les émigrés, les royalistes et les agents de l’Angleterre n’avaient pas tardé à pénétrer dans la société.

Les Philadelphes, en effet, se proposaient, pour atteindre leur but, d’assassiner Napoléon.

C’est dans le Jura que s’était d’abord formée l’association sous le titre de l’Alliance.

Dans l’armée, elle recruta ses adhérents. Le triste Moreau, qui, après avoir glorieusement servi la France et s’être immortalisé par sa belle retraite d’Allemagne, devait honteusement périr à Dresde, dans les rangs ennemis, le traître Pichegru aussi, furent ses membres les plus actifs.

Constituée à l’imitation des loges maçonniques, la Société des Philadelphes,—ce nom provenait d’un groupe fondé à Philadelphie aux Etats-Unis,—eut des ramifications en Angleterre, en Amérique, en Russie, en Italie. Elle s’affilia à d’autres groupes, secrets, presque tous militaires: les Miquelets des Hautes-Pyrénées, les Barbets des Alpes, les Bandoliers des départements de la Franche-Comté, les Frères Bleus, etc.

Les Philadelphes avaient pour programme ostensible: les secours mutuels, les relations d’amitié, l’appui réciproque. L’assassinat de l’empereur n’était révélé, comme objet final de la société secrète, qu’aux principaux initiés.

Car, à l’instar des fils d’Hiram, les Philadelphes avaient trois grades, depuis l’initiation jusqu’à la maîtrise.

Le troisième grade permettait seul la connaissance du grand secret. Les membres des cercles du premier et du second degré ne savaient rien des maîtres du troisième. Le chef suprême ou Censeur était élu par sélection, sur une liste présentée aux trois degrés successivement, de vingt-cinq candidats. A chaque épreuve dix noms étaient écartés. Au dernier degré le Censeur devait être pris parmi les cinq candidats restants.

Une seule condition était imposée pour cette élection suprême: le chef devait toujours être un militaire.

L’emblème des Philadelphes était une étoile, semblable à l’emblème qui devait être choisi, par la suite, comme insigne de la Légion d’honneur.

Les précautions étaient prises assez habilement par la société, pour que, jusqu’à l’époque où nous trouvons les conjurés réunis dans le hangar de la rue Bourg-l’Abbé, la police de Fouché ou celle de Dubois n’ait pu mettre la main sur aucun des fils de cette vaste organisation, dont le réseau s’étendait par tous les régiments de l’empire.

Le colonel Oudet ou Philopœmen avait trente ans. C’était un élégant et aimable cavalier. Doué d’un visage gracieux, très galant, très empressé auprès des femmes, il dissimulait, sous des dehors évaporés et une préoccupation apparente des succès féminins, les froids calculs du conspirateur et la haine qu’il portait à Napoléon.

Il était absent de Paris le jour de la séance à laquelle nous faisons assister le lecteur. Un ordre l’avait envoyé rejoindre son régiment à Besançon, en vue de la guerre imminente et de la concentration des troupes en Franconie.

Les membres du cercle supérieur réunis là étaient presque tous de vieux républicains: Florent-Guyot, ancien député de la Côte-d’Or à la Convention, avait été envoyé en mission dans le Nord. Ministre de France à La Haye, Bonaparte l’avait distingué et l’avait nommé substitut du procureur général. Il lui en savait gré en voulant le faire assassiner.

Ricord, ancien conventionnel, envoyé en mission dans le Midi, avait été très lié avec Bonaparte, lors du siège de Toulon. Il avait été arrêté comme complice de Babeuf et acquitté par la haute-cour de Vendôme.

Baude, fabricant de masques, était également un acquitté du procès de Vendôme.

Blanchet, ouvrier dessinateur, s’était signalé par sa résistance aux thermidoriens.

Gariot, Delavigne, Baudemont, Ricard, appartenaient au commerce parisien. Bournot était chef de bataillon. Jacquemont, ancien membre du tribunal, chef de bureau au ministère de l’intérieur. Gindre était médecin, Lemarc administrateur du département du Jura.

Poilpré, capitaine en retraite, Liebaut, avocat, Rigomard Bazin, ancien volontaire de 92, journaliste, et Demaillot, propriétaire, complétaient le comité supérieur des Philadelphes.

Deux des personnages de cette réunion nous sont déjà connus: Marcel et le marquis de Louvigné.

Marcel avait conservé, durant les guerres de la République et du Consulat, ses sentiments de philosophe cosmopolite. Il maudissait la guerre et rendait responsable de ses maux la tyrannie de Bonaparte. Avec zèle et dévouement il avait, sur les champs de bataille, donné ses soins aux blessés. Nous avons vu qu’il n’avait pas hésité à accompagner Catherine Lefebvre, lorsqu’il s’était agi de s’aventurer parmi les décombres du château de Lowendaal, le soir de Jemmapes, et qu’il avait été assez heureux pour en retirer le petit Henriot, bientôt rétabli, grâce à ses soins.

Marcel, rêvant une République universelle, fondée sur la fraternité et sur la paix, où tous les hommes, déposant les armes, ne se rencontreraient que pour échanger les produits du travail commun et célébrer des fêtes joyeuses, avait été acquis des premiers à l’Association des Philadelphes. Il en était devenu le secrétaire et portait le nom d’Aristote.

L’autre personnage, un robuste gaillard, à physionomie énergique, au visage traversé d’une balafre et dont toutes les allures dénotaient l’homme d’action, était le marquis de Louvigné, le mari de cette grasse et aventureuse châtelaine, la mère de Renée, dont le comte de Surgère avait fui, jusqu’à Coblentz, l’intimité trop pesante.

Le marquis de Louvigné, royaliste ardent, après avoir fait toutes les guerres de Vendée, avait chouanné en Bretagne et en Normandie.

Il avait failli être pris avec Cadoudal et M. de Frotté et ne s’était échappé en Angleterre que par miracle.

Revenu en France après l’amnistie, il avait été mêlé à l’affaire de la machine infernale, et s’était faufilé dans les rangs des Philadelphes, à la faveur de la haine vivace qu’il manifestait en toute occasion contre Napoléon.

Agent secret des princes, le marquis de Louvigné soutenait, avec habileté et prudence, les intérêts royalistes dans cette société républicaine.

Les généreux esprits qui s’étaient lancés dans cette entreprise terrible ne voyaient au bout de leurs efforts, couronnés de succès, que le renversement de l’Empire et le rétablissement de la République.

Le vieux chef chouan, plus clairvoyant, se disait que la mort de Napoléon ne profiterait qu’aux Bourbons et, tout en secondant de son mieux les projets de ses amis les républicains, il songeait avec joie que si les Philadelphes triomphaient, ce n’était pas une République, mais une Restauration qui deviendrait le régime de la France, livrée à l’étranger, abattue, désarmée, privée de son épée, dépouillée de son manteau de gloire.

Quand le procès-verbal fut lu et adopté sans observation, Marcel donna connaissance de la correspondance.

Des renseignements intéressants, dit-il, lui étaient parvenus de plusieurs points du territoire. Des adhésions nouvelles arrivaient de plusieurs régiments jusque-là réputés enthousiastes pour l’Empereur. Partout des ferments d’agitation se produisaient. Les mères de famille, effrayées de la conscription qui leur enlevait chaque année leurs enfants, encourageaient leurs maris à grossir les rangs des Philadelphes. La presse bâillonnée, la tribune muette, donnaient plus de force à la propagande secrète. Le pays était mûr pour l’indépendance; il ne fallait qu’un événement, un hasard, pour proclamer l’insurrection, qu’un chef comme Washington pour la faire triompher...

Comme on applaudissait avec ménagement, de peur d’éveiller l’attention des voisins parmi lesquels pouvait se trouver quelque agent du préfet de police Dubois, la porte du hangar s’ouvrit et un homme encore jeune, de manières aisées, portant, avec une coquetterie d’ancien régime, les cheveux poudrés, parut, saluant avec dignité les assistants. Il se dressait, serré dans une longue redingote boutonnée, et tenait à la main une canne à pomme d’or.

—Citoyens, dit Marcel, désignant le nouveau venu, permettez-moi de vous présenter le compagnon Léonidas, qui nous est recommandé par notre chef Philopœmen... c’est lui qui peut-être sera le Washington de la France!..... il va vous dire si l’occasion est favorable d’en finir avec le tyran!...

—Elle n’a jamais été si belle! s’écria le nouveau venu, et je dois, camarades, vous en donner la raison: la guerre est déclarée!...

—Approchez-vous, compagnon Léonidas, et veuillez faire connaître aux Philadelphes votre plan, dit Marcel, cédant au nouveau venu l’unique chaise garnissant le local du comité de la rue Bourg-l’Abbé.

IV
LE PLAN DE LÉONIDAS

Léonidas, d’une voix contenue, exposa brièvement son projet au comité supérieur.

Il commença par se livrer à une attaque passionnée contre Napoléon. Il lui reprocha son ambition démesurée, ses rêves de conquérant, son origine corse, ses allures de condottière; il n’osa pas nier son génie d’organisateur ni contester ses talents militaires, mais il grandit démesurément Moreau, Masséna, Bernadotte, tous les généraux qui furent les rivaux de Bonaparte, et qui presque toujours se trouvèrent battus quand il n’était pas là. Léonidas, poursuivant son réquisitoire, débita toutes les critiques, toutes les insinuations et toutes les accusations que, par suite, les écrivains royalistes reproduisirent dans leurs pamphlets.

Puis il déclara que les temps étaient propices, qu’il fallait enfin abattre le tyran et rendre à la France la liberté.

L’occasion était offerte: il fallait la saisir; on n’avait pas besoin de risquer un attentat qui pouvait échouer.

L’assassinat était une suprême ressource. Il ne fallait y recourir qu’à défaut d’autre moyen.

Or, on avait mieux. Il allait le démontrer.

La guerre était ouverte. A la tête d’une armée formidable, Napoléon bientôt s’enfoncerait dans les plaines marécageuses de la Westphalie, du Hanovre, du Brandebourg.

Il pouvait y rester. L’important n’était pas qu’il fût enseveli dans les tourbières de la Prusse, mais qu’à Paris on le crût disparu dans la confusion de cette campagne lointaine. Les nouvelles seraient rares, longues à parvenir. Avant que l’erreur fût dissipée et la nouvelle démentie, la révolution aurait abouti.

—Oui, reprit Léonidas avec force, au risque de donner l’éveil aux voisins curieux ou aux agents apostés, il n’est pas nécessaire que Napoléon soit réellement défunt, il suffit que cette nouvelle se répande en France: l’Empereur est mort! pour qu’aussitôt, au milieu d’un effarement général, l’empire s’effondre. N’est-ce pas le colosse aux pieds d’argile!

—Bravo! citoyen Léonidas, dit un des membres, vous profitez donc de l’éloignement de l’empereur pour répandre le bruit de sa mort. Mais quel parti tirerez-vous du désarroi, de l’anarchie qui, selon vous, doivent en résulter dans l’Etat?

—Tout est prévu, répondit Léonidas avec calme.

Et il continua:

Un décret est supposé rendu par le Sénat qui investit votre serviteur du commandement de l’armée de Paris. Le général Masséna est chargé du commandement en chef des armées engagées devant l’ennemi. La garde nationale, par un autre décret, est reconstituée et le général Lafayette en est nommé général en chef.

—Et pour l’intérieur, que décidez-vous? demanda un autre membre.

—Un sénatus-consulte est préparé, qui nomme un gouvernement provisoire...

—Les noms?... pouvons-nous les connaître? demanda Marcel.

—Je ne vois aucun inconvénient à vous les dire: les citoyens Garat, Destutt de Tracy, Lambrecht, sénateur, le général Moreau, l’ancien membre du Directoire Carnot, font partie de ce gouvernement, provisoirement présidé par un militaire.

—Qui est-il? dirent plusieurs des assistants, impatients, avides de connaître le vrai chef, l’âme de cette conspiration...

—Ce président sera moi...

—Très bien!... dit le marquis de Louvigné, et votre gouvernement s’intitulera républicain?...

—Quel autre régime le pays pourrait-il supporter? fit Léonidas en regardant avec sévérité le marquis.

L’agent royaliste se tut, craignant d’éveiller les soupçons.

—Nous aurons pour nous le peuple et l’armée, reprit Léonidas. Nous abolirons la conscription. Nous crierons par toute la France: «Plus de droits réunis!» Nous déclarerons à l’Europe la paix. Pas de guerre! Pas de levées d’hommes! Les Français pourront jouir en paix des fruits de leur gloire et des bienfaits de l’alliance avec toutes les nations!... Voilà ce que nous offrons au peuple. Délivré du tyran, il acclamera de nouveau la République et relèvera la statue abattue de la Liberté!...

On applaudit à ce programme et les mains des membres rapprochés du bureau se tendirent vers Léonidas pour le féliciter.

Marcel, qui faisait un peu l’office de directeur des débats, intervint alors:

—Citoyens, vous avez entendu l’exposé si clair, si lumineux, si pratique aussi, du projet conçu par le compagnon Léonidas, avec l’approbation de notre censeur Philopœmen... êtes-vous d’avis de l’adopter?

—Oui! oui!... s’écrièrent plusieurs voix.

—Il s’agit maintenant de fixer la date ou le jour de l’exécution.

—Seul, je dois connaître cette date, dit Léonidas... il faut que le secret soit absolu... Au dernier moment je vous convoquerai... Acceptez-vous?

—Oui... oui... Mort au tyran!... A bas l’Empereur!... clamèrent les conjurés, dominés par l’énergie et l’accent d’autorité de leur nouveau chef.

—Mes amis, je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi, reprit Léonidas; à présent, avant de nous séparer, en vous remerciant de l’accueil que vous avez bien voulu me faire sur l’avis de mon cher camarade le colonel Oudet, il me reste un devoir à remplir... Je vous ai donné les noms de tous les membres du gouvernement provisoire... sauf un seul, le mien... je dois vous le faire connaître...

Un grand silence se fit. Tous attendaient avec une vive curiosité le nom de cet audacieux conspirateur qui, en imaginant de répandre brusquement le bruit de la mort de l’Empereur, espérait surprendre le pouvoir, intimider le Sénat, rallier les administrations et disposer de l’armée façonnée à l’obéissance passive.

—Philadelphes, dit Léonidas, avec une mâle simplicité, je suis né à Dôle, le 28 janvier 1754, j’ai donc cinquante-deux ans; mon père était chevalier de Saint-Louis: à seize ans je me suis fait soldat. J’ai commandé le détachement franc-comtois à la fête de la Fédération. J’ai gouverné la place de Besançon. J’ai été fait général de brigade en Italie, où j’ai servi sous mes amis Championnet et Masséna... J’ai toujours défendu la patrie et aimé la liberté... Je me nomme le général...

A ce moment, on frappa violemment à la porte du hangar.

Un maréchal des logis de hussards, très mince, très coquet, accourut, essoufflé:

—Vite! vite!... Hors d’ici, camarades! cria-t-il en entrant.

—Qu’y a-t-il, Renée? demanda vivement Marcel, s’approchant du maréchal des logis qui n’était autre que Renée, le joli sergent du bataillon de Mayenne-et-Loire, la compagne fidèle de l’aide-major.

—Il y a que vous êtes perdus! Si vous restez une seconde de plus ici, vous êtes pris... les agents de Dubois sont sur mes talons...

Marcel s’était aussitôt précipité vers le centre de la pièce, et soulevant une trappe, l’ouvrit, disant aux conjurés:

—Camarades, éloignons-nous par cette issue... nous tomberons dans la cave d’un ami, d’un affilié... de là nous pourrons gagner une maison voisine donnant sur une autre rue... En route!... le tyran n’en a plus pour longtemps à nous faire traquer par ses sbires!... Vive la République!

—Mort au tyran! à bas l’Empereur! répétèrent les Philadelphes.

Marcel tenant la trappe ouverte, tous les assistants descendirent un à un.

Renée voulait attendre que Marcel eût à son tour disparu dans le trou béant, mais celui-ci lui fit signe de passer, et, montrant Léonidas, il dit:

—Après vous, mon général...

—Du tout, répondit celui-ci, je suis ici capitaine à bord d’un navire en perdition... je dois rester le dernier...

Marcel fit un signe de soumission et posa le pied sur l’échelle.

Au moment de descendre, il releva la tête:

—Pardon, dit-il, on vous a interrompu à l’instant où vous alliez, mon général, nous dire votre nom... peut-être est-il bon que je le sache, pour le procès-verbal de cette séance?

—Très juste, répondit Léonidas.

Et s’engageant à son tour dans la soute noire, derrière Marcel, il dit ce simple nom:

—Général Malet!...

Puis il laissa retomber la trappe.

Il était temps: des coups de crosse ébranlaient la porte du hangar, qui avait servi de siège au comité de la rue Bourg-l’Abbé et les agents du préfet Dubois s’avançaient, avec précaution, dans la salle vide, tandis que les Philadelphes, ayant gagné la maison voisine, se dispersaient, ajournant l’exécution du projet hardi que le même général Malet devait reprendre témérairement plus tard, au moment de la déroute de Russie, le 22 octobre 1812.

V
GLOIRE D’AUTREFOIS

La guerre était commencée. Napoléon s’était préparé avec autant de prudence, de circonspection et de précautions de toutes sortes, en vue de la première rencontre, que si le salut de la France en eût dépendu.

La Prusse, au contraire, avec une infatuation que plus tard nous devions connaître, se fiant à sa vieille réputation militaire, toute glorieuse des souvenirs du grand Frédéric, abusée par les publicistes chauvins comme de Gentz, trompée par ses militaires qui affirmaient, en d’autres termes, mais avec la même présomptueuse sottise que notre maréchal Lebœuf soixante-quatre ans plus tard, qu’il ne manquait pas un bouton de guêtre aux grenadiers, la Prusse ayant pour chefs de vieux généraux comme Brunswick, Blücher et Mollendorf, semblait pénétrée de l’esprit d’imprudence et d’erreur dont il est parlé dans Athalie. La chute de la monarchie prussienne apparaissait fatale.

Un conseil de guerre fut tenu le 5 octobre 1806 à Erfurt, sous la présidence du roi Frédéric-Guillaume.

Le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf, les ministres, plusieurs officiers généraux, tinrent séance pendant deux jours.

Il est facile de gagner les batailles après coup et de refaire les plans de campagne, en évitant les fautes commises, en profitant des hasards heureux survenus.

Sans tomber dans cette façon trop aisée de tabler sur les faits accomplis, sans suivre la fortune et argumenter d’après le succès final, il est certain que les Prussiens commirent une faute immense dès le début de la campagne.

Ils devaient, loin de se porter au devant de Napoléon qui avait à sa disposition ses troupes de l’Allemagne du Sud, reculer, lui opposer l’espace, le terrain marécageux et difficile, l’attirer vers le Nord, et là joindre l’armée russe à qui la distance ne permettait pas d’entrer en ligne avant deux ou trois mois.

De sages conseils en ce sens furent produits, mais la reine Louise assistait à la discussion penchée sur le fauteuil du roi. Elle fut en cette circonstance le mauvais génie de la Prusse, comme une autre souveraine devait plus tard fatalement conseiller ceux qui disposaient des destinées de la France.

La reine murmura à l’oreille du roi son indignation de paraître reculer devant les Français qui n’avaient pas encore eu affaire à la première armée d’Europe, aux vainqueurs de Rosbach. Que dirait le peuple si animé, si excité, qui criait: A Paris! à Paris! dans les rues de Berlin. Et les étudiants aux discours enflammés, qui chaque soir emplissaient les brasseries de leurs belliqueuses provocations, accompagnées de larges rasades! Les philosophes s’en mêlaient: Fichte en tête, qui s’était engagé, et l’on ne rêvait, dans les laboratoires et parmi les pinacothèques, que l’extermination de l’armée française et la conquête des anciennes provinces de la Lotharingie. Il fallait avancer, pousser droit à l’ennemi. Une première victoire ouvrirait à l’armée prussienne la route de Paris! Et la reine disait:

—Vous hésitez, sire! Le peuple pensera que vous avez peur!...

Le roi, faible, indécis, qui aurait peut-être voulu encore arrêter les hostilités, tenter une démarche pacifique, se soumit aux arrêts de la reine Louise. Cette femme imprudente traduisait d’ailleurs, au conseil de guerre d’Erfurt, les passions populaires surexcitées et formulait les sentiments de toute la nation fanatisée.

La marche en avant fut résolue. Dans une note insultante et provocatrice, la Prusse demanda à la France de retirer immédiatement ses troupes de l’autre côté du Rhin. La date de cette retraite était exigée au 8 octobre.

Ce fut Berthier, major général, qui remit la note à l’Empereur.

—Très bien, lui dit froidement celui-ci, nous serons exacts au rendez-vous que nous donne le roi de Prusse. Le 8 octobre, au lieu d’être en France, nous serons en Saxe!

Immédiatement Napoléon adressa à l’armée la proclamation suivante:

«Soldats,

L’ordre pour votre rentrée en France était parti. Vous vous étiez déjà rapprochés de plusieurs marches, des fêtes triomphales vous attendaient. Mais des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs conseils. Si ce n’est plus Paris qu’ils veulent renverser jusque dans ses fondements, ils veulent que nous évacuions l’Allemagne à l’aspect de leurs armées. Soldats!... il n’est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que celui de l’honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe.

»Malheur donc à ceux qui nous provoquent! que les Prussiens éprouvent le même sort qu’ils éprouvèrent il y a quatorze ans...»

Le lendemain 8 octobre, l’armée franchissait la Saxe, par trois colonnes, et Murat, à la tête de la cavalerie, donnait les premiers coups de sabre.

Ce fut le combat de Schleitz. Le général prussien Tauenzien eut affaire au 27e léger, général Maison, et aux 94e et 95e de ligne, de la division Drouet. Murat avec le 4e hussards et le 5e chasseurs chargea en personne et décida de cette première victoire.

Un second combat eut lieu le 10, à Saalfeld. Le prince Louis de Prusse y fut tué et le maréchal Lannes marcha sur Iéna.

La panique des Prussiens fut considérable. Les rues de la petite ville universitaire d’Iéna étaient encombrées de fuyards. Les ponts de la Saale se trouvaient obstrués par les bagages, les fourgons, les blessés. La déroute se propagea jusqu’à Weimar.

Le 13 octobre, Napoléon était devant Iéna. Il donna les ordres suivants: Soult et Ney devaient se trouver à Iéna au plus tard dans la nuit. Murat ramènerait sa cavalerie vers Iéna et Bernadotte attendrait entre Iéna et Naumbourg, à Dornbourg, où se trouvait un pont sur la Saale.

A Naumbourg, le maréchal Davoust, chargé d’observer l’armée du prince de Hohenlohe, avait son quartier général.

Une hauteur domine Iéna. Là, avec Lannes et la garde, Napoléon se campa. Au centre d’un carré de quatre mille hommes, il établit sa tente. Depuis, l’on a nommé ce tertre fameux: Napoléonsberg.

Alors, avec une activité prodigieuse, il s’occupa d’amener son artillerie par des chemins difficiles. Une torche à la main, il dirigeait en personne les travaux du génie entaillant le roc pour livrer un passage au canon.

Brisé de fatigue, il ne voulut prendre du repos que lorsqu’il eut vu les premières pièces hissées.

Devant un feu de bivouac, se faisant apporter une chaise, il s’assit, à cheval, et les deux mains appuyées au dossier, il s’endormit, au milieu d’un cercle respectueux de soldats et d’officiers.

La Victoire, planant sur la Grande Armée de ses ailes invisibles, protégeait le sommeil du grand soldat.

Quand il rouvrit les yeux, un brouillard épais couvrait la plaine. Escorté par des hommes munis de torches, Napoléon parcourut le front des troupes. Il les harangua avec son énergie et sa précision accoutumées. Il fallait couper les Prussiens, les séparer des Russes, et la journée qui s’avançait allait renouveler les prodiges d’Austerlitz!...

Les cris de: «Vive l’Empereur!» éclatèrent et le signal d’attaquer fut donné à Lannes.

Le 14 octobre 1806 fut une double victoire: Iéna et Auerstaedt.

A Iéna, où Napoléon commandait en personne, la victoire fut un instant compromise par le maréchal Ney qui s’était engagé imprudemment.

A Auerstaedt, où Davoust ne fut pas secouru par Bernadotte, qui le jalousait et s’en tint à la lettre des ordres de Napoléon, en gardant sa position à Dornbourg, les Prussiens crurent un moment anéantir le 3e corps, mais la division Friant et la division Morand décidèrent de la victoire. Brunswick était frappé à mort, le maréchal de Mollendorf dangereusement blessé.

Le double et glorieux combat du 14 octobre anéantit l’armée prussienne. La débâcle fut épouvantable. Les cavaliers de Murat sabrèrent jusqu’à Weimar les fuyards.

Sans l’inaction de Bernadotte, il ne restait pas un soldat à la Prusse au lendemain de ces deux combats, où le maréchal Davoust égala Napoléon: Il doit partager sa gloire.

Le soir du combat, Napoléon parcourut un coin du champ de bataille.

Il regardait, pensif, des cadavres amoncelés auprès d’un bouquet de bois, où la cavalerie prussienne avait chargé.

Le numéro du régiment le frappa.

—De la 32e! s’écria-t-il. Encore de la 32e!... il en est tant tombé en Italie, en Egypte, en Allemagne, partout... Oh! les braves gens! dit-il à Rapp, son aide de camp, tout ému, comment peut-il rester encore des hommes de cet invincible régiment!

Et, l’Empereur, s’arrêtant, souleva son petit chapeau, et mit son cheval au pas, rendant ce suprême hommage à ces vaillants de la 32e demi-brigade, les soldats du pont d’Arcole et de Marengo.

Il continua sa ronde. A l’entrée du village d’Auerstaedt, se trouvait une petite ferme, autour de laquelle un vif engagement s’était livré, à en juger par les morts qui gisaient alentour et par les armes brisées, jetées, jonchant la prairie et le jardin attenant à la ferme.

Devant la porte de la grange soigneusement fermée, l’Empereur aperçut la silhouette démesurée d’une sorte de maigre géant, debout, paraissant monter la garde.

Sous son bras, le géant tenait une longue canne.

Napoléon poussa vivement son cheval et apostrophant l’étrange factionnaire:

—Que diable fais-tu là, toi, le tambour-major? dit-il.

Le tambour-major, redressant sa haute taille, prit sa canne, lui fit faire un vertigineux moulinet, la jeta en l’air, la rattrapa au vol et la présentant ensuite, dans l’attitude du soldat en armes devant un général, répondit:

—Sire, j’attends du renfort!

—Eh! mais je te reconnais... Tu es le tambour-major de mes grenadiers... Tu te nommes La Violette?

—Oui, sire, c’est moi-même... en route pour Berlin, comme Votre Majesté l’a ordonné...

—Bien! rassure-toi, nous irons à Berlin, mon brave! La route est ouverte à présent, dit en souriant l’Empereur... Mais, de quels renforts parlais-tu?

—Sire, je ne peux pas emmener à moi tout seul mes prisonniers.

—Tes prisonniers!... Quels prisonniers? dit Napoléon intrigué.

—Oui, des prisonniers que j’ai faits... Ils sont là... dans la grange... J’ai fermé la porte et j’attends...

—Tu as fait des prisonniers, toi?

—Oui, sire... un escadron! Je me trouvais là tout près avec mes tapins... J’ai aperçu des dragons rouges démontés qui s’enfuyaient, je les ai sommés de se rendre... ils m’ont écouté. Ils croyaient probablement que j’avais derrière moi le régiment... ils se sont rendus... alors je les ai enfermés là-dedans. Voilà comment ça s’est passé, sire!

Un des officiers de la suite avait pénétré dans la grange pendant ce colloque. Il vint rendre compte à l’Empereur de la vérité du fait. Soixante dragons rouges, ayant jeté leurs armes, se rendaient à merci, réclamant la vie sauve...

Napoléon, à cheval, se trouvait à peu près à la hauteur du front de La Violette.

—Approche ici, lui dit-il, de son air de bonne humeur...

Et, saisissant l’oreille de La Violette, il la lui tira violemment.

La Violette retint un cri de douleur. Il fallait que l’Empereur fût bigrement content pour pincer si fort...

—Ah! tu te permets, toi, un tambour-major, de faire des prisonniers de guerre... Ah! bien! attends un peu... je vais te payer la rançon...

Et l’Empereur élevant la voix, dit:

—Rapp, venez près de moi!

Rapp avança son cheval.

Napoléon porta vivement la main à la poitrine de Rapp, en détacha la croix de la Légion d’honneur, et la tendant à La Violette, tout abasourdi, lui dit:

—Tambour-major La Violette, tu es un brave... dorénavant tu porteras le signe de la bravoure... Rapp, faites diriger ces prisonniers sur Iéna!

Et sans attendre les remerciements du nouveau chevalier, véritablement ahuri, Napoléon mit son cheval au galop et continua sa visite du champ de bataille.

La Violette, les deux mains posées sur sa canne, considérait, pensif, la croix scintillant sur sa poitrine.

Il murmura d’un air profondément troublé:

—Je ne suis pas un poltron... je suis un brave?... moi, allons donc! Pourtant l’Empereur l’a dit...

Il ajouta en brandissant sa canne avec énergie:

—Enfin, ça y est... A présent il n’y a plus qu’à prouver à l’Empereur qu’il ne s’est pas trompé... Ah! quand donc aurai-je le bonheur de me faire casser la gueule pour lui!...

Et La Violette, rythmant sa marche de moulinets formidables, comme s’il commandait la charge à des tambours invisibles, arpenta le champ de bataille pour rejoindre son régiment, en criant:

—Nom de Dieu! où y en a-t-il encore des Prussiens que je les casse!...

VI
LEFEBVRE CHERCHE A COMPRENDRE

Rentré à son quartier général, Napoléon dit à Rapp de faire venir aussitôt le maréchal Lefebvre.

Puis, faisant signe à ses secrétaires qui, leurs portefeuilles sur les genoux, se disposaient à écrire, il commença à dicter, en se promenant de long en large selon son habitude, ne s’interrompant que pour puiser de larges prises de tabac dans sa tabatière d’écaille.

—Ecrivez, dit-il au premier secrétaire: «Le corps du maréchal Davoust a fait des prodiges. Ce maréchal a eu son chapeau emporté par un biscaïen, les cheveux effleurés et a reçu un grand nombre de balles dans ses habits. Il a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d’un homme de guerre. Il a été secondé par les généraux Gudin, Friant, Morand, Deultanne, chef de l’état-major, et par l’intrépidité rare de son brave corps d’armée. Les résultats de la bataille sont 30 à 40,000 prisonniers; il en arrive à chaque moment; 30 à 40, peut-être 60 drapeaux pris; 300 pièces de canon, des magasins immenses de subsistances en notre pouvoir. Au dire des déserteurs, des prisonniers et des parlementaires, le désordre et la consternation sont extrêmes dans les débris de l’armée ennemie.»

Napoléon cessa de dicter. On sait qu’il lui était presque impossible d’écrire. Sa main ne pouvait galoper sur le papier aussi rapide que sa pensée. Il en résultait un entassement d’hiéroglyphes, absolument illisibles, même pour lui.

La besogne de ses secrétaires était ardue. Bourrienne, Fain, Menneval, à force d’habitude, d’entraînement, d’attention, étaient parvenus à le suivre, dans ses fiévreuses improvisations.

Mais il se rendait compte de la difficulté pour ses scribes de noter ses paroles à mesure qu’elles s’échappaient de sa bouche, comme une coulée de fonte du creuset.

Aussi, entre chaque ordre, laissait-il une pause pour permettre au secrétaire essoufflé de le rattraper et de récrire les mots mis en abrégé.

—Ceci sera pour le 5e bulletin de la Grande-Armée, dit-il. Voici pour communiquer aux journaux, fit-il ensuite, d’un ton sarcastique, en se tournant vers son second secrétaire, tandis que le premier recopiait la dictée.

Il recommença sa promenade et lança cette fielleuse information:

—«La reine de Prusse a été plusieurs fois en vue de nos postes. Elle est dans des transes et des alarmes continuelles. La veille de la bataille, à Iéna, elle avait passé son régiment en revue. Elle excitait sans cesse le roi et les généraux. Elle voulait du sang. Le sang le plus précieux a coulé. Les généraux les plus marquants de son pays, Brunswick, Mollendorf, sont ceux sur qui sont tombés les premiers coups.»

Le ton de Napoléon était amer. Il semblait exercer une rancune d’homme contre la reine de Prusse, plutôt que relater sa victoire sur un souverain ennemi.

Il s’était arrêté, comme s’il cherchait ses mots, lui d’ordinaire si pressé, au débit si précipité et qui souvent n’achevait pas ses phrases.

Le secrétaire, surpris de ce répit inattendu, releva la tête et regarda l’Empereur avec inquiétude. Serait-il souffrant? Une indisposition subite venait-elle de l’atteindre, lui, l’homme invulnérable, qui ne connaissait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif, ni le sommeil, ni la maladie?

Napoléon reprit vivement, comme stimulé par l’interrogation muette de son secrétaire:

—Ecrivez, écrivez, monsieur!... «L’Empereur est logé au palais de Weimar, où logeait quelques jours avant la reine de Prusse. Il paraît que ce qu’on a dit d’elle est vrai. C’est une femme d’une jolie figure, mais de peu d’esprit, incapable de présager les conséquences de ce qu’elle faisait. Il faut aujourd’hui, au lieu de l’accuser, la plaindre, car elle doit avoir bien des remords des maux qu’elle a faits à sa patrie et de l’ascendant qu’elle a exercé sur le roi, son mari, qu’on s’accorde à présenter comme un parfait honnête homme, qui voulait la paix et le bien de ses peuples...»

De nouveau, Napoléon fit une pause...

Un personnage venait d’entrer sans bruit, tout crotté, l’uniforme déchiré et la broderie de son manteau calcinée par la poudre...

Il attendait respectueusement que l’Empereur eût fini de dicter.

Napoléon allant droit à lui, dit avec jovialité en lui secouant la main vigoureusement:

—Eh bien! mon vieux Lefebvre... Nous nous en sommes pas mal tirés cette fois... Hein! qu’en dis-tu?

—Sire, avec vous et mes grenadiers, on s’en tirera toujours!

—La garde impériale à pied, que tu commandais, a été admirable!...

—La garde impériale à cheval, que Bessières commandait, a été superbe aussi! dit Lefebvre qui exceptionnellement n’était pas jaloux des autres maréchaux et les aimait tous, excepté Bernadotte, en qui sa franche nature devinait la trahison.

—Vous avez tous été admirables! reprit Napoléon, et tu pourras dire à tes grenadiers ce soir: Soldats, l’empereur est content de vous!...

—Merci! oh! merci, sire!... ça leur suffira... d’ailleurs ils ne l’ont pas volé ce remerciement... Savez-vous que la garde a fait quatorze lieues d’une seule étape, en cognant tout le temps... Oh! sire, vous m’avez autrefois donné votre sabre des Pyramides, dit avec familiarité Lefebvre, vous ne ferez pas mal de m’en offrir un autre... le mien est tout faussé, voyez! on dirait un tire-bouchon...

—Bien! bien!... à la place de ton sabre, on te donnera une épée... Tu as déjà un bâton... tu pourras marcher ainsi...

—Je ne comprends pas bien... dit Lefebvre, dont les facultés d’induction n’étaient pas très développées... Sire, expliquez-moi...

—Voyons, tu as déjà le bâton de maréchal...

—C’est vrai... mais l’épée?...

—Tu comprendras plus tard... Donne-moi ton avis... Tu étais là quand je dictais cette note relative à la reine de Prusse...

—Oui, sire; est-ce que je puis parler...

—... Avec la liberté d’un soldat qui sait mal farder la vérité! dit avec emphase Napoléon qui aimait beaucoup à citer des vers de tragédie; je t’écoute, Lefebvre!...

—Eh bien, sire... je ne fais pas la guerre aux femmes, moi, et à votre place, je laisserais tranquille la reine de Prusse.

—Elle a voulu la guerre, c’est elle qui est cause que tant de mes braves dorment ce soir, sans tombeau, dans les vallons d’Iéna, dans les rues d’Auerstaedt!...

—Le peuple prussien voulait aussi la guerre...

—La reine l’a poussé, ensorcelé, trompé, dit avec fermeté Napoléon. Les bourgeois et les ouvriers, laboureurs, artisans, avaient vu la guerre avec peine. Oui! une poignée de femmes, de jeunes officiers, ont seuls fait le tapage et le mal... il n’y a pas un homme sensé qui n’ait deviné ce qui allait advenir, aussi bien à Paris qu’à Berlin...

—Ça c’est vrai!... les Prussiens ne pouvaient pas se mettre dans le toupet qu’ils battraient Napoléon, Lannes, Ney, Davoust, Soult, sans m’oublier avec mes grenadiers! dit Lefebvre avec une naïve simplicité, qui excluait toute idée de fanfaronnade et de gloriole.

—Les gens raisonnables, continua Napoléon, tout à son idée, accusent le voyage de l’empereur Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement qui s’est dès lors opéré dans l’esprit de la reine, de femme timide et modeste, s’occupant de son intérieur, devenue turbulente et guerrière, est dû à l’impression qu’a produite sur elle le bel empereur Alexandre...

—Vous croyez la reine amoureuse du tsar?

—Elle a cherché à lui plaire, du moins par ses goûts... Elle s’est mise à commander un régiment, à assister aux conseils de guerre... Elle a si bien mené son mari par le bout du nez, qu’elle l’a conduit, en quelques jours, avec son trône, au bord du précipice... Oh! femmes! femmes! quelles funestes conseillères vous êtes pour les souverains! Retournez à vos fuseaux et laissez les hommes tenir le sceptre et l’épée!... Attends un peu, Lefebvre, je vais encore lui dire son fait à cette reine téméraire et frivole!...

Et aussitôt l’Empereur, se tournant vers un des secrétaires, lui commanda:

—Ajoutez ceci à la note que vous avez transcrite: «On trouve, dans les boutiques des villes et jusque dans les cabanes des paysans, une gravure qui excite le rire...

Napoléon suspendit sa parole. Il paraissait chercher un trait méchant.

Il reprit, avec un plissement ironique de la lèvre supérieure:

—«... On y voit le bel empereur de Russie, près de lui la reine, et de l’autre côté le roi qui lève la main, faisant serment sur le tombeau du Grand Frédéric, à Potsdam, de battre les armées françaises. La reine, drapée d’un schall, à peu près comme les gravures de Londres représentant Lady Hamilton, appuie la main sur son cœur et a l’air de regarder l’empereur de Russie. L’ombre du grand Frédéric n’a pu que s’indigner de cette scène scandaleuse. Son esprit, son génie et ses vœux, étaient avec la nation qu’il a tant estimée, et dont il disait que s’il en était le roi, il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission...»

Ayant dicté, il s’arrêta, sourit, visiblement content de sa rédaction, et regarda Lefebvre, comme cherchant une approbation.

Mais celui-ci semblait absorbé par la contemplation d’un plan, étalé sur la table de l’Empereur.

Des figures géométriques, des lignes, des échelles, des chiffres, couvraient les marges de ce plan.

Napoléon s’approcha de Lefebvre et lui dit:

—Tu vois là un beau travail... c’est d’un ingénieur du plus grand mérite... le général Chasseloup...

—Ah! oui! dit Lefebvre d’un ton assez indifférent, et il détourna la tête, ne s’intéressant que médiocrement à ces travaux géographiques qui pour lui étaient de l’hébreu.

Napoléon insista:

—C’est le plan de la ville de Dantzig, dit-il... avec l’étude des distances, des hauteurs et des positions tout autour de la place...

—Ah! c’est Dantzig?... parfaitement!... connais pas Dantzig, dit Lefebvre de plus en plus froid et n’attachant aucune importance à ce renseignement fourni par l’Empereur.

Celui-ci, toujours souriant, continua:

—Tu connaîtras bientôt Dantzig, mon vieux Lefebvre... C’est un port de premier ordre sur la Vistule. Tout le commerce du Nord y aboutit... Il y a là des ressources immenses, des approvisionnements inépuisables... pour la campagne que je veux entreprendre dans les plaines de Pologne... car nous allons au-devant des Russes...

—Tant mieux! dit Lefebvre, ça me fera plaisir de taper un peu sur des troupes plus sérieuses que celles du roi de Prusse... Et quand y allons-nous au-devant de ces Russes?...

—Attends!... de la patience, Lefebvre! La Russie est un vaste empire et les difficultés sont grandes pour l’aborder. Elle se défend par l’espace, par le froid, par le manque de communications, par la famine aussi... Mes soldats mourraient de faim et manqueraient de tout dans les neiges de la Pologne, ils n’atteindraient jamais le cœur de la Moscovie, si je ne m’assurais des magasins sur mes derrières... Voilà pourquoi il me faut Dantzig...

—S’il vous la faut, vous l’aurez!

—J’y compte bien, mais Dantzig est une place de premier ordre... Le roi de Prusse en a fait la citadelle de son royaume assailli... Une garnison de quatorze mille Prussiens, renforcée de quatre mille Russes, la défend... C’est le brave maréchal Kalkreuth qui en est le gouverneur... un soldat énergique, je te le jure! il est en train de faire brûler les faubourgs afin d’ôter tout abri à l’assaillant... Ce n’est pas tout... suis avec moi sur le plan...

Et Napoléon, du doigt, montra à Lefebvre qui écarquillait les yeux, ouvrait les oreilles et feignait de comprendre, le travail du général du génie Chasseloup.

—Tu vois, continua Napoléon, ce trait, c’est un banc de sable, le Nehrung, il a une vingtaine de lieues... il n’a pas un arbre, pas une maison, pas un abri, il protège Dantzig, qui est à une lieue de la mer, et sert à relier cette ville avec le port de Kœnigsberg... un canal avec une île, le Holsen, mène à la pleine mer... des redoutes défendent toutes les passes de ce canal... enfin la place, entourée d’eau de trois côtés par la Vistule et la rivière Motlau, est couverte par une enceinte bastionnée... à tout instant les défenseurs peuvent inonder les abords... des ouvrages en terre, qui ont été garnis, non pas avec de la maçonnerie, mais de palissades très fortes, de quinze pouces de diamètre, qui résistent aux boulets et ne peuvent s’ébouler en faisant brèche, achèvent le système défensif de ce boulevard des monarchies septentrionales... Tu vois tout cela, mon vieux Lefebvre... comme je te l’ai dit, Dantzig passe pour imprenable...

Lefebvre hocha la tête et répondit avec la sérénité que lui laissait toute cette explication de l’Empereur:

—Imprenable?... parfaitement, sire!...

Et il pensait tout bas:

—Pourquoi, diable! l’Empereur me raconte-t-il tout cela?... Qu’est-ce qu’il veut que je comprenne à ces paperasses-là?... où il y a un tas de lignes et de points, avec des grandes barres qui s’en vont à droite, à gauche...

Napoléon reprit lentement, en tapant sur le bras du maréchal:

—Oui, Dantzig est imprenable... voilà pourquoi c’est toi que j’ai chargé de la prendre!...

Lefebvre eut un violent mouvement de surprise.

—Moi!... c’est moi qui... Eh bien! oui, sire... On la prendra... avec mes grenadiers, parbleu!...

Napoléon haussa légèrement les épaules.

—Avec ça, imbécile! dit-il en montrant le plan de Chasseloup.

Lefebvre demeura stupéfait. Il regardait tour à tour le plan et son empereur, paraissant également démonté par le rapprochement auquel, dans un effort mental pénible, il se livrait pour trouver entre eux une corrélation. Que voulait dire Napoléon? Est-ce qu’on prenait les villes avec des morceaux de papier à présent? Que signifiait tout ce grimoire des ingénieurs? On lui ordonnait de prendre Dantzig, c’est bon! Il l’enlèverait à l’assaut, à la tête de ses grenadiers... on verrait après!

Napoléon observait du coin de l’œil son vieux soldat.

Il aimait beaucoup Lefebvre. Il savait à quoi s’en tenir sur ses qualités: le plus valeureux et le moins savant de ses compagnons d’armes. Avec cela, ayant conservé des idées républicaines fort vives, considérant toujours l’Empire comme la Révolution en armes, avec un gouvernement où les avocats étaient remplacés par des soldats. Napoléon craignait sa franchise et sa rude bonhomie. Il avait aussi quelque méfiance de la langue hardie de sa femme, la Sans-Gêne. Depuis longtemps il méditait de donner à Lefebvre une haute récompense, un témoignage éclatant de sa faveur et de son amitié. L’occasion du siège de Dantzig se présentait. Il la saisissait.

Il ne se faisait aucune illusion sur les talents de Lefebvre en matière de siège. Mais il pensait diriger de loin lui-même les travaux d’attaque; le plan du général Chasseloup lui avait paru excellent. Lefebvre l’exécuterait fidèlement, et au jour de l’assaut final, quand il pourrait se mettre à la tête de ses grenadiers, on serait assuré que rien ne résisterait à cette escalade de géants.

Lefebvre, hors d’état de commander en chef un corps d’armée, était très capable de fort bien soutenir ce siège, le premier que depuis Mantoue l’armée française allait entreprendre sérieusement.

Le maréchal eut le bon sens et la modestie de faire valoir le peu de compétence qu’il se reconnaissait dans les opérations du génie. Il demanda d’être réservé pour une bataille où il n’aurait qu’à foncer sur les carrés ennemis.

—Vieille bête, lui dit l’Empereur, se haussant pour essayer de lui atteindre l’oreille et de la pincer, tu prendras Dantzig, puisque je le veux, et puis, il faut bien, quand nous rentrerons en France, que tu aies, toi aussi, quelque chose à raconter dans la salle du Sénat!...

Lefebvre s’inclina, tout heureux de la confiance de l’Empereur. Celui-ci lui avait promis, d’ailleurs, de lui envoyer des instructions minutieuses, et puis il aurait, pour le seconder, l’ingénieur Chasseloup et le général d’artillerie Lariboisière:

—Je m’en vais écrire cette bonne nouvelle à ma femme, dit Lefebvre en prenant congé de l’Empereur... Oh! elle sera bien heureuse et une fois de plus elle bénira Votre Majesté de ses bontés!...

—Ta femme? La Sans-Gêne? dit Napoléon d’un ton dédaigneux... Ah!... tu y tiens beaucoup à ta femme, Lefebvre?... demanda-t-il négligemment.

Le maréchal fit un haut-le-corps de surprise.

—Si j’y tiens?... pourquoi me demander cela, sire!... Mais Catherine et moi nous nous idolâtrons, comme de vrais petits bourgeois... oui, nous sommes restés les mêmes qu’au temps où, elle blanchisseuse et moi simple sergent, nous ne nous doutions pas que nous serions un jour à votre cour, elle madame la Maréchale et moi commandant votre garde impériale!... Si j’aime Catherine! oh! sire!... mon empereur, ma femme et mon drapeau... je ne connais que ça et le port d’armes, moi!... je suis ignorant, j’ai à peine été à l’école... je ne suis capable que de trois choses: servir mon empereur, aimer ma femme et défendre l’aigle que vous m’avez confiée... mais ça, je le sais bien et je défie le plus malin de tout l’empire, quand Bernadotte et votre Fouché s’en mêleraient, d’être plus fort que moi, sur ces articles-là!...

—C’est bon! calme-toi, Lefebvre, dit l’Empereur, dissimulant sous un sourire une pensée qui lui était venue et qu’il ne jugeait pas à propos de faire connaître, du moins quant à présent... je ne veux pas t’empêcher de cajoler ta femme... quand tu auras pris Dantzig et que nous reviendrons vainqueurs sur toute la ligne... Va! mon vieux soldat, je sais que la maréchale Lefebvre, malgré des intempérances de langage et une allure de gendarme parfois déplacée dans une cour comme la mienne, est au fond une bonne et vaillante épouse... on pourra peut-être sourire, en secret, mais tout le monde s’inclinera si je pose sur le bonnet de l’ancienne blanchisseuse un trophée que tous envieront!...

—Ah! je cherche à comprendre, murmura Lefebvre, en se frottant les tempes comme pour forcer les idées difficiles à pénétrer... Oui, j’ai déjà le bâton de maréchal... vous voulez y joindre autre chose... Oh! sire! qu’est-ce qu’il faut donc faire pour vous!... Pour mériter tout cela, que dois-je tenter d’impossible?

—Je te l’ai dit: prendre Dantzig...

—J’y vais! répondit Lefebvre; et après s’être incliné devant Napoléon, en courant, il sortit, les yeux brillants, le teint plus coloré que de coutume, comme s’il allait, en quittant l’Empereur, marcher sur la ville et l’emporter d’assaut, en deux temps et trois mouvements.

—Le brave cœur! murmura Napoléon le regardant s’éloigner, quels hommes de Plutarque ces soldats d’autrefois!...

Il poussa un soupir et ajouta:

—Ces héros deviendront bientôt inutiles... la guerre change... je l’ai transformée... et l’on ne retrouvera plus d’hommes comme Lefebvre... ni comme moi peut-être!... Bah! qui vivra verra!

Et faisant une pirouette, Napoléon dit à ses secrétaires, attentifs, la plume en arrêt, prêts à happer à son passage la phrase qu’il allait brusquement jeter:

—Ecrivez, messieurs... vous M. Fain à M. Fouché... «Mon cher ministre, je suis très mécontent de l’attitude de l’Académie française. L’abbé Sicard, recevant le cardinal Maury, s’est fort mal exprimé sur le compte de Mirabeau... On s’est élevé avec d’inutiles déclamations contre la Révolution et les révolutionnaires... je ne veux point qu’il y ait des réactions dans l’opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge dans les journaux...»

Ayant adressé cette mercuriale lointaine au ministre de la police, il passa immédiatement à un autre sujet:

—«Le directeur de l’Opéra, dit-il de sa voix saccadée, s’abstiendra de toutes tracasseries à l’égard du machiniste qui m’est signalé. Ce n’est pas la faute de ce bon serviteur si le changement de décoration indiqué au dernier ballet a manqué. Je ne veux pas que ce machiniste soit victime d’un accident fortuit, mon habitude est de soutenir les faibles. Les actrices monteront dans les nuages ou n’y monteront pas, mais je ne veux pas qu’on profite de cela pour intriguer...»

Puis, ayant ainsi touché à tant de sujets divers, affirmant sa merveilleuse ubiquité d’esprit, Napoléon congédia ses secrétaires, en leur disant:

—Au revoir, messieurs!... prenez un peu de repos... demain nous serons à Potsdam et après-demain nous entrerons dans Berlin!...

VII
L’ENTRÉE A BERLIN

Le 27 octobre 1806, Berlin assista à un spectacle grandiose, rappelant les scènes les plus pompeuses de la vie antique. Comme les légions romaines, la grande armée victorieuse faisait son entrée dans la capitale d’un état vaincu.

Dès l’aube, toute la ville était sur pied. Les fenêtres se garnissaient, et les balcons disparaissaient sous une triple rangée d’hommes et de femmes. Des têtes, encore des têtes, apparaissaient à toutes les maisons; en espaliers humains les avenues, les boulevards, les rues se transformaient.

L’avenue qui mène de Charlottenbourg au palais du roi était emplie d’une foule compacte. Beaucoup de femmes, se haussant curieusement sur la pointe du pied, encombraient les seuils des allées. Des pères portaient leurs enfants sur leurs épaules. Des échelles, des escabeaux, des tréteaux avaient été réquisitionnés partout et disposés le long des maisons, dans les rues débouchant sur les voies du parcours.

Tous les regards étaient tournés vers la porte de Charlottenbourg, tenue fermée, et que deux agents de police gardaient, écartant les badauds trop empressés et les gamins trop familiers.

Toute cette masse populaire chuchotait, s’entretenait à mi-voix, bourdonnait sourdement. On se racontait, avec l’effroi de jeunes enfants écoutant des histoires de brigands, la prodigieuse succession d’événements qui avaient amené Napoléon et son armée jusque dans Berlin.

Aucun cri de colère ne s’élevait de cette population, oppressée par la défaite, mais intimidée et presque subjuguée par la grandeur de la victoire.

La curiosité, le désir de voir de près le grand Napoléon, de considérer les traits, le costume, les allures du vainqueur de quarante batailles rangées, et aussi la satisfaction de regarder défiler ses soldats invincibles, sur les prouesses desquels de surprenantes légendes déjà couraient, avaient dominé le sentiment de douleur et de prostration qui devait se trouver au fond de toutes ces âmes.

Et puis, on se disait que c’était la première fois que le César français exigeait ainsi les honneurs du triomphe. Berlin avait le privilège douloureux d’être le théâtre d’un inoubliable et extraordinaire spectacle.

Aussi, un long et prolongé murmure, où il y avait de l’angoisse mêlée au plaisir comme il s’en produit quand on assiste de loin à la sublime horreur d’une catastrophe, sortit de toutes les poitrines et se transmit de bouche en bouche, par toutes les rues avoisinant le palais, quand la porte de Charlottenbourg s’ouvrit...

—Ah! ah!... les voici!... Attention!...

Immense et lumineux, dominant comme un phare une mer d’hommes, apparut tout d’abord un plumet tricolore, aigrette aux couleurs de la Révolution, et au-dessus, un haut bonnet à poils à ganse d’or...

Aérienne, impérieuse, souple et forte, autour de ce plumet et de ce bonnet à poils, une canne voltigeait, s’élevait dans l’arcature de la porte de Charlottenbourg, descendait, remontait, sceptre mobile de la reine des batailles...

Majestueux, plus haut que jamais, se redressant et se cambrant dans un dandinement rythmique des épaules, La Violette, ainsi que l’Empereur l’avait promis, le premier, entrait dans Berlin.

Et la canne du tambour-major des grenadiers de la garde semblait un peu cousine de l’épée de Napoléon.

Sur la poitrine de La Violette scintillait l’étoile...

La physionomie placide de l’ancien aide-cantinier paraissait scintiller aussi dans l’éclat de cette belle journée...

En se balançant devant les Berlinois, la canne haute et le plumet pointant au ciel, La Violette paraissait dire:

—Regardez-moi, enfants de Berlin!... la France est le plus beau pays du monde... l’armée est ce qu’il y a de plus beau dans la France... le plus beau régiment de France, c’est le 1er régiment de grenadiers... le plus bel homme du 1er régiment de grenadiers, c’est moi, son tambour-major... regardez-moi bien, enfants de Prusse, vous avez sous les yeux le plus bel homme de toute la terre!...

Et il ajoutait, et cela avec un soupir:

—Ah! si Catherine... je veux dire, si la Maréchale me voyait!...

Car, au fond du cœur, La Violette avait toujours gardé pour la Sans-Gêne un amour profond, respectueux, naïf, un amour simple comme son héroïsme et grand comme sa taille...

Derrière les tambours battant avec ostentation le pas redoublé, derrière la colossale forêt des grenadiers, marchant au pas, dans une régularité de géants automatiques, les voltigeurs venaient alertes, dispos, râblés, pleins d’entrain...

Puis un vide: un état-major éblouissant! Davoust, Lefebvre, Berthier, Augereau, les glorieux maréchaux de l’empire, dont la foule se redisait les noms.

Encore un vide plus grand, et tout seul—astre solitaire, entraînant dans son orbe toutes ces brillantes constellations militaires, centre, foyer, soleil,—sur son cheval blanc à la selle dorée, la redingote grise ouverte, laissant voir son uniforme de colonel de chasseurs et son gilet blanc, l’Empereur...

Derrière lui, les superbes cuirassiers de la garde, commandés par les généraux d’Hautpoul et Nansouty...

L’admiration et l’étonnement pesaient sur cette foule, enchaînant les clameurs, comprimant les révoltes, imposant le respect.

Au milieu d’une haie silencieuse, le cortège impérial traversa la ville.

Il faut rendre au patriotisme prussien et à sa digne attitude l’hommage mérité: pas un cri de haine inopportun, pas une protestation absurde et emphatique ne s’élevèrent des rangs de cette nation vaincue et humiliée, mais aussi pas un applaudissement, pas un bravo au spectacle des vainqueurs paradant en armes dans la capitale prussienne occupée...

Plus tard, un autre défilé avait lieu, pas à Berlin, mais à Paris... les Prussiens, les Anglais, les Autrichiens, les Russes passaient sur le boulevard, de la Bastille à la place Vendôme, au milieu des acclamations frénétiques de misérables Français ravis de la défaite, et des mouchoirs s’agitaient aux fenêtres, tandis que des cris de joie étaient poussés par des femmes en délire. Les royalistes s’époumonnaient à hurler: «Vive l’empereur Alexandre! vive le roi de Prusse! vivent nos bons amis les ennemis!» Les partisans des Bourbons ont imprimé ce jour-là une tache de honte durable au front de la France...

Il a fallu, pour l’effacer, la sublime et tragique attitude de Paris, dans la journée éternellement néfaste du 1er mars 1871.

Ce jour-là, Paris fut un désert. La consternation d’un village ravagé par l’épidémie. Les portes closes, les fenêtres fermées, les rues vides, la vie urbaine suspendue, Paris offrit un spectacle plus digne encore que celui de Berlin courant admirer l’entrée de la Grande-Armée dans ses rues. Nos vainqueurs, du reste, parqués comme un troupeau suspect, dans un coin de la ville, ne dépassèrent point la place de la Concorde. Et qu’aperçurent leurs cavaliers caracolant autour de l’obélisque? Le silence des factionnaires aux barricades détournant la tête et, sur la place vaste, nue, sinistre, les statues imposantes des villes de France, portant sur leurs faces de pierre un masque de crêpe noir, afin de ne pas voir l’approche des vainqueurs!... Touchant symbolisme du patriotisme accablé.

L’entrée des Français à Berlin, le 27 octobre 1806, ce n’était pas la victoire des chouans, des émigrés, des amis de l’Angleterre, comme à l’époque douloureuse où la cocarde blanche chez nous triompha. Les citoyens de Berlin se trouvaient tous unis devant Napoléon vainqueur et n’attendaient pas de lui un gouvernement.

Maître de Berlin, Napoléon, après avoir reçu solennellement les clefs de la ville, accorda audience aux magistrats et s’efforça de les rassurer. Des ordres sévères furent donnés pour maintenir la discipline et prévenir les violences, les rixes, les exactions.

Avec une grande bienveillance, l’Empereur accueillit le prince de Hatzfeld, qui était le bourgmestre de Berlin.

L’empereur demanda au prince de Hatzfeld s’il voulait résigner ses fonctions, lui assurant qu’un traitement honorable lui serait réservé. Il lui offrit également de lui conserver ses dignités et sa place. Il ne voulait toucher aux institutions de la Prusse que si les autorités locales refusaient de se soumettre. Il offrit donc au bourgmestre de le laisser en fonctions, de respecter son corps municipal et de lui permettre d’administrer, comme par le passé, la ville, mais à une condition c’est que, dans ce cas, il ne tenterait rien de fâcheux contre les Français, qu’il ne tirerait aucun parti des renseignements qu’il pourrait avoir, en conservant les employés et agents de la ville sous ses ordres. C’était raisonnable et équitable.

Le prince de Hatzfeld accepta ces conditions. Il remercia vivement l’Empereur de sa bonté. Il continuerait donc à administrer Berlin et, faisant apporter une Bible, il étendit la main et jura solennellement de ne rien entreprendre contre l’armée française ni contre son chef et de ne rien révéler aux généraux du roi de Prusse des mouvements de troupes qu’il serait à même de surprendre.

Rien ne forçait le prince de Hatzfeld, qui était un homme intelligent et éclairé, à prendre cet engagement.

Un patriote endurci eût préféré peut-être ne pas rester en place et se retirer devant le vainqueur, gardant ainsi toute sa liberté d’agir.

Mais dans l’intérêt de ses concitoyens, ayant accepté de garder son pouvoir, sous la condition de ne pas se servir de la facilité qui lui était accordée pour nuire à l’armée française, il est certain qu’au seul point de vue de l’honneur, le prince de Hatzfeld devait tenir son serment.

Le patriotisme excuse sans doute les infractions à ces serments-là, mais il est plus prudent de ne pas les prêter.

Le prince de Hatzfeld parti, Napoléon allait se mettre au travail avec ses secrétaires, quand Duroc l’avertit que le maréchal Lefebvre désirait lui parler.

—Qu’il entre, dit vivement Napoléon, est-ce que Lefebvre a besoin d’une lettre d’audience... je fais faire antichambre aux rois, mais pas à un maréchal comme Lefebvre...

—C’est qu’il a avec lui un jeune sous-lieutenant, et il craignait que Votre Majesté ne pût le recevoir.

—Un sous-lieutenant?... Son fils peut-être?...

Duroc secoua la tête.

—Non sire... le maréchal Lefebvre n’a pas de fils aux armées...

Napoléon fronça le sourcil.

—Ah! oui, fit-il... le fils de Lefebvre s’imagine, lui aussi, qu’il est sorti d’une race de potentats... il est tel que des gens que je connais bien... ils considèrent comme leur étant dû légitimement ce qu’ils ne tiennent que du hasard et de moi... Le fils de Lefebvre se croit gentilhomme parce que j’ai fait son père maréchal et grand-aigle... il a des idées frondeuses... il connaît madame de Staël, Benjamin Constant... c’est un idéologue!... est-ce qu’il conspire?

—Je n’ai pas dit cela, sire... répondit Duroc vivement.

—Ça suffit... je me souviendrai à l’occasion de ce fils de mon maréchal qui n’est pas avec son père et avec moi sous les drapeaux!... Duroc, faites entrer Lefebvre et ce sous-lieutenant...

VIII
LA PROMOTION D’HENRIOT

Lefebvre présenta à l’Empereur le sous-lieutenant Henriot, son filleul.

Fixant son œil profond sur le jeune homme, Napoléon lui demanda de son ton bref:

—Votre âge?

—Vingt et un ans, sire.

—Sous-lieutenant au 4e hussards?... votre général est Lasalle... vous êtes le filleul du maréchal Lefebvre?...

—La maréchale l’a adopté, sire, sur le champ de bataille... à Jemmapes... dit Lefebvre, répondant pour le jeune officier troublé.

—Beau combat, Jemmapes!... et c’est à Iéna que vous avez fait vos premières armes, c’est un bon début, lieutenant!...

—Dans quel régiment, sire? répondit Henriot avec simplicité.

L’Empereur tressaillit. Il aimait les réponses précises et goûtait la présence d’esprit.

Il augura bien de l’à-propos de ce jeune homme.

—Ah! je vous ai nommé lieutenant? dit-il en souriant, eh bien! lieutenant vous resterez... au même régiment... S’il n’y a pas d’emploi vacant, Murat ou Lasalle se chargeront de vous en fournir un à la première affaire... Oh! il y aura des places pour tout le monde dans cette campagne qui ne fait que commencer...

Lefebvre s’approcha:

—Sire, je vous remercie pour notre enfant adoptif... la maréchale sera bien heureuse!... D’ailleurs, ce grade que vous venez d’accorder à Henriot, il l’avait mérité, et vous n’avez fait que rendre justice à un vrai soldat...

—Ton élève, Lefebvre?...

—Dont je suis fier, sire... Raconte ce que tu as fait, petit, pour justifier la faveur de Sa Majesté, continua-t-il en se tournant vers le jeune officier.

Henriot rougit, hésita, balbutia...

—Tu ne tremblais pas ainsi devant la place de Stettin! dit brusquement Lefebvre.

—L’Empereur est plus redoutable que Stettin! murmura le nouveau lieutenant.

—Cependant tu as pris Stettin! s’écria vivement Lefebvre.

—Oh! oh!... comment, ce hussard a pris Stettin? fit l’Empereur, de très bonne humeur... expliquez-moi donc cela... On vient, en effet, de m’envoyer le rapport de la reddition inespérée de cette place considérable... mais vous n’avez pas à vous tout seul, je suppose, pris une place forte ayant une nombreuse garnison et de l’artillerie?

—Sire, j’avais avec moi un peloton de hussards!... répondit modestement Henriot.

Lefebvre intervint de nouveau:

—C’est comme il le dit à Votre Majesté... la chose a été rondement enlevée! fit-il, tout joyeux de vanter son protégé... Le général Lasalle galopait avec ses hussards et ses chasseurs dans la campagne... il ne connaissait pas très bien le pays, Lasalle... il envoie le sous-lieutenant Henriot avec un peloton de hussards pour reconnaître une sorte de gros village qu’il apercevait dans le lointain...

—Un peloton seulement!... quelle imprudence!... Continue, Lefebvre...

—Aussitôt, reprit Lefebvre, l’officier part, il arrive sous les murs d’une grande ville, toute bastionnée, et dont les remparts apparaissaient garnis de nombreuses pièces... Achève, Henriot, fais savoir à Sa Majesté ce qui s’est alors passé...

Le jeune homme s’enhardit.

—Surpris de me trouver devant une place de cette importance... qu’on m’avait dit n’être qu’un village... je m’arrêtai!...

—Lasalle est brave comme toi, Lefebvre, mais il est aussi ignorant en géographie!... dit l’Empereur en faisant une grimace; poursuivez, lieutenant!

—J’hésitai un instant sur ce qu’il convenait de faire, reprit Henriot d’une voix plus assurée, encouragé par la bienveillance visible de l’Empereur... mais j’avais été aperçu de la garnison... déjà l’on pointait sur moi les canons... Si je commandais demi-tour à mes hommes, nous allions essuyer toute une bordée et je n’aurais probablement pas pu prévenir mon général de l’existence de cette place forte... Toute notre cavalerie éparse dans la plaine s’offrirait au feu meurtrier des défenseurs abrités par les remparts... Sans bien me rendre compte de ce qu’il était prudent de faire, je tirai mon sabre et criai à mes hommes: En avant!...

—Très bien!... et alors?... dit l’Empereur intéressé vivement par ce récit.

—En nous voyant débouler vers le pont-levis, un officier parut sur le glacis... J’ordonnai: Halte!... je rangeai mes hommes sur une ligne et je sommai le commandant de me rendre la place... Le pont-levis s’est abaissé... Nous sommes entrés... J’ai détaché un maréchal des logis au général Lasalle... une heure après il galopait dans la ville... Le gouverneur lui remettait officiellement les clefs et la garnison était prisonnière avec son matériel...

—Combien d’hommes?

—Six mille environ!...

—C’est un beau, un grand fait d’armes!... et je vous en félicite, capitaine, pardon!... chef d’escadron, dit l’empereur se reprenant... Enlever une place-forte avec de la cavalerie vaut bien ce grade... Lefebvre, je te fais compliment de ton filleul, tu veilleras à ce que Rapp me donne aujourd’hui son brevet à signer!... Au revoir, commandant, j’aurai l’œil sur vous!... il faut que je lise le rapport de Lasalle et que j’envoie à Talleyrand, pour le bulletin de la Grande-Armée, le récit de cette belle action!...

Et Napoléon tendit la main au jeune chef d’escadron, si rapidement et si légitimement promu, puis il congédia Lefebvre et son protégé; tous deux s’éloignèrent ravis et glorifiant leur empereur.

Henriot, ému, suivait dans la rue le maréchal marchant à pied, au milieu des regards curieux des Berlinois et des saluts respectueux des soldats rencontrés.

—Où allons-nous, monsieur le maréchal? demanda-t-il surpris de voir Lefebvre se diriger vers un bel édifice situé non loin du palais du roi, où logeait l’Empereur.

—Au palais municipal... chez le prince de Hatzfeld, le bourgmestre, répondit Lefebvre.

—Qu’allons-nous donc faire chez le bourgmestre?...

—Tu vas le savoir, dit Lefebvre avec un sourire malicieux... Henriot, te souviens-tu de ta petite camarade Alice?...

Henriot rougit.

—Si je m’en souviens!... Nous avons joué ensemble... ensemble nous avons dormi dans la voiture du régiment...

—Oui... Quand ma bonne Catherine était cantinière... Alice, tu le sais, avait été recueillie par elle, au milieu des obus et dans le désordre d’une ville assiégée... c’était en 1792, à Verdun... Nous vous avons élevés tous les deux, comme frère et sœur... Nous manquions peut-être de prudence! ajouta Lefebvre en regardant le jeune officier du coin de l’œil.

Henriot répondit aussitôt:

—J’ai eu beaucoup de peine quand j’ai dû la quitter... j’étais si accoutumé à Alice! Elle était si douce, si aimante, si jolie aussi!...

—Oui... vous jouiez au petit mari et à la petite femme... ces enfantillages-là ça prend quelquefois de l’importance, plus tard!... Enfin, tu l’as regrettée, ta jeune camarade, quand après la Terreur, ses parents, les Beaurepaire, qui avaient émigré, car ce n’étaient point des patriotes comme le brave défenseur de Verdun, l’ont réclamée. Elle n’avait plus sa mère, ou du moins la malheureuse Herminie de Beaurepaire ne comptait plus au nombre des êtres agissants; à la suite de la mort tragique de son père le commandant, elle a perdu la raison... il a fallu nous séparer d’Alice...

—Ce jour-là j’ai souffert comme si l’on avait mis la moitié de moi-même au tombeau!...

—Tu l’aimais cette petite Alice?... Diable! je m’en doutais bien un peu... mais je ne savais pas que ces gamineries d’enfant fussent si tenaces... j’ai peut-être tort alors de faire ce que je fais! dit Lefebvre s’arrêtant brusquement, comme s’il allait changer de route.

—Quelle intention aviez-vous donc?

—Je voulais... hum! j’ai peur que Catherine ne soit mécontente quand elle saura cela... Enfin! Alice est ici...

—A Berlin!...

—Oui... sa famille, très pauvre, n’avait pu continuer à s’en charger pendant l’émigration... Des relations d’amitié s’étaient établies à Coblentz entre l’un des Beaurepaire et le prince de Hatzfeld. La femme du prince a bien voulu se charger d’Alice... elle l’a gardée auprès d’elle comme lectrice...

—Nous allons la revoir! s’écria Henriot, tout enflammé de plaisir. Oh! quel bonheur!

—Alice nous a aperçus tous les deux, quand nous défilions dans les rues de Berlin... elle a parlé de nous, de toi, surtout de toi, à la princesse... et j’ai reçu une invitation à dîner chez le bourgmestre, avec prière de t’amener...

—Oh! monsieur le maréchal, que vous êtes bon!...

—Hum! je suis bon!... Je ne suis peut-être qu’une vieille bête, comme me le dit souvent l’Empereur... Enfin, advienne que pourra!... je me suis laissé embobiner par la princesse et par Alice. J’ai promis de te conduire dîner au palais municipal, nous y voici... C’est trop tard pour refuser...

—Cette journée sera pour moi éternellement bonne!

—Je te crois!... sous-lieutenant à midi et chef d’escadron à quatre heures!

—Et je vais revoir Alice!

—Oh! ces jeunes gens, ça ne pense qu’aux cotillons! grommela Lefebvre, mais attends un peu, mon petit coq, je ne t’ai pas conduit jusqu’ici, en passant par Iéna, pour que tu laisses emmailloter ton sabre dans les jupons des femmes... Tu vas embrasser Alice, vous parlerez tous deux de vos escapades d’enfance, et puis, en route!... Je t’emmène...

—Où ça, monsieur le maréchal?

—A Dantzig, parbleu!

—Une place magnifique... la plus forte de tout le Nord, à ce qu’on dit...

—Oui... c’est assez coquet! il y a dix-huit mille hommes, deux cents pièces de canon, des redoutes, un canal, des palissades... Oh! c’est un joli cadeau!

—Un cadeau?...

—Sans doute! l’Empereur m’a donné Dantzig... seulement il faut y entrer!...

—Nous y entrerons!...

—J’y compte bien!... mais l’Empereur ne veut pas entendre parler de nos grenadiers pour cela... peut-être qu’avec les hussards nous ferons mieux... puisqu’à présent on prend les citadelles avec de la cavalerie! ajouta un peu ironiquement Lefebvre, qui, en sa qualité de commandant de la garde à pied, avait quelque dédain pour les cavaliers, ces ramasseurs de fourreaux de baïonnettes, comme il les appelait, dans ses moments de courte jalousie contre Murat, Lasalle, Nansouty ou Bessières.

—Avec les hussards autrefois, en Hollande, on prenait les flottes! répondit avec vivacité Henriot, défendant son arme.

—A la guerre, il n’y a rien d’impossible!... Allons! par file à droite! C’est bien compris..... bonjour, bonsoir à Alice... et puis: à cheval!

—Ne me permettrez-vous jamais de la revoir? supplia le jeune homme. Oh! monsieur le maréchal, mon second père, j’aime Alice depuis mon enfance... partout son souvenir m’a suivi... je l’aime et je mourrai si vous me dites qu’il est impossible qu’elle soit un jour ma femme!

—Tu voudrais te marier? à ton âge!... tu as le temps... tu peux bien attendre que tu sois colonel...

—Mais, monsieur le maréchal, vous étiez bien jeune aussi quand vous avez épousé la maréchale...

—Moi, c’était différent, je n’étais pas chef d’escadron, j’étais sergent!... Enfin, garçon, nous en reparlerons... plus tard... beaucoup plus tard...

—Quand cela?

—Quand nous aurons pris Dantzig...

—Prenons-la tout de suite!

—Entrons d’abord au palais municipal, on nous attend chez le bourgmestre, et tous ces bons citadins nous reluquent ainsi que des bêtes curieuses!... Ah! une recommandation... si tu écris en France, ne parle pas de tout cela à la maréchale, elle me gronderait!...

Et tous deux pénétrèrent dans le palais municipal, à la porte duquel un grenadier faisant faction présenta les armes, tandis qu’un planton se détachait pour annoncer la venue des deux invités du prince de Hatzfeld.

IX
LA PAROLE D’UN PRUSSIEN

La princesse de Hatzfeld reçut le maréchal et son filleul avec la plus grande affabilité.

Elle évita toute allusion à la situation, pour elle pénible, gênante pour Lefebvre qui, se piquant de belles manières, ne voulait pas trop faire sentir à la femme d’un vaincu qu’un maréchal de l’empire était partout chez lui, en Europe.

Le prince de Hatzfeld se montra réservé, majestueux, imperturbable.

Henriot, tout heureux de retrouver Alice, rougissante et charmée, ne pensait à rien autre qu’au bonheur d’être près d’elle. Toutes les définitions qu’on a pu donner de l’amour se résument dans cette seule constatation que celui-là seulement aime qui préfère à tout bonheur, à tout événement, à tout spectacle, le plaisir de se trouver auprès de la personne aimée. La possession finale n’est que l’exaspération de ce sentiment. C’est le bouquet du feu d’artifice de la passion. Le meilleur de l’amour n’est pas dans la plénitude de l’assouvissement. Le plus délicieux instant est celui où l’on respire, comme une fleur penchée, l’âme jumelle, où l’on jouit du son de la voix, où l’on frémit au contact le plus léger; et l’amant le plus épris a toujours trouvé satisfaction plus profonde à entrer en visiteur ardent, mais non autorisé, dans l’appartement de l’aimée, qu’à s’ébattre en maître dans le lit conquis.

Henriot et Alice parlaient à voix basse, durant le dîner qui fut long et copieux, et ils ne s’occupaient guère de ce qui se passait ou se disait autour d’eux. Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Laissons à leur double ivresse les jeunes gens récapitulant les petits événements de leur enfance aventureuse.

Une seule chose contrariait Henriot, c’est de ne pas avoir eu le temps de faire appliquer sur la manche de sa veste de hussard les insignes de son nouveau grade.

Alice, elle, n’éprouvait qu’un mécontentement, c’était de ne pas être parée d’une robe neuve qui lui était promise depuis longtemps par la princesse, et dont le cadeau avait été ajourné à la suite des revers de l’armée prussienne.

Pendant le dîner, où l’étiquette allemande, très stricte, se trouvait scrupuleusement observée, Lefebvre s’efforçait de paraître homme élégant.

Il savait les idées de l’empereur à cet égard. Bien des fois, réunissant en particulier les grands dignitaires de son empire, Napoléon leur avait fait une théorie spéciale sur l’art de se comporter dans le monde.

—Vous êtes des maréchaux, des généraux, des chambellans, des sénateurs, leur disait-il de son ton bourru; vous êtes donc les gentilshommes du monde moderne que j’ai fait... Tâchez de vous montrer à la hauteur du rang où je vous ai placés!... Apprenez à saluer, à entrer dans un salon, à donner le bras aux dames, à parler à propos, à vous taire quand il le faut... Ne prêtez ni au ridicule ni au blâme... Soyez dignes, imposants, distingués!...

Distingués!... C’était là le difficile! Ah! si l’Empereur leur avait seulement demandé d’être braves, audacieux, intrépides, de risquer cent fois leur vie devant la gueule des canons, de passer les jours et les nuits à cheval, de tenter l’impossible et d’oser l’invraisemblable, ce n’était rien... Mais être des hommes de cour, eux des gens de bivouac et de champs de bataille, ah! dame! ce n’était guère aisé!...

Et le bon Lefebvre, le plus rude, le plus fruste, le moins éduqué des maréchaux de l’Empire, se donnait un mal terrible pour obéir à son empereur, pour paraître, lui, fils de paysan, sergent parvenu, l’égal, devant les dames, de ces freluquets de l’ancien régime, qu’il avait frottés au 10 Août, de ces muscadins de Saint-Roch qu’il avait pourchassés au 13 Vendémiaire.

En secret, pour plaire à son empereur, il avait acheté un petit volume de madame Campan, ancienne institutrice des enfants de France, intitulé: L’Art du savoir-vivre, et, la nuit, sous la tente entre deux alertes, il en étudiait les prescriptions avec l’opiniâtre assiduité d’un élève caporal qui, désireux de monter en grade, apprend sa théorie.

Tout le temps que dura cet interminable dîner, Lefebvre se contint, s’observa, s’étudia.

Il s’abstenait de boire, de manger; de temps en temps il s’inclinait à droite, à gauche, glacé par les allures du prince de Hatzfeld, intimidé par les airs de tête gracieux, mais dignes, de la princesse.

Mentalement, il repassait les prescriptions de madame Campan.

Deux ou trois infractions au fameux code furent pourtant par lui commises.

En dégustant un verre d’excellent tokaï que lui servit la princesse elle-même, il ne put s’empêcher de faire clapper sa langue contre le palais, comme au temps où il buvait le vin blanc sous la tonnelle, à la Râpée, en compagnie de sa promise, la Sans-Gêne, et il s’oublia jusqu’à dire à voix assez haute:

—Cré nom de nom! voilà un petit rejinglard qui mérite qu’on fasse de près sa connaissance!...

Comme le prince et la princesse se regardaient les lèvres pincées, essayant de dissimuler un sourire, Lefebvre brusquement se leva, porta le verre à ses lèvres; puis, après l’avoir tenu en l’air un instant, restant debout devant les convives, il dit:

—A la santé de Sa Majesté Napoléon, empereur et roi!...

L’ironie des sourires cessa. Lefebvre avait repris son aplomb.

Il tendit assez majestueusement son verre à la princesse interdite.

—Un second verre, s’il vous plaît, demanda-t-il.

Et de nouveau élevant son verre, il dit d’une voix ferme:

—A la gloire de la Grande-Armée!... Honneur et respect à l’armée prussienne!

Le prince et la princesse s’inclinèrent, et approchèrent leur verre des lèvres. Personne, même dans l’impassible domesticité qui assistait au repas, ne songea plus à se moquer intérieurement du maréchal. La Grande-Armée ne prêtait pas à rire.

Le dîner se termina froidement.

Lefebvre, prétextant un rapport à préparer, prit congé de bonne heure, laissant Henriot dans la joie de demeurer auprès d’Alice.

—Tu sais que nous partons demain! dit Lefebvre à son filleul en le quittant sur le seuil du salon... Je vais envoyer un aide de camp à Lasalle pour l’avertir que je t’enlève...

—Je suis à vos ordres, mon parrain... Vous me permettrez seulement de revenir faire mes adieux à madame la princesse et à mademoiselle Alice avant de partir pour...

—Ça suffit, bougre de bleu! dit vivement Lefebvre, coupant la parole au jeune homme interdit... tu reviendras, si tu le veux, présenter tes hommages à ces dames... mais, ajouta-t-il, en se penchant à son oreille: tiens ta langue, nom de nom!...

Henriot demeura confus sous la semonce. Imprudemment il avait été sur le point de révéler le but de la grande entreprise confiée par l’Empereur à Lefebvre. Il se mordit les lèvres et se promit d’être plus réservé.

Mais la colère du maréchal, l’embarras du jeune officier, n’avaient pas échappé au prince.

Il flaira un secret d’Etat, un mouvement de troupes important, une marche en avant de la Grande-Armée, peut-être une attaque rapide sur le flanc de l’armée russe, en route vers la Pologne.

Ces surprises étaient familières au génie de Napoléon.

C’est au moment où il semblait tout attaché à l’organisation intérieure de la Prusse conquise, où il se montrait en apparence occupé de fêtes, de réceptions, de spectacles, dont il réglait lui-même l’ordre et la distribution, qu’il préparait peut-être un de ces coups d’audace qui stupéfiaient ses adversaires, et la veille du combat lui assuraient la victoire.

Et le prince, anxieux, se demandait de quelle façon il pourrait obtenir la révélation de ce secret, en partie échappé au jeune hussard.

S’il parvenait à surprendre les desseins de Napoléon, en avertissant le roi son maître, il relevait peut-être la Prusse de son écrasement. Une seule défaite enlevait le prestige de Napoléon. Vainqueurs dans une rencontre unique, les Allemands reprendraient force de courage. L’empereur Alexandre, de son côté, s’enhardirait, presserait la marche sur les Français démontés par un premier revers. Oui, à tout prix, il fallait connaître le but mystérieux vers lequel se dirigeait le maréchal Lefebvre, il fallait profiter de l’occasion et savoir le plan nouveau qu’avait conçu l’Empereur.

Le prince, dans une rêverie profonde, étudiait ce moyen, laissant son regard errer par le vaste salon où la princesse de Hatzfeld, entourée de quelques visiteurs, conversait légèrement, tandis qu’à voix basse causaient délicieusement, l’un près de l’autre serrés, dans l’angle le moins éclairé de la pièce, Henriot et Alice.

—Ah! cette jeune fille!... par elle je saurai quelque chose! se dit le prince, et aussitôt sa physionomie s’éclaira et un sourire de confiance et d’espoir zigzagua sur ses lèvres.

M. de Hatzfeld rentra dans le cercle des invités et se montra d’une amabilité grande.

Quand l’heure de se retirer fut venue, il serra cordialement la main à Henriot et lui dit:

—Je vous prierai, commandant, de considérer cette maison comme la vôtre, tant que durera votre séjour à Berlin... Mais je crois que vous aurez peu de temps à nous consacrer encore? Ne partez-vous pas bientôt? ajouta-t-il d’un ton qu’il s’efforça de rendre indifférent.

Henriot eut un mouvement d’hésitation.

—J’accompagne le maréchal! répondit-il simplement.

—Oh! alors ce sera pour l’époque de votre retour! dit le prince sans insister.

Quand tous les hôtes du palais municipal furent partis, la princesse étant rentrée dans son appartement, le prince sonna et fit appeler mademoiselle Alice, qui avait accompagné sa maîtresse.

Très onctueux, très paternel, le prince interrogea la jeune fille tremblante. Il lui fit raconter son enfance et l’amena à lui parler d’Henriot. Enhardie,—on arrive si facilement aux confidences lorsqu’on vous questionne sur celui qu’on aime,—Alice avoua combien Henriot tenait de place dans son cœur.

Le prince sourit, l’encourageant, la poussant à tout lui apprendre. Et comme la jeune fille s’arrêtait, avec un pudique embarras, en disant: «Mais il n’y a plus rien, Excellence!... je vous ai tout appris!...» le bourgmestre lui dit:

—Vous aimez cet officier... je suppose qu’il vous aime également... vous n’avez rien de caché l’un pour l’autre... cependant il vous quitte, il s’en va, peut-être pour longtemps, pour toujours, et vous ne savez même pas où il va!...

—Non! je ne sais rien! fit Alice le cœur serré, tout émue par les paroles inquiétantes du prince... Etait-il possible qu’Henriot, à peine retrouvé, s’éloignât sans lui dire même vers quelle ville il se dirigeait, s’il serait longtemps absent, s’il reviendrait bientôt.

Le prince observait, en souriant, le trouble où ses paroles avaient plongé la jeune fille.

Il jugea inutile de prolonger cet interrogatoire. Il en avait assez dit pour être certain qu’Alice, le lendemain, en revoyant Henriot, chercherait à savoir de lui le but de ce voyage secret.

Avec impatience, il attendit la venue du jeune homme.

Vers dix heures, le matin, un bruit de chevaux dans la cour du palais municipal avertit le prince de la venue du commandant Henriot.

Confiant son cheval à un hussard, le jeune homme monta aux appartements, se fit annoncer à la princesse de Hatzfeld qui s’excusa de ne pouvoir le recevoir, étant souffrante, et lui envoya sa lectrice.

Les adieux des deux jeunes gens furent rapides et attristés.

Au moment où Henriot allait enfin se décider à quitter Alice, car Lefebvre devait s’impatienter ayant fixé le départ à onze heures, la jeune fille lui demanda timidement:

—Henriot, vous ne m’avez pas dit où vous alliez... je désirerais tant vous suivre par la pensée, vous accompagner du fond du cœur dans les combats nouveaux où sans doute vous êtes emporté... pourquoi me cachez-vous le but de ce départ?...

Henriot regarda Alice avec une attention profonde.

—Vous voulez savoir où le maréchal m’emmène, mon Alice?... Curiosité de femme, n’est-ce pas?... Eh bien! c’est à Dantzig que l’Empereur nous envoie... Oui, nous allons faire le siège de cette ville et la prendre... Vous voyez, Alice, que je ne vous garde rien de secret...

—Oh! comme vous me dites cela, Henriot... est-ce que j’ai mal fait de vous questionner?... pardonnez-moi!...

—Est-ce de vous-même, Alice, que vous m’avez ainsi interrogé?... quelqu’un n’a-t-il pas cherché à savoir de vous où l’Empereur nous ordonnait de nous rendre?... répondez-moi?... demanda le jeune officier que l’avertissement de Lefebvre avait, depuis la veille, rendu méfiant.

—Oui... c’est le prince de Hatzfeld qui m’a interrogée... il a voulu savoir de moi si je connaissais le but de votre voyage.

—Le prince de Hatzfeld!... oh! c’est pour nous trahir! s’écria Henriot... il a cependant prêté un serment solennel à l’Empereur... Adieu, ma chère, à bientôt!... il faut que j’aille retrouver le maréchal... Nous nous reverrons quand Dantzig sera pris... Jusque-là silence!... Pas un mot au prince ni à son entourage... Heureusement il ne sait rien... A bientôt!...

Dans sa précipitation, Henriot se trompant d’issue, au lieu de gagner le vestibule, ouvrit une porte donnant accès au cabinet du prince.

Il trouva le bourgmestre debout contre cette porte, très troublé à la brusque apparition d’Henriot.

—Le prince a écouté à la porte!... il sait le secret de notre voyage!... pensa Henriot... Il n’y a pas une seconde à perdre... l’Empereur doit être prévenu!

Il se hâta de joindre Lefebvre et lui fit part de ses soupçons.

Le maréchal chargea Duroc d’informer l’Empereur de ce qu’il venait d’apprendre.

Deux heures plus tard un courrier envoyé par le bourgmestre au roi de Prusse était intercepté. On trouvait sur lui une lettre du prince de Hatzfeld annonçant le départ de Lefebvre et le siège imminent de Dantzig.

Napoléon entra dans une violente colère.

—Fiez-vous à la parole d’un Prussien! grommelait-il en se promenant de long en large dans son cabinet. Le prince avait pourtant promis de ne rien entreprendre contre nous... à cette condition, qu’il était libre de ne pas accepter, je lui laissais ses titres, son rang, ses prérogatives... je le traitais comme un fonctionnaire de mon empire... et il n’usait de ma bienveillance, de ma longanimité, que pour me trahir plus sûrement. Oh! je me vengerai terriblement... oui, général, je veux un exemple!... je pardonne au soldat humilié qui cherche à rejoindre les siens et qui me combat après avoir jeté ses armes pour sauver sa vie... je respecte le patriotisme exaspéré de ces rares paysans qui, le soir, dans une embuscade, se vengent sur un de nos malheureux enfants isolés de la défaite subie... je serai indulgent pour tout citoyen qui défend son pays... j’admire même ces sauvages explosions de courage vaincu dont les mamelucks de Saint-Jean-d’Acre ont fourni de si farouches témoignages... mais j’écraserai comme des reptiles qui se redressent ces gentilshommes perfides, ces seigneurs hypocrites, ces courtisans menteurs qui se courbent devant moi, pour que je leur permette de conserver leurs fortunes, leurs hochets, leurs privilèges, et qui, lâchement, sans risques comme sans courage, cherchent ensuite à profiter d’un hasard, d’une indiscrétion, de la faiblesse d’une jeune fille, d’un secret surpris, en écoutant aux portes, ainsi qu’un domestique voleur, pour trahir leur serment et rétracter leur parole... Donc, je punirai ce de Hatzfeld, et personne n’osera l’imiter...

—Sire, vous êtes tout-puissant, soyez généreux! hasarda Duroc.

—Je ne veux pas être faible, reprit vivement l’Empereur. Je n’ai de raison d’être qu’en paraissant fort partout. Au jour où l’on ne tremblera plus devant moi, je serai à moitié vaincu. Il faut contenir cette noblesse prussienne arrogante et sournoise. Les hommes ne se dominent que par la crainte. L’amitié, les bienfaits, la bonté, ce sont vaines vertus dont on se raille. L’indulgence est qualifiée couramment défaillance et les hommes, qui sont tous méchants, ne s’inclinent que devant la menace et la contrainte. Vous me conseillez la clémence, Duroc, c’était peut-être bon du temps de Cinna. Auguste était solide sur son trône, au milieu d’un empire pacifié. Il ne campait pas comme moi à huit cents lieues de son palais, au milieu des peuples en ébullition, en jeu à toutes les embûches de la trahison... Duroc, vous allez faire arrêter sur l’heure le prince de Hatzfeld et vous convoquerez pour demain matin la cour martiale!... Allez!...

Duroc s’inclina. Il n’y avait plus à résister quand l’Empereur parlait ainsi.

Le prince de Hatzfeld fut mis en arrestation, et la cour martiale, opérant rapidement, examina l’accusation, reconnut le crime de haute trahison et prononça la peine capitale.

Le prince devait être fusillé vingt-quatre heures après la sentence.

Mais Davoust, Rapp, Duroc tentèrent une dernière fois de fléchir l’Empereur. Ils le supplièrent d’épargner le prince. C’était le patriotisme qui l’avait poussé. Son crime avait un caractère de défense légitime. L’Empereur serait plus redoutable en pardonnant. Il désarmerait les passions et s’attirerait l’admiration de tout le peuple allemand par son acte de générosité.

Napoléon demeurait sourd à ces larmes et à ces prières, quand on imagina de le faire se trouver en présence de la princesse de Hatzfeld.

Touchante dans son attitude suppliante, enceinte et intercédant au nom de l’enfant qui allait être orphelin avant d’avoir vécu, la princesse essaya d’arracher à l’Empereur un ordre de grâce.

Elle aurait échoué, si, au dernier moment, une jeune fille, amenée par Rapp, n’eût réussi à forcer la porte du cabinet de l’Empereur.

C’était Alice, en vêtements de deuil, les yeux pleins de larmes, qui venait joindre ses prières à celles de la princesse. Elle raconta à l’Empereur son enfance, les soins dont la maréchale Lefebvre, remplaçant sa mère, l’avait entourée, puis l’aide qu’elle avait trouvée chez la princesse de Hatzfeld. Enfin, elle parla de son ami des jeunes années, d’Henriot, le pupille du maréchal, et, en rougissant, elle confessa ses rêves de bonheur avec lui. L’Empereur voudrait-il qu’elle fût la cause indirecte du deuil éternel de sa bienfaitrice?

Napoléon réfléchit longuement. Il se trouvait ému par la supplication de cette jeune fille. Le cœur de bronze devenait malléable.

—Vous êtes la fiancée du commandant Henriot... ce brave hussard qui m’a pris Stettin avec soixante cavaliers? dit-il en fixant son regard aigu sur la jeune fille tremblante, agenouillée avec la princesse devant lui.

—Oui, sire... et avec votre permission j’épouserai le commandant Henriot... le maréchal Lefebvre a déjà donné son consentement...

—Bien!... nous verrons cela quand le maréchal Lefebvre aura accompli la mission que je lui ai donnée... Eh bien! mademoiselle, par égard pour ce vaillant officier qui a accompli l’un des plus étonnants faits d’armes de ce siècle, je vous accorde la grâce que vous demandez... Relevez-vous toutes deux!...

Et, allant à son bureau, il prit une lettre, la montra à la princesse de Hatzfeld:

—Voici la preuve de la trahison de votre mari, madame, dit-il sévèrement... la cour martiale a prononcé en statuant sur cette pièce... la preuve n’existe plus... la cour martiale se réunira de nouveau, et votre mari, contre lequel aucune charge ne sera plus relevée, sera remis en liberté...

Et, d’un geste brusque, l’Empereur jeta dans la cheminée la lettre saisie sur le courrier, qui contenait l’avis au roi de Prusse de la marche vers Dantzig du maréchal Lefebvre.

Comme la princesse et Alice se retiraient en bénissant la clémence de l’Empereur, celui-ci dit, en souriant, à la jeune fille:

—Si le commandant Henriot se comporte aussi bien devant Dantzig qu’à Stettin, je vous promets, mademoiselle, de vous doter en signant à votre contrat de mariage!

Et l’Empereur se remit au travail après avoir dit à Duroc:

—Eh bien, maréchal, vous êtes content de moi?... J’ai été assez faible!... J’ai sottement pardonné!... J’étais pourtant bien en colère!... Je devais faire un exemple... J’ai eu tort!...

—Sire, vous vous êtes vaincu vous-même. C’est la plus grande victoire que Votre Majesté ait encore remportée, répondit le maréchal du palais, et la postérité glorifiera cette journée comme l’une des plus belles de votre règne.

—Ah! Duroc, dit l’Empereur, secouant la tête avec un sourire amer, si jamais je suis vaincu, si je deviens à mon tour obligé de compter avec la clémence des rois, ils seront impitoyables pour moi! Ils se croiront tout permis, eux, les souverains nés, contre moi, le soldat de fortune, comme ils m’appellent... Tenez, parlons d’autre chose... Quelles nouvelles de Paris? L’impératrice donne-t-elle des fêtes, comme je le lui ai ordonné, et Talma est-il toujours supérieur dans Britannicus?...

X
DEVANT DANTZIG

Dans sa tente, le maréchal Lefebvre, distraitement, écoutait un rapport ordinaire que lui lisait un aide de camp.

Par moments, le maréchal donnait un violent coup de poing sur un plan étalé devant lui et, interrompant l’aide-de-camp, grommelait:

—Passez!... passez!... je sais bien ce que j’ai de troupes, parbleu!... six mille Polonais qui se grisent comme des Cosaques... deux mille deux cents Badois, mous comme des chiffes... cinq mille Danois que j’ai rossés à Iéna et que je tiens à l’œil, car je suppose qu’ils sont plus près de s’entendre avec le roi de Prusse qu’avec moi... Voilà tout ce que l’Empereur m’a donné pour prendre cette bougresse de ville!...

—Monsieur le maréchal oublie le 2e léger... dit l’aide de camp.

—Non! tonnerre de Dieu, je ne l’oublie pas!... mais je ne veux pas le faire canarder, comme une volée de perdreaux dans la plaine... je le garde pour l’assaut, le 2e léger... Ah! si j’avais là mes grenadiers! fit-il avec un soupir.

L’aide de camp reprit:

—Monsieur le maréchal a-t-il des ordres à donner pour les chasseurs?

—Ah! oui! les cavaliers?... ils ne servent pas à grand’chose, ces chasseurs... bons régiments le 23e et le 19e!... mais que diable! ça n’arrive qu’une fois de prendre des forteresses avec de la cavalerie... Henriot l’a fait... ça ne se reverra plus de longtemps... ces chasseurs-là montent la garde à cheval, voilà tout!... Ah! dans quel pétrin l’Empereur m’a fourré!

Lefebvre se prit la tête dans les mains:

—Ainsi, j’ai en tout trois mille Français!... trois mille vrais soldats! et il faut que je prenne avec ces trois mille braves une place qu’ils s’accordent tous à déclarer imprenable... J’ai, il est vrai, six cents sapeurs, qui sont des gaillards à poils, mais vrai, ça ne suffit pas!... Qu’est-ce que l’Empereur veut que je fasse!... j’ai les pieds gelés à piétiner dans la neige!... Ah! il est propre, le cadeau qu’il a voulu me faire!

Et le bon maréchal s’arrachait les cheveux, impatient de l’immobilité où le confinait la lente et minutieuse opération du siège.

Dantzig avait été investie régulièrement. Ce siège mémorable, le seul important des guerres de l’Empire, avait nécessité de longues opérations préliminaires.

Depuis le jour où le maréchal avait quitté Berlin, accompagné d’Henriot, les travaux d’approche avaient été conduits avec une précision admirable et une entente du terrain parfaite.

Avant de battre la place en brèche, on avait cherché à l’isoler. Il s’agissait de la séparer du fort de Weichselmunde qui la couvrait sur la Vistule et de s’emparer du banc de sable le Nehrung qui la reliait à Kœnigsberg.

Le général Schramm, avec environ 3,000 Polonais, soutenu d’un escadron du 19e chasseurs et d’un bataillon du 2e léger, traversa la Vistule et débarqua sur le banc de sable.

Les hommes du 2e léger avaient l’honneur d’être placés en tête de chaque colonne d’attaque.

La garnison de Dantzig fit une sortie énergique. Mais le 2e léger l’arrêta. Tout le petit corps de Schramm, entraîné par l’exemple, s’élança avec ardeur en avant, força l’assiégé à se renfermer dans la ville. On avait ainsi un passage sur la Vistule. Un pont de bateaux fut aussitôt bâti, et les avant-postes français s’établirent jusque sous les glacis du fort de Weichselmunde.

Deux autres sorties eurent lieu par la suite et furent victorieusement repoussées.

Le général Chasseloup, qui avait toute la confiance de Napoléon, poursuivait avec ténacité l’investissement, au grand désespoir de Lefebvre qui s’informait impatiemment du jour où il pourrait monter à l’assaut.

L’hiver était rude, mais, grâce aux soins pris par le maréchal, les soldats ne manquaient de rien dans leurs baraquements.

Chaque soir, de grands feux étaient allumés et joyeusement les hommes chantaient des chansons en brûlant du punch dans les gamelles.

Le moral des troupes était excellent. Seul, le brave maréchal ne décolérait pas. Il ne comprenait rien à toutes les précautions prises par les ingénieurs. Il mâchait son frein, vieux cheval de bataille impatient de courir au combat, et qui dresse les oreilles et frémit de tous ses membres au son attendu de la trompette.

Le jour où nous le retrouvons dans sa tente, écoutant le rapport quotidien lu par son aide de camp, et qu’il interrompait de ses doléances, répétant à tout instant: «Comment, rien de nouveau! Toujours rien de nouveau!...» un petit conseil de guerre était convoqué.

Le général Chasseloup, chargé de la direction des travaux du génie, et le général Kirgener, commandant l’artillerie, ainsi que le général Schramm, venaient conférer avec le maréchal.

—Eh! bien, messieurs, allons-nous bientôt en finir? demanda-t-il en les voyant entrer. C’était son refrain chaque fois qu’il apercevait ses deux bêtes noires, comme il les appelait.

—Un peu de patience, monsieur le maréchal, répondit le général Chasseloup, nous approchons, nous approchons!...

—Serons-nous bientôt en mesure de donner l’assaut?... Où en êtes-vous?... Est-ce que nous devons nous éterniser ici?... reprit Lefebvre qui s’imaginait que ces savants, ces hommes de plume, retardaient l’heure du combat décisif.

—Monsieur le maréchal, dit poliment Chasseloup, veut-il jeter les yeux sur le plan... Voici l’enceinte de Dantzig, ajouta-t-il, montrant un tracé sur la carte... là, se trouvent deux ouvrages séparés par un petit village... qu’on nomme le faubourg de Schildlitz...

—Quand le prenons-nous ce faubourg?

—Dans huit jours.

—Pas avant?... Pourquoi?...

—Parce qu’il nous faut d’abord tenter une fausse attaque sur cet ouvrage de droite, le Bischofsberg...

—Bon! et après la fausse attaque?

—Vous en ordonnerez une véritable, monsieur le maréchal.

—De quel côté?...

—Ici... à gauche... cette redoute se nomme le Hagelsberg.

—Va pour le Hagelsberg!... Qu’on se batte à droite ou à gauche, cela m’est égal à moi, pourvu qu’on se batte!

—On se battra, monsieur le maréchal, vous pouvez en être certain! dit avec sa ferme placidité le général Chasseloup.

—Le plus tôt sera le meilleur... Mais pourquoi se battrait-on de ce côté, plutôt qu’à droite?

—Voici pourquoi. Contrairement à l’opinion de mon collègue le général Kirgener, j’ai choisi l’ouvrage de gauche, reprit Chasseloup... Il est étroit et ne peut permettre à l’assiégé de déployer ses troupes. Les sorties ne pourront donc se faire qu’en colonnes profondes... Il se trouve susceptible d’être battu de revers par nos positions... On y arrive par un terrain qui monte insensiblement. Au contraire, le Bischofsberg est protégé par un ravin très creux.

—Mais, général, ce ravin servirait à abriter mes soldats... ils avanceraient à couvert... Pourquoi ne choisissez-vous pas ce côté? On se jetterait sous les murs de Dantzig sans courir de grands risques? demanda Lefebvre, qui ne voyait jamais que le moment de l’assaut final.

Le général Chasseloup lui répondit aussitôt:

—Mais, monsieur le maréchal, dans ce ravin, comment voulez-vous que nous pratiquions nos cheminements?

Lefebvre demeura bouche béante.

—Nos cheminements?... expliquez-vous, général?...

L’ingénieur alors se mit à faire au maréchal un cours abrégé de l’art de prendre les places.

Il n’était pas extraordinaire que le maréchal fût, dans cette partie de l’art militaire, fort peu compétent.

La plupart des généraux de l’Empire étaient aussi ignorants que lui.

Depuis Vauban, il n’y avait pas eu en Europe de siège régulier. Sauf Mantoue, la plupart des places investies s’étaient rendues avant l’issue des opérations fatales du siège. Saint-Jean-d’Acre, défendue par Ahmed le Boucher et par sir Sidney, ne pouvait figurer parmi les sièges réguliers, l’armée d’Egypte n’ayant pas eu à sa disposition de matériel de siège complet.

Le général Chasseloup fit connaître au maréchal les difficultés réelles de la grande tâche que lui avait assignée Napoléon. Il ne s’agissait plus de lancer des compagnies de grenadiers ou de voltigeurs intrépides à l’assaut et d’emporter un bastion dans un élan terrible. C’était la guerre souterraine qu’on devait pratiquer, en renonçant au combat au grand soleil. Les armes savantes avaient le pas sur les casse-cous.

Par des tranchées, dont les déblais protégeaient les travailleurs, on s’approcherait de plus en plus des murailles. Une première tranchée, dite parallèle, étant creusée, la nuit, afin d’échapper autant que possible au feu des défenseurs, on cheminerait par une autre tranchée en zig-zag jusqu’à une certaine distance, où l’on creuserait une seconde parallèle.

Par les chemins couverts ainsi l’on arriverait jusque sous les remparts. Chaque tranchée serait armée de canons dont le feu continu empêcherait les assiégés de fournir un feu trop meurtrier.

—Et quand on sera parvenu au pied des remparts, que fera-t-on? demanda Lefebvre vivement intéressé.

—Alors, monsieur le maréchal, une brèche suffisante sera pratiquée dans la muraille par les canons du général Kirgener... les déblais combleront le fossé de Dantzig... et à ce moment-là, mais à ce moment suprême seulement, vos soldats feront le reste...

—Ah! messieurs, il faut donc un trou dans cette sacrée muraille?... Eh bien! faites-moi ce trou, faites-le vite, et je vous réponds bien que je passerai!...

Les deux généraux s’inclinèrent et apprirent alors au maréchal que, dans la nuit précédente, on avait réussi à établir une première parallèle à la distance de 200 toises du Hagelsberg; un épaulement en terre protégeait les travailleurs. On n’avait plus qu’à cheminer, en repoussant les sorties et en se garant des mines et des contremines que la garnison de Dantzig ne manquerait pas d’opposer aux efforts de l’assiégeant.

—Je vous félicite, messieurs, dit Lefebvre en les congédiant gracieusement, de tout ce que vous m’avez appris... Vous savez, moi, mon métier n’est pas de cheminer... Je n’ai jamais fait la guerre chez les taupes... C’est égal! je vois que vous tâchez de me fabriquer un trou pour que j’entre... je vous remercie, et je parlerai à l’Empereur, dans mon prochain rapport, de vos travaux et de vos cheminements...

La porte de la tente fut soulevée, et Henriot, en tenue de commandant de chasseurs, parut, très visiblement ému.

—Qu’y a-t-il? est-ce que tu as pris Dantzig avec ton escadron?... demanda Lefebvre toujours un peu ironique quand il s’agissait de parler de la cavalerie.

—Non, monsieur le maréchal... c’est une nouvelle... deux nouvelles... dont l’une est pour l’armée, l’autre pour vous...

—D’abord ce qui concerne l’armée? dit impérativement le maréchal.

—Le 44e de ligne, détaché du corps du maréchal Augereau, parti de la Vistule, et le 19e de ligne, venant de France, arrivent avec un convoi d’artillerie...

—Bravo! ce sont les renforts que j’attendais! s’écria Lefebvre enthousiasmé. L’Empereur a tenu parole! Messieurs, avec ces braves du 44e et du 19e, des lapins, je les connais, nous entrerons avant un mois dans cette garce de ville... L’autre nouvelle, Henriot, celle qui me concerne, dis-tu?

—Madame la maréchale vient d’arriver au camp!...

Lefebvre laissa échapper un juron sonore.

—Nom d’une bombe! s’écria-t-il surpris, qu’est-ce qu’elle vient f... ici, la maréchale?... Est-ce qu’il y a quelque chose de cassé à Paris?... Mon sacripant de fils aura encore fait des siennes avec tous les freluquets dorés qu’il fréquente. Comme si nous avions besoin de femmes devant Dantzig... avec de la neige partout, et ces cheminements, ces parallèles, ces tranchées et tout le tonnerre de Dieu d’un siège qui n’en finit pas!

Puis, aussitôt cette explosion passée, avec une expression de joie et de bonhomie qui éclaira sa physionomie martiale, il ajouta:

—Ça me fera un rude plaisir tout de même de la revoir, ma Catherine!... Henriot, allons l’embrasser... et vous, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les ingénieurs: je compte sur vous pour me faire le trou le plus tôt possible... la maréchale sera si contente de me voir prendre Dantzig!...

XI
LE SECRET DE JOSÉPHINE

L’entrevue des deux époux fut affectueuse et simple.

La première effusion passée, Lefebvre dit:

—Ah! ça, qu’est-ce qui t’amène ici?

—Un secret d’Etat! répondit la maréchale.

—Ah! bah! conte-moi cela.

—C’est l’Impératrice qui m’envoie...

—Elle veut savoir si je prendrai bientôt Dantzig?

—Non... elle désire connaître les sentiments de l’Empereur à son égard...

—L’Empereur lui est toujours fort attaché... Bien qu’elle lui en ait fait voir de grises dans les temps... à présent qu’elle a passé la première et même la seconde jeunesse, il est probable qu’elle a moins de démangeaisons à la cuisse... je suis même persuadé qu’aujourd’hui elle aime notre Empereur!...

—Elle l’adore...

—Il est bien temps!... C’était autrefois, quand il était général à l’armée d’Italie, qu’elle aurait dû avoir pour lui ces sentiments-là... Mais va te faire lanlaire! Joséphine ne pensait qu’à se faire courtiser à Paris... elle traînait après elle tout un état-major de galants... Barras en était... et puis Hippolyte Charles, le beau Charles, l’adjudant de Leclerc, et dix autres encore... Ah! ce qu’il aimait sa femme alors, notre général, c’était du délire, de la folie!...

—J’ai entendu raconter des choses extraordinaires là-dessus... A Milan, Bonaparte se roulait comme un furieux dans l’attente de sa femme qui tardait à venir... il lui expédiait courrier sur courrier... il ne pouvait vivre sans elle...

—Oui, tout cela a duré jusqu’au retour d’Egypte... là Bonaparte apprit indirectement la vérité... Oh! il a dû souffrir énormément!... il m’a dit une fois, en me montrant la glace du portrait de Joséphine qu’il portait toujours sur lui et qui, par accident, s’était brisée: «Lefebvre, ma femme est bien malade ou infidèle!»... A son arrivée à Paris, Joséphine qui avait été au devant de lui, par la route de Lyon, le manqua, il avait pris par la route du Bourbonnais... il la laissa une journée en larmes, à la porte de sa chambre; à la fin il pardonna... mais je ne me fie guère à ce pardon-là!... Bonaparte a eu, je le sais, un instant la pensée du divorce, Napoléon peut en avoir la volonté... Est-ce là cette grande nouvelle que tu m’apportes, ce secret que tu viens m’apprendre?...

—Non!... je crois l’Empereur toujours attaché à Joséphine... il l’a épousée une seconde fois devant l’Eglise... il l’a sacrée à Notre-Dame... il ne peut avoir à présent l’idée de divorcer... Joséphine cependant a des craintes...

—Est-ce que sa conduite donnerait à l’Empereur de nouveaux sujets de plainte?...

—Oh! non!... l’Impératrice a trente-sept ans... elle est d’un pays où l’on vieillit vite... Songe donc, elle était nubile à douze ans... mère à seize ans!... c’est une femme âgée... elle est à l’abri du soupçon maintenant, mais non d’un reproche...

—Qu’est-ce que l’Empereur peut donc lui reprocher?

—Sa stérilité!... Pour elle, c’est plus terrible qu’une faute découverte cette impuissance d’être mère...

—Oui, dit Lefebvre pensif, l’Empereur souffre cruellement d’être privé d’héritier... son œuvre colossale chancelle... il sent s’écrouler sous lui son trône magnifique... il possède, en maître, le présent superbe, mais l’avenir lui échappe... Ah! si la science pouvait lui donner un enfant!...

—Les médecins y ont perdu leur latin... Corvisart a tout essayé... il faut que l’Empereur se résigne à n’avoir pas d’héritier direct... Son frère Joseph lui succédera...

—Hum!... son frère?... Napoléon semble être le seul de sa famille... il y a aussi Murat, son beau-frère, qui rêve d’être héritier désigné... Non, femme! je crois que Napoléon, faute d’enfants de Joséphine et de lui, adoptera la descendance de Joséphine... la reine de Hollande avec son enfant...

—Le petit Napoléon-Charles?... le fils d’Hortense... Tu veux parler de cet enfant pour succéder à Napoléon un jour?

—Pourquoi pas? dit Lefebvre avec une grosse jovialité, l’Empereur a toujours été fort attaché à sa mère... sa belle-fille, c’était sa préférée, sa chérie... les mauvaises langues ont même jasé...

—Oui, interrompit la maréchale, on a prétendu que lorsque l’empereur l’a mariée à son frère Louis, Hortense de Beauharnais était grosse... et qu’il était le père de cet enfant... Eh! bien! les langues méchantes ne jaseront plus... Le petit Napoléon-Charles est mort!...

—Ah! mon Dieu!... que m’apprends-tu là!... l’Empereur sera désolé... il aimait beaucoup l’enfant d’Hortense...

—Oui, et puis cette mort dérange ses calculs... Tu sais que je le connais, notre Empereur: l’affection, les doux sentiments, les élans du cœur, tout cela est subordonné à la politique... et c’est ce qui me tourmente. Que dira-t-il quand je vais lui apporter cette désagréable nouvelle!... fit Catherine avec une visible anxiété.

—Il te recevra mal... il te bousculera...

—Bah! je le laisserai crier... je lui répondrai!... tu sais, mon homme, que je n’ai pas ma langue dans ma poche... on ne m’appelle pas pour rien la Sans-Gêne...

—Mais, reprit Lefebvre avec hésitation, tout cela ne m’explique pas ton arrivée soudaine au camp... Pourquoi l’Impératrice t’a-t-elle chargée d’annoncer ce fâcheux événement à l’Empereur...? On n’aime pas d’ordinaire à être la messagère de semblables nouvelles. Je ne comprends pas du tout ce qui t’a poussée à traverser toute l’Europe pour me retrouver dans ces sables et dans ces neiges devant Dantzig!...

—Parbleu! je suis venue te consulter avant de parler à l’Empereur.

—Quel conseil puis-je te donner!

—Je veux que tu me dises ce que je devrai répondre à Napoléon...

—Comment puis-je le deviner? Il faudrait savoir ce que l’Empereur te dira...

—Tu peux t’en douter...

—Sacrebleu!... arrive au fait: quelle confidence as-tu reçue de l’Impératrice? De quelle mission mystérieuse t’a-t-elle chargée?

—Ecoute-moi bien, Lefebvre, et tâche de comprendre...

—Tu doutes de moi, femme!... Ah! si tu savais ce que ces sacrés ingénieurs me forcent à me fourrer dans la caboche avec leurs paperasses et leurs cheminements, tu ne craindrais pas de me faire avaler des choses difficiles... Allons! va, je suis tout oreilles...

—Eh bien! la mort du petit Napoléon-Charles a non seulement attristé, mais effrayé l’Impératrice... Elle avait consulté un tas de gens, des médecins, des sorciers, des rebouteurs, leur demandant un remède, un élixir, une drogue pour être mère... A Luxeuil, à Plombières, partout où les eaux avaient, disait-on, la propriété de rendre la maternité possible... elle s’est transportée, elle a séjourné, rien n’y a fait!

—Ça c’est vrai!... notre pauvre Joséphine aurait bien donné la moitié de sa couronne pour avoir un de ces marmots qui poussent si facilement chez les pauvres gens... c’est le cas de le dire: les uns ont trop, les autres pas assez!... Que de femmes se trouveraient favorisées d’être affranchies comme elle de la marmaille obligatoire, régulière, venant tous les ans avec plus de ponctualité que la récolte... Enfin! l’on ne peut pas tout accaparer... l’Impératrice a d’autres joies...

—Elle craint de connaître la douleur de l’abandon... elle a peur que l’Empereur ne la répudie...

—Parce qu’elle n’a pas d’enfants!... ce serait injuste... ce n’est peut-être pas de sa faute... Ecoute donc! s’il me consultait là-dessus, moi, l’Empereur, je lui répondrais que je lui ai connu pas mal de femmes, la petite Fourès, Belilote, cette gentille compagne d’Egypte, la Grassini, mademoiselle George, sans compter les dames du palais, les lectrices, les dames d’honneur... Aucune n’a pu se vanter d’avoir un héritier de Napoléon, et elles y mettaient de la bonne volonté!... Tu comprends que si elles avaient prouvé à l’Empereur qu’il était père, toutes ces aimables camarades d’un instant devenaient des femmes d’importance... Personne, pas même Duroc, Bourrienne, Junot ou Marmont, ne saurait attribuer à l’Empereur une paternité quelconque... Pour Joséphine, c’est différent! elle a fait ses preuves, elle! Le prince Eugène et Hortense sont là pour affirmer qu’elle possédait les qualités de son sexe.

—Tu as raison... Joséphine a été mère, mais il est certain qu’elle doit désormais renoncer à la possibilité de le redevenir... Elle n’est plus jeune... la source de la vie est tarie en elle et Napoléon semble impropre à transmettre à des êtres son génie: sa force, sa virilité sont ailleurs... Reste donc l’empire sans héritier! Napoléon peut croire que l’âge seul de Joséphine est un obstacle... il ne l’aime plus d’amour... assurément il se montre très bon pour elle et nul ne peut lui reprocher de ne pas témoigner à celle qu’il a aimée dans sa jeunesse les plus grands égards... Cependant il est facile de lui mettre dans la tête qu’une jeune femme lui donnerait un fils... Lucien, Talleyrand, d’autres encore lui conseillent le divorce... on excite sa vanité en lui faisant observer la possibilité d’une union avec une princesse, fille ou parente d’un des monarques de l’Europe...

—Oui... on dit que ce méchant boiteux de Talleyrand, ce fourbe et ce renégat que je ne peux jamais voir sans ressentir des démangeaisons de lui appliquer ma botte dans le derrière, tant il pue la trahison, est en train de manigancer un projet de mariage avec la sœur de l’empereur de Russie... La guerre actuelle est un empêchement, mais la victoire peut d’un jour à l’autre aplanir la difficulté.

—L’Impératrice a deviné ces projets... elle sait qu’on en veut à son bonheur... elle s’attend brusquement à entendre l’Empereur lui parler de divorce dans l’intérêt de sa dynastie... alors elle a trouvé un moyen de parer le coup funeste qu’elle sent déjà dirigé contre elle, prêt à l’atteindre...

—Et ce moyen?... j’avoue que je ne devine pas...

—As-tu conservé le souvenir d’une jeune femme faisant partie de la maison de la princesse Caroline... une élégante brune, aux yeux magnifiques, nommée Eléonore, une demoiselle de la Plaigne...

—Une ancienne élève de madame Campan, mariée à un fricoteur, Jean Revel, ancien quartier-maître au 15e dragons, chassé de l’armée pour faux et condamné pour vol... Oui, je m’en souviens parfaitement!... l’Empereur a couché avec elle à son retour d’Austerlitz... Elle était divorcée et son mari purgeait sa peine... Mais quel rapport y a-t-il entre cette Eléonore et l’Impératrice?

—Un rapport lointain mais terrible pour Joséphine... Eléonore a obtenu ce que l’Impératrice ne peut avoir... Eléonore a un fils!...

—Il n’est peut-être pas de l’Empereur?...

—Si... D’abord, l’intérêt d’Eléonore, dès qu’elle s’est crue enceinte, a été d’éviter toute imputation possible mettant en doute la réalité de la paternité impériale... Ensuite, retirée pendant son divorce à l’institution de madame Campan, à Saint-Germain-en-Laye, aucun homme, sauf l’Empereur, n’a pu la voir sans témoin... Enfin, l’enfant offre le masque frappant de son auguste père!...

—Diable!... Est-ce que tu aurais l’intention de nous donner un jour pour empereur le fils d’Eléonore?...

—Peut-être!... Ce que les médecins et les charlatans n’ont pu faire, les hommes de loi peuvent, paraît-il, l’accomplir... L’Impératrice a consulté des légistes... Le droit divin n’admet que les héritiers du sang à succéder au trône, mais le droit romain permet l’adoption... Cambacérès m’a expliqué tout cela... On m’a fait ma leçon avant de partir!... A présent je suis ferrée sur l’adoption!... J’en remontrerais à M. Portalis ou à M. Bigot-Préameneu.

—Tu es si intelligente, ma bonne Catherine! dit Lefebvre en admiration devant sa femme... Alors ces empereurs de Rome, de fameux lapins, à ce qu’on dit, adoptaient des héritiers, quand ils ne pouvaient faire de la graine d’empereurs?...

—Oui... Les plus grands empereurs, Auguste en tête, tu sais celui que joue Talma au Théâtre-Français, ont pratiqué l’adoption... C’est très commode! Il suffit d’un sénatus-consulte pour que ça soit régulier...

—Oh! le Sénat!... dit Lefebvre avec un geste plein d’indifférence pour la majestueuse assemblée qui siégeait à plat-ventre jusqu’au jour où il s’agit de donner le coup de pied final à l’aigle expirant.

—As-tu compris à présent ce que je viens faire au camp de l’Empereur à Finckenstein?

—Pas tout à fait... Achève!

—Eh bien! l’Impératrice, ayant eu connaissance de la maternité d’Eléonore, juste au moment où la mort du fils d’Hortense lui ôtait ses espérances de voir adopter cet enfant, veut proposer à l’Empereur de reconnaître pour fils adoptif et comme héritier de l’empire, le fils d’Eléonore... Elle-même, sacrifiant ses légitimes répugnances, servira de mère à cet enfant... Le peuple et l’armée, habitués à tout admirer, à tout approuver dans les actes de Napoléon, applaudiront... Cet enfant, héritier bâtard, mais ayant du sang de Napoléon dans les veines, sera certainement préféré à ce lourdaud de Joseph ou à ce niais de Louis... Pour les frères de l’Empereur, la France n’aura jamais que des sentiments très modérés... elle les connaît pour ce qu’ils sont, des vaniteux, des ambitieux, des imbéciles et peut-être des coquins, prêts à trahir leur frère à la première occasion pour essayer de sauver les couronnes qu’il leur a mises sur la tête... Cet enfant, élevé au palais, entre l’Empereur et l’Impératrice, traité par tout le monde en prince impérial, ne soulèvera aucune résistance... Voilà, Lefebvre, ce que je veux proposer à Napoléon, au nom et avec le consentement de l’Impératrice... Tu as compris, à présent...

Lefebvre réfléchissait profondément.

Il était d’esprit lent, mais juste. Son bon sens le guidait dans toutes les circonstances de la vie.

Au moment où l’on cherchait des candidats au Directoire, il fut un instant question de lui.

Il répondit avec une modestie et une sagesse rares:

—Non, citoyens, je ne veux pas être directeur. C’est un peu une couronne royale que vous m’offrez là! Je suis républicain et militaire. Je veux servir mon pays autrement qu’en rétablissant une royauté à cinq têtes. Vous êtes tous gens d’esprit qui n’avez pas besoin d’un imbécile comme moi pour en faire un roi! Je retourne à l’armée de Sambre-et-Meuse où l’ennemi m’attend!

Le projet de Joséphine lui parut peu acceptable par l’Empereur, et il ne cacha pas ses craintes sur la réussite de la mission de la maréchale.

—Mais tu as accepté une consigne, femme, il faut l’exécuter jusqu’au bout, dit-il avec fermeté, en soldat dévoué incapable de broncher quand l’ordre de marcher en avant était donné.

Un roulement de tambour se fit entendre, accompagné du taratata des trompettes.

—Ah! voici la soupe, dit le maréchal. Femme, j’ai l’habitude de manger en même temps que mes soldats, et à peu près le même ordinaire. Aujourd’hui, je t’invite, et je vais dire au cuisinier qu’il ajoute un plat en ton honneur... Nous dînerons en tête à tête, veux-tu?

—Oui, comme autrefois à la Râpée, où il y avait de si bon petit vin blanc. T’en souviens-tu?

—Si je m’en souviens!... il me gratte encore le palais... Il n’y en a pas ici de ce petit vin-là!... ils ne connaissent pas ça en Allemagne... Je t’offrirai du vin de Hongrie que l’archevêque de Bamberg a envoyé à mon aumônier pour sa messe, car tu sais, femme, j’ai un aumônier à présent...

—Toi?... Ah! quelle farce! dit la Sans-Gêne riant aux éclats, mais c’est à peine si tu savais dire ton Pater...

—J’ai essayé de m’en souvenir... l’Empereur tient à cela!... On est très religieux en Pologne... et puis il faut boire aussi beaucoup, ça flatte les notables du pays!...

—Dis donc, Lefebvre, tu ne vas pas prendre de mauvaises habitudes dans ce vilain trou?...

—Un trou!... oh! Catherine, il n’est pas encore fait le trou!... Ces sacrés ingénieurs me le préparent... Sois tranquille! dès que je le verrai ce satané trou, je me précipiterai dans Dantzig et je ne moisirai pas ici, va!...

Le valet de chambre et deux ordonnances du maréchal entrèrent alors et disposèrent la table pour le souper.

La maréchale s’était débarrassée de sa pelisse et, en s’asseyant dans un coin sur un pliant de campagne, elle apostropha le valet de chambre:

—Dis donc, mon garçon, ne manque pas d’apporter du vin de l’archevêque... nous allons, le maréchal et moi, nous donner ce soir une petite pointe!...

Et elle accompagna cette recommandation d’une claque sur ses cuisses massives, son geste familier aux instants de belle humeur.

XII
LE DESSERT DE CATHERINE

—As-tu faim? demanda le maréchal à sa femme en lui passant une assiettée de soupe grasse, fleurant bon, et dont l’odorante buée emplit la tente d’un parfum d’appétit.

—Une faim caniche! répondit la maréchale... Dame! ça vous fait descendre l’estomac dans les talons de rouler en chaise de poste à travers tous ces pays qui ont des noms qu’on ne retient pas... Et puis la soupe, ici, semble fameuse... La gorge m’en démange!

—Mes soldats n’en mangent pas d’autre. Toutes les semaines, au hasard, je vais goûter à l’une des gamelles. Ça m’est égal qu’on se moque de moi! L’Empereur s’occupe bien des pieds de ses hommes, lui! Que de fois je l’ai vu faire arrêter une colonne en marche et ordonner à l’un des soldats de se déchausser. Il veut voir de ses propres yeux si ses prescriptions pour la chaussure sont bien exécutées... moi, je m’occupe de l’estomac... Le fusil sur l’épaule, avec de bons souliers et de bonne soupe, on fait le tour du monde!... Un peu de bœuf, Catherine?

—Oui... avec des cornichons, s’il y en a, dit la maréchale tendant son assiette.

—Les cornichons, inconnus dans ce cochon de pays... Mais il y a des choux aigres... tiens! en voici...

—Oh! que c’est sûret... à boire, Lefebvre!...

—Du vin de l’archevêque?...

—Oui... nous le boirons à la santé de l’Empereur, dit la maréchale, la bouche pleine, levant son verre avec gaieté.

Tous deux, avant de boire, trinquèrent à la vieille mode française.

—Quoi de nouveau à Paris, à la cour? demanda Lefebvre en découpant le poulet que venait de servir le valet de chambre.

—Nous avons eu beaucoup de fêtes. L’Empereur a ordonné qu’on s’amusât cet hiver. Il ne voulait pas que son absence privât Paris et la cour des réjouissances accoutumées. Il y a eu un quadrille d’honneur, dont j’ai fait partie...

—Toi, ma femme!... Tu as dansé avec les princesses?...

—Est-ce que ce n’est pas nous à présent les princesses?... Oui, mon petit, l’Impératrice m’a fait l’honneur de m’engager... Nous étions seize dames, habillées, par quatre, de couleurs différentes: il y avait le quadrille blanc, le vert, le rouge et le bleu. Les dames blanches avaient des diamants, les rouges des rubis, les vertes des émeraudes; moi, j’étais du quadrille bleu, je portais des turquoises et des saphirs...

—Tu devais être comme un astre, Catherine... j’aurais voulu te voir...

—Oui... je devais avoir bon genre, avec ma grande plume d’autruche qui se balançait sur ma toque! Ah! c’était superbe!... nous avions des habits de coupe espagnole avec des toques de la couleur de nos robes... tu vois ça d’ici?...

—Et les cavaliers?

—Ils portaient des habits de velours, des toques aussi et des écharpes couleur du quadrille... Mon cavalier, c’était un bel homme, M. de Lauriston; oh! ne va pas être jaloux, c’est un civil!... et c’est Despréaux, tu sais, mon maître à danser, qui conduisait toute la ribambelle... La princesse Caroline par extraordinaire ne s’est pas trop chamaillée avec la princesse Elisa... le bal a été ravissant... je conterai cela à l’Empereur, ça l’amusera, le pauvre cher homme!...

—Je crois que tu auras de la peine à l’égayer avec les nouvelles que tu lui apportes...

—Bah! il en prendra vite son parti... D’ailleurs il sera enchanté de me voir arriver au lieu de Joséphine... ça lui évitera des scènes, si comme on le dit, les Polonaises... enfin, suffit!...

—L’Impératrice devait donc venir le relancer jusqu’au camp?

—Elle a prévenu l’Empereur par un courrier extraordinaire de ses intentions... elle mourait d’envie de le rejoindre en Pologne... elle était inquiète et aussi jalouse! un ordre exprès lui a été envoyé de rester à Paris... c’est alors que je me suis mise en route... Mais, dis donc, ton petit vin d’archevêque, il ne faut pas le laisser aigrir dans la bouteille...

Et elle tendit, à nouveau, gaillardement, son verre que Lefebvre emplit en souriant.

Tous deux, simples, francs, honnêtes, heureux d’être réunis, savouraient avec délices ce modeste repas, sous la tente, avec l’insouciance de deux jeunes amoureux.

Le souper touchait à sa fin et Lefebvre, ayant tiré sans façon sa vieille bouffarde qui ne le quittait pas plus que son sabre, se mit en posture d’allumer et se disposa à digérer comme un bon bourgeois au coin de son feu, les pieds sous la table, en causant avec sa femme, au milieu des aspirations berceuses du tabac.

La maréchale, qui du coin de l’œil avait inventorié le mobilier sommaire de la tente de son mari, dit en riant, avec malice, montrant du doigt le lit de camp:

—Tu couches dans ce petit portefeuille-là!... Ah! mon pauvre homme, comment allons-nous tenir tous les deux là-dedans, car je ne suppose pas que tu vas m’envoyer dormir dans la berline?...

—J’ai un autre lit de fer comme celui-ci. Nous le rapprocherons, et puis, en se serrant, on arrive toujours à se caser dans un lit, si petit soit-il, quand on s’aime, fit Lefebvre se levant et étreignant contre sa poitrine son excellente épouse.

L’ordonnance entra tout à coup, l’air effaré.

La maréchale se dégagea, confuse, et dit à l’oreille de son mari:

—Consigne donc un peu ces gaillards-là, qu’on puisse prendre au moins son dessert tranquillement!

Le maréchal allait donner l’ordre que sollicitait sa femme, quand une série de détonations éclata en même temps que les cris: «Aux armes!» suivis de roulements de tambours et de sonneries de trompettes mettant tout le camp en rumeur.

—Qu’y a-t-il? demanda Lefebvre à l’ordonnance.

—Le commandant Henriot veut vous parler, monsieur le maréchal.

—Qu’il entre!... mais sapristi! on dirait que c’est sérieux! fit Lefebvre, prêtant l’oreille aux décharges successives de la mousqueterie accompagnant le bruit du canon plus nourri.

Henriot, après avoir fait un signe amical à sa mère adoptive, dit rapidement:

—Monsieur le maréchal, l’ennemi vient de tenter une grande sortie... il s’est emparé de la redoute que nous avions prise...

—La redoute dont le 44e de ligne s’était rendu maître?... ce qui nous mettait à quarante toises du Hagelsberg... Les Saxons de Bevilacque la gardaient...

—Oui, monsieur le maréchal... la panique s’est répandue chez les Saxons; ils ont abandonné les tranchées; c’est une déroute sérieuse; dans un quart d’heure, si on ne les arrête, les Prussiens seront ici...

—Le 44e de ligne est là? demanda froidement Lefebvre.

—Oui, monsieur le maréchal, un seul bataillon... commandant Rogniat.

—Ça me suffit!... viens, accompagne-moi, ou plutôt, non! veille sur la maréchale...

—Sur moi! Ah ça, dit d’un ton offensé Catherine, est-ce que ça ne me connaît pas, le chambard des batailles?... Laisse-moi donc, Lefebvre, ça me rajeunira de te suivre au combat... Ça me rappellera le temps de Jemmapes!... Ne t’occupe pas de moi! administre une bonne raclée à ces Prussiens, qui nous dérangent... Nous nous retrouverons après l’affaire.

Quand fut sorti le maréchal, une ombre géante se dressa aussitôt devant la tente.

—Ah! ce bon La Violette? s’écria vivement Catherine, reconnaissant le fidèle tambour-major.

—Oui, m’ame Catherine... je veux dire m’ame la maréchale... vous êtes bien bonne!... c’est moi; je suis planton-chef chez le maréchal, et si vous voulez, je vais vous mener à un bon endroit, où vous verrez toute la danse.

—Non, mon garçon, je te remercie... je saurai bien voir toute seule... j’aime mieux que tu suives le maréchal... il peut avoir besoin de toi dans la bagarre.

—J’vous obtempère, m’ame Catherine, j’veux dire m’ame la maréchale, mais vous savez bien qu’avec lui il n’y a pas de danger... Ah! dès qu’ils vont l’apercevoir, ils ne s’amuseront pas à l’attendre les sacrés Prussiens... ils ont cru comme ça n’avoir affaire qu’à des Saxons; quand ils sauront que c’est le maréchal qui est à la tête du 44e... pschuist! ils repasseront bien vite le fossé comme des canards!...

Lefebvre cependant avait rallié rapidement le bataillon disponible du 44e de ligne:

—Soldats, s’écria-t-il, cette redoute est non seulement la garde de notre camp, mais la clef de Dantzig... L’ennemi l’occupe, il faut le déloger... J’ai promis à l’Empereur de prendre Dantzig, je compte sur vous pour empêcher un maréchal de France de manquer à sa parole... En avant, grenadiers du 44e, et vive l’Empereur!...

Alors, comme un sergent, le sabre à la main, bientôt nu-tête, car une balle l’avait décoiffé, le grand-cordon de la Légion d’honneur noirci de poudre, les broderies arrachées, terrible, ne connaissant plus rien, fonçant droit devant lui, le maréchal Lefebvre se jeta le premier dans la tranchée déjà abandonnée, entraînant le 44e de ligne...

Les Prussiens, stupéfaits, hésitèrent un instant...

Lefebvre se précipita sur les premiers assaillants rencontrés; ils furent en une seconde abattus, percés de coups de baïonnette, de coups de sabre. On n’avait pas le temps de recharger les armes.

Une trombe de balles accueillit le maréchal à son débouché de la tranchée purgée...

—En avant!... à la redoute!... dit-il, tendant son sabre dont la lame était rouge.

Et il se précipita vers le boyau menant à la redoute, tapant, criant, jurant, s’ouvrant un passage au milieu d’hommes abattus et dont les rangs semblaient un champ de blé où un cheval s’est emporté.

A côté de lui on apercevait, dans la confusion de la mêlée, un jeune homme qui parait les coups de baïonnette portés au maréchal, tandis qu’un fantôme géant tenant un fusil de munition par le canon, comme une massue, assommait tous ceux qui se trouvaient dans le cercle tournoyant de son arme.

De temps en temps le géant s’arrêtait, se baissait, ramassait à terre un nouveau fusil, le sien étant brisé, et recommençait à faire tournoyer l’arme terriblement maniée.

Bientôt on était maître de la redoute.

A l’une des tranchées la couvrant se trouvait une pièce de canon abandonnée par l’ennemi; dans leur précipitation, les canonniers avaient pris la fuite sans faire partir la pièce toute chargée.

—Oh! dit Lefebvre, si j’avais là des chevaux pour emmener cette pièce et la braquer sur les fuyards!...

—Pas besoin de chevaux, mon maréchal, répondit La Violette, le géant à la massue, qui, déposant son fusil à la crosse toute engluée de sang, saisit tranquillement la pièce, s’arc-bouta, se piéta, raidit ses muscles puissants, et, dans un effort énergique, la faisant tourner, lentement l’amena dans la position contraire; à présent elle était braquée sur Dantzig.

Henriot, se courbant alors, pointa vivement la pièce et alluma la mèche.

La volée de mitraille inattendue acheva la déroute des Prussiens.

La redoute était prise et l’on touchait aux glacis de Hagelsberg.

Le maréchal regarda satisfait l’ennemi disparaître derrière ses remparts et, remettant son sabre au fourreau, dit à Henriot et à La Violette:

—Mes braves, je vous confie la garde de la redoute... Ne vous la laissez pas reprendre cette nuit... Moi, je vais retrouver la maréchale qui m’attend pour finir le dessert!...

XIII
UNE HISTOIRE D’AMOUR

La maréchale, le lendemain, s’éveilla aux premiers accents de la diane.

Elle se montra toute joyeuse de ce réveil en musique martiale. C’était toute sa jeunesse qui chantait dans les cuivres. Elle revoyait le camp des armées de la République, lorsque les volontaires sans souliers couraient aux armes au refrain de la Marseillaise, et chaque matin, au lever, s’apprêtaient à terminer la journée par une victoire.

Rapidement elle s’habilla, aidée par une femme de chambre qui l’avait accompagnée, et qui, dépaysée et ahurie, ne cessait de demander à sa maîtresse si l’on gagnerait bientôt la route de France.

Le maréchal était allé visiter, dès l’aube, les avant-postes et reconnaître la situation. La redoute prise la veille avait dû être armée et fortifiée dans la nuit. Il s’agissait de se maintenir dans ce fortin qui permettait de battre en brèche les murs même de Dantzig et de forer le premier trou.

Il revint plus vite que la maréchale ne s’y attendait. Il était très pâle et semblait secoué par une émotion vive.

—Qu’y a-t-il donc? demanda Catherine, est-ce que les Prussiens tentent une sortie nouvelle?... aurait-on perdu la redoute?

—Non! la redoute heureusement est solidement gardée, et d’ici longtemps les assiégés ne recommenceront pas l’aventure d’hier; mais il arrive un malheur qui te touchera comme moi, ma bonne Catherine...

—Oh! mon Dieu!... que s’est-il passé? parle vite!... tu me fais mourir d’angoisse...

—Henriot... notre cher Henriot, que nous avons élevé comme un enfant, que tu aimes et que j’aime comme un fils respectueux et bon...

—Il est mort? dit d’une voix sourde la maréchale, et des larmes roulèrent dans ses yeux.

—Rassure-toi... il est...

—Eh bien!... quoi alors?... il est blessé?...

—Non, prisonnier!

Catherine eut un gros soupir de soulagement. Ses larmes se séchèrent. Son œil brilla presque.

—Ah! c’est fâcheux, dit-elle d’une voix tranquille, mais je craignais un pire malheur... tu m’effrayais, ami!... Prisonnier de guerre, ce n’est pas dangereux... tu l’échangeras à la première occasion... tu en as assez fait, hier seulement, des prisonniers prussiens!...

Lefebvre demeurait sombre. Il répondit d’une voix grave:

—Aussitôt que j’ai su qu’Henriot avait été fait prisonnier, j’ai envoyé un parlementaire, offrant au maréchal Kalkreuth de lui donner en échange deux officiers et dix soldats capturés la veille.

—Henriot valait bien cela! et il a accepté tout de suite, ce Prussien?...

—Il a refusé.

—Est-ce possible?... et la raison?...

—Notre Henriot n’est pas considéré par eux comme prisonnier de guerre.

—Qu’est-ce qu’il est donc, alors?...

—Un espion, surpris sous un déguisement, s’introduisant dans la ville!... dit Lefebvre avec une émotion croissante.

—Henriot un espion!... allons donc!... un brave soldat comme lui n’espionne pas... il se bat, ainsi que toi, Lefebvre, en regardant l’ennemi en face, le sabre à la main et son uniforme bien au clair... ton maréchal Kalkreuth radote; c’est un vieux fou... n’y a-t-il donc personne de sérieux autour de lui?...

—Malheureusement, femme, les apparences sont contre Henriot... Quand il a été arrêté dans les rues de Dantzig, cette nuit, après l’affaire de la redoute où il s’était si vaillamment comporté, il n’était pas revêtu de notre uniforme... il était habillé en officier autrichien...

—En Autrichien, lui?... Mais il n’y a pas d’Autrichien à Dantzig... On ne se bat pas avec l’Autriche...

—C’est précisément pour cette raison qu’il avait pris le costume d’officier de l’empereur d’Autriche...

—Mais quelle idée?... dans quel but?... explique-toi...

—Comme toi, j’ai éprouvé une grande surprise quand j’ai su de quelle façon il s’était introduit dans la ville que nous assiégeons... La Violette, que j’ai sévèrement grondé de ne pas l’avoir empêché de faire cette folie, sait comment Henriot s’est déguisé, pourquoi il a endossé ce costume ne lui appartenant pas et qui le fait aujourd’hui passer, lui, un brave et loyal officier français, pour un misérable espion...

—Et que t’a raconté La Violette?...

—Une étrange histoire...

—Il y a de l’amour là-dessous! dit vivement la maréchale.

—Oui... c’est une histoire d’amour, tu l’as dit...

—Henriot est jeune, galant, digne d’inspirer l’amour, capable de le faire naître... Quoi qu’il ait fait, d’avance je l’absous!...

—Voilà bien les femmes! dit Lefebvre avec un haussement d’épaules; elles voient partout des héros de roman et ne manquent jamais de les trouver admirables, surtout quand ils font des sottises...

—Quelles sottises?...

—Eh bien! il était encore à l’avant-poste de la redoute, se disposant à rentrer au quartier général, quand une voiture venant de Kœnigsberg se présenta. Le cocher exhiba un sauf-conduit, bien en règle, autorisant le consul général d’Autriche à traverser les lignes françaises avec sa suite, et à se présenter aux portes de Dantzig. L’ordre était signé de Rapp. On le présenta à Henriot qui s’inclina et commanda de laisser passer. Par curiosité, il se pencha et regarda dans l’intérieur de la voiture. Il poussa un cri de surprise. Devine qui son œil troublé venait d’apercevoir?

—Je ne peux pas deviner... il y avait le consul général...

—Oui, et trois dames... La femme du consul général, la princesse de Hatzfeld, femme du bourgmestre de Berlin, et une jeune fille... Sais-tu qui était cette jeune fille?...

—Comment pourrais-je le savoir?... Dis-moi tout sur-le-champ...

—C’était Alice, notre chère Alice... L’enfant sauvée du bombardement de Verdun... Henriot l’avait revue à Berlin, avec moi, chez la princesse de Hatzfeld... A la suite d’une affaire grave où le prince pensa être fusillé par l’ordre de l’Empereur, le bourgmestre fut exilé et sa femme eut l’autorisation de se retirer dans sa famille... Elle était alliée au consul général autrichien à Dantzig...

—Et c’est en se rendant à Dantzig que notre cher Henriot a retrouvé Alice... Il l’aime... il a voulu la suivre... Je comprends tout à présent, dit la maréchale... L’imprudent, il l’a accompagnée jusque dans la ville...

—Il se faisait passer pour un attaché militaire au consulat... Il y avait justement à l’état-major un officier autrichien avec lequel Henriot avait noué des relations d’amitié... Cet étourneau lui aura prêté son uniforme... Henriot a pu ainsi escorter le consul général et avec lui, grâce au sauf-conduit impérial, entrer dans la ville...

—Et il a été reconnu?

—Dénoncé plutôt...

—Par qui?

—Par le consul général autrichien...

—Oh! le misérable!... Est-ce qu’il aime Alice?... est-ce une jalousie?... une rivalité?

—Je ne le crois pas... Ce consul a agi par animosité, par vengeance plutôt; il déteste la France... il hait d’une haine implacable notre empereur... il exècre en lui le soldat de la Révolution, l’invincible épée qui impose à toute la terre les principes de 89... C’est un aristocrate, un ennemi de tous les hommes nouveaux, les jacobins, les régicides comme il nous appelle!... J’ai des renseignements fort précis sur lui... Fouché m’a fait transmettre un rapport très circonstancié...

—Ne te fie pas à Fouché!

—Oui, j’entends... ce faquin d’ancien curé est un traître, comme Talleyrand, autre défroqué... Ce sont les mauvais génies de l’Empereur... à eux deux ils combinent un tas de choses louches... certainement ils sont vendus à l’Angleterre!... Mais, pour ce qui concerne le consul général, Fouché devait donner des avis exacts... ils ne servent pas le même maître... Le consul est l’agent secret de l’Autriche, Fouché a intérêt à le contrecarrer puisqu’il travaille pour les Anglais... Ah! si l’Empereur m’écoutait! comme je balaierais toute cette vermine de cour!... comme je me fierais seulement à ses vieux compagnons de gloire, à ses soldats fidèles, Davoust, Duroc, Lannes, Bessières, et moi... Il n’y a pas un traître parmi nous... tandis qu’il s’entoure de ces avides et suspects aventuriers Bernadotte, Marmont, Talleyrand, Fouché... Ils le perdront, ma pauvre Catherine, et la France avec lui!...

—L’Empereur s’apercevra bien un jour que ces conseillers-là sont des traîtres... mais, Lefebvre, veillons au plus pressé... Que vas-tu faire pour sauver Henriot... car ils veulent le fusiller, n’est-ce pas!...

—Oui... Pris sous un déguisement dans une ville en état de siège, où il s’est introduit par fraude, il doit être passé par les armes. Les lois de la guerre sont inexorables!... dit avec gravité le maréchal; si moi-même je surprenais ici, vêtu d’un costume d’emprunt, un officier prussien, je ne pourrais à aucun prix lui éviter le peloton d’exécution...

—Rien alors ne peut sauver notre Henriot?...

—Rien... qu’un miracle!... Il faudrait que je puisse, avec mes grenadiers, me jeter brusquement dans la ville...

—Eh bien! va!... entre dans cette ville... commande l’assaut! dit avec enthousiasme la maréchale.

Lefebvre secoua la tête et eut un geste de désespoir.

—Je ne peux pas!... Je ne suis pas le maître!...

—Toi! un maréchal de France!...

—Ecoute, femme, j’ai déjà eu cette idée... dès que j’ai appris qu’Henriot, que j’aime comme mon fils, se trouvait pris, sur le point d’être fusillé, j’ai eu la pensée de n’entendre aucun avis, de n’en faire qu’à ma tête... sur-le-champ je voulais donner aux tambours l’ordre de battre la charge, et à la tête du 44e de ligne et de tout ce que j’aurais pu rassembler d’hommes, j’aurais couru droit aux remparts, j’aurais tenté d’escalader les glacis... on m’en a empêché!... Des renforts arrivent... m’a-t-on assuré, il faut les attendre, Mortier est en route avec des régiments nouveaux, de l’artillerie... l’Empereur a ordonné de faire un siège dans les règles... Ces sacrés ingénieurs se f...... de moi, parce que, disent-ils, je ne suis que brave, et les villes comme Dantzig ne se prennent pas avec de la bravoure!... Il faut des plans, des calculs, des machines de géométrie où je ne comprends rien... l’Empereur les comprend, lui, c’est un savant... il aime à présent la guerre savante... Le général Chasseloup m’a montré des notes particulières de Napoléon... Alors j’ai rengainé mon sabre et je suis revenu ici bien accablé, bien découragé... J’ai beau être maréchal de France et commandant en chef, je ne peux pas sauver mon cher Henriot, sous le prétexte que je n’ai pas été assez à l’école!... Ce ne sont pourtant pas des maîtres d’école qui m’ont appris à battre depuis quinze ans les Autrichiens, les Russes et les Prussiens sur tous les champs de bataille de l’Europe!...

—Alors, c’est fini... Henriot va mourir?...

—Hélas! Mais je le vengerai, va! quand j’entrerai dans Dantzig, car j’y entrerai, rien ne pourra m’empêcher d’empoigner le gredin d’autrichien qui a livré Henriot. Quand je devrais commander moi-même le peloton, je te le jure, Catherine, la ville prise, il sera fusillé, ce comte de Neipperg!

La maréchale poussa un cri.

Elle saisit vivement le bras de son mari.

—Que dis-tu? Quel nom as-tu prononcé là? fit-elle en proie à une émotion extraordinaire.

—Le comte de Neipperg... C’est cet ennemi acharné de Napoléon. Le consul général autrichien...

—Tu ne sais pas qui est le comte de Neipperg? Ce qu’il fut autrefois, où je l’ai rencontré jadis?

—Tu le connais?

—Oui... Te souviens-tu de cette nuit de Jemmapes où, surprise au château de Lowendaal, sans le brave La Violette, j’allais être passée par les armes comme Henriot aujourd’hui?

—Parbleu!... tu m’as assez souvent raconté cet épisode aventureux... tu as été sauvée par un officier autrichien... Serait-ce...

—Tu as deviné. C’était le comte de Neipperg!...

—Oh! tu me désarmes, dit avec tristesse Lefebvre, je ne pourrai plus à présent le faire fusiller quand j’aurai pris Dantzig... Je lui dois la vie de ma Catherine!...

—Attends! tu n’es pas seul obligé... Te souviens-tu aussi de la matinée du 10 Août?

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