Madame Sans-Gêne, Tome 2: La Maréchale
VII
LE CŒUR ENFLAMMÉ
Lefebvre, très rouge, mécontent, inquiet, se demandant comment l’Empereur prendrait sa résistance et supporterait la défaite morale qu’il venait de lui infliger, rentra chez lui en maugréant.
Il trouva Catherine occupée à essayer une robe de cour, en vue des cérémonies du mariage impérial.
Elle bouscula tout, en apercevant son mari, s’élança à sa rencontre et lui sauta au cou, joyeuse, familière; puis, presque aussitôt, remarquant la figure bouleversée de Lefebvre:
—Qu’as-tu? lui dit-elle avec angoisse. Est-ce qu’on a tiré sur l’Empereur?
—Non!... Sa Majesté se porte bien... très bien...
—Ah! tu m’enlèves un poids! dit Catherine.
La possibilité d’une mort brusque de Napoléon hantait les esprits. C’était la plus grande catastrophe que chacun pouvait imaginer.
Les appréhensions de cet événement tourmentaient surtout non seulement ceux qui approchaient l’Empereur, mais encore la nation entière. Cette anxiété générale n’allait pas tarder à servir les audacieux projets de Mallet et des Philadelphes.
Catherine rassurée répéta sa question:
—Eh bien! qu’y a-t-il?... tu vas, tu viens... tu sembles ne pas pouvoir tenir en place... c’est donc grave!...
—Très grave!...
Et Lefebvre se mit à arpenter la pièce, un peu à la façon de son empereur.
—Tu as eu une dispute avec Sa Majesté? demanda Catherine.
—Oui... nous nous sommes abordés... l’Empereur m’a fait une charge à fond... j’ai résisté tant que j’ai pu... j’ai repris l’offensive... et...
—Eh bien, quoi?
—Je l’ai battu!... c’est très dangereux de battre l’Empereur... il est homme à prendre sa revanche...
—Ça c’est possible!... mais à propos de qui, à propos de quoi, vous battiez-vous?...
—A propos de toi!...
—De moi... pas possible!...
—C’est la vérité... Devine un peu ce que l’Empereur veut que je fasse de toi?...
—Je ne sais pas... il veut que tu m’envoies dans ce château qu’il nous a dit d’acheter... pour lequel il t’avait remis de l’argent, à Dantzig?...
—Oui, c’est dans une terre... en province... assez loin, qu’il médite de te faire séjourner...
—Pourquoi n’as-tu pas accepté? Cela me reposera de vivre un peu à la campagne... Nous aurons une grande voiture pour les promenades... des chiens, une vache qui nous donnera du lait... Ça sera très amusant!... et puis, vois-tu, Lefebvre, je commence à en avoir plein le dos, moi, de ces chipies de la cour qui se moquent de nous... je ne m’y amuse pas tant que cela aux fêtes, aux réceptions de Sa Majesté... pendant les cérémonies du mariage qui s’apprête, ce sera des heures et des heures d’horloge à rester sur ses pattes avec des manteaux qui pèsent, des corsages qui vous étranglent et des escarpins qui vous meurtrissent... Si l’Empereur veut bien que nous allions à la campagne, dans la terre qu’il nous a désignée... vite, achetons le château et retirons-nous-y, puisque nous avons la paix pour longtemps... pour toujours peut-être!... Voyons, Lefebvre, pourquoi n’as-tu pas répondu au désir de Sa Majesté?... Pourquoi n’as-tu pas dit aussitôt: «Sire, nous allons partir!...»
—C’est que, vois-tu, ma bonne Catherine, quand l’Empereur m’a parlé de te voir quitter la cour... de t’envoyer dans un château lointain... il n’était question que de toi...
—Comment? et toi?...
—Moi, je restais, l’Empereur me gardait...
—En voilà bien d’une autre!... nous séparer en pleine paix, allons donc!... Ça se comprend quand tu fais campagne que je ne sois pas là... derrière toi... comme un aide de camp ou un planton... Mais aujourd’hui, au moment où l’Europe entière est au repos... Ah çà! qu’est-ce qui lui prend à l’Empereur?...
—Non seulement l’Empereur voulait nous éloigner l’un de l’autre, ma chère Catherine, mais sais-tu ce qu’il entendait faire de moi?
—Non?... te donner un corps d’armée à commander? peut-être t’envoyer gouverner un grand Etat... Naples?... La Hollande?
—Tu n’y es pas... Il voulait me marier!...
Catherine poussa un cri.
—Toi!... te marier... Eh bien!... et moi...
—On divorcerait...
—Le divorce!... il a osé proposer ça! il a osé parler de nous faire divorcer?... Mais il est abominable, l’Empereur!... et que lui as-tu répondu, Lefebvre?
Le maréchal ouvrit ses bras en souriant...
Catherine s’y précipita...
Les deux époux s’étreignirent ardemment, s’embrassèrent avec passion.
Heureux d’être l’un près de l’autre, se serrant comme pour réagir contre la crainte que leur avait fait passer dans tout l’être la possibilité entrevue d’une séparation, ils protestaient, en s’embrassant ainsi, contre l’idée même de ce divorce dont l’Empereur avait parlé. Rien ne pourrait les désunir. Ils s’affirmaient, dans cette muette et douce étreinte, que jamais la pensée ne leur était venue d’une pareille trahison. Ils se rassuraient mutuellement contre le vague péril dont la volonté impériale les avait menacés.
—Et qu’as-tu répondu à l’Empereur? redemanda après un long silence Catherine, se dégageant un peu.
Lefebvre entraîna sa femme vers un canapé, la fit asseoir auprès de lui, et murmura, en la regardant tendrement, la main dans la main, les yeux dans les yeux:
—J’ai dit à l’Empereur que je t’aimais, Catherine, que je n’aimais que toi... et qu’après avoir vécu ensemble, bien heureux, bien unis, les années de notre jeunesse, nous n’avions, l’un et l’autre, qu’un seul rêve, achever côte à côte notre existence... jusqu’au jour où un boulet russe ou bien une balle espagnole viendraient m’envoyer rejoindre Hoche, Desaix, Lannes, tous les camarades de mes combats passés...
—Tu as bien parlé, Lefebvre!... Ah çà! de quoi se mêle-t-il à présent l’Empereur?... parce qu’il a divorcé, veut-il donc que tout le monde fasse comme lui?... Il avait un but, un projet... pourquoi te parlait-il de divorce?...
—Il voulait me marier, t’ai-je dit...
—A qui?... Je veux savoir... Ah! mais, je suis jalouse, moi!... Nomme-moi la femme qu’il te proposait... Oh! vraiment, il fait un joli métier, ton Empereur!... Il a des femmes à caser, à présent... Une de ses maîtresses, sans doute?... La Gazzani?... cette Eléonore... ou la belle Polonaise?
—Il n’a nommé personne...
—C’est bien heureux!
—Il parlait d’une façon générale... Il voudrait, vois-tu, qu’on l’imite... qu’on prenne modèle sur lui... Il épouse une archiduchesse... c’est une fille noble qu’il désirerait que chacun de nous épousât...
—En voilà des idées! Voyons, mon pauvre Lefebvre, je ne parle pas pour toi, je connais tes sentiments, mais les autres maréchaux, qu’est-ce qu’ils en feraient de ces belles demoiselles, si fières de leurs aïeux? Est-ce qu’Augereau n’est pas le fils d’une marchande du carreau des Halles? Ney, Masséna, tous enfin, sont des enfants du peuple, comme toi et moi. C’est de la folie de vouloir leur donner des femmes qui rougiront d’eux, qui se moqueront d’eux et qui les tromperont avec d’anciens nobles comme elles. Lefebvre, je commence à craindre que notre Empereur n’ait un grain de folie! Avec cela que c’est déjà si raisonnable de sa part d’épouser la fille d’un empereur, une autrichienne orgueilleuse qui ne verra en lui qu’un soldat parvenu comme toi!
—L’Empereur a ses raisons...
—Et nous les nôtres!... Enfin tu as refusé, bien définitivement refusé?
—En doutes-tu?... fit Lefebvre tendrement; et il embrassa de nouveau sa femme.
Rouge de plaisir, Catherine se laissait câliner.
—Alors tu n’as pas eu peur?... tu étais bien certaine que je n’aurais jamais consenti à divorcer... à épouser une autre femme? reprit Lefebvre en souriant.
—Parbleu!... est-ce que tu ne m’appartiens pas!... d’ailleurs tu as juré que tu ne serais qu’à moi...
—Oui, j’ai juré devant l’officier municipal... Il y a longtemps de cela, mais je ne l’ai pas oublié, ma Catherine, ce serment que je t’ai fait quand je t’ai prise pour femme...
—Moi non plus... et puis si tu avais oublié... tu as là quelque chose qui te rappellera toujours ta promesse...
—Quoi donc? dit Lefebvre distrait.
—Ça, vraiment!...
Et Catherine, saisissant le poignet de son mari, retroussa vivement la manche de son uniforme, repoussa la chemise, et mit à nu la chair du bras...
Un cœur enflammé, avec ces mots: «A Catherine pour la vie!» apparut teinté en bleuâtre sur l’épiderme du maréchal.
C’était le tatouage qu’il avait fait pratiquer, au moment de son mariage. Son cadeau de noces, avait-il dit plaisamment.
—Hein!... ça reste, ce serment-là! fit Catherine triomphante. Est-ce que tu pourrais épouser une archiduchesse, avec un bras pareil?... Qu’est-ce qu’elle dirait en voyant cela sur ta peau?... Elle te demanderait ce que c’est que cette Catherine à qui tu as promis d’être fidèle... elle te ferait des scènes... Oh! tu ne peux pas renier ta promesse, mon vieux François!...
—C’est juste!... Et l’autre bras ne lui plairait pas davantage! dit Lefebvre riant. Et, à son tour, retroussant la seconde manche, il regarda avec bonhomie l’autre tatouage, datant du 10 août, avec l’inscription toujours visible: «Mort au tyran!...»
—Va, nous sommes l’un à l’autre pour la vie! dit Catherine, penchant sa tête vers la poitrine de Lefebvre et s’y appuyant avec bonheur.
—Oui, pour la vie! murmura le maréchal.
—Ah! je voudrais que l’Empereur vînt et qu’il nous surprît ainsi!... dit Catherine pâmée.
Et les deux époux, plus fortement unis que jamais, rapprochés, confondant leurs âmes et mêlant leurs caresses, achevèrent de consommer la victoire que Lefebvre avait remportée sur Napoléon.
VIII
LE RÊVE D’UNE ARCHIDUCHESSE
Dans la chambre très simple qu’elle occupait au deuxième étage du palais impérial à Vienne, Marie-Louise, seule, rêvassant, jouait indolemment avec un petit chien, pomponné, enrubanné, que lui avait offert l’ambassadeur d’Angleterre,—un de ces petits chiens à poils frisottants et à gueule de renard, alors fort à la mode et nommés king’s charles, en souvenir du roi Charles II, qui les aimait et en avait donné cinq ou six à la duchesse de Portsmouth, sa maîtresse, pour égayer sa chambre à coucher.
On frappa à la porte très précipitamment, et l’unique duègne chargée de surveiller l’archiduchesse, moitié dame d’honneur, moitié femme de chambre, accourut, soufflant, geignant, effarée, la main portée au côté comme pour comprimer un battement cardiaque et intempestif.
—Qu’y a-t-il? demanda Marie-Louise surprise... est-ce que le feu est au palais?...
—Non... ce n’est pas le feu... c’est votre auguste père, c’est l’Empereur qui vient ici...
—Mon père!... dans ma chambre!... Oh! mon Dieu! que se passe-t-il donc?
—Je ne sais pas... Votre Altesse va l’apprendre sans doute...
Et la duègne, un peu remise de son émoi, avec une majestueuse révérence, s’effaça pour laisser pénétrer l’empereur d’Autriche.
François II ou François-Joseph Ier, d’abord empereur d’Allemagne, puis à la suite des victoires de Napoléon et de l’établissement de la Confédération du Rhin, empereur d’Autriche, était un monarque fort insignifiant. Il avait lutté avec opiniâtreté contre la Révolution française, puis contre Napoléon, pour la défense de ce qu’il considérait comme la base de l’ordre social: le maintien des privilèges de la noblesse et l’anéantissement de toute démocratie.
Féroce à ses heures, il avait envoyé dans les cachots du Spielberg tout ce qui, dans ses Etats, passait pour approuver, même théoriquement et philosophiquement les principes de la Révolution française. Perpétuellement battu, obligé de subir le traité de Campo-Formio après Marengo et de perdre la Vénétie après Austerlitz, il était le souverain d’Europe qui devait garder le plus de haine à Napoléon.
Il ne la montra que lorsque le vainqueur fut vaincu définitivement et gardé à vue par les soldats anglais. Pas une seule fois il ne s’occupa d’améliorer le sort du captif de Sainte-Hélène. Il manifesta seulement une indécente satisfaction à la nouvelle de sa mort.
En attendant le revirement dans ses sentiments, variables comme la fortune des armes, il multipliait, par l’entremise de Metternich et du prince de Schwartzenberg, les amicales protestations et les adulations les plus plates au victorieux empereur.
Il ne dissimulait pas sa joie, aux premiers pourparlers d’union, d’avoir pour gendre Napoléon. Comme souverain et comme père il exultait.
Il aimait sa fille Marie-Louise de la solide et calme affection familiale des races germaniques et pensait qu’elle serait heureuse avec Napoléon, placé sur un trône tout éblouissant de la gloire de cinquante batailles. L’Empereur des Français était alors le souverain le plus riche de l’Europe et il passait aussi pour le plus généreux. François II, avec satisfaction, avait pris note des cadeaux, des bijoux, des dentelles, des robes dont l’impérial fiancé faisait présent. En même temps il donnait à entendre à son représentant à Paris, le prince de Schwartzenberg, que la Cour était pauvre et que certains dons des musées nationaux et des fabriques si renommées du riche pays de France seraient acceptés avec une grande reconnaissance à Vienne.
Alors, sur un signe de l’Empereur, tout fier, lui aussi, de son nouveau parent, désireux de lui plaire, heureux de se montrer large et d’inspirer à sa fiancée une avantageuse opinion de sa somptuosité, Servan, Mollien, tous les administrateurs des musées, des palais, se mettaient en mouvement. On pillait les Gobelins, on dévalisait Sèvres, on réquisitionnait les chefs-d’œuvre d’Aubusson, les produits de Saint-Gobain. Des fourgons chargés de meubles, d’objets d’art, d’étoffes, partaient à la file à destination de Vienne. Le futur beau-père recevait et empilait avec un plaisir infini toutes ces preuves de la magnificence de Napoléon. Il devait, par la suite, lui refuser, à Sainte-Hélène, deux chevaux de supplément qu’il réclamait pour sa voiture, et trouver que sa table était trop copieusement servie.
Mais c’était surtout au point de vue politique que François II se montrait charmé d’avoir Napoléon pour gendre. Il voyait dans ce mariage son trône consolidé, les victoires subies détruites dans leur effet et l’alliance russe rompue.
Aussi ne négligea-t-il rien pour faire aboutir les préliminaires entamés à Paris entre le prince Schwartzenberg et les confidents de Napoléon.
Avec joie, il avait reçu la lettre autographe de l’Empereur lui annonçant l’arrivée de Berthier, prince de Neufchâtel, chargé de demander officiellement la main de Marie-Louise.
Son consentement était accordé d’avance. Il ne restait plus qu’une petite formalité à accomplir: prévenir la jeune archiduchesse qu’elle eût à se préparer à partir pour la France et à devenir Impératrice des Français.
C’était cette nouvelle que François II venait annoncer en personne à Marie-Louise.
La jeune princesse avait dix-huit ans; forte gaillarde sans grâce, sans rien de piquant, ni d’aimable, mais bien en chair, solidement charpentée, la peau rose et fraîche.
Elle était assez jolie, d’une beauté lourde de fille de brasserie, avec de gros bras, la taille carrée, de grands pieds, des seins déjà volumineux, des lèvres fortes et sensuelles; les yeux très bleus, très froids, sans expression: un joli animal, passif, lent, épais et peu délicat. Une vraie femme de lit.
Napoléon, s’enquérant de tous côtés, avait recueilli avec plaisir sur sa fiancée les renseignements physiques qui lui importaient le plus.
Cette massive princesse devait être une excellente poulinière.
Avec elle il était certain de donner à l’empire un héritier.
Sous le rapport moral, les indices et les notions qu’on lui envoyait étaient également satisfaisants.
Marie-Louise avait été élevée avec un soin minutieux et soumise à une règle étroite, très sévère, presque monastique. Son éducation avait été poussée assez loin.
On avait multiplié pour elle les maîtres de toute sorte. Elle savait presque toutes les langues de l’Europe: le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le bohême, le turc même. Elle était destinée à être l’épouse d’un prince quelconque et il était bon qu’elle apprît, dès l’enfance, l’idiome de ses futurs sujets.
La musique n’avait pas été oubliée. La harpe achetée par Napoléon et que Lefebvre avait admirée aux Tuileries, prouvait que son futur mari n’ignorait pas ses talents de musicienne.
Quant à la religion, on lui en avait inculqué les pratiques extérieures, sans trop lui laisser approfondir les dogmes. Le hasard des accords politiques pouvait lui donner pour époux un prince catholique, orthodoxe, luthérien, calviniste.
Il ne fallait pas que la religion fût un obstacle à une alliance profitable aux intérêts de la cour d’Autriche.
Elle suivrait les rites du pays où les calculs diplomatiques des conseillers de son père la feraient régner.
Dans une grande simplicité elle avait été maintenue. Il n’y avait pas que le soldat qui ne fût pas riche, au service de l’Empereur François, comme le disait le dicton. Les revers successifs, les provinces perdues, les armées détruites et renouvelées, les contributions de guerre, avaient épuisé le trésor autrichien. On vivait à l’économie à la Cour de Vienne. Aucun faste. Nulles réceptions solennelles. De petites soirées intimes, presque bourgeoises. De la musique et de modestes rafraîchissements. Aucun meuble de prix dans les appartements, nul objet d’art dans les galeries vides, pas de bijoux. La jeunesse de Marie-Louise s’était écoulée un peu comme à l’auberge, dans le palais de ses pères. On passait son temps, autour d’elle, à faire les malles et à décamper devant Napoléon.
A tout instant, à ses jeunes oreilles, avait retenti ce cri d’effroi:
—Les Français!...
Alors c’était un effarement dans le palais. Des visions de chambellans aux jambes flageolantes, dont la clef d’or oscillait au centre du dos. Des laquais entassant pêle-mêle, dans les coffres, vêtements, ustensiles, objets précieux. Puis des officiers nu-tête accourant et propageant les nouvelles les plus accablantes. Les rues étaient pleines de fuyards. On voyait défiler de lamentables convois de blessés, racontant d’une voix dolente des séries de déroutes. Les cloches sonnaient le tocsin. Des bandes de bourgeois en fureur criant: la paix! sous les fenêtres, François II apparaissant, à demi-rasé, sur le seuil de sa chambre et demandant à voix basse: «Avons-nous le temps de gagner les montagnes du Tyrol?» Et puis elle se sentait saisir par des femmes de chambre, et, rapidement empaquetée, on la transportait dans une berline qui partait au grand trot pour des localités montagneuses, au milieu de courtisans anéantis, levant les bras au ciel et murmurant:
—Tout est perdu!
Dans les récits surpris, parmi les propos des femmes et des valets, recueillis au hasard des fuites, la jeune princesse n’avait perçu bien distinctement qu’une chose, c’est qu’il y avait de par le monde une sorte de bandit couronné, un monstre toujours à cheval, l’épée au poing, des cris de mort à la bouche, parcourant l’Europe avec une escorte de soudards féroces, suivi d’une multitude de vachers, de cloutiers, de vagabonds armés à l’improviste, après le pillage des châteaux, buvant le sang à pleins verres, vêtus de carmagnoles, chaussés de sabots et coiffés de bonnets rouges, arborant pour étendards des guillotines aux couteaux toujours sanglants et emportant les femmes surprises au fond des bois.
Napoléon, dans ses imaginations de princesse fugitive, était déjà l’ogre de Corse des légendes d’après la chute.
François II se doutait bien un peu de l’effrayante renommée de son futur gendre et du peu d’attrait qu’un pareil brigand, à entendre les récits de la cour, devait avoir pour sa fille. Aussi hésitait-il avant de faire à celle-ci la communication, retardée jusqu’à la dernière heure, nécessaire pourtant. Berthier était en route et le mariage par procuration devait être célébré la semaine suivante.
Mais, aux premières paroles de son père, Marie-Louise s’inclina avec docilité.
Elle déclara que le mariage qu’on lui proposait ne lui déplaisait pas. Elle savait que la France était un grand et beau pays, et que son rang d’Impératrice lui attribuait le pas sur toutes les personnes de sa famille, la plaçait au niveau des plus grandes souveraines d’Europe.
Son père dut lui donner par deux fois l’assurance que pas une reine, pas une impératrice ne l’égalerait en puissance et en éclat.
En même temps, il énuméra les magnifiques cadeaux dont l’empereur Napoléon avait garni sa corbeille.
Elle trouverait toutes ces richesses à Paris, où son futur époux l’attendait avec impatience.
Marie-Louise répondit alors, en fille docile et résignée, qu’elle regretterait certainement de quitter son excellent père, sa famille si affectueuse et cette cour de Vienne où elle avait vécu ses premières années, mais qu’elle acceptait, sans répugnance, de devenir l’épouse de l’Empereur des Français que son père avait choisi pour elle. Elle ajouta qu’elle était prête à se rendre en France dès que le prince de Neufchâtel serait arrivé pour l’emmener.
François II embrassa tendrement sa fille. Les choses marchaient pour lui à souhait. Pas de pleurs, pas d’émoi. Avec une passivité et une indifférence parfaites, sa fille se soumettait à son nouveau sort. Elle ne se montrait nullement surprise qu’on eût ainsi disposé d’elle dans un but politique qui ne lui était pas très intelligible. Elle obéissait à son père sans résistance. Mentalement, elle repassait l’énumération des bijoux, des dentelles, des robes qui l’attendaient à Paris. Elle aurait déjà voulu les avoir, les palper, s’en parer. Elle questionna deux ou trois fois son père sur la valeur, le nombre, l’importance des présents de sa corbeille de noces. Quant à celui qui en faisait les frais, elle ne songea guère à interroger François II sur lui. Il était empereur, très riche, très puissant, et il lui assurait un rang suprême parmi les autres princesses dont elle était jalouse; cela lui suffisait.
Avant de se retirer, François II dit à sa fille:
—Vous allez vous trouver seule, Louise, au milieu d’une cour étrangère, très loin de nous... entourée de valeureux soldats et de dames fort brillantes, mais où rien ne vous rappellera votre patrie... J’ai voulu que quelque chose de nous, de notre milieu, presque de notre famille, restât avec vous... Vous aurez à Paris un compagnon...
—Mon cher Zozo?... mon joli king’s-charles? dit Marie-Louise battant des mains, toute joyeuse d’emmener avec elle son inséparable ami.
—Non! dit François II souriant de la méprise de sa fille... il ne s’agit pas de Zozo... D’ailleurs, l’empereur Napoléon déteste les chiens... Zozo restera à Vienne... on aura soin de lui, rassurez-vous!
Marie-Louise, toute chagrinée, eut des pleurs mouillant ses yeux bleus et clairs.
Son sein se souleva. Un frémissement d’irritation lui fit battre du bout du pied le tapis.
Son chien Zozo était peut-être la seule chose qu’elle aimât au monde.
Froide, hautaine, réservée, elle n’avait eu aucun élan juvénile, aucune virginale curiosité, nulle vague attraction vers l’inconnu... L’amour, le désir n’existaient pas pour cette âme calme, vulgaire et fermée à toute aspiration généreuse... Et cependant, en ses veines coulait le sang impétueux des filles de Marie-Thérèse, amoureuses ardentes et inassouvies: Marie-Caroline, la reine de Naples aux débauches fameuses; Marie-Amélie, la duchesse de Parme aux amants innombrables; Marie-Antoinette de France, la reine du collier, l’amie équivoque de la Polignac, de la Lamballe.
Mais l’heure de l’éveil n’était pas encore sonnée, et, les sens assoupis, Marie-Louise attendait, frigide, l’aube du plaisir.
Elle avait eu cependant comme un frisson précurseur de ces voluptés sensuelles qui devaient gouverner sa vie et faire d’elle la funeste amoureuse à qui la France dut sa honte et Napoléon sa captivité.
Marie-Louise, en qui plus tard le sexe devait tenir lieu de cœur, d’esprit, de volonté, de raison, de loyauté, et qui devait, pour étancher son inextinguible soif d’amour, trahir son époux, abandonner son fils, renoncer au trône, oublier sa pudeur et prostituer son nom à jamais glorieux, n’ouvrait alors qu’une oreille distraite et qu’un cœur entre-bâillé aux propos d’amour murmurés sur ses pas.
Car, si gardée, si recluse fût-elle, au couvent de Luxembourg, aux jardins de Schœnbrunn ou dans le palais de Vienne, l’amour, respectueux mais entreprenant, avait tenté de s’approcher d’elle.
Un jour qu’elle faisait une promenade à pied, dans le parc de Schœnbrunn, elle aperçut au milieu d’un étang une jolie fleur bleue, poussée par aventure parmi les plantes aquatiques.
Elle manifesta le désir de l’avoir.
Imprudemment, elle se pencha, posant son pied sur l’herbe humide et glissante couvrant les bords de l’étang.
Elle perdit l’équilibre, et elle allait tomber dans l’eau vaseuse, tandis que sa gouvernante éplorée, poussant de grands cris, mettait en fuite les canards et faisait s’éloigner majestueusement, avec leurs ailes à demi déployées, comme des voiles, les cygnes blancs, hôtes de la pièce d’eau.
Tout à coup, un bras protecteur s’étendit...
Elle se trouva soutenue, ramenée sur le sol ferme, un peu étourdie, mais déjà remise de sa frayeur...
Un élégant personnage, inconnu d’elle d’ailleurs et aussi de la gouvernante, à peine revenue de son émoi, était à ses côtés, la saluant respectueusement.
Marie-Louise sourit de bonne grâce à ce sauveur venu si à propos, et lui tendit sa main en disant:
—Merci, monsieur! Sans vous, j’allais barboter comme ces pauvres canards qui ont eu, je pense, autant peur que moi...
L’inconnu, sans dire un mot, s’était penché et avait déposé un baiser discret sur la main qui lui était tendue.
—Et tout cela pour une fleur que je n’aurai même pas! reprit Marie-Louise, que l’attitude et l’apparence de son sauveur semblaient disposer favorablement.
Dans sa chute, en effet, son pied, en glissant, avait repoussé la touffe d’herbes au milieu desquelles s’épanouissait la fleur tentatrice, et le tout s’en était allé voguant à la dérive, dans le sillage des cygnes ramant vers leur cabane.
Elle n’avait pas achevé que l’inconnu, qui était en fort élégant habit, avec la perruque poudrée, les bas de soie et l’épée, sans hésiter, s’élançait dans l’étang, dans l’eau claire, profonde et très froide: on était à la fin de l’automne, presque en hiver.
Avec vigueur et non sans grâce, il nagea jusqu’à la touffe flottante, l’atteignit, cueillit la fleur désirée et revint au bord.
Marie-Louise, surprise et charmée, frappée peut-être d’un de ces secrets et décisifs pressentiments qui, en amour, devancent l’aveu de la passion et l’échange des tendresses, regarda avec une attention vive ce personnage qui, après l’avoir fort à propos empêchée de tomber à l’eau, n’avait pas hésité à prendre un bain glacé pour lui rapporter la fleur qui lui avait échappé.
Elle ne s’occupa nullement du désordre de la toilette de ce galant chevalier.
Il était pourtant plutôt comique avec ses vêtements englués de vase, sa perruque de travers où s’enchevêtraient des brins d’herbes aquatiques, et son chapeau qu’il secouait comme un arrosoir.
Une seule chose la frappa dans cet inconnu, au visage régulier, et qui n’était plus un jeune homme: ce fut l’air profondément pénétré avec lequel, par deux fois, furtivement, en regagnant le bord, il baisa la petite fleur qu’il avait été si ardemment cueillir.
L’archiduchesse, en prenant de ses mains tremblantes la fleur, l’approcha de ses narines pour la respirer...
Peut-être lui fit-elle toucher ses propres lèvres, comme pour recueillir le secret de l’inconnu.....
Celui-ci, après s’être incliné respectueusement devant la jeune princesse, allait s’éloigner, quand elle lui demanda:
—Pardon, monsieur, voulez-vous me dire votre nom?... L’Empereur, mon père, sera désireux de connaître un gentilhomme qui n’a pas hésité à se précipiter dans l’étang pour satisfaire un de mes caprices... dont je suis, à présent, vraiment confuse...
Le gentilhomme rougit de plaisir.
—Je me nomme le comte de Neipperg, dit-il très bas, consul général au service de S. M. l’Empereur... J’avais obtenu une audience de Sa Majesté pour ce matin même. Je prie Votre Altesse de bien vouloir m’excuser... je dois rentrer à mon logis et changer de costume pour me présenter chez l’Empereur...
—Allez, comte... je vous excuserai auprès de mon père; et, en lui faisant savoir que je suis la cause de votre retard, vous serez d’avance pardonné!
Et de nouveau elle avait souri à Neipperg qui emportait un inoubliable souvenir, une impression profonde comme une blessure, de cette entrevue inopinée au bord de l’étang.
Depuis, à son imagination très peu en éveil de vierge placide, la physionomie, le son de voix, les allures du comte de Neipperg, à plusieurs reprises, s’étaient présentés, mais sans relief, sans la troubler, sans lui suggérer aucune pensée, aucun désir qu’elle ne pût confesser à son père ou à sa gouvernante.
Le moment psychologique n’était pas venu. Le mot amour ne pouvait avoir aucun sens pour elle, en dehors du langage liturgique et de l’affection familiale.
Elle n’avait pas oublié Neipperg, elle songeait même parfois qu’elle le reverrait avec grand plaisir à la cour de son père, mais elle n’attachait aucune idée passionnelle à cette rencontre, qui d’ailleurs ne la préoccupait pas autrement.
L’annonce de son mariage avec l’Empereur des Français ne lui avait nullement suggéré la supposition que cet événement pût avoir un rapport quelconque avec le comte de Neipperg.
Aussi sa surprise fut-elle grande quand François II ajouta:
—Non, ma chère fille, il ne s’agit pas d’un compagnon comme Zozo... Je veux vous donner pour vous servir d’écuyer, d’officier d’honneur, toujours à vos côtés, vous rappelant par sa présence votre patrie, vous parlant de votre père, de vos parents, de tout ce que vous laisserez ici pour toujours, un gentilhomme digne en tous points de ce poste de confiance... Vous m’avez compris?... Vous traiterez avec bonté et douceur ce représentant de mon autorité, ce confident, ce défenseur au besoin, que je place auprès de vous...
—Je ferai, mon père, selon les désirs que vous me manifestez, répondit tranquillement la jeune archiduchesse, au fond s’intéressant peu à ce surveillant dont on lui imposait la compagnie, et regrettant fort son chien Zozo.
—Votre nouvel écuyer commencera son service dès demain, ma fille, car le prince de Neufchâtel est signalé et sa venue à Vienne est imminente...
—A vos ordres, mon père!
—Mais... vous ne m’avez même pas demandé le nom de ce gentilhomme, dit l’Empereur, un peu choqué de l’indifférence de sa fille.
—C’est vrai... comment se nomme-t-il?
—Le comte de Neipperg... c’est déjà un ancien serviteur... il a été accrédité auprès de Marie-Antoinette. Son âge et son caractère feront de lui un excellent cavalier servant et j’espère que vous serez satisfaite de mon choix...
—Oui, mon père, répondit Marie-Louise, étonnée, contente au fond de revoir le galant inconnu, auquel elle avait souvent songé, mais ne se doutant nullement de la place et de l’importance que ce chevalier servant, ce Mentor et ce surveillant à qui on la confiait, allait prendre dans sa vie et, hélas! aussi dans les malheurs de cette France dont le prince de Neufchâtel, en grand costume de gala, venait lui apporter la couronne.
IX
LES NOCES IMPÉRIALES
Le 11 mars 1810, Marie-Louise fut épousée par procuration, à Vienne. L’archiduc Charles, dans cette cérémonie représentative, figurait l’impérial époux.
Berthier, en grande pompe, quitta Vienne emmenant la nouvelle Impératrice.
A Brannen, frontière des Etats autrichiens, les dames du palais et les officiers allemands prirent congé. L’empereur d’Autriche s’était rendu incognito à cette limite où le service français devait remplacer auprès de la nouvelle Impératrice le service autrichien. Là il embrassa tendrement sa fille, qui demeura insensible, tandis que des larmes coulaient sur les joues du monarque bronzé par vingt défaites, endurci par une existence mouvementée et peu favorisée.
Marie-Louise n’avait pas eu la moindre émotion en quittant le palais où s’était écoulée son enfance. Elle demeura l’œil sec en se séparant de son père qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle n’eut, au cours de ce voyage, de douleur vraie qu’en pensant à son petit chien laissé à Vienne. Berthier, à qui elle fit ses confidences à cet égard, se contenta de sourire en homme qui ménage une surprise.
La reine de Naples, sœur de Napoléon, était venue au-devant de Marie-Louise. Elle l’accompagna dans son voyage qui ne fut qu’une longue suite d’ovations, de bouquets offerts par les municipalités, d’arcs de triomphe traversés, de cantates, d’allocutions, de banquets et de défilés en musique.
Très fière de ces hommages tout nouveaux pour elle, Marie-Louise se montrait enchantée de son voyage. Elle ne semblait ni désirer l’accélérer pour se trouver avec son époux, ni regretter sa famille, son pays, qu’elle abandonnait sans que l’idée d’un retour parût possible.
Reluisante comme une châsse, raide et apathique comme une divinité hindoue qu’on promène parmi les génuflexions et qui passe entre une haie de nuques inclinées, intérieurement elle savourait son triomphe et ne trouvait pas un mot aimable à répondre aux compliments des autorités accourues, pas un sourire à distribuer aux populations pressées sur son passage.
De temps en temps, pourtant, elle se détournait légèrement pour adresser un regard aimable et provoquant à Neipperg, qui la suivait dans la voiture escortant son carrosse.
Napoléon cependant comptait les jours, les heures.
Il avait la fièvre, et son état nerveux confinait à la folie.
Jamais amour cérébral ne fut plus vif que celui qu’il ressentit pour cette jeune femme qu’on lui amenait processionnellement.
Il maudissait les programmes officiels, les protocoles, le cérémonial.
Il ne passait pas une minute sans songer à sa future épouse. Il aurait voulu abréger tout, les formalités et les jours. Il lui expédiait courrier sur courrier; des chambellans, des envoyés spéciaux partaient chaque jour pour aller au-devant de la nouvelle Impératrice lui présenter les vœux de celui qui l’attendait avec une angoisse non pareille. Pour briser ses nerfs, pour lasser son ardente passion, pour endormir la fougue de ses sens surexcités, il s’était mis à chasser, lui qui aimait peu les plaisirs cynégétiques. Il expédiait, avec une naïve joie, des bourriches énormes de gibier qu’il avait tué, à Marie-Louise, que ces cadeaux comestibles touchaient peu et qui aurait préféré des diamants.
Mécontent de Léger, le tailleur de Murat, il avait fait venir des assortiments complets de vêtements variés sans trouver rien qui lui parût assez seyant. Les cordonniers, les chapeliers ne quittaient pas Fontainebleau. Ils lui prenaient mesure des heures entières. Il renvoyait ses maréchaux, ses ministres, pour s’enfermer de longues demi-journées avec Despréaux, le maître à danser, et s’efforçait, avec gaucherie et patience, d’apprendre la valse.
Désireux de plaire en tout à Marie-Louise, il avait ordonné qu’on ôtât de la galerie de Diane tous les tableaux représentant les victoires sur l’Autriche. Il craignait de froisser la fille de François en lui laissant sous les yeux l’image des défaites paternelles.
Enfin il veillait avec grand soin à ce que, pour les fêtes nuptiales, le cérémonial observé lors du mariage de Marie-Antoinette avec le dauphin fût scrupuleusement suivi.
Son amoureuse fièvre était avivée à la fois par l’idée de posséder une jeune fille, pure, saine, belle, appétissante, qu’il initierait aux joies de l’amour et, en même temps, par cette satisfaction, que connurent tous les parvenus, de recevoir dans son lit une femme, jugée longtemps inaccessible, interdite, un être à ses yeux d’une autre condition, d’un milieu supérieur. Napoléon était, sous ce rapport, très entrepreneur enrichi. Quel chocolatier devenu millionnaire, quel banquier anobli n’a rêvé l’union avec la fille d’un duc? Le grand homme se montra bien rapetissé en cette circonstance solennelle de sa vie.
Il était fou de Marie-Louise, sans la connaître autrement que par des portraits peut-être flattés et inexacts, mais sa folie avait pour origine le sang aristocratique de la demoiselle. Il ne pouvait dissimuler son bonheur, son orgueil, son triomphe de petit gentillâtre besogneux de la pauvre Corse, dont la mère allait au marché, son panier sous le bras, et qui avait connu plus que la pauvreté, presque la faim, et il exultait à la pensée de se mettre dans les draps avec une archiduchesse, fille et petite-fille de trois empereurs.
Il subissait alors toute la force du préjugé nobiliaire. Il redevenait, lui le fils de la Révolution, un homme d’ancien régime. Il éprouvait l’atavisme servile. Une archiduchesse, c’était plus qu’une femme, pour lui, une divinité terrestre. Il devenait dieu en l’approchant. Il s’imaginait, l’imbécile de génie, si fort, si maître de soi et des autres, si imposant et si terrible parfois, à ce moment-là si facile, si sot, si petit garçon, que cette rose poupée allemande lui faisait beaucoup d’honneur en couchant avec lui. Ah! c’est peut-être le seul moment de sa prestigieuse carrière où Napoléon le Grand apparaît bien petit!
Il faut pourtant excuser cette faiblesse et cet amoindrissement. L’amour ennoblit tout, rehausse tout, et cette passion vraie, profonde, mais ridicule pour nous qui savons la suite de l’histoire et qui n’ignorons pas avec quelle facilité madame Napoléon consentit à s’appeler madame Neipperg, fait rentrer dans l’humanité celui qui si souvent en fut dehors. Il convient donc de se moquer avec quelque modération de l’Empereur amoureux. Le sentiment passionné le rend pareil à nous tous, le descend de son piédestal, et, bien qu’il nous étonne par sa candeur, par son exubérance, par ses extravagances de collégien épris d’une actrice, Napoléon, toqué de cette lourde Autrichienne, doit plutôt faire naître la compassion que susciter la gouaillerie. Cette toquade lui a coûté assez cher, et à la France aussi. Tous les maris trompés ne font pas rire, et quand on songe aux deux invasions et à l’écrasement de la France qui furent la conséquence du cocuage de l’Empereur, la plaisanterie facile s’éteint sur les lèvres. La malédiction des Français doit à jamais charger la mémoire de cette Impératrice adultère, qui ouvrit à la fois son lit à Neipperg et Paris aux Cosaques.
Un ordre strict avait été prescrit pour la première rencontre de Leurs Majestés.
C’est entre Compiègne et Soissons que l’initiale entrevue devait avoir lieu.
A deux lieues de Soissons, sur la route, un terre-plein avait été aménagé. Deux rampes y conduisaient de chaque côté. Une tente avait été disposée, entourée d’une barrière.
L’Empereur devait partir de Compiègne, au moment de l’approche de Marie-Louise, et se rendre avec les princes et princesses, les grands officiers de sa maison, dans cinq voitures escortées par des détachements de la garde. Au lieu désigné, l’Empereur et l’Impératrice, mettant pied à terre, se rencontreraient, et là, sous la tente, l’Impératrice s’agenouillant, l’Empereur la relèverait et l’embrasserait. Puis tous deux seraient montés ensemble en voiture pour se rendre à Compiègne, où les autorités attendaient, postées pour les complimenter.
Ce majestueux cérémonial fut bouleversé par la passionnelle frénésie de Napoléon.
L’amoureux l’emporta sur le souverain.
Il fit une escapade vraiment inattendue.
Dès qu’il reçut la nouvelle que l’Impératrice était partie de Vitry pour Soissons, il n’y put tenir: il sauta dans une calèche avec Murat, et partit à fond de train au-devant de sa femme. Il voulait la surprendre incognito.
Il fit ainsi quinze lieues. Ce fut auprès du village nommé Courcelles qu’il croisa les voitures de l’archiduchesse.
Aussitôt il s’élança hors de sa calèche, fit arrêter l’équipage de Marie-Louise tout abasourdie, se nomma, renvoya sa sœur et Berthier, et seul, en tête-à-tête avec la jeune fille, l’accabla de caresses brutales qui produisirent chez celle-ci une vive surprise, un peu d’effroi, de la répulsion peut-être.
Il ordonna au postillon de presser les chevaux et de regagner Compiègne.
On brûla les relais et l’on passa devant la tente préparée pour l’entrevue solennelle, sans s’y arrêter, au grand ébahissement des officiers, des courtisans, des autorités locales et de la population venue de tous les pays à la ronde.
A dix heures du soir, le 28 mars, Napoléon et Marie-Louise arrivèrent au palais de Compiègne.
L’Impératrice devait y loger, mais seule. Un appartement avait été préparé pour Napoléon à l’hôtel de la Chancellerie.
Il se priva d’y coucher.
La célébration du mariage civil était fixée au 1er avril et le 2 avril la consécration religieuse était indiquée à Notre-Dame. Ce soir-là seulement le mariage devait être consommé.
Mais Napoléon était pressé. Il mena son mariage comme la campagne contre l’Autriche.
Après avoir soupé avec Marie-Louise, il demanda à l’archiduchesse qui ne se considérait encore que comme fiancée, si elle consentait à lui laisser user de ses droits d’époux.
Comme la princesse ne savait que répondre, Napoléon fit intervenir son oncle, le cardinal Fesch:
—N’est-il pas vrai que nous sommes régulièrement mariés? Ce mariage célébré par procuration à Vienne ne nous fait-il pas mari et femme?
—Oui, sire, vous êtes marié, d’après les lois civiles, répondit respectueusement le cardinal courtisan.
Là-dessus, Napoléon entraîna la jeune princesse dans sa chambre à coucher...
Il la laissa vaquer un instant aux soins de toilette, bien nécessaires après une course en poste aussi rapide. Pour lui, rentré dans sa chambre, il se déshabilla, se parfuma d’eau de Cologne et, endossant par dessus son caleçon une robe de chambre, il retourna secrètement chez la nouvelle Impératrice...
Là il se mit en mesure de fabriquer un héritier à l’Empire...
Le lendemain matin, satisfait, la chair contente, l’esprit en repos et la physionomie radieuse, il se fit servir à déjeuner dans le lit même de Marie-Louise, nullement troublée, rose et calme comme d’habitude, au milieu de ses femmes.
Les dames du palais dissimulèrent les sentiments que leur faisait naître cette prise de possession à la hussarde.
Mais leur stupéfaction était si grande qu’elles ne remarquèrent même pas, dans l’antichambre de l’Impératrice, son écuyer allemand, le comte de Neipperg, qui pleurait de rage, écroulé sur un fauteuil.
X
NAPOLÉON JALOUX
Marie-Louise aima-t-elle jamais Napoléon?
Il est possible que dans les premiers mois de cette union, conclue par la cour d’Autriche comme une affaire, bâclée plutôt comme un armistice sous le feu de l’ennemi, cette jeune Allemande ait pris goût aux plaisirs du mariage et qu’elle ait ressenti quelque reconnaissance pour celui qui les lui faisait connaître.
Plus tard, non seulement elle oublia cette lune de miel, mais elle ne se fit aucun scrupule de confesser que Napoléon lui avait toujours été indifférent. Voici comment elle accueillit la nouvelle du dénouement fatal qui la faisait veuve de l’Empereur:
Un courrier lui apporta à Parme cette laconique dépêche de son père:
«Le général Bonaparte a succombé à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821, à cinq heures quarante-cinq minutes du soir, aux suites d’une longue et douloureuse maladie. Je vous envoie, ma chère fille, mes affectueuses consolations. Le général Bonaparte est mort chrétiennement. Je joins mes prières aux vôtres pour le repos de son âme, et j’adresse à Dieu mes vœux pour qu’il conserve Votre Majesté sous sa sainte garde.
»François.»
Aussitôt elle écrivit à son père pour lui accuser réception de sa dépêche et de la nouvelle qu’elle contenait:
«J’avoue, ajoutait-elle, que je suis extrêmement frappée. Quoique je n’aie jamais eu de sentiment vif, d’aucun genre, pour lui, je ne puis oublier qu’il est le père de mon fils, et que, loin de me maltraiter, comme le monde le croit, il m’a toujours témoigné tous les égards, seule chose que l’on puisse désirer dans un mariage de politique. Je suis donc très affligée, et, quoiqu’on doive être heureux qu’il ait fini son existence malheureuse d’une façon chrétienne, je lui aurais cependant désiré encore bien des années de bonheur et de vie, pourvu que ce fût loin de moi...»
Ces sentiments ne révèlent pas un très vif souvenir des premières heures d’intimité, au lendemain de l’initiation brusque du palais de Compiègne.
Elle fut cependant ardemment aimée par celui qui semblait d’abord n’avoir obéi qu’à un désir vaniteux. Il avait pu convoiter la fille de l’Empereur d’Autriche et vouloir des enfants d’une archiduchesse; une fois maître et époux, il devint aimant et esclave. Ce fut réellement la femme qu’il aima en elle.
Il s’ingéniait à lui plaire. Il multipliait les cadeaux, il prodiguait les attentions.
Marie-Louise recevait tout avec son indifférence hautaine, comme un tribut qui lui était dû.
Une seule gâterie parut lui arracher un cri de joie et de reconnaissance.
Nous avons dit avec quel désespoir Marie-Louise avait dû se séparer de son chien Zozo. L’aversion de Napoléon pour ces animaux d’appartement avait paru nécessiter l’abandon du king’s-charles. Berthier avait reçu les confidences de l’archiduchesse à la suite de ce gros chagrin, et, en excellent courtisan, il avait projeté de faire, si Napoléon y consentait, une agréable surprise à sa jeune Impératrice.
Il avait donc, secrètement, le jour du départ, après la dernière caresse faite par Marie-Louise à Zozo, emballé le toutou dans une caisse capitonnée, et l’avait ainsi transporté jusqu’à Paris.
Là, Berthier raconta à l’Empereur quel hôte, non compris sur la liste de la suite autrichienne, il lui amenait.
Loin de se fâcher, l’Empereur sourit et félicita Berthier d’avoir songé à procurer cette satisfaction à l’Impératrice. Il fit aussitôt disposer une jolie corbeille de soie rose dans une pièce voisine de la chambre de Marie-Louise. Adroitement, il amena la conversation sur le king’s-charles laissé à Vienne, et, comme la jeune femme témoignait son chagrin, il ouvrit brusquement la porte, en disant avec la joie dans les yeux du bonheur qu’il préparait à celle qu’il aimait:
—Ne pleure plus, ma Louise... Voilà ton petit compagnon retrouvé!
Marie-Louise se précipita sur Zozo, le couvrit de caresses et, sa première tendresse apaisée, revint à l’Empereur qu’elle embrassa de bon cœur, pour la première fois peut-être. Le grand homme amoureux s’estima trop content d’avoir les restes du king’s-charles et, toute la journée, il eut une fête dans l’âme.
Non seulement pour sa Louise, comme il la nommait, car il s’était mis à la tutoyer et exigeait qu’elle lui rendît le même tutoiement, ce qui, d’ailleurs, ne choquait nullement cette princesse de goûts très bourgeois, il surmontait son aversion pour les petits chiens de dames, mais encore il modifiait l’une de ses habitudes les plus invétérées: celle de manger vite et de traiter les repas comme une simple halte au milieu des affaires de la journée.
Marie-Louise avait un appétit de garde-chasse. Il lui fallait rester longtemps à table et les menus devaient être chargés. Napoléon s’y résigna, heureux de la voir s’empiffrer à son aise.
Pour elle, à quarante-et-un ans, il avait repris ses habitudes de jeunesse joueuse, sa gaîté d’écolier lâché, du temps des parties de barres, du colin-maillard et des quatre-coins, dans le parc de la Malmaison. Il s’amusait avec elle à des jeux de ballon, à cache-cache, au chat perché.
Le soir, sous les arbres de Compiègne et de Saint-Cloud, il organisa avec les dames des jeux dits innocents et on put voir le vainqueur de l’Europe «sur la sellette» ou bien derrière un paravent demandant la sœur Louise en qualité de portier du couvent.
Marie-Louise voulut avoir un cheval; ce fut lui-même qui s’improvisa maître de manège et quand elle sut monter, il négligea, pour la première fois de sa vie, les grandes affaires de l’Etat, les ordres à dicter, les états et les situations à vérifier, tout le détail de l’administration de son vaste empire qu’il voulait surveiller de ses propres yeux, pour s’en aller galoper aux côtés de la jeune amazone.
Malheureusement à tout instant des complications survenaient dans la politique qui le forçaient à interrompre la chevauchée et à remonter précipitamment dans son cabinet.
Il s’éloignait le cœur gros, laissant Marie-Louise insoucieuse, plutôt gaie, continuer sans lui sa promenade.
Alors, à point nommé, comme s’il eût guetté le moment où l’Empereur devait s’éloigner, le comte de Neipperg paraissait et l’Impératrice lui faisait un signe amical. Il accourait:
—Pars, Napoléon, disait l’Impératrice, je ne veux pas te disputer à Savary ou à Talleyrand... va t’occuper de tes soldats et de tes espions de police, moi je ferai encore deux ou trois temps de galop... Oh! sois sans inquiétude! il ne m’arrivera rien... d’ailleurs Neipperg m’accompagnera!...
Avec un gros soupir, l’Empereur tournait bride et rentrait au palais, nullement inquiet d’ailleurs en ce qui concernait Neipperg.
Cet écuyer autrichien avait été placé auprès de Marie-Louise par son père. C’était une sorte de tuteur choisi par François II; il ne pouvait lui venir à la pensée de le soupçonner d’une intrigue galante avec Marie-Louise.
L’âge de Neipperg, sa situation subalterne ajoutaient à la confiance de l’Empereur.
Il lui était d’ailleurs permis de supposer, sans fatuité, que Marie-Louise n’irait pas lui préférer ce surveillant, sans gloire, sans prestige, posté à ses côtés par François II pour remplacer la duègne de la cour de Vienne.
Mais, avec les femmes, fussent-elles impératrices, l’invraisemblable devient souvent la vérité et le pire est presque toujours certain.
La jalousie de Napoléon à l’endroit de Neipperg s’éveilla brusquement.
Il accompagnait l’Impératrice dans une de ces rapides chevauchées à Saint-Cloud, quand, à un détour du chemin, au pied d’une côte montant vers Montretout, une gigantesque silhouette apparut, debout sur la route...
L’homme, le géant plutôt, portait une vieille capote bleutée, sur laquelle brillait l’étoile des braves, une casquette plate. Il avait le bras gauche en écharpe, mais le bras droit, très valide, tenait horizontalement, dans la position du soldat présentant les armes, une grosse et longue canne à pomme d’argent.
Ce géant, au costume moitié civil, moitié militaire, était accompagné d’une femme en vêtements noirs.
Il s’était campé, au bas de la montée, dans l’intention visible d’attirer l’attention de l’Empereur, chevauchant auprès de l’Impératrice, suivis seulement du comte de Neipperg et du fidèle Roustan, dans son costume de mameluck, avec turban, larges pantalons, cimeterre et pistolets à pommeaux cuivrés passés à la ceinture.
Bien que brave, téméraire même en face des assassins apostés sur ses pas, Napoléon, en compagnie de l’Impératrice, prenait quelques précautions.
Il regarda cet homme de taille démesurée qui semblait le guetter au passage et, modérant l’allure de son cheval, il l’observa, nullement inquiet d’ailleurs, et ne songeant pas à faire appel à Roustan.
Un cri perçant de: «Vive l’Empereur!» s’échappa de la poitrine du grand diable présentant toujours, comme un fusil, sa grosse canne à pomme d’argent.
Napoléon arrêta brusquement son cheval et héla l’homme:
—Viens ici, toi?
—Oui, sire!...
Le géant s’approcha, raide, sérieux, tenant toujours la canne.
—Je t’ai vu quelque part, dit brusquement l’Empereur.
—Oui, sire, partout!...
—Attends donc... n’es-tu pas le tambour-major du 1er grenadiers de ma garde?...
—Je l’étais, sire!
—Pourquoi ne l’es-tu plus?
—Mon bras, sire... un biscaïen, maladroitement attrapé au passage...
—Où ça?...
—Dans l’île Lobau.
—Ah! la terrible bataille! Essling! Aspern!... tombeau de mes braves!... c’est là que j’ai perdu Lannes... Tu as servi sous le duc de Montebello, mon ami? demanda l’Empereur d’un ton douloureux, car le souvenir de la bataille restée douteuse à Essling, évoquant la mort de son meilleur ami, celui qui ne l’aurait pas trahi aux jours de malheur, lui était toujours pénible.
—Sire, j’avais l’honneur de l’avoir derrière moi à Berlin, quand le premier, la canne haute, je suis entré à la tête du 1er grenadiers dans cette capitale des Prussiens...
Napoléon éclata de rire.
—Parbleu! je te reconnais... c’est moi qui t’ai décoré...
—En personne, sire!
—Le soir d’Iéna... tu avais fait des prisonniers.
—Un escadron de dragons rouges...
—A toi tout seul!
—Avec ma canne!... Et puis, on vous savait dans les environs, sire!...
—C’est bon, flatteur!... Oh! à présent, la mémoire m’est revenue... Tu te nommes La Violette!...
—Présent, sire!...
Et La Violette fit décrire un véritable moulinet d’honneur, qui donna peur au cheval de l’Impératrice. Elle écoutait indifféremment le colloque de l’Empereur avec le vieux soldat.
—Eh bien! dit l’Empereur, se penchant et pinçant fortement l’oreille de La Violette, que me demandes-tu?
La Violette montra la jeune femme en deuil, restée à quelques pas, toujours agenouillée, et dit:
—Sire, c’est une pétition...
L’Empereur fit un mouvement d’impatience.
—Que veut cette femme?... Une pension... Y a-t-elle droit?... Est-elle veuve d’un de mes soldats?
La Violette, sans répondre, fit signe à la femme de s’approcher.
Se relevant, tremblante, les yeux rougis, la solliciteuse balbutia:
—Sire, je viens demander justice... grâce...
—Justice, vous l’aurez!... Grâce, c’est différent!... De quoi s’agit-il? Levez-vous!
—Sire, lisez, je vous en prie...
Et elle tendit à l’Empereur un papier.
Napoléon le déploya, courut à la signature et s’écria:
—Général Malet!... c’est du général Malet! un incorrigible jacobin... un conspirateur, un traître... un idéologue aussi... Que me veut-il? Je pouvais le faire fusiller pour ses manœuvres et ses machinations, je me suis contenté de l’envoyer à Sainte-Pélagie... Qu’il y reste! qu’il s’y fasse oublier!
—Que Votre Majesté daigne lire! murmura la femme, reprenant un peu d’aplomb.
Napoléon parcourut rapidement le papier qui lui était remis. C’était une lettre, conçue en termes très soumis, du général Malet, arrêté depuis deux ans, à la suite d’une tentative des Philadelphes, surprise par la faute d’un des conspirateurs, le général Guillaume, qui avait cherché à embaucher un ami, le général Lemoine, officier en disponibilité. Celui-ci, désireux de rentrer en grâce et de faire effacer ses mauvaises notes, avait averti le préfet de police du complot et livré les noms qu’il savait. Malet se trouvait peu compromis; c’était Demaillot qui, seul, portait le poids de la délation.
Voici ce que portait la lettre de Malet:
«Sire, après avoir fait, dans le principe de cette malheureuse affaire, tout ce que le devoir et l’honneur me prescrivaient pour éclairer Votre Majesté sur mon innocence, j’étais résolu à attendre dans le silence l’acte de justice et de clémence qui devait me rendre à la liberté.
«Deux ans se sont écoulés, sire, et je suis encore détenu comme coupable pour avoir répété des propos, peut-être indiscrets, mais certainement exagérés, envenimés avec l’intention de faire planer sur ma tête d’odieux soupçons, à l’abri desquels j’aurais dû être par le souvenir de ma conduite passée. Puisqu’elle est méconnue, et que peut-être les services que j’ai été assez heureux de rendre à Votre Majesté ne sont jamais parvenus à sa connaissance, je crois nécessaire de les retracer le plus brièvement possible et d’y joindre ci-après ce mémoire, en la suppliant d’y donner un moment d’attention...»
L’Empereur, plus favorablement disposé par les termes repentants de cette supplique, regarda rapidement les états de service du général Malet, parmi lesquels le pétitionnaire n’avait eu garde d’oublier son adhésion complète au Dix-Huit Brumaire.
—Mais ce Malet n’est pas si terrible que me l’avait dépeint Fouché, murmura l’Empereur satisfait du ton respectueux de ce conspirateur. Ce n’était donc pas l’indomptable rebelle qu’on lui avait désigné dans les rapports de police.
Il tourna quelques pages du Mémoire et donna un coup d’œil à la conclusion.
Elle était d’une humilité qui ne laissait rien à désirer.
Le général Malet, après avoir énuméré ses disgrâces, terminait ainsi:
«Tant d’infortunes, sire, seraient faites pour porter la désolation dans l’âme la plus courageuse; mais une pensée consolante vient se présenter à mon imagination, c’est que le plus bel attribut du pouvoir monarchique est celui qu’a le monarque de faire cesser et de réparer d’un seul mot les malheurs non mérités de plusieurs condamnés.
»J’attendrai ce mot, sire, de votre justice et de votre bonté pour obtenir ma liberté, et comme j’ai le regret de penser que mes services ne peuvent plus être utiles à Votre Majesté puisqu’elle m’a mis à la retraite, par son décret du 31 mai 1808, je la supplie de vouloir bien donner l’ordre à son ministre de la guerre de me faire payer ma solde de retraite à l’Ile de France, où j’ai l’intention de me retirer avec ma famille, si Votre Majesté n’y voit aucun inconvénient.
»Je suis, avec un profond respect, sire, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et fidèle serviteur.
»Général Malet.»
L’Empereur murmura:
—Ce sont là de très bons sentiments... et j’aime à constater ce repentir qui paraît sincère chez le général Malet... mais je ne peux lui accorder la liberté qu’il réclame... ce serait d’un déplorable exemple... il faut étouffer jusqu’à un soupçon de rébellion dans l’armée... Tout ce que je puis faire, madame, c’est d’autoriser le général Malet à sortir de Sainte-Pélagie... il séjournera encore quelque temps dans une maison de santé... sa captivité sera ainsi adoucie... après, j’aviserai. Es-tu content, La Violette?
Et Napoléon se tourna vers le tambour-major avec gaîté. Au fond il était enchanté de se montrer clément envers un ennemi qui paraissait aussi peu redoutable que le général Malet.
Il allait remettre son cheval au petit trot et rejoindre l’Impératrice, qui, au cours de l’audience ainsi accordée en plein air, s’était éloignée en compagnie de Neipperg, quand la solliciteuse dit:
—Sire, vous venez d’accorder la grâce... à présent c’est justice que je demande...
L’Empereur s’arrêta net et dit:
—Qui êtes-vous d’abord?... Une parente du général Malet... sa femme, sa fille?...
—Je n’ai pas cet honneur, sire... demandez à La Violette, il vous dira qui je suis... c’est un témoin que vous croirez...
—Parle! dit Napoléon au tambour-major, rouge, effaré, passant sa canne sous son bras en portant la main à sa casquette, militairement.
—Voilà, mon Empereur... cette femme, c’est un soldat...
—Tu es fou?... parle tranquillement...
—Sire... elle a fait autrefois campagne avec moi... on la nommait le Joli Sergent.
L’Empereur eut un geste de surprise.
—Le Joli Sergent!... Je connais ce nom... Avancez, madame... Je vous ai vue autrefois...
—Oui, sire, il y a bien longtemps... à Paris, à l’hôtel de Metz. Vous avez bien voulu vous occuper de moi... de nous... je veux dire de Marcel... qui était aide-major à Valence... et que votre protection a fait venir à Verdun...
—Marcel?... attendez donc... il me semble que je connais aussi ce nom... Qu’est-il devenu, l’aide-major Marcel?...
—Sire, lui aussi a été arrêté avec le général Malet... il est détenu à Ham...
—Il conspirait contre moi?...
—Il a pu être entraîné, par son amitié, à formuler des plaintes, des regrets, des espérances aussi... Mais Marcel n’a jamais été avec les ennemis de Votre Majesté... Ayant découvert qu’un homme qu’il croyait un bon Français, comme lui, conspirait pour ramener en France les princes... il a dénoncé cet agent du comte de Provence...
—Le nom de cet émissaire... le savez-vous?
—Sire, il se nomme le marquis de Louvigné...
—Il n’est pas arrêté?...
—Il est en liberté, sire, et c’est Marcel qui reste prisonnier...
—Je vérifierai ce que vous m’apprenez là, madame... Ah! reprit l’Empereur, après un instant de réflexion, à qui Marcel avait-il confié les projets de cet agent des Bourbons qu’il avait surpris?...
—Au ministre de la police, sire, à monsieur le duc d’Otrante...
—Fouché ne m’a rien dit!... Il ne m’a pas parlé de ce marquis de Louvigné, ni de ce complot... le coquin! Il est d’accord avec eux, grommela l’Empereur, très irrité... C’est bon, madame; si les choses sont ainsi que vous me le dites, j’aviserai, et je ferai justice!...
Et l’Empereur, très agité, tourna son cheval et le lança dans la direction qu’avait prise l’Impératrice, tandis que La Violette faisait décrire à sa canne, de son bras valide, une série de moulinets en signe de satisfaction, et disait à Renée:
—Ça marche!... l’Empereur a pris votre papier et il a dit qu’il s’occuperait de Marcel... Il ne l’oubliera pas, allez! C’est qu’il a de la tête, notre Empereur!... Vous avez vu comme il m’a reconnu, comme il a dit tout de suite: «Parbleu! ce grand imbécile-là, c’est La Violette!»
Renée, rassurée par l’attitude de l’Empereur, reprit espoir et dit à La Violette, en lui montrant une guinguette dont la verte tonnelle invitait à la halte:
—Chef, vous devez avoir soif... Venez, je vous invite...
—Une bouteille n’est pas de refus, Joli Sergent!... Il fait chaud... et puis, de parler à l’Empereur, ça m’altère...
—Je vais écrire à mon prisonnier, dit Renée; j’ai hâte de lui donner ces bonnes nouvelles... Le général Malet transféré dans une maison de santé, c’est un acheminement vers la liberté. Quant à Marcel, l’Empereur, mieux informé, ne le laissera pas dans un cachot...
—Buvons à sa sortie... et puis aussi à la santé de notre Empereur! dit gaiement La Violette, s’attablant sous la tonnelle où Renée le suivit, moins triste, souriant presque.
Tandis que Renée écrivait à Marcel et que La Violette se remémorait ses campagnes en vidant bouteille, Napoléon courait à travers le parc, cherchant l’Impératrice.
Il remarqua des traces fraîches de chevaux dans une allée, puis brusquement la piste s’effaçait... on voyait à l’herbe foulée que les cavaliers avaient quitté le sentier pour s’enfoncer sous bois...
—C’est singulier! se dit l’Empereur, pourquoi Louise s’est-elle écartée de la route... a-t-elle eu un accident?... les chevaux se sont-ils emportés?...
Inquiet, il pénétra à son tour sous la futaie, suivi de Roustan.
A peine avait-il fait quelque chemin, qu’il aperçut deux chevaux attachés à un arbre...
Il reconnut la monture de l’Impératrice...
Aussitôt il mit pied à terre, car les branches des arbres rapprochés en rendaient difficile le passage à un cheval, et après avoir jeté la bride à Roustan, il s’engagea seul dans l’épaisseur du bois.
Une clairière se trouvait à peu de distance, au milieu de laquelle un kiosque rustique avait été élevé,—abri des gardes ou des chasseurs surpris par la pluie.
Un bruit de voix s’échappait du kiosque.
Napoléon reconnut le timbre aigu de l’Impératrice auquel se mêlait le baryton d’un homme.
Les yeux de Napoléon prirent un éclat dur et une légère fébrilité se manifesta dans la main tenant la cravache.
Son pouls n’eut pas une pulsation de plus cependant. Napoléon était un être extraordinaire en tout, et la circulation du sang se faisait chez lui avec une régularité et une lenteur exceptionnelles. Corvisart, son médecin, affirmait qu’il n’était jamais parvenu, en l’auscultant, à entendre battre son cœur.
Mais ses colères, pour être exemptes de fièvre, n’en étaient pas moins terribles.
En une seconde, mille pensées irritantes, douloureuses, atroces, s’étaient bousculées dans son cerveau.
Le soupçon vague, le doute confus, se dessinaient et prenaient corps en son esprit troublé...
La jalousie s’insinuait, l’envahissait...
Au lieu de se modérer, d’attendre, de se rendre compte, car la conversation des hôtes du kiosque était tenue à voix assez haute pour être entendue par lui, il se précipita comme un furieux vers l’asile rustique, en disant à Neipperg, d’ailleurs debout, à distance très respectueuse de l’Impératrice assise:
—Que faites-vous ici, monsieur!... sortez!... l’Impératrice ne doit pas rester ainsi en tête à tête avec vous au fond des bois!...
Neipperg s’inclina, ne répondit rien et sortit.
L’Impératrice, sans se départir de sa grande tranquillité, dit en riant:
—Qu’as-tu donc, Napoléon, serais-tu jaloux?...
L’Empereur, dont la colère ne pouvait tenir en face des charmes de sa femme, pour lui tout-puissants, balbutia une protestation.
La jalousie était un sentiment d’infériorité dont il devait se trouver exempt. Neipperg, placé par l’empereur d’Autriche auprès de sa fille, ne pouvait lui donner de l’ombrage; cependant la familiarité visible et la grande place que semblait prendre cet écuyer dans l’affection de sa souveraine exigeaient son départ...
Il recevrait, avec une jolie indemnité, l’ordre de s’en retourner en Autriche.
Marie-Louise n’insista pas pour garder auprès d’elle son écuyer.
Mais elle éprouva une vive colère de la mesure prise par Napoléon.
Il lui sembla ridicule avec ses soupçons, odieux avec sa jalousie.
Neipperg, auquel elle avait jusque-là témoigné seulement de la bienveillance, lui parut une victime de la tyrannie conjugale.
Elle s’occupa de lui, passa en revue dans son esprit les mille détails qui lui avaient échappé de leurs entretiens de chaque jour. Il garda une place considérable dans sa pensée. Elle se ressouvint avec attendrissement de la première fois qu’elle l’avait rencontré. L’aventure de l’étang et de la fleur prit alors un relief exceptionnel à ses yeux. Elle comprit que Neipperg l’aimait.
Elle s’avoua qu’il ne lui déplaisait pas, et avec complaisance, elle se mit à énumérer ses attentions, ses soins, ses attitudes, son air respectueux toujours et pourtant légèrement dominateur, qui faisait qu’auprès de lui, elle, l’orgueilleuse impératrice, si peu impressionnée par Napoléon, se sentait faible, soumise, vaincue...
Le jour du départ de Neipperg, elle pleura en cachette dans sa chambre, consigna Napoléon sous prétexte de migraine, et, au moment où l’écuyer congédié montait en berline, une femme de chambre lui remit une petite boîte, qu’il ouvrit avec émotion et bonheur:
La boîte contenait une bague avec une fleur bleue, semblable à celle de Schœnbrunn, une de ces fleurs d’Allemagne que l’on nomme myosotis et encore: ne m’oubliez pas!...
Neipperg passa la bague à son doigt, mit la fleur sur son cœur, et, montant dans la voiture, lança à tout hasard un baiser dans la direction de la chambre où se trouvait l’Impératrice.
Marie-Louise, derrière un rideau, immobile et haletante, suivait des yeux Neipperg s’éloignant; elle reçut le baiser des yeux, et du fond du cœur le rendit.
XI
LA DISGRACE DE FOUCHÉ
L’Empereur s’était renfermé dans son grand cabinet pour prendre connaissance du dossier concernant le marquis de Louvigné, qu’il s’était fait apporter. L’archichancelier Cambacérès, mandé par lui, l’aidait à en faire le dépouillement.
Les paroles de Renée, le soupçon qu’il avait d’une trahison de son ministre de la police, venaient confirmer des craintes que les conspirations militaires à l’intérieur faisaient naître en lui. Il n’ignorait pas les agissements du comte de Provence à Londres, mais Fouché, chaque fois qu’il était questionné, répondait avec tant d’assurance qu’aucun péril n’était à redouter de ce côté, qu’il finissait par oublier ceux qui, à l’étranger, attendant toujours une défaite, préparaient une restauration, alors jugée impossible autant qu’invraisemblable.
Le danger n’était donc plus du côté des militaires mécontents, comme Malet, rêvant de soulèvement de régiments et de coups de main de garnison. Ces insurrections de caserne étaient improbables. Les termes de la lettre du général Malet prouvaient que, pour le moment du moins, les Philadelphes avaient renoncé à leurs projets.
Restait l’inconnu de la royauté, les manœuvres des Bourbons, les intelligences entretenues en France par les princes avec l’argent et la complicité de l’Angleterre. Là peut-être se trouvait le vrai danger.
Le comte de Louvigné, agent obscur, d’autant plus redoutable, aurait dû être arrêté dix fois. Prévenu sans doute à l’heure actuelle, il avait pu regagner l’Angleterre.
Fouché l’avait laissé en liberté. Il y avait de sa part ou culpabilité ou sottise: ou bien il ignorait son rôle d’agent des princes, et alors Fouché devait être renvoyé comme incapable, ou bien il connaissait la présence du marquis de Louvigné à Paris et le but qu’il poursuivait; dans ce cas Fouché était un traître et devait être puni.
Irrité par l’aventure du kiosque, mécontent du mouvement de violence qui lui était échappé, motivé par la présence de Neipperg auprès de l’Impératrice, l’Empereur avait envoyé chercher en hâte à la Préfecture de police le dossier concernant les Philadelphes et le marquis de Louvigné. Il avait donné cet ordre avec un accent si brusque, si impatient, que le secrétaire chargé de rapporter le dossier, se trouvant en fort bons termes avec M. Dubois, ne put s’empêcher de lui faire part de la colère visible de Napoléon.
Le comte Dubois s’alarma et, montant en voiture, accompagna en personne le dossier réclamé.
Il le remit au secrétaire et attendit, fortement inquiet, dans l’antichambre, sans se faire annoncer.
Au bout d’une heure environ, le préfet n’entendant parler de rien et jugeant l’Empereur apaisé, redescendit, demanda ses chevaux et se disposa à quitter Saint-Cloud.
Au moment où il allait monter en voiture, une voix bien connue l’appela:
—Dubois! Dubois!... attendez! venez sur-le-champ!...
C’était l’Empereur, debout sur le balcon de son cabinet, qui le hélait ainsi.
De plus en plus alarmé, le préfet se hâta de remonter.
Comme il traversait de nouveau l’antichambre et voulait pénétrer dans le cabinet de l’Empereur, le chambellan de service, M. de Rémusat, lui barra le passage.
Il se nomma, mais vainement.
—L’Empereur est avec l’archichancelier et mes ordres portent de ne laisser entrer personne! dit le chambellan d’un ton raide.
—Mais cet ordre n’est pas pour moi, répondit le préfet, Sa Majesté vient de m’appeler.
—Monsieur, c’est impossible!
—Impossible? j’en ai donc menti?...
—Non! mais vous avez pu rêver... Qui aurait pu vous appeler, puisque je suis de service... et que je n’ai reçu ni transmis aucun ordre?...
—C’est quelqu’un qui se sert mieux lui-même qu’il n’est servi... c’est l’Empereur!...
M. de Rémusat grommelait quelques paroles assez vives, quand l’Empereur, ouvrant lui-même la porte de son cabinet, mit fin au quiproquo.
Napoléon semblait fort agité. Il allait et venait dans son cabinet. Sur son bureau, une grande feuille de papier était étalée, couverte de quelques lignes de son écriture, tout à fait illisibles.
Il s’arrêta brusquement devant le comte Dubois, et lui dit:
—Dubois, ce Fouché est un grand misérable!...
Le préfet de police, ennemi du duc d’Otrante, s’inclina sans répondre; il n’approuvait ni ne contestait la qualification donnée par l’Empereur à son chef.
Napoléon, reprenant sa promenade, s’adressa alors à Cambacérès:
—Oui, c’est un misérable! un grand misérable!... mais qu’il ne compte pas faire de moi ce qu’il a fait de son Dieu, de sa Convention et de son Directoire qu’il a tour à tour bassement trahis et vendus. J’ai la vue plus longue que Barras, et avec moi, ça ne sera pas si facile!... Qu’il se tienne donc pour averti... Mais il a des notes, des instructions de moi et j’entends qu’il me les rende...
Puis revenant à Dubois:
—Je sais, dit-il, que vous êtes ennemis Fouché et vous... je vous ai malgré cela choisi pour aller auprès de cet homme remplir une importante mission... importante surtout pour lui, car il y va de sa tête!...
—Sire, dit Dubois, que Votre Majesté daigne me dispenser de l’honneur qu’elle veut me faire... Elle-même vient de le dire... le duc d’Otrante est mon ennemi... il croira que je vais chez lui pour le braver...
—Silence! reprit l’Empereur. Vous allez auprès de lui pour remplir une mission d’Etat que seul vous pouvez mener à bien... Ecoutez bien, Fouché a reçu de moi, pendant son ministère, beaucoup de notes, des lettres confidentielles: je veux les ravoir...
—Votre Majesté ne les lui a pas redemandées?
—Si fait... à plusieurs reprises... Savez-vous ce qu’il a répondu: qu’il les avait brûlés, ces papiers!... Lui, Fouché, brûler mes papiers, des papiers écrits de ma main, allons donc!...
—Sire, j’exécuterai vos ordres... je redemanderai ces notes...
—Oui... sur-le-champ il me les faut! Je viens d’avoir la preuve que Fouché me trahissait... qu’il était d’intelligence avec les agents royalistes... je veux le mettre hors d’état de me nuire... il n’est plus ministre de la police... Vous allez partir pour son château de Ferrières où il est maintenant, vous exigerez de lui, en mon nom, tous mes papiers...
—Sire, il m’en faudrait la liste...
—La voici!... dit-il en jetant à Dubois la grande feuille d’hiéroglyphes.
—Et si monsieur le duc d’Otrante refuse? demanda le préfet persuadé que le rusé ministre ne se dessaisirait jamais de papiers qui étaient sa sauvegarde, les papiers relatifs à l’exécution du duc d’Enghien.
—S’il refuse! s’écria l’Empereur avec colère, vous prendrez dix gendarmes... qu’il soit mené à l’Abbaye... et je lui ferai voir qu’un procès peut se conduire rapidement... Allez, mon cher Dubois, et débarrassez-moi de ce traître!...
Soulagé par cet acte de vigueur, l’Empereur signa le décret qui nommait le duc de Rovigo ministre de la police, et aussitôt sa fureur disparut; il congédia avec un sourire Cambacérès et Dubois. Puis il descendit chez l’Impératrice, la surprendre au milieu de ses femmes; pour se distraire il la pria de lui jouer un air de harpe.
Dubois s’acquitta de son mieux de sa mission, mais il ne put rien saisir à Ferrières: Fouché avait mis en lieu sûr les papiers qu’il vendit par la suite à Louis XVIII. Ces papiers n’avaient d’ailleurs pas l’importance que leur attribuait Napoléon. Ils établissaient surtout que l’exécution du duc d’Enghien avait eu pour instigateur Savary, depuis duc de Rovigo, le successeur même de Fouché.
Fouché, après avoir protesté devant Dubois du respect avec lequel il accueillait sa disgrâce, et annoncé son prochain départ pour Rome, quitta secrètement Ferrières et vint s’embusquer à Paris, dans une petite maison très discrète.
Là, entouré d’agents sûrs, qu’il employait à une besogne de contre-police personnelle, il surveilla étroitement l’Empereur, l’Impératrice et ceux qui les approchaient.
Etant au ministère, il lui était arrivé de recevoir des rapports assez obscurs, mais dont le contenu l’avait vivement intéressé, sur le compte de l’écuyer autrichien, placé par S. M. François II auprès de Marie-Louise, M. de Neipperg.
Quelques observations personnelles lui avaient permis de vérifier l’exactitude des indications fournies par ses agents.
—Le comte de Neipperg est amoureux de l’Impératrice, se dit-il, en souriant,—et son profil de renard prenait une expression de malice extraordinaire... la chose est évidente... elle l’était même trop, puisque l’Empereur s’en est aperçu et qu’il a congédié l’écuyer.
Il réfléchit un instant, huma une légère prise de tabac, puis se dit avec un nouveau sourire:
—L’Impératrice l’aime-t-elle?... Question à vérifier... d’ailleurs, je verrai bien... Neipperg est parti... mais il reviendra... je suis certain qu’il ne fera qu’une courte apparition à Vienne... juste le temps de laisser vérifier par l’ambassadeur de France sa présence... et qu’il repartira aussitôt.
Il prit une seconde prise de tabac en murmurant:
—Comme le lièvre au gîte, ce galant retournera au palais... alors je le happerai au passage et le rapporterai, en chien fidèle, à l’Empereur qui ne pourra nier mon zèle et réparera son injustice présente... ou bien, car l’Impératrice est puissante et peut beaucoup auprès de Napoléon, je la préviendrai du danger... je la protégerai... je la sauverai... Et Marie-Louise m’en témoignera de la reconnaissance... Les amours des souverains, c’est le salut des serviteurs méconnus comme moi!...
Et enchanté de sa perspicacité, Fouché, confiant, rassuré, se dit en se frottant les mains:
—Que Neipperg revienne d’ici deux mois... et je vous renverrai dans vos terres, monsieur le duc de Rovigo!...
XII
LE RETOUR
—Voici le chapeau de madame la duchesse! dit la femme de chambre, Lise, ouvrant la porte du salon où Catherine Lefebvre, debout devant une psyché, se cambrait, se carrait, s’admirait, essayant une robe d’amazone que la couturière venait de lui apporter.
Une partie de chasse à Compiègne avait été organisée par l’Empereur pour le lendemain, et la duchesse de Dantzig, pour la circonstance, s’était commandé une longue jupe, une veste à boutons de métal et un coquet chapeau.
Elle avait grommelé tout en enfilant la jupe et le corsage, qu’elle trouvait trop étroit:
—Je n’entrerai jamais là-dedans!... je vais tout faire éclater pour sûr, quand je serai devant Leurs Majestés... et l’on se moquera encore de moi! fit-elle avec un soupir. Bah! je m’en fiche! reprit-elle gaiement... je les vaux bien toutes, ces mijaurées!... Ah! jour de Dieu! si j’en tenais une entre quat’z’yeux... la reine Caroline par exemple!... elle a beau être la sœur de l’Empereur, quelle tripotée je lui flanquerais!... ça lui rappellerait le temps où elle allait au lavoir... Nous avons juré respect et obéissance à Sa Majesté... mais pas à elle!... Parbleu! elle n’a pas gagné la bataille d’Austerlitz, la Murat!... Voyons, le chapeau, Lise!...
Elle prit brusquement la coiffure des mains de la femme de chambre.
Elle campa le chapeau sur sa tête, un peu en arrière, et se regarda.
—Ça me va très mal!
—Je ne trouve pas, madame la duchesse! se hasarda à dire la femme de chambre.
—Vous n’y connaissez rien, Lise... moi, pas grand’chose, du reste...
—Madame la duchesse le trouve trop grand?
—Trop petit... il n’en fait qu’à sa tête, ce chapelier... c’est pourtant lui qui fournit à l’Empereur ses chapeaux...
—Madame la duchesse veut-elle que je le fasse venir... il attend dans l’antichambre...
—C’est le chapelier lui-même?...
—Non, son commis...
—Eh bien! qu’il entre!...
Et Catherine de nouveau se campa, se tourna, se mira dans la psyché...
La porte s’ouvrit. Elle ne s’interrompit pas et continua son manège, penchant le chapeau, le retirant, le remettant sur sa tête avec des mouvements impatients.
On ne se dérange pas pour recevoir le commis d’un chapelier.
Tout à coup elle poussa un cri.
Elle venait d’apercevoir, dans la glace, l’homme que Lise introduisait, le commis...
Elle se retourna et, montrant la porte à la femme de chambre stupéfaite:
—Laissez-nous! dit-elle vivement.
—Qu’a donc madame la duchesse aujourd’hui? se demanda Lise, et comme la venue de ce garçon chapelier l’a troublée...
Tout en fermant la porte derrière elle, Lise ricana:
—Ah! ah!... elle l’aura connu quand elle était blanchisseuse... une ancienne connaissance du bon temps!... Ah! ah! ça serait drôle, ce commis de chapelier qui vient de Paris pour coiffer madame et qui s’en irait ayant aussi fourni la coiffure à monsieur le maréchal! ah! ah!...
Tandis que Lise s’égayait ainsi aux dépens de sa maîtresse, celle-ci courait au commis chapelier et, lui prenant les mains, avec anxiété, lui disait:
—C’est vous!... comment êtes-vous à Compiègne?...
—Je me trouvais à Paris, chez votre chapelier... J’appris qu’on vous envoyait un chapeau... Je suivis le garçon chargé de l’apporter... En route, moyennant un napoléon, j’obtins qu’il allât m’attendre au cabaret... Je suis entré à sa place... et je crois avoir bien suffisamment rempli mon rôle... Vos gens s’y sont trompés... Votre intendant m’a proposé, en m’accueillant, de majorer votre facture... Le valet de chambre m’a réclamé son tant pour cent et votre camériste m’a fort recommandé de ne pas oublier ses épingles... Vous voyez que je suis bien en sûreté!...
—Quelle imprudence!... Ne savez-vous pas que vous avez des ennemis puissants à la Cour?...
—Je n’en ai qu’un, l’Empereur!...
—C’est suffisant!... Ah! quelle émotion, si l’on savait que le comte de Neipperg est ici!...
—On ne le saura pas! dit Neipperg avec désinvolture, car c’était lui qui, incapable de supporter plus longtemps l’éloignement, avait tout bravé pour revenir en France, pour revoir Marie-Louise, ainsi que l’avait prévu Fouché.
—Mais les espions!... fit Catherine alarmée; songez donc que vous êtes observé, surveillé, filé... L’Empereur a eu certainement contre vous des notes, des rapports... On a fait causer des femmes de l’Impératrice... Enfin, si l’on vous trouve, si l’on apprend votre présence en France, vous êtes perdu!...
—Je ne pense rester que fort peu de temps; dans deux jours, au plus tard, je reprendrai la route de Vienne...
—Alors, pourquoi êtes-vous venu?...
—Je devais voir l’Impératrice...
—C’est impossible!... pourquoi cette obstination?... Vous êtes imprudent! plus que cela... vous n’avez pas le droit de troubler le repos de l’Impératrice, de l’exposer à des soupçons...
Neipperg réfléchit un instant, puis, prenant la main de Catherine, il lui dit avec émotion:
—Ma chère duchesse, ne m’interrogez pas trop!... ne me poussez pas à vous montrer à nu mon cœur, mon triste cœur!... vous l’avez deviné, vous le voyez, j’aime l’Impératrice et quelque chose me dit qu’elle n’a pas pour moi que de l’indifférence...
—Malheureux!... tromper l’Empereur... c’est la mort pour vous, la honte, la répudiation pour elle!... Renoncez à cette passion insensée!...
—Je ne puis... avec ma vie seulement s’éteindra ce fol amour! s’écria avec énergie Neipperg; mais je veux du moins que ma téméraire passion ne nuise pas à celle qui en a été l’objet...
—Que projetez-vous? Quelle tentative audacieuse avez-vous rêvée en revenant...
—A voir une dernière entrevue avec Marie-Louise, je vous l’ai dit... lui remettre un objet qu’elle m’avait confié...
—Un gage d’amour...
—Oui... cette bague... dit Neipperg tirant de sa poche un petit écrin. Il l’ouvrit, en sortit la bague que Marie-Louise lui avait donnée avec la fleur du souvenir, le jour de son départ.
Il baisa à plusieurs reprises la bague, il la replaça dans l’écrin, et serra le tout avec effort en murmurant:
—Il faut que je me sépare de ce bijou qui m’était plus précieux que tous les trésors de la terre, plus cher que ma vie même. Il le faut, hélas!
—C’est pour remettre cet écrin à l’Impératrice que vous avez quitté l’Autriche, que vous êtes venu braver la colère de l’Empereur, justifier sa jalousie?...
—Pouvais-je faire autrement? Napoléon a su que l’Impératrice n’avait plus cette bague, par une indiscrétion de femme de chambre, sans doute.
—Ou par Fouché.
—Par Fouché peut-être. Marie-Louise a prétendu l’avoir égarée... Napoléon a exigé qu’elle fût cherchée, retrouvée. Un mot pressant de l’Impératrice m’est parvenu à Vienne. Aussitôt, je me suis mis en route. Ce soir, Marie-Louise aura sa bague, et les soupçons de son mari s’évanouiront.
—Mais si vous êtes surpris, quelle explication fournirez-vous?
—Aucune... j’espère ne pas être découvert...
—Qui vous aidera à pénétrer dans le palais?...
Neipperg hésita un instant et regarda Catherine avec fixité.
—Je n’ai qu’une amie... qu’une bonne et fidèle amie, en France: vous, ma chère duchesse... J’ai espéré que vous voudrez bien, en cette circonstance, être secourable pour moi, m’aider, me sauver peut-être... encore une fois!...
Catherine releva vivement la tête et dit avec énergie:
—Non!... ne comptez pas sur moi!...
—Catherine Lefebvre, souvenez-vous du 10 Août!... pourquoi m’avez-vous recueilli, protégé, arraché à la vengeance des gardes nationaux prêts à me fusiller!... Il fallait me laisser mourir, alors!...
—Nous ne sommes plus au 10 Août, mon cher comte, répondit avec dignité Catherine; je suis la maréchale Lefebvre, duchesse de Dantzig, je dois tout à l’Empereur... mon mari et son fidèle sujet, son compagnon de combats et de gloire, est maréchal de ses armées, duc de son empire; avec lui, il a parcouru tous les champs de bataille de l’Europe... Nous ne pouvons, le maréchal et moi, seconder dans ses projets un ennemi de l’Empereur, eût-il été notre ami, eussions-nous envers lui des obligations déjà anciennes de reconnaissance, et si vous vous souvenez du 10 Août, je n’ai pas oublié non plus la nuit de Jemmapes... Réfléchissez, monsieur de Neipperg! ce que vous me demandez est impossible!... La maréchale Lefebvre ne doit pas savoir ce qui vous amène en France... L’honneur de l’Empereur, la vertu de l’Impératrice, ne peuvent même pas être en cause dans notre entretien...
—Alors vous m’abandonnez!...
—Je vous conseille de partir, de retourner à Vienne... sans chercher à approcher l’Impératrice...
—Je ne pourrai jamais... et cette bague?...
—Confiez-la-moi... je la lui remettrai moi-même, discrètement... je vous le promets!...
Et Catherine tendit la main à Neipperg, qui y déposa un long baiser.
—Oh! merci! merci! murmura-t-il, faites en même temps savoir à l’Impératrice que si je m’éloigne, je serai prêt au premier appel, au premier signal... elle est aujourd’hui au faîte de la puissance, mais qui peut répondre de l’avenir?...
—Je ferai votre commission, comte, mais je crois et j’espère que l’Impératrice n’aura jamais besoin de vous rappeler votre promesse, d’invoquer votre dévouement...
—Qui sait!... madame la duchesse, le sol est miné sous les pas de votre Empereur...
—La mine éclatera sans danger pour lui... la victoire le protège!... Voyez son trône environné de rois à genoux... qui donc oserait franchir cette haie de factionnaires couronnés, montant la garde avec des sceptres!...
—Les rois prosternés se relèveront... ils se vengeront d’avoir été si longtemps l’échine courbée... Je sais bien des choses, ma chère duchesse... la Cour de Vienne a pour moi livré son secret... que votre Empereur prenne garde! L’orage s’amoncelle et le tonnerre va bientôt éclater...
—Si l’orage menaçait le trône impérial, ce n’est pas de Vienne qu’il fondrait, je suppose... Votre empereur est le beau-père du nôtre...
—Mon souverain n’a jamais pris au sérieux son alliance avec Napoléon. Il a fait le sacrifice de sa fille pour préserver quelques-unes de ses provinces. Ce mariage imposé par la politique, la politique peut le défaire. Tant que Napoléon chevauchera avec la victoire en croupe, il sera toujours traité comme un gendre par François II; mais qu’il soit désarçonné, qu’il roule vaincu dans un fossé, au moment où il voudra se relever, ce n’est pas la main que lui tendra son beau-père, c’est l’épée, par la pointe... François II fera ce que feront les souverains de Russie, de Prusse, d’Angleterre... voilà ses véritables alliés... sa vraie famille... il ne se séparera jamais d’eux, il les aidera à accabler Napoléon terrassé... aussi, je vous le redis, assurez l’Impératrice qu’au jour de malheur que je prévois, elle me verra accourir, prêt à donner pour elle mon sang, toute ma vie...
—Vous avez de lugubres pressentiments, Neipperg... Heureusement rien jusqu’ici n’en fait présager la réalisation... Ne vous égarez pas trop dans vos imaginations!... N’oubliez pas que Napoléon est toujours puissant, que son trône est encore debout, qu’il a autour de lui des serviteurs dévoués et qui se montreraient impitoyables pour celui qu’ils surprendraient rôdant autour de l’Impératrice... Les ordres sont formels...
—Oui, je sais, dit Neipperg en souriant, il y a Roustan, le mameluck... Et que ferait-il s’il me rencontrait dans les appartements de Sa Majesté?...
—Il vous tuerait!...
—Oh! oh!... on n’irait pas jusque-là... Que diable! Napoléon a beau s’entourer de janissaires orientaux pour garder sa personne et sa femme, son palais n’est pas le harem du sultan... On ne vous y bâillonne pas pour vous jeter dans le Bosphore.
—Ne plaisantez ni avec la jalousie de Napoléon ni avec le cimeterre de Roustan...
—Je n’ignore pas que Napoléon a grillé, claquemuré Marie-Louise... Il la tient enfermée comme une odalisque... Défense à aucun homme, même aux grands officiers de sa maison, même à ses meilleurs amis: Berthier, Cambacérès, Lefebvre ou Caulaincourt de pénétrer chez l’Impératrice autrement qu’invités et accompagnés par lui... Je suis au courant aussi de l’aveugle dévouement du mameluck: il frapperait son père s’il le trouvait, enfreignant la consigne, dans les couloirs du palais... mais j’ai pris mes précautions... je me suis rendu inviolable!...
—Inviolable! que voulez-vous dire?...
—Sans faire connaître exactement à l’Empereur d’Autriche le but de mon voyage secret en France, je lui ai appris, dans un entretien particulier, que je verrais l’Impératrice à Paris, à Saint-Cloud, à Compiègne... que je lui parlerais librement... qu’elle pourrait me faire savoir, sans témoins, si elle était heureuse, si Napoléon la traitait bien... Vous savez que l’empereur François aime sa fille, et que son affection est devenue d’autant plus vive qu’il se reproche un peu d’avoir sacrifié à ses intérêts de monarque le cœur de Marie-Louise.
—L’Empereur François a-t-il donc besoin d’un ambassadeur mystérieux comme vous l’êtes, pour savoir les sentiments de sa fille... L’Impératrice n’est-elle pas libre d’écrire à son père?...
Neipperg haussa imperceptiblement les épaules.
—Vous oubliez Savary!...
—Eh bien! quoi, Savary?
—Il a organisé une sombre officine... un cabinet noir... partout, à Saint-Cloud, aux Tuileries, ici même, à Compiègne... Pas une lettre, ne part pour Vienne qu’elle n’ait été, au préalable, décachetée, remise à l’Empereur et recachetée, avec une grande habileté. Le duc de Rovigo est passé maître dans l’art de soumettre les lettres à la fumigation, de soulever la cire des cachets à l’aide d’une lame de couteau rougie au feu... L’Empereur d’Autriche le sait et il m’a autorisé à obtenir de sa fille un entretien secret... C’est pour cela que, bravant tout, je me suis rendu, sous ce déguisement, au palais de Compiègne...
—Neipperg, soyez raisonnable! ne vous perdez pas... ne compromettez pas l’Impératrice...
—Loin de moi cette pensée!...
—Jurez-moi de partir immédiatement... sans songer à pénétrer auprès de Sa Majesté...
Neipperg hésitait. Catherine insista:
—Mais, encore un coup, sur qui comptez-vous pour vous introduire auprès de Sa Majesté?...
—Sur madame de Montebello...
—La dame d’honneur!... c’est grave!... Mon cher comte, savez-vous que par suite de la maladie du général Ordener, maladie subite et dont l’Empereur s’est montré fort contrarié, c’est Lefebvre qui a été chargé par lui de commander ici et de remplir l’office de grand-maréchal du palais... Madame de Montebello est sous ses ordres... il est responsable de l’entrée dans le palais de toute personne qui n’y a pas été appelée... Neipperg, vous ne voulez pas placer Lefebvre entre son amitié pour vous et son devoir?... Vous savez qu’il ne transigerait pas...
—Lefebvre me ferait fusiller? dit en souriant Neipperg.
—Si l’Empereur l’ordonnait... si vous étiez surpris ici, oui!... Partez donc, je vous en supplie, au nom de notre vieille amitié, au nom de votre fils Henriot, que l’Empereur affectionne, et dont vous ne pouvez compromettre la carrière, briser l’avenir, pour un entretien d’un instant, pour une entrevue sans espoir... Partez!...
—Soit! je vous écouterai... Ce que vous me dites de Lefebvre, dont je ne veux pas engager la responsabilité, me décide, je partirai!...
—Sur-le-champ?...
—Oui... fit Neipperg avec un certain embarras, cherchant ses mots comme un homme qui dissimule, j’ai ma voiture qui attend sur la route de Soissons... je vais retrouver le commis du chapelier dont j’ai usurpé la place, je le réexpédie à Paris... et je prends aussitôt après le chemin de l’Allemagne... Adieu donc!... vous remettrez la bague à Sa Majesté et vous lui direz...
A ce moment on frappa à la porte et Lise parut:
—Qu’y a-t-il?... pourquoi nous dérange-t-on? demanda vivement Catherine.
—C’est M. de Rémusat, le chambellan de Sa Majesté, qui veut parler à madame la duchesse.
—Un chambellan?... Ah! oui, je sais, dit à mi-voix Catherine, c’est probablement pour une algarade que j’ai encore eue hier avec les sœurs de l’Empereur... Oh! je leur ai dit leur fait... Elles se sont plaintes et l’Empereur veut sans doute me faire la leçon... Allons! Faites entrer M. de Rémusat, dit-elle à Lise, cherchant anxieusement à surprendre ce que sa maîtresse pouvait chuchoter à l’oreille du commis chapelier... Adieu, monsieur!
—Alors, madame la duchesse est satisfaite de sa coiffure? dit à haute voix le faux commis.
—Très satisfaite, vous ferez mes compliments à votre patron...
Et la duchesse se jeta dans un fauteuil pour recevoir avec dignité le chambellan de Sa Majesté.
XIII
LA CRÉANCE DE LA BLANCHISSEUSE
L’ordre transmis par M. de Rémusat était formel.
L’Empereur mandait sur-le-champ la duchesse de Dantzig dans son cabinet.
M. de Rémusat s’étant retiré, sa mission remplie, la duchesse se hâta de passer une robe, de s’envelopper d’un manteau pour se rendre au cabinet impérial.
L’Empereur travaillait à son bureau, éclairé de trois bougies et d’une lampe, ayant auprès de lui Constant, son valet de chambre, qui lui préparait une tasse de café.
Des officiers d’ordonnance, en brillant uniforme, M. de Lauriston, M. de Brigode, attendaient les plis que leur remettait l’Empereur. C’était dans les couloirs un va-et-vient continuel d’estafettes.
Très nerveux, très agité, Napoléon signait d’une main fiévreuse les pièces déposées devant lui.
Il parcourait d’un œil furieux des journaux étrangers, remplis de correspondances scandaleuses visant sa vie privée, surtout celle de ses sœurs... Le sabreur Junot, l’amant de Caroline et le pompeux M. de Fontanes, grand-maître de l’Université, faisaient les frais de ces anecdotes malveillantes.
Après avoir lu, l’Empereur froissait et jetait au feu les fragments de ces feuilles hostiles, découpés et présentés chaque jour par Savary.
Un de ces venimeux articles avait plus particulièrement irrité l’Empereur: il y était parlé de la disgrâce infligée à M. de Neipperg, l’écuyer de l’Impératrice, placé auprès d’elle par son auguste père, et on y insinuait que, depuis le départ de ce cavalier servant, Marie-Louise se désespérait, languissait et maudissait la jalousie de Napoléon.
A ces causes de nervosité était venu s’adjoindre un très vif mécontentement: ses deux sœurs, toujours en querelle,—Elisa de plus en plus jalouse de Caroline faite reine, alors qu’elle n’était que duchesse de Lucques et de Piombino,—avaient eu avec lui une altercation qui, commencée en français, s’était terminée en patois corse, avec une exubérance de gestes toute méridionale.
Au milieu de la dispute Napoléon, impatienté, cherchant vainement à imposer silence aux deux bavardes corneilles, cessant de tisonner dans la cheminée où il se chauffait rageusement les pieds, avait empoigné les pincettes et les brandissant d’une façon comique et terrible, en avait menacé ses sœurs, comme au temps des misères et des plaintes dans la pauvre maison de Marseille.
La maréchale Lefebvre, contre laquelle la reine de Naples et la grande-duchesse de Lucques et de Piombino avaient déposé une plainte en règle, pouvait donc s’attendre à une réception peu aimable.
Elle s’était cependant armée de courage et, confiante dans sa présence d’esprit, elle s’était préparée à tenir tête au maître redouté qui la mandait pour la tancer.
A tout hasard, comme une arme de défense suprême, avant de se mettre en route, fouillant dans le «bonheur du jour» où elle serrait ses bijoux et ses objets les plus précieux, elle en avait tiré un papier jauni, aux plis fatigués, aux cassures vénérables, attestant un long séjour dans un portefeuille.
Elle fit glisser en son corsage cette paperasse qu’elle avait considérée un instant avec attendrissement, comme un témoin évocateur du passé, et, plus forte, se sentant capable de riposter aux coups de boutoir de l’Empereur, elle traversa d’un pas assez ferme les longs corridors du palais de Compiègne, les vestibules où sommeillaient les officiers de service, et arriva devant le seuil du cabinet impérial.
Roustan, le fidèle mameluck, montait la garde.
Un des aides de camp annonça la duchesse de Dantzig et se retira.
Catherine Lefebvre entra, fit la révérence gravement et attendit, debout, que l’Empereur, lisant un état remis par le ministre des Finances, lui adressât la parole.
Un silence profond emplissait le cabinet de Napoléon.
On n’entendait que le tic-tac régulier d’une belle horloge aux colonnes de bois tors avec des appliques de cuivre doré, et le sifflement doux des bûches brûlant dans la cheminée.
Tout à coup l’Empereur releva brusquement la tête:
—Ah! vous voilà, madame la maréchale! Eh bien! j’en apprends de belles sur votre compte... que s’est-il passé avant-hier?... toujours des violences de langage, des expressions crues, qui donnent à rire à tous les gazetiers de l’Europe et font ressembler ma cour au carreau des Halles... Je sais que vous n’êtes point sotte... mais vous ne pouvez parler le langage des cours... vous ne l’avez pas appris... Oh! je ne vous en veux pas de cette ignorance... je n’en veux qu’à Lefebvre de s’être marié sergent quand il avait dans sa giberne un bâton de maréchal!...
Napoléon s’arrêta, alla à la crédence où se trouvait placée la cafetière sur un réchaud, se versa une demi-tasse et avala brûlante l’odorante boisson.
Puis, revenant à Catherine, immobile, calme, laissant passer l’averse:
—Votre situation à la cour est devenue impossible... vous partirez donc... votre douaire sera réglé... vous n’aurez pas à vous plaindre des conditions de fortune dans lesquelles vous serez placée... Votre divorce ne changera rien à votre rang, à vos prérogatives... j’ai déjà dit tout cela à Lefebvre, vous en a-t-il parlé?...
—Oui, sire... Lefebvre m’a tout dit...
—Et que lui avez-vous répondu?
—Moi?... je lui ai ri au nez!...
L’Empereur, de surprise, lâcha la tasse d’argent qu’il enlevait de la soucoupe. Elle retomba avec un bruit argentin.
—Que signifie ce langage?... et Lefebvre, lui, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait?
—Il m’a embrassée en jurant qu’il ne vous obéirait pas!...
—C’est trop fort!... vous osez me répondre ainsi, à moi, votre Empereur, votre maître!...
—Sire, vous êtes notre maître, notre Empereur, c’est exact, dit avec fermeté la maréchale; vous pouvez disposer de nos biens, de notre existence à Lefebvre et à moi... nous vous devons tout!... vous êtes l’Empereur, et vous pouvez, d’un geste, d’un simple signe, lancer sur le Danube ou sur la Vistule cinq cent mille hommes qui, avec joie, se feront tuer pour vous... Mais vous ne pouvez pas faire que Lefebvre et moi nous ne nous aimions pas, vous ne pouvez pas nous séparer... Votre puissance s’arrête là... et si vous avez tenté de gagner cette bataille, vous la perdrez!...
—Vous croyez?... Mais, madame, puisque vous avez la langue bien pendue à ce que j’entends... vous devriez savoir la retenir et ne pas donner à ma cour le spectacle de scandales trop fréquents... comme celui d’hier... N’avez-vous pas insulté la reine de Naples, la grande duchesse de Lucques et de Piombino?... Vous ne respectez pas l’Empereur dans la personne des membres de sa famille... Puis-je tolérer ces impertinences publiques, ces outrages qui semblent une gageure?...
—Sire, vous avez été mal informé... Je n’ai fait que me défendre... les insultes ne venaient pas de moi... Les sœurs de Votre Majesté outrageaient l’armée!...
Napoléon fit un bond sur son fauteuil, où il s’était jeté dans un de ces accès de brusquerie qui lui étaient familiers.
—L’armée! s’écria-t-il, que voulez-vous dire?... Qui a outragé l’armée?
—Vos sœurs, sire, en ma personne!... dit Catherine, se redressant fière, presque hardie, prenant une attitude militaire.
—Je ne vous comprends pas... expliquez-vous!
—Sire, les sœurs de Votre Majesté m’ont reproché d’avoir fait partie de ces héroïques soldats de Sambre-et-Meuse dont la gloire a pu être égalée mais n’a pas été surpassée.
—C’est vrai!... Mais comment étiez-vous de ces braves?
—Vivandière, sire, au 13e léger... J’accompagnais Lefebvre.
—Vous avez fait campagne? demanda l’Empereur subitement radouci et intéressé.
—Oui, sire... Verdun, Jemmapes, Altenkirchen... J’ai servi dans l’armée du Nord... armée de la Moselle... armée du Rhin... armée de Sambre-et-Meuse... Dix-huit campagnes... une citation à l’ordre du jour de l’armée à l’affaire d’Altenkirchen.
—Une citation, vous!... c’est étonnant!
—Action d’éclat, oui, sire... et ce n’était pas commode de se faire remarquer dans ces armées-là... Avec Hoche, Jourdan, Lefebvre, tout le monde était des héros.
—Mais c’est très bien!... c’est très beau! dit l’Empereur souriant. Comment diable Lefebvre ne m’a-t-il jamais raconté tout cela?...
—A quoi bon, sire? il avait de la gloire et des honneurs pour deux... c’est l’occasion qui me fait vous rappeler cela... Sans la circonstance, je n’en aurais jamais parlé... c’est comme ma blessure...
—Vous avez été blessée?...
—Un coup de baïonnette... à Fleurus... là, dans le haut du bras!...
—Voyons!... laissez-moi, madame la maréchale, lui donner le pansement qui convient à ce joli bras...
Et, devenu galant, Napoléon, s’approchant de Catherine, lui prit le bras et appliqua ses lèvres à l’endroit où la baïonnette d’un Autrichien avait laissé sa cicatrice.
Puis, émoustillé, ne songeant plus à gronder, il murmura:
—La jolie peau satinée!... Vous permettez, duchesse?...
—Oh! il n’y a pas d’autre blessure! fit-elle en riant, se dégageant et repoussant les doigts devenus agiles et oseurs de Napoléon séduit, excité, ravi.
Et elle ajouta, avec une malicieuse expression de physionomie:
—Vous avez mis d’ailleurs bien du temps à vous en apercevoir, sire, que j’avais la peau satinée...
—Moi!... vous ai-je donc déjà eue comme cela... près de moi?... dit Napoléon se rapprochant encore, et tapotant doucement le bras dodu de Catherine...
—Oui, sire... oh! il y a longtemps... bien longtemps... c’était au moment du 10 Août... je n’étais pas encore engagée avec Lefebvre... je suis venue le matin, dans une petite chambre de l’hôtel Maugeard, rue du Mail... où vous logiez alors...
—C’est exact!... au deuxième étage...
—Non!... au troisième...
—Et que diable veniez-vous faire dans ma chambrette d’officier d’artillerie?... demanda Napoléon de plus en plus intéressé par tout ce que lui apprenait la duchesse de Dantzig.
—Pardine!... je venais vous rapporter votre linge... vous en aviez grand besoin... Ah! alors, si vous aviez voulu... je ne dis pas que j’aurais été capable de m’en retourner comme j’étais venue... mais vous ne pensiez guère à moi!... vous aviez le nez fourré sur une carte de géographie et tant que je suis restée là, vous n’avez pas bougé plus qu’un terme... C’est comme cela que j’ai épousé Lefebvre!... je ne l’aimais pas encore, et je l’adore à présent... Si vous vous étiez déclaré, je vous aurais préféré à lui, vrai, comme je vous le dis!... Mais tout cela c’est des histoires de l’autre monde... il n’y faut plus penser, sire!...
Et Catherine, en achevant de narrer la scène que nous avons relatée aux premières pages de ce récit, lança à l’Empereur un coup d’œil ironique.
Napoléon la regardait attentivement. Son œil si profond s’emplissait de lueurs étranges à cette évocation du passé. Il reprit avec curiosité:
—Vous étiez donc alors...?
—Blanchisseuse!... mon Dieu oui, sire... c’est ce que m’ont encore reproché vos sœurs...
—Blanchisseuse!... blanchisseuse!... grommelait l’Empereur, vous avez donc fait tous les métiers? Cantinière, passe encore, mais blanchisseuse!...
—Sire, on fait ce qu’on peut quand on veut vivre honnêtement. Sans compter que le métier n’était déjà pas si bon... avec les mauvaises paies... Ainsi, tenez, croiriez-vous qu’il y a dans votre palais un militaire qui me redoit encore une note de cette époque-là...
—Vous ne comptez pas sur moi pour vous la faire payer? dit Napoléon, moitié riant, moitié fâché.
—Mais si, je ne compte que sur Votre Majesté...
—Vous êtes folle!
—Très raisonnable! Je ne réclame que mon dû... D’ailleurs mon débiteur a fait son chemin... il a une belle position aujourd’hui, fit-elle avec une pointe de raillerie, en regardant l’Empereur.
Et elle ajouta, fouillant dans son corsage, et tirant le papier jauni qu’elle y avait glissé quand le chambellan était venu la demander:
—Oh! il ne peut pas nier sa dette... j’ai là une lettre où, reconnaissant la créance, il me priait d’attendre un peu... tenez!... voyez! voici ce qu’il écrivait: «... Je ne puis en ce moment vous régler votre note, ma solde insuffisante pour moi doit encore servir à subvenir aux besoins de ma mère, de mes frères et de mes sœurs, réfugiés à Marseille, à la suite des troubles dont la Corse a été le théâtre... Quand je serai réintégré dans mon grade de capitaine d’artillerie...»
Napoléon s’était élancé vers elle. Il lui prit vivement la lettre qu’elle lisait, et en proie à une visible et profonde émotion:
—C’était donc moi!... Ah! toute ma jeunesse revit dans ce papier froissé, à l’écriture pâlie... Oui, j’étais pauvre alors, inconnu, dévoré d’ambition, inquiet sur le sort des miens, préoccupé des destinées de mon pays... j’étais seul, sans ami, sans crédit, sans que personne crût en moi... et vous avez eu confiance, vous!... une simple blanchisseuse... Oh! je me souviens, à présent!... vous avez été bonne, vous avez été intelligente aussi, seule peut-être vous avez lu dans l’avenir et deviné que le petit officier d’artillerie ne resterait pas toujours dans la chambrette de l’hôtel garni où vous lui laissiez son linge... par compassion pour son abandon et pour sa pauvreté... L’Empereur ne l’oubliera plus!...
Napoléon éprouvait une émotion réelle. Toute sa colère était passée. Il regardait avec une pieuse attention cette lettre, trace ravivée de son passé dont il ne rougissait pas. Il faisait un effort de mémoire pour se rappeler les moindres événements de cette époque.
—Oh! dit-il à la maréchale, à présent je vous revois telle que vous étiez dans votre boutique de la rue des Orties. Il me semble que j’y suis... Voici l’atelier avec son escalier, ses tables, ses cuviers, sa grande cheminée... La porte de votre chambre était à gauche... une porte d’allée donnait à droite... De grands carreaux, une porte à deux battants, du linge partout, séchant, repassé... Mais comment donc vous appeliez-vous à cette époque, où vous n’étiez pas encore mariée?
—Catherine... Catherine Upscher.
L’Empereur fit un hochement de tête. Ce nom ne lui disait rien.
—Vous n’aviez pas un autre nom? Voyez donc... un surnom... un sobriquet...
—Si... On me nommait la Sans-Gêne!
—J’y suis!... Et vous avez conservé ce surnom à ma cour!...
—Partout, sire!... Sur les champs de bataille aussi...
—C’est juste, dit en souriant l’Empereur, vous avez bien fait de défendre votre noble jupon de vivandière contre l’insolence des manteaux de cour, mais évitez ces scènes qui me sont désagréables... C’est moi, Catherine Sans-Gêne, qui désormais vous ferai respecter par tout le monde ici... Soyez demain à la chasse que je donne en l’honneur du prince de Bavière... Devant toute la cour, devant mes sœurs, je vous parlerai de telle façon que nul n’osera plus vous provoquer, ni vous reprocher une origine humble et une jeunesse pauvre, que vous partagez d’ailleurs avec Murat, avec Ney... avec moi, parbleu!... Mais, voyons, avant que vous vous retiriez, il faut que l’Empereur acquitte la dette du capitaine d’artillerie... Je vous dois combien, madame Sans-Gêne?
Et l’Empereur, gaîment, fouilla dans sa poche.
—Trois napoléons, sire!
La maréchale tendit la main.
—Vous me comptez un peu cher!... dit Napoléon qui savait éplucher un mémoire et dont la comptabilité immense était minutieusement examinée, en livres, sous et deniers.
—Il y a du raccommodage, sire...
—Mon linge n’était pas si mauvais que cela!...
—Plus mauvais encore!... et puis il y a les intérêts...
—Allons, soit!... je vais m’exécuter...
Et l’Empereur continua à tâter les goussets du gilet, à explorer les poches du pantalon, dans une recherche hâtive et comique.
—Ma foi! je joue de malheur, dit-il avec bonhomie, ces trois napoléons que vous me réclamez, je ne les ai pas sur moi...
—Ça ne fait rien, sire, je vous ferai encore crédit!...
—Merci!... Maintenant, venez, il se fait tard... il faut que vous rentriez... Parbleu! voilà onze heures qui sonnent et tout le monde dort au palais... nous devrions être au lit tous les deux... Je vais vous donner Roustan pour vous accompagner...
—Oh! sire, je n’aurai pas peur... D’ailleurs qui pourrait, la nuit, s’introduire dans le palais? dit avec tranquillité la duchesse.
—Non!... par tous ces corridors, déserts et sombres, il vaut mieux que l’on vous escorte avec un flambeau...
Et l’Empereur, élevant légèrement la voix, cria:
—Roustan!
Une porte intérieure s’ouvrit, et le fidèle mameluck parut.
—Tu vas accompagner madame la maréchale jusqu’à ses appartements. C’est à l’autre bout du palais, dit l’Empereur. Prends un flambeau.
Roustan s’inclina et, empoignant un candélabre, entr’ouvrit la porte du cabinet impérial donnant sur une grande galerie.
Il allait se mettre en route, précédant la maréchale, quand, se retournant, avec le calme oriental, mais aussi avec une expression de gravité qui fit frissonner Catherine, Roustan dit:
—Sire, on marche dans la galerie! Un homme en habit blanc... Il se dirige vers l’appartement de l’Impératrice...
XIV
LES MAMELUCKS DE NAPOLÉON
Napoléon était devenu terriblement pâle en entendant son fidèle Roustan lui signaler la présence d’un homme dans la galerie conduisant aux appartements de Marie-Louise.
Un habit blanc!... avait dit le mameluck...
Qui donc pouvait, parmi ceux qui portaient l’uniforme autrichien, s’introduire ainsi, la nuit, comme un voleur, dans la partie du palais interdite à tous, sinon cet audacieux écuyer, qui avait poursuivi l’Impératrice de ses assiduités?
Le nom de Neipperg se présenta aussitôt à l’esprit de Napoléon.
Mais il réfléchit et se dit:
—C’est absurde!... Neipperg est à Vienne... je m’alarme à tort... Ah çà! est-ce que je deviendrais fou, de rêver partout de cet autrichien?... Non!... l’habit blanc que signale Roustan, c’est quelque ancien chouan, un complice de Cadoudal, ce marquis de Louvigné, peut-être, que Fouché a laissé échapper... Il s’est glissé dans le palais... il vient pour me surprendre pendant mon sommeil... pour m’assassiner... mais je veille, et c’est lui que je vais tenir!...
Alors, rapidement, avec la promptitude qu’il mettait sur le champ de bataille à disposer ses troupes, il fit signe à Roustan de baisser la lampe et de se placer derrière la porte de sa chambre à coucher, prêt à accourir au premier appel.
Il souffla vivement les bougies éclairant son bureau.
Le cabinet impérial demeura sombre. Les tisons mourants de la cheminée jetaient seulement une lueur rougeâtre, très faible, permettant de discerner la porte donnant sur la galerie.
L’Empereur la poussa doucement, puis revenant à la maréchale, il lui prit la main, la serra avec force en murmurant:
—Taisez-vous!...
Catherine tremblait et le secret qu’elle devinait semblait prêt à s’échapper de ses lèvres.
Elle ne doutait pas que Neipperg ne fût l’homme vêtu de blanc signalé par Roustan.
—Le malheureux n’a pas tenu sa promesse, se dit-elle avec douleur... il a voulu revoir quand même l’Impératrice, il est perdu! Que faire?...
Elle cherchait et ne trouvait rien.
Il fallait se résigner, attendre, subir la pression implacable des événements.
Prostrée, tout son sang refluant au cœur, elle s’affaissa sur un canapé, auquel Napoléon, anxieux, mais redevenu calme et maître de lui, s’accouda, attentif, guettant la venue de celui qu’il supposait un royaliste.
Un glissement doux se fit entendre, et sur le tapis un froissement soyeux se produisit.
La porte du cabinet s’était ouverte, et dans la traînée immense que projetaient les bûches agonisantes du foyer, une femme était apparue.
Elle s’avançait avec précaution, l’oreille tendue, les mains tâtant devant et sur les côtés les meubles épars rencontrés...
—Madame de Montebello! murmura la maréchale, reconnaissant la dame d’honneur de Marie-Louise.
Napoléon de nouveau lui serra vigoureusement la main, craignant un cri, un mouvement qui prévînt...
La présence de la dame d’honneur, aux écoutes dans son cabinet, sondant les ténèbres et semblant précéder et guider quelqu’un, lui avait rendu tous ses soupçons...
Il suivait d’un œil, qui devait être chargé de fureur, les mouvements lents et circonspects de madame de Montebello s’assurant que ni l’Empereur, ni personne ne veillait dans le cabinet.
Il la vit s’éloigner doucement, entr’ouvrir la porte sans doute pour gagner par la galerie la chambre de l’Impératrice...
Alors, n’y tenant plus, il s’élança...
Au moment où il franchissait le seuil du cabinet, il se heurta contre un homme qui lui dit:
—Puis-je passer, duchesse?...
Mais Napoléon, empoignant rudement l’intrus, l’amena dans le cabinet, en criant:
—Roustan!...
Le mameluck parut aussitôt, un flambeau à la main.
—Neipperg!... C’est bien lui!... dit avec rage Napoléon, reconnaissant l’homme qu’il tenait.
Effaré, ne sachant que dire, l’imprudent amoureux pris au piège s’efforçait de garder une contenance digne.
Un cri de femme avait répondu à l’exclamation de l’Empereur.
Madame de Montebello, surprise au moment où elle allait ouvrir la porte de l’Impératrice dont elle avait la clef, n’avait pu s’empêcher de révéler sa présence.
Dans sa colère, l’Empereur l’avait oubliée.
—Roustan, emmène cette femme, dit-il en la désignant, et reviens seulement quand je t’appellerai...
Le mameluck entraîna madame de Montebello anéantie.
—A nous deux, monsieur, dit Napoléon vivement à Neipperg à qui Catherine avait lancé un regard de pitié, avec un geste désespéré.
—Que faites-vous dans mon palais... la nuit... vous introduisant comme un voleur?... Je vous croyais à Vienne... Comment êtes-vous ici? Répondez, monsieur, fit Napoléon d’une voix étranglée, cherchant à se maîtriser.
Neipperg, très pâle, s’efforçant lui aussi d’être calme, dit lentement:
—Sire, j’ai en effet quitté Vienne.
—Pour quel motif?
—Sur l’ordre de mon souverain...
—Dans quel but?
—Pour remplir une mission confidentielle auprès de S. M. l’Impératrice... ma souveraine aussi.
—Ah!... et c’est la nuit que vous venez en ambassade?... Vous moquez-vous de moi, monsieur l’envoyé extraordinaire!...
—Votre Majesté m’ayant banni de sa présence, l’entrée au grand jour de ce palais m’étant interdite, j’ai dû me résoudre à tenter d’y pénétrer à une heure insolite, je l’avoue...
—Minuit n’est pas, en effet, l’heure habituelle pour présenter ses lettres de créance...
—C’est l’heure que m’a indiquée ma souveraine...
—L’Impératrice vous a donné rendez-vous à minuit!... dans sa chambre!...
—A minuit S. M. l’Impératrice devait me remettre la réponse que je sollicite d’elle au nom de l’empereur d’Autriche, mon maître...
—L’Impératrice n’a pas pu prendre un tel engagement... vous mentez, monsieur!...
Neipperg tressaillit sous l’insulte.
—Sire, dit-il, les dents serrées, je suis général autrichien, j’ai rang de ministre plénipotentiaire... Je suis ici le représentant de mon souverain auprès d’une archiduchesse d’Autriche... Vous m’outragez... dans votre palais, où je ne puis ni vous répondre, ni vous imposer les égards qui me sont dus, Sire, c’est une lâcheté!
—Misérable! s’écria l’Empereur, justement mis hors de lui par l’audacieuse impertinence de cet homme qui essayait de le braver, dans son propre logis, après avoir essayé de lui voler sa femme...
Et, dépassant la mesure, son tempérament violent reprenant le dessus, d’un geste irréfléchi, Napoléon, portant la main à la poitrine de Neipperg, ajouta:
—Vous êtes venu, la nuit, chez moi, comme un assassin, vous êtes indigne de porter les nobles insignes de votre grade!
Alors, joignant l’action à la menace, d’un mouvement impulsif, Napoléon arracha les aiguillettes de l’uniforme de Neipperg...
Exaspéré, bondissant sous cette violence, Neipperg s’écria:
—Ah! malheur à vous!...
Et, aussitôt, il tira son épée...
Catherine Lefebvre s’était jetée entre lui et l’Empereur...
—A moi, Roustan! avait crié celui-ci, n’ayant, pour se défendre, que les aiguillettes arrachées, qu’il brandissait comme un fouet.
En une seconde, la porte de la chambre impériale s’était ouverte, Roustan bondissait sur Neipperg, le terrassait, le désarmait et lançait un sifflement particulier...
A ce signal, trois mamelucks, placés sous ses ordres pour la sûreté personnelle de l’Empereur, surgissaient et l’aidaient à contenir Neipperg.
La maréchale Lefebvre s’était précipitée vers Napoléon.
—Grâce, sire! soyez clément! suppliait-elle.
Mais Napoléon, la repoussant, alla vers la porte de la galerie et cria:
—Monsieur de Lauriston!... monsieur de Brigode!... monsieur de Rémusat!... venez tous!
Presque aussitôt le chambellan de service et les aides de camp du jour, qui attendaient dans la pièce qui leur était réservée, derrière le cabinet de l’Empereur, accoururent.
—Voici un homme, messieurs, qui a levé l’épée sur moi... M. de Brigode, prenez son épée... M. de Lauriston, assurez-vous de sa personne...
Les mamelucks aidèrent Neipperg à se relever.
M. de Brigode se saisit de l’épée, M. de Lauriston mit la main sur l’épaule du comte redevenu impassible, en disant:
—Au nom de l’Empereur, monsieur, je vous arrête!...
Et il se tourna vers Napoléon, ajoutant:
—Où dois-je conduire le prisonnier?
D’une voix brève, l’Empereur répondit:
—Gardez M. de Neipperg dans la salle qui vous est réservée. Qu’on prévienne le duc de Rovigo. Qu’il prenne les mesures nécessaires pour qu’une cour martiale se réunisse sur l’heure, qu’elle établisse l’identité du coupable et, après avoir constaté le flagrant délit de l’attentat commis sur ma personne, qu’elle rende sa sentence. Au point du jour, j’entends que tout soit fini.
Et, tandis qu’on emmenait M. de Neipperg dans la salle des aides de camp, Napoléon rentra dans sa chambre laissant, consternés et sous une impression d’angoisse poignante, tous ceux qui avaient été les spectateurs de cette scène tragique.
XV
LA DETTE DE LA CANTINIÈRE
La maréchale était demeurée accablée en entendant l’arrêt terrible prononcé par Napoléon.
Elle cherchait vainement le moyen de sauver Neipperg.
Songer à intercéder pour lui auprès de l’Empereur était folie. Neipperg était condamné. Rien ne pouvait le soustraire à la vengeance de Napoléon. Le souverain tout-puissant punissait l’outrage fait au mari.
Elle ruminait, dans sa tête, vingt moyens, tous plus impossibles, plus impraticables les uns que les autres, quand Lefebvre parut.
Il était en grand uniforme, le front soucieux, visiblement accablé par la nouvelle de l’arrestation de Neipperg que venait de lui apprendre un aide de camp.
—Eh bien! lui dit sa femme, tu sais...
—Tout, hélas!... le malheureux s’est perdu lui-même...
—As-tu un moyen pour apitoyer l’Empereur, pour obtenir sa grâce?...
—Aucun. L’Empereur m’a fait appeler... en ma qualité de maréchal du palais intérimaire, c’est à moi que revient la triste mission de présider la cour martiale qui va juger cet infortuné...
—Et tu obéiras?
—Est-ce qu’on désobéit à l’Empereur!...
—Pourtant tu le sais, le comte de Neipperg m’a sauvé la vie autrefois à Jemmapes. Moi aussi, on allait me fusiller comme un homme; sans lui, je ne serais pas là...
—Oui, nous avons contracté une dette envers lui, dit Lefebvre d’une voix sombre, et puis tu l’avais empêché d’être tué aussi, le matin du Dix-Août: ça engage ces choses-là... Ah! tonnerre! et je ne puis rien faire pour lui... mon devoir m’oblige!... Oh! il y a des moments où c’est pénible le devoir et où l’on se demande si vraiment c’est vrai et c’est juste la discipline, l’obéissance... Enfin! j’exécuterai l’ordre de l’Empereur, mais il aurait bien dû charger un autre de cette besogne-là!...
—Moi, je ne suis pas maréchal du palais... je n’ai ni devoirs à remplir, ni ordres à exécuter ici... je suis une femme... j’ai pitié de ce malheureux!... Tu as parlé d’une dette, Lefebvre! C’est la cantinière qui doit, la maréchale va essayer de l’acquitter... Laisse-moi faire.
—Que veux-tu tenter?...
—L’impossible!... Voyons, Lefebvre, qui est-ce qui peut pénétrer auprès de l’Impératrice?
—A présent?... personne!... Les ordres sont formels...
—Quoi! pas un moyen de lui faire parvenir un avis?... un mot?... lui recommandant la prudence, la prévenant de ce qui se passe...
—Non!... cependant, seul, sous le prétexte de m’assurer que les sentinelles sont bien à leur poste, comme maréchal du palais, je puis m’approcher de la porte de la chambre de Sa Majesté...
—Tu le peux?... Eh bien! dit Catherine radieuse, voilà déjà une planche de salut... Lefebvre, tu vas m’aider?
—A quoi?... je ne comprends pas bien... tu sais, moi, surtout une nuit comme celle-ci, j’ai besoin qu’on m’explique les choses...
—Ecoute-moi alors. Tu vas chercher à te placer le plus près possible de la chambre où l’Impératrice repose.
—Ça, c’est facile.
—Tu feras du bruit de façon à l’éveiller. Tu tâcheras qu’elle reconnaisse ta voix. La présence d’un maréchal à sa porte, la nuit, la mettra en éveil. Elle cherchera à deviner ce que signifie tout cet émoi. Elle s’inquiétera en ne voyant plus auprès d’elle sa dame d’honneur... Tu comprends?
—A peu près... et quand j’aurai fait tout ce bruit, qu’est-ce qui se passera?...
—Tu diras très haut à tes sentinelles: «Veillez bien à ce que personne ne pénètre chez l’Impératrice... saisissez-vous de toute personne qui serait trouvée portant une lettre... fût-ce pour S. M. l’empereur d’Autriche!...» tu crieras le plus fort que tu pourras le nom de l’empereur d’Autriche... c’est entendu?...
—Je ne saisis pas très bien... si tu m’expliquais?...
—Inutile... les minutes sont des secondes et les heures des minutes, dans une circonstance pareille... va et fais vite!...
Et comme Lefebvre s’éloignait, ruminant la mission que lui donnait sa femme, elle lui répéta:
—Crie surtout le plus fort que tu pourras le nom de l’empereur d’Autriche...
Quand Lefebvre se fut dirigé vers la galerie conduisant aux appartements de Marie-Louise, la maréchale chercha des yeux quelqu’un à qui demander conseil.
Elle ne vit que des officiers d’ordonnance et des aides de camp auxquels on ne pouvait adresser une question concernant le prisonnier qu’ils étaient chargés de garder; il ne fallait pas songer à les intéresser au sort de ce malheureux.
A deux reprises, M. de Lauriston était sorti de la chambre de l’Empereur, s’informant si le duc de Rovigo n’était pas arrivé.
—Que fait donc le ministre de la police? comment n’est-il pas déjà accouru?... il ne sait donc pas ce qui se passe!...
—Le ministre de la police actuel ne sait rien... pas même que sa femme le trompe!... dit une petite voix aigrelette et sarcastique.
—Avec vous, monsieur le duc? fit M. de Lauriston.
—C’est bien possible... histoire d’être renseigné sur ce qui se fait chez mon successeur! redit la même petite voix pointue.
—Ah! monsieur Fouché! c’est le ciel qui vous envoie! s’écria Catherine, courant à lui.
—Assez de gens me supposent damné, pour qu’une fois par hasard je paraisse descendre des régions célestes! répondit l’ancien ministre de la police, toujours alerte, ironique et fin, avec son museau de renard et sa face blême et parcheminée. Et que désirez-vous de moi? reprit-il de sa voix qui sonnait faux.
—Vous pouvez me rendre un grand, un immense service...
—Et lequel?... Vous savez que j’ai toujours eu une grande amitié pour vous... nous sommes d’anciennes connaissances!... vous m’avez connu, battant le pavé de Paris, sans autre instrument de fortune que mon civisme et mon ardeur révolutionnaire, moi, je vous ai vue blanchisseuse... et vous voilà duchesse...
—Et, comme on vous l’avait prédit, vous avez été ministre de la police....
—Je l’ai été... et je le redeviendrai! dit Fouché avec un de ces sourires obliques qui éclairaient si curieusement sa physionomie blafarde... mais de quoi s’agit-il, chère duchesse?...
—Vous savez ce qui est survenu à M. de Neipperg...
—Oui... on attend Savary pour le faire fusiller...
—Il ne faut pas que M. de Neipperg meure!... Monsieur le duc, je compte sur vous pour m’aider à le sauver...
—Sur moi?... et pourquoi, diable, compter sur moi?... M. de Neipperg est un Autrichien... un ennemi déclaré de l’Empereur... il n’est ni mon ami, ni mon parent... je ne vois pas du tout pourquoi je m’occuperais de ce personnage... un maladroit... un étourneau qui se jette dans les bras des mamelucks en cherchant ceux d’une jolie femme!
—Mon cher Fouché, ne soyez pas si dur!...
—Pourquoi m’attendrirais-je?... Ah! prouvez-moi que j’ai un intérêt quelconque à m’occuper de M. de Neipperg et immédiatement je change de langage et je mets à votre disposition tout ce que je puis avoir d’habileté!... J’avais pensé, je ne vous le cacherai pas, à m’occuper de M. de Neipperg... Mais sa sottise de cette nuit, cette façon stupide de tomber dans la nasse, m’ôte tout espèce de goût pour son aventure.
L’arrestation soudaine de Neipperg avait en effet entravé les projets de Fouché qui comptait se faire un mérite de surprendre le téméraire écuyer et qu’il se promettait selon les circonstances, de livrer à l’Empereur ou de faire échapper.
Une affaire avortée. Il en concevait quelque méchante humeur. C’était bien la peine d’avoir observé, surveillé, filé M. de Neipperg avec si grand soin, pour qu’il se fît happer au collet par Roustan.
Les paroles de la maréchale Lefebvre lui donnaient cependant quelque espoir. Peut-être pourrait-on reprendre en sous-œuvre l’édifice écroulé?
—Et quel intérêt, selon vous, aurais-je, ma chère duchesse, demanda-t-il d’une voix insinuante, à me préoccuper du sort de M. de Neipperg?...
—Un intérêt considérable... Vous désirez redevenir ministre de la police?...
—Oh! pour le bien de l’Etat et la sécurité de l’Empereur, voilà tout! fit-il modestement.
—Voici l’occasion offerte: sauvez M. de Neipperg...
—Ce serait plutôt m’exposer à être exilé par Sa Majesté!...
—Du tout!... Comprenez-moi bien... Comme il n’y a pas la moindre intrigue entre l’Impératrice et M. de Neipperg...
—Oh! pas la moindre intrigue!...
—En douteriez-vous?...
—Jamais!... Alors, M. de Neipperg établira son innocence...
—Pas lui, tout seul?
—Qui donc avec lui?
—Mais, l’Impératrice!
—C’est juste... Elle est la première intéressée... Et alors, que se passera-t-il?
—Si vous êtes parvenu à retarder la réunion de la cour martiale, à ajourner l’exécution... à renvoyer Savary... si l’Impératrice a le temps d’intervenir..., notre condamné est sauvé...
—Et alors?
—L’Impératrice, sachant que c’est grâce à vous qu’un sursis a été obtenu et que l’exécution sommaire a pu être arrachée à Savary, insiste auprès de l’Empereur pour que celui-ci soit renvoyé... Elle vante votre habileté, proteste contre l’injustice dont vous êtes l’objet et obtient facilement de son auguste époux qu’on vous rende les fonctions que vous remplissez si bien...
—Ma foi! vous m’avez convaincu, duchesse! dit Fouché, ouvrant sa tabatière, et puisant une prise légère, ainsi qu’il en avait l’habitude dans les moments de délibération intime... C’est parfaitement raisonné... et je vais essayer d’enlever ce pauvre M. de Neipperg à Savary...
—Qu’allez-vous faire?...
—Il faut que je voie l’Empereur sur-le-champ.
A ce moment, Constant, le valet de chambre, paraissait, et de nouveau s’informait du duc de Rovigo. L’Empereur le réclamait avec insistance.
—Voulez-vous dire à Sa Majesté que je suis là, mon bon Constant, fit Fouché s’avançant d’un air aimable vers le très influent valet de chambre... faites savoir à Sa Majesté que je me tiens à sa disposition...
Constant, qui avait des obligations envers l’ancien policier, s’inclina d’un air entendu, indiquant qu’il transmettrait la demande d’audience.
—Si Savary tarde encore dix minutes et que je puisse parler à l’Empereur, M. de Neipperg est hors de danger! dit Fouché avec conviction.
—Et quel moyen emploierez-vous? demanda la maréchale.
—Je représenterai à Sa Majesté qu’il est impossible qu’elle livre au peloton d’exécution, sur-le-champ, sans procédure, presque sans jugement, un homme surpris, la nuit, dans son palais... ce serait se couvrir de ridicule... et aussi compromettre terriblement l’Impératrice... irriter la cour d’Autriche et justifier en même temps toutes les histoires scandaleuses qui courent sur une prétendue intimité de M. de Neipperg et de Marie-Louise.
—Mais comment expliquerez-vous la présence de cet imprudent dans le palais?...
—Une conspiration...
—Il faudrait qu’il y en eût une...
—Ce n’est pas nécessaire... un bon ministre de la police en a toujours deux ou trois en réserve... J’ai conservé les éléments de deux fort jolis complots, l’un avec les républicains... Lahorie, Malet, les Philadelphes... mais il serait peu vraisemblable que le comte de Neipperg, un général autrichien et un diplomate très aristocrate, se fût accointé avec ces anciens jacobins... Non! il serait préférable de le mêler à un complot royaliste... le comte de Provence, les émigrés à Londres... il se trouvera là avec des gens de son monde...
—Mais une conspiration, c’est grave!... si l’on allait trouver des preuves?...
—Puisqu’il n’y a pas de conspiration! Après tout, fit Fouché avec son sourire sceptique, ce serait assez curieux qu’il y en eût une et qu’on découvrît des preuves. Mais cela nous ferait toujours gagner du temps, et puis, nous n’avons pas le choix des moyens!... Eh! voici Constant qui revient... Eh bien! Sa Majesté me fait appeler?...
—Sa Majesté a répondu qu’elle recevrait M. le duc d’Otrante, mais seulement après avoir vu M. le duc de Rovigo...
Fouché fit une grimace.
—Sa Majesté n’a dit que cela?...
—Sa Majesté a ajouté: je ne suis pas pressé de recevoir M. le duc d’Otrante... c’est encore quelque sotte histoire de conspiration qu’il veut me conter... qu’il me laisse d’abord en finir avec M. de Neipperg... Ainsi, monsieur le duc, il faut attendre!... du reste voici M. de Rovigo... je vais l’annoncer...
Savary arrivait, en effet, essoufflé, un peu ahuri.
—Eh bien? Qu’y a-t-il? Savez-vous pourquoi l’Empereur me fait appeler au milieu de la nuit, vous qui prétendez savoir tout? dit Savary à son prédécesseur. Et il ajouta avec dédain: Je parie que c’est à vous que je dois ce réveil! Vous aurez encore fourré dans l’esprit de Sa Majesté l’idée d’une conspiration, d’un complot militaire!
—Pas le moins du monde, répondit Fouché de son air le plus indifférent. Il s’agit de M. de Neipperg, vous savez, l’ancien écuyer.
—M. de Neipperg? Eh! mais il est bien tranquillement dans ses propriétés, auprès de Vienne. Il chasse, il pêche, il joue de la flûte. Je viens justement de recevoir un rapport très détaillé. On ne voit que lui aux environs de Vienne.
—Eh bien, mon cher successeur, dites cela à l’Empereur, il sera content et vous félicitera de la sûreté de vos renseignements.
—Oh! il n’y a pas grand mérite. Je vais le lui annoncer bien simplement. M. de Neipperg est toujours à Vienne, voilà tout!...
Et Savary entra, la tête haute et le regard confiant, dans la chambre de l’Empereur.
—Patatras!... tout mon échafaudage est par terre! dit Fouché à la maréchale... il faut chercher autre chose...
—Oui, cherchons... cherchons vite!...
—Voyons... Voici un autre expédient... le moyen n’est pas très bon... enfin, il faut tout essayer!... M. de Neipperg connaît votre écriture?... eh bien, écrivez ce que je vais vous dire...
Fouché alors, prenant du papier et un buvard sur le bureau de l’Empereur, dicta à Catherine, qui écrivit non sans efforts, car la plume lui était lourde et l’orthographe légère, deux lignes dans lesquelles on commandait à Neipperg de feindre le sommeil et de sauter par la fenêtre qu’il ouvrirait doucement, tandis que l’on essaierait de détourner l’attention de ses gardiens.
—Faites-lui remettre ce buvard de votre part, dit Fouché à Catherine quand elle eut, avec mille peines, achevé la dictée... vous expliquerez que c’est pour qu’il puisse écrire à sa mère avant de mourir... on ne lui refusera pas cette grâce...
La maréchale transmit la demande et le buvard, contenant l’avis d’évasion, à M. de Lauriston qui prit sur lui de faire la commission.
M. de Lauriston revint au bout de quelques instants, les mains vides. Le buvard était parvenu à destination, sans que son contenu eût été révélé à ceux qui devaient veiller sur la personne de Neipperg.
—Je vous quitte un moment, dit Fouché, prenant une prise avec satisfaction, il faut que j’aille poster des hommes à moi, au bas de la fenêtre, pour recevoir notre prisonnier... Vous, madame la maréchale, essayez d’attirer ici M. de Brigode qui, par la porte laissée entr’ouverte, surveille M. de Neipperg... il faut que votre protégé puisse ouvrir la fenêtre et disposer son manteau de façon à faire croire qu’il dort... A tout à l’heure, et bon espoir!...
Fouché sortit doucement. Il glissa comme une ombre entre les officiers de service et disparut, sans avoir fait remarquer son évanouissement.
La maréchale, s’enhardissant, dit à haute voix:
—M. de Brigode, auriez-vous l’obligeance de demander à l’Empereur si je puis me retirer ou si je dois attendre qu’il me fasse appeler?...
—L’Empereur veut vous interroger, madame! dit la voix redoutable de Napoléon, derrière elle.
—Sire, je suis à vos ordres! répondit Catherine devenue tremblante.
L’Empereur revenant calme, ne lui présageait rien de bon. S’il allait faire hâter l’exécution? Savary l’accompagnait: le prisonnier aurait-il le temps de fuir?...
Toutes ces angoisses se pressaient dans son cœur et le torturaient.
—Vous avez bien compris, cette fois, dit rudement Napoléon à Savary, tâchez de ne pas être malavisé et incapable comme d’habitude..... allez!...
—Sire, des sapeurs du génie creusent une fosse dans la forêt, répondit le duc de Rovigo en s’inclinant, et dans trois heures, au lever du soleil, le condamné sera couché dedans, rien n’indiquera l’emplacement où aura été confiée à la terre sa dépouille coupable!...
Et le ministre de la police sortit à reculons, saluant toujours, tout fier d’avoir bien compris les instructions de l’Empereur, certain d’être félicité quand il viendrait annoncer que tout était fini.
—A nous deux!... dit l’Empereur sèchement en regardant Catherine avec des yeux durs, ou plutôt à nous trois, qu’on fasse venir madame de Montebello et qu’on nous laisse seuls...
La dame d’honneur parut, accablée, se cachant le front dans les mains.
Alors Napoléon se livra à un interrogatoire en règle.
Il pressa de questions madame de Montebello et la maréchale Lefebvre. Il voulait absolument leur arracher un aveu, une révélation. Madame de Montebello avait introduit Neipperg et le guidait dans le palais vers l’appartement de Marie-Louise; la maréchale Lefebvre était liée avec le comte de Neipperg; durant son séjour en France le comte venait souvent chez Lefebvre, on avait même supposé une intrigue avec la maréchale. Pour mieux cacher son jeu, Neipperg laissait s’égarer les soupçons de ce côté. Bref, toutes deux devaient savoir quelque chose.
Et en les tenant sous son regard perçant, que nul ne pouvait soutenir, Napoléon leur ordonnait de ne rien cacher de la vérité, si douloureuse fût-elle à entendre.
Napoléon subissait à ce moment un cuisant supplice.
Il voulait savoir si réellement Marie-Louise le trompait, et combien il eût souffert de la révélation!
Mais il lui semblait que l’incertitude était la pire torture.
Il craignait de connaître la réalité; mais il ne pouvait supporter l’angoisse du doute. Il aurait volontiers crié: «Ma couronne, mon sceptre, mon empire, pour un mot, pour un indice, pour une preuve!» Dans son cerveau si puissant, et pour l’instant si troublé, si annihilé, mille pensées confuses bouillonnaient. Il entrevoyait vingt solutions baroques ou terribles. Avec la prodigieuse faculté de concevoir qu’il possédait et son génie imaginatif, allant toujours au-devant des hypothèses les plus hardies, des éventualités les plus improbables, il bâtissait toutes sortes de suppositions, il adoptait et rejetait les résolutions les plus contraires, et puis, avec douleur, il considérait son bonheur brisé, ses espoirs anéantis, tout son échafaudage dynastique encore une fois démoli: Marie-Louise renvoyée chez son père, la guerre le brouillant de nouveau avec tous les rois de l’Europe, les Français irrités de cette coalition nouvelle issue d’une querelle de ménage, et, par-dessus tout, ce qui le poignait, ce qui l’abattait, ce qui le faisait, lui, le grand homme, le potentat dominateur, faible, petit, vaincu, c’était l’atroce vision de Marie-Louise se donnant à un autre... Etait-ce possible? Comment! Marie-Louise avait pu s’abandonner? Il lui faudrait donc la repousser, la maudire, vivre loin d’elle, renoncer à la joie de son corps, à l’ivresse des nuits passées auprès d’elle!... Comment pourrait-il exister désormais sans cette Louise à laquelle sa chair s’était accoutumée, soudée, rivée?... Oh! que lui importait la gloire entassée, les victoires accumulées, les territoires conquis et des trônes devenus des parures dont il faisait cadeau à ses frères, à ses maréchaux, à leurs femmes... Rien ne lui était plus sur la terre, hors sa Louise!... Voilà pourquoi, avec une âpre anxiété, il se penchait vers ces femmes, qui, peut-être, savaient la vérité, qui pouvaient faire cesser le supplice qu’il endurait, ou du moins le changer, le préciser... C’était le doute affreux qu’il voulait d’abord faire cesser... Et, avec l’opiniâtre ténacité d’un inquisiteur d’Espagne cherchant à arracher au patient le secret de son âme, il pressait des plus vives questions madame de Montebello et la maréchale Lefebvre, fixant sur elles son regard ardent, ne perdant pas un mouvement des muscles de leur visage, cherchant à lire jusqu’au plus profond de leur conscience, fouillant de l’œil et de la pensée leur être tout entier.
Les deux femmes subirent avec énergie cet examen et, par leur ferme contenance, diminuèrent les soupçons de Napoléon, pansèrent la plaie vive qui saignait.
Sa voix s’adoucit, son regard devint moins fixe, moins cruellement immobile.
—Alors, vous pensez, madame la duchesse de Dantzig, que je suis l’objet d’une illusion en ce qui concerne la présence de M. de Neipperg, ici, la nuit? dit-il d’un ton moins irrité... Vous croyez vraiment que madame de Montebello dit la vérité, lorsqu’elle affirme qu’il ne s’agissait que d’une lettre confidentielle à remettre à M. de Neipperg, par son entremise... lettre destinée à mon beau-père?
—Sire, je suis persuadée que voilà toute la vérité, rien que la vérité, dit avec énergie la maréchale.
—Je voudrais que ce fût la vérité! murmura Napoléon avec un accent douloureux.
—Mais, sire, vous avez un moyen de vérifier l’affirmation de madame de Montebello! dit alors Catherine, qui venait tout à coup de concevoir une idée hardie mais pouvant avoir des chances de persuader Napoléon.
—Dites ce moyen!
—S. M. l’Impératrice repose... elle ne sait rien de ce qui se passe dans le palais...
—Rien... le secret, le silence ont été recommandés... des sentinelles ont empêché qui que ce fût de communiquer avec elle ou avec ses femmes.
—Eh bien! sire, faites comme si vous n’aviez rien découvert... laissez madame de Montebello accomplir, sous vos yeux, sa mission, vous verrez bien alors si l’on vous trompait, vous saurez la vérité par vous-même.
—Pardieu! vous avez du sens, madame la duchesse... et je vais sur-le-champ tenter l’expérience que vous m’indiquez. Seulement, ajouta-t-il sévèrement, en serrant très fort le bras de madame de Montebello, prenez garde de me jouer, madame!... pas un mot, pas un geste qui puisse avertir l’Impératrice... Allez!... je vous surveille!...
Sur l’ordre de l’Empereur, la dame d’honneur se dirigea vers la chambre de l’Impératrice, les jambes mollissant sous elle, tous les membres agités d’un tremblement convulsif, car elle ne pouvait savoir que Marie-Louise avait été avertie, par le commandement à haute voix de Lefebvre s’adressant aux sentinelles placées à sa porte, ayant ajouté que toute lettre remise par elle serait interceptée et portée à l’Empereur.
Napoléon, en proie à une fièvre, se tenait debout, dans un coin, la main crispée, serrant le bras d’un fauteuil, écoutant, observant, la tête penchée et les yeux brillant d’une flamme mauvaise...
Madame de Montebello, cependant, avait pénétré dans la chambre de Marie-Louise et, laissant, selon l’ordre de l’Empereur, la porte ouverte, elle dit très distinctement:
—Madame, c’est M. de Neipperg qui m’envoie chercher la réponse que vous devez lui donner... Il est dans l’antichambre... Il attend... que dois-je répondre de votre part?...
L’Impératrice poussa un soupir, comme une personne dont on interrompt le sommeil, étira ses bras, et, prenant sur la table, près de son lit, une lettre cachetée, la remit à madame de Montebello, en disant:
—Voici ma réponse... faites mes amitiés à M. de Neipperg... et laissez-moi, car je tombe de sommeil!...
La dame d’honneur revint vers Napoléon, la lettre à la main.
Celui-ci s’en empara avec avidité, fit sauter le cachet et lut...
La maréchale Lefebvre et madame de Montebello, avec anxiété, observaient le visage de l’Empereur pendant cette lecture.
Elles virent sa physionomie s’éclaircir au fur et à mesure qu’il parcourait l’écriture, puis, tout à coup, il éclata de rire, et, serrant la lettre à deux mains, il la porta à ses lèvres d’un mouvement passionné.
—Cette chère Louise!... murmura-t-il, comme elle m’aime!...
Puis, s’adressant aux deux femmes:
—Vous aviez raison, mesdames... Pas un mot qui puisse alarmer le mari le plus jaloux... rien que de la politique... Ah! l’Impératrice n’est pas toujours de mon avis... mais nous nous expliquerons là-dessus... Un seul mot vise M. de Neipperg: ma chère Louise prie son père de faire choix à l’avenir d’un autre messager, la présence à ma cour du personnage qu’il a désigné ayant fourni matière aux commérages des gazetiers. Ah! duchesse, je suis trop heureux! dit Napoléon avec un accent sincère de joie et, s’approchant de Catherine, il lui pinça l’oreille avec vigueur.
C’était sa pince des heures de triomphe.
—A présent, sire, que vos craintes sont effacées, dit Catherine, se dégageant et se frottant l’oreille, j’espère que vous allez contremander votre cour martiale et renvoyer M. de Neipperg...
—Qu’il parte sur-le-champ, et qu’il suive le conseil de l’Impératrice..., qu’on ne le voie plus à ma Cour, qu’il évite de venir en France... Je ne lui en veux pas autrement!... Parbleu! je n’ai jamais cru un seul instant qu’il fût coupable... qu’il y eût la moindre apparence de trahison là-dessous... Une sotte aventure due à la méfiance de mon beau-père qui veut savoir si je rends sa fille heureuse, voilà tout! fit-il avec aplomb... Quant à ce pauvre M. de Neipperg, vous allez voir!
Et l’Empereur, qui était alors comédien de bonne foi et oubliait tous ses soupçons, toutes ses fureurs, appelant M. de Rémusat, lui dit:
—Prenez l’épée de M. de Neipperg, qui est là sur mon bureau, et rendez-la-lui... en l’invitant toutefois à en faire un meilleur usage...
—Et que faudra-t-il faire ensuite? demanda le chambellan.
—Conduire M. de Neipperg à sa voiture, et lui souhaiter bon voyage... M. de Neipperg est libre!...
—Hélas! M. de Neipperg est mort! dit une voix derrière le chambellan.
C’était Savary qui venait d’entrer, accompagné d’aides de camp et d’officiers de service.
—Comment mort? Vous l’avez déjà fusillé? dit l’Empereur avec accablement. Pourquoi cette précipitation? Vous deviez attendre le point du jour.
—Sire, répondit Savary, c’était mon intention. Mais M. de Neipperg s’était évadé. Il avait sauté par la fenêtre. Heureusement des agents avaient été postés là. Ils l’ont cueilli. Ils l’ont mis en voiture et conduit au peloton d’exécution qui attendait dans la forêt. Tenez, M. le duc d’Otrante, qui se trouvait là...
—Oh! par hasard! dit Fouché, s’avançant, sa tabatière à la main.
—M. le duc d’Otrante peut certifier à Votre Majesté que les choses se sont passées comme j’ai l’honneur de les lui rapporter.
—Vous êtes un maladroit! dit sévèrement l’Empereur; puisque M. de Neipperg s’évadait, il fallait le laisser courir... n’est-ce pas votre avis, Fouché?
—Votre Majesté a parfaitement raison. Si j’avais eu l’honneur d’être encore ministre de la police, j’aurais deviné que quelque malentendu pouvait exister... il fallait prévoir que l’Empereur se raviserait, et mieux informé, ferait grâce...
—Oui, on devait prévoir! dit Napoléon à Savary, abasourdi des reproches... Vous ne savez pas prévoir, monsieur, vous ne pouvez savoir administrer!
—Il fallait, continua Fouché, profitant de l’approbation impériale, donner aux agents l’ordre de conduire le prisonnier du côté opposé à la forêt où l’attendait le peloton... voici ce que j’aurais fait si j’avais eu l’honneur d’être ministre de la police!
—C’est regrettable que vous ne le soyez pas! dit Napoléon.
—Ma foi! sire, reprit vivement Fouché, pardonnez-moi alors... car j’ai fait comme si je l’étais...
—Comment cela?
—Prévoyant qu’il y avait une erreur et persuadé que Votre Majesté, après s’être renseignée et ayant reconnu la parfaite innocence de toutes les personnes en cause, regretterait la décision lancée dans un moment de colère et ferait grâce à M. de Neipperg, j’ai pris sur moi de commander aux agents,—des hommes sur qui je pouvais compter,—je leur ai ordonné de tourner le dos à la forêt et de mener M. de Neipperg sur la route de Soissons... ils ont cru que j’étais redevenu ministre de la police.
—Vous l’êtes! s’écria vivement l’Empereur, charmé de la solution que lui apportait Fouché.
—Ces agents m’ont donc obéi, sire... si bien que M. de Neipperg n’est pas du tout mort, comme l’affirmait à Votre Majesté M. le duc de Rovigo, qui n’est pas toujours exactement informé... M. de Neipperg roule vers Soissons, où il arrivera pour déjeuner...
—Tous mes compliments, monsieur le duc d’Otrante, vous êtes un serviteur précieux... vous devinez là où d’autres ne comprennent même pas... Mais dites-moi, vous étiez donc bien sûr que je ferais grâce?
—A peu près sûr... après avoir causé avec madame la duchesse de Dantzig...
—Mais si j’avais persisté... vous laissiez échapper ce prisonnier d’Etat, c’était grave!...
—Sire, j’avais des agents échelonnés, à l’avance, qui l’attendaient à Soissons et me donnaient le temps de le rattraper!...
—Diable d’homme! Il prévoit tout! murmura l’Empereur redevenu d’humeur charmante.
S’avançant vers la maréchale Lefebvre il ajouta gaiement:
—Je crois qu’il est temps, madame la duchesse, que vous alliez retrouver votre mari... moi, je vais réveiller l’Impératrice et l’assurer que sa lettre pour Vienne est partie.
Le maréchal survint alors, venant chercher les ordres.
—L’Empereur a fait grâce, lui cria Catherine, et puis tu sais, il ne veut plus que nous divorcions...
—Ah! bravo et merci, sire!... dit le maréchal tout ému.
—Lefebvre, quand on a une femme comme celle-là, on la garde! dit l’Empereur avec un sourire.
Tout heureux de la certitude que Marie-Louise ne l’avait pas trompé, content d’avoir pardonné, et satisfait que Neipperg, grâce à Fouché, eût échappé au peloton de Savary, Napoléon prit Catherine par le menton et l’embrassa, faveur unique à sa cour, en disant:
—Bonne nuit, Madame Sans-Gêne!...
Et, le cœur en joie, Napoléon pénétra dans la chambre de Marie-Louise. Neuf mois après, conçu dans cette nuit brève et agitée, image de sa destinée, naissait le roi de Rome.
TABLE DES MATIÈRES
| TROISIÈME PARTIE LA MARÉCHALE |
||
| I.— | Le maître à danser | 1 |
| II.— | Le coup de tonnerre | 14 |
| III.— | Le comité de la rue Bourg-l’Abbé | 28 |
| IV.— | Le plan de Léonidas | 38 |
| V.— | Gloire d’autrefois | 46 |
| VI.— | Lefebvre cherche à comprendre | 57 |
| VII.— | L’entrée à Berlin | 74 |
| VIII.— | La promotion d’Henriot | 84 |
| IX.— | La parole d’un Prussien | 94 |
| X.— | Devant Dantzig | 111 |
| XI.— | Le secret de Joséphine | 121 |
| XII.— | Le dessert de Catherine | 135 |
| XIII.— | Une histoire d’amour | 145 |
| XIV.— | Vieux souvenirs | 157 |
| XV.— | Vive l’Empereur | 173 |
| XVI.— | Le secret de Napoléon | 188 |
| XVII.— | La belle Polonaise | 200 |
| XVIII.— | Monsieur le duc | 217 |
|
QUATRIÈME PARTIE LA DUCHESSE |
||
| I.— | Chez l’Impératrice | 225 |
| II.— | La revanche de Catherine | 238 |
| III.— | L’alliance russe | 245 |
| IV.— | L’alliance autrichienne | 267 |
| V.— | Le divorce | 276 |
| VI.— | Lefebvre bat Napoléon | 297 |
| VII.— | Le cœur enflammé | 308 |
| VIII.— | Le rêve d’une archiduchesse | 317 |
| IX.— | Les noces Impériales | 335 |
| X.— | Napoléon jaloux | 345 |
| XI.— | La disgrâce de Fouché | 366 |
| XII.— | Le retour | 375 |
| XIII.— | La créance de la blanchisseuse | 389 |
| XIV.— | Les Mamelucks de Napoléon | 403 |
| XV.— | La dette de la cantinière | 411 |
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY