← Retour

Madame Sans-Gêne, Tome 2: La Maréchale

16px
100%

—Ces journées-là ne s’effacent pas de la mémoire...

—Que s’est-il passé, Lefebvre, dans ma boutique de blanchisseuse, rue des Orties-Saint-Roch... quand tu es venu frapper à la porte avec tes camarades, les gardes nationaux?...

—Tu avais recueilli chez toi... dans ta chambre, un blessé... un chevalier du poignard... un défenseur des Tuileries... j’étais même un peu jaloux... Ah! si je m’en souviens?... comme si c’était d’hier!...

—Ce blessé, c’était le comte de Neipperg!...

—Alors lui aussi te doit la vie?...

—Nous ne sommes pas quittes... Lefebvre, il faut absolument me faire pénétrer dans la ville de Dantzig...

—Tu es folle!... toi, la maréchale Lefebvre... aller chez les ennemis... Tu veux donc qu’on te garde comme otage?

—Il faut que je parle au comte de Neipperg...

—Tu veux lui demander la grâce d’Henriot?... Il ne pourra l’obtenir... Renonce à cette tentative insensée...

—Je veux aller à Dantzig et j’irai! dit avec énergie la maréchale.

Puis, serrant la main de son mari, elle ajouta:

—Le comte de Neipperg, quand il m’aura entendue, se fera plutôt tuer que de laisser fusiller son... notre Henriot, dit-elle en se reprenant.

—Tu as donc un secret avec lui?...

—Oui, laisse-moi faire, je réponds de ramener Henriot sain et sauf.

Et, sans permettre au maréchal de répondre, d’opposer une objection raisonnable, la maréchale, soulevant la toile de la tente, cria vivement:

—La Violette!... La Violette... Avance à l’ordre!...

XIV
VIEUX SOUVENIRS

Il y avait, sous les murs de Dantzig et entre les tranchées françaises, aux jours où le canon se taisait, un échange permanent de relations rapides et non prévues par les autorités, des allées et venues de débitants, de femmes colportant l’eau-de-vie et les nouvelles, de brocanteurs suspects et de trafiquants équivoques. Dans tous les sièges qui se prolongent, ces suspensions d’armes s’établissent par le fait des choses. De là un certain mouvement de passants d’un camp à l’autre, en ces courts instants de trêve.

C’est un de ces moments-là qu’avait choisi La Violette pour tenter de pénétrer avec la maréchale dans la ville assiégée.

Mis au courant des projets de Catherine, La Violette avait juré qu’il l’aiderait à sauver Henriot.

Ayant dépouillé son brillant costume de tambour-major, La Violette s’était affublé d’une large houppelande crasseuse achetée à un de ces nombreux mercantis juifs, venus du Levant ou sortis des steppes russes, qui escortaient les armées, et il s’était présenté à l’une des portes de la ville, suivi de la maréchale habillée en femme de la campagne des environs de Kœnigsberg.

La Violette parlait l’allemand et la maréchale, originaire d’Alsace, pouvait se faire comprendre de tous les pays germaniques.

An chef de poste, La Violette expliqua que, surpris par l’arrivée des Français, ils n’avaient pu, sa compagne et lui, se rendre à la ville où se trouvaient des parents à eux, fort inquiets sur leur sort. Ils sollicitaient l’autorisation d’entrer dans la ville et de les voir.

Le chef de poste les prévint que s’il les laissait entrer, ils ne pourraient probablement plus sortir:

—Eh! bien, répondit gaiement La Violette, nous attendrons que ces maudits Français soient battus... nous supporterons le siège avec vous!...

Ayant obtenu la permission de franchir le pont-levis, hésitants, le cœur serré d’angoisse, isolés dans une ville pleine de soldats, encombrée de blessés, d’artillerie, de magasins et de baraquements, où toute une population affolée s’était réfugiée, craignant d’être reconnus à chaque pas sous leur déguisement, ils erraient indécis, n’osant demander aucun renseignement, cherchant à s’informer par les yeux, de peur qu’une indiscrète interrogation ne les trahît.

La Violette cependant ayant avisé une cantine installée en plein air, où des soldats et des habitants buvaient et échangeaient des nouvelles, s’approcha et, se mêlant aux propos, écouta.

On parlait d’un espion français surpris, un officier déguisé en autrichien, qu’on venait de juger et qu’on devait fusiller le lendemain matin.

La Violette respira. Il était temps encore. Henriot n’était pas perdu, on pouvait encore le sauver.

La maréchale, de son côté, était entrée dans un magasin, et sous prétexte d’acheter de la mercerie, adroitement, s’était informée du logis du consul général d’Autriche. Elle avait, disait-elle, une nièce au service de la femme du consul.

Renseignée, elle retrouva La Violette et tous deux se dirigèrent vers le consulat.

Les portes en étaient soigneusement closes, on ne surprenait aucune animation dans le palais. Personne à qui parler aux abords.

Tous deux firent anxieusement le tour du bâtiment du consulat.

—Rien!... Rien!... tout est bouclé! fit La Violette hochant la tête avec un tortillement d’épaules qui ne signifiait rien de bon.

Tout à coup il leva les bras en l’air,—ses bras qui atteignaient à un premier étage:

—Cette fenêtre!... dit-il joyeusement.

—Tu veux entrer par la fenêtre? murmura la maréchale effrayée.

—Une fenêtre vaut une porte quand on peut y poser le pied... et je le pose! répondit La Violette.

En même temps il saisit l’appui de la fenêtre entr’ouverte, se hissa à la force du poignet, jeta un coup d’œil dans l’intérieur, se laissa retomber à terre et ajouta, avec sa tranquillité habituelle:

—Il n’y a personne dans la place, nous pouvons nous y introduire...

—Tu veux pénétrer chez le consul par la fenêtre?...

—Dame! puisqu’il nous refuse sa porte... Allons! m’ame Catherine... je veux dire m’ame la maréchale... un peu de courage et de la vigueur! dit La Violette se pliant, s’arc-boutant, tendant son dos...

—Que veux-tu que je fasse, bon Dieu?

—Montez!...

—Sur quoi donc?

—Sur moi... oh! n’ayez crainte, l’escalier est solide...

Et, se courbant de plus en plus, le géant attendit que la maréchale se perchât sur ses reins robustes.

Une fois là, il se releva à demi, très doucement, lentement, et Catherine se trouva insensiblement portée à la hauteur de la fenêtre.

—Entrez! dit La Violette, prenant pour la première fois de sa vie le ton du commandement.

Et il ajouta aussitôt:

—Pardon! Excuse! m’am’ Cath... non! m’am’ la maréchale, il s’agit de la vie d’Henriot!... montez! je vous rejoins!...

Bravement, la maréchale, retroussant ses jupes, enjamba la barre d’appui et sauta dans la pièce.

Une seconde après, la Violette était auprès d’elle.

—Ça sert quelquefois d’avoir une belle taille! dit-il avec simplicité, comme s’il s’excusait de sa stature démesurée. A présent, ne perdons pas une minute... tombons sur le consul!...

Et poussant la première porte qui se trouvait devant lui, il entraîna la maréchale dans un corridor sombre, silencieux, inquiétant par sa tranquillité même.

Ils avancèrent avec précaution, s’orientant, prêtant l’oreille, sondant les obscurités du logis.

Un bruit de voix leur arriva. On distinguait comme des sanglots étouffés. Une voix d’homme et deux voix de femmes, qui semblaient supplier.

—Nous y sommes! dit La Violette... c’est là!... Ah! j’aimerais mieux cent fois monter à l’assaut derrière le maréchal! fit-il avec un soupir.

—Entrons! dit résolument Catherine, je reconnais la voix d’Alice...

Elle saisit le bouton de la porte, et brusquement ouvrit...

Un cri de surprise s’échappa à cette apparition inattendue.

Le comte de Neipperg, dans un salon de cérémonie dont les meubles étaient recouverts de housses, s’avança vivement:

—Qui êtes-vous? Que voulez-vous?... demanda-t-il avec autorité.

Deux femmes, l’une pâle, grave, triste avec de grands bandeaux noirs encadrant l’ovale de son visage harmonieux, l’autre jeune, gracieuse, couronnée de cheveux blonds, se tenaient auprès de lui, également stupéfaites.

La maréchale regarda un instant les deux femmes, puis courant à la jeune fille:

—Alice!... mon Alice! ne me reconnais-tu pas? dit-elle avec émotion.

La jeune fille, un instant interdite, s’écria aussitôt:

—Vous... ma bonne mère!... ici!... que venez-vous faire?

—Je viens sauver Henriot! répondit avec dignité la maréchale.

—Oh! mère!... joignez vos supplications aux nôtres... M. le comte est inflexible!

Catherine se tourna vers Neipperg abasourdi, prêt à appeler ses gens, s’étonnant de la façon dont ces intrus avaient pénétré dans son palais.

—Ne me reconnaissez-vous pas, comte de Neipperg? dit-elle gravement.

—Non, madame, et je me demande vraiment qui a pu vous permettre d’entrer ici sans avoir été annoncée...

—Je suis Catherine Lefebvre!

—La maréchale Lefebvre, ici!... Ah! mon Dieu! est-ce que la ville est prise? dit-il avec terreur.

—Non... pas encore!... Je devance mon mari, voilà tout, pour arracher Henriot, mon fils adoptif—vous entendez bien, monsieur le comte, je dis mon fils adoptif—à la mort qui l’attend...

—Je n’y puis rien, madame la maréchale, répondit Neipperg avec embarras... le commandant Henriot s’est introduit ici, dans une ville investie, à la faveur d’un déguisement, et se servant de mon nom, à couvert sous mon pavillon... Je sais quels liens l’attachent à mademoiselle Alice... Croyez bien que si j’avais pu, j’aurais intercédé auprès du gouverneur de la ville... Mais mon intervention ne ferait que hâter son exécution... On supposerait que l’Autriche a un intérêt quelconque à préserver un officier que les apparences font considérer comme espion...

—Alors vous ne croyez pas pouvoir agir auprès des autorités prussiennes? dit la maréchale.

—Non... je ne le crois pas... je ne puis intervenir... le commandant Henriot devra subir les lois de la guerre... je le regrette vivement... si je pouvais...

—Vous pourrez! dit avec autorité la maréchale.

Neipperg eut un mouvement d’impatience.

—Voulez-vous prier ces deux dames de nous laisser seuls un instant.

—Pourquoi?... je n’ai rien de caché... toutes deux m’ont supplié... Madame la comtesse de Neipperg, touchée par les pleurs de mademoiselle Alice, m’a engagé à tenter une démarche suprême, j’ai cru devoir m’abstenir...

—Vous sauverez le commandant Henriot! reprit la maréchale. Veuillez m’écouter... je parlerai donc devant vous et devant Alice... Mais prenez garde que vous ne regrettiez de m’avoir forcée à une confidence grave... très grave...

—Madame la comtesse et vous, Alice, laissez-nous! dit le comte, impressionné par l’accent de la maréchale.

Les deux femmes sortirent; Alice, soutenue par la comtesse de Neipperg, chancelait et semblait prête à s’évanouir. La comtesse lui murmurait des paroles d’espérance.

—La maréchale Lefebvre, lui disait-elle, n’aurait pas traversé les lignes sans espoir d’arracher Henriot au supplice. Le comte de Neipperg lui avait de grandes obligations; quant à elle-même, reconnaissante envers Catherine Lefebvre, qui jadis avait été au service de son père, le marquis de Laveline, elle ferait tout pour seconder ses efforts.

Alice reprit courage, et les pleurs qui mouillaient ses beaux yeux se séchèrent un peu, tandis que la maréchale et le comte poursuivaient leur entretien.

La Violette, sur un signe de Catherine, s’était éloigné en disant:

—Je suis de planton à la porte... si madame la maréchale a besoin de moi... suffit!

Et, redressant sa haute taille, il avait paru prendre la mesure du consul général, comme pour déclarer:

—S’il bronche, je le mets dans ma poche, ce bout de cigare autrichien!...

—Eh bien! madame la maréchale, parlez, nous sommes seuls... fit Neipperg en montrant un fauteuil à Catherine.

Elle s’assit et dit avec émotion:

—Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, monsieur le comte... depuis Jemmapes, que de choses se sont passées!...

—Je suis heureux du changement qui s’est surtout produit pour vous, répondit courtoisement le comte, je vous avais quittée cantinière, mariée à un sergent...

—Un lieutenant faisant fonction de capitaine, pardon!...

—Le lieutenant a marché vite... maréchal de France, l’un des plus glorieux chefs de la première armée du monde, ami de Napoléon: je vous adresse toutes mes félicitations et je vous prie de transmettre, à votre rentrée au camp, tous mes compliments au maréchal...

—Si j’ai rappelé ces vieux souvenirs, monsieur le comte, ce n’est pas dans un but de gloriole et pour établir une comparaison entre la cantinière de Jemmapes et la femme du maréchal qui commande devant Dantzig... Monsieur le comte, dans ce château de Lowendaal, où nous nous sommes vus pour la dernière fois, vous avez pu arracher à un misérable, qui voulait la contraindre à une déplorable union, une jeune femme digne de votre amour, mademoiselle Blanche de Laveline...

—Aujourd’hui la comtesse de Neipperg...

—Oh! je l’ai bien reconnue, mais l’émoi où me plonge la terrible situation du commandant Henriot m’a empêchée de lui renouveler l’expression de ma reconnaissance pour ce qu’elle fit autrefois pour moi... N’est-ce pas elle qui m’a établie, qui m’a acheté le fonds de blanchisserie de mademoiselle Lobligeois, et ainsi m’a permis d’épouser mon Lefebvre?... Si je suis aujourd’hui la maréchale Lefebvre, c’est à votre belle et digne compagne que je le dois, monsieur le comte! Oh! je ne suis pas une ingrate, moi, et je n’attends qu’une occasion de vous prouver à tous les deux ma gratitude!... Malheureusement, actuellement, c’est moi qui viens encore solliciter...

Le comte eut une inclinaison de tête polie, semblant attendre l’explication que lui avait annoncée la maréchale et qui tardait.

Catherine fit un effort sur elle-même et dit lentement:

—Quand vous m’avez empêchée d’être fusillée avec ce brave La Violette, qui tout à l’heure était là et ne vous a pas reconnu, lui,—vous vous souvenez? dans cette chapelle où le mariage de mademoiselle Blanche de Laveline était sur le point d’être célébré... lorsque M. de Lowendaal déjà s’apprêtait à emmener à Bruxelles ou à Coblentz celle que le marquis de Laveline lui donnait pour épouse... savez-vous quel motif puissant m’avait poussée à franchir les avant-postes et à m’aventurer jusque dans les positions occupées par les troupes autrichiennes?...

Le comte de Neipperg laissa échapper un mouvement de vague assentiment et dit:

—Je ne me souviens pas très bien...

—Je vais aider votre mémoire... J’avais, dans ma modeste chambre de blanchisseuse, le matin du 10 Août, pris un engagement sacré vis-à-vis de mademoiselle de Laveline... vous l’avez oublié, vous?...

—Oh! non... fit le comte avec une expression douloureuse... je ne veux pas penser à ces lointaines années... c’était vous, madame Lefebvre, qui deviez chercher à Versailles mon enfant et le conduire auprès de sa mère, à Jemmapes... Ah! vous rouvrez là une blessure mal cicatrisée... Continuez, je vous en prie ou plutôt parlez-moi du présent... je n’ai pas besoin d’évoquer ce passé... vous avez risqué de grands dangers pour pénétrer jusque dans cette ville, dans le but louable de sauver un officier français auquel vous vous intéressez, sans doute parce qu’il est le protégé de votre mari, le fiancé d’Alice, que vous avez élevée... Parlez-moi du commandant Henriot... et permettez-moi d’oublier ce malheureux enfant que sa mère et moi regrettons toujours!

—Vous parler d’Henriot, c’est parler de votre passé! dit Catherine avec un accent profond qui fit tressaillir Neipperg.

—Que voulez-vous dire?... Je ne comprends pas...

—Que croyez-vous, monsieur le comte, qu’il soit advenu de cet enfant confié à la mère Hoche à Versailles et que je m’étais engagée à vous remettre à Jemmapes?...

—Cet enfant est mort, hélas!

—Qui vous l’a dit?

—Le marquis de Laveline... et un homme de confiance au service du baron de Lowendaal. L’enfant a été enseveli sous les ruines du château, bombardé, miné, démoli par les obus...

—L’enfant a été retiré vivant des décombres, monsieur le comte!

—Que dites-vous?... c’est impossible... Oh! parlez, madame la maréchale, vite, mais sur quel indice se fonde cette supposition, hélas! bien invraisemblable...

—L’enfant a vécu... il a grandi... il est aujourd’hui fort, vaillant, un beau jeune homme, digne d’être aimé...

Neipperg, en proie à une indicible angoisse, très pâle, murmura:

—J’ai peur de deviner...

—Vous commencez à comprendre!... Votre enfant, monsieur le comte, a été élevé par Lefebvre et par moi... il est devenu un brave officier français...

—N’achevez pas!...

—Comte de Neipperg, dit avec une solennité impressionnante la maréchale, se levant, laisserez-vous les Prussiens fusiller votre fils?...

Neipperg, accablé, s’était jeté dans un fauteuil, le front caché dans les mains, murmurant:

—Oh! c’est affreux!... cet enfant si longtemps pleuré, retrouvé vivant, sauvé par un miracle, et perdu, livré par moi à la justice terrible des cours martiales...

—Il faut le sauver...

—Oui, je le sauverai... mais comment?... c’est le moyen que je cherche, dit Neipperg avec vivacité...

—Cherchons à nous deux...

—Surtout pas un mot à la comtesse... cette secousse la tuerait...

—Il faut se hâter... l’exécution est-elle fixée?...

—A demain! au lever du soleil...

—Nous avons quelques heures à peine...

—Bien employées, c’est suffisant...

—Proposez au gouverneur un échange... Lefebvre donnera pour la vie d’Henriot ce qu’on exigera... dix, vingt, trente officiers... cinquante soldats, s’il le faut!... car nous en avons des prisonniers de chez vous! dit avec une orgueilleuse intonation la maréchale.

—On refusera l’échange...

—Que faire alors?...

—J’ai trouvé! dit tout à coup Neipperg.

—Parlez!... que faut-il faire?... puis-je vous seconder?

—Seul, je suffirai!... je vais sur-le-champ me rendre au palais du gouvernement et là je réclamerai le commandant Henriot comme sujet autrichien. Protégé par le pavillon d’Autriche, il devient inviolable... il sera gardé ici, prisonnier chez moi, jusqu’à ce que régularisation soit faite de sa nouvelle nationalité...

—Comment pouvez-vous faire considérer Henriot comme sujet autrichien?

—N’est-il pas mon fils?... il suivra la nationalité de son père, c’est le droit des gens... Mais vous, madame la maréchale, il faut vous éloigner immédiatement. Si vous tardez, je ne réponds plus de votre sécurité!

La maréchale ne répondit rien. Elle craignait de soulever une objection qui arrêtât le comte dans ses bonnes dispositions. Elle ne pouvait séjourner dans la ville sans compromettre peut-être plus grandement le sort d’Henriot.

—Allez donc, monsieur, dit-elle avec abandon, et puissiez-vous réussir et nous ramener Henriot!...

Munie d’un sauf-conduit du consulat autrichien, elle réussit à sortir de la ville avec le fidèle La Violette, sans éveiller de soupçons.

Elle regagna le camp, le cœur gros à la pensée que son Henriot allait devenir soldat de l’Autriche. «Acceptera-t-il au moins?» se demanda-t-elle en racontant à Lefebvre ce qui s’était passé avec le comte de Neipperg.

Lefebvre réfléchit un instant, puis s’écria, comme emporté par un élan subit:

—Ma foi! tant pis! les ingénieurs diront ce qu’ils voudront, ils se plaindront à l’Empereur si ça leur plaît... mais, je vais, moi, donner l’ordre d’attaquer!...

Et il sortit de sa tente en disant à Catherine:

—Rassure-toi, femme, ils ne fusilleront pas encore notre Henriot!... j’ai Oudinot avec ses grenadiers... c’est moi qui marcherai à leur tête, et nom d’un nom!... c... qui se dédit, ce soir même je prendrai Dantzig!...

XV
VIVE L’EMPEREUR!

Tandis que Lefebvre disposait tout pour l’assaut, le comte de Neipperg se hâtait de courir au palais où le maréchal Kalkreuth avait son quartier général.

Il fit connaître confidentiellement au maréchal les liens secrets qui l’unissaient à ce commandant Henriot, élevé dans les rangs de l’armée française, mais resté, par sa naissance, sujet de l’empereur d’Autriche. Il exigeait qu’il lui fût remis sur-le-champ.

La Prusse et la Russie tenaient essentiellement à ménager l’Autriche. Bien que s’étant mise à l’écart de la coalition, l’Autriche pouvait, d’un moment à l’autre, reprendre les armes contre Napoléon. La présence du comte de Neipperg à Dantzig était d’une haute importance diplomatique. Son intervention pouvait faire épargner à la ville les horreurs de la prise d’assaut. Le palais du consulat général d’Autriche était un terrain neutre où la capitulation, si les Français forçaient les dernières défenses, serait débattue et traitée.

Le maréchal se rendit donc aux raisons de M. de Neipperg et ordonna que le prisonnier français fût conduit, sous escorte, au consulat d’Autriche où il demeurerait gardé à la disposition des autorités, qui examineraient par la suite la réclamation du consul.

L’entrevue d’Henriot avec Alice fut touchante et joyeuse: tous deux, oubliant les dangers courus, s’abandonnèrent aux délicieux projets d’avenir, aux espérances de bonheur; ils se croyaient déjà, l’un et l’autre, à l’abri de tout péril. Le siège terminé, avec le consentement du maréchal Lefebvre, ils se marieraient et l’on ne se souviendrait plus que comme d’un mauvais rêve des angoisses subies à Dantzig.

Le comte de Neipperg, après avoir laissé Henriot et Alice à leurs épanchements, fit prier le jeune homme de venir le trouver, avant le souper, à son cabinet.

Henriot se rendit à cet appel, le cœur très à l’aise, pensant qu’il s’agissait de lui remettre son visa et de le faire reconduire aux postes français.

Neipperg, avec gravité, questionna le jeune commandant sur son origine, sur les particularités de son enfance.

Henriot raconta avec franchise et simplicité ses premières années passées au camp. C’était un enfant du bivouac. Il se souvenait vaguement de Versailles, où il avait joué devant une boutique de fruitière. Sa vie ne commençait qu’avec les bataillons de Sambre-et-Meuse et de la Moselle, où il avait été enfant de troupe. Il fit, plein d’une émotion vraie, le récit de ses premières impressions de pupille de la demi-brigade, il évoqua sa jeunesse éveillée au son du tambour, façonnée aux alertes, endurcie aux marches, rompue aux fatigues, et réjouie par la victoire.

Neipperg, avec précaution, interrogea ensuite Henriot sur ses parents.

Il répondit qu’il ne les avait jamais connus. Le maréchal et sa femme, pour lui, constituaient toute la famille.

Alors le consul dit avec une voix troublée:

—Vos vrais parents existent cependant, mon jeune ami... et vous allez peut-être vous retrouver bientôt, très prochainement même, en leur présence...

Henriot fit un mouvement, où il y avait de la surprise et aussi un peu d’indifférence:

—Pardon, monsieur, dit-il avec fermeté, les parents qui m’ont abandonné, qui n’ont jamais pris soin de mon enfance, que je n’ai jamais demandé à voir, qui jamais ne se sont informés de moi... comment voulez-vous que mon cœur aille au-devant d’eux? quels sentiments d’affection et de tendresse puis-je avoir pour ceux qui n’en ont jamais manifesté pour moi?...

—Il ne faut pas accuser ainsi... peut-être des circonstances, plus fortes que toute volonté, ont-elles empêché ceux à qui vous devez l’existence de se faire connaître, de s’occuper de vous... ils vous ont cru mort... et leur cœur a longtemps souffert de cette perte supposée... aujourd’hui leurs larmes vont se sécher, la joie allumera ses flammes dans leurs yeux où le deuil mit tant d’années les ténèbres... Henriot, ne voulez-vous pas embrasser votre mère?...

Le jeune homme éprouva une commotion extrême. Ce nom de mère qu’il n’avait donné que par reconnaissance à l’excellente femme de Lefebvre, il allait donc s’échapper de ses lèvres s’adressant à celle dont le ventre l’avait porté... il pourrait, lui aussi, nommer ses parents... il ne serait plus l’enfant du hasard, recueilli par charité, soigné, élevé, fait homme par la bonté d’un soldat et d’une cantinière... Ah! en présence de cette femme qui s’avouait sa mère, il ne pourrait conserver l’indifférence dont il venait de faire montre au consul... son âme se fondait délicieusement dans un élan d’affection neuve et de respect inconnu.

Avec un tremblement subit de la voix, il demanda:

—Et quand verrai-je ma mère, monsieur?

—A l’instant! répondit le comte radieux.

Ouvrant alors vivement la porte du salon où se tenaient Alice et la comtesse, M. de Neipperg dit à sa femme:

—Blanche!... ma chère Blanche, venez embrasser votre fils!...

Et rapidement il lui révéla ce que Catherine Lefebvre venait de lui apprendre.

Madame de Neipperg se précipita dans les bras du jeune homme et le serra sur son sein.

La première effusion passée, Henriot demanda, avec un trouble subit, en se tournant vers Neipperg, qui attendait, anxieux, l’œil mouillé de larmes:

—Alors, monsieur... vous êtes mon père?...

Pour toute réponse, Neipperg s’avança, les bras ouverts...

Henriot hésita un instant, puis surmontant une timidité où il y avait peut-être de l’instinctive défiance, il embrassa celui qui se faisait ainsi connaître.

—Enfin!... notre fils est sauvé! dit la comtesse... Ma chère Alice, j’espère qu’à présent aucun obstacle ne s’opposera à cette union que votre cœur désire... Le comte et moi nous ne dérangerons rien à vos projets!...

Alice jeta un long regard reconnaissant sur madame de Neipperg et, pour cacher son trouble s’élança vers elle en murmurant:

—Que vous êtes bonne, madame!...

Neipperg alors dit à Henriot:

—Nous allons quitter un instant la comtesse et Alice, il faut nous rendre ensemble au palais du gouvernement... Je désire, mon cher fils, vous présenter officiellement au maréchal Kalkreuth... faire connaître votre qualité...

—Je suis à vos ordres, monsieur, dit Henriot s’inclinant.

—Ah!... vous portez encore le costume autrichien, sous lequel, imprudemment, vous vous étiez introduit dans la ville, c’est fort bien! Désormais vous aurez le droit de revêtir ce costume... Je me permettrai même d’y ajouter une torsade... vous avez là un habit de capitaine... et vous étiez chef d’escadron dans l’armée française; je prends sur moi de vous maintenir dans votre grade; l’empereur d’Autriche, mon auguste souverain, ratifiera sans nul doute cette décision provisoire lorsqu’il saura quels liens nous unissent... Venez, Henriot, le maréchal Kalkreuth attend votre visite...

Henriot, horriblement pâle, n’avait pas bougé.

Il répondit, les mains crispées, une lueur de colère dans les yeux:

—Qu’avez-vous dit, monsieur?... je n’ai pas bien compris... je suis à présent ce que j’étais hier, ce que j’étais il y a quelques minutes encore... officier français, tout dévoué à la France et à l’Empereur... et si j’ai cru pouvoir porter pour quelques heures ce déguisement, voyez, je l’arrache à présent et je redeviens commandant des hussards... rien autre!...

Et, dégrafant rapidement l’uniforme blanc, Henriot fit voir en dessous sa veste de hussard français.

—Henriot!... ne faites pas de folie! s’écria Neipperg. Vous êtes mon fils, donc sujet autrichien... je vous offre de conserver votre grade dans l’armée de mon souverain... votre avancement est certain, il sera rapide... ce que je vous propose là est fort avantageux...

—Vous me proposez une lâcheté!

—Prenez garde à vos paroles! C’est votre père que vous apostrophez ainsi!

La comtesse de Neipperg s’était avancée, surprise par cette altercation.

—Mon mari!... mon fils!... calmez-vous! fit-elle, s’interposant; je comprends les scrupules d’Henriot, ce sont ceux d’un soldat plein d’honneur... depuis ses premières années il a servi la France; il ne peut pas ainsi, d’une heure à l’autre, changer de camp... laissez-lui la réflexion... il ne faut pas que la contrainte et votre autorité le forcent à abjurer sa foi de soldat!...

—Merci, ma mère, dit Henriot, de votre douce et bonne intercession... Vous ne voudriez pas d’un fils qui fût un renégat et un traître!...

—Henriot, mon fils! n’emploie pas de ces mots si terribles!...

—Je suis Français, reprit le jeune hussard d’une voix forte, je resterai Français!...

—Malheureux! c’est la mort! dit Neipperg accablé.

—J’aime mieux mourir que de trahir mon drapeau!...

—Je ne vous demande pas une trahison, reprit le comte, vous êtes entré dans cette ville sous le costume d’un officier neutre... je vous supplie de conserver ce caractère de neutralité... Vous êtes mon fils... Votre naissance vous donne la sauvegarde de la nationalité autrichienne... soyez raisonnable!... laissez-moi faire et agir pour vous... écoutez votre mère, obéissez-moi... nous sommes vos proches, votre famille...

—Je n’ai pas d’autre mère que la France et ma famille c’est mon régiment! s’écria Henriot au comble de l’exaltation. J’ai commis une faute... je suis venu dans cette ville ainsi qu’un espion... je demande à être fusillé comme tel; au moins mes camarades, qui ne pourraient comprendre ma présence ici, sauront-ils que si l’on m’a trouvé au milieu des rangs ennemis, vêtu d’un uniforme d’emprunt, c’était comme espion et non comme déserteur!...

A ce moment, du côté des remparts, de violentes détonations retentirent.

La maison trembla sous la furie de décharges d’artillerie toutes proches.

Des cris, des clameurs, de longs hurlements de foule affolée accompagnaient les fracas des canons et les déchirements de la mousqueterie...

Alors un grand silence se fit...

On entendait courir, dans la rue, sous les fenêtres du consulat, comme une multitude en déroute...

Les coups de feu avaient cessé tout à fait.

De grands roulements de tambour lointains se succédèrent, espacés, solennels...

Puis un nouveau silence.

—Que se passe-t-il donc aux remparts? demanda la princesse brisée d’émotion.

—Une tentative d’assaut des Français qui, sans doute, a été repoussée, dit froidement Neipperg... Songez-y, Henriot, si vous refusez de servir l’Autriche, vous serez considéré comme un hôte dangereux qu’on démasque, et soumis à toutes les lois rigoureuses de l’état de siège. Il en est temps encore, réfléchissez!

—J’ai réfléchi, et voici ma réponse, dit fièrement Henriot.

Alors, courant à la fenêtre, il l’ouvrit toute grande et cria à pleins poumons, à l’effarement des habitants de Dantzig qui s’enfuyaient par les rues.

—Vive l’Empereur!

—Ah! l’infortuné! rien désormais ne pourra le sauver! dit Neipperg, pressant sa femme dans ses bras, cherchant à la consoler.

Mais à ce cri plus que séditieux, une voix bien connue répondit tout à coup, au dehors:

—Vive l’Empereur! C’est nous, mon commandant, nous arrivons à temps, nom de nom! En avant, les amis! Le commandant est là! Par ici, je connais le chemin...

Et la silhouette gigantesque de La Violette, balançant son magnifique plumet tricolore et brandissant sa canne, apparut à la hauteur de la fenêtre, en même temps que les bonnets à poils de sept ou huit grenadiers d’Oudinot.

La Violette escalada la fenêtre en disant:

—C’est mon entrée particulière!

Les grenadiers, se faisant la courte échelle, le suivirent.

En un instant Henriot se trouvait entouré de ces braves moustachus et rébarbatifs, qui couchaient déjà en joue Neipperg, impassible, ayant repris son flegme diplomatique.

—Bas les fusils! commanda La Violette, allongeant sa canne... respect aux vaincus!... Dantzig s’est rendue... nous n’avons pas le droit de toucher à un cheveu de ses défenseurs, c’est l’ordre du maréchal!... Oh! mon commandant, vous nous en avez fait voir de belles!... ajouta La Violette, en saluant Henriot militairement; vous êtes cause qu’on a donné l’assaut deux jours plus tôt que ne le voulaient ces mâtins d’ingénieurs. Enfin c’est fini: le maréchal Kalkreuth a capitulé, et la ville reste à nous!... Vive l’Empereur!

La reddition de Dantzig, en effet, venait de s’accomplir.

Les renforts attendus étaient arrivés: le maréchal Mortier, Oudinot avec ses grenadiers, le maréchal Lannes avec une réserve d’infanterie, étaient venus apporter leur contingent au corps assiégeant. Les Russes avaient tenté aussitôt une attaque dans le but de chasser les Français du banc de sable sur lequel ils avançaient chaque jour, menaçant de plus en plus la place. S’ils réussissaient à déloger Lefebvre et à reculer les lignes d’investissement, les renforts devenaient presque inappréciables.

Oudinot, avec les grenadiers, repoussa les Russes et les contraignit à se renfermer dans le fort de Weichselmunde, dans l’impossibilité désormais de secourir leurs alliés les Prussiens.

Dans ce combat suprême, où trois maréchaux de France donnaient de leur personne, un boulet russe passa entre Oudinot et Lannes et faillit les abattre tous les deux. Le général Oudinot eut son cheval tué, et Lannes, dont l’heure fatale n’était pas encore venue, son uniforme couvert de terre et de débris sanglants.

Au milieu du combat un incident inattendu se produisit: l’Angleterre avait envoyé des corvettes pour secourir Dantzig. Il s’agissait surtout de ravitailler la place et de lui fournir des munitions.

Une de ces corvettes, la Dauntless (l’Intrépide), voulut profiter d’une brise du nord pour remonter la Vistule. Mais, assaillie par un feu violent d’artillerie, elle ne put avancer et échoua sur le banc de sable où une compagnie de grenadiers la captura avec son équipage.

Des forteresses prises par de la cavalerie, des vaisseaux amenant leurs pavillons devant des fantassins, tout était prodigieux dans ces combats de géants.

Le maréchal Lefebvre, enhardi par ces succès divers, se sentant soutenu par les renforts de Mortier et de Lannes, résolut alors de tenter le grand coup décisif.

Avec joie, il avait vu revenir sa femme, car il n’était pas sans appréhensions sur les suites de son équipée.

Les nouvelles qu’elle lui donna d’Henriot ne lui plurent qu’à demi.

Il se méfiait de la bonne foi prussienne et, comme il l’avait dit à Catherine, il prit ses dispositions pour tenter l’assaut immédiatement.

On était au 21 mai, à six heures du soir. Sur l’ordre de Lefebvre, quatre colonnes de quatre mille hommes chaque furent amenées dans le fossé dont le combat de la veille l’avait rendu maître.

Ces troupes d’élite conduites au pied du talus reçurent l’ordre d’attendre en silence le signal de s’élancer à l’assaut.

Le talus était formidablement défendu par des palissades, enfoncées solidement en terre, défiant le boulet qui les ébréchait, les rompait, mais ne parvenait pas à faire brèche. En outre trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet du talus, menaçaient d’écraser les assaillants, quand les assiégés les précipiteraient.

On demanda, silencieusement, par les rangs, un homme courageux, un brave à trois poils, qui pût aller reconnaître ces poutres et chercher le moyen de paralyser leur chute.

—Présent! dit une voix... moi, si l’on veut, j’irai!...

Et La Violette, s’avançant vers Lariboisière, qui conduisait les sapeurs, ajouta avec modestie:

—Mon général, il y en a sans doute ici de bien plus braves que moi qui feraient l’affaire... si je me propose, c’est que je crois pouvoir arriver à hauteur des cordes... sans échelle... les Prussiens ne se méfieront pas!...

Et La Violette se redressa comme pour faire apprécier à Lariboisière la justesse de son observation et l’avantage de sa taille.

Le général serra la main de La Violette avec émotion:

—Va, mon brave, dit-il... tu tiens le salut de mille hommes dans tes mains!...

On vit alors La Violette, qui avait emprunté une hache à un sapeur, se baisser, raser la muraille, gravir en rampant les pentes gazonnées, s’approcher des poutres; puis, parvenu au-dessous des cordes, se redresser, en développant sa grande taille, attaquer avec vigueur du tranchant de sa hache les supports des poutres qui bientôt tombaient dans le fossé vide, sans blesser personne...

A cette chute, Lefebvre brandissant son sabre, cria:

—Grenadiers en avant!... Dantzig est à nous!...

Et il s’élança le premier vers le talus.

Ce fut une poussée, un torrent, une cataracte d’hommes, une cohue furieuse dévalant, roulant, se ruant au rempart, grimpant, se hissant, escaladant, criant, tout cela sans tirer un coup de fusil...

Le fameux trou que Lefebvre réclamait vainement aux ingénieurs, était fait cette fois par les grenadiers d’Oudinot et les voltigeurs de Lannes.

Parvenus sur la crête, les assaillants firent un feu de mousqueterie auquel répondit le canon de la place, mais rien ne pouvait plus arrêter les Français victorieux...

Ce fut alors que le maréchal Kalkreuth, épouvanté, jugeant toute résistance impossible, demanda au colonel Lacoste à capituler. Il était huit heures du soir.

Le feu aussitôt cessa, tandis qu’on attendait le maréchal Lefebvre pour traiter des conditions de la reddition.

Le maréchal consentit à une suspension d’armes, se réservant d’avertir Napoléon de la prise de Dantzig et des conditions de la capitulation.

Ce fut pendant ces pourparlers que La Violette, qui avait promis à la maréchale de ramener Henriot sain et sauf, se jeta dans la ville, suivi de quelques camarades, et parvint au consulat d’Autriche, au moment où le jeune officier, préférant la mort à la honte de renier son drapeau, poussait ce formidable cri de «Vive l’Empereur!» qui devait, selon lui, attirer les ennemis furieux, et qui ne fit que guider le brave tambour-major et les grenadiers accourant à son secours.

XVI
LE SECRET DE NAPOLÉON

La nouvelle de la prise de Dantzig combla de joie Napoléon.

Il résolut de visiter aussitôt cette ville, désireux d’en étudier en personne les défenses et d’en reconnaître les ressources.

Quittant donc son quartier général de Finckenstein, il se dirigea vers le camp de Dantzig.

Après avoir félicité le maréchal Lefebvre sur sa bravoure et complimenté le général Chasseloup sur ses travaux du génie, l’Empereur s’était retiré pour relire les clauses de la capitulation et arrêter l’ordre et la marche en vue de l’entrée solennelle des troupes dans la ville, quand Rapp le prévint que la maréchale Lefebvre sollicitait la faveur d’un entretien particulier.

—Comment la maréchale se trouve-t-elle ici? demanda-t-il surpris... que diable! on la dit très attachée à son mari, c’est d’un excellent exemple, mais ce n’est pas une raison pour venir le surveiller jusqu’au camp... la place des femmes de nos maréchaux est à la cour, auprès de l’Impératrice, et celle de leurs maris dans les tranchées et au milieu des troupes...

L’Empereur s’arrêta, sourit, et se dit:

—Il est vrai que si j’avais écouté Joséphine, elle serait accourue ici... elle éprouvait, disait-elle dans sa dernière lettre, un désir irrésistible de connaître la Pologne... hum! les Polonaises peut-être l’attirent plus que les neiges de cet infernal pays... Est-ce que Joséphine m’enverrait la maréchale Lefebvre pour me surveiller?... Nous allons bien voir!... Je suis un vieux singe qui se connaît en grimaces... Rapp, introduisez madame la maréchale!...

Catherine était peu à son aise en présence de l’Empereur. Il avait une si terrible façon de regarder les gens! Son regard, comme une vrille, pénétrait jusqu’au plus profond de l’âme.

Et puis il n’était pas toujours très galant, ni même très poli avec les femmes.

Les méridionaux ont tous le mépris secret de la femme, mais, sous de jolies formules, ils enguirlandent ce dédain atavique, atténué chez nous, terriblement vivace dans les populations musulmanes bouddhiques, fétichistes. Napoléon négligeait les guirlandes.

L’histoire anecdotique a conservé la tradition de quelques boutades, d’ailleurs sans grande importance, qui lui échappaient dans les cérémonies où il questionnait les dames invitées.

Quelques-unes de ces réponses eurent d’ailleurs une brutalité justifiée, par exemple sa réplique à madame de Staël. Ce bas-bleu hommasse et insupportable, qui avait rêvé d’atteler en flèche de son pégase poussif le cheval de bataille du grand vainqueur, lui demanda un jour, en minaudant comme une Agnès:

—Général, quelle est la femme de France que vous admirez le plus?

Et elle attendait le compliment forcé.

—Celle qui fait le plus d’enfants! répondit rudement Bonaparte, en tournant les talons, laissant cette pédante, qui fut une conspiratrice acharnée, réfléchir sur les inconvénients des flatteries trop cherchées.

Plusieurs fois, Catherine avait assisté à de petites réparties peu gracieuses qui s’échappaient des lèvres de l’Empereur agacé par les avances, les roucoulements et les trop directes sollicitations de dames de la cour désireuses d’attirer les regards du maître, et qui, comme la Rémusat, se vengeaient ensuite, avec l’écritoire, du refus de les déshonorer dont l’Empereur se montrait coupable.

Elle n’avait rien à craindre de semblable, mais elle redoutait l’abord du souverain, surpris de sa venue au camp, mécontent peut-être de la mission dont elle s’était chargée.

Mais elle savait répondre! Elle n’avait pas, disait-elle souvent, sa langue dans sa poche. Et puis elle songeait qu’elle l’avait connu petit officier d’artillerie sans le sou, l’éblouissant empereur, et les souvenirs de l’hôtel de la rue du Mail où elle avait jadis porté le linge à crédit, l’enhardissaient et lui rendaient son aplomb naturel.

Ce ne fut cependant point sans un vif serrement de cœur qu’elle entra sous la tente impériale, où Rapp l’introduisit.

Après avoir fait de son mieux la révérence, en se souvenant des leçons de maître Despréaux, la maréchale demeura debout, observant l’Empereur, attendant qu’il l’interrogeât.

Napoléon était dans un de ses bons moments. La prise de Dantzig le réjouissait. Il ne pouvait mal accueillir la femme de son brave Lefebvre, tout en manifestant son étonnement de ce voyage inattendu à travers l’Europe.

Catherine, rassurée par le ton de l’Empereur, qui s’était empressé de lui indiquer un siège, commença son récit avec précaution. Elle fit part des inquiétudes de l’Impératrice; l’esprit toujours hanté des dangers que courait l’Empereur dans cette campagne lointaine, Sa Majesté avait tenu à avoir des nouvelles certaines de la santé de son auguste époux au milieu de son armée. Puis, Catherine entama le premier point de sa mission: d’une voix légèrement voilée, elle annonça la douloureuse nouvelle, la mort prématurée de Napoléon-Charles, l’enfant d’Hortense.

Un sanglot court et brusque s’échappa de la poitrine de l’Empereur...

Il aimait cet enfant. Il s’y était attaché. Ce conquérant impitoyable, ce faucheur de générations, ce ravageur de continents, avait cette faiblesse d’adorer les enfants. «Il aimait son fils, ce vainqueur!» a dit Victor Hugo, le montrant, dans son bagne de Sainte-Hélène, n’ayant conservé de tout son passé prodigieux que le portrait d’un enfant et la carte du monde, tout son génie et tout son cœur. Il aimait aussi les enfants des autres.

Que de fois on l’avait vu jouer avec le petit Napoléon-Charles. Il se le faisait apporter pendant son dîner, il le posait sur la nappe, au milieu des plats, il le laissait batifoler parmi les cloches d’argent, les surtouts, les vaisselles, riant quand le bébé mettait son pied dans quelque compotier. On le lui conduisait dans son cabinet, et là, il s’interrompait de dicter un plan de bataille ou de transmettre des instructions à quelque préfet des Bouches-de-l’Escaut ou des montagnes de Dalmatie, pour se mettre à quatre pattes et faire grimper l’enfant sur son dos.

Il était alors l’oncle Bibiche. C’était ainsi que le petit Napoléon-Charles, en son parler enfantin, nommait le conquérant terrible.

Il avait projeté d’adopter le fils d’Hortense. Sans doute, il n’ignorait pas la calomnie courante. Il savait que déjà les libellistes insinuaient qu’il avait marié sa belle-fille à son frère Louis, alors qu’elle était déjà grosse de ses œuvres. Le Moniteur avait annoncé, par une dérogation aux usages, que «madame Louis Bonaparte était accouchée d’un garçon le 18 vendémiaire», comme s’il s’était agi d’un héritier de l’Empire. On avait fort commenté cet avis officiel.

Mais Napoléon n’était pas homme à se laisser arrêter dans ses projets par la crainte des bavardages ni par la peur des suppositions scandaleuses.

Il avait entrevu la possibilité de transmettre sa couronne à cet enfant d’Hortense, au fond il n’était pas très mécontent de savoir qu’on lui en attribuait la paternité.

L’armée et le peuple admettraient plus volontiers la transmission de la puissance à l’enfant qui passerait pour avoir du sang de Napoléon dans ses veines.

Cette adoption terminerait enfin la longue rivalité des Beauharnais et de la famille napoléonienne, et ses préoccupations dynastiques se trouveraient ainsi satisfaites.

La mort de cet enfant détruisait tous ses projets, abattait l’arbre généalogique qu’il s’efforçait de faire croître.

Il demeura quelques instants sans parler, sans bouger, dans une posture de sphinx foudroyé.

Catherine, interdite, contemplait cette douleur muette, où le cœur de l’homme qui s’était attaché à un enfant souffrait autant que le cerveau du politique voyant s’effondrer une partie de son œuvre.

Enfin Napoléon releva la tête, et, faisant un effort sur lui-même, maîtrisant son émotion intime ainsi que sur un champ de bataille, il demanda:

—Quelle autre nouvelle m’apportez-vous, madame la maréchale?

—Sire, répondit Catherine, dans la vie, les deuils et les joies se succèdent et les naissances alternent avec les morts... Je ne suis pas seulement une messagère funèbre... j’ai aussi à vous faire part de la naissance d’un enfant qui, sans vous consoler de la perte que vous venez d’apprendre, peut adoucir votre chagrin... une dame de la cour, qui fut attachée à son Altesse Impériale, la princesse Caroline, vient d’être mère...

—Eléonore a un enfant... un fils peut-être? demanda vivement Napoléon.

—Oui sire, un fils... qui a reçu le nom de Léon...

Napoléon s’était précipité vers Catherine et, lui saisissant les deux mains:

—Vous êtes bien certaine de ce que vous m’avancez là? demanda-t-il avec un tremblement dans la voix, bien rare chez cet homme extraordinaire, qui savait si admirablement se contenir.

—Parfaitement sûre, sire... j’ai vu l’enfant... il vous ressemble! dit hardiment Catherine.

L’Empereur la regarda fixement, mais sans colère:

—Ce n’est pas pour rien qu’on vous appelle la Sans-Gêne, vous! dit-il en avançant la main vers l’oreille de la maréchale, pour la tirer, comme il avait l’habitude de le faire avec ses grenadiers, ses officiers du palais, ses maréchaux même.

Mais il tourna le dos et commença à se promener de long en large, avec fébrilité.

Catherine l’entendit qui grommelait:

—J’ai un fils!... car cet enfant est de moi... il n’y a pas à en douter!... Ah! c’est un coup du sort!... voilà donc démenti ce bruit absurde que répandaient Joséphine et toute la famille des Beauharnais... la mienne aussi... dans un but trop facile à deviner... qu’il m’était impossible d’avoir un héritier... que ma dynastie ne pouvait se perpétuer que par autrui... je peux donc faire souche, et Corvisart n’est qu’un imbécile!... c’est un âne comme tous les médecins!... La nature a répondu à mon appel... à présent l’avenir m’appartient!... mon œuvre ne demeurera pas interrompue... Ah! madame la maréchale, quelle bonne nouvelle vous m’apportez là... décidément votre mari et vous, en ce moment, vous êtes des gens heureux, à qui tout doit réussir... Madame la maréchale, tantôt votre brave époux fera son entrée solennelle dans la ville qu’il m’a prise... tous les deux, je l’espère, vous serez contents de moi!...

Et, comme il congédiait Catherine, avec son geste brusque, il reprit en souriant:

—Vous avez le secret de Napoléon, sachez le garder, au moins!...

—Sire, j’ai aussi celui de l’impératrice Joséphine, et je dois vous le confier! dit Catherine, s’arrêtant et manifestant son intention de ne pas accepter le congé de l’Empereur.

—Joséphine a un secret?... Elle vous a chargée de me le faire connaître!... Voyons, qu’est-ce encore? Je parie qu’il s’agit de quelque dette nouvelle, d’une réclamation de fournisseur?... Joséphine est coutumière du fait... Elle sait pourtant que ses gaspillages, ses folies, me déplaisent... avec l’argent qu’elle me dépense en frivolités, je pourrais chaque année armer un vaisseau, lever une division, creuser le canal de Bordeaux, ouvrir la route de Mayence... Allons! puisque vous êtes l’ambassadrice de cette folle... dites-moi la somme?... Vite, combien?...

—Sire, il ne s’agit pas d’argent...

—Et de quoi donc, s’il vous plaît?

—L’Impératrice, qui est si bonne et qui vous aime si tendrement, sire, avertie de la naissance de cet enfant...

—Ah! l’Impératrice sait...

—On lui a tout fait connaître... Votre Majesté a des êtres envieux et méchants à sa cour...

—Oui, je devine... Ma femme a contre elle mes sœurs... Elisa et Caroline sont animées de sentiments que je déplore... Ah! madame la maréchale, mes deux familles me donnent plus de mal que tous les rois de l’Europe réunis! fit Napoléon avec un soupir témoignant de sa grande lassitude de toutes ces querelles domestiques et de toutes ces ruses de femmes jalouses et envieuses, bourdonnant autour de son trône, abeilles désagréables envolées de son manteau.—Et qu’a dit l’Impératrice? reprit-il avec un court silence, je suis curieux de connaître ses sentiments à l’égard de cet enfant?...

—L’Impératrice voudrait que Votre Majesté lui permît de le recueillir, de l’élever... et même de l’adopter, si Votre Majesté y consentait...

Avec sa rapidité d’impressions, et la surprenante vivacité de sa pensée, Napoléon avait sur-le-champ compris la portée de la mesure qu’on sollicitait de lui: on profitait du désarroi où le plongeait la mort inattendue du fils d’Hortense...

—Oui, je vois ce que l’on veut! murmura-t-il, cet enfant adopté par Joséphine serait un lien nouveau et puissant... Les Murat, Joseph, Louis, tous ceux qui rêvent de me succéder verraient sans doute leurs espérances, leurs illusions plutôt, détruites... la famille Beauharnais triompherait... oui, ce serait possible!... L’adoption de cet enfant pourrait me tenir lieu d’héritier... Mais que diraient les rois de l’Europe? reconnaîtraient-ils les droits de ce bâtard?... puisque je puis avoir un enfant, un héritier de moi... ne vaudrait-il pas mieux que cet enfant... que Napoléon II fût issu... de quelque famille régnante?

Il s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit et son œil soupçonneux se fixa de nouveau sur la maréchale qui, faisant une grande révérence, dit alors:

—Sire, ma mission est terminée. Je prendrai congé, avec la permission de Votre Majesté, qui fera connaître à l’Impératrice, quand elle le jugera à propos, la résolution qu’elle aura arrêtée... Je vais retourner en France, toute heureuse d’avoir trouvé Votre Majesté en bonne santé et toujours victorieuse...

—Grâce à votre mari, madame la maréchale... A tantôt! vous aurez, vous aussi, de mes nouvelles, de bonnes nouvelles!

Et l’Empereur, tout à fait radieux, fit un geste de la main signifiant que l’audience était terminée.

La maréchale se releva, emportant, confidente inattendue, le secret de Napoléon qui allait modifier toute sa politique et changer toute sa vie; elle entrevoyait le projet qui était en partie échappé à l’Empereur, conséquence de la preuve qu’il avait de sa possibilité de donner à l’empire un héritier de sang royal: le divorce, déjà, comme le blé dans le grain qu’on sème, germait dans les profondeurs de la pensée du nouveau Charlemagne.

XVII
LA BELLE POLONAISE

Le divorce! ce grand événement de l’existence impériale, n’était encore qu’un point obscur dans la pensée du monarque, une de ces confuses perceptions d’un avenir possible, mais improbable, qu’on entrevoit dans les brumes de la rêverie, du désir, de l’éventualité.

A plusieurs époques de sa vie, Napoléon avait songé à ce moyen de rompre son mariage avec Joséphine.

D’abord, lors de la crise du retour d’Egypte, quand Bonaparte avait été informé des fredaines de sa volage créole.

Puis à l’époque du mariage religieux et du sacre; enfin au moment du départ pour la campagne d’Allemagne.

Fouché, l’un des plus ardents conseillers du divorce, avait cherché, sondé, tâté le terrain.

Mais toujours Joséphine, après une entrevue nocturne avec son mari, reprenait l’avantage.

Plus épris que jamais, il descendait, son bougeoir à la main, la tête coiffée du madras, par l’escalier dérobé mettant en communication son appartement avec la chambre de Joséphine et la réconciliation s’opérait sur l’oreiller.

Sur ce champ de bataille-là, le vainqueur de l’Europe était toujours vaincu.

Cette vieille femme, avec ses chatteries, ses félineries, son ancien ascendant, l’asservissait pour quelques heures. Elle le tenait, et solidement, par les sens. Il l’avait, comme on dit familièrement, dans le sang.

Les infidélités qu’il lui fit ne furent jamais sérieuses jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés.

On sait à peu près la nomenclature exacte des maîtresses de Napoléon. La duchesse d’Abrantès, mademoiselle d’Avrillon, Constant, Bourienne, Fain, d’autres encore, en laissant de côté les auteurs faméliques de mémoires apocryphes et de libelles royalistes, nous ont donné le tableau complet des amours de Bonaparte et de l’Empereur. Tout dernièrement, M. Frédéric Masson, dans un livre très documenté, fort intéressant et impartial, a résumé l’histoire anecdotique des maîtresses impériales. Aucune de ces aimables personnes n’eut pourtant d’influence véritable sur la décision de Napoléon.

On sait peu de chose sur ses liaisons d’officier: pauvre, laborieux, fier et pas avenant, il est peu probable qu’à Valence ou à Auxonne ses aventures amoureuses aient été plus suivies, plus durables qu’une partie de courte débauche, la passade d’une soirée.

On lui attribua, lors de la campagne du Piémont, une amourette avec madame Turreau, la femme du représentant en mission, Turreau. Le mari n’eut jamais de soupçons ou du moins il les dissimula sous une efficace protection accordée au jeune général d’artillerie. Au 13 Vendémiaire, Turreau appuya le choix de Bonaparte comme général de l’Intérieur, et contribua, avec Barras, à le faire accepter comme chef des troupes de la Convention.

Bonaparte se montra d’ailleurs reconnaissant envers Turreau d’abord, puis envers sa femme. Il fit nommer le mari, non réélu, garde-magasin à l’armée d’Italie, place lucrative, et plus tard à sa veuve, vieillie, abandonnée, misérable, il donna d’abondantes gratifications.

Une de ses liaisons les plus romanesques fut celle dont madame Fourès est l’héroïne. Ce fut son «égyptienne». Au Caire, dans un jardin public appelé Tivoli, et installé dans le goût du fameux bal de la rue de Clichy, il aperçut un soir une charmante petite blonde, qui contrastait parmi les quelques gaillardes à peau bistrée et à cheveux noirs, odalisques fatiguées venues de Marseille ou débarquées de Malte qui faisaient les délices des officiers hantant Tivoli. Il s’informa. C’était une modiste de Carcassonne, Marguerite-Pauline Bellisle, qui avait épousé le neveu de sa patronne, nommé Fourès. Peu de temps après la noce, le marié, lieutenant au 22e chasseurs à cheval, avait reçu l’ordre de rejoindre l’armée d’Egypte. S’embarquer au premier quartier de la lune de miel, c’était pénible pour les deux amoureux. La petite modiste eut l’aventureuse idée de se costumer en chasseur, et de se glisser à bord du bateau qui emmenait son mari.

Ainsi nous avons vu, aux débuts de ce récit, Renée, sous le costume d’homme, s’enrôler pour suivre son amoureux Marcel. Au Caire seulement madame Fourès avait quitté le costume militaire. Bonaparte l’aperçut et s’en éprit. Elle résista quelques jours, refusant d’abord les cadeaux du général, puis elle les accepta. Enfin elle consentit. Le malheureux mari, comme dans une opérette, reçut un ordre inattendu d’embarquement. On lui donnait une mission de confiance. Seul il allait revoir la France. Le général en chef l’avait distingué pour sa capacité, pour son intelligence, pour sa bravoure: il le chargeait de porter au Directoire un message de la plus haute importance. Quand il aurait rempli son importante tâche, il reviendrait à Damiette.

L’officier, tout gonflé de sa faveur, monta à bord du bateau qui devait le ramener en France, et Bonaparte, très pressé, invita aussitôt à dîner, avec plusieurs autres personnes, la gentille madame Fourès. Il la plaça à côté de lui et, au milieu du repas, comme par un mouvement maladroit, il renversa une carafe d’eau: voilà la robe de la jeune femme toute mouillée. Aussitôt il se lève, il l’emmène dans un appartement, sous le prétexte de lui permettre d’essuyer l’eau et de réparer sa toilette. Seulement il mit un tel temps à donner à la dame les soins que réclamait l’aspersion, et elle revint la coiffure si en désordre, bien que la carafe n’eût pas inondé si haut, que les convives surent immédiatement à quoi s’en tenir.

Le général installa madame Fourès dans une maison voisine du palais qu’il occupait. A peine y avait-on pendu la crémaillère, que, toujours comme dans les comédies, Fourès, qu’on croyait bien loin, sur la route de Paris, ou conférant avec les directeurs, au Luxembourg, reparut brusquement, ainsi qu’un diable surgissant d’une trappe.

Son bateau avait été capturé par les croiseurs anglais. Très renseigné sur ce qui se passait à terre et désireux de jouer une farce au général Bonaparte, l’amiral anglais avait aussitôt fait mettre en liberté le mari de la maîtresse en titre en lui donnant d’ironiques conseils et des renseignements fort précis.

Fourès rentra au Caire furieux. Ne pouvant s’en prendre à son supérieur, il administra une volée magistrale à sa frivole épouse qui réclama le divorce. Il fut prononcé par un commissaire des guerres. Madame Fourès reprit son nom de fille, Pauline Bellisle. On l’appela familièrement Bellilote. Bonaparte toujours fort amoureux d’elle, lui permit de l’accompagner à cheval, dans ses courses; il se montra avec elle, aux revues, aux fêtes. On prétend même qu’il se serait déclaré prêt à l’épouser, en répudiant Joséphine, si elle pouvait avoir de lui un enfant.

Mais, malheureusement pour elle, la pauvre Bellilote ne fut pas plus féconde que Joséphine. Sa stérilité ne manqua pas d’impressionner Napoléon et de lui suggérer le doute, que venait de dissiper l’avis de la naissance de l’enfant d’Eléonore de la Plaigne, qu’il était peut-être impuissant à engendrer.

Madame Fourès revint en France, après le départ de Bonaparte, mais son bateau fut pris par les Anglais. Quand elle fut rendue à la liberté avec Junot et quelques officiers et savants qui se trouvaient à bord de l’América, la réconciliation entre Joséphine et Bonaparte avait eu lieu et le 18 Brumaire était accompli. Le premier consul refusa de recevoir Bellilote. Il lui acheta cependant un château, la dota et elle épousa un gentilhomme peu scrupuleux sur les origines de la fortune dotale, qui reçut comme cadeau nuptial un consulat. Séparée de son second mari qu’elle avait consciencieusement trompé, Bellilote partit pour le Brésil avec un amant, nommé Bellard. Elle revint à la Restauration et se montra fervente royaliste,—naturellement. On ne peut pas demander à une petite femme aventureuse et frivole une fidélité à l’Empereur que ne gardèrent pas les Oudinot, les Marmont, et d’autres ingrats chamarrés.

Bonaparte était assez fermé aux jouissances artistiques. Il ne goûtait nullement la peinture; en œuvres littéraires il n’aimait que la tragédie dont le ton pompeux, les grands sentiments et les personnages majestueux ou terribles répondaient à ses propres pensées. La musique cependant, la musique chantée, exerçait sur son organisme une impression profonde. Chantant lui-même faux, incapable de distinguer le majeur du mineur, prêtant peu d’attention à la symphonie, il éprouvait une vibration profonde aux accents de la voix humaine. On le vit frémir, palpiter, et des larmes emplir ses yeux quand le sopraniste Crescentini chantait. Il ne craignit pas de choquer toute l’Italie en donnant à cet eunuque musical l’ordre de la Couronne de Fer. Aussi la passion qu’il éprouva pour la Grassini, cantatrice célèbre, naquit-elle autant de l’audition que de la vue de cette belle personne. C’est à Milan que Bonaparte l’admira et la connut. Il la fit venir à Paris. Elle vivait retirée, ne recevant personne, dans une petite maison de la rue Chantereine. Elle s’ennuyait. Un violoniste, Rode, s’offrit à la distraire. Elle accepta. Le coup d’archet de l’artiste fit du bruit. Bonaparte, mis au courant par Fouché, cessa toute relation avec elle. Cependant il se montra généreux et, par la suite, chaque fois qu’elle traversait Paris, en revenant de chanter à Londres ou à La Haye, elle obtenait une audience de nuit de l’Empereur, conservant d’elle un souvenir toujours agréable. La Grassini eut l’ingratitude traditionnelle. Pire peut-être fut sa trahison. Non seulement elle chanta chez le duc de Wellington, mais, tandis que son impérial amant languissait à Sainte-Hélène, elle dormait dans les bras du vainqueur de Waterloo, tout fier de jouir des restes de Napoléon.

Cinq ou six femmes, actrices, chanteuses, tragédiennes, furent les compagnes éphémères de l’Empereur. On cite mademoiselle Branchu, de l’Opéra, qui était fort laide, mais qui fut une admirable tragédienne lyrique; mademoiselle Bourgoins qu’il eut la cruauté de faire annoncer dans sa chambre, un soir qu’il travaillait avec son ministre Chaptal, dont elle était la maîtresse, enfin mademoiselle George, la superbe et imposante reine de théâtre. George, elle, demeura fidèle à la mémoire de l’Empereur tombé. Sa fidélité au grand homme qui avait été son amant lui valut d’être exclue du Théâtre-Français, à l’instigation des gentilshommes de la Chambre et des capitaines des levrettes du roi qui administraient la scène.

Napoléon, toujours pressé, toujours en travail, recherchait l’amour à sa portée. Il aimait le plaisir qui ne dérangeait point ses vastes labeurs. Volontiers il eût dit, comme plus tard un poète: «Tout bonheur que la main n’atteint pas est un rêve.» Aussi ne doit-on pas s’étonner du nombre assez considérable de dames de palais, de femmes de chambellans ou d’officiers de sa maison, de lectrices de l’Impératrice, qui passèrent dans le petit appartement des Tuileries dont Constant avait la clef.

Ces distractions physiques, l’Empereur les eut d’abord parce qu’il y éprouvait satisfaction, qu’il était vigoureux et bien portant,—il faut se rappeler qu’à l’époque du siège de Dantzig il n’a que trente-huit ans,—et ensuite parce qu’il redoutait une liaison, un attachement qui le détournerait, qui lui prendrait du temps, de l’attention, de la volonté. Et puis il craignait l’influence que pourrait avoir une maîtresse sur lui. Il ne voulait pas d’influence féminine dans son entourage. Il tenait à ce que la femme, admise au lit, fût écartée de la chambre du conseil.

Cette appréhension d’une favorite, d’une maîtresse régnante, comme les Montespan, les Maintenon, les Pompadour et les du Barry de l’ancienne monarchie, lui faisait accepter des relations avec de suspectes aventurières comme madame de Vaudey.

Cette femme intrigante et coquette était la fille d’un militaire célèbre, Richaud d’Arçon qui avait pris Bréda et fait les plans de la campagne de Hollande; mariée au capitaine de Vaudey, elle fut nommée dame du palais en 1804 et accompagna l’Impératrice aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Ce fut au cours de ce voyage où Napoléon avait été rejoindre Joséphine, qu’il la connut. Napoléon s’en dégoûta un jour qu’elle simula un suicide pour lui soutirer une somme considérable. Malheureusement pour elle, sa lettre fut remise trop promptement à l’Empereur; l’aide de camp de service qu’il envoya, avec l’argent sollicité, trouva madame de Vaudey, dans sa maison d’Auteuil, présidant un joyeux souper et ne pensant pas du tout l’achever promptement chez Pluton. Cette femme, par la suite, calomnia et insulta Napoléon dans des mémoires ridicules, publiés par Ladvocat. Elle alla même offrir ses services au prince de Polignac, proposant d’attirer l’Empereur dans un guet-apens et de le faire assassiner.

Parmi les amoureuses subalternes, on doit mentionner mademoiselle Lacoste, petite blondinette qui n’était pas admise au salon de l’Impératrice et se tenait dans l’antichambre, puis Félicité, fille d’un huissier de l’Empereur et qui avait pour fonction d’ouvrir la porte à Leurs Majestés; madame Gazzani, lectrice recommandée par M. de Rémusat, qui n’avait pas réussi à caser sa femme dans le lit impérial; mademoiselle Guillebeau lui succéda. Elle se trouvait confinée dans une modeste chambre, sous les combles, quand Roustan, le mameluck de Napoléon, vint brusquement l’avertir de la visite du souverain. Elle perdit sa double situation de lectrice et de maîtresse par une maladresse: une lettre fut surprise où sa mère:—oh! les mères de lectrices!—lui donnait des conseils infiniment trop pratiques. La digne maman lui recommandait de tâcher à tout prix d’avoir un enfant de l’Empereur, ou de faire croire qu’elle était grosse de lui. Mademoiselle Guillebeau fut renvoyée sur l’heure. La Restauration la récompensa des méchants propos qu’elle tint sur l’Empereur en nommant son mari, un M. Sourdeau, consul de France à Tanger.

Enfin, après Eléonore de la Plaigne, dont la maternité avait si fortement remué Napoléon, apparut la véritable maîtresse de l’empereur, celle qu’il a aimée profondément et qui lui est restée fidèle jusqu’à l’exil—pas au delà, il est vrai—la comtesse Walewska, la belle Polonaise.

Pendant le siège de Dantzig, l’Empereur allant à Varsovie, reçut à un relais de poste les compliments et un bouquet d’une députation de notables. La dame qui lui remit le bouquet était une très jeune personne, presque une enfant, blonde, rose, toute mignonne et charmante, avec de grands yeux bleus, candides.

Duroc la présenta pour qu’elle débitât son compliment. Elle demeura troublée, plus ravissante encore dans son émotion, en présence de l’Empereur. Celui-ci la rassura de quelques paroles, où il y avait de la bienveillance, et prenant son bouquet, exprima l’espoir de la revoir à Varsovie.

Cette jeune femme, nommée Marie Lazinska, était l’épouse du comte Anastase Colonna de Walewski. Il avait soixante-dix ans, elle dix-neuf ans. Pour l’épouser, elle avait refusé un beau jeune homme, porteur d’un grand nom, très riche, très puissant. Mais ce jeune homme s’appelait Orloff. Il était Russe et apparenté à une famille qui avait opprimé, terrorisé la Pologne. Le vieux comte Walewski, au contraire, était un patriote éprouvé. La jeune Marie portait dans sa poitrine l’âme d’une héroïne. L’amour de la patrie dominait son être. Elle donna sa main au vieux noble en souhaitant d’avoir un fils qui contribuât à délivrer la Pologne.

En attendant que cet héritier des Walewski grandisse, la jeune comtesse suit avec enthousiasme la marche triomphale de Napoléon. N’a-t-il pas infligé aux Russes les plus terribles désastres? A Austerlitz, elle tressaille de joie, la campagne de 1807 ajoute à son exaltation. Elle croit déjà Napoléon vainqueur, refoulant les oppresseurs moscovites dans les steppes et rendant aux Polonais leur patrie.

Dès lors, dans son cœur, l’admiration pour l’Empereur a pris une telle place qu’à la première occasion un autre sentiment doit naître inévitablement.

Les amis du comte Walewski, les patriotes comme lui, espérant le relèvement de la Pologne par les armes de Napoléon, furent aussitôt d’accord pour précipiter la belle comtesse dans les bras du monarque. Ils avaient remarqué l’attention profonde avec laquelle, à un bal, l’Empereur l’avait regardée. Le trouble, les bévues, les distractions de l’Empereur durant un dîner auquel elle assistait n’ont pas échappé à ces entremetteurs pour la bonne cause. Duroc les aide. Il faut que la comtesse appartienne à Napoléon. Elle usera de son influence sur lui pour le bien de la patrie. Tout le monde conspire contre sa vertu. L’amour de Napoléon, bientôt irrité, exacerbé, trouve partout des auxiliaires. Son mari même l’engage vivement à se rendre aux invitations de l’Empereur. Les nobles polonais évoquent pour elle l’histoire d’Esther qui, en usant de sa beauté pour conquérir Assuérus, délivra le peuple d’Israël accablé. On la presse, on l’entoure, on l’entraîne. Auprès du lit impérial, toute une nation éplorée semble veiller, la suppliant de consentir à un déshonneur qui sera la gloire de la patrie.

Napoléon lui multiplie les billets tendres, les déclarations, les cadeaux. Elle refuse les bijoux, elle ne veut rien répondre. Enfin on obtient d’elle une entrevue avec l’Empereur. Elle s’y rend, comme au supplice. Duroc l’introduit dans une pièce du palais. Elle se cache les yeux avec ses mains et s’affaisse, anéantie, dans un fauteuil.

Des baisers lui font retirer les mains, elle regarde: Napoléon est à ses pieds. La résistance fut longue. Elle pleura. Elle supplia. Napoléon eut le tact et l’habileté de ne pas la brusquer. Elle retourna chez elle, cette nuit-là, telle qu’elle était venue. Cette respectueuse attitude de l’Empereur la rassura. Elle revint, ramenée par Duroc, dans la chambre close du palais, et cette fois elle céda. Mais entre deux spasmes, entre deux baisers, elle trouva le moyen de parler de sa patrie à l’amoureux empereur qui ne proférait que des paroles passionnées.

On peut dire que Marie Walewska n’aimait point Napoléon quand elle devint sa maîtresse; mais depuis elle s’attacha fortement à lui; et quand elle lui donna un fils, qui fut le comte Walewski, président du Corps législatif sous le second empire, son amour devint une véritable passion. De son côté, Napoléon fut sincèrement épris. Jusqu’à sa chute, il lui demeura fidèle, ne cessant ses relations que dans les premiers temps de son mariage avec Marie-Louise. Elle alla le visiter à l’île d’Elbe, et durant les Cent-Jours elle ne le quitta pas. Pourquoi faut-il que la belle Polonaise, elle aussi, ait montré la fragilité de son sexe et l’ingratitude des maréchaux, à la chute définitive du grand soldat vaincu! L’une des nouvelles qui attristèrent le plus le captif à Sainte-Hélène fut l’annonce que le misérable Hudson-Lowe s’empressa de lui faire, du mariage à Liège, en 1816, de la comtesse Walewska avec le général comte d’Ornano, ancien colonel des dragons de la garde.

La nouvelle de la naissance de l’enfant d’Eléonore, apportée par la maréchale Lefebvre, avait aussitôt reporté la pensée de l’Empereur vers la belle Polonaise.

Puisqu’il pouvait engendrer, puisqu’il n’y avait aucun obstacle physique de son côté, et que l’absence d’héritier de l’empire provenait uniquement du fait de Joséphine, il songea que la comtesse Walewska était susceptible, elle aussi, de devenir mère.

Pourquoi n’adopterait-il pas son enfant?

Et s’il ne se décidait pas à une adoption, pourquoi ne chercherait-il pas dans les familles régnantes une princesse qu’il épouserait et qui lui donnerait un fils, ayant pour grand-père un roi, et dont par conséquent aucun souverain n’oserait par la suite contester les droits à l’hérédité de l’empire?

Napoléon agita longuement ces réflexions et ces projets dans son esprit, subitement échauffé à l’idée d’un mariage qui lui ôterait sa tare originelle de soldat parvenu. Son fils, l’enfant qu’il aurait d’une fille de maison souveraine, régnerait après lui en vertu de la fiction de l’hérédité du principe monarchique. La certitude où il se trouvait de pouvoir être père, avec une autre femme que Joséphine, lui fit envisager le divorce comme un instrument de consolidation pour son trône. L’amour qu’il ressentait pour la belle Polonaise le disposa à rompre le lien qui depuis tant d’années l’attachait à Joséphine.

Pour la première fois, il songea qu’elle était vieille, et rapidement il chercha dans sa mémoire quelle princesse, jeune et agréable, il pourrait rencontrer, dans les cours d’Europe, pour en faire une Impératrice.

Sa méditation fut interrompue par Rapp, l’avertissant que l’armée se mettait en marche et que le maréchal Lefebvre faisait, selon ses ordres, son entrée solennelle dans la ville de Dantzig.

XVIII
MONSIEUR LE DUC

Le 26 mai 1807, le maréchal Lefebvre fit son entrée solennelle dans la ville de Dantzig.

Il avait offert à ses deux collègues, le maréchal Lannes et le maréchal Mortier, de chevaucher à côté de lui, entre les deux rangs de troupes faisant la haie, et de recevoir le salut et l’épée du maréchal Kalkreuth, défilant avec la garnison vaincue.

Lannes et Mortier refusèrent: Lefebvre seul avait droit aux honneurs du triomphe, ayant été seul à la peine et aux dangers de ce siège mémorable.

Toutes les troupes qui avaient concouru à la prise de Dantzig fournirent un détachement d’honneur et entrèrent, tambour battant, drapeau déployé, derrière leur glorieux chef.

Le génie marchait en tête. Sur les six cents hommes que comportait cette troupe d’élite, la moitié avait péri dans les tranchées.

L’Empereur avait reconnu sa valeur, et l’ordre du jour suivant avait été lu, avant l’entrée dans la ville, à toute l’armée:

«La place de Dantzig a capitulé et nos troupes y sont entrées aujourd’hui à midi.

»Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes. Les sapeurs se sont couverts de gloire.»

Ce siège avait duré cinquante et un jours. La position formidable de la place, la force numérique égale chez l’assiégé aux troupes assiégeantes, l’insuffisance de l’artillerie de siège, le climat rude, la neige, la pluie, la boue, avaient contribué à prolonger la résistance.

La garnison fut fort éprouvée. Sur 18,320 hommes, 7,120 seulement sortirent vivants de la ville et des forts avoisinants.

L’effet moral de la reddition de Dantzig fut considérable. Le résultat matériel fut aussi très important: Napoléon trouva dans la ville des approvisionnements immenses: des grains et surtout du vin qui fut envoyé aux cantonnements de la Passarge. Le précieux liquide, sous ce climat froid, fut pour l’armée un cordial énergique, un élixir de bonne santé et de joyeuse humeur.

Napoléon, deux jours après l’entrée de Lefebvre, vint visiter les tranchées, inspecter les travaux. Il attribua au 44e et au 151e de ligne Dantzig pour garnison et invita tous les généraux à un grand dîner où Lefebvre fut placé à sa droite.

Avant le repas, tandis que tous les généraux et les maréchaux Lefebvre, Lannes et Mortier attendaient l’arrivée de l’Empereur, le grand maréchal Duroc parut, portant une épée à la poignée finement ciselée, enrichie de diamants.

Un officier l’accompagnait avec un coussin de velours rouge sur lequel était posée une couronne d’or fermée.

Duroc tenant l’épée, et l’officier le coussin avec la couronne, se postèrent des deux côtés du fauteuil réservé à Napoléon.

Celui-ci vint bientôt. Il portait son costume ordinaire de colonel de chasseurs et semblait sourire avec malice en regardant le coussin, la couronne et l’épée.

Il demeura debout et dit avec solennité à Duroc:

—Veuillez inviter notre cher et bien-aimé maréchal Lefebvre à s’approcher.

Duroc fit un salut et se tourna vers Lefebvre qui, aussitôt, se dirigea vers Napoléon.

Machinalement il avançait la main, pensant que l’Empereur allait, pour le féliciter publiquement de la prise de Dantzig, lui donner devant tous une accolade fraternelle.

Mais Napoléon reprit:

—Grand-maréchal, veuillez inviter M. le duc de Dantzig à ployer le genou pour recevoir l’investiture!...

Lefebvre, à ce titre inconnu de duc de Dantzig, s’était retourné comme si l’Empereur se fût adressé à quelqu’un d’autre derrière lui, un fonctionnaire prussien, un fonctionnaire russe, car il n’y avait, parmi les Français, ni duc ni duché.

Duroc se pencha vers lui, murmurant:

—Agenouille-toi!...

Et il vit l’officier assistant Duroc qui lui passait le coussin sous les genoux, tandis que Napoléon, prenant la couronne, la lui plaçait sur la tête...

Stupéfait, ahuri, Lefebvre se laissait faire et il ne comprit à peu près la haute et curieuse fortune dont il était l’objet, que lorsque Napoléon, prenant l’épée et lui frappant légèrement trois coups sur l’épaule, lui dit avec la gravité d’un pontife officiant:

—Au nom de l’Empire, par la grâce de Dieu et en vertu de la volonté nationale, Lefebvre, je te fais en ce jour duc de Dantzig, pour jouir et profiter des avantages et privilèges que nous attachons à cette dignité!...

Puis d’une voix plus douce:

—Relevez-vous, monsieur le duc de Dantzig, et venez embrasser votre Empereur!...

Immédiatement, des tambours, placés sous les fenêtres du palais, battirent aux champs et tous les maréchaux, généraux et officiers présents entourèrent le nouveau duc pour le féliciter.

C’était un acte politique d’une importance énorme que cette élévation d’un soldat parvenu comme Lefebvre à un de ces titres, abolis par la Révolution, jadis odieux à la nation, à présent oubliés, presque ridicules.

Napoléon voulait consolider son trône et sa dynastie à l’aide d’une aristocratie neuve. Il avait cherché par mille séductions, par des mariages avantageux, par des emplois et des charges, à attirer à sa cour les représentants de l’ancienne aristocratie. A présent, il voulait créer une noblesse à lui, provenant, comme celle des croisades de la gloire militaire, et dans sa pensée ces nouveaux nobles, illustrés par vingt victoires, avec le temps, par des alliances et grâce aux dotations qu’il se proposait de leur accorder, se mêleraient, se confondraient avec les descendants des familles de la vieille France. Ainsi selon lui serait cimentée l’union des deux France et son œuvre dynastique serait parfaite.

Cette pensée de créer une noblesse d’empire s’ajoutait, dans son cerveau, à ses vagues projets de divorce à ses rêves d’alliance avec une famille souveraine.

Il voulait refaire une société ayant des degrés, des hiérarchies, dans une pyramide superbe au sommet de laquelle, isolé par sa grandeur, il siégerait, lui, l’Empereur.

Au-dessous de lui ses frères devenus rois, Louis ayant la Hollande, Joseph l’Espagne, Jérôme la Westphalie.

A côté d’eux, un peu au-dessous, son beau-frère Murat, roi de Naples, Eugène, vice-roi d’Italie.

Puis des princes, les grands héros des batailles, Ney, Berthier; des ducs, Lefebvre, Augereau, Lannes, Victor, Soult; des comtes et des barons, parmi lesquels des administrateurs, des financiers, des diplomates, enfin les simples chevaliers, les légionnaires qu’il avait institués au camp de Boulogne.

Par cet échafaudage savant et adroit, il redonnait à l’ordre social reconstitué ses cadres, son organisation, sa forme féodale, et dans le moule de l’ancienne France, il jetait, à pleines poignées, la matière révolutionnaire.

C’est pour cette raison qu’ayant décidé de refaire une noblesse et de créer des ducs et des comtes d’Empire, son choix s’était d’abord arrêté sur Lefebvre.

La bravoure légendaire, les services militaires, la probité inattaquable de Lefebvre, à une époque où les généraux les plus illustres, comme Masséna, étaient de fieffés déprédateurs, justifiaient cette distinction, dont le siège de Dantzig fournissait le prétexte. Mais, en réalité, Napoléon, en faisant de Lefebvre le premier duc de son empire, cherchait à frapper l’esprit de son armée et à bien mettre en lumière la nature et le caractère de la nouvelle noblesse.

C’était parce qu’il était fils de paysan, et qu’il l’avait connu sergent aux gardes-françaises que l’Empereur prit Lefebvre comme prototype des serviteurs que sa volonté anoblissait.

Le nouveau duc, qui d’ailleurs, avec l’épée et la couronne, recevait une dotation de cent mille livres,—mais dont le titre et le majorat n’étaient stipulés transmissibles que si ses héritiers servaient dans l’armée, précaution prise par Napoléon vis-à-vis du fils de Lefebvre, fort peu militaire,—souleva naturellement beaucoup d’envie. Il stimula aussi l’héroïsme et le dévouement de ses compagnons d’armes. Chacun, en secret, pensait à s’illustrer davantage afin d’obtenir de l’Empereur une distinction analogue à celle qui venait tout à coup de placer au premier rang de la société impériale l’ancien sergent, le volontaire de 92, l’officier subalterne de l’armée de Sambre-et-Meuse.

Tout ému par l’embrassade de l’Empereur, un peu gêné par la couronne qui tenait mal sur sa tête et cherchant où placer l’épée ducale qui venait se substituer au sabre des Pyramides, le duc de Dantzig dit à Duroc, qui le félicitait:

—Moi! je m’en f... de tout cet attirail-là... Mais c’est ma bonne femme qui va être bougrement contente! Catherine duchesse, vois-tu ça, Duroc!

Et comme il riait de franc cœur, il aperçut dans l’état-major de Lannes un jeune officier, appartenant à une ancienne famille noble, qui le regardait avec un sourire moqueur.

Il alla droit à lui et l’apostropha ainsi:

—Vous me raillez, monsieur, parce que je porte un titre que je dois à moi-même, tandis que vous, c’est le hasard de la naissance qui vous a fait comte! Riez, monsieur le vaniteux, parlez fièrement de vos aïeux... Chacun de nous a son orgueil: Vous êtes un descendant, vous; moi, je suis un ancêtre!...

Et, tournant le dos à l’ancien noble interdit, Lefebvre dit à Duroc:

—Mon cher maréchal, quand donc l’Empereur donnera-t-il le signal de se mettre à table?

—Vous avez faim, Lefebvre?

—Non!... Mais plus vite l’Empereur nous fera dîner, plus vite nous serons libres... Et j’ai une furieuse envie d’être le premier à embrasser et à féliciter madame la duchesse de Dantzig.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

QUATRIÈME PARTIE
LA DUCHESSE


I
CHEZ L’IMPÉRATRICE

On attendait l’Empereur.

Victorieux, maître de l’Europe, ayant imposé son amitié à la Russie et sa volonté à la Prusse, Napoléon allait, pour peu de temps, rentrer en triomphateur dans Paris.

Selon ses ordres, Joséphine avait dû donner des réceptions, inviter des personnages diplomatiques, tenir rang de souveraine.

Une soirée avait été organisée aux Tuileries en l’honneur de la nouvelle duchesse de Dantzig.

Tout le petit grand monde, vivant et intrigant autour de Joséphine, se préoccupait de cette réception.

On se demandait, avec ironie, comment la duchesse récente tiendrait son rang.

Les mauvaises langues se donnaient du jeu. On rappelait, avec des rires mal étouffés, que la maréchale avait jadis été blanchisseuse.

Beaucoup de ces femmes venimeuses étaient d’extraction humble et plus d’une avait dans son passé des aventures louches et des anecdotes scandaleuses.

La bonne Catherine, elle, jouissait d’une réputation sans tache.

Elle paraissait même ridicule à force d’aimer son mari.

Blanchisseuse, cantinière, générale, femme d’un grand officier de l’empire et même madame la maréchale, elle n’avait eu, dans sa noble existence, la fille du peuple devenue grande dame de la Révolution couronnée, qu’un seul amour: son homme, son Lefebvre.

Lui, de son côté, lui avait gardé une fidélité rare chez les terribles sabreurs de l’Empire.

Il n’avait pas même eu les faiblesses accidentelles et permises de son maître, de son ami, de son dieu: Napoléon pouvait tromper, en passant, l’Impératrice; Lefebvre hochait la tête en souriant et disait: «C’est le seul terrain où je ne suivrai pas l’Empereur!»

Et puis, avec son rire de brave homme, il ajoutait devant ses aides de camp moins scrupuleux:

—Si je trompais Catherine, voyez-vous, ça me gênerait pour cogner sur les Prussiens!... Je penserais à elle tout le temps, j’aurais des remords, et il faut avoir le cœur sain et la conscience tranquille pour se battre, comme nous le faisons, un contre vingt!...

Le brave Lefebvre ne rougissait nullement de sa vertu conjugale. Il était, il le faut dire, pour la probité, pour la fidélité et pour l’héroïsme, une exception en tout, cet Achille paysan sorti des rangs du peuple, resté naïf, toujours républicain, qui avait refusé d’être le collègue de Carnot et de Barras au Directoire, ne se jugeant pas assez capable, et qui n’aimait que trois choses sur la terre: sa femme, sa patrie, son empereur. Les autres maréchaux, qui se moquaient de lui, ne devaient pas l’imiter et devaient trahir par la suite la France et Napoléon, avec la même facilité qu’ils faisaient ce qu’ils appelaient «une queue» à leurs épouses, d’ailleurs rarement en reste avec eux.

La réception de l’Impératrice était au grand complet lorsque la maréchale se présenta.

Caroline et Elisa, les deux sœurs de Napoléon, étalaient leur insolence et leur impudente convoitise.

Caroline était reine de Naples. Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr, ne possédait que la principauté de Lucques et celle de Piombino. D’où rivalité sourde et guerre d’épigrammes entre les deux sœurs.

Dans le cercle brillant qui entourait Joséphine, on voyait au premier rang Junot, gouverneur de Paris, l’ancien sergent dont Bonaparte avait fait son aide de camp, puis un général de division, fort assidu auprès de la reine de Naples.

Leurs amours, très peu cachées, faisaient scandale.

La voiture de Junot attendait jusqu’à des heures très avancées dans la cour de l’hôtel de Caroline. Murat, occupé à sabrer, ne se doutait de rien. Junot, tireur de pistolet de premier ordre, se vantait de faire Caroline veuve, quand elle en témoignerait le désir. Une seule crainte les retenait: l’arrivée de l’Empereur. Lui absent, tout le monde à sa cour se lâchait, s’abandonnait, ne connaissait ni freins, ni lois. La seule nouvelle de son arrivée forçait à rentrer sous terre tous ces orgueilleux subalternes dont sa volonté, sa gloire et son génie faisaient des personnages. Seules, les deux abominables mégères qu’il avait le malheur d’avoir pour sœurs, car Pauline Borghèse, une simple prostituée, ne comptait pas, osaient braver le terrible vainqueur. Il avait la sottise d’aimer, d’adorer sa famille, ces êtres méprisables et sans valeur pour lesquels il avait prodigué les faveurs. Dans l’affaire de Junot, toutefois, à son retour, il se fâcha. Il reprocha à son vieil ami, le sergent Junot, une brute dont il avait fait le gouverneur de Paris, de compromettre trop publiquement la reine de Naples, et il l’exila en Portugal, avec le grade d’ambassadeur et le titre de duc d’Abrantès. Sa colère, on le voit, n’était pas bien terrible vis-à-vis des soudards sans mérite qui abusaient de sa familiarité et rêvaient, comme ce pauvre Junot, de lui succéder sur le trône en devenant le mari de sa sœur.

La folie dynastique de Napoléon a sévi plus fortement sur la famille de Napoléon et sur ses maréchaux que sur lui-même.

Epoux de l’archiduchesse d’Autriche, père du roi de Rome, il pouvait se croire entré de plain-pied dans le concert monarchique; mais un Murat, un Junot, un Joseph, s’imaginer gouverner la France et le monde après lui, c’était folie!... Cette folie-là, cependant, a servi de raison aux traîtres: les Talleyrand, les Fouché, les Bernadotte, les Marmont l’ont exploitée terriblement en appelant à eux l’étranger et en livrant la France, grâce à la trahison de l’infâme Marie-Louise, à leurs bons amis les Cosaques et les Prussiens.

A l’heure où la maréchale Lefebvre devait se rendre chez Joséphine, le brave maréchal déjeunait avec l’Empereur.

Pendant le déjeuner que servait Constant, Lefebvre eut deux ou trois absences.

Chaque fois que Napoléon l’appelait: «monsieur le duc», il tressaillait comme s’il se fût agi d’une personne étrangère à qui la parole était adressée.

Napoléon parfois aimait à plaisanter.

Il savait Lefebvre honnête et pauvre.

Il l’avait fait duc, il voulait le faire riche.

A table, en tiers avec Berthier, il lui dit brusquement:

—Aimez-vous le chocolat, monsieur le duc?

—Mais oui... sire!... j’aime le chocolat si vous le voulez, j’aime tout ce que vous aimez, moi!...

—Eh bien! je vais vous en donner une livre... c’est du chocolat de Dantzig... il est juste que vous goûtiez des produits de cette ville, puisque vous l’avez conquise...

Lefebvre s’était incliné, gardant le silence. Il ne comprenait pas toujours très bien ce que l’Empereur lui disait. Il craignait souvent de répondre une bêtise. Alors, il se taisait et attendait.

Napoléon s’était levé. Il avait pris sur une petite table une cassette, d’où il sortit un paquet long ayant à peu près la forme d’une livre de chocolat enveloppé.

Il le donna au maréchal en disant:

—Duc de Dantzig, acceptez ce chocolat. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié.

Lefebvre prit sans façon le paquet, le fourra dans la poche de son uniforme et se rassit à table en disant:

—Sire, je vous remercie, je donnerai ce chocolat-là à l’hôpital... c’est excellent, paraît-il, pour les malades...

—Non! fit l’Empereur en souriant, gardez-le pour vous... je vous en prie!...

Lefebvre salua et grommela:

—Drôle d’idée qu’a l’Empereur de me fourrer du chocolat comme à une petite maîtresse!...

Le déjeuner se poursuivait.

Un pâté représentant la ville de Dantzig, chef-d’œuvre du cuisinier impérial, fut servi.

L’Empereur, avant de l’entamer, s’arrêta et dit:

—On ne pouvait donner à ce pâté une forme qui me plût davantage! A vous le signal d’attaquer, monsieur le duc, voilà votre conquête... à vous d’en faire les honneurs!

Et il passa le couteau à Lefebvre qui découpa le pâté auquel les trois convives donnèrent un vigoureux coup de dent.

Le maréchal rentra chez lui enchanté de l’amabilité de son souverain.

—Quel dommage que Catherine n’ait pas été là! dit-il en soupirant... jamais Sa Majesté n’a été de meilleur poil... mais quel singulier cadeau que ce chocolat de Dantzig!...

Et machinalement il défit le paquet remis par Napoléon.

Il y avait sous le papier de soie, entassés par liasses, trois cent mille francs en billets de banque.

C’était le cadeau fait au nouveau duc pour soutenir son rang.

Depuis ce temps, entre troupiers, car Lefebvre ne cacha nullement le bienfait de l’Empereur, on appela toute aubaine, tout rabiot, du «chocolat de Dantzig».

La faveur dont le maréchal jouissait auprès de l’Empereur servait sans doute à protéger sa femme contre les médisances et les propos aigres-doux.

Toutefois, les deux sœurs de Napoléon et les dames qui cherchaient à leur plaire ne voulaient pas manquer une occasion aussi propice que la réception de l’Impératrice pour l’humilier et lui rappeler son humble origine.

Les circonstances favorisaient les venimeuses pécores.

Catherine Lefebvre, en grand costume, la tête surchargée d’un panache de plumes d’autruche blanches dominant l’échafaudage de sa coiffure savante, traînant sa robe de cour, chef-d’œuvre de Leroy, et fort embarrassée de son long manteau de velours bleu ciel semé d’abeilles d’or, avec la couronne ducale brodée aux coins, s’avança radieuse et pourtant intimidée sur le seuil du salon.

La Sans-Gêne, cette fois, était gênée.

Elle avait répété, le matin, avec Despréaux, le cérémonial de sa présentation en qualité de duchesse, ayant rang à côté des reines auprès de l’Impératrice, et tout en veillant à ne point s’empêtrer dans sa traîne, elle repassait mentalement son rôle.

L’huissier, court, rougeaud, majestueux, qui bien des fois auparavant l’avait introduite aux Tuileries, la voyant avancer, s’empressa d’annoncer de sa plus belle voix:

—Madame la maréchale Lefebvre!

Catherine se retourna à demi, murmurant:

—Il ne sait pas son rôle, le larbin!

L’Impératrice, cependant, descendant de son trône, venait au devant de la maréchale.

Toujours gracieuse, Joséphine accueillit ainsi la femme du conquérant de la place forte septentrionale:

—Comment se porte madame la duchesse de Dantzig?

—Je me porte comme le Pont-Neuf! répondit sans façon Catherine, et Votre Majesté pareillement, je suppose?...

Et se tournant vers l’huissier, imperturbable:

—Hein! ça te la coupe, fiston! dit-elle avec un geste de satisfaction.

Elle prit place dans le cercle des dames, au milieu de rires étouffés et de clignements d’yeux railleurs.

Bien que l’Impératrice cherchât à la mettre à son aise, en lui adressant de bienveillantes paroles, Catherine s’aperçut qu’on se moquait d’elle.

Elle se pinça les lèvres, se retenant pour ne pas apostropher les insolentes et leur clore le bec.

—Qu’ont-elles donc après moi, toutes ces chipies-là? murmura-t-elle. Ah! si l’Empereur était ici, ce que je me donnerais le plaisir de leur lâcher ce que j’ai sur le cœur!...

Comme la conversation prenait un tour assez vif parmi les dames, et que la pauvre duchesse se trouvait sur le tapis, enrageant de ne pas répondre, un personnage rasé, à mine discrète et à physionomie chafouine, que la plupart des courtisans considéraient avec une attention qui semblait à la fois méprisante et craintive, s’approcha d’elle.

—Vous ne me reconnaissez pas, madame la duchesse? dit-il en saluant obséquieusement.

—Pas précisément, répondit Catherine, je jurerais pourtant que je vous ai vu quelque part...

—C’est exact!... nous sommes de vieilles connaissances... Quand vous n’étiez pas encore au rang élevé où j’ai l’honneur de vous saluer...

—Vous voulez dire quand j’étais blanchisseuse?... Oh! ne vous gênez pas, monsieur, je ne rougis pas de mon ancien état. Lefebvre non plus! J’ai conservé dans une armoire mon modeste costume d’ouvrière; il a gardé, lui, son uniforme de sergent aux gardes-françaises!...

—Eh bien! madame la duchesse, reprit l’homme doux, à la parole onctueuse, et dont l’allure avait un peu du prêtre et beaucoup du bandit, à cette époque déjà lointaine, dans un bal populaire où j’eus le plaisir de me trouver en votre compagnie... j’étais votre client... presque votre ami... un sorcier vous fit la prédiction que vous seriez un jour duchesse...

—Oui, je me souviens de ce diseur de bonne aventure... Bien des fois, avec Lefebvre, nous avons rappelé ces souvenirs... Et ne vous a-t-il rien raconté à vous, le sorcier?

—Si fait!... j’ai eu aussi mon horoscope... et, comme pour vous, il s’est réalisé...

—Vraiment! et que vous avait-il prédit?

—Que je serais un jour ministre de la police!... et je le suis! ajouta le personnage avec un fin sourire.

—Vous êtes M. Fouché! fit Catherine tressaillant, un peu inquiète du voisinage de cet homme redoutable, en qui, avec l’instinct des femmes, elle flairait le traître.

—Pour vous servir, madame la duchesse! dit tout bas, en s’inclinant, le félin courtisan.

Et il reprit aussitôt, faisant ses offres de services, car voyant la faveur dont Lefebvre et sa femme recevaient les témoignages de l’Empereur, il cherchait à se concilier les bonnes grâces de la nouvelle duchesse:

—Vous aurez ici pas mal de rivales, d’ennemies même, madame la duchesse, permettez-moi de vous avertir de certains périls... Ne donnez pas à ces dames le plaisir de profiter de quelques ignorances, de quelques imprudences de langage, dont vous ne craignez pas de leur offrir la pâture...

—Vous êtes bien honnête, monsieur Fouché! j’accepte votre offre! répondit avec bonhomie Catherine. Vous m’avez connue dans le temps, vous savez bien, vous, que je ne fais pas de manières... Mais je n’ignore pas qu’il y a des choses qu’il ne faut pas dire en société... Seulement je ne me rends pas toujours compte, je laisse aller ma langue et va te faire fiche!... vous comprenez ça, vous qui, en votre qualité de ministre de la police, devez être un malin!...

—Il y a des choses que je sais, d’autres qui m’échappent, répondit modestement Fouché... Tenez, madame la duchesse, voulez-vous m’autoriser à vous crier casse-cou, comme au jeu de colin-maillard, lorsque vous vous avancerez, trop hardiment, à l’aveuglette, parmi les chausse-trapes dont cette cour est, comme toutes les cours d’ailleurs, largement munie?...

—Volontiers, monsieur Fouché, vous m’obligerez infiniment; je suis si ignorante des usages des palais, moi, qui n’ai quitté le fer à repasser que pour porter le bidon de la cantinière!

—Eh bien! madame la duchesse, observez-moi et quand je taperai, comme ceci, avec les deux doigts, sur ma tabatière, arrêtez-vous... il y aura casse-cou!

Et Fouché donna deux légers coups sur la boîte d’écaille où il puisait son tabac.

—C’est entendu, monsieur Fouché, je ne vous perdrai pas de vue, ni vous, ni votre tabatière...

—Ma tabatière surtout!

Et cet arrangement fait, tous deux suivirent l’Impératrice qui engageait ses invités à passer dans le salon voisin où une collation était préparée.

II
LA REVANCHE DE CATHERINE

Les propos médisants et les commérages caustiques avaient accompagné la maréchale Lefebvre dans la salle du souper.

La reine de Naples et sa sœur Elisa avaient groupé autour d’elles quelques bonnes amies, faisant des gorges chaudes sur la duchesse improvisée.

Caroline montrait, sous l’éventail, un billet écrit par la maréchale à Leroy, le costumier de la cour, procuré à prix d’or, et où se lisait cette rédaction singulière: «Veuillez, M. Leroy, ne pas manquer de m’apporter demain ma robe de catin...»

Elisa racontait que la duchesse se présentant chez elle, en compagnie de la maréchale Lannes, avait dit à l’huissier:

«Annoncez la maréchale Lefebvre et la celle à Lannes.»

Une autre anecdote plus croustilleuse était même encore à l’actif de la pauvre Catherine, devenue le plastron de toutes ces pimbêches couronnées.

Un jour, un diamant assez beau, qu’elle gardait dans un écrin, disparut. La maréchale s’aperçut assez promptement de cette perte. Elle soupçonna un frotteur qui, seul, avait pu s’introduire dans la chambre où était le bijou.

Le chevalier de l’encaustique niait énergiquement.—Qu’on le fouille! dit un agent de police que les domestiques, craignant d’être soupçonnés, avaient été quérir.

L’homme fut l’objet d’une perquisition en règle. On le déshabilla même. Rien ne fut trouvé.

—Mes enfants, vous n’y connaissez rien! dit la maréchale qui assistait à la fouille... Si vous aviez, comme moi, vu à l’œuvre Saint-Just, Lebas, Prieur et les autres commissaires de la Convention aux armées, qui à chaque instant faisaient fouiller des soldats, des sergents, des colonels aussi, qui chapardaient chez l’habitant, vous sauriez qu’il y a d’autres cachettes pour les filous que les poches, les bas ou les chapeaux... Laissez-moi faire!

Alors, avec un sans-façon qui eût été plaisant sans la gravité de l’affaire pour le voleur, la maréchale explora l’individu mis à nu devant elle et retira le diamant caché dans une cavité intime, que l’agent n’avait pas jugé à propos de sonder.

L’aventure fit du bruit, et les bonnes âmes de la cour ne se tenaient pas de rire, quand sur leurs instances hypocrites, naïvement, la maréchale narrait les détails de son exploration.

Elisa voulait se donner la joie de faire raconter à nouveau l’histoire de la fouille devant l’Impératrice.

Elle mettait donc Catherine sur la voie et celle-ci allait tomber en plein dans le piège, quand une légère toux la fit se retourner.

Fouché, à quelques pas d’elle, tapait nerveusement sur sa tabatière.

—Diable! il me crie casse-cou!... j’allais encore lâcher quelque sottise! se dit-elle... heureusement que Fouché m’avertit... Je le suppose une franche canaille, mais il peut donner un bon avis...

Et aussitôt, intelligente et primesautière comme elle l’était, l’idée lui vint de donner une leçon à toutes ces fausses grandes dames, qui n’étaient riches, superbes, éblouissantes, que par le hasard de la richesse et la bonté de Napoléon.

Elle s’avança au milieu du cercle moqueur, et regardant bien en face Caroline et Elisa, leur dit, avec une ironie qui les démonta:

—Parbleu! majesté, et vous, madame la princesse, vous faites bien de l’honneur à une pauvre femme comme moi parce qu’elle a réussi à surprendre un voleur... un méchant voleur... un voleur de rien du tout... un domestique, un frotteur, qui n’était ni maréchal, ni roi, ni apparenté à l’Empereur... ce sont ces filous de peu que l’on prend, mesdames; les autres, on les regarde, on les salue!... En vérité, j’ai eu tort et j’aurais dû laisser le diamant volé à ce malheureux, lorsque tant de voleurs couronnés viennent piller l’Empire et se partager les dépouilles de notre pauvre pays de France!...

Les paroles de Catherine produisirent un effet foudroyant dans le brillant entourage de la reine de Naples.

Fouché s’était avancé de quelques pas et multipliait les frappements de l’index et du médius sur sa tabatière.

Mais Catherine était lancée. Elle ne voulait pas s’arrêter.

Faisant donc la sourde oreille, elle continua en regardant avec hardiesse les dames consternées:

—Oui, l’Empereur est trop bon... trop faible... Il laisse, lui qui ne sait pas ce que c’est que l’argent, lui sobre, économe, et qui vivrait avec une solde de capitaine, tous ceux que sa faveur a pris dans les rangs les plus humbles de la société, piller, ravager, voler ouvertement et consommer la substance des peuples. Ce ne sont pas les frotteurs qui s’emparent des bijoux laissés dans les appartements, ce sont les maréchaux, ce sont les souverains que l’Empereur a faits qu’on devrait déshabiller et fouiller à fond!...

Sa voix tremblait de colère. Forte de l’incontestable probité de Lefebvre, l’honneur fait soldat, Catherine Sans-Gêne fouaillait en plein visage toutes ces femmes insolentes dont les maris parvenus volaient l’empire en attendant qu’ils trahissent l’Empereur.

Caroline de Naples était audacieuse, et l’orgueil d’être reine lui donnait une audace plus grande:

—Madame la duchesse voudrait peut-être nous ramener à l’époque des vertus républicaines! fit-elle avec un ricanement méprisant. Oh! le beau temps vraiment où l’on se tutoyait et où l’on était suspect quand on se lavait les mains!...

—N’insultez pas les soldats de la République! dit Catherine d’une voix frémissante, ils furent tous des héros... Lefebvre en était!... Ils ne se battaient pas, comme vos maris, comme vos amants, mesdames, pour conquérir des grades, des privilèges, des dotations, pour rançonner les provinces et piller les trésors publics... Les soldats de la République combattaient pour affranchir les peuples opprimés, pour délivrer les hommes en servitude, pour glorifier la France et défendre sa liberté... Ceux qui sont venus après se sont battus bravement, sans doute, mais les profits de la Gloire, plus que la Gloire elle-même, voilà ce qui les attire... Ce qu’ils cherchent surtout dans la victoire, c’est le butin qui suit les charges de cavalerie que conduit, d’ailleurs héroïquement, votre roi Murat... L’Empereur ne voit pas que le jour où la fortune se lassera de le servir, le jour où il n’y aura plus de pillage à entreprendre, mais où il faudra défendre, avec l’aigle blessé, le sol de mon Alsace envahie, peut-être la terre de Champagne, tous ces beaux vainqueurs demanderont à se reposer... pas un ne voudra se battre pour l’honneur et pour la patrie... tous réclameront la paix, tous prétendront que la France a été épuisée, surmenée, et qu’elle aspire au repos... Ah! notre cher Empereur les regrettera les soldats de la République!... Quand il cherchera autour de lui les amis du danger, les soldats du péril, il ne trouvera que des époux de reine qui voudront conserver leur trône d’un instant!...

Chacune des paroles de Catherine cinglait en plein visage les princesses démontées.

Elisa se leva brusquement, disant à Caroline:

—Retirons-nous, ma sœur, nous ne saurions répondre en son langage à une blanchisseuse dont la faiblesse de notre frère a fait une duchesse!...

Toutes deux quittèrent la salle avec des airs offensés, après un bref salut à l’Impératrice qui ne comprenait rien à la colère de ses hautaines belles-sœurs.

Fouché s’était rapproché de Catherine.

—Vous avez eu la langue un peu vive, madame la duchesse, dit-il, avec son sourire effacé d’ancien oratorien... J’avais cependant prodigué les avertissements... sur ma tabatière... mais vous étiez partie, rien ne vous arrêtait...

—Rassurez-vous, monsieur Fouché, dit avec calme Catherine, je raconterai tout à l’Empereur, et quand il saura comment les choses se sont passées, l’Empereur m’approuvera!...

III
L’ALLIANCE RUSSE

La France, le 22 juin 1807, était victorieuse partout.

Lefebvre avait pris Dantzig; le 14 juin, Napoléon avait battu l’armée russe à Friedland et Soult s’était emparé de Kœnigsberg.

Le 14 juin était un anniversaire glorieux, et Napoléon, superstitieux, livra avec confiance la bataille ce jour, qui était celui de la date de Marengo.

L’armée russe tout entière, commandée par le général Benningsen, marchait sur la ville de Friedland pour couvrir Kœnigsberg menacé.

La rivière l’Alle serpente autour de Friedland. Plusieurs ponts existaient sur ce cours d’eau.

Le maréchal Lannes, avec 10,000 hommes comprenant les grenadiers et les voltigeurs d’Oudinot, avec des hussards, des dragons, sous les ordres de Grouchy, vint barrer le chemin à l’armée russe.

A trois heures du matin le feu commença.

L’action devait être décisive. C’était l’effort brusque et complet de toutes les forces dont l’empereur de Russie disposait. Alexandre avait promis à Frédéric-Guillaume de tenter un suprême combat pour sauver la Prusse.

Lannes, avec des forces trop inférieures, se trouvait en péril, quand Mortier entra en ligne avec la division Dupas. A ce moment, le maréchal Mortier eut son cheval abattu sous lui par un boulet de canon. Pour lui aussi la destinée n’avait pas encore marqué l’heure fatale. Ce n’est pas sous le feu de l’ennemi, au milieu de la mêlée qu’il devait rencontrer la mort: bien des années plus tard, sur le boulevard du Temple, à une revue de la garde nationale, les projectiles de la machine de Fieschi, visant Louis-Philippe, devaient l’abattre.

La résistance de Lannes permit à Napoléon d’arriver.

Il galopait, radieux, confiant, en avant de son escorte, impatient de prendre part à l’action et de commander en personne la victoire.

Oudinot, tout sanglant, son uniforme troué, lui cria en passant:

—Hâtez-vous, sire, mes grenadiers n’en peuvent plus... mais donnez-moi du renfort et je f... tous les Russes à la rivière!

Napoléon fit un signe de la main et, arrêtant son cheval, braqua sa lunette sur le champ de bataille.

La journée était déjà avancée. Lannes, Mortier, Ney, qui l’entouraient, conseillèrent de remettre au lendemain la bataille. On aurait le temps de rassembler toute l’armée.

—Non! répondit l’Empereur, il faut continuer ce que vous avez si bien commencé... on ne surprend pas deux fois l’ennemi en pareille faute!...

Et il expliqua à ses maréchaux attentifs comment il comptait battre sur-le-champ les Russes, qui ne pouvaient se déployer dans la plaine, gênés qu’ils étaient par le cours sinueux de l’Alle.

Avec une clairvoyance et une promptitude merveilleuses, il décida d’occuper la ville de Friedland, qui formait le fond de la cuvette de l’Alle. Il fallait donc enlever d’abord les ponts formidablement défendus. On attaquerait à droite, et l’on pousserait devant soi les Russes acculés à la rivière. Pour réussir cet audacieux mouvement tournant que Napoléon devait diriger, il lui fallait charger un chef sûr et intrépide de la prise des ponts.

Ce fut à Ney, le brave des braves, qu’il s’adressa.

Il le prit brusquement par le bras et, lui montrant Friedland:

—C’est là qu’il faut aller, dit-il. Marchez droit devant vous, sans regarder ni derrière, ni autour... Enfoncez dans cette masse d’hommes et de canons... Enlevez les ponts... Entrez dans Friedland, coûte que coûte... Ne vous inquiétez pas de ce qui se passera à votre droite, à votre gauche, ni sur vos derrières. Je suis là avec l’armée pour y veiller... Allez, maréchal, et donnez à Marengo un anniversaire immortel!...

Ney partit avec un tel enthousiasme que l’Empereur dit, en le montrant à Mortier:

—Ney, ce n’est plus un homme, c’est un lion!

Tandis que le héros destiné à périr sous les balles des assassins de la Restauration, marchait vers les ponts que gardaient si énergiquement les Russes, l’Empereur rassembla ses généraux et, avec un sang-froid prodigieux, leur dicta à tous ses instructions, de peur que dans le trouble de cette hardie manœuvre des points fussent omis ou des ordres oubliés.

Il plaça Ney à droite, Victor entre Ney et Lannes, Mortier un peu en arrière, puis la division des braves Polonais commandés par Dombrowski et les dragons de Latour-Maubourg.

L’armée française ainsi échelonnée formait une masse imposante de quatre-vingt mille hommes.

L’ordre bien donné de ne pas marcher en avant sur la gauche et d’attendre que les Russes fussent écrasés à droite, fut bien compris, admirablement exécuté.

Le feu avait presque cessé. Les Russes pensaient la bataille terminée, au moins pour ce jour-là.

Dans un silence, semblable à ces lourdes accalmies qui précèdent le fracas d’un orage, l’armée se massait et prenait ses dispositions de combat.

Un signal devait être donné par une batterie de vingt pièces de canon, auprès de laquelle se plaça Napoléon.

Napoléon, comme le cavalier prudent, laissait souffler ceux qui portaient sa fortune et la gloire de la France.

Résistant aux impatientes demandes des généraux et des soldats qui voulaient aborder l’ennemi, avec calme il attendait que le mouvement tournant qu’il avait combiné fût commencé.

Alors il donna le signal.

Ney lança ses hommes en avant. Ce fut une descente dans une fournaise. L’artillerie russe couvrait de mitraille les assaillants. Un instant les ravages furent si terribles, car des files entières d’hommes étaient emportées par les boulets venant de face et de côté, que l’infanterie de la division Bisson hésita, s’arrêta.

Napoléon ordonna alors sur-le-champ au général Sénarmont de se transporter avec son artillerie en face des batteries russes.

Audacieusement, sous le feu de l’ennemi, le général disposa ses pièces. On se battit d’une rive à l’autre, à coups de canon, à portée de fusil.

Les Russes, écrasés par ce feu roulant, tombent d’eux-mêmes dans la ratière que leur a tendue Napoléon. La garde impériale alors, cachée dans un ravin, se montre et, baïonnette au canon, aborde enfin les vaillants soldats russes.

Ce fut une épouvantable et glorieuse boucherie, la fête horrible de l’arme blanche. Un combat des temps anciens. Les Russes perdent du terrain. Les ponts sont enlevés, incendiés, et le maréchal Ney rejoint le général Dupont au milieu de Friedland en flammes.

Alors Napoléon, comme un mécanicien qui pousse et manœuvre à son tour, à son heure, les leviers d’une machine bien réglée, donna l’ordre de porter toute l’armée en avant. La poussée fut formidable. L’armée russe en débandade s’évanouit dans l’obscurité. Il était dix heures du soir et Napoléon, victorieux, descendant de cheval, mordit dans un morceau de pain de munition que lui tendit un soldat. C’était son premier repas de la journée.

Au moment où il s’approchait d’un feu de bivouac pour sécher ses bottes mouillées au passage d’un ruisseau, une immense clameur s’éleva des rangs du corps d’armée de Lannes:

—Vive l’Empereur d’Occident! criaient les soldats enthousiasmés.

Napoléon n’eut aucun mouvement de satisfaction et d’orgueil en entendant ce titre nouveau dont le saluaient ses soldats.

Il réfléchit et murmura:

—Empereur d’Occident! c’est un beau nom... un grand rôle... Ah! si l’empereur Alexandre voulait s’entendre avec moi!... à nous deux nous pourrions nous partager le monde!...

Et un soupir s’échappa de sa poitrine.

C’était le commencement de ce qu’on a appelé la folie napoléonienne; l’alliance russe fut le premier symptôme de désordre mental du grand homme, le premier pas en avant vers l’abîme.

Le 19 juin, Napoléon arriva sur les bords du Niémen, fleuve qui sépare la Prusse orientale de l’empire russe.

La grande armée, partie du camp de Boulogne, en septembre 1805, avait traversé l’Europe en cohorte triomphale.

L’Autriche écrasée à Austerlitz, la Prusse anéantie à Iéna, la Russie battue et démoralisée à Friedland,—que restait-il à faire?

La paix?

Oui, mais avec l’Europe civilisée, avec l’Angleterre, avec l’Autriche, avec la Prusse—et non avec les barbares de la Russie, qui, à la première occasion, chercheraient à se ruer sur la France, fille de la Révolution aux institutions toujours démocratiques.

Malheureusement l’Empereur se laissa prendre au piège de l’amitié feinte du czar Alexandre.

On lui parla—Talleyrand, Fouché, les deux traîtres qui l’entouraient—d’épouser la grande-duchesse Anne, sœur de l’empereur de Russie.

C’était flatter son désir secret de s’allier à une famille régnante et d’avoir un héritier pouvant justifier d’un grand-père occupant le trône non par la fortune des armes, mais par le droit divin et la fiction de l’hérédité.

La grande-duchesse Anne n’avait pas quinze ans. Elle était de petite taille et paraissait déjà fort jolie. On lui trouvait une ressemblance avec l’impératrice Catherine, à raison de son nez aquilin, qui n’avait rien du vilain et camus nez tartare des souverains russes. La princesse avait été élevée avec grand soin par madame de Lieven. Elle promettait une souveraine accomplie...

Mais les qualités physiques et morales importaient peu. C’était l’alliance avec l’empereur Alexandre qui préoccupait Napoléon, déjà résolu à faire rompre son mariage avec Joséphine.

Aussi accueillit-il fort bien le prince Bagration qui vint, au nom du czar, lui offrir la paix.

Une entrevue fut demandée à Napoléon au nom de l’empereur Alexandre.

Il se montra charmé de cette occasion de faire la connaissance personnelle du grand monarque qu’il avait vaincu et dont déjà il souhaitait faire, dans une de ses pensées de derrière la tête qu’il ne communiquait à personne, non seulement son ami, mais son beau-frère.

L’entrevue fut fixée à Tilsitt le 25 juin, à une heure de l’après-midi.

Auparavant l’Empereur lança à son armée la proclamation suivante, qui, à près de cent ans de distance, doit faire encore battre tous les cœurs français:

«Soldats!

»Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par l’armée russe. L’ennemi s’est mépris sur les causes de notre inactivité. Il s’est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion: il se repent de l’avoir troublé.

»Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l’aigle. Vous avez célébré à Austerlitz l’anniversaire du couronnement, vous avez cette année dignement célébré celui de la bataille de Marengo qui mit fin à la guerre de la seconde coalition.

»Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de lauriers et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est temps que notre patrie vive et repose à l’abri de la maligne influence de l’Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l’étendue de l’amour que je vous porte!»

La proclamation était datée du camp impérial de Tilsitt, le 22 juin 1807.

Trois jours après eut lieu l’entrevue mémorable des deux empereurs.

Un radeau fut disposé sur le Niémen par le général Lariboisière. Un pavillon vitré fut installé sur le radeau et orné de tapisseries et de tentures découvertes dans la ville de Tilsitt.

Napoléon et Alexandre s’embarquèrent au même moment, et, à une heure de l’après-midi, atteignirent ensemble le radeau.

Murat, Berthier, Bessières, Duroc et le grand écuyer Caulaincourt accompagnaient Napoléon.

Le czar Alexandre était escorté du grand-duc Constantin, des généraux Benningsen et Ouvaroff, du prince de Labanoff et du comte de Lieven.

En s’abordant, les deux empereurs s’embrassèrent à la vue des deux armées rangées sur chaque rive, et qui saluèrent de hourrahs et de cris d’allégresse cette solennelle et amicale démonstration.

Le coup d’œil était étrange et impressionnant. Une plaine vaste et inondée s’étendait à perte de vue. Le Niémen, fleuve étroit, roulait ses eaux limoneuses dans ces terres d’alluvions au milieu desquelles s’élevait la petite ville de Tilsitt, important marché de la Lithuanie, dominée par une montagne où les chevaliers teutons avaient bâti un château-fort.

Sur la rive droite du Niémen se tenaient, hirsutes, farouches, désordonnés, montant des chevaux sauvages comme eux, des Cosaques aux lances démesurées, des Baskirs portant le carquois et l’arc primitif, des hordes velues, barbues, au nez aplati, évoquant le souvenir des invasions asiatiques des anciens jours. Auprès de ces barbares orientaux, la garde russe, correcte, imposante, superbe, avec la haute stature de ses hommes et la sévérité du costume vert à passe-poils rouges.

Sur la rive gauche, c’était le pittoresque et fantastique fouillis des héros chamarrés, empanachés, emberlificotés de sabretaches, de plumets, de brandebourgs, de dolmans et de bonnets à poils. Tout le clinquant, tout le tapage de cette passementerie héroïque et de cette ferblanterie sublime fanfarait dans les rangs joyeux de la Grande-Armée.

Les populations de la Lithuanie, accourues, joignaient leurs acclamations et leurs vivats aux cris des deux armées. Les deux empereurs s’étaient embrassés, réconciliés. On allait donc enfin vivre en paix. Les villages ne se transformeraient plus en abattoirs ou en brasiers. Les sillons ne seraient plus creusés dans les champs par les caissons et les roues de canons. On s’embrasserait et on se réconcilierait entre peuples comme les deux empereurs venaient de le faire dans cette cabine vitrée, sur ce plancher flottant, au milieu d’un fleuve dont les deux rives semblaient ainsi jointes par un trait d’union manifeste et superbe.

La joie éclatait partout. Même les plus enragés sabreurs n’étaient pas fâchés de se reposer un peu et de revenir en France pour coucher avec leurs femmes et montrer au peuple ébahi leurs cicatrices et leurs galons.

Dans leur naïveté, ces braves prenaient pour une expression sincère, pour une manifestation exacte de la pensée des souverains cette embrassade décorative.

Les événements n’allaient pas tarder à leur prouver que la politique n’a pas de cœur et que deux souverains peuvent s’entendre cordialement et se combattre à mort ensuite.

Il ne faut pas faire la nature humaine pire qu’elle n’est. L’empereur Alexandre fut peut-être franc et loyal, dans cette accolade donnée à ce Napoléon, avec lequel il devait un jour refuser de traiter, le considérant comme un bandit, comme un outlaw, comme un vaincu hors la loi, parce qu’il n’était point né d’une reine, parce qu’il tenait sa couronne de son épée et de sa gloire, parce qu’il personnifiait la démocratie armée, le droit pour le génie de se substituer à l’hérédité, à la noblesse du sang.

Alexandre était tout jeune. C’était un pur slave, par conséquent un être nerveux et mobile, aux impressions fugaces, aux capricieuses pensées, aux fragiles décisions. Il avait vingt-huit ans et, bien que vaincu, il éprouvait une certaine vanité à s’être mesuré avec le vainqueur de toute l’Europe, qui, à Eylau et à Friedland, ne l’avait pas défait sans difficulté.

Les deux souverains, après leur embrassade, s’enfermèrent dans le pavillon vitré et délibérèrent.

Un troisième personnage rôdait sur la rive droite, mélancolique, mesquin, inspirant le dédain et peut-être la pitié. C’était le roi de Prusse.

Frédéric-Guillaume n’avait pas été invité à accompagner les deux empereurs. Il avait chargé Alexandre de plaider sa cause et attendait avec anxiété le résultat de l’entrevue.

Une fois en tête-à-tête, Napoléon dit, avec cordialité, à Alexandre, en fixant sur lui un de ces regards charmeurs, à la séduction pénétrante, qui avaient tant de force:

—Pourquoi nous faisons-nous la guerre?... C’est l’Angleterre seule qu’il nous faut battre!...

—Si vous en voulez à l’Angleterre et rien qu’à elle, nous serons vite d’accord, répondit le czar. Je déteste autant que vous les Anglais, ils m’ont trompé, ils m’ont abandonné au moment du péril.

—Si vous avez ces sentiments, la paix est faite! dit Napoléon en lui serrant brusquement la main.

L’entretien se poursuivit sur tous les sujets de mécontentement que la Russie pouvait avoir à l’égard de l’Angleterre.

Napoléon s’était juré de conquérir l’amitié d’Alexandre. Il s’emballait sur cette idée de l’alliance russe. Il voyait l’Angleterre écrasée définitivement et son rôle politique supprimé, par l’entente des deux grands empires.

Désireux de charmer le jeune czar, Napoléon céda sur tous les points. Il était vainqueur, et c’était lui qui recevait les conditions du vaincu. Il sacrifia follement, dans cette heure décisive et funeste de sa carrière, les intérêts les plus évidents de la France à la double chimère d’avoir pour alliés les Cosaques et les Baskirs et de devenir l’époux d’une princesse souveraine.

Alexandre ne fut pas alors le fourbe et le perfide que les Russes ont voulu glorifier en lui, après coup. Il ne tendit aucun piège à Napoléon. Ce fut celui-ci qui, affolé, grisé, abêti, à l’idée d’avoir la Russie pour alliée, Alexandre pour ami et sa sœur pour épouse, lâcha tout, céda tout, abandonna tout.

De toutes les fautes commises par Napoléon dans les dernières années de son règne, une seule fut capitale: il devait à Tilsitt, maître absolu de la situation, reconstituer le royaume de Pologne; il laissa subsister la grande iniquité et ne donna pas à l’Occident sa sauvegarde naturelle contre le panslavisme menaçant.

Cette faute a valu à la France Waterloo, Sedan et deux invasions.

Napoléon voulait séduire Alexandre dans cette entrevue fameuse, qui a été souvent mal jugée, mal interprétée, et c’est lui qui a été conquis.

Pour plaire à son nouvel ami, l’Empereur sacrifia la Turquie, vieille et solide alliée de la France. Il avait promis à la Porte Ottomane de ne jamais traiter avec les Russes, convoitant toujours le débouché sur la Méditerranée et la prise de Constantinople. Il oublia cette promesse, qui était la résultante de toute la diplomatie française. Il laissa entamer l’intégrité de l’Empire Ottoman. Il permit à Alexandre de mettre la main sur la Moldavie et sur la Valachie. L’appétit, à l’ogre russe, viendra en dévorant des territoires. Nous en savons quelque chose aujourd’hui. Il sacrifie la Perse aux avidités moscovites. Quant à la Pologne, malgré les pleurs et les charmes de la belle comtesse Walewska, qui s’est donnée inutilement, il l’abandonne. Cette barrière tutélaire, cet obstacle de poitrines valeureuses et de régions difficiles à envahir, ne seront plus qu’une expression historique, dont l’oublieuse postérité se moquera. L’Europe est livrée aux crocs de l’ours du Nord. Il n’épargne même pas la Suède et jette en pâture à Alexandre un morceau de Finlande à croquer.

Quoi d’étonnant que le czar se soit montré fort aimable, ait peloté le vainqueur, et, faisant le bas courtisan, lui ait baisé la main avec une obséquieuse affectation, jusqu’au jour où, fauve démuselé, conduit en laisse par l’Angleterre, il viendra se ruer sur l’empire et mordre à la gorge l’Empereur épuisé, pantelant à Fontainebleau, assommé à Waterloo.

En échange de tous ces dons positifs, de tous ces peuples livrés, de tous ces territoires cédés, qu’offrait le bel Alexandre?

Des promesses, des sourires, des paroles aimables; il payait en monnaie de singe, le jeune slave, et Napoléon, étourdi, fasciné, ébloui, tombait en extase devant ces vaines grimaces.

Alexandre promettait et Napoléon donnait.

Le czar déclarait qu’il n’aimait plus l’Angleterre. Il s’engageait, flattant la manie dynastique de Napoléon, à reconnaître les nouveaux rois, ses frères, tout frais installés sur des trônes chancelants. A quoi cela l’engageait-il? Au jour des désastres, le czar en serait quitte pour laisser s’écrouler les trônes et s’évanouir les rois, un instant reconnus par lui, par pure politesse, et c’est lui qui dans la main de l’Angleterre, à laquelle il obéit comme la poignée de l’épée aux doigts qui la tiennent, sera l’arme terrible enfoncée dans la gorge du géant terrassé. C’est lui qui le saignera à mort et abandonnera sa noble dépouille au léopard britannique.

Dissimulant sous des flatteries sa véritable impression, très froid, très maître de soi, en face de Napoléon qui, avec son tempérament méridional, se livrait, se confessait, se lâchait, Alexandre, voyant avec quelle facilité, pour lui être agréable, Napoléon abandonnait des alliés fidèles comme la Turquie et renonçait à la résurrection de la Pologne, conçut certainement des doutes sur la solidité d’une alliance française; dès ce moment il résolut de se réserver et de demeurer l’ami du grand homme jusqu’à la première défaite.

Durant les autres entrevues qui se succédèrent à Tilsitt, neutralisé, et où Alexandre prit constamment ses repas avec l’Empereur, celui-ci imagina d’ouvrir à l’ambition de son hôte une perspective inattendue, éblouissante...

Une révolution de palais avait assuré la déposition du sultan Sélim. Napoléon crut habile de proposer à Alexandre le partage de l’empire turc.

Le potentat moscovite goûta fort cette offre: à lui l’Orient, à Napoléon l’Occident. On se partageait le globe comme deux héritiers enfin d’accord, un champ longtemps litigieux.

A ce moment-là Alexandre s’écriait, plein d’enthousiasme pour Napoléon:

—Quel grand homme! Quel génie! quelles vues larges! quelle profondeur d’esprit!... Ah! que ne l’ai-je connu plus tôt! que de fautes il m’eût épargnées! que de grandes choses nous aurions accomplies ensemble!...

Le Slave aux impressions successives et aux sentiments changeants, était certainement sincère lorsqu’il exprimait cette admiration temporaire.

Il profita de l’influence qu’il acquérait de plus en plus sur Napoléon pour plaider la cause du roi de Prusse.

On tenait à distance ce souverain sans royaume.

Les trois monarques prenaient leur repas en commun, puis après le dîner, on se séparait, et les deux empereurs, laissant le roi de Prusse se morfondre, s’enfermaient dans un salon et causaient longuement.

Le pauvre roi de Prusse, dont le partage des états était en jeu, suppliait Alexandre de le défendre, d’obtenir de Napoléon qu’on ne le réduisît pas aux anciens électorats de Brandebourg et de Saxe.

Il crut bien faire en rappelant auprès de lui sa femme. Sa beauté, sa grâce et son esprit toucheraient sans doute Napoléon. Il s’agissait par-dessus tout de conserver la place forte de Magdebourg.

La reine de Prusse, qui attendait dans la ville de Memel le résultat des négociations, se hâta d’accourir.

Elle avait trente-deux ans et passait pour la plus belle femme de l’Europe.

Elle essaya de séduire Napoléon, mais celui-ci, défiant, ferma les yeux, se boucha les oreilles, et ne permit pas à la séduction d’entrer dans son cœur.

La reine s’y prit maladroitement. Elle haïssait le vainqueur et feignait mal une passion subite conçue pour lui. Elle jouait son rôle de femme frappée du coup de foudre en actrice médiocre, permettant de voir la leçon serinée et peu retenue.

A cette souveraine qui s’offrait pour racheter son royaume, Napoléon opposa une froideur calculée et une fermeté glaciale.

Comme il lui présentait poliment une rose prise sur la table, au cours d’une visite, la reine dit aussitôt d’une voix câline:

—Ah! sire, avec Magdebourg!...

Elle se pencha vers l’Empereur, respirant la rose, l’œil humide, le sourire engageant, un peu comme une courtisane allumant le riche galant attiré et elle lui murmura:

—Ah! sire, si vous vouliez être généreux... être bon!... comme on vous bénirait!... comme on vous aimerait...

Napoléon interrompit sèchement cette souveraine minaudant et faisant de trop significatives avances:

—Votre Majesté devrait savoir mes intentions, dit-il, je les ai communiquées à l’empereur de Russie, pour qu’il se chargeât de les faire connaître au roi Guillaume, puisque l’empereur Alexandre avait bien voulu être médiateur entre nous. Ces intentions sont invariables. Ce que j’ai fait, madame, je ne puis même vous cacher que je ne l’ai fait que pour l’empereur de Russie...

Et, saluant, il se retira.

C’était sec et raide. La reine de Prusse, humiliée comme femme dont on refusait la possession, se trouvait définitivement dépossédée comme souveraine. Elle en conserva une haine irréconciliable contre Napoléon et contre la France.

Quant à son faible et un peu ridicule mari, il se montra plus sensible aux affronts que lui fit subir Napoléon, affectant de le traiter comme une non valeur couronnée, que de la perte de la moitié de ses provinces.

A une partie de cheval surtout il avait été cruellement froissé.

Napoléon, qui toujours tenait sa monture en avant, s’était mis à partir en sifflotant, laissant le roi de Prusse auprès de Duroc, demandant timidement:

—Faut-il le suivre?...

Le roi vaincu se ressouvint de son humiliation, quand vainqueur, à son tour, il se montra impitoyable pour celui qui, en somme, l’avait épargné.

Si Napoléon commit à Tilsitt la faute énorme en s’abandonnant à la chimère d’une alliance russe, il fit aussi la faute secondaire de ne pas écraser son ennemi, de ne pas morceler les états prussiens. Il n’abattit cette puissance que juste assez pour donner au peuple allemand le désir de la revanche et pour ranimer son patriotisme. Il y avait aussi un autre moyen qui consistait à ménager l’amour-propre du roi de Prusse et à s’en faire un ami, un protégé. Frédéric-Guillaume n’eût pas demandé mieux. Mais il n’avait ni sœur, ni parente à donner comme épouse à Napoléon. Il fut sacrifié.

La paix de Tilsitt fut signée le 6 juillet 1807. Le lendemain, les souverains échangèrent les ratifications.

Napoléon portait le grand cordon de Saint-André, Alexandre le grand cordon de la Légion d’honneur.

La garde impériale russe et la vieille garde, rangées en bataille, faisaient la haie.

Napoléon fit sortir un grenadier russe et lui attacha lui-même la croix de la Légion d’honneur sur la poitrine, au milieu des applaudissements des deux armées.

Puis, les tambours battant aux champs, les deux empereurs s’embrassèrent une dernière fois et se séparèrent.

Cette entrevue mémorable était terminée. La France était glorieuse, triomphante. Napoléon dominait l’Europe respectueuse, éblouie. Alexandre emportait une vive admiration pour le général parvenu, plus des concessions fort avantageuses pour un souverain à qui les armes avaient été contraires.

Le roi de Prusse payait les frais de l’alliance.

Disparu, caché à Memel, auprès de sa reine en pleurs, Frédéric-Guillaume ruminait la vengeance. On l’avait frappé, assez fort pour l’exaspérer, trop faiblement pour le mettre hors d’état de prendre sa revanche.

Et Napoléon, entraîné par son imagination, attiré par le mirage de l’alliance russe, debout sur le faîte où la victoire l’avait monté, allait commencer à descendre le versant fatal, au bas duquel étaient le désastre, l’abdication, l’exil, la mort.

IV
L’ALLIANCE AUTRICHIENNE

Trois années s’écoulèrent sans que Napoléon donnât suite à ses projets de divorce et cherchât à réaliser son rêve de l’alliance russe, consolidée par un mariage avec la grande-duchesse Anne.

La guerre d’Espagne, la campagne d’Autriche avaient rempli ces années.

Ce désir d’avoir un héritier et de fonder sa dynastie sur un mariage avec la fille ou la sœur d’un souverain grandissait cependant, de plus en plus, dans le cœur de Napoléon.

A Erfurt, il s’était ouvert nettement à son bon ami l’empereur Alexandre de son souhait de cimenter l’alliance en devenant son beau-frère.

Le czar avait accueilli, sans sourciller, ce projet. Il n’avait fait qu’une seule objection: la résistance de l’Impératrice-mère.

Alexandre, en même temps, insista pour que la Pologne fût à jamais effacée comme nation et qu’aucune pensée de relèvement de ce malheureux pays ne pût naître, en quelque circonstance que ce soit.

Des négociations secrètes, en vue d’une alliance avec la grande-duchesse, furent entamées par M. de Talleyrand et M. de Champagny...

Un conseil privé fut convoqué par l’Empereur, le 21 janvier 1810, pour examiner cette grave affaire.

En firent partie: l’archichancelier Cambacérès, le roi Murat, Berthier, M. de Champagny, l’architrésorier Lebrun, le prince Eugène, Talleyrand, Garnier, président du Sénat; Fontanes, président du Corps législatif; Maret, remplissant l’office de secrétaire.

L’Empereur présidait. Il annonça son projet de faire rompre son mariage avec Joséphine et demanda l’avis de ses conseillers sur le choix de la nouvelle épouse.

—Ecoutez, leur dit-il, le rapport de M. de Champagny, ensuite vous voudrez bien me donner votre avis.

M. de Champagny présenta un rapport sur les trois alliances entre lesquelles il était possible de choisir: l’alliance russe, l’alliance saxonne, l’alliance autrichienne.

Après avoir examiné les qualités personnelles des trois princesses, la fille du roi de Saxe se trouvait un peu mûre, mais une femme d’un rare mérite; l’archiduchesse d’Autriche était belle, bien portante, élevée admirablement; la sœur d’Alexandre, plus jeune, appartenait malheureusement à une religion qui n’était pas celle de la France et sa présence sur le trône créerait des difficultés religieuses. Il faudrait notamment installer une chapelle grecque aux Tuileries. M. de Champagny, ancien ambassadeur à Vienne, conclut, au point de vue des avantages politiques, à l’union avec la princesse autrichienne.

Napoléon, après ce rapport, recueillit les avis, en commençant par les personnes les moins susceptibles de donner un conseil judicieux. Lebrun se prononça pour le mariage saxon. Le prince Eugène et Talleyrand se déclarèrent partisans de la maison d’Autriche. Garnier approuva Lebrun, disant que l’alliance saxonne ne compromettait aucun intérêt et remplissait le but principal de l’Empereur: la naissance d’un héritier. M. de Fontanes s’éleva contre la présence à Paris d’une impératrice non catholique. Maret approuva le choix de l’archiduchesse. Berthier parla comme lui. Mais Murat protesta contre un mariage qui réveillerait les fâcheux souvenirs de Marie-Antoinette. On verrait dans cette union un retour à l’ancien régime. L’archichancelier Cambacérès, consulté le dernier, opina pour l’alliance russe. Il estima l’antagonisme séculaire de l’Autriche un danger permanent pour le trône, qu’un mariage ne ferait pas cesser. La Russie, éloignée de la France, n’avait pas de raisons de devenir son ennemie; et la guerre avec elle serait plus dangereuse, plus incertaine qu’avec l’Autriche. Il conclut donc à l’alliance russe.

L’Empereur congédia le conseil, après l’avoir remercié, et ajourna sa résolution.

Des pourparlers se continuaient avec la Russie, en vue d’obtenir le consentement de l’Impératrice-mère. M. de Caulaincourt, envoyé auprès de l’empereur Alexandre, pour cette négociation, avait fixé un délai. La cour de Russie, désireuse de traîner les choses en longueur, ne se pressait pas de répondre.

On opposait l’état de santé de la grande-duchesse. On exigeait aussi une chapelle grecque avec des prêtres orthodoxes aux Tuileries.

Toutes ces lenteurs irritèrent Napoléon. Son tempérament brusque le poussa à rompre.

Il sentait, sous ces retards, une défiance à son égard, une répugnance à lui donner pour épouse une fille des czars. La question de la chapelle grecque le froissait. Il était blessé, en outre, de la condition qu’on lui imposait de ne jamais rétablir le royaume de Pologne.

Sa résolution fut bientôt prise de renoncer à l’alliance russe.

Mais il fallait d’abord rompre avec Joséphine.

Il l’aimait toujours, et ce n’était pas sans de violents combats ni sans une vraie résistance intérieure qu’il se préparait à trancher ce lien puissant de l’affection et de l’habitude.

Joséphine avait sur lui une influence considérable. Il la voyait toujours, malgré l’âge et les rides, belle et séduisante. Elle était restée pour lui la maîtresse, désirable et convoitée, en devenant l’épouse.

A son retour de Schœnbrunn, auprès de Vienne, où il avait vécu dans une intimité cachée avec la comtesse Walewska, qu’il laissait enceinte, il avait décidé de précipiter les choses et d’avertir Joséphine. Il savait, par deux preuves successives, que lui fournissaient Eléonore de la Plaigne et la belle Polonaise, que la nature lui permettait d’avoir un héritier: il proposa donc de faire connaître la rupture à bref délai avec Joséphine; aussitôt après il choisirait entre la fille du roi de Saxe et la fille de l’empereur d’Autriche. Déjà, il renonçait nettement à la sœur d’Alexandre.

Après le conseil privé, où il avait recueilli les avis divers qui lui étaient donnés, avant de publier sa décision, il voulut conférer une dernière fois avec Cambacérès.

Il le convoqua donc à Fontainebleau.

Au petit jour, dans un cabinet qu’éclairaient à peine des bougies achevant de se consumer et luttant contre la clarté de l’aurore, Napoléon et son confident l’archichancelier s’abordèrent.

Après quelques paroles échangées au sujet de sa santé, l’Empereur dit à Cambacérès:

—Eh bien! qu’ai-je appris? à Paris l’on a craint ces jours-ci... l’on a colporté de fâcheuses nouvelles... la bataille d’Essling a paru douteuse... la confiance se retire-t-elle donc de moi?

—Non, sire! vous êtes toujours admiré, suivi, aimé... si l’on craint, c’est parce qu’il s’est produit dans ces derniers mois des sujets d’alarme... on a parlé d’une tentative d’assassinat dont vous auriez été l’objet à Schœnbrunn...

Napoléon répondit aussitôt:

—On a eu tort de s’inquiéter de si peu... il y a un fond de vrai. Je me trouvais à Schœnbrunn... Il y avait beaucoup de monde... On voulait admirer nos belles troupes victorieuses... Un jeune homme en longue redingote, que j’avais remarqué, car il avait cherché à plusieurs reprises à s’approcher de moi, parvint tout à coup à me joindre... Il agitait un papier à la main, une pétition vraisemblablement... Rapp crut observer quelque chose de louche dans son attitude... Il le fit arrêter... On le fouilla. On trouva sur lui un long couteau tout ouvert...

—Ce couteau vous était destiné, sire?

—Oui... le jeune homme a avoué... Je l’ai interrogé moi-même, et je l’ai fait examiner par Corvisart, le supposant fou... Il s’appelait Staaps et était le fils d’un ministre protestant d’Erfurt... Ce petit misérable s’exprimait avec calme... Il m’a répondu qu’il avait agi seul... sans complices... Je le crois affilié à la secte des Philadelphes, dont les membres ont juré de me tuer ou de se faire tuer... Bah! ce sont là les périls professionnels du métier de souverain... on a le grand tort à Paris de se préoccuper pour ces enfantillages!...

—C’est que votre vie est si précieuse, sire!...

—Oui, reprit Napoléon, après un instant de réflexion, il faut que je vive... Si je venais à disparaître, frappé par un boulet aveugle, atteint par un poignard stupide, qu’adviendrait-il de mon œuvre, de ma France?... Tout s’écroulerait avec moi... J’ai bâti sur le sable, Cambacérès, et il est temps, si nous sommes sages, de donner à l’empire des fondations plus solides...

L’archichancelier fit une grimace:

—Votre Majesté veut un héritier... Je n’ai pas la prétention de la faire revenir sur ce désir... Seulement, je me permettrai de faire observer, sans parler de la mauvaise impression que produira dans le peuple la répudiation de l’Impératrice, que le clergé va intervenir et agiter l’opinion.

—Je ferai rentrer le clergé dans l’obéissance, comme j’ai tenu en respect le pape! dit avec hauteur Napoléon.

—En tous cas, sire, prenez garde aux froissements religieux... si vous épousez une princesse catholique, on exigera la rupture du mariage clandestin célébré la veille du sacre...

Napoléon eut un mouvement de mauvaise humeur:

—Ce mariage est nul, dit-il, les formalités n’ont pas été remplies...

—Vous avez pourtant été unis religieusement au moment du sacre... le pape Pie VII ne voulait pas consentir au couronnement sans cette cérémonie...

—C’est vrai!... Fesch nous a mariés secrètement dans un appartement des Tuileries... mais sans témoins... c’était une formalité de complaisance, destinée à lever les scrupules du pape...

—L’officialité contestera...

—Il n’y a pas eu consentement... je n’étais pas libre... ce simulacre de mariage religieux ne peut être un obstacle... en tous cas, il est trop tard pour soulever cette objection... les juges ecclésiastiques et le conseil d’Etat examineront le cas... Cambacérès, je vous ai fait venir pour vous prier de préparer l’Impératrice à un grave entretien avec moi sur un sujet que vous lui ferez pressentir...

Cambacérès s’inclina et prenant congé de l’Empereur, murmura:

—Il n’a rien voulu entendre... son projet est arrêté... il va se brouiller avec la Russie... et nous aurons l’alliance autrichienne... c’est-à-dire toute l’Europe sur les bras avant trois ans!... Pauvre Empereur!... Pauvre France!...

Et Cambacérès, en poussant un gros soupir et en remuant douloureusement les épaules, se rendit chez Joséphine.

V
LE DIVORCE

Depuis longtemps Joséphine s’attendait au coup qui devait la frapper si terriblement.

Elle avait eu beau se faire délivrer par le cardinal Fesch un certificat de son mariage religieux, elle comptait davantage sur l’affection si vraie, si fidèle de Napoléon, que sur les titres authentiques, pour maintenir son rang d’épouse.

Mais depuis la belle Polonaise et l’intimité de Schœnbrunn, était-elle sûre d’avoir conservé le cœur de Napoléon?

Prévenue par l’archichancelier, Joséphine se présenta, tremblante, des larmes prêtes à jaillir de ses beaux yeux langoureux.

La scène fut courte et déchirante:

C’était après le dîner, le 30 novembre 1809. Le café servi, Napoléon prit lui-même sa tasse que tenait le page de service, en faisant signe qu’il voulait être seul.

Les deux époux restèrent, pour la dernière fois, en tête-à-tête.

Napoléon fit connaître sa résolution en termes brefs. Il cherchait à ne point paraître ému. Il expliqua brièvement que l’intérêt de l’Etat exigeait qu’il eût un héritier et que par conséquent il lui fallait annuler son mariage afin d’en contracter un second...

Comme Joséphine balbutiait quelques paroles, rappelant combien elle avait aimé son Bonaparte, et combien encore, lui l’avait payée de retour... comme elle cherchait à ranimer sa tendresse en évoquant les minutes d’abandon, les heures si douces d’intimité, Napoléon l’interrompit avec brusquerie, voulant résister à l’émotion qui s’emparait de lui. Il se sentait faillir. Il se défendit par une phrase brutale, impitoyable:

—N’essaie pas de m’attendrir... ne compte pas me faire changer de résolution... je t’aime toujours, Joséphine, mais la politique veut que je me sépare de toi... la politique n’a pas de cœur... elle n’a que de la tête!...

Joséphine alors poussa un grand cri et s’évanouit.

L’huissier de la chambre, debout derrière la porte, pensant qu’elle se trouvait mal, voulait intervenir... il hésitait à troubler l’intimité des deux époux, et à se rendre témoin d’une scène cruelle.

L’Empereur ouvrit lui-même en appelant le chambellan de service, M. de Bausset:

—Entrez et fermez la porte, lui dit-il.

M. de Bausset suivit le souverain.

Il aperçut Joséphine étendue sur le tapis, poussant des cris déchirants...

—Ha! je n’y survivrai point!... qu’on me laisse mourir! murmurait-elle au milieu de sanglots.

—Êtes-vous assez fort pour enlever l’Impératrice et la porter chez elle par l’escalier intérieur qui communique à son appartement, afin de lui faire donner les soins que son état exige?... Attendez, dit-il, je vais vous aider!

Et tous deux, l’Empereur et le chambellan, soulevèrent Joséphine, toujours évanouie.

M. de Bausset chargea l’Impératrice inerte sur son épaule et se mit à marcher avec précaution.

L’Empereur, un flambeau à la main, éclairait le convoi quasi-funèbre.

Il ouvrit lui-même la porte d’un couloir et dit à Bausset:

—A présent, descendez l’escalier...

—Sire, l’escalier est trop étroit... je vais tomber...

Alors Napoléon se décida à réclamer l’aide de l’huissier de la chambre.

Il lui remit le flambeau qu’il tenait, et, prenant les deux jambes de Joséphine, il fit signe à son chambellan de la soutenir par les bras.

On la descendit ainsi, lentement, péniblement.

Inerte et sans souffle, Joséphine semblait une morte qu’on menait au cercueil.

Tout à coup le chambellan entendit la voix douce de Joséphine murmurer:

—Ne me serrez pas si fort!

Il se rassura alors sur la santé de l’épouse répudiée.

Napoléon était plus troublé, plus affecté qu’elle.

Il sacrifiait son bonheur, son amour à la politique. Il devait en être cruellement puni par la suite.

C’était une terrible et prophétique vision de sa destinée, cette descente sinistre dans un escalier de la femme qui avait été la compagne de sa gloire, la bonne fée, disait-on dans le peuple, qui présidait à sa chance.

Le décret fut signé le 15 décembre. Une assemblée solennelle eut lieu aux Tuileries, à neuf heures du soir.

Dans le grand cabinet de l’Empereur, en des fauteuils prirent place: Madame Mère, les reines d’Espagne, de Naples, de Hollande, de Westphalie, la princesse Pauline,—toutes les sœurs de Napoléon triomphant et dissimulant mal leur joie à Hortense, la triste reine de Hollande; les rois de Hollande, de Westphalie, de Naples et Eugène, vice-roi d’Italie, s’assirent en face. Cambacérès, assisté de Murat et de Regnauld de Saint-Jean-d’Angély, occupaient des chaises devant la table où se trouvait préparé l’acte de divorce.

Alors Napoléon, prenant par la main Joséphine, lut, debout, avec des larmes sincères dans les yeux, un discours préparé par Cambacérès, où il annonçait la résolution prise, d’accord, par lui et sa très chère épouse. Il énonçait, comme seul motif de son divorce, l’espérance perdue d’avoir des enfants de Joséphine.

—«Parvenu à l’âge de quarante ans, disait-il, je puis concevoir l’espoir de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les enfants qu’il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur, mais il n’est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile au bien de la France.

»J’ai le besoin d’ajouter que loin d’avoir jamais eu à me plaindre, je n’ai au contraire qu’à me louer de l’attachement et de la tendresse de ma bien-aimée épouse. Elle a embelli quinze ans de ma vie; le souvenir en restera toujours gravé dans mon cœur. Elle a été couronnée de ma main; je veux qu’elle conserve le rang et le titre d’impératrice, mais surtout qu’elle ne doute jamais de mes sentiments et qu’elle me tienne toujours pour son meilleur et son plus cher ami.»

Joséphine devait à son tour lire une réponse à cette déclaration, mais elle ne put y parvenir. Les larmes l’étouffaient. Elle passa le papier à Regnauld de Saint-Jean-d’Angély qui lut à sa place.

Elle déclarait accepter avec résignation le divorce, ne pouvant donner à l’empire un héritier. «Mais, disait le texte, la dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentiments de mon cœur: l’Empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte, commandé par la politique et par de si grands intérêts, a froissé son cœur, mais l’un et l’autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie.»

Aux phrases de Cambacérès ou de Maret, Joséphine n’avait ajouté qu’une ligne, touchante dans sa simplicité même:

«Je me plais à donner à l’Empereur la plus grande preuve d’attachement et de dévouement qui ait jamais été donnée sur la terre!»

Cette attitude de Joséphine, à l’époque douloureuse du divorce, lui fait pardonner bien des torts, et pour elle, victime de la politique et de l’ambition dynastique de Napoléon, la postérité sera toujours indulgente.

Le lendemain, 16 décembre, un sénatus-consulte consacra le divorce.

Il était conçu en termes sobres, précis. L’article 1er portait que le mariage entre l’Empereur Napoléon et l’Impératrice Joséphine était dissous. L’article 2 conservait à l’Impératrice Joséphine le titre et rang d’impératrice couronnée. L’article 3 fixait son douaire: une rente annuelle de deux millions de francs sur le Trésor de l’Etat lui était allouée. Les successeurs de l’Empereur devaient être tenus d’exécuter les conditions du divorce. En outre, le douaire de Navarre, érigé en duché, était attribué à Joséphine, sa vie durant.

On a prétendu que des moyens juridiques s’opposaient à la déclaration de divorce et militaient en faveur de la validité du mariage civil célébré le 9 mars 1796, devant l’officier municipal du deuxième arrondissement de Paris. D’abord Joséphine s’était rajeunie de quatre ans dans cet acte public, tandis que Bonaparte se vieillissait d’un an. Si Joséphine eût donné la date exacte de sa naissance, elle aurait eu légalement en 1809 quarante-six ans, son âge exact, et le divorce n’était permis qu’aux personnes âgées de moins de quarante-cinq ans. On a dit aussi qu’on aurait pu arguer de l’article 7 du statut impérial portant que «le divorce était interdit aux membres de la famille impériale de tout sexe et de tout âge.»

Mais ces textes, ces liens judiciaires, ces entraves légales, pouvaient-ils résister à la volonté du tout-puissant empereur?

Napoléon a voulu le divorce et Joséphine lui a obéi. Il y a eu abnégation et sacrifice de la part de l’Impératrice à consentir à ce douloureux déchirement. Du côté de l’Empereur, il y a eu abnégation et sacrifice aussi, car il aimait toujours Joséphine, d’une affection moins sensuelle, moins passionnée sans doute qu’aux années de sa jeunesse, mais d’une tendresse réelle, sérieuse, profonde. Les larmes qu’il versa au moment de la rupture solennelle de leur amour furent aussi sincères, aussi cuisantes que celles qui coulèrent des yeux alanguis de Joséphine.

Un cérémonial avait été réglé pour l’exécution du divorce prononcé.

Le 16 décembre, jour du sénatus-consulte déclarant l’union dissoute, était un samedi.

A quatre heures du soir, une voiture vint prendre Joséphine aux Tuileries pour la conduire à la Malmaison.

Le temps était affreux. Le ciel semblait s’être mis en deuil pour cette cérémonie, rappelant un service funèbre.

La route de Rueil, défoncée, détrempée, brumeuse et triste, aviva la douleur de l’ex-Impératrice.

Elle l’avait tant de fois parcourue joyeuse, dans l’éclat du pouvoir, au milieu du rayonnement de la souveraineté!...

Son fils, le prince Eugène, qui avait d’ailleurs fait partie du conseil privé, consulté par Napoléon, l’accompagnait.

L’Empereur, de son côté, avait quitté les Tuileries et était allé coucher à Trianon.

Il vint lui rendre visite deux jours après à la Malmaison.

—Je te trouve plus faible que tu ne devrais être, dit Napoléon avec bonté. Tu as montré du courage, il faut que tu en trouves encore plus pour te soutenir. Il ne faut pas te laisser abattre par un funeste découragement. Soigne ta santé qui m’est si précieuse. Dors bien. Songe que je veux que tu sois calme, heureuse!...

Il l’embrassa tendrement et repartit pour Trianon.

Quelques jours se passèrent, puis une entrevue suprême, un dîner de funérailles, eut lieu à Trianon, le jour de Noël.

Que se dirent les deux époux séparés désormais par un acte public, d’une écrasante solennité?

Il est à présumer que Joséphine pleura et que Napoléon ne fut guère plus joyeux. La fatalité des choses s’interposait entre eux. Ils étaient les jouets de la politique, les esclaves de la fortune, et ne pouvaient se reprendre.

On ne s’éloigne pas ainsi, sans une douleur poignante, d’une femme qui a été votre compagne de jeunesse, auprès de laquelle vous avez dormi vos belles heures de la trentième année. Malgré les fautes de Joséphine, malgré les infidélités passagères de Napoléon, le ménage impérial avait été heureux. L’Empereur n’a jamais, par la suite, manifesté aucun regret de sa fatale résolution. L’orgueil, chez lui, faisait taire le cœur. Mais, dans les affres déchirantes de Sainte-Hélène, quand la maladie le rongeait et qu’il endurait le martyre de l’humiliation quotidienne sous les griffes du félin britannique qui jouait cruellement avec sa victime capturée, la vision des années heureuses passées avec Joséphine dut traverser sa pensée, et le dernier repas pris à Trianon vint sans doute le flageller comme un remords.

Mais il était poussé par une force mystérieuse, irrésistible. Comme un homme précipité sur une pente, et qui déboule la tête en avant, il ne pouvait plus désormais s’arrêter qu’au plus bas, en se brisant.

Joséphine enterrée à la Malmaison, l’on poussa fort les préparatifs de la seconde union de l’Empereur.

Talleyrand et Fouché, les deux traîtres inséparables, auxquels s’adjoignit un diplomate perfide, M. de Metternich, celui dont Cambacérès disait: «Il est tout près d’être un homme d’Etat, il ment très bien», se hâtèrent de fournir aux Tuileries, vides et tristes, une jeune impératrice.

M. de Metternich fit savoir à l’Empereur, par l’intermédiaire du duc de Bassano, que s’il s’adressait à la cour d’Autriche, il n’éprouverait aucun refus, et que les pourparlers ne traîneraient pas en longueur, comme avec la Russie.

L’Autriche, en effet, n’avait pas les mêmes raisons que la Russie de prolonger l’attente de Napoléon, afin d’aviver son désir et de lui arracher l’engagement, ratifié par des faits immédiats, que jamais le royaume de Pologne ne serait rétabli.

L’empereur d’Autriche redoutait un démembrement de son empire. En donnant sa fille à Napoléon, il détournait la guerre de ses Etats, au moins pour un temps, et le temps c’était là, comme toujours, le salut.

Des rêves ambitieux pouvaient aussi hanter la cervelle de François II. Deux monarchies devaient, selon le projet grandiose de Napoléon, gouverner le monde et maintenir son équilibre. La Russie partagerait cette souveraineté universelle avec la France; pourquoi l’Autriche ne serait-elle pas substituée à la Russie? François II se décida à offrir, à jeter sa fille dans les bras de Napoléon.

Il fit venir le comte de Narbonne et s’ouvrit à lui. Une archiduchesse d’Autriche, de nouveau remise à la France, dit-il avec une hypocrite tendresse, effacerait les tristes souvenirs de Marie-Antoinette, et pousserait certainement Napoléon à s’arrêter à la paix, à jouir enfin de sa gloire, au lieu de la hasarder sans cesse, et à travailler au bonheur des peuples de concert avec le vertueux monarque dont il deviendrait le fils d’adoption.

Au commencement de février 1810, Napoléon, mis au courant des intentions de l’empereur d’Autriche, rompait avec le czar, et envoyait une lettre autographe à François II.

C’était la demande officielle. Berthier, prince de Neufchâtel était chargé de solliciter la main de la princesse Marie-Louise de la cour de Vienne. Il devait déployer, dans cette ambassade extraordinaire, un faste exceptionnel.

Napoléon était tout changé, depuis qu’il avait la certitude de devenir le gendre d’un roi, d’un vrai roi, sa marotte.

Il se regardait avec curiosité. Il s’interrogeait avec anxiété. Il se tapait sur le thorax, faisait sonner sa poitrine et remuait les mâchoires devant les glaces comme pour s’assurer de la solidité et de l’éclat de sa denture.

A cette époque de sa carrière, Napoléon avait changé de physionomie et d’aspect.

Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes, soit un mètre soixante-douze centimètres, ce qui dément la légende qui fait de Napoléon un petit homme, presque un nain. Il avait la taille d’un de nos cavaliers. Ce qui le fit paraître petit, c’est qu’il ne marchait qu’entouré de géants comme Berthier, Lefebvre, Ney, Mortier, Duroc et autres colosses de l’armée.

Son teint, jadis olivâtre par endroits et cuivré sur les joues, s’était éclairci, avait pris le ton mat du vieil ivoire. Sa maigreur exceptionnelle avait fait place à un embonpoint déjà fort sensible. Ses joues se gonflaient, son menton s’arrondissait. La médaille antique du général d’Italie, du Corse à cheveux plats dévoré de fièvre, devenait une pleine et grasse figure de prélat italien de la Renaissance. Très peu abondante, sa chevelure s’éclaircissait, la calvitie faisait ses ravages; son front, naturellement découvert et haut, s’agrandissait; les tempes commençaient à se dégarnir.

Son regard avait conservé son acuité pénétrante. Et ses yeux, avec la puissance acquise, semblaient s’être emplis d’une lumière rayonnante, projetant alentour comme un éblouissement.

Le regard de Napoléon est resté inoubliable à ceux qui l’ont subi. Nul ne l’affrontait sans émotion. Tous les mémoires, tous les libelles de la Restauration confirment cette extraordinaire puissance de l’œil dont était doué Napoléon. Il fut un charmeur d’hommes autant qu’un destructeur. La science moderne, par ses découvertes sur les phénomènes suggestifs, pourra expliquer, mieux que l’analyse historique, l’incomparable force de séduction dont fut pourvu l’Empereur.

Les particularités physiques de Napoléon n’avaient rien d’anormal. Sa tête était d’une dimension forte: vingt-deux pouces de circonférence (60 centimètres). Elle était de forme aplatie aux tempes et très sensible. Il fallait lui garnir d’ouate ses fameux petits chapeaux. Il avait les pieds petits, les mains très belles, très soignées. Il se rongeait cependant les ongles, les jours de bataille, quand l’artillerie n’arrivait pas ou que Murat ou Bessières tardaient à charger.

Sa santé était excellente, sa constitution extraordinaire. La fatigue le reposait. Il était doué d’une force de travail exceptionnelle. Jamais il ne connaissait la lassitude. Il descendait de cheval et se mettait aussitôt à examiner des comptes, des états, des situations. Il entrait dans les moindres détails. Son esprit le portait à examiner avec minutie les faits les plus secondaires. On a conservé cette note écrite de sa main en marge d’un état qui lui était remis par le comte Mollien, ministre du trésor: «Pourquoi n’a-t-on pas mentionné deux canons de 4 existant à Ostende?» Il avait vu ces canons, il s’en souvenait et, au milieu d’une paperasserie formidable contenant tout le contingent et tout l’effectif de ses armées, il était étonné de ne pas retrouver ses deux canons d’Ostende. Il montrait à Lacuée, revenu au camp de Finckenstein, dans la campagne de Pologne, l’état A représentant la situation de l’armée, après la réception des conscrits de 1808, avec une satisfaction grande, et ajoutait: «Cet état est si bien fait qu’il se lit comme une belle pièce de poésie.»

Il se trouvait donc dans la force de l’âge et au sommet de la puissance quand, le divorce prononcé, il songea à épouser Marie-Louise.

L’idée de ce mariage, la pensée de cette jeune fille qui allait devenir sa femme, le préoccupaient; de là ses coups d’œil aux miroirs et le changement qui se produisait dans ses manières.

La première modification que la proximité du mariage amena dans ses habitudes fut le soin tout nouveau apporté à son costume.

Napoléon, la nuit, couchait avec un foulard noué sur le front, coiffure peu majestueuse et dont la vieille Joséphine pouvait supporter le ridicule, étant accoutumée à voir ainsi son mari, mais qui peut-être lui nuirait dans l’esprit de la jeune Marie-Louise. Il renonça donc à cette couronne nocturne et résolut de s’habituer à coucher tête nue.

Il conserva ses habitudes de bain quotidien. Il lisait ses dépêches dans sa baignoire et au sortir du bain se faisait masser, brasser et arroser d’eau de Cologne. Il se rasait lui-même devant un miroir que tenait Roustan, le fidèle mameluck. Il portait des caleçons de toile, des bas de soie blancs, une culotte de casimir blanc. Il n’a jamais porté d’autre costume avec son uniforme de colonel de chasseurs.

Cependant, en vue de plaire à Marie-Louise, il fit venir le tailleur de Murat et se commanda un habit fastueux, comme en arborait le roi de Naples, très charlatan, très empanaché. L’habit, d’ailleurs, ne lui plut pas et il ne voulut pas le conserver.

En vain Léger, le tailleur du roi de Naples, offre de changer, de retoucher, il ne peut supporter ce magnifique et trop somptueux habit et en fait cadeau à son beau-frère, enchanté des broderies qui le surchargent.

Mais il ôte ses bottes toujours éperonnées et se fait faire de mignons souliers par un cordonnier pour dames; il mande l’incomparable Despréaux et lui ordonne de lui apprendre la valse.

Il veut ouvrir le bal avec Marie-Louise, le jour de la grande fête du mariage, et, avec une princesse allemande, la valse est de rigueur.

En même temps, il parcourt les Tuileries avec la fièvre qu’il met à chevaucher sur un champ de bataille.

Il fait enlever les tentures, décrocher les tableaux, changer les ameublements, renouveler les ornements. Il ne faut pas que rien rappelle à la nouvelle Impératrice le séjour de l’ancienne.

Et dans ses courses fiévreuses par les galeries du palais, il s’arrête parfois, pensif, devant les portraits de Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette qu’il faisait accrocher dans le salon de la future impératrice, et on pourrait l’entendre alors murmurer, un sourire d’orgueil satisfait sur les lèvres:

—Le roi, mon oncle!... ma tante, la reine!...

Marie-Louise était en effet la nièce directe de Marie-Antoinette.

Dans un de ces moments-là, d’extase et de jouissance intérieure, Napoléon aperçut Lefebvre.

—Venez donc, monsieur le duc de Dantzig, lui dit-il de fort bonne humeur, j’ai à vous parler...

Lefebvre grogna entre ses dents:

—Hum! il va encore me corner aux oreilles les louanges de son Autrichienne... c’est une perfection... une huitième merveille... jamais on n’a vu une si belle princesse! qu’il prenne Maret ou Savary pour ces confidences-là... moi, ça ne m’intéresse guère!

Le maréchal Lefebvre regrettait Joséphine. Il avait vu avec peine l’Empereur ramener sur le trône de France une de ces princesses d’Autriche dont l’alliance avait toujours été funeste au pays qui les accueillait.

Et puis le divorce ne lui allait pas. Il le considérait comme une désertion. On avait commencé à deux le combat de la vie, on ne devait pas se quitter au milieu de la bataille.

Cependant, l’Empereur l’ayant appelé, il ne pouvait se dispenser de le rejoindre dans le grand salon des Tuileries dont une escouade de tapissiers était occupée à tendre les murailles en étoffe bouton d’or semée d’abeilles et à disposer les vastes rideaux à ramages.

—Hein! maréchal, c’est beau, c’est frais? dit Napoléon de l’air satisfait d’un négociant retiré, faisant avec un ami le tour du propriétaire, fier de son installation.

—Oui... c’est tout-à-fait cossu, dit Lefebvre, et ça doit vous coûter gros!

Napoléon, qui pourtant aimait à compter et, sans être aucunement avare, évitait les gaspillages et ne permettait guère les folies,—c’était le seul sujet de ses querelles avec Joséphine, les dépenses exagérées et les mémoires des fournisseurs trop enflés—répondit alors avec conviction au maréchal:

—Il n’y a rien de trop beau, il n’y a rien de trop cher pour celle qui va être l’Impératrice!...

Lefebvre s’inclina et continua à admirer l’ameublement, les rideaux en soie brochée, les fauteuils dorés et les canapés aux superbes ciselures.

Dans un coin du salon se dressait une harpe élégante, aux bois dorés, avec une ribambelle d’amours dansants peints sur le socle et s’enlevant, roses, sur un fond d’un vert tendre charmant.

—L’archiduchesse est très bonne musicienne! dit l’Empereur en touchant légèrement du doigt les cordes de l’instrument qui rendirent un son plaintif et aigrelet.

—Venez, que je vous montre le trousseau de l’Impératrice, reprit-il avec une joie impatiente et naïve, entraînant le maréchal dans la chambre à coucher préparée pour Marie-Louise.

Et, bien que le duc de Dantzig fût plus compétent pour passer l’inspection d’un sac de grenadier et une revue de campement que pour apprécier les fines richesses étalées sur le lit, sur les guéridons, sur les canapés et les vis-à-vis de la chambre impériale, il dut avec attention suivre l’énumération complaisante que faisait l’Empereur.

Il admira successivement les dentelles, les chemises garnies de valenciennes, les mouchoirs, les camisoles, les jupons, les bonnets de nuit, toute la lingerie fournie par la fameuse mademoiselle Lolive et par madame Beuvry. Il y en avait pour près de cent mille francs.

Pour cent mille francs aussi de dentelles en point d’Angleterre, et pour cent vingt-six mille francs de robes payées à Leroy.

Plus toutes sortes de parures, de colifichets, de rubans, de passementeries, dont Napoléon avait garni de vastes corbeilles.

Les bijoux étaient merveilleux et comme jamais reine n’en avait eus.

Le portrait de l’Empereur, entouré de diamants, valait six cent mille francs. Un collier de neuf cent mille francs, plus beau que le fameux Collier de la Reine, deux pendeloques de quatre cent mille francs et des parures d’émeraudes, des turquoises ajustées avec des brillants, tels étaient les somptueux présents de noces faits par l’Empereur, auxquels s’ajoutait la parure de diamants offerte par le Trésor de la Couronne, et qui valait plus de trois millions trois cent mille francs.

Il était, en outre, alloué à l’Impératrice, pour ses dépenses personnelles, 30,000 francs par mois,—mille francs par jour!

Napoléon était pleinement heureux en faisant admirer à son vieux compagnon de gloire toutes ces parures, toutes ces richesses qui témoignaient de l’ardeur avec laquelle il attendait sa jeune épouse.

—Hein!... elle sera heureuse, l’Impératrice! dit-il à Lefebvre en terminant la visite.

—Oui, sire, d’autant plus que l’archiduchesse passe pour vivre fort chichement à la cour de son père... Elle n’a que des bijoux de la plus grande simplicité, et toutes ses robes réunies valent à peine le prix d’une de ces chemises-là... Dame! vos victoires ont réduit l’empereur François à la portion congrue... ça va la changer, l’archiduchesse!... Cependant, à sa place, tous ces diamants, toutes ces dentelles, toutes ces parures de prix me paraîtraient peu de chose à côté de la gloire d’être la femme de l’empereur Napoléon!...

—Flatteur!... dit l’Empereur gaiement, pinçant l’oreille du maréchal.

—Je le dis comme je le pense, sire... vous savez, moi, je suis comme ma femme, un peu sans-gêne!

—A propos de ta femme, j’ai à te parler... confidentiellement... tu dîneras avec moi... Allons! à table!

Et il poussa vers la salle à manger Lefebvre, un peu surpris, et se demandant, non sans inquiétude:

—Que me veut-il dire au sujet de ma femme? aurait-elle encore eu une chamaillerie avec les sœurs de l’Empereur?

VI
LEFEBVRE BAT NAPOLÉON

Le dîner de l’Empereur était préparé et le couvert mis dans une petite salle à manger que le vainqueur d’Iéna préférait aux salles d’apparat.

Depuis le départ de Joséphine, il ne prenait ses repas qu’avec un seul convive, toujours invité au dernier moment, Duroc, Rapp, le chambellan de service ou un ministre appelé pour donner des indications de service.

Napoléon ne connut jamais les plaisirs de la table. Il mangeait très vite et dépêchait son repas comme une corvée. Il restait à peine un quart d’heure à manger, même lorsqu’il avait grand dîner.

Il se levait de son siège brusquement, au milieu du dîner, faisant signe de la main qu’on ne le suivît pas et qu’on achevât le repas toujours très bien servi, car, quoique très mauvais gourmet, il surveillait son maître-queux et tenait à ce que sa table fût bien soignée. Ses maréchaux étaient tous pourvus d’appétits robustes, et l’archichancelier Cambacérès faisait l’admiration de Napoléon pour la façon dont il engloutissait, entre deux compliments, d’énormes morceaux de viande arrosés de deux carafes de chambertin, son vin favori. Napoléon, qui ne buvait pas, avait toujours l’attention de faire placer deux carafes de ce roi de la Bourgogne de chaque côté de l’archichancelier.

Se levant un jour de table précipitamment, selon son habitude, l’Empereur dit au prince Eugène, son convive:

—Mais tu n’as pas eu le temps de manger, Eugène?

—Pardonnez-moi, sire... sachant que Votre Majesté m’invitait, j’avais dîné d’avance.

Beaucoup de courtisans prenaient, comme le fils de Joséphine, cette sage précaution, lorsqu’ils se savaient admis à la table impériale.

L’Empereur déjeunait seul, sans serviette, sur un petit guéridon.

Il avalait, en quelques minutes, les œufs, la côtelette qu’on lui servait.

Il a été constaté, par les anecdotiers de l’Empire, que le grand homme mangeait peu proprement. Il oubliait volontiers sa fourchette, préoccupé qu’il était des Prussiens à battre ou du pape à mettre à la raison. Il se servait de la cuillère du père Adam. Sans façon il trempait son pain dans le plat placé devant lui et ramassait la sauce. Il en usait ainsi même quand la table était garnie de princes, de ducs, de maréchaux et de femmes, par ailleurs très mijaurées. Pas un de ces nobles convives ne refusait de prendre de ce plat où l’Empereur avait commencé par faire sa trempette. On a reproché à Napoléon son mépris des hommes et aussi des femmes. Il faut reconnaître que les uns et les unes ont tout fait pour lui fausser l’esprit. Il ne voyait les gens qu’à plat-ventre, tant qu’il fut vainqueur et maître; comment ne se serait-il pas cru, à la longue, au-dessus et en dehors de l’humanité? Ces misérables laquais, mâles et femelles, rois et reines, princes et princesses, maréchaux et maréchales, léchant avec respect et conviction les restes du plat sucé par Napoléon, ne se sont redressés que lorsque l’Anglais, le Prussien et le Russe l’ont eu abattu;—toute cette valetaille dorée de l’Empire est encore plus petite et plus rampante quand elle se tient debout, entre les lances des cosaques, que lorsqu’elle s’aplatit devant le maître signant la paix de Tilsitt.

L’Empereur avait ses mets de prédilection: le poulet à la Marengo, qui lui rappelait l’une de ses plus belles victoires, et puis des plats d’ouvrier et de paysan: des lentilles, des haricots, de la poitrine de veau grillée et du lard. Il était peu amateur de vin et se faisait voler par ses fournisseurs. Faisant goûter à Augereau du chambertin qu’il avait acheté pour son ami Cambacérès, il demanda au maréchal ce qu’il en pensait. Le rude faubourien fit clapper sa langue et dit, après avoir dégusté: «Il y en a de meilleur!» L’Empereur sourit et dit: «Ces fournisseurs n’en font jamais d’autres!...»

Le dîner auquel Lefebvre se trouvait inopinément convié fut servi simplement, mais un peu plus largement que d’ordinaire.

Napoléon cherchait à s’habituer à rester à table.

C’était un nouveau sacrifice qu’il faisait à sa future épouse.

—Les Allemandes ont gros appétit et sont accoutumées à prolonger les repas, il faut que je m’y accoutume! disait-il.

Lefebvre qui était fort mangeur, ne fut pas fâché des nouvelles habitudes de son souverain.

Un peu d’inquiétude cependant lui restait et troublait son appétit.

Pourquoi l’Empereur, en l’invitant, lui avait-il parlé de sa femme?...

Quand le dîner fut achevé et le café servi, Napoléon dit au maréchal brusquement:

—Que dites-vous de ma rupture avec Joséphine, entre vous, loin de moi, messieurs les maréchaux?... Vous devez causer de cela, n’est-ce pas?... Je désire savoir ce qu’on pense du divorce... de mon nouveau mariage?...

—Mais, sire, nous ne pouvons avoir d’autre idée que celle qu’il a plu à Votre Majesté de nous faire connaître... nous nous inclinons devant votre volonté!... nous n’avons pas l’habitude de discuter vos ordres... le divorce, le mariage, pour nous c’est un changement de front... une manœuvre nouvelle qu’il vous a paru nécessaire d’exécuter... Nous n’avons pas à faire d’objections... tout haut du moins!...

—Ah!... et tout bas?... C’est ce que vous dites tout bas que je voudrais savoir...

—Hum!... Ça n’est pas très important ni très intéressant, fit Lefebvre avec hésitation... Sire, à vous dire vrai, on regrette l’Impératrice... Elle était bonne, aimable, avec un mot gracieux pour quiconque l’approchait... et puis on était habitué à elle, et à nous aussi elle était habituée... Sa fortune avait grandi avec la nôtre... Nous étions parvenus ensemble, derrière vous, sire, à la belle place où nous sommes... Ce n’est pas elle qui eût songé à nous reprocher ou notre humble origine ou le manque d’usage du beau monde... Oh! je sais ce qu’on dit de nous tous, de moi surtout et de ma bonne chère femme, chez la reine de Naples ou dans l’entourage de la grande duchesse Elisa...

—Il ne faut pas exagérer la portée des railleries de mes sœurs... D’ailleurs je leur ferai savoir qu’il ne me plaît pas qu’on tourne en dérision les braves qui m’ont aidé à gagner mes batailles, à établir ce trône qu’elles considèrent un peu trop comme un héritage de famille!...

—L’Impératrice Joséphine, sire, n’a jamais toléré ces plaisanteries dédaigneuses et ces gorges-chaudes qui blessent... elle nous a toujours traités tous avec bonté, avec égards... Nous craignons qu’une nouvelle souveraine, une princesse élevée à la cour d’Autriche, au milieu de nobles orgueilleux, ayant tous les préjugés de sa caste, ne nous traite de haut... nous redoutons de paraître d’extraction trop modeste pour si aristocratique dame... Sire, nous avons un peu peur de votre fille d’empereur... Voilà ce que disent vos maréchaux, vos généraux, vos compagnons de bataille qui, vous le savez, ne sortent pas de la cuisse de Jupiter!...

—Rassurez-vous, mes braves... Marie-Louise est très bonne... votre nouvelle Impératrice ne pourra qu’aimer et honorer des héros comme toi, Lefebvre, comme Ney, comme Oudinot, comme Soult, comme Mortier, Bessières ou Suchet... Vos cicatrices sont les plus belles armoiries, et votre noblesse a pour blason, non les chimères et les griffons fantastiques des écus d’autrefois, mais les villes prises, les citadelles emportées, les ponts franchis sous la mitraille, les drapeaux, les trônes même, devenus votre proie... Cette science héraldique moderne, Marie-Louise l’apprendra et saura la respecter...

—Il n’y a pas que nous!... murmura Lefebvre, il y a nos femmes...

Napoléon fit un geste impatient.

—Eh! oui... je le vois bien!... vos sacrées femmes n’ont pas gagné de batailles, elles...

—Sire, elles ont partagé notre existence... elles ont stimulé nos courages, enflammé nos énergies... elles nous aiment, elles nous admirent... et ce sont de bonnes épouses qui méritent le sort que Votre Majesté et la victoire leur firent! dit avec énergie Lefebvre.

—Oui... oui, je sais, murmura l’Empereur, mais quelques-unes de ces excellentes femmes, aux vertus desquelles je rends hommage, font cependant de bien extraordinaires grandes dames, d’invraisemblables duchesses... Ah! pourquoi donc, sacrebleu, avez-vous eu tous la rage de vous marier quand vous étiez sergents!...

—Sire, ce fut peut-être un tort... mais je ne m’en suis jamais repenti...

—Tu es un bon et loyal cœur, Lefebvre, je t’approuve dans tes paroles comme dans tes actes... mais avoue que, à l’heure actuelle, où te voilà maréchal d’Empire, grand-officier de ma couronne, duc de Dantzig, ta femme, ta très bonne femme, se trouve un peu déplacée... elle prête à rire par ses allures encore faubouriennes... son langage est resté celui d’une femme élevée au lavoir.

—La duchesse de Dantzig... ou plutôt madame Lefebvre, sire, m’aime... je l’aime aussi... et rien dans ses manières ne me fera oublier les longues années de bonheur que nous avons passées, quand, entre deux campagnes, il nous était donné d’être réunis.

—Il est fâcheux que tu te sois marié sous la Révolution, Lefebvre!...

—Sire, c’est fait... Il n’y a plus à revenir là-dessus...

—Tu crois? dit Napoléon fixant sur Lefebvre son regard profond.

Le maréchal tressaillit et balbutia, tout à coup, intimidé, craignant de deviner la pensée impériale:

—Nous sommes mariés, Catherine et moi, c’est pour la vie...

—Mais! dit vivement l’Empereur, j’étais marié aussi avec Joséphine et cependant...

—Sire, vous c’était différent.

—C’est possible... enfin, mon cher Lefebvre, tu n’as jamais pensé au divorce?...

—Jamais, sire! s’écria le maréchal... je considère le divorce comme...

Il s’arrêta, subitement effrayé de donner une appréciation qui pouvait passer pour une critique de la conduite de l’Empereur.

—Voyons, maréchal, reprit Napoléon, observant son embarras, si, d’un commun accord, vous divorciez, ta femme et toi. J’assurerai à la maréchale un douaire considérable... elle sera traitée avec égards... des honneurs lui seront attribués dans sa retraite... elle conservera son titre de duchesse... elle sera duchesse douairière... tu comprends bien tout cela?

Lefebvre s’était levé et, très pâle, adossé à la cheminée, écoutait, en se mordillant les lèvres, les propositions peu tentantes de l’Empereur.

Celui-ci continua, en se promenant par la pièce, les mains derrière le dos, croisées, comme s’il dictait un ordre de bataille.

—Une fois le divorce prononcé, je te chercherai une épouse, une femme de l’ancienne cour... ayant un titre, un nom, des aïeux... Peu importera la fortune... Je te donnerai de l’argent, des dotations, assez pour vous deux... Il faut que votre jeune noblesse se mélange avec les vieilles races... Vous êtes les paladins modernes, alliez-vous avec les filles des héros des croisades... Voilà comment nous fonderons, sur la fusion des deux France, l’ancienne et la nouvelle, la société de l’avenir, l’ordre nouveau du monde régénéré. Il n’y aura plus d’antagonisme entre les deux aristocraties... Vos fils marcheront de pair avec tous les héritiers des familles les plus nobles d’Europe, et dans deux générations il n’existera plus de traces, plus de souvenirs peut-être de cette division, de cette hostilité des vieux partis... Il n’y aura plus qu’une France, qu’une noblesse, qu’un peuple... Il faut divorcer, Lefebvre!... Je vais m’occuper de te chercher une femme...

—Sire, vous pouvez m’envoyer aux confins du globe, dans les déserts brûlants de l’Afrique, au fond des steppes glacées de la Sibérie... vous pouvez disposer de moi en tout et pour tout... m’ordonner de me faire tuer si vous voulez, j’obéirai!... vous pouvez aussi m’enlever les grades, les titres que je tiens de mon sabre et de votre bienveillance... mais vous ne pourrez pas faire que je renonce à aimer ma bonne Catherine, vous ne pourrez pas m’obliger à me séparer de celle qui fut ma compagne dévouée aux mauvais jours et qui restera jusqu’à la mort ma femme... Non! sire, votre pouvoir ne va pas jusque-là... et dussé-je encourir votre disgrâce, je ne divorcerai pas, et madame Lefebvre, maréchale et duchesse par votre volonté, restera madame Lefebvre, par la mienne! dit fièrement le duc de Dantzig, osant, pour la première fois, braver son Empereur et résister à ses intentions.

Napoléon regarda de travers le maréchal.

—Vous êtes un brave homme... un mari modèle, monsieur le duc de Dantzig, lui dit-il avec froideur... je ne partage pas vos idées... mais je respecterai vos scrupules... Que diable! je ne suis pas un tyran... C’est bon!... on ne vous parlera plus de divorce... conservez votre faubourienne!... seulement recommandez-lui de veiller sur sa langue et de ne pas introduire dans ma cour, auprès de l’Impératrice, élevée au palais impérial de Vienne, le langage des halles et les allures de la Courtille... Allez! monsieur le duc, j’ai à travailler avec le ministre de la police... vous pouvez retrouver votre ménagère!...

Lefebvre s’inclina et sortit, encore tout bouleversé par la proposition de l’Empereur et les paroles aigres-douces dont son refus avait été suivi...

Comme il franchissait le seuil de la pièce, Napoléon le suivit des yeux, haussa légèrement les épaules, et laissa tomber ce mot qui résumait l’opinion que la résistance de Lefebvre à ses projets matrimoniaux faisait naître:

—Imbécile!...

Chargement de la publicité...