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Madeleine

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The Project Gutenberg eBook of Madeleine

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Title: Madeleine

Author: Paul de Kock

Release date: April 24, 2010 [eBook #32113]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADELEINE ***

MADELEINE,

PAR

CH. PAUL DE KOCK.

«Une fièvre brûlante
Un jour me terrassait,
Et de mon corps chassait
Mon ame languissante.»
Sedaine.-Richard.

Bruxelles,
SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, ETC.
HAUMAN ET COMPAGNIE.
1838.

TABLE.


Premier Volume.
Chap.I.La Fête de Saint-Cloud.
II.Quelques détails.
III.Une soirée d'hommes.
IV.L'homme à la faux.
V.Un cabaret dans le bois.

Deuxième Volume.
Chap.I.Le Réveil.
II.La Société de Bréville.
III.Une journée bien employée.
IV.Comment cela commence.
V.Une partie de loto.
VI.Le vieux chêne.

Troisième Volume.
Chap.I.Un aveu.
II.Comment cela finit.
III.Pauvre Madeleine.
IV.Une après-dînée.
V.Un expédient de Dufour.
VI.Lettre perdue.
VII.Ce qu'elle fait encore.

Quatrième Volume.
Chap.I.Démarche inutile.
II.Triste retour.
III.Des Étrangers.
IV.Une rencontre.—Fête chez madame
Montrésor.—Danger de la walse.
V.Le vol.
VI.Toujours Madeleine.

FIN DE LA TABLE.

MADELEINE.

TOME PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

La Fête de Saint-Cloud.

C'était la fête à Saint-Cloud: je ne vous la décrirai pas, parce que probablement vous y avez été, et que vous savez ce que c'est tout aussi bien que moi; si cependant, soit que vous n'habitiez pas Paris, ou soit que vos affaires vous y ayant toujours retenu, vous ne connaissiez pas cette bacchanale, qui, tous les ans, se renouvelle, pendant trois dimanches de suite, dans un des plus jolis parcs des environs de Paris, alors... je ne vous en ferai pas non plus le tableau; car on l'a déjà fait fort souvent, et je n'aime pas à répéter ce que les autres ont dit.

Enfin c'était le dernier dimanche, ce qu'on appelle, je crois, le beau dimanche, qui termine les fêtes: le temps était superbe; il y avait une foule immense dans le parc, on pouvait à peine passer à la grille, tant était grande la cohue; puis les marchands de melons avaient étalé là des maraîchers de toutes les grosseurs; puis les conducteurs de coucous vous poursuivaient pour vous offrir des places; et, quand on était parvenu à échapper à tout cela et à entrer dans le parc, alors on se trouvait serré entre des promeneurs, dont les uns vous poussaient à droite, d'autres à gauche; on était forcé de s'arrêter devant une boutique de pain d'épice, ou emporté vers la pièce d'eau; on avalait de la poussière, et on était assourdi par le bruit des mirlitons et des claquettes: c'était bien gentil.

Pour s'amuser à une fête champêtre, il faut trois choses: d'abord être d'une bonne santé. Vous me direz, peut-être que la santé est indispensable à tous les amusements; je vous répondrai qu'il en est de doux, de tranquilles, qui ne fatiguent pas, tandis qu'à une fête publique, dans une cohue, il est bien difficile de ne pas être souvent sur ses jambes. Il faut donc d'abord une bonne santé, ensuite de l'argent plein ses poches, et enfin ne pas être amoureux.

Cette dernière condition vous semblera encore singulière; mais, en y réfléchissant bien, je crois que vous serez de mon avis. Quand on est amoureux et que l'on tient sa maîtresse sous son bras, on n'aime pas à être dans la foule. Comment se regarder à son aise? comment faire passer son ame dans ses yeux, lorsque des figures inconnues vous entourent, vous examinent bêtement, indiscrètement, comme si vos affaires les regardaient? Les amoureux préfèrent les promenades solitaires; ils ont raison.

Si un amoureux est là sans celle qu'il aime, ce bruit, ce monde, ces grisettes de Paris, ces grosses filles de village n'ont aucun charme pour lui; son esprit, son cœur sont ailleurs. Les badauds l'impatientent, les paillasses ne le font pas rire, la grosse gaieté qu'il entend l'assourdit, l'assomme, et son plus grand désir est de s'éloigner de cette foule qui l'obsède et l'empêche de penser à son aise.

J'ajouterai encore, que, sans être amoureux, on peut s'ennuyer beaucoup aux fêtes de Saint-Cloud et autres; tout le monde n'aime pas le bruit, les cris, les réunions populaires; cette gaieté qui ressemble à des querelles, cette musique qui vous écorche les oreilles, et ces dîners où l'on paie très-cher pour être fort mal. Souvent aussi tout cela nous amuse à vingt ans et nous ennuie à trente. Pourquoi serions-nous constants dans nos goûts, puisque nous ne le sommes pas dans nos affections?

Mais il s'agit de deux personnages qui viennent de descendre de l'accéléré, et se disposent à s'amuser à Saint-Cloud, parce qu'ils ont ce que je trouve nécessaire pour cela: de la santé, de l'argent, et point de passion dans le cœur. Ce sont deux hommes bien mis, sans recherche, sans fatuité: l'un qui peut avoir vingt-six à vingt-sept ans, est d'une taille moyenne, brun, pâle, a de beaux yeux, une figure distinguée et beaucoup de charme dans la physionomie; l'autre, qui a six ou sept ans de plus, est moins grand, plus gros, a des traits forts, un teint coloré, des yeux vifs et gais, et toute l'encolure d'un bon vivant.

Ces messieurs traversent la place sur laquelle est le restaurant de la Tête-Noire. Ils veulent aller sur-le-champ dans le parc; au passage de la grille, ils se trouvent dans une poussée de monde.

«Prenons garde à nos mouchoirs» dit le plus âgé en portant sa main à sa poche; il y a dans tout ce monde-là des gens qui pourraient bien nous en débarrasser.

«—Il me semble qu'il faudrait d'abord prendre garde à nos montres,» répond le jeune homme en souriant.

«—Comment....! est-ce que tu as pris la tienne?—Sans doute.—Moi je n'en prends jamais quand je vais dans les fêtes, dans les foules: c'est risquer de se la faire voler.—Alors, comment fais-tu quand tu veux savoir l'heure pour dîner ou pour partir?—Je calcule d'après mon appétit, on bien je demande; j'aime mieux cela que de m'exposer à perdre ma montre... je serais très-vexé si on me volait. Un artiste, un peintre...! ça ne peut pas s'acheter une montre tous les jours...!—Tu ferais un tableau de plus: voilà tout.

»—Ah! oui! ça t'est facile à dire, mon cher Victor. On fait bien le tableau, mais le vendre, c'est autre chose...! surtout à présent que les gens riches deviennent avares, mercantiles; qu'ils ne rougissent pas de marchander le talent... Mais ne parlons pas peinture, nous sommes venus ici pour nous amuser.»

Ces messieurs se promènent dans le parc; ils examinent les boutiques, les curiosités; ils lorgnent les jolis minois quand ils en aperçoivent; ils se regardent en riant à l'aspect d'une tête grotesque, d'une tournure ridicule; enfin ils sont de bonne humeur, et très en train de plaisanter sur tout ce qu'ils verront.

Cependant ces messieurs se promènent depuis trois heures; ils ont vu beaucoup de figures, de tournures qui prêtaient à rire; mais il n'y a pas besoin d'aller à la fête de Saint-Cloud pour trouver cela. Enfin Victor (c'est le plus jeune) dit à son compagnon: «Mon cher Dufour, je commence à avoir assez de la promenade. Est-ce que c'est bien amusant d'être ballotté au milieu de tout ce monde, de se sentir écraser les pieds par de laides paysannes, et de passer la journée à chercher ses connaissances, auxquelles on a donné rendez-vous dans le parc...?—Ah! tu as donné rendez-vous dans le parc...! Il fallait au moins indiquer un endroit.—Je n'ai pas positivement donné de rendez-vous, mais beaucoup de dames que je vois à Paris... et dont plusieurs sont fort aimables, m'avaient dit dans la semaine: Nous irons dimanche à Saint-Cloud; allez-y aussi, vous nous y trouverez, mais trouvez donc quelqu'un ici...!—Eh bien! tu te passeras de tes dames... Est-ce que tu devais retrouver une... une passion ici?—Eh non...! Oh! je suis bien tranquille pour le moment... mais c'est ce qui m'ennuie: j'ai besoin d'avoir toujours le cœur occupé.—Oui, soit par l'une, soit par l'autre... quelquefois même par plusieurs à la fois, n'est-ce pas?—Tu crois rire, Dufour! mais est-ce qu'il ne t'est pas arrivé aussi d'aimer, mais ce qui s'appelle aimer plusieurs femmes en même temps?—Plusieurs...! Ma foi, je ne m'en souviens pas...—Tu n'en as peut-être pas aimé vraiment une seule?—Oh! si..... j'ai aimé... j'ai même très-bien aimé... mais cependant il ne fallait jamais que cela me dérangeât de mes études, de mon travail, parce qu'avant tout un artiste doit penser a son art et à son avenir.—C'est-à-dire, que tu penses à tes amours quand tu as le temps, quand cela ne te gêne pas?—Oh! j'y pensais assez... Une fois même j'ai été bien tourmenté, bien inquiet... Il est vrai que je n'avais que vingt ans alors. J'avais pour maîtresse une jolie petite femme bien gaie, bien coquette. Un jour, elle me dit de ne pas aller chez elle le lendemain soir, parce qu'elle attend une de ses parentes. C'est bon; c'est convenu. Le lendemain, je ne sais quelle idée me passe par la tête... je me dis: c'est drôle qu'il lui arrive ce soir une parente dont je n'ai jamais entendu parler; si cette parente... était un homme, un rival...! Bref, laissant là mes crayons, je vais le soir jusqu'à la demeure de ma belle. Je vois qu'il y a de la lumière chez elle... je monte... il n'y avait pas de portier, et je connaissais le secret de l'allée. Arrivé devant la porte de la dame, je marche bien doucement, je retiens ma respiration, et je me colle l'oreille contre la serrure. L'appartement de ma maîtresse ne se composait que d'une seule pièce: par conséquent, la société ne pouvait se tenir très-eloignée. J'entends parler, j'entends rire; je trouve que les éclats de joie sont bien mâles pour être ceux d'une parente. J'écoute; je reste là très-long-temps... souvent je n'entendais plus rien. Enfin, après être resté plus d'une heure sur le carré..... fatigué de ma sotte position...

»—Tu n'y tiens plus, et tu enfonces la porte d'un coup de pied?

»—Non, ce n'est pas cela du tout; je me dis: Ma foi, que ce soit une parente, un oncle, tout ce que ça voudra, j'en ai assez...! et là-dessus je renfonce mon chapeau dessus ma tête, et je m'en retourne copier mes académies. C'est la seule fois que l'amour m'ait tourmenté.

»—Ah! ah! ce pauvre Dufour! qui appelle cela être amoureux... Pourtant tu es' assez méfiant, de ton naturel, et je m'étonne que tu n'aies pas cherché à t'assurer si l'on te trompait.—Écoute, il faut raisonner: cette petite femme me convenait; elle ne me coûtait rien, je me suis dit: si je me brouille avec elle, il faudra que je me cherche une autre connaissance; et ma foi alors j'étais très-occupé de mes études, ça m'aurait dérangé. On n'est trompé que quand on craint de l'être, mais du moment qu'on se dit: je m'attends à tout! ça m'est égal; alors je n'appelle plus cela être trompé.—C'est fort heureux de pouvoir prendre les choses comme cela: moi, quand j'aime, je suis jaloux.—Peut-être même quand tu n'aimes pas.—C'est possible. Et cependant je suis de bonne foi: quand je dis à une femme que je l'aime, c'est qu'alors je l'aime réellement. Tout en étant volage, je suis très-sentimental, je veux de l'amour jusque dans mes liaisons les plus légères...—Oui, c'est comme de la muscade, tu en as mis partout.—Je crois que cela vaut mieux que de n'en mettre nulle part. Ah! Dufour, sans l'amour, la vie serait bien monotone!...—Eh bien! qu'on me donne à choisir de trente mille livres de rentes sans amour, ou d'une passion éternelle sans argent, et je te réponds que je ne balancerai pas.—Tu t'en repentirais!—Je ne crois pas, parce que... Aye!... prenez donc garde... C'est ce gros balourd qui met ses souliers ferrés sur mes bottes... Regardez-moi cela,... ça pousse le monde sans demander excuse. Oh! la bonne tête pour mettre dans une basse-cour!»

Le paysan qui venait de pousser Dufour tenait sous son bras une paysanne, qui tenait de l'autre bras un grand dadais, lequel tirait après lui une grosse maman qui traînait trois grands garçons et deux jeunes filles. Tout cela se tenait et ne voulait pas se lâcher, et tout cela se ruait à travers le monde, en poussant de gros rires et en donnant des coups de coude et des coups de pied pour se faire faire passage. Cette manière de se promener dix à douze de front est très-usitée par les paysans dans les fêtes champêtres.

«C'est une bande joyeuse,» dit Victor en riant.—«C'est une avalanche de manants: si l'on ne se rangeait pas, ça vous écraserait! Au diable la fête de Saint-Cloud: je n'y reviens plus.—Mon ami, on dit cela tous les ans, et en y revient encore pour voir si ce sera plus amusant, quoique ce soit toujours la même chose.—Eh bien! et ton amour avec trente-six femmes, est-ce que ce n'est pas toujours la même chose?—Ah! Dufour! quel blasphème! D'abord, aucune femme ne se ressemble, je ne dis pas au physique, mais au moral. Il y a tant de nuances à observer dans les caractères, c'est si amusant à étudier...—Ah! c'est pour étudier que tu fais l'amour.—Oui, c'est pour mieux connaître les mœurs.—Ah! c'est par là que tu observes les mœurs... Allons, en voilà un qui me met son mirliton dans l'œil. Quittons le parc; allons dîner, hein?—Soit: allons dîner.»

Ce messieurs sortent du parc et entrent à la Tête-Noire. Mais à Saint-Cloud, un jour de fête, on ne trouve pas facilement à dîner. La cuisine du traiteur est encombrée de monde; les marmitons et leur chef ne savent plus où donner de la tête; les servantes crient, se poussent, et les bons bourgeois de Paris se disputent une tranche de gigot ou un morceau de fricandeau. Quant l'un d'eux est parvenu à enlever un plat, il l'emporte en triomphe en renversant sur lui une partie de là sauce; c'est encore un des mille agréments qu'offre la fête de Saint-Cloud.

«Est-ce que nous allons boxer pour avoir à dîner? dit Dufour à Victor. Ça m'est égal, s'il le faut absolument, je suis bien de force à emporter un plat d'assaut... Mais montons au premier; nous tâcherons d'être servis.»

Pendant que ces messieurs essaient de se faire jour dans la cuisine, où l'on était encore plus pressé que dans le parc, une grande femme maigre, décharnée, en bonnet plissé et à l'œil furibond, venait de saisir les bords d'un plat de gibelotte qu'un monsieur emportait au premier. Le monsieur avait déjà monté deux marches de l'escalier lorsque la grande femme l'ayant rattrapé, avait sauté sur le plat, en s'écriant «C'est pour moi cela!.... c'est pour moi!... Il y a plus d'une heure que je le guette. En arrivant à Saint-Cloud, nous sommes entrés ici. Mes quatre enfants sont là-haut et meurent de faim.... Nous n'avons encore pu nous faire servir que des assiettes, du sel, du poivre et une carafe d'eau... Monsieur, lâchez donc cette gibelotte, c'est pour moi!...»

Le monsieur, qui suait à grosses gouttes, ne semblait nullement disposé à lâcher le plat: au contraire, il le tirait à lui de toute sa force, en disant. «Pourquoi donc serait-ce pour vous, madame? Est-ce que je n'ai pas eu assez de mal à obtenir cette gibelotte à la place d'un poulet que l'on me promet depuis une heure, et que d'autres m'ont soufflé?... Je vous trouve plaisante de vouloir mon plat. Lâchez cela, madame!—Non, monsieur; je l'aurai, il était pour moi!»

Cette dispute avait lieu justement au-dessus de la tête de Dufour, qui venait d'atteindre le bas de l'escalier. Il ne voyait pas le plat de gibelotte suspendu sur son chapeau; mais le monsieur l'empêchait de monter, et la grande femme se jetait sur lui en voulant retenir la gibelotte. Ennuyé de ne pouvoir plus bouger, Dufour repousse fortement la dame au bonnet, ainsi que le monsieur établi sur l'escalier. Alors les deux combattants lâchent prise, le plat tombe sur la tête de Dufour, et une partie du contenu couvre son habit.

Victor rit aux larmes, moins encore de la surprise de son ami que du désespoir qui se peint dans les traits de la grande femme, en voyant la gibelotte sur l'escalier. Dufour prend le parti de rire aussi, et ils se rendent dans le salon au premier, où beaucoup de gens attablés disent, en regardant Dufour: «Voilà un monsieur qui est bien heureux... il a eu quelque chose, lui.»

Les carafes d'eau étant la seule chose que l'on pût se procurer facilement, Dufour lave son habit et son chapeau; puis ces messieurs se placent à un coin de table, car il ne fallait pas se flatter d'en avoir une à soi seul. Sur soixante personnes qui étaient attablées là, le tiers seulement mangeait, les autres attendaient en regardant, d'un œil d'envie leurs voisins plus heureux.

L'autre partie de la table, où les deux amis viennent de se mettre, est occupée par cinq personnes: deux jeunes filles de quatorze à seize ans, deux garçons plus jeunes, et un petit vieux monsieur poudré, en habit ventre-de-biche, en culotte à boucles et bas chinés; tout cela assis devant une pile d'assiettes blanches, une salière et des carafes. Faute de mieux, le petit vieux paraît disposé à manger la pomme de sa canne, qu'il promène continuellement de son nez à sa bouche.

«Tableau de famille!» dit tout bas Victor à Dufour.—«Oui, tableau d'une famille qui est venue se divertir à Saint-Cloud. J'en rirais bien, si je n'étais pas affamé comme eux.»

Une sixième personne vient bientôt se joindre à la famille. Dufour la reconnaît: c'est la grande femme qui avait disputé si long-temps le plat de gibelotte. Elle entre dans la salle comme une furieuse; son bonnet de côté, les traits renversés et le nez plein de tabac. Elle se jette sur une chaise devant le petit homme poudré, en s'écriant: «C'est une indignité!... je suis outrée... Ah! il n'y a plus ni respect ni galanterie chez les hommes!

»—Est-ce qu'on t'a manqué, Poupoule?» dit le petit vieux en regardant d'un œil effaré la pomme de sa canne.—«Oui, monsieur, oui, on m'a manqué... Me disputer un plat!... à une femme!.... Je le tenais pourtant; et certes je ne l'aurais pas lâché, si une grosse bête n'était venue se jeter entre nous!.... Tout est tombé sur l'escalier.»

Dufour te contente de regarder Victor en souriant, et il continue d'essuyer son chapeau. Mais la grande dame est trop exaltée pour faire attention à lui.

«Tu ne rapportes donc rien, maman?» disent les petits garçons d'un ton pleurard.—«Rien du tout. Et votre père qui reste là, qui ne se remue pas pour nous avoir à dîner!... Mais, Poupoule, c'est toi qui m'avais dit de garder les enfants. Veux-tu que je descende à la cuisine?—Oui, monsieur, oui, descendez. Quant à moi, j'en ai assez.... je n'irai plus... Ah! Dieu! j'en ai par-dessus la tête de votre Saint-Cloud!... C'est pour ces demoiselles que j'y suis venue; mais elles ne m'y rattraperont pas. Cependant je veux dîner; je ne sors pas d'ici sans cela.»

Les deux jeunes filles se tenaient bien droites, les yeux baissés, n'osant murmurer ni se plaindre, quoiqu'elles eussent mieux aimé se promener à la fête et se priver de dîner que de passer les plus belles heures de la journée assises devant une table sur laquelle il n'y avait que des assiettes blanches.

Le petit monsieur poudré était descendu en tenant toujours sa canne à la main, quoique rien dans sa personne n'annonçât qu'il voulût s'en servir d'une manière hostile pour se faire donner des vivres. La maman grommelait entre ses dents, promenant ses regards sur les autres tables, et ayant l'air de vouloir chercher querelle aux personnes qui mangeaient; enfin, les petits garçons s'amusaient à mêler le sel avec le poivre.

Victor était parvenu à parler à un garçon; il lui avait mis cinq francs dans la main, et le garçon lui avait assuré qu'il dînerait. Dufour essuyait toujours son habit avec son mouchoir, regardant de temps à autre Poupoule, dont il aurait voulu croquer les traits et la pose.

Dix minutes s'écoulent. «On se moque de nous, dit Dufour, ce garçon a pris ton argent, parce que les garçons traiteurs prennent toujours, mais je gage qu'il ne pense plus à nous.—Et ces pauvres jeunes filles, reprend Victor, elles sont là depuis plus long-temps que nous, et elles n'osent pas se plaindre... elles me font de la peine.—Moi, leur mère me fait peur; je crois qu'elle me reconnaît pour la grosse bête qui a fait tomber son plat.»

En ce moment, le petit monsieur revient, portant quelque chose devant lui.

«Ah! voilà papa! s'écrient les petits garçons, et il apporte quelque chose.»

En effet, le petit homme apportait des verres et des couteaux qu'il pose sur la table en disant: «Je n'ai pu avoir que cela.... mais on m'a bien promis que j'aurai peut-être de la matelotte.... on est allé pécher.... c'est en face... nous sommes devant la rivière...

»—M. Mouron, s'écrie sa femme, vous vous laissez berner comme un enfant! vous n'avez jamais su vous montrer; vous avez encore le front de nous apporter des couteaux... pourquoi faire, monsieur? pourquoi faire, s'il vous plaît?—C'est pour couper ce qu'on nous donnera...—Pour couper... pour couper... ah! je vois que nous passerons la soirée ici.—Mais, Poupoule, aurais-tu voulu que j'allasse pêcher moi-même... alors je....—Taisez-vous, vous me faites mal.»

M. Mouron se tait; il va se rasseoir devant la pile d'assiettes et se remet à lécher la pomme de sa canne. Les deux demoiselles ne disent rien, mais elles se regardent; ces paroles de leur mère: Nous passerons la soirée ici, les ont fait frémir; elles jettent à la dérobée un coup-d'œil sur ce parc dans lequel tant de monde se promène, et où elles espéraient montrer leur belle robe du dimanche; puis elles reportent tristement leurs regards sur cette table devant laquelle elles ont déjà passé deux heures. Victor observe tout cela, il plaint ces deux jeunes filles; et, en vérité, l'intérêt que leur tourment lui inspire est bien pur, car les demoiselles Mouron ne sont pas jolies: elles ressemblent à leur mère.

Le garçon traiteur arrive apportant deux plats à la fois: son entrée fait sensation; chacun le regarde avec anxiété, on veut savoir à quelle table il portera cela. C'est devant Victor et Dufour que les deux plats sont posés, ainsi que du pain et une bouteille de vin. Madame Mouron a fait un mouvement comme pour sauter sur les plats, mais elle est retombée comme anéantie sur sa chaise. Les deux jeunes filles sont consternées; les petits garçons pleurent; M. Mouron enfonce dans sa bouche la moitié de la pomme de sa canne.

«En vérité, dit Victor, il n'y a pas moyen de tenir à cela, Dufour; je suis sûr que tu m'approuveras.» Et sans attendre que son ami lui réponde, le jeune homme fait passer devant la famille Mouron tout ce que le garçon vient de leur apporter, en disant: «Vous permettez, madame.... Il y a trop long-temps que votre famille...... Moi et mon ami nous tâcherons de dîner plus tard.»

Madame Mouron ne sait pas où elle en est, elle regarde tour à tour les plats et Victor; elle est tellement saisie qu'elle ne peut encore répondre... Les deux demoiselles ont remercié avec leurs yeux qui sont presque devenus beaux de plaisir. Quant à M. Mouron, il s'est débarrassé la bouche de sa canne, et se lève pour saluer Victor, auquel Dufour donne des coups de pied par-dessous la table en murmurant: «Eh bien!... qu'est-ce que tu fais donc?.... Il donne notre dîner à présent....

»—Ah! monsieur,» s'écrie madame Mouron qui vient de retrouver la parole, «ce que vous faites pour nous est d'une galanterie.... d'une politesse... mais si vous vouliez partager le dîner avec nous?—Non, madame, non, je vous remercie; vous n'en avez pas trop pour six, et certainement il n'y en aurait pas assez pour huit, nous pouvons attendre..... N'est-ce pas, Dufour, que tu n'es pas si pressé de dîner?....

»—Non.... je ne suis pas pressé,» répond Dufour en faisant la grimace: «d'ailleurs, il est bien juste que je cède mon dîner à madame, puisque je suis la grosse bête qui a fait tomber le plat qu'elle disputait en bas.»

Madame Mouron se pince les lèvres; elle est embarrassée; son mari répond avec bonhomie: «Monsieur, il ne faut pas que cela vous fâche. Poupoule a dit cela de vous... comme elle l'aurait dit de moi.... elle ne m'appelle guère autrement!...—Cela ne m'a aucunement fâché, M. Mouron; dînez, je vous en prie, ainsi que votre famille; quant à moi, j'ai reçu une gibelotte sur la tête, je crois, que c'est tout ce que je prendrai ici.»

Comme Dufour achevait ces mots, deux nouveaux personnages entrent dans le salon; ce sont deux petits maîtres: l'un, qui est fort jeune, s'écrie en apercevant Victor: «C'est M. Victor Dalmer... Heureuse rencontre!... Vous êtes donc venu aussi à la fête de Saint-Cloud?»

Pendant que Victor répond au nouveau-venu, Dufour examine ces messieurs qui viennent d'entrer. Celui qui presse la main de Victor est mis avec beaucoup de recherche; sa figure n'annonce guère plus de vingt ans; il est joli garçon, sa tournure est distinguée, et sa physionomie expressive; ses yeux pleins de feu semblent dénoter un caractère ardent, des passions vives, et plus d'étourderie que de raison. L'autre monsieur est plus posé, il approche de la trentaine; c'est un bel homme, bien fait, d'une jolie figure, mais dans ses manières, et dans l'expression de sa physionomie, il y a quelque chose d'affecté, de composé; on dirait qu'il s'étudie à se donner un air noble, distingué, et qu'il craint de se tremper. Sa mise n'est pas entièrement à la mode: avec un habit neuf et un gilet bien frais, il a un pantalon de tricot à côtes, qui, à la vérité, dessine très-bien ses formes, mais semble avoir été fait et porté depuis fort long-temps.

Cependant ce monsieur se cambre, s'efface avec une suffisance, une impudence capables de faire revenir la mode des pantalons de tricot. Il jette dans le salon quelques regards dédaigneux, puis se rapproche de son compagnon en lui disant: «Mon cher marquis de Bréville, il ne faut pas songer à dîner ici;... c'est trop mêlé,.... trop peuple aujourd'hui. Allons chez Legriel, au moins cela a l'air d'un restaurateur, on peut s'y reconnaître.

»—Avez-vous dîné, messieurs?» dit le jeune homme en regardant Dufour et Victor.«—Pas encore; nous attendons..... nous espérons!...—Eh bien! venez avec nous chez Legriel, nous dînerons ensemble, et nous tâcherons de rire un peu.—Qu'en dis-tu, Dufour?—Moi,... oh! je le veux bien! Je n'ai pas été heureux chez ce traiteur-ci; je suis curieux de voir ce qui m'arrivera chez l'autre.»

Ces messieurs se lèvent, et se disposent à suivre les derniers venus. Victor se retourne pour saluer la famille Mouron, qui lui fait de grandes révérences. Sur un signe de sa femme, M. Mouron tire de sa poche des adresses gravées, et en présente plusieurs à Victor, tandis que Poupoule lui dit: «Mon mari est coutelier, monsieur; et si jamais nous pouvions, à Paris, vous être agréables, nous n'oublierons pas ce que vous avez fait pour nous aujourd'hui.»

Victor s'incline, met les adresses dans sa poche, et se hâte de suivre sa société.

CHAPITRE II.

Quelques détails.

«Qu'est-ce que c'est que ces deux messieurs?» dit Dufour en prenant le bras de Victor, et en suivant d'un peu loin ceux qui les faisaient changer de traiteur, «Moi, j'aime beaucoup a savoir avec qui je suis.

»—Le plus jeune est Armand de Bréville, fils du marquis de Bréville, qui eut d'un premier mariage une fille et le fils qui est devant nous. Ayant perdu sa première épouse fort jeune, le marquis se remaria avec une demoiselle noble et très-jolie, dit-on, mais qui n'avait rien. M. de Bréville ne goûta qu'un an les douceurs de cet hymen; il mourut des suites d'une chute de cheval, étant à peine âgé de quarante ans, dans sa terre de Bréville, située auprès de Laon, en Picardie, où il demeurait avec sa famille. Il laissa ses deux enfants, alors fort jeunes encore, sous la tutelle de leur belle-mère. Mais, contre l'usage, ou du moins en dépit de la prévention qu'inspire souvent une belle-mère, il paraît que madame de Bréville eut une véritable tendresse pour les enfants de son mari, qu'elle nommait les siens: il est vrai que l'hymen ne lui en avait pas donné d'autres. Elle eut d'eux les plus grands soins; elle passait sa vie à surveiller leur éducation. Ne quittant jamais la terre de Bréville, où elle avait perdu son mari, ne recevant que quelques voisins, n'amant point dans le monde, madame de Bréville ne connaissait pas d'autre bonheur que d'avoir auprès d'elle les enfante de son mari. C'est d'Armand que je tiens tous ces détails, car je n'ai jamais connu personne de sa famille; mais il ne parle de sa belle-mère qu'avec attendrissement, et cela fait l'éloge de son cœur.

»—Est-ce qu'elle est morte aussi, cette rare belle-mère?—Oui. Elle mourut huit ans environ après son mari. Alors un parent éloigné fut nommé tuteur des enfants. Armand fut envoyé au collége, et sa sœur mise dans un pensionnat. Mais depuis quelques mois le jeune homme est majeur, maître de sa fortune, et il a tout-à-fait secoué le joug de son tuteur. Il a un violent amour du plaisir..... On voit qu'il s'y livre avec ardeur, et qu'il veut se dédommager de la vie sage et rangée que lui faisait mener son tuteur, depuis qu'il l'avait retiré du collége. Mais à vingt-et-un ans il est bien naturel de désirer s'amuser..... C'est la fougue de l'âge!... cela se calmera.—Est-ce qu'il est fort riche?—Il paraît que M. de Bréville avait vingt mille livres de rentes. N'ayant pas eu d'enfants de son second mariage, Armand et sa sœur n'ont eu à partager qu'entre eux. Dix mille livres de rentes, c'est fort gentil pour un jeune homme.—Oui, ça serait même fort gentil pour un homme de trente-six ans. Moi, qui n'en ai que trente-quatre, je me trouverais égal au grand-turc, si j'avais dix mille francs de rentes, parce que j'ai de l'ordre, de l'économie; et, quoique j'aime à m'amuser, je ne dépenserais jamais plus que mon revenu... Il m'a fallu donner bien des coups de pinceau pour amasser les deux mille deux cents francs de rentes que j'ai maintenant, et pourtant, avec cela, je m'amuse, je ne fais pas un sou de dettes; et il y a des gens qui, avec dix mille francs de revenu, ne se trouvent pas de quoi vivre, doivent de tous cotés, et vont souvent en prison.

»—J'espère qu'Armand ne fera pas ainsi: c'est un bon petit garçon.—D'où le connais-tu?»—C'est chez ma tante que nous nous sommes liés, l'année dernière; son tuteur l'y menait quelquefois. On ne s'amuse pas beaucoup chez ma tante; il faut faire le vingt-et-un sans rire, et le boston sans parler. Armand préférait causer avec moi; il aimait ma conversation; il m'appela bien vite son ami... A vingt-et-un ans tu sais qu'on prodigue ce titre-là, et que l'on croit à l'amitié comme à l'amour.—Oui, c'est l'âge des illusions.—Cependant, depuis quelque temps je le vois beaucoup moins; je ne lui en fais aucun reproche. Lancé dans le tourbillon des plaisirs, il n'a pas un moment à lui!—Et sa sœur, est-elle jolie?—Je ne la connais pas; elle a deux ans plus que son frère, et il y a déjà cinq ans qu'on l'a mariée à un gentilhomme nommé M. de Noirmont. Il paraît qu'ils habitent la province, où Armand n'est pas pressé d'aller les voir.

»—Maintenant passons au second personnage. Quel est ce beau monsieur qui est avec Bréville? est-ce aussi un marquis? En tout cas je croirais que c'est un noble de contrebande. Malgré son affectation à se donner de grands airs, à tenir sa tête en arrière et à regarder tout le monde comme s'il cherchait à qui il veut donner un soufflet; il perce là-dessous des manières de mauvais lieux, des habitudes d'estaminet... C'est un joli garçon;... mais il a une de ces figures... auxquelles je ne voudrais pas prêter de l'argent...—Oh! toi, tu te méfies de tout le monde!... Je ne connais guère ce monsieur plus que toi. Je l'ai rencontré quelquefois; il était avec Armand: je sais qu'il se nomme de Saint-Elme; il est très-riche, à ce que m'a dit le jeune de Bréville.—Ah!... pour un monsieur très-riche, et qui se donne de si beaux airs, il a un pantalon qui n'est guère de saison.... Que j'aie un pantalon comme ça, moi artiste, moi peintre, à la bonne heure, on n'y fera pas attention,... avec ça que j'ai de ces tournures qui passent dans la foule!... Mais un beau-fils!... un homme qui ne peut pas dîner à la Tête-Noire!... c'est drôle!... Du reste, il est bien fait, ce monsieur, il a de belles rotules; je suis comme David, je fais attention aux rotules. Mais sa figure ne m'est pas inconnue: il me semble l'avoir vue quelque part... Je crois que c'est dans un restaurant à vingt-deux sous, où j'allais souvent il y a six ou sept ans,... parce qu'alors je dépensais beaucoup en modèles, en études, et qu'il fallait économiser d'un autre côté.—Qu'un peintre qui commence, qu'un homme qui veut économiser aille dîner à vingt-deux sous, c'est fort bien; il y a d'ailleurs de très-honnêtes gens qui ne dînent pas du tout. Mais tu veux qu'un jeune homme riche... M. de Saint-Elme, aille dîner là...—Oh! c'est qu'alors il ne se serait pas donné de grands airs, et même ne s'appelait pas Saint-Elme; il y a des gens qui ont un nom pour chaque quartier où ils vont. Au reste, je peux me tromper; mais, nous voici chez Legriel, tâchons enfin de dîner, ça ne me ferait pas de peine.»

Ces messieurs venaient d'arriver chez le restaurateur fashionable de Saint-Cloud. La foule est là comme à la Tête-Noire, mais non point de cette foule qui boxe pour un fricandeau et une matelotte; il y a des équipages à la porte, dans la cour. C'est la belle société qui vient dîner là: remarquez que je dis la belle et non pas la bonne: c'est que parmi la belle, il y a beaucoup de femmes entretenues et d'habitués de Frascati; mais enfin l'élégance, la tournure, les formes séduisantes sont là, et c'est beaucoup. Quand une étoffe est jolie, elle me plaît, et je n'ai pas toujours besoin de chercher à savoir ce qu'elle cache; on me dira que sous une enveloppe grossière je puis trouver un fort galant homme; je n'en doute pas, mais je préférerais pourtant le trouver sous des formes aimables.

M. de Saint-Elme entre le premier chez le traiteur en disant: «Messieurs, laissez-moi faire,... je vous réponds que nous aurons un cabinet... J'ai les garçons à mes ordres ici;... j'y ai dîné si souvent!.... c'est un traiteur qui a plus de mille écus à moi!

»—S'il a dépensé mille écus ici, se dit Dufour, ce n'est donc pas lui que j'ai vu à mon ordinaire de vingt-deux sous.»

M. de Saint-Elme appelle les garçons par leur nom de baptême; il crie, s'emporte, veut un cabinet, à tel prix que ce soit; il fait venir le maître de la maison: celui-ci arrive, croyant que c'est un prince qui est descendu chez lui, parce qu'il suppose qu'un prince seul doit se permettre de faire autant de tapage.

«Comment, mon cher ami, dit M. de Saint-Elme, vos garçons me répondent qu'il n'ont pas de cabinet; me dire cela, à moi, qui viens toutes les semaines chez vous dépenser un argent fou.... Allons, cela ne peut pas être ainsi.»

Le restaurateur regarde le grand monsieur, comme on regarde quelqu'un dont on cherche en vain à se rappeler; mais comme le bruit, la suffisance imposent toujours (surtout chez les traiteurs), on met tous les garçons sur pied, et on parvient à trouver un petit salon libre pour les quatre convives.

«Vous le voyez, messieurs,» dit le jeune Bréville en se mettant à table, «il ne fallait que suivre Saint-Elme..... Je ne sais pas comment il fait, mais rien ne lui résiste, il réussit à tout ce qu'il veut!....

»—Oh!... cela tient à beaucoup d'habitude de ces sortes de maisons,» répond le grand monsieur en se balançant sur sa chaise. «Eh! mon Dieu! messieurs, quand vous aurez comme moi mangé deux ou trois cent mille francs, vous ne serez plus empruntés pour vous faire servir.

»—Je réponds bien que je ne les mangerai pas, se dit Dufour. Peste, voilà un homme qui parle de cent mille francs comme je parlerais d'un rouleau de pièces de quinze sous!»

Et le peintre prend la carte, fronçant le sourcil à l'article des prix. Mais Saint-Elme a déjà donné des ordres au garçon, et la carte n'a pas été consultée.

«Voilà un homme avec lequel nous allons nous enfoncer,» dit tout bas Dufour à Victor.—«Allons, mon ami, pour une fois, tu n'en mourras pas!....—C'est juste, je n'en mourrai pas; mais au moins je veux bien dîner.»

On sert à ces messieurs les mets les plus recherchés, les meilleurs vins. Dufour se laisse aller au plaisir de la table; cependant, tout en portant à ses lèvres son verre plein de beaune, première qualité, il se dit encore: «Voilà un dîner qui coûtera cher. Cet homme-là va vite!... Il faudra donner bien des coups de pinceau pour réparer le dommage!»

Le dîner est très-gai. Le jeune Bréville ne voit, ne rêve que plaisir; il a plusieurs intrigues en train; il espère trouver le soir, au bal du parc, une des plus jolies femmes de la Chaussée-d'Antin, qui a promis de lui sacrifier un Anglais qui l'accable de présents, mais qui lui donne le spleen. Victor sourit aux transports amoureux d'Armand; quoique jeune encore, Victor connaît les femmes, mais il ne parle jamais de ses triomphes ni de ses conquêtes; il n'est pas amateur de femmes entretenues, telles à la mode qu'elles soient; il sait que si l'on trouve le plaisir avec ces dames, on y rencontre bien rarement l'amour. Mais il ne veut pas chercher à désabuser Armand sur le sentiment qu'il croit avoir inspiré à plusieurs femmes galantes; il pense que le temps se chargera de ce soin.

Dufour cause peu: prévoyant que le dîner lui coûtera cher, il vent au moins s'en donner pour son argent. Tout en mangeant, il écoute. C'est presque toujours Saint-Elme qui parle, c'est lui qui tient le dé; il ne laisse jamais languir la conversation; il sait tout, a été partout. Peinture, musique, poésie, botanique, astronomie, histoire, philosophie, nécromancie, il parle sur tout cela avec une facilité, une aisance qui étonnent, un aplomb, qui entraîne, et jetant dans sa conversation les mots techniques, les termes de l'art, il achève d'étourdir, d'éblouir son monde.

«Il est fort aimable et fort instruit,» dit tous bas Victor à Dufour.—«Ou il a du moins terriblement d'assurance,» répond l'artiste.

En causant science, beaux-arts ou modes, M. de Saint-Elme trouve toujours l'occasion de parler de lui. Si l'on s'occupe d'une jolie actrice, il fait entendre qu'il a eu ses faveurs; on cite un poème nouveau, il en connaît beaucoup l'auteur, il lui a donné fréquemment des conseils pour son ouvrage; il y a même dedans une foule de vers qui sont de lui; nomme-t-on un grand personnage, il le connaît particulièrement; il va chez les ministres sans demander d'audience; il dispose des places, des emplois; il n'y a que pour lui qu'il ne veut rien.

Le jeune de Bréville écoute tout cela comme les bonnes femmes écoutent un pharmacien. Victor laisse parler Saint-Elme; il sourit quelquefois, mais son sourire n'a rien de méchant. Dufour ne montre pas autant de crédulité; il examine Saint-Elme d'un air ironique, et murmure entre ses dents: «Est-ce que cet homme-là nous prend pour des imbéciles?»

En regardant un moment à la fenêtre qui donne sur le parc, Armand s'écrie: «Voilà de Montclair qui passe.... il est avec une fort jolie femme...

»—Ah! oui, je la connais... je sais ce que c'est,» dit Saint-Elme d'un air malin après s'être penché vers la fenêtre, «c'est une petite femme fort passionnée dans le tête-à-tête..... mais rien à dire après.... point d'esprit! point de finesse.... J'en ai eu bien vite assez.

»—Montclair a un habit parfaitement fait et qui va fort bien,» reprend le jeune de Bréville en regardant toujours dans le parc.

«—Oui, répond Saint-Elme; je lui ai procuré mon tailleur, auquel je donne souvent des idées pour les couleurs, les coupes qu'il faut changer...

»—C'est sans doute vous, monsieur, qui lui avez donné l'idée de votre pantalon,» dit Dufour avec un grand sang-froid et en se servant une seconde fois de la charlotte aux confitures.

Le bel homme se pince les lèvres et semble un instant déconcerté, mais il reprend bien vite son air d'aisance et répond: «Oui... c'est moi qui ai voulu faire reprendre les pantalons de tricot; je trouve que cela est fort joli... et quand on est bien fait, cela sied.

»—Je suis fort aise qu'on en reporte; j'en avais un tout pareil au vôtre il y a neuf ans.... Si les rats ne l'ont pas mangé, je le remettrai cet hiver...»

Saint-Elme s'empresse de changer la conversation; bientôt il demande du champagne.

«—Du champagne! dit Dufour, mais il doit être fort cher ici.—Que nous importe, répond Saint-Elme, pourvu qu'il soit bon!—Messieurs, il m'importe, à moi!... Je ne suis pas un millionnaire!... je suis un modeste artiste, un peintre de paysage; j'aime beaucoup à m'amuser, mais pourtant je ne puis pas trancher du grand seigneur...

»—Monsieur,» dit Armand de Bréville en s'adressant d'un air gracieux à Dufour, j'espère que vous voudrez bien me permettre, ainsi que Victor, d'être aujourd'hui votre amphitrion je vous ai emmenés d'où vous étiez, il est bien juste que je vous offre à dîner.

»—Monsieur,» répond le peintre en s'inclinant, «je vous remercie beaucoup de votre politesse, mais je n'accepte jamais à dîner que des personnes que je connais, et je n'ai pas encore l'avantage d'être de vos amis.—J'espère que vous voudrez bien le devenir, monsieur.—C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, mais alors seulement j'accepterai vos invitations.—Ah! monsieur Dufour... je vous en prie.

»—Mon cher de Bréville,» dit Victor en interrompant le jeune homme, «vos instances seront vaines; vous ne connaissez pas Dufour; il est fort bon garçon, mais un peu susceptible, surtout quand il ne connaît pas les personnes. Je suis cette fois de son avis: que vous nous invitiez à déjeûner, à dîner chez vous tant que vous voudrez, c'est fort bien; mais en partie de campagne, de plaisir, il faut toujours que chacun paie son écot; on est plus libre alors, et on s'amuse mieux.—Allons, messieurs, je n'insiste plus.»

Pendant cette conversation, M. de Saint-Elme a demandé des cure-dents et a paru très-occupé de sa bouche. On apporte du champagne; il le verse, en donnant à ces messieurs des leçons sur la manière de faire sauter le bouchon.

On demande la carte: elle se monte à 66 francs. Victor et son ami jettent chacun 17 francs sur la table; Dufour remarque que le bel homme ne jette rien, et se hâte de se lever, laissant le jeune de Bréville solder le garçon.

Le jour commence à tomber lorsque ces messieurs retournent dans le parc. Ils se dirigent vers le bal, qui est commencé depuis long-temps. Il y a foule à la danse, où la société est très-mêlée. Ce c'est que lorsque la soirée est avancée que les bals champêtres deviennent jolis, parce qu'alors ils ne se composent plus que de personnes à équipages et de celles qui habitent des compagnes aux environs.

Armand cherche la jolie femme qui lui a donné rendez-vous. Le beau Saint-Elme semble bien aise de se faire voir. Il entraîne le jeune Bréville à travers la foule, perce les groupes, traverse les quadrilles, et ne demande jamais excuse.

«Mon cher Victor,» dit Dufour après avoir traversé deux fois le bal, «est-ce que tu tiens à rester ici?—Pas du tout!—Quant à moi, je t'avoue que je ne me soucie pas d'avoir l'air, d'être le carlin de M. de Saint-Elme. Je suis venu à Saint-Cloud pour m'amuser: allons dans le parc; laissons ces messieurs. Le plus jeune ne pense qu'à ses amours; quant à l'autre.... je crois qu'il est difficile de savoir ce qu'il pense.—Monsieur Saint-Elme ne te plaît pas?—C'est que je trouve qu'il a une suffisance qui frise l'impertinence.—Il a de l'esprit.—Oui... ou du moins il a du jargon, de la mémoire... ce qui n'est pas du tout la même chose. Combien de fois, dans le monde, n'ai-je pas entendu vanter l'esprit de gens qui n'avaient que ce babil, ce jargon de société, sous lequel on est tout étonné de ne trouver que du vide lorsqu'on veut creuser plus avant!—Tu conviendras, au moins, qu'il est instruit, qu'il a des connaissances....—Des connaissances!... parce qu'il parle sur tout et qu'il se sert adroitement des mots techniques, sait le langage des artistes, des ateliers... Cela ne me prouve pas encore qu'il soit véritablement instruit. Ceux qui le sont réellement n'ont pas l'habitude de vous jeter ainsi leur science au nez.... ils la gardent pour eux. Mais beaucoup de gens apprennent la superficie des choses pour pouvoir parler de tout, faire les connaisseurs, et imposer à la multitude, qui accorde toujours de l'esprit, de l'érudition aux bavards, tandis que c'est justement des bavards dont il faut se méfier, parce qu'ils sont naturellement menteurs. Je ne dis pas que M. Saint-Elme ne soit point un homme d'esprit, et qu'il n'ait pas vraiment de l'instruction; je ne le connais pas encore assez pour le juger. Je trouve seulement qu'il tranche sur tout, et vous coupe à chaque instant la parole pour débiter des fadaises ou des histoires qu'il semble faire en parlant. Toi, tu écoutes cela avec un sang-froid étonnant; tu as l'air de croire tout ce qu'on te dit.

»—Et pourtant, mon cher Dufour, je ne suis pas plus crédule que toi; mais que veux-tu, cette habitude de vous couper la parole est si commune dans le monde!.... Il y a tant de gens qui se croient apparemment seuls bons à entendre, puisqu'ils ne veulent jamais laisser parler les autres!.... Il y en a qui le font sans intention, sans s'apercevoir de leur manque de savoir-vivre: ce que vous leur contez ne vaut jamais ce qu'ils vont vous dire. Si vous parlez d'un événement qui vous est arrivé, cela leur rappelle sur-le-champ dix événements beaucoup plus drôles, et ils ne vous laissent pas le temps d'achever pour vous conter les leurs. Ah! mon pauvre Dufour, s'il fallait se fâcher de tout cela, on aurait trop à faire! Moi, qui ne suis pas bavard, je laisse les autres dire; et ce qu'il y a de mieux, c'est que j'ai l'air de les croire. Ça leur fait tant de plaisir et à moi si peu de peine!... Le mot de mademoiselle Gaussin peut s'appliquer souvent.—Je n'ai pas ta patience; je ne suis pas bavard, mais quand je parle, je veux qu'on me laisse finir.—Ah! c'est entre amants qu'il est permis de s'interrompre... de se couper la parole! Cela prouve qu'on a beaucoup de choses à se dire.—C'est juste.... Entre époux on ne se la coupe jamais!...»

Tout en causant, Victor et Dufour se sont éloignés du bal. La grande allée du parc commence à être moins cohue. Les habitants de la rue Saint-Denis et Saint-Martin, qui veulent ouvrir de bonne heure leur boutique le lendemain, sont déjà en coucou sur la route de Paris. Beaucoup de couples vont achever la fête dans une partie du parc moins fréquentée; il ne reste plus que la grosse gaieté en déshabillé, en bonnet rond, se promenant encore par bandes de dix ou douze, comme le matin; puis les jeunes gens qui veulent faire des farces, comme M. Pinçon; puis les grisettes, qui cherchent des aventures; puis les garçons tailleurs, qui chantent en chœur; puis enfin les personnes qui veulent respirer l'air, après n'avoir pris que de la poussière.

«Sais-tu bien, Victor, que j'ai déjà dépensé vingt francs aujourd'hui» dit Dufour en tâtant son gousset: «dix-sept pour dîner, deux francs de voiture, et vingt sous de macarons à la reine....—Et tu ne t'es pas amusé pour ton argent?...—Je ne dis pas; mais vingt francs, et nous ne sommes pas encore à Paris!.... Toi, tu es riche!.... Tu as un père qui a huit mille livres de rente... Tu es fils unique!.... Tu t'en moques!—Dieu merci! mon père, quoique âgé de soixante ans, se porte à merveille; j'espère bien ne pas hériter de long-temps!—Je le crois.... Je connais ton cœur; je sais que tu aimes tendrement ton père. Mais je veux dire que M. Dalmer, qui vit retiré dans sa campagne près d'Orléans, ne dépense pas le quart de son revenu, et qu'il t'envoie de l'argent quand tu en veux...—Oh! quand je veux!... c'est beaucoup dire!.... Mon père n'est pas content de moi, parce que je n'ai pas voulu épouser une demoiselle fort riche qu'il me destinait.... Elle n'était pas mal... mais des manières de province et une prétention!... Cela ne me convenait pas. D'ailleurs, j'ai tout le temps de me marier... Tiens, vois donc ces deux femmes devant nous; leur tournure est assez gentille.—Oh! ce sont des grisettes.... et moins que cela peut-être.—Doublons le pas pour voir leur figure.»

Les deux amis marchent plus vite pour dépasser deux femmes en chapeaux de paille, et mises assez modestement, qui se promenaient dans le parc, s'arrêtant souvent devant les boutiques et causant assez haut pour être entendues à quelques pas.

Il était nuit, les boutiques seules éclairaient la promenade, il n'était pas facile de distinguer des traits sous un chapeau.

«Elles sont laides, dit Dufour.—Non, elles sont gentilles, dit Victor.—Deux femmes qui se promènent sans homme à près de dix heures dans le parc de Saint-Cloud, ça ne peut pas être grand'chose.—Que nous importe, nous ne voulons pas en faire nos maîtresses.... mais nous pouvons rire un instant avec elles.—Pour rire un instant, passe!.... Quant à moi, ça n'ira pas plus loin.—Restons à côté d'elles..... nous les entendrons causer.

»Lisa, il faudra bientôt nous en aller..... je crois qu'il est tard....—Oh! nous avons le temps!.... pour une fois qu'on vient à Saint-Cloud, il faut bien s'en donner un peu!... tant pire, nous sommes parties de Paris à six heures, nous sommes arrivées à sept et demie; à peine si nous avons vu quelque chose!.... attends, que je m'achète du pain d'épices.—Tu en as déjà mangé deux morceaux.—J'en veux encore, tant pire!...»

Mademoiselle Lisa achète un carré de pain d'épices qu'elle mange en se promenant. Pendant qu'elle a fait cette emplette, pour mieux voir ces demoiselles, Victor a acheté des macarons, et Dufour un mirliton.

«Eh bien!... tu les a vues, dit Victor; elles ne sont pas mal.—Pas bien non plus!...—Tu es trop difficile.—Tu ne l'es pas toujours assez, toi.—Parbleu! pour ce que j'en veux faire... Chut... écoutons... on parle.....

»—Comme ce monsieur dans le coucou était galant avec moi, je suis sûre que c'était un homme comme il faut, il sentait le musc!—Oh! qu'est-ce que ça prouve? mon cousin le coiffeur sent toujours la vanille et le jasmin, ça ne l'empêche pas de battre sa femme et ses enfants, et d'être un mange-tout.—Oh! ma chère, ton cousin ne sent pas le musc, ce n'est plus du tout la même chose. Si tu n'avais pas eu l'air si maussade avec l'ami de ce monsieur... certainement que... enfin... ces messieurs nous auraient peut-être procuré beaucoup d'agrément ce soir...—Ah! bien obligée!... Il était gentil l'ami... il avait des mains noires comme un chaudron... Moi, si je fais une nouvelle connaissance, je veux d'un amant qui ait des gants; c'est ça qui est distingué!—Oh! Estelle, tu fais la bégueule... on ne peut jamais s'amuser avec toi!... Dieu, comme ce pain-d'épices me creuse!... j'ai toujours faim; je vais en acheter encore un morceau.—Tu te feras mal.—Tant pire.

»—Mon cher Victor,» dit tout bas Dufour, «je te préviens que je ne ferai pas la cour à celle qui mange tant de pain-d'épices... ça ne me séduit pas du tout.—Attends... elles s'aperçoivent que nous nous arrêtons encore.—Oh! tu peux te présenter avec tes macarons; à coup sûr, tu seras bien accueilli. Moi, je vais leur parler en musique.»

Les deux demoiselles se remettent à marcher, mais en parlant plus bas cette fois. Dufour joue femme sensible sur son mirliton, et Victor croque des macarons en s'écriant: «Voilà des masse-pains délicieux!...

»—Dieu! qu'il fait beau ce soir,» dit mademoiselle Lisa après avoir jeté un petit coup-d'œil de côté.—«Oui, mais je veux m'en aller... Demain nous nous éveillerons tard, et madame nous grondera.

»—Ce sont des femmes de chambre!» dit Dufour en interrompant son air.

«Bah!» reprend celle qui mange le pain-d'épices, «nous arrivons toujours les premières au magasin.

»—Alors ce sont des bordeuses de souliers,» dit le peintre, et il abandonne Femme sensible pour jouer: «C'est demain la Saint-Crépin, mon cousin.

»—D'ailleurs,» reprend mademoiselle Lisa, «on peut bien s'émanciper une fois par hasard... C'est étonnant, j'ai toujours faim... Madame n'en trouvera pas de douzaines comme moi pour trotter avec des cartons dans tous les coins de Paris.

»—Ce sont des modistes, dit Victor.—Alors c'est une autre chanson... il faut jouer: Tu n'auras pas ma rose.

»—Qu'est-ce donc que ce fluttayot qui nous poursuit avec son mirliton?» dit mademoiselle Estelle.—«Ma chère, ce sont des messieurs très-bien couverts... ils nous suivent depuis mon troisième pain-d'épices... nous avons fait leur conquête... tiens-toi donc droite... s'ils pouvaient nous ramener en voiture!...—Ah! moi, j'ai peur des hommes le soir!...—Est-elle bête!... est-ce qu'un homme est autrement fait pour que le soir?...»

Pendant ce dialogue, qui avait été dit très-bas, Victor a ouvert son sac de macarons, il vient le présenter à mademoiselle Lisa en lui disant: «Si vous vouliez en accepter quelques-uns, mademoiselle, je les ai achetés à votre intention.»

Mademoiselle Lisa fait quelques façons, mais enfin elle plonge sa main dans le sac de macarons; son amie en fait autant, et la connaissance est bientôt établie. Pendant que Victor cause avec les deux demoiselles, Dufour s'obstine à rester en arrière et à jouer du mirliton, quoique son ami lui fasse signe d'avancer.

«Vous êtes seules à Saint-Cloud, mesdemoiselles? dit Victor.—Oui, monsieur... nous sommes seules par accident... nous devions y trouver neuf personnes de notre magasin... elles auront été retenues.—Vous êtes dans le commerce, mesdemoiselles?—Oui, monsieur, nous sommes découpeuses...—Ah! vous découpez des images.—Oh! c'te bêtise!» dit mademoiselle Estelle; mais sa compagne lui donne un coup de coude dans le côté et reprend: «Nous découpons les bordures de chales, monsieur; et vous... êtes-vous dans le commerce!...—Mais non, je ne fais rien.—C'est un état bien plus amusant.... Est-ce qu'il est avec vous ce monsieur qui joue du mirliton?...—Oui... c'est un musicien de l'Opéra.... il faut toujours qu'il joue de quelque chose.... Dufour, viens donc offrir un bras à mademoiselle... on sait bien que tu es excellent musicien, mais il ne faut pas te fatiguer ainsi.—Oh! ça, il est sûr que si ce monsieur continue, il n'aura plus de vent en arrivant à Paris!»

Dufour se décide à s'approcher de mademoiselle Estelle, à laquelle il adresse quelques mots; mais bientôt il se penche vers Victor et lui dit à l'oreille: «Ah! mon cher ami,.... la petite de gauche sent l'échalotte d'une manière ignoble!....—Qu'est-ce que ça fait?... le soir...—Le soir, l'odeur est la même!....—Nous allons leur faire prendre des petits verres, ça leur ôtera ce goût-là.—J'aimerais autant quitter tout de suite ces demoiselles.—Eh non! elles nous feront rire en revenant....—J'espère que tu ne veux pas étudier les mœurs avec celles-là?...»

On était alors revenu près du café. Victor offre d'y entrer; il fait asseoir les deux demoiselles à une table en dehors, et leur propose du punch, mais Lisa dit qu'elle meurt de soif et préfère de la bière. Ces demoiselles se jettent sur la corbeille d'échaudés; tout en les avalant, mademoiselle Lisa s'écria: «C'est dommage qu'on ne donne pas de pain-d'épices ici; c'est bien bon avec la bière.»

Victor ne répond rien, mais il quitte la table, et, au bout de quelques minutes, revient avec un énorme rond de pain-d'épices qu'il présente à mademoiselle Lisa; celle-ci, pour prouver qu'elle est sensible à cette galanterie, attaque sur-le-champ le grand rond, et Dufour dit tout bas à Victor: «Tu lui en fais trop manger..., ça finira mal!»

La conversation s'anime: Victor aime à faire babiller les grisettes. La plus âgée ne clôt pas la bouche, l'autre est moins bavarde, mais le peu qu'elle dit annonce plus que de la simplicité.

«Bête comme une oie et empoisonnant l'échalotte, c'est gentil! dit Dufour; jolie trouvaille à ramener à Paris....; j'aimerais mieux donner le bras à madame Mouron.»

Ces demoiselles consentent à accepter des petits verres pour faire couler la bière, et ensuite du punch pour faire passer les petits verres. Le grand rond de pain-d'épices disparaît avec tout cela, et mademoiselle Lisa demande au garçon des gâteaux de Nanterre, mais on ne peut lui en procurer.

«Vois donc l'heure qu'il est, dit Dufour; si nous n'allions plus trouver de voiture!—Allons-nous-en bien vite!» dit mademoiselle Estelle.

Lisa quitte à regret la table; Victor lui offre son bras, qu'elle accepte. Mademoiselle Estelle reste immobile devant Dufour, qui jure entre ses dents en maudissant Victor; enfin, il prend son parti, il saisit le bras de la demoiselle, et la fait marcher au pas redoublé à travers le parc.

Il est onze heures passées, le dernier coucou vient de partir au moment où les deux couples arrivent sur la place, il n'y a plus que des voitures bourgeoises qui attendent leurs maîtres. Dufour jure comme un damné, Victor rit, mademoiselle Estelle pleure en disant à son amie: «Là! c'est ta faute aussi.... tu n'en finissais pas de manger!...—Eh bien!... est-elle bête!... elle pleure, à présent... nous reviendrons à pied... tant pire!... il fait beau, ça nous promènera.

«—Que le diable t'emporte avec tes aventures, dit Dufour à Victor; j'ai envie de pleurer aussi..., moi.—Veux-tu coucher ici?—C'est cela! avec les découpeuses, peut-être! J'en serais bien fâché!... Allons, en route, puisqu'il le faut;.... mais si je puis, en chemin, attraper une place de lapin, je ne la manquerai pas...—Et tu m'abandonnerais, n'est-ce pas?... Ah! tu en es capable!»

Pendant que ces messieurs se parlent, mademoiselle Lisa, après avoir dit quelques mots à l'oreille de son amie, l'a emmenée vers un côté où la lune n'éclaire pas. Dufour se retourne, et, ne voyant plus les deux grisettes, s'écrie: «Elles ne sont plus là!... Ah! mon ami! il ne faut pas les attendre, sauvons-nous!....—Mais ce serait mal de les laisser ainsi?...—Oh! parbleu!... elles sont bien venues sans nous... En route!»

Et Dufour se met en marche vers Paris; Victor le suit, tout en le priant de s'arrêter. Mais ces messieurs n'ont pas fait trois cents pas qu'ils entendent crier: «N'allez donc pas si vite!.... nous voilà....»

Dufour double le pas; c'est en vain, ces demoiselles les atteignent. «—Comment! vous étiez en arrière, mesdemoiselles? dit le peintre; j'étais persuadé que vous étiez devant, et nous courions après vous.

«C'est Estelle qui s'était trouvée incommodée.—Non! c'est toi, Lisa!—Toi aussi!

«Il ne faut pas vous quereller pour cela, mesdemoiselles, dit Victor; il n'est pas défendu d'être indisposé! mais prenez mon bras et continuons notre route.»

Les grisettes se pendent au bras qu'on leur offre; on se remet en marche. Dufour, de fort mauvaise humeur de soutenir mademoiselle Estelle, la fait aller très-vite.

«Si tu nous jouais un peu de mirliton, dit Victor, cela embellirait notre voyage.—Non, je ne suis plus en train.—Alors, ces demoiselles devraient nous chanter quelque chose.—Oh! je n'ai pas envie de chanter, moi.... ce pain-d'épices me fait un drôle d'effet!..... Et toi, Estelle?—Moi, c'est le punch qui m'a bouleversée. Quand on n'est pas habitué aux choses fortes?....

«—Je prévois que nous allons faire une route bien agréable,» dit tout bas Dufour.

Arrivées à Boulogne, ces demoiselles veulent s'arrêter pour reprendre haleine. On s'arrête, elle disparaissent; alors Dufour prend encore sa course, malgré les prières de Victor, qui le suit cependant. Mais bientôt ces demoiselles les rejoignent. Dans le bois de Boulogne, nouvelle station, nouvelle disparition des grisettes, nouvelle fuite de Dufour, qui est encore rattrapé.

«Pourquoi donc partez-vous toujours sans nous? dit mademoiselle Lisa.—Ma foi, il paraît que ce soir j'ai des éblouissements, je me figure toujours vous voir courir devant... n'est-ce pas, Victor?—Oui, je l'ai cru aussi!»

Dans les Champs-Élysées, ces demoiselles veulent encore s'arrêter. Cette fois, dès qu'elles sont éloignées, Dufour se met à courir de toutes ses forces, Victor en fait autant. Ils arrivent, sans avoir repris haleine, à la place de la Révolution.

«Pour cette fois, nous sommes sauvés! s'écrie Dufour. Ah! respirons un peu; j'espère qu'elles ne nous rattraperont plus...—Ah! ah!... ces pauvres filles! les laisser dans les Champs-Élysées!... à cette heure!...—Si elles ne nous avaient pas rencontrés, ne seraient-elles pas revenues seules?.... Parbleu! on ne les enlèvera pas, et, si cela arrivait, elles en seraient enchantées.—C'est un trait d'écolier que nous leur faisons là!—Ça leur apprendra à se méfier du pain-d'épices. Ensuite, avoue, Victor, que ces demoiselles ne nous convenaient pas du tout!—Crois-tu donc que j'aurais voulu pousser plus loin la connaissance? Oh! c'est qu'avec ta manie de vouloir étudier les mœurs..... tu veux observer tant de choses!—Tu te trompes, Dufour; je ne crois pas que nous ayons fait du mal en causant, en riant avec ces deux grisettes, et mes intentions se bornaient à cela. N'imite pas ces censeurs austères, ces tartufes de mœurs qui jettent les hauts cris pour les moindres plaisanteries, voient du libertinage, de la séduction dans tout, et vous gratifient si vite du nom de mauvais sujet. En général, ces gens si sévères, en apparence, valent beaucoup moins au fond que ceux dont la conduite les scandalise si fort. L'homme qui cache ses penchants sous un masque hypocrite, qui calcule ses séductions, ménage la femme qui lui résiste et dénigre celle dont il ne veut plus, cet homme-là est, à mon avis, le véritable mauvais sujet.

«—Eh! mon Dieu! mon cher Victor, ne te fâche pas!... je ne me fais nullement ton censeur... Est-ce que je vaux mieux qu'un autre, moi?... et si ces petites découpeuses avaient été jolies! mais elles ne l'étaient pas. Adieu! voilà ton chemin, et voilà le mien.»

Les deux amis se séparent. Victor rentre chez lui, mais en se déshabillant il fait tomber de sa poche plusieurs cartes; ce sont les adresses de M. Mouron.

Il lit: Au Rasoir qui coupe tout seul, Mouron, coutelier, fait tout ce qu'il y a de plus nouveau, donne le fil au plus juste prix, etc., etc.

«Je ne pense pas avoir jamais besoin de cette adresse,» se dit Victor en se couchant, «mais enfin gardons-en une... on ne sait pas ce qui peut arriver. J'ai rendu un grand service à la famille Mouron, et on lit dans certain opéra-comique: Un bienfait n'est jamais perdu.»

CHAPITRE III.

Une soirée d'hommes.

Plusieurs mois se sont écoulés depuis la fête de Saint-Cloud. L'hiver a ramené les bals, les soirées, le jeu; plaisirs plus dispendieux et moins sains que ceux que l'on prend sur une pelouse verdoyante ou sous l'ombrage d'un bois épais; mais s'il est des plaisirs pour tous les âges, il en faut aussi pour tous les goûts; il y a des gens qui passent leur vie, été comme hiver, à battre ces petits cartons inventés pour distraire le roi Charles VI, et ceux-là ne trouveraient aucun charme à un beau paysage, à l'aspect d'un soleil levant.

Victor et Dufour se voient toujours, mais moins souvent qu'en été. Victor Dalmer, maître de son temps, va beaucoup dans le monde, suit les bals, les soirées, les spectacles. Dufour, plus âgé et n'ayant rien à attendre de ses parents, travaille pour augmenter sa réputation, et économise pour grossir son revenu. Une amitié sincère le lie à Victor, et si leur manière de vivre les tient éloignés l'un de l'autre, ils n'en ont que plus de plaisir à se retrouver. Les personnes que l'on voit le plus souvent ne sont pas toujours celles qu'on aime le mieux.

A l'époque du carnaval, Victor va un matin trouver Dufour dans son atelier.

«—Eh bien! mon cher Dufour, qu'est-ce que nous faisons ce carnaval? nous amusons-nous?—Ma foi!... comme tu vois, je m'amuse à finir un petit tableau..... c'est une vue prise à Moret... au-dessus de Fontainbleau... près du moulin... je mettrai là de petites figures, un garçon qui gardera une vache... une jeune fille qui puisera de l'eau...—J'aimerais mieux voir deux amants s'embrasser.—C'est ça!... des polissonneries!... Je sais bien que tu aimerais mieux cela que des vaches. Tu es toujours libertin?...—Ah ça, veux-tu une fois quitter les études, ton atelier, tes palettes, et venir t'amuser?—Qu'est-ce qu'il y a donc?—Hier, Armand de Bréville est venu me voir.....—Ah! ce jeune homme de Saint-Cloud.....—Eh bien! est-il toujours passionné pour les plaisirs?—Plus que jamais!... Je ne l'ai pas vu souvent cet hiver, mais je sais qu'il a eu pour maîtresses les femmes les plus à la mode..... Il mène bien vite sa fortune...—D'autant plus que s'il n'a, comme tu m'as dit, que dix mille livres de rentes, il ne faut pas vouloir faire le sultan avec ça!...—Il a pris cabriolet!—Et son bel ami, ce beau monsieur qui commande si bien un dîner, qui débouche si élégamment le champagne..... M. Saint-Elme ou de Saint-Elme?—Il ne quitte pas Armand, ils sont inséparables... Mais venons au but de ma visite: Armand donne jeudi une soirée; en me priant d'y venir, il s'est souvenu de toi, il m'a dit que tu lui ferais grand plaisir en y venant aussi.—Eh bien! j'irai..... Au fait, ce jeune homme est fort poli, il ne m'a fait que des honnêtetés. Nous l'avons quitté un peu brusquement à Saint-Cloud, et je ne veux pas refuser son invitation... Ah ça, c'est bien vrai qu'il m'a invité... tu ne prends pas ça sous ton bonnet?—J'étais sûr que tu en douterais!..... tiens, voilà son invitation par écrit...—A la bonne heure, j'aime mieux cela; c'est plus dans les règles..... Est-ce un bal qu'il donne?—Non, une soirée d'hommes, sans façon; il y aura peut-être deux ou trois dames... mais pas des dames à cérémonies.—Tant mieux! car je ne suis pas habitué au grand monde, moi, je me suis concentré sur ma palette... je ne vais jamais en soirée... J'y aurai l'air gauche..... emprunté..... mais c'est égal... J'irai te prendre jeudi, à huit heures, n'est-ce pas?—C'est trop tôt!... à neuf heures et demie...—Si tard! c'est donc une nuit qu'on va passer?—Sans doute; à une soirée d'hommes, on passe toujours la nuit. D'où diable sors-tu donc?—Alors, il nous donnera à souper?—Sois tranquille, rien ne manquera, j'en suis persuadé.—C'est convenu, jeudi à neuf heures, je serai chez toi.»

A l'heure indiquée, Dufour se rend chez Victor qui n'a pas encore commencé sa toilette, et se dispose lentement à la faire.

«Tu m'avais dit que c'était une soirée sans façon, dit l'artiste, et tu t'habilles.—Je m'habille sans façon.... Tu vois bien que je vais en bottes. Je vois que tu ne seras pas prêt à dix heures et demie. Tu comptes me faire aller en soirée à onze heures; je te préviens que tu te trompes: j'irai me coucher, mais je n'irai pas chez ton jeune homme. Quand je suis en train de rire, de m'amuser, que l'heure se passe, ça m'est égal; mais je n'ai pas le courage d'aller chercher la plaisir quand je sens le sommeil qui me gagne, et il m'est arrivé, au moment d'aller à un bal qui commençait tard, de me fourrer dans mon lit, au lieu de mettre le pantalon collant et les bas de soie que j'avais sortis de l'amoire.—Calme-toi, tu n'iras pas te coucher; me voilà prêt. Un fiacre nous attend. Partons.»

Armand de Bréville occupe un logement fort élégant dans la rue du Mont-Blanc. Un domestique annonce ces messieurs. Dufour a déjà examiné l'antichambre et la salle à manger; il dit bas à Victor: «C'est un appartement complet ceci.... et pour un garçon.... Il va donc se marier?...»

Victor sourit et introduit son ami dans un joli salon de forme octogone et qu'éclairent des globes de verre dépoli suspendus au plafond. Il n'y a encore dans cette pièce que quelques jeunes gens qui causent en se reposant sur des fauteuils.

Armand sort d'une pièce voisine qui est également éclairée, et vient recevoir les nouveaux arrivés. Il serre la main de Victor et remercie très-gracieusement Dufour de s'être rendu à son invitation; puis, après avoir échangé quelques compliments, s'écrie: «Messieurs, vous êtes ici chez vous; faites ce qui vous plaira.» Après avoir dit ces mots, il retourne dans la pièce d'où il était sorti.

«Qu'est-ce qu'il va faire là-dedans?» demande le peintre à Victor.—«Je n'en sais rien... vas-y voir.... On peut circuler.—J'irai tout à l'heure... Et qu'est-ce que c'est que ces jeunes gens qui sont ici?....—Est-ce que je les connais plus que toi..... excepté deux ou trois que j'ai déjà rencontrés en soirée. Sais-tu, Dufour, que tu es bien original avec-tes questions?... Tu es terriblement curieux!—Ce n'est pas par curiosité, mais c'est pour m'instruire. C'est très-élégant ici... très-recherché même.... Mais ton jeune de Bréville est déjà bien changé!... Quel diable de métier a-t-il fait depuis cinq mois que je ne l'ai vu!.... Il est pâli, maigri... il a les yeux tout tirés.—Il a fait l'amour.—J'ai aussi fait l'amour quelquefois; mais ça ne me changeait pas comme cela!...—Tu n'en prenais qu'à ton aise, toi!—Je ne sais pas ce qu'il en a pris, lui! mais, s'il continue le même régime, il n'ira pas loin. C'est dommage, il est gentil ce jeune homme, et on voit qu'il a été bien élevé... Ah, j'entends parler haut... je reconnais la voix... C'est mon monsieur au pantalon de tricot... Peste! nous sommes superbes aujourd'hui!»

M. Saint-Elme entrait en ce moment dans le salon; sa mise était un négligé fort élégant. Cette fois, rien ne faisait disparate dans sa toilette, qui était de très-bon goût.

Après avoir salué la compagnie, comme on se salue entre hommes avec qui on est fort lié, Saint-Elme s'approche de Dufour, et lui sourit comme s'il était enchanté de le revoir.

«—C'est M. Dufour, avec qui j'ai eu l'avantage de dîner à Saint-Cloud?—Moi-même, monsieur.—Enchanté de me retrouver avec vous... Parbleu! j'étais hier dans une maison... chez un de nos premiers banquiers... il y avait plusieurs amateurs distingués en peinture... on a beaucoup parlé de vous, M. Dufour.—Bah! vraiment on a parlé de moi?...—De vous... de vos ouvrages, et avec tous les éloges que vous méritez. N'avez-vous pas exposé au dernier salon un petit tableau?....—J'en ai mis plusieurs.—Oui, mais je veux parler de celui... vous savez bien... où il y avait un si joli effet de lumière...—Ah! un site de la forêt de Compiègne?—Justement, la forêt de Compiègne. Ah! délicieux... charmant tableau de chevalet...—De chevalet!... mais savez-vous qu'il a deux pieds sur deux et demi?—Oui. Oh! il est d'une jolie grandeur... et une vérité de ton.... une finesse de détails... et puis du style, de l'effet... Oh! tout le monde en était enthousiasmé.—Eh bien! voyez, je n'ai pourtant pas pu le vendre encore!—Vous ne l'avez pas vendu? On ne m'en offrait pas assez... je ne pouvais pas le donner pour cinquante écus.—Cinquante écus, un pareil diamant! M. Dufour, je vous prie de me le garder, et je vous jure que je ne vous le marchanderai pas.—Vraiment! vous l'achèteriez?....—Faites-le porter chez moi demain matin, rue Saint-Lazare, nº 41.—Très-volontiers.... et je pense qu'en vous en demandant cinq cents francs, c'est fort raisonnable.—Cinq cents francs! Oh! je ne l'entends pas ainsi! Mille francs, voilà mon prix... et il les vaut bien... Voyez si cela vous convient, M. Dufour?—Il n'y a pas de doute que ça me convient, puisque je ne vous en demandais que cinq cents francs... Mais je ne veux pas que.....—C'est fini, c'est un marché fait, M. Dufour; ne revenons pas là-dessus... Ha ça, mais où est donc le maître de céans?....» Saint-Elme passe dans la pièce voisine, et Dufour se dit: «Il est charmant ce M. Saint-Elme..... Que Diable avais-je donc l'autre jour contre lui!... Il parle fort bien peinture... et il m'achète mon tableau.... Certainement, ce n'est pas lui qui venait dîner à vingt-deux sous. Allons voir ce qu'on fait dans l'autre pièce.»

La seconde pièce ouverte à la société est une espèce de boudoir fort galamment décoré. Armand était assis sur une ottomane, à côté d'une jolie brune, grasse, bien faite, et parée comme pour aller au bal, qui souriait d'une façon très-expressive aux discours de son voisin, et riait aux larmes au moindre bon mot qui échappait à quelqu'un de la société. Malheureusement, sa voix forte et un peu commune ôtait alors du charme à sa physionomie; mais lorsqu'elle voulait modérer son organe et les éclats de sa gaieté, c'était une femme fort agréable.

Sur un fauteuil un peu plus loin était assise une jeune personne, dont la toilette fanée jurait avec celle de la petite maîtresse: une robe de crêpe noire trop longue, trop large, qui semblait ne pas avoir été faite pour celle qui la portait, ne pouvait pas donner de l'éclat à une peau qui était jaune; de grands yeux et des cheveux très-noirs étaient les seuls avantages de cette demoiselle, qui, en tenant continuellement sa bouche ouverte, laissait voir des dents qui auraient été beaucoup trop longues pour un homme.

«Qu'est-ce que c'est que cette femme-là?» dit Dufour en désignant à Victor celle qui était sur l'ottomane. «On la nomme madame Flock. C'est la maîtresse d'Armand pour le moment; c'est une dame galante, fort gaie. Oh! elle aime beaucoup à rire.—Et cette autre, qui écoute d'un air niais tout ce que dit la première, et semble attendre le moment où elle doit rire, comme paillasse, lorsque son compère parle?—C'est une amie de la première... Les femmes entretenues, dans le bon genre, ont presque toujours une amie qu'elles mènent partout avec elles; une jeune personne à qui elles veulent du bien... Elles tâchent de la produire dans le monde; mais elles ont soin que cette amie soit laide, afin que cela fasse ressortir leurs charmes. Elles l'affublent de leurs vieilles robes, de leurs vieux chapeaux; et pour prix de toutes ces bontés, la jeune amie leur sert à la fois de compère, de plastron et de jokey.»

En effet, la jolie brune venait de se mettre à rire; la jeune amie fit sur-le-champ écho. La première se tenait les côtes, se pâmait; la seconde jugea convenable de se tortiller sur sa chaise, et, par galanterie, ces messieurs accompagnèrent ces dames. Il n'y avait que Dufour qui, n'ayant rien entendu de drôle, gardait son sérieux, et qui, pour ne point avoir l'air ridicule, retourna dans le salon.

La société commençait à arriver. Bientôt les deux pièces sont encombrées d'hommes, qui tous viennent offrir leurs hommages à madame Flock, puis adressent un petit mot, un coup-d'œil de protection à la jeune amie; il y en a même quelques-uns qui vont jusqu'à lui pincer le menton, ce dont elle semble enchantée.

On a dressé des tables de jeu; on fait la bouillotte et l'écarté: c'est Saint-Elme qui fait commencer les parties, apporter les rafraîchissements, qui donne des ordres aux valets; il semble le maître du logis. Armand lui laisse le soin de faire les honneurs. Il est tout occupé de sa brune, mais celle-ci le quitte pour se mettre au jeu. Les tapis sont bientôt couverts d'or.

«Diable!» se dit Dufour en regardant jouer, «si l'on commence comme cela, comment finira-t-on!.... Déjà de l'or sur les tables!... Et moi qui avais exprès apporté pour jouer des pièces de dix sous... de cinq sous... je n'oserai jamais présenter dix sous à côté de ces piles d'écus...... Ma foi, je me contenterai de regarder..»

Et Dufour s'approche de la table d'écarté, où joue la jolie brune qui a déjà passé deux fois, et ramasse les écus avec une âpreté qui n'est pas très-fashionable. Comptant sur sa veine, cette dame vient de faire paroli; mais un roi que retourne son adversaire lui fait perdre la partie.

«Ah! chien!...» s'écrie la jolie femme, «monsieur n'en fait jamais d'autres!..... Ce n'est pas galant de tourner le roi avec une dame.»

Le monsieur qui a gagné est un grand homme sec au teint olivâtre; il s'écrie qu'il est désespéré d'avoir renvoyé son charmant vis-à-vis. La jolie brune se lève d'un air d'assez mauvaise humeur, et va s'asseoir près de son amie, qui ne joue pas, mais qui tient son troisième verre de punch, dans lequel elle trempe des biscuits. Dufour, qui à été frappé de l'exclamation un peu plébéienne qui vient d'échapper à la petite maîtresse, se tient près de ces dames pour les entendre causer.

«—Tu ne joues pas, ma bonne, ah! tu as bien raison, va!..... c'est bien bête de jouer....—Tiens.... j'ai raison... Je crois bien que j'ai raison!... ça me serait difficile de jouer... je n'ai pas d'argent!—J'avais gagné quarante francs, je les ai reperdus en un coup..... avec ce grand jaunisson!... Ah! je ne jouerai plus contre cette homme-là.... il bat drôlement ses cartes... Célanire, regarde donc si ma robe fait bien par derrière.—Oui, très-bien...—Et les manches..—Très-bien.—Ma coiffure n'est pas dérangée?—Pas du tout.—Tu bois du punch, toi! Tiens!...... il faut bien que je m'amuse à quelque chose!...—Tu es gentille comme un cœur ce soir... ma robe te va très-bien.—Oh!... pas trop... je danserais dedans!—Nous y ferons une pince demain. Dis donc, la petite Liline est venue ce matin. Son amant l'a abandonnée en lui emportant jusqu'aux tapis qu'il lui avait donnés... Il y a des hommes qui ont bien mauvais genre!..... Liline avait un chapeau... qui avait l'air malheureux.....—Ah! oui, de ces chapeaux qu'on fait soi-même.—Elle venait me demander vingt francs et mon amitié; je lui ai dit que j'avais fait serment de ne jamais prêter d'argent à mes amies, parce que ça brouille; mais que quant à mon amitié, elle l'avait pour la vie; alors, elle m'a appelée crasseuse, et s'est en allée en donnant des coups de pied dans toutes les chaises.. Je n'ai jamais tant ri!... Mais je m'en vas rejouer quoique ça..... je veux tâcher d'attraper une veine...... Dis donc, as-tu remarqué ce monsieur qui est près de nous?..... Ah! ah!..... il ressemble à un gros...»

C'était Dufour que ces dames regardaient en ce moment. Comme elles avaient baissé la voix, il ne put entendre à qui elles trouvaient qu'il ressemblait; mais elles se mirent à rire de plus belle, et le peintre passa dans la pièce voisine, en se disant: «Ah! je ressemble à un gros... à un gros quoi? Cette petite maîtresse-là ressemble à une gaillarde qui a le fil... Quant à l'autre, si elle ne fait que les confidentes auprès de madame Flock, elle remplit bien le premier rôle avec les rafraîchissements!

»—Vous ne jouez pas, monsieur Dufour,» dit Armand en s'approchant de l'artiste.—«Pardonnez-moi... j'ai joué dans l'autre pièce... mais je ne suis pas grand amateur.—Vous préférez, j'en suis sûr, les amusements de la belle saison.—Oui.... j'aime beaucoup la campagne, et puis j'y fais des études.—Parbleu! il faut que vous veniez cet été passer quelque temps à ma petite terre de Bréville en Picardie. Il y a par là des sites charmants, des bois délicieux tout autour de Samoncey, de Sissonne: c'est un pays très-pittoresque. Ma propriété est située entre Laon et Sissonne....—Je ne connais pas du tout ce pays-là, et j'avoue que je ne serais pas fâché d'y faire un petit voyage.—Eh bien! il faut y venir cet été; Victor vous accompagnera. Il y a long-temps qu'il me promet de me faire ce plaisir...

»—Qu'est-ce donc?» dit Victor en s'avançant.—«C'est que j'engage M. Dufour à venir avec vous cet été passer quelque temps à ma terre en Picardie: me le promettez-vous, messieurs?—Ce serait avec plaisir; mais, mon cher Armand, vous n'y êtes jamais à votre terre.—Il est vrai que j'aime peu la campagne, mais j'y irai cependant la saison prochaine... il faut que j'y aille;.... ma sœur y est déjà avec son mari, M. de Noirmont. Ma sœur désirait beaucoup revoir notre campagne de Bréville.... C'est là que nous avons passé nos jeunes années près de notre belle-mère qui nous aimait tant! Il est possible.... il est même probable que je vendrai ma propriété à M. de Noirmont... Il s'y fixera avec ma sœur... cela leur convient mieux qu'à moi. En attendant, nous irons nous y amuser cet été: c'est convenu.—Oui, nous ferons danser les paysannes.—Et moi je les peindrai.»

Armand quitte ces messieurs pour aller saluer une dame qui vient d'arriver, quoiqu'il fût alors près de minuit. La nouvelle venue est une blonde qui a dû être jolie, mais qui n'a plus qu'un restant d'éclat rehaussé par beaucoup de toilette. Elle est amenée par un jeune homme qui semble être encore dans l'adolescence.

A l'arrivée de la dame blonde, madame Flock et Célanire se regardent, se pincent les lèvres, puis madame Flock dit à demi-voix à son amie: «C'est Berlibiche,» et Célanire se met à rire aux éclats. La nouvelle venue va dire bonsoir à madame Flock, qui s'écrie: «Ah! c'est vous, ma chère! que je suis aise de vous voir!.... venez donc près de moi... vous me porterez bonheur; je perds déjà deux cents francs;... c'est ridicule de perdre comme ça, n'est-ce pas?.... Vous avez un beau cachemire... Qu'est-ce que c'est que ce jeune homme qui est avec vous?—C'est le fils d'un député.—Il a de beaux boutons en diamans!»

Dufour cherche Victor pour lui demander ce que c'est que la dame blonde, mais Victor est au jeu. Les parties sont très-animées. Déjà le jeune Armand a ouvert plusieurs fois un joli petit meuble placé dans un coin du boudoir; il y a pris de l'or pour prêter à plusieurs de ses amis, et pour réparer les pertes que lui-même a déjà faites. Dufour s'est assis dans un coin derrière mademoiselle Célanire. Il observe ce qui se passe et se dit: «Voilà un jeune homme qui va bien vite!.... un logement qui doit être fort cher, des maîtresses, un cabriolet, un jeu d'enfer... Hum! ce n'est pas avec dix mille livres de rentes qu'on mène long-temps une pareille existence... Mais qui lui donnera de bons conseils?... qui lui dira de s'arrêter? je ne suis pas assez lié avec lui pour cela... Il n'a point de parents à Paris;.... il n'écoute que M. Saint-Elme... et je ne crois pas que celui-là lui donne des leçons de sagesse... Pourvu qu'il me paie mon tableau!...»

Madame Flock vient de quitter la partie, elle est fort gaie; elle a regagné. Elle vient trouver sa confidente, qui fait une assez triste figure, parce qu'aucun homme ne lui fait la cour.

«Eh bien! chère amie, qu'est-ce que tu fais là isolée?... est-ce que tu t'amuses à t'arracher les dents?...—Dame, je ne peux pas jouer, je n'ai pas d'argent!... on ne me propose pas de m'en prêter.»

Mademoiselle Célanire, en disant cela, regardait autour d'elle comme pour voir si on allait lui en offrir; mais plusieurs jeunes gens qui s'étaient rapprochés avec madame Flock s'éloignent alors très-vivement.

«—Dis donc, Célanire, il paraît que madame Berlibiche fait des éducations maintenant. Le monsieur qu'elle a amené peut avoir de seize à dix-huit ans.—C'est égal, il est gentil et il a de bien beau linge!...—Au fait, il est encore mieux que celui avec lequel elle se promenait il y a quelque temps.... Te rappelles-tu un grand squelette qui mettait au moins six cravates pour se faire un cou, et qui avait un habit sur lequel on aurait si bien battu le briquet!... Ah! ah!

»—Tous ces gens-là ont de singuliers noms, se dit Dufour: M. Jaunisson, madame Berlibiche; c'est une femme d'origine allemande probablement.»

Saint-Elme s'approche en ce moment de madame Flock, en s'écriant: «Toujours gaie, toujours folle, toujours charmante!—Et vous, toujours aimable, toujours galant, toujours spirituel.

»—Allons, se dit Dufour, ils peuvent aller loin comme ça; ils ont l'air de se renvoyer les compliments comme on se renvoie un volant.

»Mon petit Saint-Elme,» dit madame Flock, en prenant le grand bel homme par son habit, «qu'est-ce que cette vieille Berlibiche vient donc faire ici?... je me flatte qu'elle n'a pas la prétention de m'enlever mon Armand.... O Dieu! mon Armand, l'astre de ma vie!... Si je croyais qu'elle eût des intentions sur lui, je la provoquerais au pistolet... C'est que je tire le pistolet, moi! j'ai abattu deux fois la poupée... c'est pas une farce; demandez plutôt à Célanire.»

Célanire, qui est là comme Lazarille, répond sur-le-champ: «Oui, oui; elle tire comme un homme!...

»—Allons, belle amazone, chassez ces idées de guerre... Comment pouvez-vous croire que Bréville, qui sait tout ce que vous valez, puisse penser à une autre.... et quelle autre!... une femme qui n'a plus rien pour plaire.—Oh! je sais bien que je suis plus jeune et plus jolie qu'elle... Elle est fanée, usée, passée; je sais tout ça... c'est égal; les hommes ont quelquefois des caprices si étonnants, et je suis sûre que Berlibiche se mettrait à cheval sur les chenets pour me surplanter... je la connais. Enfin, ayez soin qu'au souper elle ne soit pas à côté d'Armand, ou je fais une scène, je vous en préviens.

»Calmez-vous, mauvaise tête; nous aurons soin qu'elle n'y soit pas.—A la bonne heure.

»—Eh bien! M. Dufour, vous ne jouez pas?» dit Saint-Elme en se tournant vers le peintre.

«Pardonnez-moi... je viens de jouer dans l'autre pièce.—Mesdames, je vous présente M. Dufour, un de nos premiers talents en peinture.—Ah! monsieur est peintre!... c'est drôle, monsieur n'a pas du tout l'air d'un artiste... n'est-ce pas, Célanire?

»—Je voudrais bien savoir de quoi j'ai l'air,» se dit Dufour tout en saluant madame Flock et son amie.

«—Monsieur, j'aime beaucoup les artistes... les peintres surtout, ils sont presque tous aimables... Quel genre monsieur peint-il?—Le paysage, madame.—Ah! que c'est joli!... comme on peut faire des points de vue intéressants...

»—On peut se faire faire en baigneuse dans un paysage, dit mademoiselle Célanire; c'est cela qui est joli...—Tais-toi donc, Célanire. Elle veut toujours se faire peindre en baigneuse... par coquetterie... parce qu'elle est bien faite... Ah! monsieur, puisque vous êtes peintre, vous me donnerez quelque chose pour mon album... car j'ai un album de commencé, j'ai déjà de très-jolies choses... Vous me promettez un petit dessein, n'est-ce pas, monsieur!... Je prierai Armand de vous le rappeler.»

Dufour s'incline en murmurant quelques mots de politesse et va dire à Victor: «Elle est sans façon, cette dame!... c'est la première fois qu'elle me voit, et elle me demande quelque chose!... Quel singulier monde que tout cela!... C'est plus élégant que les petites mangeuses de pain-d'épices de Saint-Cloud, mais dans le fond, cela ne vaut guère mieux...

»—Mon cher Dufour, il faut voir un peu de tout... Fais la cour à cette grande blonde; je suis certain qu'elle ne te sera pas cruelle.—Non, je ne ferai la cour à personne ici... Je me méfie de toutes ces dames-là... Je commence même à craindre que mon tableau ne soit pas encore vendu... mais je ne le livrerai pas à crédit.»

On annonce que le souper est servi. Armand engage tout le monde à quitter le jeu pour quelque temps; il donne la main à madame Flock, et passe avec elle dans une pièce où une table est servie avec autant de goût que d'élégance: les surtouts, les bougies, les fleurs sont artistement placés autour des mets les plus recherchés; la table est une forêt de fleurs et de lumières. Dufour admire le coup-d'œil et dit à Victor: «C'est charmant!... Les repas somptueux donnés par Lucullus n'étaient pas, je le gage, aussi parfaitement servis... Mais, mon ami, Lucullus dépensait des sommes immenses pour un seul repas, et si M. Armand n'a que dix mille livres de rente, il se coulera. Ne pourrait-on pas l'avertir?...

»—Veux-tu te taire, Dufour; joli moment pour faire de la morale!... Comme ce serait aimable d'aller dire à quelqu'un qui vous donne un beau souper: Monsieur, vous nous faites de la peine... vous vous ruinerez...—C'est juste, ce n'est pas le moment: il faut souper d'abord.»

Dufour se trouve placé à côté de la dame blonde: celle-ci, mécontente d'être loin du maître du logis, chuchotte avec son voisin en regardant madame Flock. Dufour voudrait bien entendre ce qu'elle dit, mais, en penchant sa tête vers sa voisine, il a déjà froissé deux fois son chapeau, ce dont elle a paru très-contrariée. Le souper met bientôt toute la société en gaieté; il semble que ce soit une réunion d'amis intimes. La voisine de Dufour conserve seule un air sérieux. Voulant entamer la conversation et tâcher de se faire mieux venir par cette dame, le peintre prend un flacon de malaga qui est devant lui, puis se tourne vers elle en lui disant: «Madame Berlibiche veut-elle accepter un peu de malaga?...»

La grande blonde regarde Dufour d'un air courroucé: «Comment avez-vous dit, monsieur?—Je vous ai demandé, madame, si vous vouliez accepter un peu de malaga.—Ce n'est pas cela, monsieur; comment m'avez-vous nommée, s'il vous plaît?—Mais par votre nom, madame..... Ne vous appelez-vous pas Berlibiche?...»

Madame Flock, qui écoutait Dufour, part alors d'un éclat de rire qui dure cinq minutes; mademoiselle Célanire en fait autant, la plupart des jeunes gens qui sont là les imitent; mais la dame blonde ne rit pas, elle promène autour d'elle des regards furieux, puis les reporte sur Dufour, qui est resté tout interdit, parce qu'il ne conçoit pas que le nom de cette dame produise en tel effet sur la société.

«Berlibiche!» s'écrie enfin la grande blonde, «il faut être bien mal élevé pour se permettre de telles plaisanteries..... Qui vous a dit, monsieur, que je m'appelais ainsi?—Madame... pardon, mais c'est.... j'ai cru entendre....—Ah! je devine, monsieur, je devine d'où cela vient; apprenez, monsieur, que je me nomme madame Roseville.... Anatole, donnez-moi mon chale; je veux m'en aller.

»—Ah! belle dame, s'écrie Saint-Elme, prendriez-vous de l'humeur pour un malentendu?... une erreur de nom?»

Armand se lève et veut aussi calmer la dame blonde: celle-ci n'écoute rien; elle se contente de murmurer: «Je sais d'où ça vient... on me le paiera.» Le jeune Anatole a été chercher le cachemire; la dame le met, prend le bras de l'adolescent, et l'entraîne, tandis que madame Flock continue de rire en disant: «Laissez-la donc aller,.... que je puisse rire à mon aise.... Ah! monsieur Dufour, que vous m'avez fait de bien!.... que je vous ai d'obligation!...—Madame, si j'ai nommé cette dame ainsi, c'est parce qu'il m'a semblé que vous-même....—Certainement, avec Célanire, je ne l'appelle jamais autrement, parce que je trouve qu'elle ressemble à une grande biche, et puis j'ai assez l'habitude de donner des sobriquets à tout le monde... Ah! Dieu, ai-je ri.... je n'en puis plus.»

Cet incident fait pendant quelque temps le sujet de la conversation. Comme cela divertit beaucoup madame Flock, c'est à qui de ces messieurs plaisantera sur le nom de Berlibiche. Dufour ne dit plut rien et se contente de souper. Bientôt on parle du jeu, de ceux qui ont été le plus maltraités par la fortune; alors Saint-Elme s'adresse à Dufour:

«Il me semble que je ne vous ai pas vu jouer, M. Dufour.—Pardonnez-moi... j'ai même perdu cinq napoléons.... en pariant...—Contre qui donc?—Contre votre voisin... M. Jaunisson.»

Dufour était justement en face du monsieur qu'il désignait. Au nom de Jaunisson, celui-ci fixe sur Dufour des yeux enflammés de colère en s'écriant: «Monsieur, il est bien étonnant que vous vous permettiez de telles épithètes..... et que vous plaisantiez sur mon teint!...

»—Allons, j'ai donc encore dit une bêtise!» répond Dufour, et il en est bientôt persuadé en voyant madame Flock se tenir les côtes, ainsi que mademoiselle Célanire: ces dames rient tant que bientôt elles sont obligées de quitter la table. Victor et Armand parviennent, non sans peine, à calmer la colère du monsieur au teint olivâtre. On retourne au jeu, et Dufour profite de ce moment pour prendre son chapeau et s'en aller: «J'en ai assez, se dit-il, si je restais encore, je ne sais pas ce que je dirais, mais cela pourrait mal se terminer, et je ne me soucie pas d'avoir un duel parce que madame Flock se plaît à donner des sobriquets à tout le monde...»

Le lendemain de cette soirée, Dufour fait venir un commissionnaire, lui remet son tableau de la forêt de Compiègne, lui donne l'adresse de M. Saint-Elme, et lui enjoint de ne point laisser le tableau sans en recevoir le prix.

Le commissionnaire part, et revient au bout d'une heure avec le tableau sur les bras.

«Comment! est-ce qu'il n'en veut pas? s'écrie le peintre.—Oh! c'est pas ça... monsieur....—Pourquoi rapportes-tu mon tableau?—C'est que ce monsieur Saint-Elme ne demeure plus là depuis trois semaines, et il n'a pas laissé son adresse....

»—Je me suis laissé attraper comme un enfant, se dit Dufour, et il faut encore que je paie le commissionnaire! Allons... c'est bien fait, je mérite cela.... Décidément ce Saint-Elme est un intrigant, un chevalier d'industrie, et à présent je gagerais mon tableau que c'est lui qui dînait à vingt-deux sous.»

Cette aventure rend Dufour encore plus méfiant; pendant plusieurs semaines, c'est en vain que Victor vient le chercher pour l'emmener avec lui, le peintre ne veut plus quitter son atelier. Mais la belle saison est revenue; déjà le jeune de Bréville a plusieurs fois rappelé à Victor sa promesse d'aller passer quelque temps à sa campagne avec son ami Dufour, et Victor presse l'artiste de faire avec lui ce voyage. Enfin Armand part pour sa terre, mais il a fait promettre à Victor de s'y rendre bientôt.

Voir de nouveaux sites, un pays qu'on lui annonce comme très-pittoresque; c'est bien séduisant pour un peintre.

«Mais si je dis encore des sottises... si je me fais encore moquer de moi chez ton marquis, dit Dufour.—Ne crains rien, mon ami; il ne s'agit plus d'être avec de jeunes fous et des femmes entretenues; nous devons trouver chez Armand sa sœur et son mari; c'est une société un peu sérieuse... un peu ennuyeuse peut-être.... car, d'après ce que m'a dit Armand, monsieur et madame de Noirmont ne sont pas très-gais; mais quand nous nous ennuierons, nous irons nous promener dans les bois, dans la campagne.—Et ce Saint-Elme, ira-t-il?—Armand est parti il y a quelques jours... j'ignore si son ami l'a accompagné. Que t'importe! ce n'est pas chez lui que nous allons...—Je serais d'ailleurs curieux de savoir ce qu'il me dira au sujet de mon tableau... J'y consens; allons en Picardie.... Je vais me disposer à ce voyage; dans trois jours je serai prêt...—C'est convenu... Je ne sais pourquoi, mais l'idée de ce voyage fait battre mon cœur... Ah! mon cher Dufour, si c'était un pressentiment... si dans ce pays j'allais devenir amoureux!—Parbleu, il serait bien plus étonnant que tu y fusses sage!... Mais ce sera là comme ailleurs, de ces feux qui brillent... éblouissent d'abord, puis s'éteignent aussi vite qu'ils se sont allumés.»

CHAPITRE IV.

L'homme à la faux.

Victor et Dufour ont pris la voiture qui mène à Laon: de là à la propriété où ils se rendent, Armand leur a dit qu'il n'y avait que trois petites lieues, et ils veulent faire ce chemin à pied. Ils laissent à la poste de Laon leurs porte-manteaux, qu'ils comptent envoyer chercher quand ils seront chez le jeune de Bréville, et n'ayant à la main, l'un qu'une légère badine, l'autre que son livre de croquis, ils se mettent gaiement en marche dans le chemin qu'on leur a indiqué.

On est aux premiers jours de juin: le feuillage des arbres commence à s'épaissir, à donner de l'ombrage; les acacias sont dans toute leur beauté, et leur blanche fleur répand au loin un doux parfum, tandis que les chênes plus paresseux n'ont encore que de petites feuilles qui laissent passer les rayons du soleil. Mais la verdure a toute sa fraîcheur, tout le brillant de ses premières couleurs; aucune feuille n'a encore quitté sa tige. Que d'autres admirent les beaux effets, les tons plus opposés de l'automne! le printemps du moins promet de longues jouissances: c'est le présent et l'avenir.

Dufour s'arrête souvent pour contempler un site, un point de vue, et il s'écrie: «C'est charmant!... je suis très-content de connaître ce pays.... Conviens, Victor, qu'on a plus de plaisir sous ces ombrages qu'avec tes Berlibiche, Célanire, et même les demoiselles de Saint-Cloud?...—Je n'ai jamais dit le contraire... mais, sous ces arbres... dans ces petits chemins couverts, conviens aussi qu'il serait bien doux de se promener avec une femme aimable, sensible, et qui nous aimerait véritablement.

C'est possible!... pourtant, moi, je préfère ne pas être amoureux dans un beau pays... ça m'empêcherait de travailler... Oh! le bel arbre! attends que je le croque.»

Dufour prend son crayon, son calepin, et se met à dessiner. Pendant ce temps, Victor s'étend sur le gazon: il pense aux jolies femmes qu'il à laissées à Paris, et, quoiqu'il les ait quittées sans regret, il voudrait bien en tenir une sur ce gazon, sur lequel il se repose; là, elle lui semblerait cent fois plus jolie!... Il est donc vrai que le changement de lieu, de site, peut donner encore du prix aux objets que nous délaissons.

Dufour a croqué son arbre; mais un peu plus loin, c'est une petite fuite de terrain qu'il veut absolument dessiner.

«Mon cher ami, lui dit Victor, si tu veux esquiser tout ce qui te semblera joli sur notre route, il est probable que nous n'arriverons pas avant la nuit, et nous risquons fort de nous égarer dans ce pays que nous ne connaissons pas..... je crois même que tu nous as déjà fait perdre notre chemin.—Tu as raison.... j'ai le temps de faire tout cela; c'est que, lorsqu'on voit un joli effet, on craint toujours de ne plus le trouver.... Allons, en route.... On nous a dit qu'il fallait d'abord passer le village de Samoncey... qu'il était au milieu des bois.... Le vois-tu, le village?—Comment veux-tu que je le voie, s'il est entouré de bois? Marchons toujours...»

Les deux voyageurs marchaient alors sur un terrain fort inégal; à chaque instant il fallait descendre de petits monticules, puis en remonter d'autres; des buissons de genets, des bouquets de chêne, des trembles, des bouleaux donnaient à cette campagne un aspect pittoresque.

«Ça commence à devenir fatigant de ne faire que monter et descendre, dit Dufour.—A coup sûr, nous ne sommes pas sur une grande route.—On nous a dit qu'il n'y en avait pas, et que, pour gagner Samoncey, il fallait traverser les bois.—Oui, mais il y a un chemin tracé que suivent les paysans... Nous y étions tout à l'heure...—Il ne fallait pas aller à droite et à gauche pour dessiner, nous y serions encore... Après tout, nous ne sommes ni dans les déserts de l'Égypte, ni même dans les landes de Bordeaux; nous nous retrouverons toujours.—Mais le jour baisse... et la nuit, il n'est pas facile de se retrouver.... Voyons l'heure....—Tu as donc osé prendre ta montre pour voyager...—Parbleu!... je savais bien que je ne serais pas foulé comme dans le parc de Saint-Cloud..... Ce n'est pas que cela veuille dire que nous n'ayons rien à craindre ici... je ne connais pas ce pays_... j'ignore s'il y a des vagabonds... des voleurs... As-tu des pistolets sur toi?—Non, je les ai laissés dans mon porte-manteau... mais j'ai ma badine.—C'est cela, si on nous attaquait, nous aurions une badine et un crayon pour nous défendre!... Sais-tu que j'ai cent cinquante francs sur moi? je suis fâché à présent d'avoir emporté tant d'argent... mais quand on doit rester quelque temps dans un pays... et qu'on espère s'y amuser un peu.—Oh! parbleu! je te conseille de faire ton embarras avec tes cinquante écus... Et moi qui ai dans ma bourse douze cents francs en or...

»—Douze cents francs!... quelle folie!... avoir emporté douze cents francs....

»—C'est un joli denier!» dit une voix qui partait de derrière un épais buisson; presque au même moment on écarte le feuillage et quelqu'un se trouve tout à coté des deux voyageurs.

C'était un homme d'un âge déjà avancé, mais fort, trapu, vigoureux; ses yeux gris enfoncés sous des sourcils épais, étaient à la fois vifs et hardis; ses lèvres minces semblaient, en se rapprochant, avoir une expression moqueuse; un nez long et crochu; des pommettes saillantes et fortement colorées achevaient de donner à sa physionomie une expression singulière. Il était vêtu d'une blouse grise, portait des sabots, un bonnet de laine de couleur, et tenait sur son épaule une de ces larges faux dont les paysans se servent plutôt pour faucher l'herbe que pour la moisson.

Dufour est resté saisi; Victor lui-même est un moment étonné de la brusque apparition de cet homme, qui semble être sorti du buisson pour se trouver sur leur passage; et celui-ci répète, en les regardant l'un après l'autre d'un œil scrutateur: «Oui... c'est un joli denier.

»—Ah! vous trouvez.....» dit Victor en fixant à son tour l'homme en blouse.—Mais dame!.....—Vous nous écoutiez donc?... Il n'y avait pas besoin d'écouter pour vous entendre..... vous parliez assez haut... et puis quand même, est-ce que ça vous fâche?...

»—Drôle de rencontre! murmure Dufour; cet homme a une tête bien caractérisée... il serait très-bien à peindre... mais pas ici..... Marchons toujours..... il a une polissonne de faux contre laquelle ta badine ne brillerait pas.—C'est un faneur, un faucheur, qui revient de son travail.—J'aime à le croire... mais nous sommes bien sots d'aller crier que nous avons de l'argent, de l'or dans nos poches.... C'est une imprudence que je ne me pardonne pas. Il est vrai que j'aurais juré que nous étions seuls: cet homme a poussé là comme un champignon.»

Les voyageurs continuaient leur marche dans un étroit sentier qu'ils suivaient alors, le paysan marchait derrière eux. Dufour le regardait souvent de côté, en disant à Victor: «J'aimerais mieux qu'il fût devant nous... laissons-le passer.—Tu as tort de te méfier de ce paysan... au contraire, sa rencontre nous sera utile.»

Victor s'arrête et s'adresse à l'homme, qui semble les suivre: «Pourriez-vous nous dire si nous sommes encore loin du village de Samoncey?—Si j'peux vous le dire!... tiens! ça serait bon si je ne connaissais pas le pays..... Non, vous n'êtes pas très-loin de Samoncey... à une demi-lieue approchant...—Et suivons-nous bien la route qui y conduit?—Oh! par les bois ou par les champs, on y va tout de même... D'ailleurs, j'y vais, moi, à Samoncey: ainsi, si vous voulez me tenir compagnie, vous ne vous perdrez pas.—Je ne tiens pas absolument à sa compagnie,» dit tout bas le peintre.—«Pourquoi cela?—C'est à cause de cette diable de faux... S'il allait nous prendre pour de la luzerne...—Tu es fou! avec lui nous ne risquons plus de nous égarer.—Soit... abandonnons-nous à la Providence; mais marchons à côté de lui.

Vous êtes de ce pays, brave homme?—Oui, je suis de Gizy; c'est à une demi-lieue de Samoncey... plus haut.—Il est joli ce pays,... il paraît riche et bien cultivé?—Oh!... comme ça... Il y a des terrains assez bons.—Vous êtes cultivateur?—Non, je suis journalier. Et vous, qu'est-ce que vous êtes?»

Cette question, toute naturelle dans la bouche du paysan, fait pourtant sourire les voyageurs. Mais les gens de la ville trouvent tout simple de questionner les habitants de la campagne, et se formalisent quand ceux-ci usent du droit de réciprocité. Cependant Victor répond au paysan:

«Nous arrivons de Paris... Mon ami est artiste.—Artisse! quoique c'est que ça?—Je suis peintre.... dessinateur, si vous comprenez mieux.—Ah! peintre, oui, je comprends! Vous faites des peintures, des images,... comme celles qui sont sur les complaintes qu'on vend à Laon,.... des Juif-Errant, des Barbe-Bleu!

»—Ah! le Vandale!» s'écrie Dufour; puis il ouvre son calepin et montre au paysan un des points de vue qu'il venait de croquer, en lui disant: «Voilà ce que je fais... Y êtes-vous à présent?»

Le paysan s'arrête pour regarder à son aise le croquis, et Dufour cherche à lire dans ses yeux la surprise et l'admiration; mais le villageois ne s'émeut point, il dit d'un air indifférent: «Ah! oui,... ce sont des arbres..... des gazons, c'est dommage que c'est tout noir.... j'aime mieux les images en couleur, c'est plus gentil.

»—Il n'y a rien à répondre à ces gens-là,» murmure Dufour, en remettant avec humeur son calepin dans sa poche; «cela n'a aucun sentiment des beaux-arts!—Eh! pourquoi vas-tu lui parler peinture, toi!—Pourquoi se permet-il de nous demander ce que nous faisons!—Parle-lui culture, labour, semences, alors il saura te comprendre, te répondre.—Pourvu qu'il ne nous égare pas, c'est tout ce que je demande.... Il nous fait prendre bien des détours, et la nuit approche.... Paysan, sommes-nous bientôt au village?—Nous y arriverons.»

En disant ces mots, l'homme en blouse entre dans un sentier bordé d'épais buissons et recouvert par des branches de chênes qui formaient presque un berceau en se joignant; mais, le jour étant déjà très-bas, on voyait à peine clair dans cette route. Les branches de feuillages touchaient souvent la tête des voyageurs, et on ne pouvait marcher qu'un de front, tant le sentier était étroit.

«Dans quel chemin nous mène-t-il?» dit Dufour à Victor. «Ce sentier doit être fort agréable quand il fait du soleil.—Mais comme il y a long-temps qu'il ne fait plus de soleil, il n'était pas nécessaire de nous mener dans un chemin où à chaque instant les branches peuvent nous aveugler... Hum!... je me méfie de ce gaillard-là... Et dire que nous avons laissé nos armes,... c'est-à-dire tes armes, dans le porte-manteau!.... Eh bien!.... qu'est-ce qu'il fait donc maintenant?...»

Le guide des deux amis venait d'ôter la faux de dessus son épaule gauche pour la prendre dans sa main droite, et il tournait la tête pour regarder les voyageurs; mais Dufour s'était arrêté spontanément à cette action du paysan.

«Eh bien, messieurs,... est-ce que vous n'avancez plus?...—» Si fait, dit Victor, qui marchait le dernier. «Allons, Dufour, avance donc, qu'est-ce que tu fais là?—Mais je..... je m'arrête un peu,.... je suis las... Est-ce que nous ne serons pas bientôt dehors de ce sentier, mon camarade?—Oh! si.....»

Et le paysan, qui examinait alors sa faux, reprend: «Elle est fameuse c'te faux-là! un bon tranchant.... Si à l'armée on avait de ça, et qu'on sût s'en servir comme moi, ah! bigre! ça vaudrait ben leur sabre!... C'est qu'avec ça on ferait tomber des hommes par demi-douzaines!

»—Voilà de bien mauvaises plaisanteries!...» dit Dufour à demi-voix et en regardant Victor. Celui-ci le pousse pour le faire avancer, en s'écriant: «Allons, brave homme, marchons, s'il vous plaît, car nous n'arriverons jamais avant la nuit. Dam', i' m' semble que c'est vous qui vous arrêtez.»

On se remet en marche, Dufour ayant toujours les yeux fixés sur la terrible faux, est prêt à se jeter dans les broussailles qui bordent le sentier, au premier mouvement qu'il verra faire à leur guide. Celui-ci ne s'arrête plus, et on arrive enfin au bout de l'étroit chemin. Mais on est toujours dans le bois; et quoique l'endroit soit moins touffu, on ne peut voir loin devant soi, parce que le jour est près de finir.

«Ce village de Samoncey est bien difficile à atteindre!» dit Dufour en regardant Victor et en poussant un profond soupir qui fait sourire son compagnon. Le paysan s'avance toujours, marchant à travers le bois et ne suivant plus aucun chemin battu; enfin on arrive dans une clairière où plusieurs sentiers aboutissent. Le paysan s'arrête à cet endroit, posant sa faux à terre et s'appuyant dessus comme un suisse sur sa hallebarde; il regarde autour de lui comme s'il cherchait du monde dans chacun des sentiers qui s'offrent à sa vue.

«Eh bien! mon brave homme, pourquoi restons-nous là? demande Victor.—Ah! c'est que je regardais si je n'apercevrais pas queuque ami.... qui m'aurait évité la peine d'aller à Samoncey.

»—Ce sont ses complices qu'il cherche!...» dit tout bas Dufour; «n'attendons pas le reste de la troupe.... Crois-moi, Victor, prenons un de ces sentiers au hasard et jouons des jambes... Il ne s'agit pas de faire le brave contre une bande de voleurs, surtout quand on n'est pas armé.»

Victor est un moment indécis; il dit enfin au paysan, qui regardait toujours autour de lui: «Si vous ne voulez plus continuer de marcher, dites-nous au moins notre chemin; nous n'avons point de temps à perdre, car, arrivés a Samoncey, nous ne serons pas encore au but de notre voyage, puisque nous allons à la terre de M. de Bréville.

»—Comment! c'est chez M. de Bréville que vous allez?» s'écrie le villageois; puis il laisse échapper quelques éclats de rire moqueur.

«Qu'est-ce qu'il y a donc de comique là-dedans?» dit Dufour avec humeur; et il ajoute, mais de manière à n'être pas entendu: «Ce butor commence à m'échauffer les oreilles!....

»—Excusez si je ris, messieurs; mais, voyez-vous, c'est que si vous m'aviez dit plus tôt que vous alliez chez M. de Bréville, je ne vous aurais pas fait faire un chemin inutile... vous seriez arrivés à présent. Pour aller chez M. le marquis, vous n'aviez pas besoin de passer par Samoncey... ça ne fait que vous alonger....—C'est à Laon qu'on nous a indiqué ce chemin.—Oh! je connais le pays mieux que personne; j'y sommes né!... Il n'y a pas un arbre de ce bois dont je ne pourrais vous dire l'âge!... il n'y a pas un sentier que je n'ai parcouru cent fois chaque année! et quant à la maison de M. de Bréville, pardié, j'y ai été assez pour la reconnaître.... Madame la marquise me faisait travailler... elle m'employait souvent... Mais tenez, puisque vous allez là, v'là vot' chemin; il est inutile que vous veniez avec moi à Samoncey, ça vous retarderait encore. Prenez ce sentier... puis le premier à droite, puis la route qui descend, et vous y êtes... Adieu, messieurs, bon voyage...... et ne vous laissez pas voler en route... ce serait dommage.»

Sans attendre de réponse, l'homme en blouse remet sa faux sur son épaule, et disparaît en s'enfonçant dans le bois. Les deux voyageurs le regardent aller et se regardent ensuite.

«Prendrons-nous le chemin qu'il nous a indiqué? dit enfin Dufour.—Pourquoi pas?—C'est qu'il avait un drôle d'air en nous quittant..... Tu n'as pas remarqué le ton goguenard de cet homme, en nous disant: Ne vous laissez pas voler?....—Dufour, tu ne connais donc pas le paysan? ces gens-là ont presque toujours un air moqueur en parlant à des habitants de la ville: c'est là où gît tout leur esprit. Je crois que tu avais grand tort de suspecter l'honnêté de cet homme; tu vois qu'il nous a quittés sans nous traiter comme de la luzerne avec sa redoutable faux....—Oui.... je vois qu'il nous a promenés fort long-temps à travers les bois... qu'il semblait toujours attendre la rencontre de quelqu'un, et qu'enfin il nous laisse, à l'entrée de la nuit, dans une espèce de carrefour où nous risquons fort de nous perdre.—En vérité, les gens méfiants sont bien malheureux! Tu n'es cependant pas poltron, Dufour, car je t'ai vu dans l'occasion tenir tête à plus d'un adversaire.—Sans doute, et si nous étions attaqués maintenant, je me défendrais comme un lion; mais je suis persuadé que ce serait inutile... et je trouve que la prudence peut très-bien s'allier à la bravoure.—En attendant, suivons le chemin qu'on nous a indiqué, et au diable la crainte; j'aime mieux ne pas prévoir le danger que de m'inquiéter d'avance.—Et moi, j'aime mieux prévoir les choses, afin de me mettre en mesure de les éviter, s'il est possible.—Nous n'avons pas la même manière de voir, mon cher Dufour; mais je crois que la mienne doit me rendre plus heureux.—Et moi, je pense que la mienne doit me faire vivre plus long-temps.»

Tout en discourant, ces messieurs avançaient dans le chemin qu'on leur avait montré; mais telle diligence qu'ils fissent, la nuit avançait encore plus vite qu'eux. Bientôt il ne leur est plus possible de voir à quatre pas, et ils sont obligés de ralentir leur marche pour ne pas s'exposer à se heurter le visage contre les arbres; alors Dufour recommence à jurer, et Victor prend le parti de rire.

«Je l'avais bien dit! ce coquin nous a égarés!—Ce paysan est-il cause que la nuit nous empêche de trouver notre chemin!... Allons, quand tu prendras de l'humeur, en serons-nous plus vite chez Armand..... Dis-donc, Dufour.... il me semble qu'il pleut?...—Eh! mon Dieu, oui; c'est pour nous achever... Ces grosses gouttes d'eau annoncent un violent orage... et moi qui ai un chapeau neuf!... il sera perdu...—Mets-le sous ta redingote...—C'est ça, et je me promènerai en voisin... Oh! l'infernal bois.... Aie! voilà que je me cogne le nez à présent!... nous n'en sortirons donc jamais?...—Victoire! victoire, mon pauvre Dufour!...—Qu'est-ce que c'est?.....—Une lumière.... Tiens, vois-tu là-bas?....—En effet... Ah! Dieu, comme ça fait plaisir d'apercevoir une lumière quand on est égaré... J'avais souvent lu cela dans les romans,... mais je n'avais jamais été dans cette position... Pourvu que cette lumière ne soit pas produite par un feu follet... ou un ver luisant.—Oh! non, il ne fait pas assez chaud pour cela....... Avançons, car la pluie redouble.»

Les voyageurs se dirigent vers la lumière, qui ne fuit point devant eux, parce que ce n'était pas un esprit malin qui la faisait paraître, mais qu'elle éclairait tout simplement le rez-de-chaussée d'une maison située au milieu du bois.

«C'est une habitation, dit Victor.—Oui... et, autant que je puis voir, cela m'a l'air assez grand.... Pourvu qu'on veuille bien nous recevoir... Si on allait nous prendre pour des voleurs...—Que le diable t'emporte avec tes suppositions!.... Frappons toujours!»

CHAPITRE V.

Un cabaret dans les bois.

On a ouvert la porte aux deux voyageurs, sans même s'informer de ce qu'ils demandent. C'est un grand jeune homme en veste, en sabots, en bonnet de laine, qui est devant eux: il se range de côté pour leur livrer passage. Cependant Victor s'arrête sur le seuil de la porte en disant: «Excusez-nous, monsieur, nous sommes peut-être indiscrets; mais la pluie tombe très-fort, et nous ne connaissons pas notre chemin.

»—Entrez donc... entrez donc!...» crie une voix forte qui part de l'intérieur de la maison. «Eh! nom d'une pipe! est-ce qu'il faut tant de façons pour entrer chez nous?...»

A cette invitation un peu brusque, les deux amis entrent dans la maison. Ils se trouvent dans une grande pièce d'un aspect triste et sombre, n'ayant que le mur pour tenture, et dont le plafond est noir et enfumé. Une immense cheminée est en face de la porte. De chaque côté de la chambre sont deux tables entourées de bancs de bois. Un grand buffet et quelques chaises, voilà tout l'ameublement de cette salle, qui n'a que la terre pour parquet, comme c'est l'usage dans les habitations de paysans.

Une seule lumière, placée sur une des tables, éclaire à peu près la salle. Une femme d'un âge mûr, habillée comme une villageoise aisée, est assise près de la lumière et travaille à l'aiguille. Un peu plus loin, un grand homme d'une cinquantaine d'années, mais fort, replet, et au teint vermeil, est accoudé devant un petit pot de faïence et un verre. Personne ne se dérange à l'arrivée des étrangers. Le grand homme, qui semble être le maître de la maison, les salue de la tête, et porte son verre à ses lèvres en disant: «A votre santé, messieurs!... Allons, Babolein, donne du vin à ces messieurs;... ils ne seront sans doute pas fâchés de boire un coup... Donne un litre..... ces messieurs boiront bien un litre... Quand on a marché, on a soif.

»—Il me paraît que nous sommes dans un cabaret,» dit Dufour en jetant les yeux autour de lui. «Un cabaret au milieu d'un bois!... c'est assez singulier....—Cela fait que du moins nous y resterons tant que cela nous conviendra et sans craindre de gêner personne,» dit Victor en s'asseyant et en posant son chapeau sur une table, tandis que Dufour secoue le sien dans un coin de la salle.

«Il me paraît que vous vendez du vin, monsieur?» dit Victor en s'adressant au maître du logis.—«Oui, monsieur, dame;... à la campagne on fait ce qu'on peut pour gagner sa vie!...

»—Si du moins vous ne buviez pas tout le bénéfice!....» dit d'une voix aigre et d'un ton sec la femme occupée à coudre.

«—Allons, madame Grandpierre, n'allez-vous pas me faire passer pour un ivrogne aux yeux de ces messieurs qui ne me connaissent pas!—Vraiment! s'ils vous connaissaient, ils sauraient déjà à quoi s'en tenir.—Ah! Jacqueline! tu veux me fâcher.... mais tu sais bien que c'est difficile. Crie!... grogne!... ça m'est égal!... je m'en moque comme d'une futaille vide!...»

Le grand jeune homme, qui était allé dans une pièce voisine, revient avec un broc et des verres qu'il place devant les deux amis. Dufour, qui a fini de secouer son chapeau et d'essuyer sa redingote, s'assied près de Victor en lui disant: «Nous ne boirons jamais ça!...—Qu'importe! il faut bien payer l'abri qu'on nous donne.»

Victor se verse du vin ainsi qu'à son compagnon. Le maître du logis se lève tenant son verre à la main, et vient trinquer avec ses nouveaux hôtes, qui, pour répondre à cette politesse, tâchent d'avaler, sans faire trop de grimaces, le vin, ou plutôt la piquette, qu'on vient de leur servir.

«Ces messieurs ne sont pas du pays?» dit le paysan après avoir bu.

«—Non, nous arrivons de Paris; nous allons chez M. de Bréville... le connaissez-vous?—Oh! oui, messieurs... c'est-à-dire, je connaissons sa propriété... car, pour ce qui est du jeune marquis de Bréville, je ne pouvons guère le connaître; depuis la mort de sa belle-mère, lui et sa sœur ont quitté leur maison... et ils n'y étaient jamais revenus... mais j'avons appris, il y a queuques jours, que le jeune marquis était arrivé à sa campagne; que sa sœur y était aussi avec son mari. Je ne savons pas si c'est pour s'y fixer... Mais ces messieurs sont sans doute de leur société, puisqu'ils vont chez M. le marquis?—Oui, nous sommes amis d'Armand; nous venons passer quelque temps à sa terre. Nous avons quitté la voiture à Laon, et nous nous sommes mis en route à travers les bois; nous pensions arriver avant la nuit... mais quand on ne connaît pas bien son chemin...

»—Oui... et qu'on fait de mauvaises rencontres, dit Dufour.

«—Comment!... vous avez fait de mauvaises rencontres dans ces bois? s'écrie le paysan.

»—Non... mon ami plaisante, dit Victor; c'est de l'orage dont il veut parler.—Ah! il est vrais que vous êtes bien mouillés! Voulez-vous qu'on fasse du feu à l'âtre pour vous sécher?... Quoiqu'il ne fasse pas froid, la pluie est mauvaise sur le corps...—Ma foi, je crois que vous avez raison... le feu nous séchera plus vite, et si cela ne vous donne pas trop de peine.....—Pas du tout..... d'ailleurs, il faudra toujours du feu pour faire chauffer le souper..... Allons, Babolein... voyons, remue-toi un peu, au lieu de rester là dans un coin comme un grand fainéant!...

»—C'est ça!...» dit la paysanne avec humeur; «c'est toujours à Babolein qu'on s'en prend! il faut que ce soit lui qui fasse tout!... Et pourquoi n'appelez-vous pas Madeleine?... pourquoi ne descend-elle pas?... est-ce qu'elle dort déjà cette paresseuse?... La trouvez-vous trop grande dame pour lui faire allumer le feu?... Hum!... quelle patience il faut avoir ici!...

»—Mon Dieu! ne vous fâchez pas, ma mère,» dit le jeune paysan en plaçant du bois dans la cheminée, «laissez Madeleine se reposer... elle était malade ce matin... vous savez ben qu'elle n'est pas forte et qu'un rien la fatigue... ce n'est pas qu'elle manque de bonne volonté...—Oh! oui, de la bonne volonté... de belles paroles!... des phrases!... on n'conduit pas une maison avec ça!... mais on cajole les hommes... et on se fait dorloter!...—Oh! oh! not' femme!... tu veux donc toujours crier? eh ben! à ton aise!... crie!... A ta santé, à la vôtre, messieurs!»

Le jeune paysan ayant allumé le feu, Victor et Dufour vont se placer devant la cheminée. Le maître de la maison se remet devant son pot de vin, et son fils va s'asseoir dans un coin de la chambre, tandis que la paysanne murmure encore en travaillant.

La pluie continuait de tomber, on l'entendait battre les vitres de la fenêtre.

«Nous sommes bien heureux d'avoir trouvé cette maison, dit Victor, l'orage redouble, et je ne sais ce que nous serions devenus! mais pour peu que cela continue, il faudra peut-être que vous nous donniez à coucher...

»—Qu'à cela ne tienne, messieurs; nous avons de quoi vous loger... Au fait, vous êtes encore à une demi-lieue de chez M. de Bréville, et cet orage doit avoir rendu les chemins bien mauvais.—Alors, je vois que nous serons vos hôtes pour cette nuit: qu'en penses-tu, Dufour?»

Dufour était alors occupé à passer en revue tous les coins de la salle, et ses yeux venaient de s'arrêter sur une encoignure qui se trouvait au bas d'un petit escalier et qu'il n'avait pas encore remarquée: dans cette encoignure étaient deux fusils et un grand coutelas.

«Eh bien! Dufour, tu ne me réponds pas! dit Victor, je te demande si tu es d'avis de coucher ici?...

»—Mais.... peut-être.... je ne dis pas non..... cependant, si on nous attend ce soir chez M. de Bréville?...—On ne nous attend pas plus ce soir que demain!... Est-ce que tu n'entends pas la pluie?... veux-tu que nous allions nous casser le cou dans le bois?... et comment trouverions-nous notre chemin la nuit, puisque nous nous sommes perdus le jour?...—Perdus... hum!... ce n'est pas nous qui nous sommes perdus... on nous a peut-être égarés avec intention...»

Dufour avait dit ces derniers mots à voix basse, mais Victor n'y a pas fait attention; il prend une chaise et s'assied devant le feu, Dufour regarde toujours du côté de l'encoignure; enfin il s'adresse à leur hôte.

«Il me paraît que vous êtes chasseur, monsieur?—Chasseur... ma foi, non! Pourquoi ça?—C'est que je vois... des fusils..... là-bas.—Ah! écoutez-donc: quand on demeure au milieu d'un bois, loin de toute habitation, il est bon d'avoir des armes... Ce n'est pas que le pays soit mauvais;... mais queuquefois des vagabonds peuvent entrer chez nous, comme pour boire; et dame, on pourrait se battre, se tuer ici, que personne ne viendrait y mettre empêchement.—C'est fort agréable!—Buvez donc, monsieur.....—Merci, je n'ai plus soif.—Vous souperez avec nous, au moins?—Je n'ai pas grand' faim...

»—Moi, je souperai très-volontiers, dit Victor; la marche m'a donné de l'appétit: d'ailleurs nous n'avons pas mangé depuis quatre heures, et il est,... voyons, neuf heures bientôt.»

Victor avait tiré sa montre pour regarder l'heure; le jeune paysan quitte la place où il était assis, et vient tout près de Victor, en s'écriant: «Oh! la belle montre!... Regardez donc, mon père, comme c'est joli!... comme c'est travaillé!.... C'est de l'or, n'est-ce pas, monsieur?—Oui, sans doute.

»—Oh! tu n'en es pas bien sûr,» dit Dufour, en essayant de faire des signes à son ami.—«Comment, je n'en suis pas sûr! tu plaisantes, je pense; elle m'a coûté assez cher.—Coûté!... coûté... on a les montres pour rien à présent.

»Je n'aurai jamais une belle bijouterie comme ça,» dit le jeune homme en poussant un soupir.

«—Peut-être mon garçon; eh! eh!..... on ne sait pas ce qui peut arriver.» Et, en disant ces mots, le maître de la maison avale un verre de vin.

«Je crois qu'il ne pleut plus,» dit Dufour en s'approchant de la fenêtre.

«—Oh! monsieur!..... ça redouble au contraire, dit Babolein. Le temps est pris; en v'là pour la nuit... Oh! c'est fini!... vous ne pouvez plus vous en aller.»

Dufour ne répond rien et va s'asseoir près de Victor; il garde le silence, et se contente de jeter souvent des regards autour de lui, se retournant brusquement au moindre mouvement que font les habitants du logis.

«Ha ça! puisque décidément ces messieurs couchent ici, dit la vieille femme, il faut qu'on leur prépare des lits,... une chambre....—Voulez-vous que j'y aille, ma mère?....—Non,.... non.....; mais cette petite ne descend donc pas... Madeleine! Madeleine!

»—Me voilà!» a répondu une voix douce; et, presqu'au même instant, une jeune fille descend l'escalier de bois qui communique avec le haut de la maison.

Victor s'est bien vite retourné pour voir la jeune fille. Celle-ci est très-petite; elle n'a ni embonpoint ni fraîcheur, son teint est pâle; ses yeux assez petits sont presque toujours baissés, sa bouche est grande, son nez moyen, ses cheveux bruns sont relevés sans nulle coquetterie; en général, rien ne peut séduire dans le premier aspect de cette jeune fille; et Victor se retourne bientôt vers Dufour en lui disant tout bas: «Elle n'est point jolie!—Qu'est-ce ça me fait?....» répond le peintre avec humeur.

La jeune fille a fait aux voyageurs une révérence qui n'a rien de gauche ni d'emprunté. Elle sourit à M. Grandpierre, qui lui fait un petit signe de tête; puis elle s'avance timidement vers la vieille paysanne, qui lui dit d'un ton dur:

«J'espère que vous avez eu le temps de vous reposer..... Dieu merci! Depuis le dîner vous êtes remontée dans votre chambre... Vous n'êtes donc plus bonne qu'à dormir ici?

»Pardon, madame, c'est que j'avais si mal à la tête... comme de la migraine...

»—Ah! oui!... la migraine!... dites plutôt la paresse!....... Qu'est-ce que c'est qu'une fille de dix-huit ans qui a la migraine!... Est-ce que j'ai jamais eu de tout ça, moi! mais, si on vous écoute, vous aurez tous les jours quelque chose.

»—Allons, allons, Jacqueline, que tout ça finisse!» dit maître Grandpierre en élevant sa voix. «Crie après moi tant que tu voudras,... ça m'est égal, je ne t'écoute pas. Mais laisse Madeleine en repos;.... tu lui fais du chagrin,... et c'est mal. Va, Madeleine, va, mon enfant, préparez la chambre au bout du corridor et deux lits pour ces messieurs qui couchent ici... Dépêche toi; nous t'attendrons pour souper.»

La jeune fille ne répond que par une inclination de tête. Elle prend une lumière et remonte vivement l'escalier. Le grand Babolein n'a pas quitté des yeux Madeleine tant qu'elle a été dans la salle; lorsqu'elle remonte, ses regards la suivent encore; il reste la bouche béante, le col alongé, et les yeux attachés sur le haut de l'escalier.

«C'est votre fille, madame?» dit Victor, en s'adressant à la paysanne.

«—Non, monsieur, ce n'est pas ma fille,» répond madame Grandpierre d'un air d'humeur.

«—Alors, c'est sûrement votre nièce? dit Dufour. Pas davantage.

»—Oh! j'aime ben mieux qu'elle ne soit pas ma sœur,» dit le jeune paysan d'un air niais.

«—Voyez-vous ça! reprend la vieille. Ne t'aviserais-tu pas de vouloir qu'elle soit ta femme,... grand imbécile!... Je voudrions bien voir ça.

»—Allons, silence!» dit, d'une voix de stentor, le maître de la maison. «Vous avez le temps de crier quand il n'y a personne... Jacqueline, occupe-toi du souper, ça vaudra mieux.

»—Puisque ce n'est ni leur fille ni leur nièce,» dit tout bas Dufour à Victor, «ce n'est donc que leur servante... Cependant ce Grandpierre semble la traiter avec bien de la bonté, presque des égards. Je voudrais savoir ce que c'est que cette Madeleine,... pourquoi elle a l'air triste... pourquoi elle est pâle,... pourquoi...—Ah! te voilà encore avec ta curiosité!...—Tu n'es pas curieux parce que la jeune fille n'est pas jolie; si elle te plaisait, tu aurais déjà fait mille questions à son sujet.—C'est possible.»

Madeleine ne tarde pas à redescendre. Elle va, sans rien dire, aider Jacqueline dans les apprêts du souper. Vive et alerte, en deux minutes elle a préparé le couvert. Le grand Babolein la suit des yeux et semble l'admirer; mais Madeleine tient toujours les regards baissés, et ne les porte pas plus sur les étrangers que sur les habitants de la maison.

Victor est resté assis devant le feu, ne songeant qu'à faire sécher ses bottes. Mais Dufour regarde ce qui se passe, et il remarque que la jeune fille fait tout avec autant d'adresse que de grâce: cela lui paraît encore fort singulier dans une servante de cabaret.

«Madeleine,» dit Grandpierre au bout d'un moment, «ces messieurs vont à Bréville, chez monsieur le marquis... c'est l'orage qui les a retenus ici.

»—A Bréville,» s'écrie la jeune fille, et pour la première fois elle lève les yeux et les porte sur Victor et son compagnon; une légère rougeur colore ses joues, ses regards se sont animés; mais bientôt cette expression disparaît pour faire place à un sentiment de mélancolie, et Madeleine rebaisse les yeux et soupire en murmurant: «Ah! ces messieurs allaient... chez monsieur le marquis....

»—On dirait que cela l'intéresse,» dit tout bas Dufour à Victor: «Ne trouves-tu pas cela singulier?...—Ah! Dufour, que tu m'ennuies avec tes conjectures!...—C'est qu'il me semble qu'il y a du mystère dans cette maison.... Enfin, pourvu que mes soupçons ne soient pas fondés, c'est tout ce que je demande!... Une vieille femme méchante... deux hommes... qui ont chacun six pieds au moins... et une jeune fille qui ne lève pas les yeux... c'est bien louche... Dis donc, Victor, te rappelles-tu un certain roman traduit de l'anglais de Lowis... Le Moine... Tu as lu le Moine, heim?—Sans doute, après!—Ce roman-la me faisait toujours frissonner. Il y a dedans une scène de voleurs dans une forêt... Heim!... notre situation ressemble un peu à cette scène-là!...—Allons, tu es fou!

»—A table, messieurs,» dit le maître de la maison en se levant: «Nous vous offrons ce que nous avons... On ne se procure pas ce qu'on veut si tard!—Ce sera fort bien, monsieur; en voyage, l'appétit empêche qu'on soit difficile; d'ailleurs votre table est très-bien garnie.»

Victor se place et Dufour s'assied près de lui. Tous les habitants de la maison se mettent à table avec les deux voyageurs. La jeune fille se trouve être en face des étrangers, de temps à autre elle lève les yeux pour les regarder, mais elle les rebaisse bien vite quand elle pense qu'on l'observe.

Des légumes et des œufs composent le souper; Victor y fait honneur; Dufour ne mange de quelque chose qu'après en avoir vu manger à ses hôtes. Madeleine ne prend presque rien, et elle ne parle pas; la vieille murmure après la jeune fille parce qu'elle ne mange pas, après son fils parce qu'il mange trop, et après son mari parce qu'il ne cesse de boire. Dufour remarque tout. Les regards que Madeleine jette à la dérobée sur lui et son ami sont ce qui l'intrigue le plus.

On est encore à table lorsqu'un coup violent retentit sur la porte d'entrée de la maison.

«Voilà du monde qui vous arrive bien tard, dit Victor.—Et par un bien mauvais temps, ajoute Dufour.

»—Oh! je parie que je devine qui c'est,» répond maître Grandpierre en souriant, et il s'écrie aussitôt: «Qui est là?

»—Eh! mordieu! c'est moi!... est-ce que vous allez me laisser à la pluie battante?» répond une voix aigre et brève qui ne semble pas inconnue aux deux voyageurs.

»J'en étais sûr, dit Grandpierre; c'est Jacques!»

Le jeune paysan va ouvrir la porte, et l'homme à la faux entre dans la salle, tenant toujours à la main son instrument de travail. Dufour fait un bond sur sa chaise, puis presse le genou de son voisin, en disant à demi-voix: «C'est l'homme du bois.—Je le vois bien.—Et tu ne trouves pas drôle qu'il nous rejoigne ici?...—Pourquoi donc n'y viendrait-il pas aussi bien que nous?—Tu ne vois pas qu'il nous a envoyés de ce côté, parce qu'il était certain que nous serions forcés d'entrer dans cette habitation; et cette jeune fille qui nous regarde à la dérobée.... je crois qu'elle a envie de nous faire des signes...—C'est qu'elle est amoureuse de toi.—C'est bien. Nous verrons s'il faut toujours rire!»

Après avoir posé sa faux contre la porte, Jacques s'approche de la table. En reconnaissant les deux voyageurs, il laisse échapper les ricanements moqueurs qui lui sont familiers et s'écrie: «Ah!..... messieurs, c'est comme cela que vous allez coucher à Bréville! Je vous avais pourtant mis dans le bon chemin.—Oui, il était gentil votre bon chemin, répond Dufour, nous avons manqué cent fois de nous y casser le nez!

»—Comment, Jacques, tu connais mes hôtes?» dit le maître de la maison, en tendant la main au nouveau-venu.

»—Certainement.... j'ai eu le plaisir de les rencontrer dans le bois... Eh! eh!.... je pourrais même te dire ce que chacun de ces messieurs a dans sa bourse... eh! eh! eh!....

»—Allons, il va recommencer ses mauvaises plaisanteries, dit Dufour: c'était sans doute les deux Grandpierre qu'il attendait dans le bois, et, ne les voyant pas venir, il nous a envoyés chez eux... cela se comprend.

»—Jacques, viens te mettre à table, tu boiras bien un coup avec nous...—Volontiers..... Bonsoir, madame Grandpierre.... bonsoir, Babolein... bonsoir, ma petite Madeleine...»

Jacques a salué la mère et le fils d'un air familier et seulement de la tête, mais, en s'adressant à Madeleine, le paysan a changé de ton, sa voix s'est adoucie, ses manières sont devenues plus polies, et quoiqu'il ait été prendre la main de la jeune fille, il ne l'a pas secouée brusquement, mais a paru la serrer avec affection.

De son côté, Madeleine a regardé Jacques en souriant et lui a dit bonsoir avec amitié, comme on répond à quelqu'un dont la présence nous fait plaisir.

«Te voilà bien tard par ici, Jacques?—Que voulez-vous,.... la journée a été longue chez le père Thomas,... puis j'avais affaire à Samoncey pour de l'ouvrage qu'on m'avait promis, tout ça m'a retenu.... Et c'te pluie qui est arrivée,... je m'sommes dit: au lieu de retourner à Gizy, je coucherons chez Grandpierre;... pas gêné, moi!... je couche où je me trouve.—T'as raison, mon vieux, et nous boirons une chopine de plus!... A vot' santé, messieurs.»

Victor ne se sent plus envie de tenir tête à son hôte; il étend les bras, baille, et propose à son compagnon de monter se coucher.

«Encore un moment,» dit Dufour, et il ajoute à demi-voix: «Qui sait si on n'attend pas notre sommeil pour se débarrasser de nous? Ce Jacques qui est revenu nous joindre ici,... qui va y coucher,.... et cette petite,... vois donc comme elle nous regarde,... et avec quelle expression..... Je t'en prie, Victor, ne t'endors pas!...

»—Eh bien! nous ne disons rien, ma petite Madeleine?» dit Jacques après avoir trinqué avec son ami: «Nous avons l'air bien triste ce soir, mon enfant?...—Est-ce que tu n'en devines pas la raison, répond Grandpierre; Madeleine est comme ça depuis que...»

Le paysan baisse la voix, et continue de parler en s'approchant de l'oreille de Jacques. Dufour, ne pouvant entendre ce que dit son hôte, tâche au moins de lire dans sa physionomie et dans celle de l'homme qui a été leur guide. Les deux amis se parlent quelque temps tout bas, et le peintre s'aperçoit qu'ils portent souvent les yeux sur lui et son compagnon, ce qui lui fait présumer que Victor et lui sont pour quelque chose dans cet entretien mystérieux. Cette pensée cause à Dufour une sensation désagréable; il promène ses regards autour de lui. Victor est assoupi; la vieille femme semble en faire autant; la jeune fille a les yeux baissés, mais une sombre tristesse est empreinte sur ses traits; le grand Babolein, semblable à une statue, a les yeux fixés sur Madeleine, et sa bouche entr'ouverte donne à sa figure, déjà niaise, l'apparence de la stupidité.

Au bout de la table, Grandpierre et Jacques se parlent bas; enfin la lampe placée devant les convives ne répand plus qu'une lumière vacillante qui laisse dans l'obscurité tout le reste de la salle. Le bruit de la pluie, qui fouette les feuilles des arbres, semble ajouter encore à la tristesse de ce tableau.

Un cri de Victor change tout-à-coup la situation des personnages. En s'endormant il se balançait sur sa chaise, il a rouvert les yeux au moment où il se sentait tomber en arrière.

«Qu'est-ce que c'est donc?» dit madame Grandpierre, en se frottant les yeux.

«—Rien: rien, madame,» dit Victor en riant, «je suis fâché de vous avoir effrayée,... mais je m'endormais comme vous, et j'ai manqué de disparaître sous la table... Il me semble que pour dormir nous serons tous mieux dans notre lit... Allons, viens-tu, Dufour?... est-ce que tu n'as pas encore fini de souper?...—Tu es bien pressé, tu ne me laisses pas le temps de manger à mon aise...—A ton aise, mon cher, reste à table si tu veux; moi, je vais prendre du repos. M. Grandpierre, veuillez me faire indiquer notre chambre.»

Victor se lève, Dufour en fait autant en murmurant. Madeleine s'est empressée d'allumer une autre lampe; elle se dispose à conduire les voyageurs, mais Grandpierre l'arrête et lui prend la lumière des mains en disant: «Reste,... je veux moi-même avoir l'honneur de conduire ces messieurs.»

La jeune fille obéit; pourtant elle semble ne le faire qu'à regret. Dufour en fait la remarque, et pousse un profond soupir en suivant son ami.

«Bonne nuit, messieurs,» dit Jacques en saluant les voyageurs avec un air moqueur; «je n'aurai peut-être pas l'honneur de vous revoir,... mais je pense que demain vous n'aurez plus besoin de moi pour trouver le chemin de Bréville!—Je l'espère,» dit Victor. Dufour ne répond rien; il jette encore un regard sur Madeleine. La petite a en ce moment les yeux attachés sur lui et sur Victor avec une expression indéfinissable. Les deux amis suivent leur hôte qui monte l'escalier, et la jeune fille les accompagne des yeux tant qu'elle peut les voir.

Maître Grandpierre marche le premier dans un petit couloir étroit qui aboutit à un autre escalier, lequel donne sur une espèce de palier; là, le maître de la maison entre dans un corridor en disant: «Par ici, messieurs.

»—Où diable va-t-il donc nous reléguer? dit Dufour; cette maison est bien grande pour un cabaret... Comme ce plancher craque sous nos pieds;.... il semble que l'on marche sur des trappes...»

Grandpierre s'arrête, ouvre une porte, et fait entrer les voyageurs dans une chambre assez vaste où l'on a dressé deux lits.

«Voilà votre chambre, messieurs; j'espère qu'ici vous dormirez sans vous éveiller.

»—C'est bien ce que je compte faire, dit Victor.

»—Moi, j'ai le sommeil très-léger, dit Dufour, et je m'éveille à chaque instant dans la nuit;... mais j'ai un livre dans ma poche et je pourrai m'amuser à lire.

»—Lire la nuit,» dit l'hôte en posant la lumière sur une cheminée, «m'est avis, monsieur, que vous ferez mieux de dormir: chaque chose a son temps, et vous devez être fatigué.

»—Je ferai ce qui me fera plaisir;... il me semble que je suis bien le maître....—Oh! c'est juste, à votre aise.... Bonsoir, messieurs.»

L'hôte va s'en aller; mais Dufour, qui a déjà inspecté des yeux leur chambre à coucher, rappelle Grandpierre en lui disant:

«Ah! M. Grandpierre, pardon si je vous retiens encore.... Mais qu'est-ce que c'est donc que cela?»

Dufour désignait une porte placée en face des lits, mais qui, de leur côté, n'offrait ni pêne, ni verroux.

«—Ça?... Eh parbleu! c'est une porte,» dit l'hôte en souriant.—«Je vois bien que c'est une porte, mais comment donc est-elle fermée?—Elle est fermée à clé... Ah! c'est qu'elle se ferme de l'autre côté, mais on ne l'ouvre jamais; c'est une porte qui est condamnée; elle ne servait qu'à gêner,... je ne sais même pas ce qu'on a fait de la clé..... Au reste, messieurs, je pense que vous êtes tranquilles, et que vous n'avez pas peur des voleurs chez moi...

»—Non, sans doute, mon cher hôte.... mais si vous écoutez mon ami, il est si curieux qu'il vous fera sans cesse de nouvelles questions.... il veut tout savoir.... Je suis étonné qu'il ne vous ait pas déjà demandé pourquoi votre maison est dans un bois...

»—Il me semble qu'on n'est pas indiscret pour demander où conduit une porte,» dit Dufour avec humeur; «je suis bien aise de ne pas être dérangé.... quand je lis... et ordinairement les portes d'une chambre se ferment en-dedans, mais il paraît qu'ici ce n'est pas comme partout!...

»—Soyez tranquille, monsieur; personne ne viendra vous déranger. Bonne nuit... je vais rejoindre l'ami Jacques.»

L'hôte quitte la chambre, dont il tire la porte après lui; on entend ses pas lourds faire craquer le plancher du corridor, mais bientôt le bruit s'éloigne et le plus profond silence semble régner dans la maison.

Victor se déshabille et s'apprête à se coucher; Dufour l'arrête en lui disant à demi-voix:

«Est-ce que vraiment tu vas te coucher?—Pourquoi pas?—Tu ne devines donc pas où nous sommes?....—Parbleu! nous sommes dans un cabaret..... au milieu d'un bois.... Nous ne serons pas couchés aussi douillettement que chez de Bréville, mais une nuit est bientôt passée!—Tout cela ne serait rien si nous étions chez des gens honnêtes!... mais j'ai trop de raisons de croire qu'il n'en est pas ainsi... Toi, tu manges, tu bois, tu dors, tu ne remarques rien!—C'est que je n'ai rien vu de remarquable ici.—Mon cher Victor, pour un garçon d'esprit, tu as bien peu de pénétration; nous sommes dans un repaire de brigands, et cette nuit on nous assassinera pour nous voler, parce que ce scélérat de Jacques n'aura pas manqué de dire que tu as douze cents francs sur toi!...—Quelle diable d'idée as-tu là?... Tu ne rêves que voleurs et assassins!... Sais-tu que tu es cruel en voyage. Je ne te conseille pas de te marier, Dufour, car tu rêveras toutes les nuits que tu es cocu!...—Il ne s'agit pas de plaisanter... Tu sais bien que je ne suis pas un poltron; mais je trouve ridicule de se laisser prendre au piége sans pourvoir se défendre...—Et qui te fait donc présumer que nous soyons chez des voleurs?—Tout!... D'abord cette maison au milieu des bois,... ce Grandpierre et son fils, qui ont chacun six pieds de haut,... ces armes que j'ai aperçues derrière la porte,.... ce Jacques qui nous envoie de ce côté, puis qui vient lui-même nous rejoindre dans ce cabaret, quoiqu'il eût dit d'abord avoir affaire au village de Samoncey;... enfin, et c'est là-dessus principalement que nous devons asseoir nos soupçons, la conduite de Madeleine, qui n'est pas servante,... et qui est je ne sais quoi dans la maison... Oh! si tu avais observé cette jeune fille, comme je l'ai fait, tu devinerais bien qu'il se passe ici quelque chose d'extraordinaire... Cette petite est triste, pâle; elle ne lève pas les yeux.... Est-ce là la tournure, l'humeur d'une paysanne?.... A table, quand elle croit que les gens de la maison ne la voient pas, elle nous regarde,... elle nous dévore des yeux;.... c'est le mot.... Pauvre petite! Je suis sûr qu'elle devine le sort qui nous attend et voulait nous sauver, nous prévenir. Au moment où nous allions nous retirer, elle avait bien vite pris la lumière pour nous conduire; mais son maître la lui a arrachée des mains, en lui ordonnant de rester en bas: il avait peur qu'elle ne nous avertît des dangers qui nous menacent. Si tu avais vu cette pauvre enfant nous suivre des yeux quand nous avons quitté la salle... Ah! cette petite n'est pas jolie, c'est vrai: mais dans ce moment je t'assure qu'elle était belle, tant ses yeux avaient d'expression!... Maintenant, examine cette chambre où l'on nous a relégués,... est-ce sombre?... est-ce lugubre?... et cette porte qui ne se ferme pas de notre côté et qu'on peut ouvrir de l'autre quand on veut?... tu conviendras que c'est fort commode.... et que dans aucune auberge tu n'as eu de chambre si mal fermée que celle-ci.»

Victor a écouté Dufour avec attention; quand celui-ci a fini, il se remet à se déshabiller.

«—Comment!... tu veux toujours te coucher?...—Mon cher ami, si nous sommes chez des voleurs, il n'y a plus moyen de nous sauver; si nous sommes chez d'honnêtes gens, tes soupçons n'ont pas le sens commun. Dans l'un ou l'autre cas, il me semble que je ferai toujours aussi bien de me coucher. Quand la mort nous frappe pendant que nous dormons, nous ne faisons que passer d'un sommeil dans un autre.

»—Je ne suis pas pressé de goûter ce sommeil-là. Pourquoi ne pas essayer de nous sauver? nous le pourrions encore peut-être... Voyons cette croisée...»

Dufour ouvre la fenêtre de la chambre; elle donnait sur une arrière-cour de la maison. Mais il faisait noir comme dans un four, il était impossible de mesurer des yeux à quelle distance on était du sol.

«Referme ta fenêtre, mon cher ami, dit Victor; je n'ai pas envie de me casser le cou pour éviter un danger imaginaire. Je ne suis nullement convaincu que nos hôtes soient de malhonnêtes gens.... Ce Grandpierre a au contraire une bonne figure qui respire la franchise....—C'est-à-dire, l'ivrognerie.—Parce que lui et son fils ont six pieds de haut, je ne vois pas que ce soit une raison pour suspecter leur loyauté. Enfin, cette jeune fille t'a fait des signes: si elle te dévorait des yeux, c'est que probablement tu lui as inspiré un doux sentiment... tu auras fait sa conquête,... c'est très-possible; tu n'es pas mal quand tu n'y penses pas...—Victor, tu as bien tort de ne pas me croire!...—J'aime mieux me coucher;.... je te conseille d'en faire autant... Nous avons beaucoup marché aujourd'hui, et tu dois être aussi fatigué que moi... Bonsoir, Dufour.... Demain tu feras des études superbes dans le bois; et, si la petite Madeleine te fait toujours des mines, tu pourras peut-être faire aussi une étude avec elle.»

Victor s'est mis au lit malgré les remontrances de son ami; celui-ci ne sait à quoi se décider. Il se promène dans la chambre, s'arrête, écoute contre la porte du couloir, puis contre celle qui est condamnée. Bientôt Dufour s'aperçoit que son compagnon de voyage est endormi; la vue du repos que goûte Victor lui donne envie de l'imiter: malgré ses inquiétudes, il sent que le sommeil le gagne; mais, avant de se mettre au lit, il veut faire une revue exacte de leur chambre, pour s'assurer s'il n'y a point quelque trappe, ou quelque issue autre que la porte condamnée.

Dufour prend la lampe et commence son inspection: il tâte les murs et regarde sous les meubles; il ne découvre rien de suspect. Arrivé devant la porte, objet de ses craintes, il la pousse, l'examine de bas en haut. Cette porte est vieille, elle a de larges fentes en divers endroits; en regardant ces ouvertures, Dufour croit apercevoir au loin une faible lumière. Il va poser sa lampe dans un autre coin de la chambre, et revient braquer son œil contre une fente de la porte. La lumière augmente, un léger bruit se fait entendre. Dufour est tout oreille, et s'écarquille les yeux pour mieux voir. Le bruit approche; ce sont des pas... deux personnes s'avancent du fond d'un corridor qui est sans doute devant cette porte. L'une de ces personnes éteint une lumière. Dufour reconnaît Madeleine, et à côté d'elle l'homme qui les a guidés dans le bois.

Jacques parle à la jeune fille. Arrivés à quatre pas de la porte, ils s'arrêtent, et Dufour peut les entendre. La jeune fille verse des larmes; l'homme en blouse lui prend la main.

«—Consolez-vous, Madeleine, consolez-vous... les pleurs, ça ne sert à rien. J'sais ben que c'est la grande ressource des femmes!... quand elles ont du chagrin, elles s'en prennent à leurs yeux... Mais, faut pas vous désoler comme ça... on ne sait pas encore ce qui peut arriver!...

»—Ah! mon cher Jacques.... c'est en vain que vous voulez me consoler! je vois bien que c'est fini!... qu'il n'y a plus d'espoir... Je voudrais en vain prendre sur moi et avoir du courage... je m'étais habituée à ma situation... je la supportais sans me plaindre; mais à présent, oh! à présent, je sens que je serai plus malheureuse.

»—Je vous dis que vous êtes un enfant de pleurer.... et pour qui?.... mon Dieu! pour des gens qui n'en valent pas la peine, qui ne méritent pas vos regrets...

»—Oh! le scélérat!.... le gredin! se dit Dufour, c'est de nous qu'il parle, j'en suis sûr, et il trouve que nous ne méritons pas qu'on s'intéresse à notre sort... Hum! brigand! si j'avais un pistolet, comme je t'ajusterais par le trou de cette porte!»

Au bout d'un moment et après avoir essuyé ses yeux, la jeune fille reprend:

«Vous trouvez qu'ils ne méritent pas l'intérêt que je leur porte..... Ah! Jacques!.... vous ne pouvez penser comme moi, vous; vous ne pouvez sentir ce que j'éprouve pour eux... j'espérais que cela tournerait autrement... je vois bien qu'il faut renoncer à cet avenir dont je m'étais flattée. Mais rester ici... ce Babolein... madame Grandpierre... Hélas! je suis bien tourmentée!...

»—Oui, oui, je vous comprends!... Pauvre Madeleine! cela ne devrait pas être ainsi... Plus que tout autre, je dois vous plaindre, moi!...—Vous, Jacques?...—Oui, moi... mais ça ne vous servira pas de grand'chose,... malheureusement!... Allez vous reposer, Madeleine; allez, et je vous le répète, ne versez plus de larmes pour des gens qui n'en valent pas la peine.—C'est bien aisé à dire cela, mais je n'ai pas appris à commander à mon cœur!»

Jacques serre la main de la jeune fille et s'en retourne par le corridor; Madeleine ouvre une porte, disparaît, et la lumière disparaît avec elle.

«Ce que j'ai entendu me semble assez clair,» se dit Dufour en quittant la fente de la porte... «Cette jeune fille s'intéresse vivement à nous: elle voudrait nous sauver, et se désole parce qu'elle voit que c'est impossible.... Ce misérable Jacques nous tuera avec sa faux.... comme des coquelicots!.... Ah! si Victor avait entendu cette conversation! mais il dort comme s'il était chez lui... Que faire?... si j'appelais Madeleine... les autres m'entendraient aussi, et ils accourraient plus vite! Je ne me suis jamais trouvé dans une pareille situation.»

Dufour se remet à marcher dans la chambre, à écouter aux portes; mais il n'entend plus rien. La fatigue l'emporte bientôt sur l'inquiétude, ses yeux se ferment malgré lui. Il se décide à se coucher et à attendre, comme Victor, les évènements. Il place en soupirant sa montre sur la table de nuit; mais bientôt, ne l'y croyant pas en sûreté, il la fourre sous son traversin et pose sa tête dessus en se disant: «On ne l'aura qu'avec ma vie!... Je crois que j'aimerais mieux mourir que d'être volé!... dépouillé!... Qu'ils y viennent!... Je n'ai pas d'armes... mais le courage en tient lieu.... Tout m'en servira d'ailleurs.... tout jusqu'à... Ma foi, oui... cela peut donner un bon coup et étourdir un homme... Cachons-le aussi.»

Et Dufour, prenant le vase de nuit, le met dans la ruelle de son lit, entre la paillasse et le matelas. Après avoir pris toutes ces précautions, l'artiste se recouche. Il a d'abord le projet de rester éveillé; mais ne pouvant long-temps combattre le sommeil, il prend le parti de s'en remettre à la Providence du soin d'écarter les dangers qui l'environnent, et la Providence l'endort... C'est ordinairement ce qu'elle fait de mieux pour le bonheur des humains.

FIN DU PREMIER VOLUME.


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