Madeleine
MADELEINE.
TOME TROISIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
Un Aveu.
En amour, lorsqu'on a commencé, il faut que l'on finisse, dût cette fin ne pas être aussi heureuse qu'on l'espérait; mais après ces demi-aveux, ces regards brûlans, ces pressions de mains et tout ce que la passion nous fait inventer pour nous faire comprendre de l'objet que nous aimons, nous ne vivons pas que nous n'ayons obtenu, ou que le hasard ne nous ait fait avoir un tête-à-tête, dans lequel nous voulons savoir à quoi nous en tenir, ou du moins ce qu'il nous est permis d'espérer.
Et cependant, cette attente du bonheur, cet espoir que l'on tremble de voir s'évanouir, cet amour qui ne se prouve encore que par mille bagatelles qui ne seraient rien pour d'autres que des amans; enfin, cet embarras, ce trouble que l'on ressent alors en présence de l'objet aimé, c'est, dit-on, l'état le plus doux de l'amour... Pourquoi donc est-on si pressé de le faire cesser?... pour en venir à une fin qui trop souvent n'amène que l'ennui, l'indifférence et l'inconstance... Ce sont surtout les dames qui disent cela, en se plaignant de ce que les hommes ne sont jamais contens, de ce qu'ils sont trop exigeans. Moi, je répondrai à ces dames: «Convenez que vous éprouveriez au fond du cœur quelque dépit, si votre amant ne vous demandait jamais à en venir à cette fin, et que vous prendriez de lui une singulière opinion.»
Après la soirée de loto chez madame Montrésor, Victor brûle de voir Ernestine, mais de la voir seule, pour lui dire tout l'amour qu'il ressent pour elle; lors même que cette déclaration devrait fâcher madame de Noirmont, il est décidé à la lui faire; mais il a bien quelques motifs pour espérer que du moins on lui pardonnera.
Ce n'est guère qu'au jardin que Victor peut trouver l'occasion, qu'il cherche aussi, dès le matin, il va parcourir les allées, les bosquets; il passe là toute la journée, et revient à la maison de fort mauvaise humeur, parce que madame de Noirmont ne quitte pas sa chambre ou le salon dans lequel est son mari.
Depuis la soirée chez les Montrésor, Ernestine craint de se trouver seule avec Victor. Le jeune homme remarque cette conduite; il devient triste, rêveur. Le soir, quand tout le monde est au salon, il se met dans un coin d'où il ne bouge pas, et Dufour lui dit: «Victor, décidément tu veux copier M. Pomard? tu restes des demi-heures les yeux fixés sur une corniche!... tu n'as jamais posé comme ça quand j'ai fait ton portrait.»
Madame de Noirmont s'aperçoit de la tristesse de Victor, mais elle n'a pas l'air de la remarquer. Madeleine, qui croit deviner la cause de la mélancolie du jeune homme, le regarde souvent avec tendresse; mais Victor ne voit pas ces regards-là, il ne fait attention ni au trouble, ni à la rougeur de la jeune fille quand elle est près de lui; il n'entend jamais ses soupirs, et ne la rencontre point dans les jardins, parce qu'il n'y cherche qu'Ernestine.
«Madame ne va plus se promener au jardin?» dit un soir Victor en s'approchant d'Ernestine.—«Mais... pardonnez-moi... n'y allons-nous pas tous les soirs?...—Ah! oui... avec tout le monde... comme c'est amusant! et vous n'y venez plus le matin?—Je n'ai guère le temps...—Vous l'aviez autrefois?...»
Ernestine ne répond pas; elle tient toujours ses yeux sur son ouvrage.
«—Cet ouvrage vous occupe donc bien, madame, que vous ne puissiez pas regarder un moment ailleurs....—Mais, monsieur, si je regardais ailleurs... je ne pourrais conduire mon aiguille.—Ah! c'est juste, madame, et puis je ne vaux certainement pas la peine que vous leviez les yeux.»
Victor s'éloigne en froissant dans ses mains un journal qu'il avait eu l'air de lire. Et M. de Noirmont s'écrie: «Eh bien! M. Dalmer... qu'est-ce que vous faites donc? vous déchirez mon Constitutionnel.—Ah! pardon, monsieur, c'est que je pensais...
»—Quand je vous le disais! s'écrie Dufour, il est devenu le second volume de M. Pomard.»
Le peintre ajoute à l'oreille de son ami: «Je sais bien à qui tu penses... Et cette pauvre Madeleine qui ne fait que soupirer, parce qu'Armand ne revient pas... Hein!... qu'est-ce que je t'avais dit?—C'est possible.—Je vais toujours faire le portrait de M. de Noirmont en chasseur, et, pendant les séances, je me ferai donner des renseignemens sur mademoiselle Clara Pomard... Je n'ai pas encore d'intentions... mais on ne sait pas.»
M. de Noirmont a consenti à se laisser peindre en pied et revêtu de son équipement de chasse; Dufour veut mettre tous ses soins à ce portrait, d'abord pour sa gloire, ensuite parce qu'on est bien aise de faire quelque chose d'agréable pour des personnes chez qui l'on demeure.
Les séances commencent après le déjeuner; Dufour les prolonge quelquefois jusqu'au dîner, dans le but de rendre son ouvrage plus parfait, et parce qu'il bavarde la moitié du temps au lieu de s'occuper de son modèle. Pendant que M. de Noirmont pose et cause avec Dufour, on aurait bien tout le temps de reprendre ces jolies promenades dans la campagne qui plaisaient tant à Madeleine; mais Ernestine n'en parle pas, et Victor ne le propose plus. La jeune fille se désole et ne conçoit rien à la conduite de madame de Noirmont et à l'humeur de Victor.
Il en coûtait pourtant beaucoup à Ernestine pour agir ainsi; la soirée du loto n'était pas oubliée: c'est parce qu'elle avait eu trop de charmes, que la jeune femme avait ouvert les yeux sur d'autres dangers, et sentit qu'il était temps de les éviter.
Mais on ne peut pas toujours être sur ses gardes, et puis il y a des momens où l'on se croit bien forte, où l'on rit d'un danger que l'on se dit n'être peut-être qu'imaginaire, et puis.... et c'est là ordinairement le motif déterminant. M. Dalmer n'est plus aussi triste; il a l'air d'avoir pris son parti, de ne plus chercher à se rapprocher d'Ernestine, enfin de ne plus s'occuper d'elle, et une femme ne veut pas que l'on se dérobe à son empire; car la plus sage est bien aise qu'on soupire pour elle, alors même qu'elle ne veut pas répondre à ces soupirs-là.
Toutes ces raisons déterminent un matin Ernestine à quitter le salon et à s'enfoncer dans les belles allées du jardin. Elle s'y promène depuis quelque temps, et ne rencontre personne; elle s'étonne, se dépite de cette solitude: elle a emporté son ouvrage, elle s'assied sous un bosquet et veut travailler; mais au moindre bruit des feuilles, elle lève la tête et regarde autour d'elle; enfin Victor paraît; alors on reporte bien vite les yeux sur son aiguille, et l'on feint d'être très-occupée de ce qu'on fait, si bien que Victor s'assied près d'Ernestine avant qu'on ait eu l'air de l'apercevoir.
«—Comment! c'est vous, madame!... vous, qui travaillez dans le jardin!—Sans doute, monsieur; pourquoi pas?—C'est si extraordinaire de vous voir quitter le salon... à moins d'être bien accompagnée!...—J'avais mal à la tête ce matin... J'ai voulu prendre l'air.—Voilà un mal de tête qui est bien heureux pour moi, puisqu'il me procure l'occasion de vous voir un moment sans que des yeux importuns soient braqués sur nous.—Je ne vois pas en quoi ces yeux-là peuvent vous gêner...—Vous ne voyez rien, vous, madame!—Est-ce un compliment cela, monsieur?—Je ne sais pas faire de complimens... je ne sais que dire ce que j'éprouve.—Et peut-être aussi ce que vous n'éprouvez pas.—Eh! mon Dieu!... pourquoi donc mentir quand on n'y est pas obligé!... Par exemple, madame, si je vous disais que je vous aime, que je vous adore, que je ne pense qu'à vous, certainement je ne mentirais pas.»
Victor a dit tout cela avec tant de feu qu'il n'y a pas eu moyen de l'arrêter. Ernestine regarde encore plus attentivement son ouvrage, afin de cacher son émotion. Elle se contente de répondre d'un ton qu'elle croit rendre sévère: «Mais, monsieur, est-ce qu'on doit dire de ces choses-là à quelqu'un qui n'est pas libre?.... c'est très-mal ce que vous faites là!—Eh! madame, fait-on toujours ce qu'on-devrait!... Le monde serait trop parfait si l'on n'agissait que d'après son devoir.... Pourquoi avons-nous des passions qui parlent plus haut que notre raison?.... pourquoi rencontrons-nous, quelqu'un qui nous inspire un sentiment invincible.... insurmontable?...—Oh! oui, comme tous ceux que les hommes éprouvent!...—Non, madame, c'est de l'amour que vous inspirez,... ce n'est point un sentiment frivole, léger... Ah! je n'avais jamais ressenti tout ce que j'éprouve près de vous!...—Combien de fois avez-vous déjà dit cela à d'autres, monsieur?—Que vous êtes cruelle!.... je n'ai jamais dit cela à d'autres, parce que je ne l'avais pas encore éprouvé.... Cela vous fait rire?... vous êtes bien heureuse de rire des tourmens que vous causez!...—Je crois qu'ils seront vite guéris.—Mais enfin, madame, si je ne vous aimais pas, qui me forcerait à vous dire que je vous aime,... lorsque je vois bien que vous ne pensez pas à moi! que vous ne pouvez pas me souffrir!... car, Dieu merci! vous me le faites assez voir. Depuis notre soirée chez madame Montrésor,... où je me suis permis de vous serrer la main, vous ne sortez plus de votre salon,... vous ne m'accordez pas un instant de tête-à-tête.—A quoi cela vous avancerait-il?... vous ne pensez pas sans doute, monsieur, que j'oublierai mes devoirs,... que je vous donnerai des espérances?—Mon Dieu, madame, je ne pense rien! je n'espère rien! mais je vous aime parce que... je vous aime; je ne crois pas que ce sentiment puisse se commander ni finir à volonté... Est-ce donc ma faute si vous m'inspirez de l'amour? A coup sûr je ne me suis pas dit: je veux aimer cette dame-là,... cela est venu.... sans que je sache comment.... et pourtant il me semble que je vous ai aimée du premier moment où je vous ai vue,... du moins vous m'avez plu sur-le-champ... Je crois qu'il y a quelque chose qui nous entraîne vers les personnes auxquelles nous devons offrir notre cœur.—Vous avez dû éprouver souvent cet entraînement?... je sais,... par mon frère, qu'à Paris vous n'étiez pas cité pour votre sagesse.—Oh! je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis:... d'abord je suis très-franc!... oui, madame, très-franc! même avec les dames auxquelles je fais la cour. Je n'ai jamais pu dire: je vous aime, à une femme pour qui je n'éprouvais qu'une caprice, ni fait serment d'être fidèle pour la vie, lorsque j'avais affaire à une coquette. Mais vous, madame, vous,... ah! quelle différence!... j'aurais été si heureux si vous m'aviez seulement aimé... un peu!...
»—Quand une femme, trop faible, ne peut résister à une passion qu'elle devrait combattre, je crois qu'elle n'est pas maîtresse de n'aimer qu'un peu; elle doit aimer beaucoup au contraire... et c'est sa punition.—Sa punition!.... pourquoi?—Parce que bientôt elle aime seule..... Alors que lui reste-t-il? un amour qui fait son supplice, et des remords que rien ne peut adoucir.—Ah! madame, pouvez-vous penser qu'on cesserait de vous aimer...—Pourquoi serais-je privilégiée; je n'ai pas assez d'amour-propre pour le croire; je me connais et je ne me trouve pas assez jolie pour inspirer une passion éternelle... Je ne vois même rien en moi qui doive charmer quelqu'un habitué à n'offrir ses hommages qu'à la beauté. Aussi, quand on me fait une déclaration d'amour, je suis toujours tentée de croire que l'on se moque de moi.—Vous vous jugez bien mal, madame.—Non je ne me trouve nullement belle.—Croyez-vous donc que pour plaire il faille avoir des traits bien réguliers et dignes de servir de modèle. C'est la physionomie qui fait tout... du moins à mon goût. Sans doute il ne faut pas que cette physionomie s'allie à des traits désagréables; mais, lorsqu'on trouve dans l'ensemble, dans les yeux de quelqu'un ce je ne sais quoi qui nous plaît, qui nous captive, ah! madame, on ne s'occupe pas alors à détailler tous ses traits pour voir ce qu'il peut y manquer. On aime déjà, et la personne qui nous plaît est pour nous la plus jolie....—C'est possible,... mais....—Mais....—Une femme honnête ne doit aimer que son mari.—Je sais qu'on doit aimer son mari.... Certainement je trouve cela très-bien!... mais quelquefois,... quand il y a une différence d'âge,... d'humeur.... On ne se marie pas toujours par amour.—Ce ne serait pas encore une raison pour manquer à ses devoirs....»
Victor ne répond rien. Il se contente de soupirer; puis avec une petite baguette, de tracer des ronds sur le sable. Ernestine travaille avec beaucoup d'ardeur et sans lever les yeux. Ils gardent long-temps le silence, ne se regardant ni l'un ni l'autre; c'est Ernestine qui le rompt la première:
«Je crois qu'il est temps que mon frère revienne.—Pourquoi cela, madame? Parce que la société de mon mari et la mienne ne doivent pas suffire pour vous retenir ici; et je conviens que nos voisins ne sont pas non plus bien récréatifs.—Moi, madame, je crois plutôt que vous me dites cela parce que mon séjour ici vous ennuie, et que vous désirez que je parte. Eh bien, vous serez satisfaite.... Je n'ai pas même besoin d'attendre Dufour, je le laisserai faire le portrait de M. de Noirmont, je partirai demain, je vous débarrasserai de ma présence....
«—En vérité, monsieur, vous avez l'esprit bien mal fait,... vous prenez de travers tout ce qu'on vous dit.... Si je suppose que vous pouvez vous ennuyer avec nous, c'est parce que je le crains.... Vous ai-je jamais témoigné que votre présence ne me fût pas agréable....
«—Mais aussi, madame, comment pouvez-vous supposer que je m'ennuie avec vous... avec vous!... que je voudrais ne pas quitter un moment, car je n'ose penser qu'il faudra vous quitter,... ne plus vous voir.... Non, je ne puis me faire à cette idée; il me semble que maintenant nous devons toujours être ensemble:... on est si bien près de vous....»
Et Victor s'est rapproché d'Ernestine, et il a doucement passé son bras sous le sien.
«—Prenez garde, monsieur,... vous allez me faire piquer....—Mon Dieu! madame, cet ouvrage est donc bien pressé que vous ne pouvez pas le laisser.—Quelle nécessité de le quitter;... on peut bien causer en travaillant.—Mais on ne peut pas seulement apercevoir vos yeux... vos yeux... que j'aime tant;... vous seriez donc bien fâchée de les lever un moment....»
Ernestine ne répond pas, mais elle cesse de regarder son aiguille, car enfin ce n'est pas un grand mal de laisser voir ses yeux. Cependant ceux de Victor ont une expression si tendre qu'elle en est toute troublée; elle roule son ouvrage en disant: «Je vais rentrer.—Quoi! déjà?...—Mais il y a long-temps que je suis là.—Vous trouvez qu'il y a long-temps, et moi il me semble qu'il n'y a qu'une minute....—J'aurais peut-être mieux fait de ne pas y venir du tout.—Vous avez même du regret de m'avoir procuré ce moment de bonheur.... Vous êtes fâchée de ce que j'ai osé vous dire!...—A quoi tout cela vous avancera-t-il?... Si votre amour était vrai, il ne vous causerait que des peines; vous voyez bien qu'il vaut mieux que tout cela ne soit qu'une plaisanterie.—Ah! madame!... si vous ressentiez l'amour comme moi, vous ne diriez pas cela. Je trouve que l'état le plus triste au monde est l'indifférence.... Quand le cœur n'a aucun attachement bien vif, rien ne nous occupe, ne nous émeut,... tout nous ennuie, tout nous est égal; qu'on nous propose une promenade, une partie de plaisir, nous acceptons tout avec le même calme!... Nous n'avons rien à y chercher, rien à y désirer; nous aurons les mêmes sensations aujourd'hui que demain, nous vivrons le lendemain comme la veille;... mais est-ce là vivre!... est-ce là exister!... Que l'amour s'empare de notre cœur, et tout change autour de nous; tout prend à nos yeux un nouvel intérêt; dans les occupations les plus ordinaires de la vie, nous trouvons du plaisir, parce que nous pouvons y mêler la pensée de notre amour, l'image de l'objet adoré. S'il est avec nous, le temps s'écoulera plus vite; si nous l'attendons, nous comptons les minutes; s'il est absent nous pensons à lui, nous voulons deviner ce qu'il fait. L'ennui n'atteint jamais un cœur bien épris. Enfin, si notre amour nous cause des peines, eh bien! ces peines même ont un charme qu'on ne voudrait pas changer contre l'indifférence; non, madame, quand on aime bien et qu'on est aimé, on n'est jamais entièrement malheureux. Ah! vous ne comprenez pas cela, vous, parce que vous avez une ame froide, insensible....»
Ernestine ne paraissait cependant ni froide, ni insensible en ce moment; elle était émue, oppressée; elle avait de la peine à cacher son trouble. Victor le voyait bien, mais il était trop adroit pour avoir l'air de s'en apercevoir. Enfin madame de Noirmont fait un mouvement pour se lever, Victor la retient:
«—De grâce, encore un instant!... j'ai si rarement le bonheur d'être seul avec vous....—Non, j'ai déjà eu tort de vous écouter.—Comment! je ne pourrai pas même vous parler de mes peines... à vous qui les causez.—Vous me dites des choses que je ne devrais pas entendre. Encore une fois, monsieur, si j'avais la faiblesse de vous croire,... de vous aimer,... à quoi cela nous mènerait-il?—Mais à tout, si vous vouliez.—Non, monsieur,.... lors même que je... que j'aurais de l'amitié pour vous,... je n'oublierais jamais ce que je me dois,... non, jamais!...»
En disant ces mots, Ernestine dégage sa main de celle de Victor, et s'éloigne précipitamment en le laissant sous le bosquet.
«Elle a dit: Jamais!» murmure Victor en regardant la jeune femme s'enfuir du côté de la maison.
Et cependant Victor ne semble pas mécontent de l'entretien qu'il vient d'avoir; il regagne le salon d'un air plus satisfait: c'est que probablement il avait vu le Trésor supposé, et se rappelait cette phrase de M. Géronte: Il ne faut jamais dire jamais: qui est-ce qui peut répondre de l'avenir?
CHAPITRE II.
Comment cela finit.
Ernestine avait raison: c'était déjà trop que d'écouter. On dit que l'oreille est le chemin du cœur, et quand le cœur est bien disposé par les yeux, ce chemin doit se faire vite. Ces pauvres femmes, on les blâme quand elles succombent! Mais que l'on se mette donc à leur place, qu'on se figure quelqu'un qui n'aurait pour ordinaire à sa table que le pot-au-feu!... Le bouillon, fût-il excellent, la viande bien choisie, comment ne sera-t-il pas tenté à l'aspect d'un nouveau plat bien friand, bien apprêté, et assaisonné de tout ce qui peut flatter le goût et l'odorat. Je ne veux pas dire cependant que tous les maris ne soient que des pot-au-feu!... il y en a qui savent être aimables et parler encore d'amour à leur femme. Il y en a, mais... apparent rari nantes in gurgite vasto! (Je suis certain que les dames traduiront sans savoir le latin.)
Dufour continue le portrait de M. de Noirmont; il y met le temps, parce qu'il prétend faire un chef-d'œuvre, et pendant les séances son modèle cause avec lui de la famille Pomard. Tandis que son mari pose, Ernestine a bien le loisir d'aller prendre l'air ou travailler dans le jardin; mais elle s'y rend accompagnée de Madeleine, afin d'éviter les tête-à-tête, car elle s'est promis de ne plus en accorder à Victor.
Ce n'était pas avec Madeleine que madame de Noirmont pouvait se distraire et chasser les pensées qui l'occupaient: la jeune fille ne parlait que de Victor; elle répétait ce qu'il avait dit, se rappelait ce qu'il avait fait, s'amusait à faire son portrait en le comparant aux autres personnes qui venaient à Bréville, et finissait toujours en disant: «N'est-ce pas, ma bonne amie, que c'est le mieux et le plus aimable de tous les messieurs qui viennent ici?
«—En vérité,» dit un matin Ernestine avec un mouvement d'impatience, «tu es ennuyeuse, Madeleine, tu parles toujours de M. Dalmer!... tu ne sais pas me dire autre chose.»
Madeleine rougit en répondant: «Je ne croyais pas mal faire... je causais de ce monsieur... il faut bien causer... je voulais vous distraire, car il me semble que vous êtes rêveuse depuis quelque temps;... tout le monde change ici.... C'est comme M. Victor! il a des jours où il est si singulier.... Oh! mais je ne parlerai plus de lui, puisque cela vous fâche.
«—Cela ne me fâche pas... Mais c'est que si ce monsieur nous entendait, par hasard, il croirait qu'on ne s'occupe que de lui... et il aurait bien tort....»
Madeleine pousse un gros soupir auquel Ernestine ne fait pas attention, parce qu'elle tâche alors d'étouffer les siens. Au bout d'un moment, Madeleine dit: «Le portrait de M. de Noirmont doit être avancé... je n'ai pas encore osé demander à le regarder: est-il bien ressemblant?
«—Mais... oui... je crois qu'il ressemblera... M. Dufour y met beaucoup de soins; et quoique ce ne soit pas son genre et que M. Victor le plaisante un peu, je pense qu'il sera bien!
«—Fera-t-il votre portrait, à vous, ma bonne amie?—Oh! pourquoi.... Cependant mon mari le désire... et M. Victor assure que je ferais de la peine à M. Dufour en n'acceptant pas....—Ce doit être bien agréable d'avoir le portrait de quelqu'un qu'on aime!—Oui!... c'est une consolation quand on ne se voit plus... car on se quitte quelquefois.... Comme mon frère tarde à revenir!... il ne peut s'arracher de son maudit Paris!... Je crains que ces messieurs ne s'ennuient ici.... M. Dalmer, qui n'aime pas la chasse, ne doit guère s'amuser à être tous les soirs au billard ou devant un échiquier avec M. de Noirmont.... Je suis sûre que c'est par complaisance qu'il joue... il fait tout ce qu'on veut!...—Mais il vous vient quelquefois du monde....—Des gens bien amusants!... madame Montrésor et son mari, qu'elle n'ose pas quitter, de peur qu'on ne le lui enlève.... Pauvre dame!... qu'elle se rassure!... on ne pense pas à son Chéri.... Les Pomard!... La sœur rit toujours; c'en est ridicule.... M. Victor ne doit pas trouver beaucoup d'agrément dans leur société, lui habitué aux plaisirs, aux belles réunions de Paris... car à Paris, je sais qu'il va beaucoup dans le monde, qu'il court les bals, les spectacles.... A son âge... c'est naturel....—On a donc beaucoup de plaisirs à Paris, ma bonne amie?—Sans doute... et lorsqu'on est aimable.... Il y a des femmes si coquettes à Paris!...—Ah! il y a des femmes coquettes!... Est-ce qu'il en connaît?...—Je ne le lui ai pas demandé.... Est-ce que M. Dalmer a des comptes à me rendre!—Oh!... je ne dis pas cela... mais quelquefois en causant....—Vous voyez bien que M. Dalmer ne se soucie plus de causer avec nous... il ne vient plus s'asseoir ici lorsque nous y travaillons.—C'est vrai.... Pourquoi donc cela, ma bonne amie?... est-ce qu'il est fâché?—Fâché!... et de quoi donc!... Au reste, je ne sais ce qu'il a... mais cela m'est bien indifférent, et vous savez, Madeleine, que je vous ai priée de ne pas toujours me parler de ce monsieur.—Oh! oui, ma bonne amie, je vous obéirai.»
Et Madeleine ne trouve plus l'obéissance si pénible, parce qu'elle s'aperçoit que lorsqu'elle ne parle plus de Victor, Ernestine se charge de la remplacer.
Si Victor ne vient pas près d'Ernestine lorsqu'elle a du monde avec elle, il sait fort bien la rencontrer quand elle est seule, soit dans une chambre qu'elle traverse, soit dans une allée du jardin et, lorsqu'on demeure sous le même toit, il est impossible que de telles occasions ne se présentent pas fréquemment. A la vérité, ces tête-à-tête sont bien courts, quelquefois on n'a pas le temps d'échanger deux phrases; mais Victor a pris l'habitude de saisir et de presser une main qu'on n'a pas la force de lui refuser. Une autre fois, il prend, il serre dans ses bras une taille élégante; on se défend, on le prie de finir; il ne finit jamais que lorsqu'il entend du monde; bientôt il effleure de ses lèvres des joues brûlantes. «Monsieur, je me fâcherai, je me fâcherai très-sérieusement!» dit Ernestine fort émue.
Victor semble confus, désolé, mais il recommence à la première rencontre; ensuite, poussant plus loin l'audace, c'est sur les lèvres d'Ernestine qu'il appuie ses lèvres de feu.
«C'est affreux!... c'est indigne!...» s'écrie la jeune femme en se débattant, et elle s'éloigne d'un air bien courroucé. Mais voyez cependant le pouvoir de l'attraction: le lendemain, Ernestine trouve mille occasions pour aller et venir seule dans la maison, sans doute afin de gronder encore le jeune homme qui se permet de l'embrasser.
Ces rencontres, ces larcins, ces momens de bonheur ne font qu'augmenter les désirs d'un amant. Victor prie, supplie Ernestine de lui accorder un instant de tête-à-tête, en jurant qu'il sera sage. On ne se fie pas à sa promesse et on a raison. «Je ne veux plus me trouver seule avec vous, dit Ernestine, j'ai déjà eu tort de vous écouter une fois.»
Dire cela, c'est presqu'avouer qu'on partage le sentiment que l'on inspire. En effet, madame de Noirmont ne se sent plus la même; toujours plongée dans une tendre rêverie, distraite devant le monde, ou tout occupée d'y écouter une seule personne, elle soupire, rougit, se trouble pour un rien. Souvent elle se gronde elle-même en se répétant: «Je me rendrai malheureuse!» Et pourtant cette nouvelle situation n'est pas sans charme. Elle sent déjà la justesse de ce que lui a dit Victor: elle ne s'ennuie plus.
Le portrait de M. de Noirmont est achevé. Dufour le trouve effrayant de ressemblance, M. de Noirmont en est assez content, parce que, dans le lointain du paysage, on aperçoit un chevreuil qui expire frappé d'une balle au milieu du front.
«J'ai voulu prouver, dit le peintre, que l'original du portrait est un adroit chasseur. Certes, il est difficile de mieux viser.... Monsieur de Noirmont, je vous en prie, engagez tous vos voisins à venir voir votre portrait; je serai bien aise de recueillir les avis de chacun.»
Pour faire plaisir à Dufour, M. de Noirmont fait savoir à ses voisins que son portrait est terminé, et une après-dînée on voit arriver à Bréville M. et madame Montrésor, les Pomard, et madame Bonnifoux, avec son garde-vue, ses lunettes, et sa belle boîte de loto sous le bras.
«Nous venons voir le portrait de M. de Noirmont et passer la soirée avec vous, dit madame Montrésor. Madame Bonnifoux a cédé à nos instances, elle nous a accompagnés. Elle craignait d'être indiscrète... mais, à la campagne et entre voisins....
«—Madame nous fait le plus grand plaisir,» dit Ernestine, en réprimant le sourire que lui inspire la vue de la boîte de loto.
«Je n'attendais pas moins de votre part, madame,» répond madame Bonnifoux en faisant une large révérence. «C'est si agréable de se réunir le soir, de faire la partie!... Vous voyez que je suis de précaution.... Vous n'avez peut-être pas de loto? j'ai apporté le mien.... Les numéros sont très-bien faits!...
«—Je voudrais bien savoir si elle a apporté aussi bonne amie, dit tout bas Dufour.
«—Par exemple,» dit M. de Noirmont, à Victor, «ceci passe la permission, et certainement j'userai de la liberté de la campagne pour ne pas assister à la partie de loto! J'en ai assez; je me souviens de la dernière.
«—Mais il me semble que l'on est venu pour votre portrait, dit Dufour.—Oui, mais on ne passera pas la soirée à regarder votre ouvrage, et moi je ne me sens pas le courage de faire la poule avec madame Bonnifoux.»
M. de Noirmont prévient sa femme qu'il va se promener et rentrera se coucher pendant qu'elle tiendra compagnie à la société, puis prétextant une affaire qui le force à se rendre à Laon le soir même, l'époux d'Ernestine fait ses adieux et laisse la société.
«M. de Noirmont a affaire ce soir... c'est bien dommage! dit madame Montrésor.—Oui, dit madame Bonnifoux, et ce sera une personne de moins pour jouer.... Mais il reviendra sans doute de bonne heure?—Non, madame, répond Ernestine, mon mari doit coucher à Laon.
«—J'aurais bien été avec M. de Noirmont, dit Chéri; j'ai aussi besoin de voir quelqu'un à Laon.—C'est bien!... c'est bien!... vous irez quand j'irai, dit madame Montrésor. Qu'est-ce que c'est donc que ces idées vagabondes qui vous prennent maintenant!...
«—Mon avant-dernière cuisinière était de Laon, dit madame Bonnifoux; elle faisait le riz au lait comme un ange, mais elle le commençait la veille, parce qu'il fallait qu'il fût si bien crevé!...
«—Il me semble que l'on désire voir le portrait de M. de Noirmont? dit Dufour.
«—Oui, certainement, répond M. Pomard; je me connais un peu en peinture, je me permettrai de vous dire mon avis.
«—C'est bien ce que j'espère.... Oh! je ne suis pas de ces peintres qui ne veulent pas endurer le moindre conseil, la plus légère critique; je désire que l'on soit franc avec moi, et je ne suis pas fâché que M. de Noirmont soit absent, parce que sa présence aurait peut-être gêné pour les observations que l'on voudrait me faire sur son portrait.»
Ernestine conduit la société dans la pièce où est placé le portrait de son mari. Dufour regarde tout le monde, pour voir l'effet que produit son ouvrage; il trouve déjà étonnant que l'on ne pousse pas des exclamations de plaisir à sa vue; il devient violet lorsque madame Bonnifoux s'écrie: «Est-ce que c'est ce monsieur-là?
«—La question m'étonne, madame, dit le peintre; je croyais qu'il ne pouvait pas y avoir doute,... et qu'il suffisait d'avoir vu M. de Noirmont une fois pour le reconnaître.—Oh! oui, monsieur!... aussi je le reconnais parfaitement à présent qu'on m'a dit que c'était lui.... Oh! il est fort ressemblant... c'est un bien bel homme!... mais pourquoi lui avez-vous fait tenir dans la main un fusil?... Je n'aime pas les fusils.—Il me semble, madame, que c'est ce qui convenait à un chasseur.... Je ne pouvais pas lui faire tenir un carton de loto.—C'est juste; mais ce fusil me fait peur....
«—Je suis sûr qu'elle aurait voulu lui voir tenir une seringue,» dit Dufour à l'oreille de Victor.
«—Je trouve le portrait fort bien, mais un peu âgé, dit madame Montrésor.
«—Agé!... Vous trouvez que j'ai fait M. de Noirmont trop âgé? s'écrie Dufour.—Oui, un peu...—Ah! madame!... c'est-à-dire que je l'ai plutôt fait trop jeune!... C'est que vous le voyez dans un mauvais jour.... Placez-vous là.... Par exemple!... s'il est trop âgé....
«—Je lui trouve le nez un peu long, dit mademoiselle Clara.—Oh! mademoiselle, c'est que M. de Noirmont a le nez très-fort.... J'ai même un peu adouci... parce qu'en peinture il faut toujours adoucir; mais, certainement, c'est bien son nez;... c'est-à-dire que c'est comme si on le lui avait arraché et collé là....
«—Est-ce que son bras gauche ne vous semble pas un peu court? dit Chéri.
«—Son bras gauche court!... Est-ce que vous ne voyez pas que l'avant-bras est en raccourci?—Si fait; mais,... malgré cela....—Oh! monsieur Montrésor, je crois que vous ne vous connaissez guère en raccourci, car vous ne m'auriez pas fait cette observation-là....
«—Non, non, Chéri, tu ne te connais pas en raccourci;... tu ne dois pas t'y connaître!» s'écrie madame Montrésor, tandis que Chéri murmure toujours: «C'est égal, le bras me semble un peu court.»
M. Pomard n'avait encore rien dit; mais, depuis son entrée dans la chambre, il était immobile devant le portrait. L'artiste, qui pense que cette immobilité ne peut provenir que de l'admiration, s'approche enfin de M. Pomard et lui dit: «Eh bien!... il me paraît que vous êtes content?... Ça me fait plaisir, parce que vous êtes connaisseur.
«—Je pensais....—Qu'il est frappant, n'est-ce pas?—Non, ce n'est pas à cela que je pensais. C'est ce chevreuil qui m'intrigue?...—Ce chevreuil vous intrigue?... Comment! vous ne comprenez pas que M. de Noirmont vient de le tuer; il tient encore à la main l'arme dont il s'est servi....—Je vois bien que M. de Noirmont chasse;... mais ce chevreuil qui a reçu la balle au milieu du front... c'est bien singulier! ordinairement le gibier se sauve quand on le chasse,... et alors il me semble que ce n'est pas au front qu'on peut l'attraper.»
Dufour ne s'attendait pas à cette observation, qui fait beaucoup rire Victor. Enfin le peintre répond: «Si vous étiez aussi grands chasseurs que M. de Noirmont, messieurs, vous comprendriez ce coup-là.... La preuve que cela peut arriver, c'est que je l'ai fait....—C'est-à-dire, vous l'avez peint.—Est-ce qu'un gibier, en colère d'être poursuivi, ne peut pas se retourner... et courir sur le chasseur?... cela s'est vu mille fois.... Au reste, messieurs, je pense que ce n'est pas le chevreuil qui doit le plus vous occuper dans mon tableau.»
On s'aperçoit que l'artiste, qui voulait l'avis de chacun, est de fort mauvaise humeur des petites observations que l'on a faites sur son ouvrage, et l'on s'empresse de s'écrier qu'au résumé le portrait est fort ressemblant, et que c'est un très-bel ouvrage. Alors Dufour reprend sa figure ordinaire, qui s'était considérablement allongée pendant l'examen du portrait, et l'on retourne au salon.
«Nous allons passer une bien ennuyeuse soirée,» dit Ernestine à Victor; «mais, si je dois me sacrifier aux convenances de la société, vous n'y êtes nullement obligé, et vous pouvez faire comme mon mari.—Permettez-moi seulement d'être près de vous, madame, et peu m'importe ce qu'on fera.»
Un coup-d'œil a répondu que la permission était accordée. Madame Bonnifoux tire de sa boîte les cartons, les jetons et les boules, qu'elles pose sur la table en faisant un commentaire sur la bonté de chaque carton. Madeleine, qui était assise dans un coin du salon, a plié son ouvrage et se dispose à se retirer. Ernestine la retient.
«—Pourquoi t'en vas-tu, Madeleine? Pourquoi ne restes-tu pas à jouer avec nous?—Oh! non, ma bonne amie, je ne dois pas me permettre de jouer avec votre compagnie....—Du moment que je te le permets, moi.—Ah! vous êtes si bonne!—Il n'y a personne ici qui le trouvera mauvais.—Mais, moi, je serais gênée....—D'ailleurs, je me sens fatiguée; permettez-moi de me retirer.—Qu'as-tu donc, Madeleine, est-ce que tu es malade?—Je ne crois pas, ma bonne amie.—Depuis quelques jours je te trouve triste....—C'est vrai....—Pourquoi donc cela?—Je n'en sais rien....
«—J'espère cependant que tu n'as pas de chagrin.... Madeleine? Maintenant que je t'ai retrouvée, je veux que tu sois heureuse....—Ah! vous êtes trop bonne pour moi!...
Madeleine embrasse Ernestine et se retire en jetant un petit coup-d'œil sur Victor, espérant qu'il la regardera; mais il n'en fait rien, et la pauvre petite s'éloigne le cœur serré.
«Tout est en état,» dit madame Bonnifoux, qui a enfin fini de se choisir des cartons; «je crois que nous pouvons prendre place.... Mais pourquoi donc cette jeune personne s'est-elle retirée?... est-ce qu'elle ne connaît pas encore ses numéros?...—Pardonnez-moi, madame; mais elle est indisposée.... D'ailleurs, elle ne joue pas.—Le loto est un jeu que l'on peut permettre aux demoiselles, il n'a rien d'immoral ni de contraire à la décence.... Ce n'est pas comme votre écarté, dont le nom seul me fait rougir, et où l'on dit: monsieur passe-t-il beaucoup?... Il va jusqu'à cinq fois,... quelquefois jusqu'à six.... Ah! Dieu!... en quel temps vivons-nous?... Je vous en prie, madame Montrésor, ne me changez pas mes cartons;... vous me feriez beaucoup de peine.»
Madame de Noirmont se place en regardant Victor, qui est bien vite à côté d'elle. De son côté, Dufour s'assied près de mademoiselle Clara, à laquelle il en veut un peu cependant, parce qu'elle a trouvé le nez de monsieur de Noirmont trop long. Le loto commence; les parties se succèdent, assaisonnées par les commentaires de madame Bonnifoux, les exclamations de madame Montrésor et les bâillemens étouffés de Chéri. Ernestine et Victor ne disent rien, mais ils s'entendent, et probablement n'entendent pas les autres, ce qui est un double avantage.
Enfin, à neuf heures et demie, madame Bonnifoux, qui déjà plusieurs fois s'est plaint d'avoir des aigreurs et des renvois, ne paraît pas vouloir s'en tenir aux verres d'eau sucrée qu'on lui a donnés; on ne sait pas encore ce qu'elle va demander, lorsque madame Montrésor, piquée de perdre constamment et de voir bâiller son mari, dit qu'il est temps de se retirer; madame de Noirmont se garde bien de faire aucune instance pour prolonger la partie.
«C'est dommage de quitter déjà, dit madame Bonnifoux; j'étais en veine, et pourtant je suis un peu indisposée.... J'attribue cela à des pois que ma cuisinière a mis dans une julienne;... ils étaient très-gros;.... je les ai pourtant mangés avec plaisir....»
On ne répond rien à cela, parce qu'on craint que la julienne n'amène d'autres détails que l'on préfère ne pas entendre. Mais, au moment de partir, Chéri dit à Ernestine: «La soirée est superbe;... après une journée de chaleur, voilà le beau moment de la promenade. Vous devriez, madame, nous reconduire un peu.»
Victor appuie cette proposition, et, comme Ernestine pense que Dufour sera de la partie, elle accepte, et met à la hâte un chapeau, tandis que madame Montrésor prend son mari dans un coin, et lui dit: «Est-ce que vous ne pouvez plus vous passer de madame de Noirmont maintenant. Ce n'est pas assez de venir ici, il faut qu'elle vous reconduise.... Chéri, si cela continue, je ne viendrai plus dans cette maison... J'y attrape des vapeurs et j'y perds mon argent;... ça ne m'amuse pas du tout.... Donnez-moi donc le bras...—Mais nous sommes encore dans le salon....—Donnez-moi toujours le bras... et pas tant de raison!»
Ernestine a mis son chapeau, on part; mais, au lieu de suivre la société, Dufour prend sa chandelle et se dispose à monter dans sa chambre.
«Quoi! monsieur Dufour, vous ne venez pas avec nous?» dit Ernestine avec vivacité.—«Non, madame, je suis fatigué. Ce portrait m'a beaucoup donné de mal.... Je vais me coucher....—Comment!... déjà?...—Je présente mes salutations à la compagnie.»
Et Dufour monte chez lui. Il a encore sur le cœur le nez trop long, le bras trop court et toutes les observations que l'on a faites sur le portrait de M. de Noirmont.
«Eh bien! madame, nous nous passerons de Dufour, et je pense qu'un cavalier peut vous suffire dans un si court trajet,» dit Victor en présentant son bras à Ernestine.
Madame de Noirmont sent bien que son refus maintenant semblerait ridicule, ou pourrait donner lieu à de singulières conjectures. Elle accepte donc, et prend en tremblant ce bras qu'on lui offre avec tant de plaisir.
On est au mois de juillet, la soirée est superbe; la campagne offre, à dix heures du soir, une promenade délicieuse, bien préférable à celle de la journée.
M. Pomard donne le bras à sa sœur; ils marchent près d'Ernestine et de Victor, ensuite viennent les Montrésor et madame Bonnifoux avec sa boîte à loto.
«C'est un meurtre de se coucher si tôt par ce temps-là, dit mademoiselle Clara. Mon frère, si tu veux, nous irons faire un tour dans la plaine pour chercher des vers-luisans;... il doit y en avoir.
«—Ah! j'irais volontiers chercher des vers-luisans avec vous,» crie Chéri en tâchant de faire avancer les deux dames auxquelles il donne le bras, et notamment madame Bonnifoux, qui est toujours d'un pas en arrière de son cavalier.
«Vous n'irez pas chercher de vers-luisans, monsieur!» dit Sophie en pinçant le bras de son mari; «mademoiselle Pomard peut y aller sans vous, si cela lui plaît... Je veux rentrer;.... j'ai besoin de me coucher.
»—Moi, ce que je veux aller chercher un matin dans la plaine, dit madame Bonnifoux, ce sont des mousserons; on m'a dit que c'était délicieux... mais je suis retenue par la crainte de me tromper et de cueillir à la place de mauvais champignons... monsieur Montrésor, vous allez trop vite;.... j'ai mes maux de reins.....—C'est vrai, Chéri; vous nous faites galoper... Nous n'avons pas besoin d'être dans la poche de madame de Noirmont.»
Cependant Chéri, qui s'ennuie d'être en arrière, tire toujours la vieille dame: celle-ci, en voulant retrousser sa robe, laisse tomber sa boîte à loto; alors madame Bonnifoux pousse un cri à faire retentir les échos du bois.
«Qu'est-ce qu'il y a?... un serpent?.... demande M. Pomard.—Vous êtes tombée, madame? dit Ernestine.
»—Eh! mon Dieu! non...... C'est ma boîte à loto qui est tombée, et elle s'est ouverte, et les boules sont sorties du sac. C'est vous qui êtes cause de ce malheur, monsieur Montrésor; vous me faites marcher si vite!»
Madame Bonnifoux est prête à pleurer. Pour la calmer, toute la société se met à genoux sur l'herbe et cherche les boules; mais comme un malheur n'arrive jamais seul, le sac aux numéros est justement tombé dans un endroit où l'herbe est haute et bien fournie, car les promeneurs marchent à travers la plaine; il faut donc fouiller dans cet épais gazon, au risque de trouver de mauvaises herbes et de se piquer les mains. Mais madame Bonnifoux s'est assise à terre, et elle a déclaré qu'elle n'irait pas se coucher que le compte de ses boules n'y soit.
«Comme c'est amusant! murmure mademoiselle Clara; passer le temps à chercher les boules de loto au lieu d'attraper des vers-luisans!—Chéri!» crie Sophie à son époux, qui semble vouloir se rapprocher de mademoiselle Pomard, «cherchez à côté de moi; les boules ne sont point sous les pieds de mademoiselle Clara...—Mais, Sophie, on ne sait pas...—Moi, je ne sais pas quelle boule vous cherchez, mais je vous vois bien...
«—Il en manque quatorze,» dit madame Bonnifoux, qui vient de faire le compte du sac, et la vieille dame porte son mouchoir sur ses yeux et se met à pleurer.
«Si on revenait demain de bon matin? dit Victor.—Ah! monsieur, elles seraient volées!—Que voulez-vous qu'on fasse de cela, madame? Comment! monsieur, des boules superbes que j'ai fait faire exprès!.... Certainement on ne me les rendrait pas.
»—Les voilà... je tiens le nid... s'écrie M. Pomard; j'ai mis la main sur six à la fois... tenez, madame.....—Ah! monsieur..... quelle horreur! qu'est-ce que vous m'apportez là? ce ne sont pas mes boules..... Fi! monsieur..... ne ramassez pas cela.......—Comment! je me suis trompé?...—Prenez garde, monsieur Pomard; il vient des chèvres brouter dans le plaine! dit Chéri en riant.—Ah! oui... c'est que je ne pensais pas à cela!»
Après un bon quart d'heure de recherche, on parvient enfin à compléter le sac aux boules. Madame Bonnifoux se relève; la société se remet en route, assez mécontente de la halte qu'elle vient de faire; mais on est bientôt à l'entrée de Gizy, où l'on se dit adieu, pour rentrer chacun chez soi.
Victor est seul avec Ernestine: avec quelle impatience il attendait ce moment! Seul dans la campagne, le soir, avec une femme que l'on aime, que l'on brûle de posséder; si l'on ne triomphe pas alors de sa résistance, il faut perdre tout espoir de voir combler ses vœux.
D'abord on ne se dit rien: l'excès d'amour produit souvent l'effet de la crainte. Ernestine veut hâter le pas; Victor cherche au contraire à ralentir leur marche.
«Rien ne nous presse, madame, dit enfin Victor, laissez-moi donc jouir quelques instans de plus du bonheur d'être avec vous....—Je voudrais être rentrée....—Et tout à l'heure! avec vos voisins, vous n'étiez pas pressée!... Que vous êtes cruelle pour moi!... vous me refusez tout!... parce que je vous aime, je suis donc bien coupable à vos yeux!...—Je vous en prie, ne me dites pas ces choses-là... ne me parlez plus de cela.... Rentrons... je crains que mon mari ne m'attende... il pourrait s'étonner de....
«—Votre mari s'est couché et il dort; vous le savez très-bien, puisqu'il vous l'a dit devant moi. Mais vous voulez rentrer parce que vous seriez fâchée de m'accorder la moindre faveur... parce que vous me détestez, et que cela vous déplaît d'être un moment seule avec moi....—Ce n'est pas parce que je vous déteste; je ne déteste personne....—Et vous me voyez comme tout le monde?... Comme c'est flatteur!... comme c'est aimable!—Que voulez-vous donc que je vous dise?—Oh! rien... vous m'en avez dit assez. Mon Dieu! on dirait que vous tremblez.—Oui... je tremble... j'ai peur avec vous.—Peur!... avec moi qui vous aime tant!...—C'est peut-être pour cela...—Ah! madame, je suis bien malheureux si je ne vous inspire que de la crainte!... Que je voudrais donc ne plus vous aimer!... Oui, je donnerais tout au monde pour vous oublier; car je vois bien que mon amour vous ennuie, vous obsède!... Mais je ne puis, je ne le pourrai de ma vie... je vous aime tout autrement que je n'avais jamais aimé. Je sens maintenant la différence d'un sentiment véritable à ces désirs qu'on prend pour de l'amour....
«—Prouvez-le-moi donc en ne me demandant jamais rien de contraire à mon devoir.
«—Il me semble que je suis assez sage....—Oui! c'est étonnant!...—Est-ce ma faute, si, près de vous, je brûle, si je désire tant de choses?... Ah! si vous ressentiez une faible partie de ce que j'éprouve!—Rentrons, je vous en prie... vous me faites mal... j'étouffe... ah! que je souffre!...—Mon Dieu! et c'est moi qui serais cause....—Oui, vous me rendez malheureuse aussi.»
La voix d'Ernestine est altérée; elle porte son mouchoir sur ses yeux. Victor veut l'entourer de ses bras; elle se dégage et double le pas. Il parvient bientôt à l'atteindre, et saisit sa main qu'elle veut encore lui ôter.
«—Quoi!... vous ne voulez plus même me donner votre main?...—Laissez-moi!...—Non, non, je ne vous laisserai pas... je vous aime trop. Si c'est un crime, c'est moi seul qui suis coupable... Laissez-moi vous embrasser une seule fois.—Non, non!...»
Victor n'écoute pas Ernestine; il la saisit dans ses bras et la couvre de baisers; elle se débat, elle le supplie, mais à chaque instant sa voix devient plus faible et Victor plus entreprenant.
«O mon Dieu! vous me perdez!» murmure encore la jeune femme. Son amant n'écoute plus rien. Il y a des momens où le tonnerre, que nous verrions fondre sur notre tête, ne nous dérangerait pas de notre occupation, et Victor était dans un de ces momens-là.
CHAPITRE III.
Pauvre Madeleine.
On dit qu'en toute chose il n'y a que le premier pas qui coûte; j'ai vu, au théâtre, des seconds pas que l'on avait autant de peine à faire que les premiers; dans ce pays d'intrigues, de coteries, de fausseté et d'envie, l'auteur qui n'a que son talent éprouve tout autant de dégoût à faire son second, son sixième et son dixième pas que son premier; souvent il abandonne une carrière qu'il était appelé à parcourir avec gloire, parce qu'au talent de faire une pièce il n'a pas su joindre le talent de la faire jouer, chose tout-à-fait distincte; mais laissons le théâtre, nous y reviendrons quelque jour... et les matériaux ne nous manqueront pas.
C'est en amour que l'on peut, sans se tromper, affirmer que le premier pas est le plus difficile. Là, on n'est pas téméraire pour une fois, car on pense que la faute étant toujours la même, le nombre n'y fait rien. Après la fatale soirée, comment Ernestine pourrait-elle ne pas être encore coupable? Sa faute lui cause de vifs remords, ces remords amènent souvent des larmes, et cependant il n'y a que Victor qui ait le pouvoir de calmer un peu ses chagrins, de tarir ses pleurs, de l'étourdir sur sa situation, et l'on sait quels moyens un amant emploie pour cela.
Cependant Ernestine paie bien cher quelques momens de bonheur: tremblante, embarrassée près de son mari, au moindre nuage qui obscurcit le front de M. de Noirmont, elle s'imagine qu'il a découvert sa faute; dans les paroles les plus indifférentes, elle croit voir des allusions à sa conduite, des épigrammes dirigées contre elle; enfin tout l'inquiète, tout l'effraie, elle ne goûte presque plus de repos. Pauvre femme! elle n'était pas née pour avoir des intrigues, elle ne sait ni mentir avec audace, ni sourire gaîment à l'époux qu'elle trompe. Mais elle sait aimer avec passion, avec délire, et ce feu qui brûle son cœur, son mari n'a pas su ou n'a pas pu l'allumer.
Pendant qu'Ernestine, tour à tour coupable et repentante, cède à son amant en se promettant sans cesse d'être plus sage, une autre personne éprouve aussi toutes les peines que cause l'amour, mais sans connaître aucun de ses plaisirs.
Madeleine devient chaque jour plus mélancolique; son visage change ainsi que son humeur; ses yeux ont perdu leur vivacité, ses lèvres ne savent plus sourire; elle ne cherche plus à se cacher à elle-même la cause de son mal; elle aime, et c'est de toute la force de son ame, et c'est avec cette candeur, cette idolâtrie que l'on éprouve à dix-huit ans pour l'homme qui le premier fait battre notre cœur. Ce sentiment qui fait maintenant sa peine, pendant quelque temps la jeune fille s'est flattée qu'il était partagé, et que Victor ne la voyait pas avec indifférence; on s'abuse facilement sur ce qu'on désire, et ce n'est qu'à regret que l'on renonce à de douces illusions.
Depuis quelque temps, Madeleine a reconnu son erreur; elle s'aperçoit que Victor ne la cherche jamais; que, s'il est avec elle, il lui répond à peine; qu'il est distrait, préoccupé, qu'il la quitte aussitôt qu'il aperçoit madame de Noirmont; enfin qu'il ne paraît s'apercevoir ni de sa mélancolie, ni du changement de ses traits.
«Oh! non, il ne pense pas à moi!» se dit tristement la jeune fille en se promenant seule dans les plus sombres allées du jardin; «il n'y a jamais pensé que comme à quelqu'un dont le malheur intéresse... Je n'ai rien pour plaire..... Je suis laide, je n'ai ni esprit, ni talent;.... il ne pouvait pas m'aimer..... Jacques dit encore que je n'ai ni nom, ni fortune. Je le sais bien;.... mais il me semble que ce n'est pas cela qui doit faire aimer les gens. Devais-je désirer qu'il m'aimât?... qu'en serait-il résulté?... c'eût été un malheur aussi,... et pourtant cela m'aurait rendu bien heureuse!.... Je l'aimerai toujours, moi! je puis bien disposer de mon cœur... M. Victor ne saura jamais que c'est lui qui en est le maître; mais si du moins il pouvait rester ici, si je pouvais le voir toujours!... Ah! je me trouverais encore heureuse!...»
En s'apercevant que Victor ne pense plus à elle, Madeleine n'a pas deviné qu'il pense à une autre; elle voit bien que M. Dalmer se plaît avec madame de Noirmont, qu'il la cherche sans cesse, mais elle ne conçoit pas le moindre soupçon sur le sentiment qui les unit, car la jeune fille a la plus haute idée de la vertu d'Ernestine, et d'ailleurs il ne lui semble pas possible qu'une femme mariée puisse aimer un autre homme que son époux: pauvre Madeleine!
Un matin, M. de Noirmont aborde sa femme d'un air soucieux et mécontent; il lui fait signe de le suivre dans le jardin, en lui disant: «Nous pourrons y causer à notre aise... et j'ai à vous parler.»
Ernestine suit son époux en tremblant, une sueur froide découle de son front; elle est persuadée que son mari a découvert sa conduite, elle se voit déjà perdue, déshonorée, et c'est sans lever les yeux qu'elle attend qu'il s'explique.
«Je viens de recevoir des lettres de Paris, dit M. de Noirmont.—Eh bien! monsieur?...—Eh bien? ces lettres ne me font pas plaisir;... j'y apprends des choses qui m'inquiètent.—Qui vous.... inquiètent?.....—Oui, relativement à votre frère.»
Ernestine respire plus librement, et elle répond d'une voix plus assurée: «Ah!.... c'est de mon frère qu'il s'agit....—Sans doute.... de qui voulez-vous que ce soit?—Ah!.... c'est que.... je ne pensais pas d'abord.... Eh bien! qu'avez-vous donc appris qui le concerne?—D'abord, voilà une lettre d'Armand où il me demande de l'argent; il n'a plus rien de ce qu'on lui avait prêté; il veut absolument que je me décide pour cette propriété,... ou il la vendra à d'autres, peu lui importe d'y perdre!... Ce jeune homme-là ne calcule rien!.... Je voulais lui garder cette propriété pour qu'il en tirât un meilleur parti;.... mais, non, il lui faut de l'argent, il lui en faut à tel prix que ce soit!... Cette autre lettre est d'un ami que j'ai à Paris. Je l'avais prié de s'informer de la conduite de votre frère; ce qu'il me dit confirme mes craintes. M. Armand fait le marquis, le grand seigneur;..... il joue, il entretient des femmes galantes... Enfin il se conduit comme un fou ou comme un homme qui veut se ruiner...
»—Mon pauvre frère!... hélas!... pourquoi n'est-il pas resté avec nous!—On me dit que son ami Saint-Elme ne le quitte pas, qu'il est de toutes ses orgies, de toutes ses folies.... Je vous avoue que je commence à revenir beaucoup sur la bonne opinion que j'avais de M. de Saint-Elme.—Moi, monsieur, vous savez que je n'ai jamais été éblouie par le ton brillant, par les manières tranchantes de cet homme.... Les grands parleurs ne m'inspirent pas de confiance, je vous l'ai dit.—Oui, c'est vrai;... mais ce monsieur Saint-Elme connaissait tout,... savait tout;... il devrait avoir de l'expérience, et ne pas laisser celui qu'il appelle son cher Armand manger sa fortune avec des fripons et des catins.—Ah! si mon frère n'avait jamais eu pour amis que des gens comme....—Comme M. Dalmer et Dufour.... Oui, ceux-ci sont sages, rangés,... à la bonne heure, voilà des hommes qui ne songent pas à se ruiner.... J'avoue même qu'ils ont plus de vertu que moi;... il en faut pour faire le loto de madame Bonnifoux. Mais, revenons à votre frère. Puisqu'il le veut absolument, eh bien!... je prendrai cette propriété.... Je vais lui envoyer trente-cinq mille francs à-compte dessus.... Je pense qu'il voudra bien me donner quelques semaines pour le reste. Mais écrivez-lui de votre côté, Ernestine; vous êtes sa sœur, son aînée; il ne prendra peut-être pas vos conseils aussi mal que les miens.—Ah, je crains bien que mon frère ne fasse aucun cas de mes avis!...—Il faut essayer pourtant; Armand est bien jeune, il ne peut encore être sourd aux remontrances dictées par l'amitié. Écrivez-lui pendant que je vais aller jusqu'à Sissonne chercher les fonds dont j'ai besoin.... Je serai bientôt de retour.»
M. de Noirmont embrasse sa femme, et part pour la petite ville de Sissonne, qui n'est qu'à trois quarts de lieue de Bréville. Restée seule dans les jardins, Ernestine y songe à la terreur qu'elle a ressentie, aux craintes que lui ont fait concevoir les premiers mots de son mari.
«Voilà donc quel sera désormais mon sort! se dit-elle. Je ne serai jamais entièrement heureuse,... jamais la paix avec moi-même;... et devant les autres, toujours craindre,... rougir,... trembler.»
Ernestine est plongée dans ses pensées lorsque Victor vient la rejoindre, et lui demande le sujet de sa tristesse. Elle lui conte ce qui vient de se passer et la frayeur dont elle a été atteinte.
«Depuis que je suis coupable, je ne vis plus, dit Ernestine; chaque instant de la journée amène un nouveau supplice....—Est-ce que votre mari est jaloux?...—Quelquefois, il lui prend des accès de jalousie.... Ah! s'il découvrait ma faute, il serait furieux!... furieux surtout d'avoir été trompé,... car je ne le crois pas bien amoureux de moi;... mais sa vanité!...—Éloignez ces idées qui n'ont pas le sens commun....—Je ne puis!... j'ai la tête bouleversée....—Vous ne m'aimez donc plus?—Ah! il ne me manquerait que de vous entendre dire cela.... C'est cet amour qui me désole... mon Dieu! pourquoi m'avez-vous fait connaître ce sentiment que sans vous j'aurais toujours ignoré!...—Vous êtes donc bien fâchée de m'aimer?...—Non, mais je suis fâchée d'être coupable.... Je voudrais pouvoir avouer que je vous aime, je voudrais le dire à tout le monde, au lieu d'être obligée de le cacher.—Chère Ernestine, ce qu'on cache a, dit-on, plus de charmes.... Si nous pouvions nous aimer sans danger, nous nous aimerions peut-être moins.—Ah! je ne le crois pas. Et trouvez-vous encore du charme à n'oser se regarder devant le monde, de peur qu'on lise notre secret sur notre physionomie;... car je ne sais pas bien feindre.... Je ne puis vous voir avec indifférence. Quand vos yeux s'attachent sur les miens, il me semble que mon ame va passer dans la vôtre.... Est-ce que l'on peut dissimuler cela?...»
Victor s'efforce de calmer celle qu'il aime, il la serre dans ses bras, il éteint sa voix par ses baisers. «O mon Dieu! dit Ernestine, pourquoi donc faut-il qu'un si grand bonheur me rende criminelle?... Que je m'en veux d'être si faible!...»
En ce moment un léger bruit se fait entendre derrière les charmilles voisines. Ernestine repousse Victor en lui disant:
«Avez-vous entendu?—Oui,... mais je crois que c'est tout simplement le vent qui a remué les feuilles....—Oh! non, il m'a semblé entendre des pas....—Vous vous êtes trompée;... vous voyez bien qu'il n'y a personne....—N'importe!... je ne veux pas rester davantage ici.... Je meurs d'effroi....—Laissez-moi, mon ami....—Encore un moment!—Non, je vais écrire à mon frère.... Oh! je vous en prie, ne me retenez plus.... Tenez, voyez comme je tremble.... Laissez-moi rentrer seule,... vous reviendrez après....»
La jeune femme résiste aux instances de Victor, elle s'échappe et regagne vivement la maison, où Victor retourne aussi, mais par un autre chemin.
Le bruit qu'Ernestine avait entendu n'avait pas été causé par le vent. Le hasard avait amené Madeleine derrière le bosquet où étaient alors Victor et madame de Noirmont. Deux voix bien connues avaient frappé l'oreille de la jeune fille. Elle ne voulait pas écouter; mais un sentiment impérieux avait cloué ses pas à cette place d'où elle pouvait entendre et même apercevoir ceux qui étaient sous le berceau. A chaque mot qui parvenait à son oreille, la pauvre petite sentait son cœur bondir, ses genoux ployer sous elle. Ce qu'Ernestine disait alors à Victor ne pouvait laisser aucun doute sur leur liaison, et Madeleine vient de connaître des tourmens qu'elle ne soupçonnait pas pouvoir ressentir. Jusqu'alors elle avait bien vu que Victor ne l'aimait pas, mais elle ne pensait pas qu'il en aimât une autre. En le voyant presser Ernestine dans ses bras, elle éprouve toutes les angoisses de la jalousie. Elle s'appuie contre un arbre pour se soutenir; un voile couvre ses yeux; elle ne voit plus, mais elle écoute encore.... En cet instant, le bruit d'un baiser arrive jusqu'au fond de son cœur. C'est alors qu'incapable de résister plus long-temps au supplice qu'elle endure, elle s'éloigne précipitamment, au risque de se trahir par le bruit de ses pas.
Madeleine a traversé le jardin comme quelqu'un qui serait poursuivi. Elle a ouvert une petite porte qui donne sur la campagne; elle sort, puis elle marche... marche toujours, sans regarder où elle va, retenant avec peine ses sanglots, jusqu'à ce qu'enfin, se sentant défaillir, et, ne pouvant plus retenir ses larmes, elle s'arrête contre un arbre, sur lequel elle s'appuie pour pleurer.
Le temps s'écoule, la jeune fille est toujours là. Elle pleure, car cela soulage un peu son ame, et, pourtant, sa bouche ne laisse échapper aucune plainte; elle n'accuse personne; elle pleure sur elle-même, parce qu'elle se sent bien malheureuse, et qu'à dix-huit ans on n'a pas encore de force contre les peines du cœur.
Le jour commence à tomber. Madeleine est restée contre l'arbre au pied duquel elle s'est assise. Ses larmes ont cessé de couler,... car tout cesse à la longue; de gros soupirs les ont remplacées.
Une voix fait entendre dans l'éloignement le chant favori des laboureurs de la Picardie. La voix s'approche; Madeleine ne bouge pas. D'autres sons vibrent encore jusqu'à son cœur.
C'est Jacques qui revient de faire sa journée; il s'approche; il est contre la jeune fille; elle ne le voit pas, mais enfin la voix forte du paysan la tire de sa rêverie.
«—Eh bien! Madeleine, que faites-vous donc là?...
«—Ah!... c'est vous Jacques;... je ne vous voyais pas....—Mais je vous ai bien vue, moi, quoique vous fussiez cachée par des arbres.... C'est qu'en passant près de cet endroit j'y regarde toujours;... j'y ai jadis découvert bien des choses, et je veux voir si j'en verrai encore....»
Madeleine regarde alors où elle se trouve, et elle s'aperçoit que c'est sous le vieux chêne où se rendait sa mère, qu'elle vient de pleurer si long-temps.
«—O mon Dieu! j'étais sous cet arbre,... à la place où venait ma mère....—Comment, Madeleine, et vous ne le saviez pas?... Je croyais, moi, que vous étiez venue exprès en cet endroit... pour penser à elle.... Mais qu'avez-vous, mon enfant?... vos yeux sont rouges;... vous avez pleuré... vous avez des chagrins.... Contez-moi vos peines;... songez que je suis votre premier, votre meilleur ami.... Allons, allons, Madeleine; dites-moi pourquoi vous pleuriez.»
La jeune fille se jette dans les bras du paysan; elle pose sa tête contre la poitrine de Jacques, et retrouve encore des larmes en s'appuyant sur le sein de son vieil ami; puis elle murmure à demi-voix:
«Oui, Jacques, j'ai bien du chagrin!...—Et qui donc vous en a fait?...—Personne, Jacques; c'est moi seule,... parce que....—Eh bien!... achevez donc, mon enfant!—Ah! mon ami,... vous aviez bien raison, l'autre jour, quand vous me disiez qu'il ne fallait pas tant parler de M. Dalmer..... ni toujours m'occuper de lui..... Je ne croyais pas alors que cela me causerait tant de peine... Je ne savais pas que cela deviendrait de l'amour...
»—De l'amour!... et c'est cela qui vous fait pleurer... Pauvre petite!... J'en étais sûr;..... je vous l'avais prédit.... Et c'est sous ce chêne qu'elle vient verser des larmes... comme sa mère!..... Ce vieil arbre est donc destiné à recevoir tous leurs soupirs...—Allons, Madeleine, soyez franche avec moi: ce monsieur Victor vous a fait les doux yeux,.... vous a dit qu'il vous aimerait toute la vie?...
»—Oh! non, Jacques.... non; il ne m'a rien dit de tout cela... Au contraire, il ne pense pas à moi,... ne me parle presque pas, ne me regarde plus... et c'est pour cela que j'ai tant de chagrin!...
»—Quoi! Madeleine, vous êtes fâchée que ce jeune homme ne vous ait pas trompée?... qu'il soit honnête, enfin?...
»—Mon Dieu, oui; je crois que j'en suis fâchée... Ah! j'aurais été si heureuse, s'il m'avait trompée!...»
Madeleine dit ces mots avec tant de naïveté que Jacques ne se sent pas la force de la gronder; il se contente de hausser les épaules en s'écriant: «Hum!.... les femmes!... elles sont donc toutes les mêmes?... Quand elles ont l'amour en tête.... elles ne voient plus les dangers auxquels elles s'exposent; elles les bravent, les affrontent!... Je crois qu'elles passeraient dans le feu sans s'apercevoir qu'il y fait chaud! Voyons, Madeleine, revenez à vous; réfléchissez... et vous rougirez de votre folie...
»—J'ai réfléchi, Jacques; je sens bien que j'ai tort,... que je ne dois pas conserver d'amour pour quelqu'un qui...... qui ne peut pas m'aimer. Aussi mon parti est pris: je veux quitter Bréville,... quitter madame de Noirmont... afin de ne plus voir M. Victor. Je retournerai près de vous; Jacques, dans votre chaumière; je travaillerai;... j'aurai bien soin de votre vieille tante, et je ne me plaindrai plus de mon sort... Ah! je vous en prie, Jacques, emmenez-moi avec vous!»
Madeleine s'est presque mise aux genoux du paysan; celui-ci la relève, puis la regarde quelques instans avec sévérité.
«Madeleine, m'avez-vous bien dit la vérité? ce monsieur Victor ne vous a-t-il jamais parlé d'amour?
«—Non, jamais.—Et depuis que vous êtes retournée avec les compagnons de votre enfance, est-ce que vous avez eu à vous plaindre d'eux?—Non..... mon ami.—Madame de Noirmont n'est-elle plus la même avec vous?... ne vous témoigne-t-elle plus autant d'amitié?...—Pardonnez-moi... elle n'a pas changé avec moi.—Ainsi, vos anciens amis vous ont retrouvée, accueillie avec joie, madame de Noirmont vous traite comme sa sœur, vous me l'avez cent fois répété, et pour prix de cet accueil, de cette amitié, vous voulez la quitter.... fuir cette maison où fut élevée votre enfance. Parce qu'un fol amour vous tourne la tête!... pour un sentiment déraisonnable, vous devenez ingrate envers vos bienfaiteurs!... Ah! morgué, ça n'est pas bien, Madeleine;... ce n'est pas ainsi que vous tiendrez compte à feu madame la marquise de l'amour qu'elle vous portait!.... Ma chaumière vous sera toujours ouverte, vous le savez; mais j'aimerais mieux vous y recevoir malheureuse que coupable d'ingratitude.»
Madeleine a écouté Jacques attentivement; elle paraît frappée de ses remontrances. Le courage semble renaître sur ses traits abattus; elle essuie ses yeux, relève son front, et tend la main au laboureur, en lui disant d'une voix plus ferme:
«Vous avez raison, mon ami; j'avais tort... bien tort... je quittais les enfans de ma bienfaitrice... car madame de Noirmont et Armand étaient comme ses enfans... Ah! ce n'est pas ainsi que je dois reconnaître ce que madame de Bréville a fait pour moi... J'étais une folle... une insensée.... Pardonnez-moi, Jacques, je vous promets d'être sage à l'avenir... je vais retourner auprès de madame de Noirmont, et désormais, je vous le jure, ma vie ne sera plus employée qu'à reconnaître ce qu'on a fait pour moi.
»—Ah! je retrouve ma petite Madeleine! je sais bien que vous avez un bon cœur!... Embrassez-moi, mon enfant, et croyez-en Jacques; vos chagrins d'aujourd'hui se passeront.... D'ailleurs, ce M. Victor ne restera pas toujours à Bréville, je l'espère; mais vous... vous devez y rester... vous y êtes plus à votre place qu'ailleurs.»
Jacques prend le bras de la jeune fille, et la reconduit jusqu'à la porte de la maison qu'elle voulait fuir; là, il la quitte, en lui répétant encore: «Du courage!»
Et Madeleine s'efforce de sourire en lui répondant: «J'en aurai.»
CHAPITRE IV.
Une après-dînée.
M. de Noirmont était depuis long-temps de retour de Sissonne, et les Montrésor, ainsi que les Pomard, se trouvaient à Bréville. La société était réunie dans le salon; mais Ernestine était inquiète de Madeleine, qui avait disparu depuis le matin et que l'on avait en vain cherchée dans la maison et dans le jardin. Victor et Dufour se préparaient à sortir pour s'informer de la jeune fille dans les environs, lorsqu'elle parut enfin à l'entrée du salon.
«Ah! la voilà!» s'écrie Ernestine en courant à Madeleine, qui restait à la porte de l'appartement. «Venez... venez, que je vous gronde, mademoiselle!... En vérité, ce n'est pas bien de nous mettre ainsi dans l'inquiétude!... J'étais fort inquiète de toi, Madeleine.
»—Ma foi, nous allions partir pour vous chercher par monts et par vaux,» dit Dufour.
Ernestine a pris Madeleine par la main, elle la fait entrer dans le salon et asseoir près d'elle. La main de la jeune fille tremble dans celle de son amie.
«Qu'as-tu donc? on dirait que tu trembles!... que tu as froid, dit madame de Noirmont. Est-ce que tu es malade?...—Non, madame.
»—Il serait difficile d'avoir froid aujourd'hui, dit Chéri; le thermomètre a été à vingt-deux degrés.
»—Alors, pourquoi donc tremble-t-elle?» dit mademoiselle Clara à son frère. «—C'est ce que je pensais: pourquoi tremble-t-elle?» répond M. Pomard en se mettant à fixer le bout de son soulier.
«Enfin, mademoiselle,» dit M. de Noirmont d'un ton sévère, «d'où venez-vous donc, et qu'avez-vous fait depuis ce matin que ma femme vous cherche partout?
»—Monsieur... je suis allée me promener,» répond Madeleine en baissant les yeux.
«—Vous promener... depuis ce matin! et vous n'avez pas pensé à rentrer pour dîner!...
»—Je n'avais pas faim, monsieur.
»—Ça me paraît un peu louche,» dit Dufour à mademoiselle Clara. «Elle n'a pas eu faim; ce n'est pas naturel.
»—C'est ce que je pensais,» murmure M. Pomard.
«—Il est certain, dit madame Montrésor, que la conduite de cette jeune personne me paraît au moins singulière... N'est-ce pas, Chéri?—Quoi?—Que la conduite de cette jeune fille est singulière?—Oh! oui!...—Oh! oui! quoi!... heim?... Quelle jolie manière de me répondre vous avez contractée maintenant... Je ne sais pas qui vous voyez pour prendre de telles habitudes! vous changez beaucoup, Chéri, et ce n'est pas à votre avantage!...»
Pendant que Sophie gronde son mari, madame de Noirmont serre avec amitié la main de Madeleine en lui disant: «Tu as donc été promener bien loin?... et tu ne pensais pas que ton absence m'inquièterait. C'est mal, cela, Madeleine; tu sais bien que je ne suis plus habituée à être une journée sans te voir...—Ah! vous êtes trop bonne, madame.—Non, je t'aime, et voilà tout.
»—Et de quel côté aviez-vous donc porté vos pas?» répond M. de Noirmont.
»—Monsieur,... j'étais au bout de la plaine,... sous le vieux chêne... là-bas...
»—Si près d'ici? Ce n'est pas là sans doute que vous êtes restée jusqu'à présent?
»—Pardonnez-moi, monsieur.—Cette place a donc bien du charme pour vous, pour que vous y passiez une journée entière?—Cet endroit doit me plaire.... C'est là, m'a-t-on dit, que ma mère allait aussi se reposer.—Votre mère!... je croyais que vous n'aviez jamais connu vos parens...
»—Aurais-tu enfin découvert quelque chose sur ta famille?...» s'écrie madame de Noirmont en regardant l'orpheline avec intérêt.—«Non, madame.... Vous savez bien que je fus recueillie par madame la marquise dans un âge trop tendre pour avoir pu conserver d'autres souvenirs;... mais c'est Jacques qui m'a parlé de ma mère.
»—Qu'est-ce que c'est que ce Jacques? dit M. de Noirmont.—Un brave homme... un laboureur qui demeure à Gizy, répond Ernestine; il travaillait au jardin du temps de ma belle-mère.
»—Nous le connaissons, dit Dufour, c'est lui qui nous a servi de guide lors de notre arrivée ici. C'est un gaillard qui n'est pas sot, et qui a une figure très-caractérisée... J'ai toujours l'intention de le peindre... avec sa blouse... et sa grande faux!...
»—Ah! je sais qui vous voulez dire! s'écrie madame Montrésor, c'est un journalier.... Mais il est fort grossier, votre Jacques; je lui avais offert de tailler mes pêchers et ma vigne; c'eût été l'affaire d'une petite journée, et je lui proposais quinze sous pour cela; c'était fort raisonnable:... il m'a refusée très-malhonnêtement!
»—Oui,» dit Chéri en souriant, «il a appelé Sophie verreuse!...—C'est bon, Chéri, taisez-vous, on ne répète pas ces choses-là, et d'ailleurs il me semble que vous auriez dû alors apprendre à ce rustre à ne me point manquer de respect...—Ah! c'est cela... Ne fallait-il pas se disputer, se battre avec ce paysan,... pour un mot... Ces gens-là vous disent cela par habitude;... et s'il me fallait prendre fait et cause toutes les fois que vous vous querellez, on me verrait toujours un bâton à la main.—C'est le devoir d'un mari de se battre pour sa femme.—Mais ce n'est pas le devoir d'une femme de faire battre son mari tous les jours.
»—Ce Jacques a donc connu votre mère?» reprend M. de Noirmont au bout de quelques instans; «alors il peut vous apprendre à qui vous devez le jour.
»—Je l'en ai supplié, monsieur; mais Jacques m'a répondu qu'il ne savait rien; que d'ailleurs il ne voulait rien me dire de plus, parce qu'il valait mieux pour moi que j'ignorasse le nom de ma mère.
»—C'est singulier! dit Dufour.
»—Mais non, cela se comprend,» dit tout bas madame Montrésor; «cette petite est un enfant qu'on aura fait à quelque paysanne, qui l'a ensuite abandonné; et qui sait si ce Jacques lui-même n'est pas son père?...—Ma foi... au fait...—En la regardant bien, je trouve qu'elle lui ressemble, dit Chéri.—Ensuite ce paysan aura apporté son enfant à madame de Bréville qui a eu la bonté de s'en charger;... cela me paraît fort clair. Malheureusement, je n'habite ce pays que depuis douze ans, sans quoi je vous réponds que j'aurais su tous les détails de cette histoire, que madame de Noirmont a la bonté de ne pas vouloir deviner. Et vous, monsieur Pomard, étiez-vous dans ce pays à cette époque?
»—A quelle époque, madame?» dit Pomard en levant les yeux d'un air étonné.—A celle où madame de Bréville a pris chez elle cette petite fille.—Quelle petite fille?...
»—Ah! ah! ah! comme c'est amusant de causer avec mon frère!» dit mademoiselle Clara en riant aux larmes; «il ne sait jamais ce qu'on lui dit... Quand je lui demande ce qu'il veut pour son dîner, il me répond: Une femme ne doit pas s'occuper de politique.»
Cette conversation a lieu en petit comité entre les voisins et Dufour. Victor s'est rapproché de Madeleine, en disant: «Pauvre jeune fille!... c'est bien triste de n'avoir jamais connu sa mère!» et il veut prendre la main de Madeleine; mais celle-ci la retire brusquement, comme si les doigts du jeune homme devaient la brûler. M. de Noirmont, qui se promène de long en large dans le salon, dit à demi-voix: «Il faudra que je voie ce Jacques,.... que je le questionne...»
Les voisins se retirent. Quand Madeleine va dire bonsoir à Ernestine, celle-ci l'embrasse. Cette caresse fait d'abord une singulière impression à la jeune fille; mais bientôt, saisissant une main de madame de Noirmont, elle la couvre de baisers, et s'éloigne précipitamment pour cacher les larmes qui roulent dans ses yeux.
«Cette petite est bien romanesque,.... bien mélancolique, dit M. de Noirmont; je n'aime pas cela. Il me semble qu'à son âge, quand on se conduit bien, on devrait être plus gaie, et elle doit se trouver fort heureuse ici.
»—Ah! monsieur, elle se rappelle qu'elle est orpheline! Aujourd'hui on lui a parlé de sa mère, comment voulez-vous qu'elle ne soit pas triste?
»—Aujourd'hui, je ne sais pas trop ce qu'elle a fait; il me paraît fort singulier qu'elle ait passé la journée sous un arbre,... et seule,.... ou avec ce Jacques. Enfin, madame, je désire que vous n'ayez jamais a vous repentir de toutes vos bontés pour cette jeune fille.
»—Il est certain,» dit Dufour en prenant aussi une lumière pour aller se coucher, «que cette jeune personne ne ressemble pas à tout le monde.... Il y a quelque chose de mystérieux dans ses manières... Ce soir surtout,... quand elle a paru à la porte du salon,... sa physionomie était singulière;... ses yeux avaient une expression... J'aurais voulu la peindre dans ce moment-là.
»—Ah! tu voudrais peindre tout le monde!.... toi, dit Victor. Mais, à propos, M. de Noirmont, n'avez-vous pas reçu des nouvelles d'Armand?
»—Oui, j'en ai reçu ce matin, et de peu satisfaisantes... Mon beau-frère se ruine à Paris; il y voit fort mauvaise société... Je crains qu'il ne joue; ce serait bien alarmant!... Ah! messieurs, tous les jeunes gens ne vous ressemblent pas!..... tous ne savent pas se plaire dans une société honnête, se contenter des plaisirs de la campagne...
»—Oh! moi, j'ai toujours aimé une vie paisible, dit Dufour; mais Victor, j'avoue que cela m'étonne de le voir si sage,...... car à Paris...—Tais-toi, Dufour; on n'a pas besoin de tes histoires... Je pense à ce pauvre Armand;... il nous avait promis de revenir si promptement...—Il m'a demandé de l'argent, et, pour l'obliger, je me suis décidé à acheter cette propriété.—Ainsi, monsieur, nous sommes maintenant chez vous,» dit Victor avec un certain embarras.
«—Messieurs, j'espère que ce sera une raison de plus pour vous engager à y rester, et que vous n'imiterez pas Armand et M. de Saint-Elme, qui n'ont pas voulu nous tenir compagnie.
»—Mais, vous voulez donc que nous soyons tout-à-fait vos pensionnaires?....—Le plus long-temps possible... C'est rendre contens des campagnards que de leur rester fidèle... Ernestine, joins donc tes instances aux miennes, et puisque tu es maintenant maîtresse dans cette maison, c'est à toi de savoir y retenir nos hôtes jusqu'à la fin de la saison.»
Madame de Noirmont feignait alors d'être occupée à ranger dans le salon; cependant elle se hâte de répondre:
«—J'espère que ces messieurs ne doutent pas... du plaisir que nous aurons à les garder ici.... et qu'ils ne songent point à nous quitter.
»—D'ailleurs,» reprend M. de Noirmont d'un air malin, «je crois que l'un d'eux a quelque motif qui le retiendra dans ce pays... Un sentiment secret,.... de ces choses qu'on ne dit pas,.... mais qui se devinent...»
Ernestine pâlit et s'appuie contre un meuble. Victor tâche de déguiser son trouble en disant d'un air indifférent: «Comment! Que voulez-vous dire?... Je ne comprends pas...
»—Oh! je gage que M. Dufour m'a bien compris.—C'est possible, dit le peintre en riant. Et puis, je ne m'en cache pas, mademoiselle Pomard ne me déplairait pas, quoique elle et son frère ne se connaissent guère en peinture!.... C'est égal, comme, d'après ce que vous m'ayez dit, la fortune serait suffisante, ma foi, je vais voir;... je vais me lancer un peu,.... mais toujours prudemment, car il faut être fort difficile dans le choix d'une femme...
»—Ah! vous pensez à mademoiselle Pomard, monsieur Dufour! dit Ernestine en souriant.—Madame, j'y pense, oui, mais je ne me suis pas encore expliqué sérieusement;.... je veux bien la connaître d'abord;... c'est que le mariage, c'est bien épineux.... Je ne me soucierais pas d'être... vous entendez bien...
»—Oui, oui, j'entends, dit M. de Noirmont en riant. Eh! mon Dieu,... rassurez-vous! tous les maris ne le sont pas!—Vous croyez?—Comment, si je le crois?...—Non, non; je veux dire vous croyez que mademoiselle Clara ne sera pas trop coquette...
»—Mon ami, il est bien tard, et tu dois être fatigué, puisque tu as été à Sissonne... Ces messieurs savent qu'à la campagne on ne se gêne pas.»
Et madame de Noirmont prend le bras de son mari pour l'emmener, mais Dufour le retient encore.
«—Monsieur de Noirmont, ne trouvez-vous pas que mademoiselle Pomard rit bien facilement?—En effet,..... elle est fort gaie.—Une femme si gaie... hum!... c'est dangereux...
»—Allons, Dufour, viens-tu te coucher? dit Victor en prenant aussi un flambeau.
»—Eh! mon Dieu, une minute!... je te suis.... Oui, les femmes rieuses.... cela donne des craintes... Cependant il ne faut pas non plus trop se fier aux femmes sérieuses,... aux airs graves... Ah! monsieur! c'est étonnant comme c'est menteur... J'ai connu une femme qui avait l'air d'une sainte... et...
»—Mon ami, si tu ne viens pas, je m'en vais, dit Ernestine en quittant le bras de son mari. Je me sens fort mal à la tête;... j'ai besoin de repos.—En effet, tu es bien pâle, ma chère amie.—Oui, je suis vraiment mal à mon aise.—Allons, bonsoir, messieurs.—Bonsoir, madame et monsieur.»
M. de Noirmont se retire chez lui avec sa femme, et Victor suit Dufour jusqu'à la porte de sa chambre en lui disant: «Que la peste t'étouffe, toi et ta demoiselle Pomard! Une autre fois, tâche de garder tes sottes réflexions! et rappelle-toi qu'il est au moins fort gauche de parler devant un mari.... de... tout ce que tu as dit ce soir.
»—C'est juste, dit Dufour; j'ai eu tort; mais, que veux-tu? quand on a l'idée de se marier, ces choses-là reviennent malgré soi à l'esprit.... Au reste, je réfléchirai; je ne me suis pas encore déclaré.... Mademoiselle Pomard a vingt-neuf ans, et une sagesse de vingt-neuf ans... c'est bien scabreux... Qu'en penses-tu?»
Victor est déjà rentré chez lui, et Dufour, qui s'aperçoit qu'il est seul dans le corridor, se décide à en faire autant en murmurant: «Il faudra que je cherche un moyen pour connaître le fond de la pensée de mademoiselle Pomard;.... elle reçoit fort bien mes hommages;... il me semble même qu'elle les reçoit trop bien;... cela m'est suspect.»
CHAPITRE V.
Un expédient de Dufour.
Les assiduités de Dufour avaient, il est vrai, été reçues de la meilleure grâce par la sœur de M. Pomard. Quand on approche de la trentaine et que l'on est encore demoiselle, on ne manque jamais de dire dans le monde: «Je ne veux pas me marier; je serais bien fâchée de me marier!» mais qu'il se présente un galant qui ait les allures d'un épouseur, il faut voir alors tout le manége, toutes les peines que se donne, pour le fixer, cette même demoiselle qui ne voulait jamais se marier.
Dufour n'est pas ce qu'on appelle un joli garçon, mais sa figure n'est point désagréable; il est jeune encore; c'est un artiste, un paysagiste distingué; et mademoiselle Clara ne cesse de répéter qu'elle est folle des artistes, et que les peintres ont tous de l'esprit.
M. Pomard, qui a eu le temps de penser à marier sa sœur et qui n'y est point encore parvenu, comble le peintre d'avances, de politesses; il l'a engagé à venir voir sa petite propriété, et Dufour s'est déjà rendu plusieurs fois chez M. Pomard, qui, alors, trouve toujours quelque prétexte pour laisser Dufour seul avec sa sœur, afin qu'il ait le loisir de faire sa déclaration.
Mais les peines qu'on se donne pour se faire bien venir des gens produisent quelquefois un effet contraire: il y a des personnes dont la politesse nous assomme, dont les complimens nous font fuir, dont les petits soins nous impatientent; nous sommes de bien drôles de créatures! Pour qu'on nous plaise, il ne faut pas qu'on ait l'air de vouloir, à toute force, être de nos amis; pour que la société de quelqu'un nous soit agréable, il ne faut pas que ce quelqu'un soit sans cesse sur notre dos. Il n'y a que l'amour et l'amitié véritables qui ne soient jamais importuns, et encore doit-on éviter la satiété.
M. et mademoiselle Pomard, qui n'ont pas étudié le caractère de Dufour, croient avancer les affaires en l'engageant souvent à venir les voir, en lui témoignant le désir de se lier plus intimement avec lui; mais Dufour, qui se méfie de tout le monde, même des personnes qui lui plaisent, commence à trouver singulier que le frère et la sœur se jettent presque à sa tête, et ses sentimens pour mademoiselle Clara se refroidissent à mesure que les yeux de la demoiselle deviennent plus tendres pour lui.
M. de Noirmont, qui n'habite que depuis peu à Bréville, n'a pu donner à Dufour de minutieux détails sur la famille Pomard; il lui a appris cependant que mademoiselle Clara devait avoir quinze cents livres de rente et un trousseau superbe, parce que c'est une chose que son frère ne manque jamais de dire quand il va deux fois dans la même maison.
«Quinze cents livres de rente, vingt-neuf ans, un caractère agréable et un nez à l'antique, tout cela me convient assez, se dit Dufour; mais je veux savoir si la demoiselle n'a pas déjà eu quelques intrigues. Je ne veux pas être trompé; j'aimerais mieux qu'elle m'avouât franchement ce qui en est, que de croire épouser une vierge, et puis ensuite de découvrir qu'on m'a joué... et de voir ricaner les voisins... Comment m'assurer si mademoiselle Pomard n'a jamais eu de faiblesses?... C'est fort difficile!... Je ne peux pas demander cela à son frère.... Avec son originalité et ses distractions, il est très-susceptible;... il serait capable de se fâcher. Le demander à sa sœur... encore moins!..... Les femmes n'avouent jamais ces choses-là: ce n'est pas comme nous; avant de nous marier nous ne craignons pas de convenir que nous avons eu des maîtresses.... Nous sommes très-francs, nous autres...
»—C'est une triste chose que de rester garçon,» dit quelquefois M. Pomard en regardant fixement son nouvel ami.—Oui.... cela finit par ennuyer, répond Dufour; mais pourquoi donc ne vous mariez-vous pas, vous, mon cher monsieur Pomard?—J'y pense depuis long-temps... mais tant que ma sœur ne sera pas établie, j'aurai de la peine à la quitter... aussi je serais charmé de la voir s'attacher à un galant homme.... car je suis certain qu'elle rendra très-heureux le mari qu'elle aura.»
En disant cela, M. Pomard reste en contemplation devant le nez de Dufour; celui-ci le lui laisse regarder long-temps, et répond enfin d'un air indifférent: «Je comprends alors pourquoi vous ne vous mariez pas.»
Quand le peintre cause avec mademoiselle Clara, celle-ci va encore plus directement au but.—«Avez-vous laissé quelque inclination à Paris?» dit-elle en riant à Dufour.—«Non, mademoiselle, aucune.—Oh! c'est bien étonnant; on assure que les artistes sont si mauvais sujets!...—On les flatte, mademoiselle; il y en a de très-raisonnables, et je suis du nombre.—Ce n'est pas cela qui m'aurait empêché d'aimer un artiste... au contraire... Je crois que j'aurais été contente d'être la femme d'un homme de talent... d'un peintre distingué... C'est gentil d'entendre dire à son oreille: Voilà la femme de M. un tel, qui fait de si jolis tableaux!... Mais, oui, ça peut être fort gentil.
»—Ces gens-là me mettent au pied du mur.» dit Dufour en quittant le frère et la sœur. La méfiance du peintre augmente encore quand il s'aperçoit que Pomard le laisse souvent en tête-à-tête avec mademoiselle Clara. «Est-ce qu'il veut que je fasse un enfant à sa sœur, pour me forcer ensuite à l'épouser? se dit Dufour; mais je ne l'épouserai que si cela me convient, et je me tiendrai sur mes gardes.»
Enfin, un matin qu'il se rendait chez les habitans de Gizy, en entrant à l'improviste dans le salon, Dufour aperçoit mademoiselle Clara qui achevait de mettre son corset; il referme bien vite la porte, et se sauve à toutes jambes, persuadé que c'était un coup monté pour le faire succomber à la tentation.
A la suite de cette visite, Dufour est toute la semaine sans remettre le pied chez les Pomard. Le frère et la sœur ne savent ce que cela veut dire.
Pour se distraire de ses amours, Dufour a commencé le portrait de madame de Noirmont. Ernestine n'a consenti qu'avec regret à se faire peindre, car elle devine que les longues séances qu'il faudra donner emploieront une partie de la journée, et ce n'est qu'alors qu'elle peut se trouver seule avec Victor. M. de Noirmont ne va plus à la chasse, le soir il ne sort pas; quoiqu'il ne soit pas précisément jaloux, il semble observer davantage la conduite de sa femme; peut-être a-t-il remarqué les changemens de son humeur et en cherche-t-il la cause. Enfin, les instans où l'on peut se voir sont chaque jour plus rares, et l'on sait que la difficulté donne une nouvelle force aux désirs. C'est ce qu'Ernestine et Victor éprouvent; c'est ce que leurs yeux se disent, à défaut de pouvoir se parler autrement.
Mais M. de Noirmont est bien aise que Dufour fasse le portrait de sa femme; il a fallu céder; et l'on passe à poser des momens que l'on désirerait mieux employer. Aussi le peintre se plaint-il de l'air sérieux de son modèle, et pour achever de désoler Ernestine, M. de Noirmont répète souvent à Dufour: «Mettez à votre ouvrage le temps que vous voudrez; rien ne presse... ma femme vous donnera autant de séances que vous en désirerez.»
M. Pomard et sa sœur, ne voyant plus venir Dufour, se décident à se rendre à Bréville. Lorsqu'ils arrivent, M. de Noirmont est au billard avec Victor. Dufour est seul avec les dames; il est très-embarrassé en apercevant mademoiselle Clara. Ernestine est pensive, et depuis plusieurs jours les traits de Madeleine portent l'empreinte de la plus profonde mélancolie.
M. Pomard salue avec sa gravité ordinaire et se hâte de monter au billard, en répondant d'un air sec au bon soir gracieux de Dufour. Mais mademoiselle Clara n'a pas la fermeté de son frère; c'est en vain qu'elle veut avoir l'air fâché; un mot, un geste la fait rire. Elle et Dufour se sont rapprochés; bientôt ils ont tout le loisir de causer, car Ernestine vient de quitter le salon et de prendre le bras de Madeleine en disant: «J'étouffe ici; allons faire un tour de jardin.»
Les deux amies se promènent long-temps sans parler. Quand on a beaucoup à penser, le silence est souvent un plaisir; il n'y a que les sots qui ne comprennent pas ce plaisir-là.
Mais Madeleine soupire; Ernestine la regarde et lui dit: «Qu'est-ce donc qui te fait soupirer, Madeleine?...—Moi.... mon Dieu rien... On peut soupirer quelquefois sans avoir du chagrin.—Pourtant, depuis quelques jours.... tiens, depuis que tu as passé la journée sous ton vieux chêne, il me semble que tu n'es plus la même; tu es plus triste... tu ne ris jamais... je te trouve changée aussi... Madeleine, si tu as quelques peines, ce serait bien mal de ne pas me les confier.—Non, madame, je vous assure que je n'ai rien.—Pourquoi donc aussi m'appelles-tu madame à présent; est-ce que je ne suis plus ton amie?....—Oh! si.... vous êtes ma bonne.... ma meilleure amie!...—Eh bien! ne soupire donc plus ainsi!.... Qui pourrait te causer du chagrin; à toi?... Ah! Madeleine, j'espère que tu seras heureuse!... plus heureuse que...»
Madame de Noirmont n'achève pas sa phrase; elle baisse la tête et semble absorbée; au bout d'un moment, faisant un effort pour chasser ses pensées, elle s'écrie: «Je ne sais... je m'ennuie aujourd'hui.... Ces longues séances que je donne à M. Dufour depuis plusieurs jours... ah! j'en ai mal aux nerfs... Il est cruellement lent pour faire un portrait, M. Dufour!... Il paraît que ces messieurs passeront toute la soirée au billard... Comme c'est amusant! M. de Noirmont abuse de la complaisance de M. Victor!... Ah! que je m'impatiente ce soir!... Tiens, rentrons, Madeleine; je me déplais même dans ce jardin... Je ne suis bien nulle part. C'est ce maudit portrait qui me rend malade.»
Ernestine et Madeleine retournent au salon. Victor descend enfin du billard; il vient s'asseoir près d'elles, mais alors mademoiselle Pomard en fait autant; puis son frère et M. de Noirmont descendent. La conversation devient générale. Madeleine seule a la liberté de ne rien dire; en ce moment elle est plus heureuse qu'Ernestine, qui est forcée de prendre part à la conversation et d'avoir l'air de s'amuser.
Le soir, Dufour, qui est redevenu amoureux de mademoiselle Clara, la ramène avec son frère jusqu'à leur demeure. En chemin, le peintre s'est émancipé jusqu'à baiser la main de la demoiselle, pendant que le frère fixait les étoiles. Le portrait qu'il a entrepris a naturellement expliqué pourquoi on ne l'a pas vu de la semaine; mais il ne s'éloigne des Pomard qu'après leur avoir promis d'aller bientôt les visiter.
En rentrant chez elle, mademoiselle Clara s'écrie en sautillant: «Il m'a baisé la main; et certainement, mon frère, si vous n'aviez pas été là, il aurait été plus loin.—En ce cas, dit M. Pomard, demain j'écrirai à mon tailleur à Laon, pour qu'il me fasse un habit neuf que je veux avoir le jour de ton mariage.»
Le lendemain, après avoir donné à Ernestine une séance plus courte qu'à l'ordinaire, ce dont son modèle est loin de se plaindre, Dufour dirige ses pas vers le village de Gizy, en se disant tout le long du chemin: «Oui, j'épouserai mademoiselle Clara... Non; au fait, je crois que je ferai mieux de ne pas pousser plus loin mes galanteries. Nous allons voir, au reste, comment elle me répondra ce matin..... Mais qui est-ce qui m'assure qu'elle ne mentira pas?... Je crois que j'aurais tort de me marier... pourtant cette femme-là me convient.»
C'est dans cette incertitude que Dufour arrive devant la demeure des Pomard, et il entre sans savoir encore ce qu'il veut faire.
«Monsieur et mademoiselle sont sortis, dit Gertrude; ils sont allés voir madame Bonnifoux, qui a été indisposée cette nuit,... mais ils vont revenir bientôt.—Je vais les attendre, dit Dufour; je me promènerai dans le jardin... Faites vos affaires, Gertrude, ne vous occupez pas de moi.»
La domestique retourne laver son linge à un petit ruisseau voisin. Dufour se promène quelque temps dans le jardin, puis il entre dans la maison pour se reposer. Au rez-de-chaussée, est une salle à manger, donnant d'un côté sur un salon, de l'autre sur la chambre de mademoiselle Clara. Cette dernière pièce est ouverte, Dufour passe la tête, puis avance un pied, et enfin se permet d'entrer dans l'asile mystérieux. Il considère les chaises, le lavabo et le lit placé au fond d'une alcôve, en se disant: «Ah! si tout cela pouvait parler... j'apprendrais peut-être bien des choses!... C'est étonnant, comme la chambre d'une demoiselle me donne des idées polissonnes!... et une demoiselle de vingt-neuf ans... peut-être trente ans même... qui a l'humeur si facétieuse... Dois-je l'épouser?....... Que c'est bête d'être indécis comme cela!.... Oh! parbleu, je ne le serais plus, si je savais au juste à quoi m'en tenir, et ce que Clara pense de moi... Ils ne reviennent pas;... la bonne est sortie, à ce qu'il paraît;.... j'ai envie de m'en aller aussi.»
Tout-à-coup une idée se présente à l'esprit de Dufour. Il pense qu'en se cachant dans la chambre de mademoiselle Pomard, il ne pourra manquer d'entendre ce qu'elle dira de lui avec son frère. Ce projet lui sourit, l'enchante. Comme mademoiselle Clara ne reste pas continuellement dans sa chambre, il croit qu'il lui sera facile de s'évader; si l'on ferme la porte, il sortira par la fenêtre qui donne sur le jardin. On ne se doutera de rien, car la bonne peut le croire parti, et on sera loin de penser qu'il s'est caché dans la maison.
Pendant que l'artiste caresse son idée, il entend parler, marcher dans la cour, et reconnaît la voix du frère et celle de la sœur. Aussitôt, et sans réfléchir davantage, Dufour se fourre sous le lit de mademoiselle Clara, en ayant soin de se mettre le plus près possible du mur....
M. Pomard parcourt le jardin en appelant Dufour; Clara entre dans la salle à manger, regarde dans le salon en appelant aussi le peintre, qui se garde bien de répondre: enfin on fait venir la domestique.
«—Gertrude, vous avez dit que M. Dufour était ici.—Dam', oui, mamzelle, il est venu; mais il se sera apparemment ennuyé d'attendre, et il sera parti.—Il fallait venir me chercher chez madame Bonnifoux.—Ce monsieur n'a pas voulu qu'on vous dérange; il a dit: Allez à votre ouvrage, j'ai le temps.
»—Était-il en noir?» demande M. Pomard à sa servante.—«Dam', monsieur, je ne sais pas s'il était en noir.... Il avait une redingote bleue comme d'habitude; mais sans doute qu'il va revenir.»
La domestique retourne à son ouvrage. Mademoiselle Clara entre dans sa chambre. Dufour éprouve un léger frisson, surtout en entendant les pas du frère, qui a suivi sa sœur et se jette sur un siège tout contre le lit. Dans ce moment, l'artiste commence à se repentir de s'être fourré là; il entrevoit mille désagrémens qui pourraient être la suite de sa petite espièglerie; mais il n'y a plus moyen de reculer. Il se pelotonne le plus au fond qu'il lui est possible, et fait en sorte de respirer aussi légèrement qu'un oiseau.
«C'est bien désagréable que M. Dufour ne nous ait pas trouvés!» dit mademoiselle Clara en prenant son ouvrage et s'asseyant contre la fenêtre. «Mais pourquoi demandiez-vous s'il était en noir, mon frère!—Parce que je pense, ma sœur, que, pour faire une demande en mariage, il est convenable d'être un peu en tenue; et d'après ce que vous m'avez dit qui s'est passé hier entre vous et M. Dufour, je ne suppose pas qu'il tarde à s'expliquer...—Ah! mon frère, parce qu'on baise la main d'une demoiselle... ça n'est pas encore une preuve..... Si je m'étais mariée toutes les fois qu'on m'a baisé la main.... et les joues... et pincé les bras et les genoux... et... Ah! mon Dieu! en aurais-je eu des maris!...
»—Ça ne commence pas mal, se dit Dufour; je crois que j'ai eu raison de me mettre sous le lit.
»—Ma sœur, c'est justement parce que vous avez été trop souvent faible et inconséquente que maintenant je veux que cela finisse... Jadis, lorsque j'étais inspecteur à cheval et qu'il me fallait continuellement être en route... je ne pouvais pas surveiller votre innocence..... Aujourd'hui, c'est différent!
»—Mon innocence!... Est-il bête, mon frère!... Ce n'est pas ma faute si je l'ai perdue..... ma pauvre innocence! C'est grâce à ce monstre de Bénard, le sous-lieutenant de dragons!... M'a-t-il indignement abusée!... C'est dommage; il était bien gentil, bien aimable!... Ah! qu'il était aimable,... ce jeune sous-lieutenant!
»—Ah! Dieu! que j'ai bien fait de me mettre sous le lit,» se dit Dufour en étouffant une envie d'éternuer.
«—Ma sœur, si j'avais été ici alors, cela ne se serait pas terminé ainsi; mais vous ne m'avez avoué votre faute qu'après le départ du régiment.
»—Oh! moi, je n'aime pas faire quereller les hommes! je ne suis pas comme madame Montrésor... D'ailleurs, je ne veux pas qu'on m'épouse de force... et si mon pauvre petit eût vécu, certainement je n'aurais jamais pensé à me marier.
»—Ah! il y a eu un petit! se dit Dufour. O Providence! je te remercie!
»—Mais enfin, reprend mademoiselle Clara, puisque mon petit est mort et que probablement je ne reverrai jamais Bénard, tout cela est comme un songe... Il y a dix ans que c'est passé... ce n'est plus la peine d'y penser.... c'est absolument comme si ça n'était pas arrivé.
»—C'est pour cela, ma sœur, que j'exige maintenant la plus grande sévérité dans les paroles et dans les mœurs!
»—Ah! oui, mais il faut bien rire un peu... J'aime à rire, moi, et j'aime bien M. Dufour, parce qu'il est drôle.... qu'il est amusant, qu'il plaisante avec esprit!
»—Au fait, elle est bonne enfant,» se dit le peintre en retenant sa respiration; «c'est dommage qu'elle ait fait un petit!...
»—Je crois que nous ferions un ménage bien assorti... M. Dufour est jeune encore... moi aussi... Je ne suis pas mal... Il m'a dit que j'avais un nez antique. Il est bien, lui: il est gras, il est frais..... c'est un bel homme pour sa taille!
»—Elle est très-aimable! se dit Dufour; et après tout, puisque son petit est mort, et qu'il y a dix ans que c'est arrivé... elle a raison, on pourrait n'y plus penser.
»—Oui, le parti n'est pas trop mauvais, dit Pomard, puisque M. Dufour nous a dit qu'il avait deux mille deux cents livres de rente! Sans quoi, je n'en voudrais certes pas, car je ne me fie guère à son talent: entre nous, je trouve que le portrait qu'il vient de faire de M. de Noirmont est tout-à-fait manqué...
»—Manqué!.... le portrait de M. de Noirmont, ah! c'est fort!» dit Dufour en se serrant les poings de colère.
«—Écoutez, mon frère; le genre de M. Dufour n'est pas le portrait, il nous l'a dit lui-même...—Alors, ma sœur, on ne se mêle pas de faire ce qu'on ne sait point, et on n'a pas la prétention de vouloir donner cela pour un chef-d'œuvre!... Est-ce que tu trouves M. de Noirmont ressemblant?—Oh! non, par exemple! il en a fait un homme de soixante ans... Si je me voyais barbouillée comme ça, certainement je ne prendrais pas mon portrait.
«—Barbouillée!... elle a dit barbouillée, murmure Dufour. Ah! si je t'épouse jamais, je veux être en effet un barbouilleur!... Mademoiselle Clara! ce mot-là vous coûtera cher!... Ah! vous faites des enfans avec les dragons, et vous voulez attraper un mari... et juger de la peinture!... Sotte! ignorante!... Que je suis content de m'être fourré sous le lit!»
Et Dufour est obligé de mettre son mouchoir devant sa bouche pour dissimuler sa respiration, car le mot barbouilleur l'a suffoqué, et c'est à peine s'il peut tenir en place; il a des crispations; il donne des coups de genoux dans la sangle du lit; heureusement l'arrivée de quelqu'un empêche qu'on ne l'entende.
C'est madame Bonnifoux qui vient d'entrer dans la chambre de mademoiselle Clara en s'écriant: «Bonjour, mes voisins! je viens vous voir à mon tour. Ça va mieux... Mon indisposition est passée... J'ai pris trois fois bonne-amie..... un peu chaude.... Cela m'a fait beaucoup de bien... Je viens demander à mademoiselle Clara sa manière de faire la panade..... Je me rappelle en avoir mangé une délicieuse chez vous il y a huit jours, et ma cuisinière n'est pas très-forte sur les panades... Le fait est que c'est beaucoup plus difficile à faire qu'on ne pense...»
M. Pomard, qui sans doute ne se soucie pas de prendre une leçon de panade, sort en disant: «Je vais voir dans les environs si je rencontre M. Dufour.—Va, mon frère, et tu le ramèneras.»
Madame Bonnifoux s'est installée dans un fauteuil et entame avec mademoiselle Clara l'article panade. Dufour, qui commence à s'ennuyer d'être sous le lit et qui d'ailleurs sait maintenant tout ce qu'il voulait savoir, ressent des inquiétudes dans les jambes, des douleurs dans les côtes, et donne au diable madame Bonnifoux; mais la conversation, une fois établie sur les potages, devait nécessairement être longue. Madame Bonnifoux parle depuis plus d'une heure; elle a passé en revue le riz, le vermicelle, les croûtons, les juliennes et les consommés. Dufour se dit à chaque instant: «Comment! elle n'est pas au dernier!... elle en invente donc, la maudite vieille!...»
Madame Bonnifoux, après avoir traité long-temps son sujet favori, dit à mademoiselle Clara: «A propos, ma voisine, il me semble que votre frère a parlé de M. Dufour tout à l'heure.—Vous ne vous êtes pas trompée, nous l'attendons. Il est venu pendant que nous étions chez vous, mais il doit revenir.—Eh bien! mon enfant, où en sont les choses?.... car, d'après quelques mots qui vous sont échappés,... j'ai dû penser que ce monsieur avait des vues sérieuses sur vous.—Oui, ma voisine, ce n'est plus un mystère, M. Dufour est amoureux de moi,... mais amoureux au dernier point;... et, d'après quelques paroles qu'il m'a glissées hier au soir, j'ai lieu de croire qu'il va venir aujourd'hui demander ma main à mon frère.
»—Ah! ma chère voisine que je suis contente d'apprendre cela;..... que je vous embrasse la première, et recevez bien mes complimens..... Ah! vous allez vous marier!... Vous ferez une noce, n'est-ce pas, mon enfant?...—Certainement, madame, et je n'ai pas besoin de vous dire que vous en serez.—Trop honnête, chère amie... Comme je ne danse pas, j'y porterai mon loto... Il y a toujours des amateurs... Ah! par exemple, je veux être magnifique;... je mettrai ma robe gorge de pigeon.
»—Si tu ne la mets que pour cette noce-là, tu ne l'useras pas, vieille bavarde!» dit Dufour en essayant de se retourner.
«—Vous avez déjà fait la carte de votre dîner pour ce jour-là, chère amie?—Non, pas encore.—Mon enfant, il faut y penser d'avance! Ce n'est pas une petite affaire qu'un repas de noce... Si vous le permettez, je vous donnerai mes conseils et ma cuisinière.—Très-volontiers.—Nous allons tout de suite en jaser un peu.
»—Ah! mon Dieu!... je suis ici jusqu'au soir! se dit Dufour. Elles vont s'occuper du repas à présent... J'ai envie de leur crier que c'est inutile.... Non, diable!... n'allons pas nous montrer... Si j'épousais, oh! alors on me pardonnerait de m'être caché là!... mais, comme je ne veux plus épouser, on ne prendrait pas la chose bien: ainsi, résignons-nous.»
Madame Bonnifoux n'est encore qu'au premier service, lorsqu'elle s'interrompt en disant: «Ah! c'est singulier..... je ne me sens plus si bien...—Qu'avez-vous donc, madame Bonnifoux? vous pâlissez en effet.—Ma chère amie,... j'ai une suite d'indisposition..... Je croyais que c'était fini... Dieu! que je suis mal à mon aise!... Je n'aurai jamais la force d'aller jusque chez moi...—Calmez-vous, ma voisine, vous trouverez dans ma chambre tout ce que vous pouvez désirer.... un cabinet à l'anglaise contre l'alcôve... Je vous laisse... Faites comme chez vous... Je vais vous préparer un peu de thé.»
Mademoiselle Clara sort, et madame Bonnifoux court dans la chambre en se tenant le ventre, en poussant des gémissemens et en cherchant le petit cabinet. Dufour est au supplice; il se cogne la tête contre le lit en murmurant: «Il me faut passer par des épreuves bien cruelles.... Je vais en entendre plus que je ne voulais!.... Ah! mon Dieu!... qu'est-ce que madame Bonnifoux me réservait là!»
La vieille voisine a trouvé le cabinet; mais elle ne peut parvenir à tourner le bouton de la porte. Elle se désespère, en balbutiant: «Maudit bouton!.... ça ne tournera pas... Je ne pourrai pas entrer;... et cependant je n'ai pas un instant à perdre!...»
Aux grands maux les grands remèdes, madame Bonnifoux se décide pour un autre procédé. Elle cherche la table de nuit; mais le petit meuble est caché par les rideaux, et, dans son trouble, la vieille femme ne le voit pas; espérant trouver sous le lit ce qu'elle désire, elle se met à genoux, baisse la tête... et pousse des cris horribles.
Aux cris de madame Bonnifoux, arrivent mademoiselle Clara une théière à la main et M. Pomard avec son fusil à deux coups. Ils aperçoivent la vieille voisine, qui est tombée de frayeur sur le tapis, et Dufour qui, se voyant découvert et voulant se sauver, renverse avec sa tête lavabo et somno, et n'a encore que la moitié du corps de sorti de sa cachette.
«Qu'est-ce qu'il y a? s'écrie Pomard. Un homme sous le lit de ma sœur!»
Et déjà M. Pomard le couche en joue, lorsque sa sœur s'écrie: «Arrêtez, mon frère!.... c'est M. Dufour....—M. Dufour!...
»—Moi-même,» dit le peintre qui est enfin parvenu à se tirer de dessous le lit. Je vous demande bien pardon du dégât que j'ai fait... Je le paierai, si vous l'exigez.... Mais j'ai besoin de prendre l'air; j'ai l'honneur de vous saluer...»
Dufour se dispose à s'esquiver, mais M. Pomard lui barre le passage.
«—Monsieur Dufour, qu'est-ce que cela veut dire?... Que faisiez-vous sous le lit de ma sœur?... Quel était votre but?
»—Oh! mon frère, certainement c'était une plaisanterie! dit mademoiselle Clara. M. Dufour voulait rire apparemment.
»—Oui, mademoiselle, je voulais rire, et pas autre chose... J'ai l'honneur de...
»—Mais, monsieur Dufour, après une telle plaisanterie, il est bon pourtant de s'expliquer... Je pense que votre intention n'est pas de compromettre ma sœur... Et, quand on se met sous le lit d'une demoiselle, c'est qu'on veut en venir à une fin avouée par les mœurs.—Mais non, je vous jure que je ne veux en venir à aucune fin,... et que je n'ai nulle intention sur mademoiselle. Permettez-moi donc de vous quitter.
»—Ah! c'est trop fort!» s'écrie Pomard en frappant le parquet avec la crosse de son fusil. «Vous n'avez pas d'intention touchant ma sœur!
»—Vous n'avez pas,.... vous ne pensez pas à une fin?» dit mademoiselle Clara, qui ne rit plus. «Alors, monsieur, pourquoi vous cachiez-vous sous mon lit; car on ne se permet de semblables plaisanteries qu'avec une personne que l'on regarde comme sa future.
»—Oui, monsieur! Pourquoi étiez-vous sous le lit de ma sœur, si vous ne voulez pas l'épouser?... Il faut m'expliquer cela, monsieur, ou me faire raison!»
M. Pomard replace son fusil sur son bras gauche comme s'il faisait l'exercice, et regarde Dufour d'un air menaçant.
»—Ah! vous voulez des raisons, monsieur et mademoiselle!» répond Dufour en prenant à son tour de l'humeur et en attirant le frère et la sœur du côté de la fenêtre. «Je veux bien vous les dire à l'oreille, mes raisons... Je me serais tû par délicatesse; mais puisque vous m'y forcez!... Je ne veux plus épouser mademoiselle, parce que je ne me soucie pas d'être le successeur de M. Bénard, lieutenant de dragons....... qui lui a fait un petit... Je conviens que j'ai appris cela par un moyen un peu hardi:... mais je ne voulais pas épouser chat en poche, et je suis enchanté de m'être caché là. Maintenant, je vous jure sur l'honneur que pas un mot de ce que j'ai appris ne sortira de ma bouche... et quant à la voisine, elle a été tellement effrayée que vous lui ferez croire tout ce que vous voudrez; je vous présente mes hommages.»
Cette fois, Pomard ne songe plus à retenir Dufour; il est pétrifié, et, après avoir posé arme à terre, il reste les yeux fixés sur le parquet; mademoiselle Clara se pince et se mord les lèvres en rougissant. Quant à madame Bonnifoux, elle n'a pas bougé de sa place, et pour cause.
CHAPITRE VI.
Lettre perdue.
Quand on s'aime et qu'on ne peut pas se le dire autant que l'on voudrait, on se l'écrit, c'est encore se parler. Une lettre de l'objet qu'on aime cause tant de plaisir! En l'ouvrant, la première chose que l'on fait, c'est de regarder si elle est bien longue; on est plus content si les pages sont bien remplies, bien serrées, on aura du bonheur plus long-temps; on veut lire doucement pour ménager sa jouissance, mais on ne le peut pas, on dévore ces caractères chéris, on ne sait pas s'arrêter; ce n'est qu'après avoir fini que l'on relit, plus lentement alors et en recommençant souvent plusieurs fois une expression qui nous charme, une phrase qui arrive à notre cœur.
Et cependant, c'est presque toujours une imprudence d'écrire, surtout lorsqu'on est dans la position d'Ernestine. Les paroles volent! Les écrits restent. Je sais bien que l'on promet de les brûler, ces lettres charmantes! mais ne croyez pas à cette promesse, vous, mesdames, qui écrivez si bien, si tendrement; qui, tout en croyant ne montrer que de l'amour, laissez voir un esprit fin, une sensibilité vraie!.... brûler vos lettres! ah! comment aurait-on ce courage!... Il vient des jours d'ennuis, de peine, où l'on n'a plus de maîtresse qui nous aime, d'amie qui nous console!... alors, en relisant vos lettres, on se procure un moment de bonheur... Est-ce donc un crime de les garder, pour que vous nous rendiez encore heureux même lorsque vous ne nous aimez plus!...
Les séances données à Dufour, la présence presque continuelle de M. de Noirmont, ne permettaient que bien rarement à Ernestine et à Victor de se retrouver. Alors on s'écrivait, car, même devant le monde, on trouve facilement moyen de glisser un papier, une lettre, à celui dont la main est toujours prête à les recevoir. Victor allait dans les endroits les moins fréquentés du jardin lire ces lettres délicieuses qui le consolaient d'une gêne continuelle. On lui ordonnait de les brûler, mais Victor n'en avait pas non plus le courage; il les gardait pour les relire encore; il les portait constamment sur son cœur, et se disait: «Qui pourrait venir les chercher là!... si ce n'est elle? et à coup sûr, en les y trouvant, elle me pardonnerait.»
Mais une jeune fille, qui souffrait sans cesse et voulait pourtant dissimuler ses peines, Madeleine, allait aussi de préférence se promener dans les endroits les plus solitaires du jardin; elle ne suivait pas Victor, elle le croyait du moins, et cependant elle passait presque toujours où il venait de passer; elle s'arrêtait sous le bosquet où il s'était arrêté; elle aimait enfin à occuper la place où elle l'avait vu, mais elle avait bien soin qu'il ne l'aperçût pas. Elle le regardait de loin, cachée derrière le feuillage; elle le voyait sans qu'il s'en doutât; c'était son seul bonheur, et elle n'avait pas le courage de s'en priver.
Plusieurs fois, Madeleine avait aperçu Victor lisant des lettres qu'il avait auparavant baisées à plusieurs reprises; ces lectures semblaient absorber toutes ses pensées; quelquefois il souriait, plus souvent il soupirait et restait pensif devant ce papier que ses yeux ne perdaient pas de vue. Madeleine devinait bien d'où lui venaient ces lettres; plus d'une fois même elles les avait vu donner et recevoir. L'amour heureux est imprudent; mais celui qui ne l'est pas voit tout, souvent même plus qu'il ne voudrait voir.
«Comme il l'aime!» se disait Madeleine en voyant Victor presser sur ses lèvres les billets d'Ernestine; «qu'elle est heureuse, et pourtant elle soupire,... elle se plaint, mais j'oubliais qu'elle est coupable!....... bien coupable!...... et cependant il doit encore y avoir du plaisir à être coupable par amour, à s'exposer à mille malheurs pour être un instant avec celui qu'on aime. Il me semble que je voudrais être à sa place. Ah! Jacques a raison. Quand une femme aime bien, elle brave tous les dangers.»
Un matin, Madeleine se promenait, suivant son habitude, dans une allée touffue que Victor parcourait souvent. Elle vient de le voir sortir d'un bosquet et regagner la maison: c'est vers le bosquet que la jeune fille porte ses pas. Elle va s'asseoir sur le banc de verdure... lorsqu'un papier frappe ses yeux; il est à terre à l'entrée du bosquet. Madeleine le ramasse: c'est une lettre qui a été ouverte; elle est seulement repliée. Il n'y a pas d'adresse, mais Madeleine ne doute pas qu'elle appartienne à Victor: c'est lui qui l'aura laissé tomber en croyant la replacer dans sa poche. Madeleine sort du bosquet, regarde dans les allées voisines si elle l'apercevra encore... il n'est plus là, et Madeleine est seule,... et elle tient dans sa main une de ces lettres que Victor lit si avidement, qu'il couvre de baisers... Elle n'ose regarder ce billet,... elle tremble,... elle se hâte de le cacher dans son sein. Mais ce papier la brûle;... elle ne peut le supporter à cette place,... elle le prend... La lettre s'est ouverte,... et ses yeux se portent sur les caractères qu'elle reconnaît.
«Mon Dieu!... je ne devrais pas la lire! se dit Madeleine; mais pour résister au désir que j'éprouve, il faudrait des forces que je n'ai pas... Ah! que je sache ce que l'on dit quand on est aimé!... Jamais je ne pourrai en écrire autant.»
Après s'être assurée que personne ne vient, Madeleine se retire au fond du bosquet, et lit, en respirant à peine:
«Enfin, je suis donc seule, je puis t'écrire; c'est tout mon bonheur quand je ne suis pas près de toi; mais je crains que mes lettres ne t'ennuient... Je te dis toujours la même chose!... que je me déplais à moi-même, que je n'ai pas le courage de renoncer à toi pour ne songer qu'à mes devoirs!... Au lieu de cela, ma pensée est toujours vers toi: encore si je pouvais penser que tu m'aimes autant!...... mais, tu as beau me le dire, il me semble que je n'ai rien qui puisse te fixer; je ne suis pas assez jolie! Mon Dieu! dites-moi donc que j'ai eu tort de m'attacher à vous,... que je me dois à mon ménage,... que si l'on venait à connaître ma faute, je serais méprisée de tous, malheureuse pour la vie! Donnez-moi donc de bons conseils! vous qui êtes tout pour moi! Soyez mon ami, soyez-le sincèrement;... je vous écouterai toujours. Quand je pense qu'un jour peut-être nous ne nous verrons plus!... il me semble que c'est impossible!... Ah! pourquoi faut-il que je vous aie connu? Ne se parler qu'en tremblant,... toujours avoir peur, ne savoir à quoi se résoudre, voilà mon sort!... et vous, vous ne cherchez que le plaisir du moment, et ne vous occupez pas des regrets que l'on peut avoir quand on a fait une faute, regrets qui se supportent tant que l'on se croit aimée, mais qui tuent si l'illusion cesse. Pardonnez-moi... Mais quand je vous vois rire, quand je vous vois gai... il me semble que vous ne pensez plus à moi;... je deviens méchante, exigeante... Si je devais en croire ce que l'on dit de vous j'aurais sujet de craindre bientôt votre indifférence, votre goût pour le changement!... Allons, je retombe dans mes mauvaises idées!... Non, tu ne cesseras jamais de m'aimer, n'est-ce pas?... et tu ne me mépriseras pas? tu me l'as juré, et je veux te croire; cela me fait tant de bien!
»—Pauvre Ernestine!...» dit Madeleine après avoir achevé de lire, «pourquoi donc craint-elle qu'il cesse un jour de l'aimer, qu'il la méprise!... Ah, il serait bien lâche l'homme qui mépriserait une femme parce qu'elle lui aurait fait le sacrifice de son repos... Ne plus l'aimer,... c'est possible, les hommes n'aiment pas toujours la même femme, à ce qu'on dit... Pauvre Ernestine!... Oh! c'est alors qu'elle serait bien malheureuse! Mais comment rendre cette lettre à M. Victor?.... elle est ouverte,... il devinera peut-être que je l'ai lue,... et j'ai tant de peine à mentir... Il faut la lui rendre pourtant... Qu'il doit être inquiet s'il s'est aperçu qu'il l'a perdue, et si M. de Noirmont l'avait trouvée..... Oh mon Dieu! je frémis rien que d'y penser... Tâchons de rencontrer M. Victor seul... J'entends marcher;...... c'est lui sans doute qui revient sous ce bosquet chercher sa lettre.»
Madeleine sort du bosquet, tenant encore le billet à sa main. C'est M. de Noirmont et sa femme qui se promènent dans le jardin. Madeleine devient pâle et tremblante; elle n'a que le temps de cacher sous son fichu la lettre qu'elle tenait, mais elle n'a pu le faire assez vite pour que M. de Noirmont ne s'aperçût pas de cette action.
«C'est toi, Madeleine,» dit Ernestine en souriant à la jeune fille; «toujours te promenant seule;... on dirait que tu nous fuis;... ce n'est pas bien.
»—Mais non, madame;... je viens de me promener près de la pelouse;.... je vais rentrer...
»—Un moment donc;... reste plutôt avec nous... Allons, viens me donner le bras...—Mais, madame....—Mais, je le veux... Vous verrez qu'il faudra bientôt employer la force pour retenir mademoiselle avec nous!...»
Madeleine n'ose résister; elle se laisse prendre le bras par Ernestine. M. de Noirmont n'a encore rien dit, mais il n'a pas cessé d'examiner la jeune fille, et son air sévère augmente le trouble de celle-ci.
Après avoir marché quelques pas, Ernestine dit: «Que faisais-tu sous ce bosquet, Madeleine?... Tu n'as pas ta broderie, je crois...—Madame,.... je m'étais reposée un moment;...... je ne faisais rien....
»—Vous ne faisiez rien?» dit M. de Noirmont en fixant la jeune fille d'un air ironique; «mais il m'a semblé, à moi, que vous lisiez...»
Madeleine baisse les yeux et devient tremblante. Ernestine la regarde et dit: Lisais-tu, en effet, Madeleine? Mais je ne te vois pas de livres...
»—On peut lire autre chose,» reprend M. de Noirmont: «par exemple... un papier, une lettre.....—Une lettre! dit Ernestine. Oh! Madeleine ne reçoit pas de lettres! Qui donc lui écrirait?..... La pauvre petite n'a point de parens,.... et ce n'est pas son bon ami Jacques qui, je crois, ne sait pas plus lire que conduire une plume!...
»—On peut recevoir des lettres d'autres personnes,... n'est-ce pas! mademoiselle?—Monsieur,... je n'ai point reçu de lettres,» répond Madeleine en hésitant.
«—Mademoiselle, je n'aime point les mensonges! Je ne vous demande pas qui vous écrit,.... ce sont vos affaires; mais vous ne nierez pas que vous teniez un papier qu'à notre aspect vous avez précipitamment caché dans votre sein.»
Madeleine se tait, mais de grosses gouttes de sueur tombent de son front sur ses joues pâlies par la terreur. Ernestine se tourne vers elle en lui disant: «Est-ce vrai Madeleine?... Et, voyant que la jeune fille ne répond pas, elle reprend; «Eh bien! montre-nous donc ce papier que tu caches avec tant de mystère!... Je gage que c'est un enfantillage qui ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe... Donne-nous cet écrit...»
Madeleine quitte le bras d'Ernestine avec un mouvement convulsif, et croise les bras sur sa poitrine en balbutiant d'une voix altérée: «Oh! non, madame, je ne vous montrerai pas ce papier;... c'est impossible!... Je vous en supplie, ne me le demandez pas!...»
Ernestine reste stupéfaite de l'effroi de Madeleine, et M. de Noirmont se tourne vers sa femme en lui disant à l'oreille: «Que vous avais-je dit?... Il y a quelque intrigue sous jeu;... mais vous ne voulez jamais me croire.»
Ernestine regarde quelque temps Madeleine, puis lui dit de nouveau avec douceur: «Ma chère amie, je ne croyais pas que vous aviez des secrets pour nous;... pour moi surtout;... mais en ce moment, votre obstination est ridicule; vous faites, j'en suis sûre, une affaire de rien. Quel est ce papier.... que vous craignez tant de nous montrer?... que contient-il?... de qui le tenez-vous enfin?...»
Madeleine ne répond pas; mais elle a toujours une de ses mains sur sa poitrine, comme si elle craignait qu'on ne voulût lui prendre ce qu'elle y a caché.
En ce moment, Victor paraît au détour de l'allée. Sa figure est aussi pâle, ses traits aussi altérés que ceux de Madeleine, car il s'est aperçu de la perte qu'il a faite, et, frémissant des conséquences de cet événement, il est revenu dans le jardin, où, les yeux attachés sur le sable, sur la terre, sur le gazon, il cherche partout le billet d'Ernestine en maudissant sa funeste étourderie.
«Ah! voilà M. Dalmer,» dit M. de Noirmont en apercevant le jeune homme.
Victor tâche de cacher son inquiétude. Le ton aimable de M. de Noirmont le rassure un peu; car, s'il avait trouvé la lettre, le mari d'Ernestine n'aurait pas l'air aussi calme. Victor s'approche de la société; mais, tout en échangeant quelques propos vagues, ses yeux se promènent toujours avec terreur sur le chemin que l'on parcourt, et il ne remarque pas Madeleine, qui fait son possible pour attirer son attention, cherchant, par signes, à le rassurer quand on ne l'observe pas.
«Qu'avez-vous donc fait de votre ami Dufour? dit M. de Noirmont; je ne l'ai pas aperçu ce matin.... Il ne me parle plus de mademoiselle Pomard... J'ai dans l'idée qu'il y a du refroidissement dans les amours... Nos voisins ne sont pas venus depuis quelques jours... Dufour ne vous a rien dit?...»
Victor est si occupé à regarder à terre qu'il n'entend pas la question de M. de Noirmont; celui-ci est obligé de la lui répéter.
«Non, monsieur, non... Dufour n'est pas au salon...» répond Victor, qui n'est pas du tout à ce qu'on dit. M. de Noirmont regarde le jeune homme, puis reprend: «En vérité, monsieur Dalmer, vous avez aussi quelque chose qui vous préoccupe beaucoup en ce moment...—Moi, monsieur;... mais non.... je ne pense à rien... à rien d'important, je vous assure...—J'ai cru que vous étiez comme mademoiselle Madeleine, que vous aviez aussi des mystères...—Des mystères!... Oh! je ne vois pas trop sur qui j'en ferais...»
Victor levait alors les yeux. Madeleine, qui est un peu en arrière de M. de Noirmont, lui fait un signe expressif que le jeune homme ne comprend pas. Mais Ernestine s'est aperçue de la manière singulière dont la jeune fille regardait Victor. Aussitôt la rougeur lui monte au visage, ses yeux s'animent, et elle dit à son mari, d'un ton assez bref:
«Mon ami, faites-moi le plaisir de vous éloigner avec M. Dalmer.... Je veux parler à mademoiselle.... je tiens à éclaircir l'affaire qui nous occupait tout à l'heure... Votre présence.... celle de monsieur, empêchent sans doute mademoiselle de parler; mais quand elle sera seule avec moi, il faudra pourtant bien qu'elle s'explique.
»—Comme vous voudrez, ma chère amie, dit M. de Noirmont; nous vous laissons. Allons, M. Dalmer, venez faire une partie de billard, cela vous distraira... car vous êtes ce matin dans vos idées noires, ce que ma femme appelle avoir mal aux nerfs... et elle y a mal souvent depuis quelque temps.»
Victor n'ose refuser; il se laisse prendre sous le bras et entraîner par M. de Noirmont du côté de la maison.
«Nous voici seules, mademoiselle,» dit alors Ernestine d'un ton qu'elle n'a jamais pris avec l'orpheline; «j'espère que maintenant vous allez parler, me dire quel est cet écrit que vous avez caché dans votre sein... de qui vous le tenez... et me le montrer enfin; car, si vous n'avez commis aucune faute, vous ne devez pas avoir de secrets pour moi.
»—Madame, je vous en prie,» dit Madeleine en joignant les mains, «ne me pressez pas davantage.... je ne puis vous montrer cette lettre.... oh! non, je ne le peux pas...
»—Ah!... vous avouez donc que c'est une lettre?...—Vous qui êtes si bonne pour moi... madame, voudriez-vous me causer de la peine?... Si j'ai tort en vous cachant ce papier... eh bien! infligez-moi quelque punition... éloignez-moi de votre présence.... mais, de grâce, ne me demandez pas à le voir.
»—Oui, mademoiselle, je suis bonne pour vous, trop peut-être, je commence à le croire... mais je ne veux pas que l'on se joue de moi.... J'ai vu tout à l'heure vos signes d'intelligence à M. Victor, je devine tout maintenant.... Cette lettre est de lui... montrez-la-moi... sur-le-champ... je le veux!...
»—Non, madame.... oh! non, je vous en supplie!...»
Madeleine se jette aux genoux d'Ernestine en élevant les bras vers elle; mais dans cette position elle laisse voir une partie du papier qui est dans son sein, Ernestine l'aperçoit et s'en empare avec la promptitude de l'éclair. En voyant que la lettre lui est enlevée, Madeleine pousse un cri et veut encore arrêter madame de Noirmont; mais déjà celle-ci a entr'ouvert le billet, les caractères ont frappé ses yeux, et elle tombe sans connaissance devant la jeune fille en murmurant: «Malheureuse!.... ma lettre!...»
Madeleine entoure Ernestine de ses bras, l'embrasse, l'appelle.... madame de Noirmont a toujours les yeux fermés, une pâleur effrayante couvre son visage. Madeleine se rappelle que la pièce d'eau n'est qu'à quelques pas; elle y court, mais auparavant elle a la précaution de remettre dans son tablier la fatale lettre qui était tombée des mains d'Ernestine.
Madeleine, arrivée à la pièce d'eau, y trempe son mouchoir; elle revient près d'Ernestine, et avec ce mouchoir lui imbibe le front, les tempes; ses soins ne sont pas inutiles, Ernestine revient à la vie, mais en r'ouvrant les yeux elle aperçoit Madeleine agenouillée près d'elle. Aussitôt elle cache sa figure dans ses mains en s'écriant: «O mon Dieu!... et moi qui l'accusais!...
»—Madame, ma chère bienfaitrice,» dit la jeune fille en s'emparant d'une main d'Ernestine et la couvrant de baisers..... pouvez-vous craindre de me regarder,... moi qui vous aime tant, moi... qui donnerais ma vie pour vous!... Cette lettre... je... je ne l'ai pas lue...
»—Si, Madeleine, si, tu l'as lue... sans cela tu n'aurais pas refusé de me la montrer—Ah! je comprends maintenant toute la grandeur de ton ame... Tu te laissais soupçonner... et tu ne voulais pas m'humilier!—Ah! madame...—Oui, m'humilier... car je suis bien coupable... et tu as le droit de me mépriser maintenant.—Vous mépriser!.... Oh! ne le craignez pas... vous ne pouvez pas être coupable pour moi, madame... Oh! ne pleurez pas... Si vous saviez combien vos larmes me font de mal!...—Ah! Madeleine... je suis déjà bien punie!... mais où est donc cette lettre?...—La voilà, madame... Pendant votre évanouissement, je l'avais reprise...—Personne ne m'a vue?... M. de Noirmont...—Non, Madame... personne n'est venu par ici...—Tu vois à quoi l'on s'expose quand on se conduit mal!... Où avais-tu trouvé... cette lettre?—Là-bas... sous le bosquet... M. Victor en sortait... Je l'ai cherché;... je n'ai pu le rejoindre...—Ah! je comprends maintenant la cause de son trouble, de son inquiétude!»
Ernestine cache à son tour la lettre dans son sein, puis elle tend la main à la jeune fille, en lui disant: «Pardonne-moi de t'avoir soupçonnée un moment... Hélas! la fatale passion qui me domine avait égaré ma raison... Ah! Madeleine, puisses-tu ne jamais la connaître cette passion qui influe si puissamment sur la vie d'une femme!.... maintenant il faut que j'essuie mes yeux, que je cache mes pleurs!... Si M. de Noirmont voyait que j'ai pleuré!... Ah! quelle contrainte!... Je lui dirai que tu m'as montré ce papier,... que ce n'était rien... des pensées,... une chanson que tu avais faite;... que tu craignais qu'on ne se moquât de toi... Il faut mentir,... toujours mentir quand une fois on a commencé!... Madeleine, veux-tu encore m'embrasser?»
Pour toute réponse, Madeleine se jette dans les bras d'Ernestine et la serre long-temps contre son cœur.
CHAPITRE VII.
Ce qu'elle fait encore.
Depuis le jour qui a pensé être si fatal à madame de Noirmont, Madeleine redouble, auprès d'elle, de soins, de prévenances, de respect; elle cherche, par sa conduite, à lui faire oublier qu'elle connaît sa faiblesse, et, par son amitié, à lui prouver qu'elle peut compter sur son entier dévoûment. Quant à M. de Noirmont, il a cru, ou a feint de croire ce que sa femme lui a dit au sujet de l'écrit que Madeleine a refusé de leur montrer; cependant, depuis ce jour, il conserve avec la jeune fille un ton froid et sévère, et ne lui adresse que rarement la parole.
Ernestine a instruit Victor de la conduite de Madeleine; celui-ci n'a pas osé en témoigner sa reconnaissance, car il eût fallu parler d'une chose qu'il était plus convenable de ne pas rappeler. Mais s'il ne peut lui dire ce qu'il pense, Victor ne traite plus Madeleine comme quelqu'un qui n'occupe aucune place dans notre cœur; il lui marque maintenant plus d'amitié, plus d'intérêt, et ses yeux ne rencontrent jamais ceux de la jeune fille sans qu'elle puisse y lire un remercîment de ce qu'elle a fait. La conduite de Victor dédommage amplement Madeleine de la mauvaise humeur que lui montre M. de Noirmont.
Cependant, depuis que, sans le vouloir, Madeleine est devenue leur confidente, Victor et Ernestine n'osent plus se parler, se rapprocher; ils savent bien qu'ils n'ont rien à redouter de l'indiscrétion de la jeune fille, qui, loin d'épier leurs actions, les évite et semble craindre de se trouver avec eux; mais que de gens sont coupables lorsqu'ils pensent que leur faute est ignorée, et qui n'osent plus céder à leur faiblesse du moment où ils savent qu'elle n'est plus un mystère.
Tant de contrariétés, de chagrins, devraient dégoûter de l'amour. Il n'en est rien: c'est un sentiment qui prend racine au milieu des orages, et qui mourrait dans une température continuellement calme.
Dufour a terminé le portrait d'Ernestine, à la grande satisfaction de son modèle; mais M. de Noirmont s'absente fort peu de la maison, qui est devenue sa propriété. On voit d'un autre œil ce qui nous appartient; il médite déjà des changemens dans la distribution des appartements, des constructions nouvelles, des plantations, des améliorations. Occupé de tout cela, il passe ses journées à parcourir la maison ou les jardins; impossible de se donner un rendez-vous, de se voir en tête-à-tête sans s'exposer à être surpris. Le soir, fatigué d'avoir arpenté ses escaliers et ses pelouses, ses allées et ses corridors, M. de Noirmont reste au salon, où il faut bien que sa femme lui tienne compagnie.
Les Pomard ne sont pas revenus à Bréville depuis que Dufour s'est mis sous le lit de mademoiselle Clara. Cependant le peintre a tenu sa promesse; il n'a pas dit un mot de cette aventure. Mais comment se trouver avec un homme qui a découvert des particularités aussi délicates! Mademoiselle Pomard a pourtant dit à son frère qu'elle reverrait Dufour sans éprouver aucun embarras; mais M. Pomard ne se sent pas la même force de caractère, et il passe ses journées à penser à la figure qu'il fera quand il se trouvera avec lui.
M. et madame Montrésor sont les seules personnes qui viennent encore à Bréville, madame Bonnifoux n'ayant pas été satisfaite du peu d'accueil qu'on y a fait au loto. Mais Sophie devient chaque jour plus jalouse de Chéri, et Chéri plus ennuyé de sa femme; leur société ne peut procurer à Ernestine et à Victor que quelques instans de liberté. Quant à Dufour, comme il faut toujours qu'il peigne quelqu'un ou quelque chose, il a commencé le portrait de Madeleine, quoique celle-ci se refusât à cet honneur; mais Ernestine a joint ses instances à celles du peintre, et la jeune fille a cédé.
Une lettre d'Armand met fin à la vie uniforme qu'on menait à Bréville: le jeune marquis écrit à son beau-frère pour lui demander le restant de la somme qui lui revient sur la vente de sa propriété; sa lettre est courte et pressante; du reste, rien pour ses amis, pas un mot de souvenir pour sa sœur. On voit que le jeune homme, tout entier sous l'influence de ses passions et de ses connaissances de Paris, a oublié toutes les personnes qu'il a laissées à Bréville.
Cette lettre est arrivée dans l'après-dînée. M. de Noirmont, après l'avoir lue, pousse un profond soupir en s'écriant: «Ce jeune homme se perdra!...» puis il passe la lettre à Victor et à Dufour en leur disant: «Voyez, messieurs, quel style aimable!... écrire ainsi au mari de sa sœur... il lui faut de l'argent... Il ne s'informe même pas si cela me gênera de lui envoyer maintenant ce qui lui revient encore sur cette maison. Il veut avoir cette somme sur-le-champ... eh bien! il l'aura... mais, après... quand il l'aura perdue avec les misérables qui l'entourent... que fera-t-il le malheureux?... car je sais qu'il a déjà vendu ses rentes, perdu, joué tout son bien.—Mon pauvre frère! dit Ernestine, mon Dieu! comment donc l'empêcher de courir à sa ruine?...»
Madeleine ne dit rien, mais elle pleure en songeant que l'ami de son enfance peut quelque jour être malheureux.
«Il paraît, dit Dufour, que le beau Saint-Elme ne dirige pas très bien son cher ami.—Cet homme m'a bien trompé, dit M. de Noirmont.—Il ne m'a pas trompé moi: je me suis toujours méfié de lui.—Si du moins mon beau-frère avait près de lui un ami véritable, capable de lui donner de bons conseils, de lui faire voir la folie de sa conduite... peut-être reviendrait-il encore à nous?... Moi si je pensais être écouté, je partirais sur-le-champ pour Paris... mais je sais que je ferais un voyage inutile... Armand a toujours fort mal reçu mes avis. Il a l'air de me regarder comme un précepteur, comme un tuteur... il ne m'écoute qu'avec impatience. Il faudrait que ce fût quelqu'un qui possédât sa confiance, son amitié...»
En disant ces mots, M. de Noirmont regardait Victor; celui-ci le comprend et s'écrie: «Je crois vous entendre; je partirai pour Paris, et je verrai Armand.—Je n'osais vous en prier, mais vraiment j'y songeais, car je ne vois plus que ce moyen pour sauver Armand;... et c'est un grand service que vous nous rendrez.
—Oui,» dit Ernestine qui a changé de couleur, mais qui a fait un effort sur elle-même, «oui, mon mari a raison..... Mon frère a pour vous beaucoup d'amitié... il vous écoutera, je l'espère,... et vous le ramènerez ici..., avec vous;.... car, si vous le laissez à Paris, il ne faudra pas compter sur ses bonnes résolutions.
—C'est bien ce que j'espère, dit M. de Noirmont. M. Dalmer nous ramènera Armand... Quant à M. Saint-Elme.... oh! je l'en dispense!
—Est-il nécessaire que je t'accompagne? dit Dufour.—Non, non, dit M. de Noirmont, vous resterez avec nous....... De toute manière, M. Dalmer reviendra... et le plus tôt possible.
—Mais, dit Victor, si Armand ne veut pas m'accompagner, il ne serait pas bien nécessaire que je revinsse.
—Si fait, vraiment, et ce n'est qu'à cette condition que je vous laisse aller à Paris. Nous ne sommes encore qu'au commencement d'août;...... c'est le plus beau moment de la campagne.
—A moins, cependant, que monsieur ne s'ennuie trop ici, dit Ernestine.
—Ah! madame... j'espère que vous ne le pensez pas. Je reviendrai puisqu'on veut bien me le permettre.—Tu me rapporteras deux pantalons de nankin, dit Dufour, que ma blanchisseuse doit avoir laissés chez ma portière; je te donnerai une autorisation.
—Puisque c'est convenu, dit M. de Noirmont, il faut maintenant que je m'occupe de trouver l'argent qu'on me demande, et dont vous aurez la complaisance de vous charger; car, avant d'engager mon beau-frère à revenir vivre près de nous, je veux acquitter ma dette avec lui, sans quoi il penserait que c'est pour ne pas le payer que je lui envoie un ambassadeur.—Ah! mon ami, quelle idée!...—Ma chère amie, Armand m'a toujours montré si peu de confiance que je puis bien le juger capable de penser cela de moi. D'ailleurs je veux m'acquitter... pour éviter à votre frère des demandes qui doivent lui être pénibles,... quoiqu'il les fasse d'un ton si peu aimable!... Je vais partir pour Laon sur-le-champ. J'y coucherai; je terminerai demain avec le notaire que je vais voir, et je tâcherai d'être revenu pour dîner. Alors M. Dalmer recevra de moi la somme et pourra partir pour Paris. Je n'ai pas de temps à perdre... Je vais prendre les papiers dont j'ai besoin, je fais seller ma petite jument, et je me mets en route.»
On n'a fait aucune objection à M. de Noirmont. En sachant que l'époux d'Ernestine va coucher à Laon, Victor a senti battre son cœur avec violence. Au moment de se séparer pour quelque temps de la femme qu'il aime, comment ne céderait-il pas à l'espoir de pouvoir encore une fois se rapprocher d'elle. Ernestine a rougi et baissé les yeux, car dans un seul regard de Victor, elle a déjà deviné sa pensée.
M. de Noirmont a pris les papiers qui lui sont nécessaires; il fait ses adieux, et monte à cheval, en promettant de faire en sorte d'être revenu le lendemain pour dîner.
On a suivi M. de Noirmont jusqu'à l'entrée du bois; là, il presse son cheval et on le perd de vue. En revenant, Victor donne le bras à Ernestine, Madeleine marche seule, se tenant assez éloignée d'eux pour ne pas entendre ce qu'ils se disent. Dufour s'arrête à chaque instant pour contempler un effet du soleil couchant.
Victor parle avec action à Ernestine. On voit qu'il la prie, la presse, et que celle-ci ne résiste qu'avec peine à ce qu'il lui demande. On arrive, et Madeleine entend ces mots: «C'est impossible!» auxquels Victor répond: «Alors je ne reviendrai pas de Paris.
»—Que lui refuse-t-elle donc? se dit Madeleine. Il à l'air fâché!... Il dit qu'il ne reviendra pas... Ah! je sens que je préfère le voir en aimer une autre que de ne plus le voir du tout..... D'ailleurs, il m'aime un peu maintenant;... il m'appelle son amie;... c'est quelque chose que l'amitié,... et on dit que ça dure plus long-temps que l'amour.»
La soirée se passe assez tristement. Victor boude dans un coin du salon. Ernestine est rêveuse, agitée, elle regarde souvent Victor; puis, quand il lève la tête, elle reporte vite les yeux d'un autre côté. Dufour fait un petit croquis d'idée de la grosse Nanette, en attendant qu'il la fasse poser. Madeleine travaille et se tait suivant son habitude, à moins qu'on ne lui adresse la parole.
«Nous ne voyons plus nos voisins, M. et mademoiselle Pomard,» dit tout-à-coup Ernestine, pour tâcher de ranimer la conversation.
«—Vous vous ennuyez après eux, madame?» dit Victor d'un air ironique. «—Non, monsieur.... vous savez bien d'ailleurs que maintenant je ne m'ennuie plus, mais je crains que M. Dufour ne pense pas de même... Il aimait la gaieté de mademoiselle Clara...
»—Oh! oui,... elle est fort gaie, en effet,» dit Dufour sans quitter son dessin. C'est une jeune personne qui aime beaucoup à rire... et quand je la verrai, certainement, je rirai encore avec elle, si elle veut bien le permettre...—Mais vous n'allez plus les voir, M. Dufour?—Non, madame, non...... J'ai vu qu'on me regardait déjà comme un épouseur,... et, tout bien considéré, je n'épouse pas mademoiselle Clara.
»—Ah! tu es décidé maintenant, dit Victor.—Très-décidé.—Je crois que tu te marieras difficilement, mon cher Dufour; tu es si méfiant!—J'aime mieux être méfiant que d'être co... Ah! mon Dieu! madame, je vous demande bien pardon... Je crois toujours être entre artistes; ce n'est pas, qu'après tout, ce mot-là ait rien d'indécent par lui-même,... et je suis comme Boileau, j'appelle un chat un chat... Mademoiselle Madeleine, vous ne dites rien;... vous êtes bien pensive?
»—Oh! Madeleine n'est pas causeuse,» dit Ernestine enchantée de pouvoir changer la conversation.—«Que voulez-vous que je dise? ma bonne amie...—Mais, tout ce que tu voudras.—Et votre ami Jacques,.... il y a long-temps que je ne l'ai aperçu... que devient-il donc?—Il y a aussi quelques jours que je ne l'ai vu.—Croyez-vous qu'il veuille poser pour que je fasse son portrait?—Mais... je ne sais pas, monsieur; Jacques a si peu de temps... Vous ne peignez pas le soir.—Songez donc qu'il sera enchanté d'avoir son portrait, qui sera étonnant de ressemblance... grandeur naturelle,... en blouse,... en bonnet de laine,... ce sera original!...—Dufour, il y a encore le jardinier et la cuisinière dans la maison: est-ce que tu ne feras pas aussi leur portrait?—Victor, c'est très-inconvenant ce que tu dis... c'est même ridicule;... mais je ne me fâche pas, parce que j'ai trop de talent pour cela.—C'est parce que je le sais, monsieur, que je me permets de plaisanter.—A la bonne heure! c'est mieux, ça.»
Victor a déjà regardé plusieurs fois la pendule; il ne cesse de dire: «Il est tard,... il faut se coucher.—Comme tu es aimable ce soir! dit Dufour. Ces dames n'ont que nous pour compagnie, et tu ne parles que de te coucher... Tâche donc de rapporter de Paris des choses plus galantes... et n'oublie pas mes deux pantalons de nankin et mes six faux-cols.»
A force de répéter qu'il est tard, Victor fait enfin lever Ernestine, qui répond: «Oui il est temps de se retirer...» Chacun prend une lumière. Victor, en disant bonsoir à madame de Noirmont, la regarde d'une façon singulière; elle détourne la tête; il fait un mouvement d'impatience, puis s'éloigne et monte chez lui avec colère, n'écoutant pas Dufour, qui lui crie: «Attends-moi donc!... Que diable as-tu ce soir, pour être si pressé de dormir?»
Madeleine dit bonsoir à Ernestine; elle monte à sa petite chambre, qui est au troisième dans les mansardes, au-dessus de la chambre de Victor. Madame de Noirmont couche au premier. En se retirant chez elle, ses yeux sont mouillés de larmes, et elle murmure d'une voix étouffée: «Non,... je ne devais pas consentir;... mais il dit qu'il ne reviendra pas!...»
Madeleine dort mal; elle se sent inquiète, agitée, sans pouvoir bien se rendre compte de ce qui la tourmente; elle pense à Victor, à Ernestine. Au point du jour, ne pouvant plus reposer, elle se lève, s'habille et entr'ouvre la fenêtre. Les vapeurs du matin ne sont pas encore dissipées, mais tout annonce une belle journée. Madeleine veut descendre au jardin; elle quitte sa chambre et se dirige vers l'escalier, allant bien doucement, afin de ne réveiller personne dans la maison.
A peine a-t-elle descendu deux marches qu'elle entend du bruit au-dessous d'elle. Ce sont des pas,... puis le froissement d'une robe... On monte l'escalier,... on se hâte. Madeleine se sent presque effrayée; elle se demande qui peut être levé avant le jour... Elle reste sans bouger. On est arrivé à l'étage qui est au-dessous; on ne monte pas plus haut, on entre dans le corridor... Madeleine avance un peu la tête... C'est Ernestine qui vient de se glisser légèrement dans le couloir... Bientôt une porte se referme avec précaution et on n'entend plus rien.
Madeleine est toujours au haut de l'escalier, immobile, frappée de ce qu'elle vient de voir, mais doutant encore et se disant: «Ce n'est pas elle peut-être;... je n'ai pu voir que sa robe... A peine si l'on y voit encore... Mais dois-je descendre?... oh! non,... je pourrais la rencontrer; elle croirait peut-être que je l'épie... Rentrons vite dans ma chambre, et n'en sortons plus avant que tout le monde ne soit levé.»
La jeune fille rentre doucement dans sa chambre, dont elle repousse la porte; mais elle pense,... elle pense beaucoup... (tant de choses devaient alors l'occuper), et, tout en pensant, elle écoute si on ne rouvre pas la porte de la chambre de Victor. Près d'une heure s'est écoulée, personne, excepté le concierge, n'est encore levé dans la maison. Pour se distraire, Madeleine se met à la fenêtre; elle n'y est que depuis peu de temps lorsqu'elle entend les pas d'un cheval; elle ne peut voir du côté de la route, mais elle peut apercevoir dans la cour.
Les pas du cheval se sont rapprochés, et bientôt Madeleine voit M. de Noirmont qui met pied à terre, confie sa monture au concierge et entre dans la maison.
Madeleine se sent glacée; elle ne respire plus; une idée terrible se présente à sa pensée, et la terreur qui l'agite est si forte que, pendant quelques instans, ses idées se perdent; elle ne sait quel parti prendre; elle craint de soupçonner à tort Ernestine, elle n'ose descendre,... elle balance...
«Et pourtant si elle est là!... se dit-elle M. de Noirmont est sans doute allé à son appartement.... S'il n'y trouve pas sa femme;... s'il allait venir chez M. Victor... ah!...»
Madeleine n'hésite plus; elle descend rapidement l'escalier et va frapper à la porte de Victor en criant d'une voix étouffée: «Ouvrez-moi, de grâce... c'est moi,... Madeleine... M. de Noirmont est revenu... Ah!... je l'entends en bas; il demande au concierge si madame est sortie;... il monte... Mais ouvrez-moi donc...»
On ouvre. Madeleine entre, ou plutôt tombe dans les bras de Victor, qui referme bien vite la porte.
La jeune fille ne s'est pas trompée, Ernestine est là, tremblante, épouvantée par le retour inattendu de son mari. Elle ne peut parler, mais ses yeux interrogent Madeleine. Victor, frémissant de la situation d'Ernestine, mais conservant encore sa présence d'esprit, attire Madeleine loin de la porte, en lui disant très-bas: «Est-il vrai,... M. de Noirmont...—Est ici;... je l'ai vu...—Ah!... je suis perdue,... et je l'ai bien mérité,» dit Ernestine d'une voix mourante.
«A-t-elle le temps de redescendre au premier, murmure Victor.—Non... tenez... écoutez,... entendez-vous le bruit de ses bottes; il monte..., il vient sans doute...—O mon Dieu! que faire?....—Attendez... Cette armoire où est ce porte-manteau... madame peut s'y tenir cachée...—Mais s'il la trouve cachée ici!...—Non,... s'il n'a plus de soupçon, il ne cherchera pas,.... et il n'en aura plus;... j'ai trouvé le moyen de...»
On frappe à la porte, et au même instant on entend la voix de M. de Noirmont: «M. Dalmer,.... c'est moi.... Pardon si je vous éveille de bonne heure,... mais j'ai terminé nos affaires; j'ai retenu une place pour vous dans la diligence de Laon;... vous n'aurez pas trop de temps... Voulez-vous m'ouvrir? je vais vous conter cela.»
Les trois personnes qui sont dans la chambre se regardent avec terreur; enfin Victor répond: «Je suis à vous, monsieur,... je me lève...»
Madeleine, aidée de Victor, fait cacher Ernestine, qui peut à peine se soutenir. Pour ne pas la priver d'air, on laisse entr'ouverte l'armoire, qui heureusement se trouve un peu masquée par le lit.
«Et vous,.... vous?... Madeleine, dit Victor.—Ne vous inquiétez pas de moi!... Tout à l'heure vous me comprendrez mieux...»
En disant ces mots, elle va s'asseoir sur le lit, referme entièrement les rideaux sur elle, puis dit à voix basse: «Ouvrez à présent.»
Victor ouvre. Il a un pantalon et une veste du matin. M. de Noirmont entre en disant: «Je vous ai dérangé... vous dormiez encore...
»—Oui... je dormais, c'est-à-dire j'allais me lever,» répond Victor en cherchant à surmonter son trouble; mais il sent au contraire ses craintes augmenter en voyant que M. de Noirmont est devenu tout à coup sombre et soucieux, après avoir jeté les yeux sur le lit, dont les rideaux sont soigneusement fermés.
«Vous êtes revenu... de bonne heure!... dit Victor.—Oui,... beaucoup plus tôt que je ne pensais... Dès hier au soir j'ai trouvé la somme qu'il me fallait... j'ai pensé que plus vite vous partiriez, et plus vite vous verriez Armand... J'ai donc retenu une place pour vous; et comme la voiture part à neuf heures, j'ai quitté Laon au petit point du jour,... afin que vous ayez le temps d'être prêt;... mais vous prendrez mon cheval pour aller jusqu'à la ville;... on me le renverra... Je pense que tout cela vous arrange?...
»—Oui, monsieur, oui... certainement.—Alors je vous conseille de vous disposer au voyage... mais j'aurais voulu que vous pussiez déjeuner avant de partir... Je suis entré chez ma femme;... elle a déjà quitté son appartement.—Ah! il fait si beau!... madame est sans doute au jardin...—Oui,... c'est ce que j'ai pensé...»
Tout en disant cela, M. de Noirmont examine Victor, dont le trouble est évident, puis il reporte les yeux vers le lit. Il semble inquiet, agité, et Victor ne sait plus que dire. Enfin M. de Noirmont s'écrie:
«C'est bien singulier!... tout à l'heure, en frappant à votre porte,... il me semblait que vous aviez du monde ici,... que vous parliez à quelqu'un...
»—Non, monsieur;... vous voyez que vous vous êtes trompé...»
M. de Noirmont ne répond rien; il regarde toujours le lit; tout-à-coup les rideaux reçoivent une vive secousse. Alors M. de Noirmont se lève en disant: «Mais non, je vois au contraire que je ne me suis pas trompé.»
Et déjà sa main a écarté le rideau. Il aperçoit alors Madeleine assise sur le lit, la jeune fille a la tête baissée sur sa poitrine, comme un coupable qui attend sa condamnation.
M. de Noirmont reste frappé d'étonnement, mais son front devient moins sombre, et sa surprise semble mêlée d'une secrète satisfaction. Victor est interdit, il regarde Madeleine, et n'ose parler.
«Ah! mademoiselle! dit enfin M. de Noirmont, vous ici... mais, après tout, j'aurais dû m'en douter...»
Madeleine se jette aux genoux de M. de Noirmont en murmurant: «Je suis bien coupable, monsieur, je le sais; punissez-moi, je ne m'en plaindrai pas.
»—Non, monsieur, s'écrie Victor, non, elle n'est pas coupable, ne la croyez pas;... moi seul... je mérite tous vos reproches...
»—Vous avez des torts aussi,.... mais beaucoup moins que mademoiselle;.... partout les jeunes gens cherchent à plaire; c'est aux femmes à résister à leurs séductions... mais une jeune personne que l'on recueille ici par pitié, que ma femme traite comme son amie!... Ah! c'est indigne!...
»—Monsieur, je vous en supplie, ne l'accablez pas. Venez,... venez; de grâce,... laissons-la se remettre,... se calmer.
»—Oui, vous avez raison...; je lui parlerai plus tard.»
Et M. de Noirmont se laisse entraîner par Victor qui le conduit dans le jardin, et, tout en lui parlant, s'éloigne le plus possible de la maison.
«Monsieur, je suis bien coupable, dit Victor, mais pas autant cependant que vous pourriez le penser. Madeleine est encore digne de vos bontés, de l'amitié de madame votre épouse.
»—Bien, bien, M. Dalmer, excusez Madeleine, c'est naturel... vous le devez; mais moi, je sais ce que je dois penser... Une jeune fille qui va trouver un jeune homme dans sa chambre... Oh! parbleu! si elle n'est pas entièrement perdue, c'est que vous ne l'avez pas voulu, et c'est à vous et non à elle que je dois en savoir gré.—Je vous jure, monsieur, qu'elle n'a pas commis d'autre faute que celle de venir un moment me parler.—Vous parler pendant que vous étiez couché!... Fort bien! mais, je vous le répète, je vous excuse, et si en effet vous n'avez pas profité des avances que l'on vous faisait, ce sont des éloges que vous méritez... mais Madeleine n'en est pas moins coupable.—Monsieur....—Assez, je vous en prie... Laissons ce sujet pour nous occuper de votre départ, qui est beaucoup plus important; car il s'agit de ramener un jeune homme dans le sentier de l'honneur et de l'empêcher de flétrir le nom de son père. Mais nous nous sommes éloignés.... retournons à la maison... Il est bientôt sept heures; pourvu que vous partiez à huit, avec mon cheval, vous serez rendu à Laon avant neuf heures. Où diable est donc ma femme? Ah! je l'aperçois enfin!»
Ernestine sortait d'une allée et semblait retourner vers la maison. M. de Noirmont va à elle et l'embrasse sur le front en lui disant: «Enfin je te trouve. Je suis allé dans ton appartement; mais, madame était déjà sortie...—Oui... j'ai été malade toute la nuit, et, ne dormant pas, je suis allée au jardin me promener.—Tu as l'air souffrant en effet.... Tu vois que j'ai terminé promptement mes affaires. Mais M. Dalmer a sa place retenue à Laon; il faut qu'il y soit à neuf heures. Fais-nous donner à déjeuner, et vous, M. Dalmer, allez achever de vous habiller, et de prendre ce dont vous pouvez avoir besoin en voyage. On fait manger mon cheval, et il sera tout prêt à vous bien conduire.»
Victor s'éloigne sans oser regarder Ernestine. M. de Noirmont ne dit pas un mot à sa femme au sujet de Madeleine, et Ernestine, qui est censée arriver du jardin, ne peut pas lui en parler.
Victor revient prêt pour le départ. Dufour est descendu aussi. M. de Noirmont force Victor à prendre quelque chose; puis il lui remet la somme qu'il doit à Armand, et lui dit: «Maintenant tâchez de sauver ce jeune homme, s'il en est temps encore, et de le rendre à sa famille.»
Victor fait ses adieux. A peine si ses yeux osent se fixer sur ceux d'Ernestine. Il cherche Madeleine; elle n'est pas descendue. Mais il faut partir: M. de Noirmont le presse; le cheval l'attend dans la cour. «Adieu, monsieur, dit Ernestine en soupirant. Puissiez-vous bientôt nous ramener mon frère!»
Avant de monter en selle, Victor se penche vers M. de Noirmont et lui dit à l'oreille: «Monsieur, je vous en supplie, pardonnez à Madeleine.—Allez! mon cher monsieur Dalmer, et ne vous tourmentez pas pour cette jeune fille. Je trouve, moi, qu'elle n'en vaut nullement la peine.»
Victor veut répondre; mais M. de Noirmont s'est éloigné de quelques pas. Victor monte à cheval et disparaît, pendant que Dufour lui crie: «Surtout n'oublie pas mes commissions!»
M. de Noirmont et Dufour sont restés sur le devant de la porte. Un paysan était aussi arrêté, un peu plus loin, dans la plaine; il regardait les croisées de la maison, semblait s'impatienter, et s'appuyait sur un fusil qu'il tenait de la main gauche.
«Ah! voilà l'ami Jacques! dit Dufour.—Jacques, dit M. de Noirmont; cet homme serait ce Jacques qui s'intéresse tant à Madeleine.—Oui, c'est lui-même... je le reconnais bien, quoiqu'aujourd'hui il soit presqu'en chasseur.... Tiens!... pourquoi donc a-t-il un fusil à la main? qu'est-ce que cela veut dire?....—Pardon M. Dufour; mais j'ai quelque chose à dire à cet homme....—Allez, ne vous gênez pas... je vais faire un tour dans la campagne.»
Dufour s'éloigne. M. de Noirmont se dirige vers Jacques dont la figure est devenue plus riante depuis qu'il a fait un signe de tête à quelqu'un qui s'est montré à une croisée de la maison. Le paysan regarde M. de Noirmont venir à lui et ne bouge pas.
«C'est vous qu'on nomme Jacques?» dit l'époux d'Ernestine au villageois d'un ton hautain.—«C'est mon nom, après?—Vous êtes l'ami d'une jeune fille.... dont ma femme a pris soin?—De Madeleine.... oui, je suis son meilleur ami,... je l'aime comme mon enfant... Puisqu'elle n'a pas de parens, la pauvre petite! c'est bien le moins qu'elle ait des amis.—Je croyais que vous aviez connu la mère de Madeleine?...—Quand je l'aurais connue... si elle est morte.....—C'est peut-être heureux pour elle... du moins elle ne rougira pas de la conduite de sa fille.
»—Rougir!... Madeleine, faire rougir quelqu'un!.....» Et Jacques regarde M. de Noirmont d'un air menaçant en s'écriant:
«Morgué! monsieur, vous me prouverez ce que vous venez de dire là, sinon...
»—Interrogez-la elle-même,» dit M. de Noirmont qui voit Madeleine sortir de la maison et venir de leur coté en tenant un petit paquet sous son bras. «La voilà... elle a pris ses effets... elle a deviné mes intentions.»
Jacques court vers la jeune fille, lui prend le bras et lui dit d'une voix forte:
«Madeleine!... monsieur prétend que vous feriez rougir votre mère si elle existait encore... Quelle faute avez-vous donc commise, pour qu'on se permette de vous traiter ainsi?...»
Madeleine baisse les yeux et garde le silence.... Vous le voyez, dit M. de Noirmont; elle se tait, elle ne me dément pas. M. Jacques, je suis fâché de vous rendre votre protégée... mais je ne puis plus garder dans ma maison, près de ma femme, une jeune fille qui va, avant le jour, trouver un jeune homme dans sa chambre.»
Jacques pâlit, puis il lève la main sur M. de Noirmont en s'écriant: «Mille tonnerres! vous en avez men...
»—Non, non!» s'écrie Madeleine en arrêtant le bras de Jacques et tombant à ses genoux, «monsieur dit la vérité, et je suis coupable!... Monsieur excusez Jacques... il ne voulait pas vous offenser...»
Le paysan semble stupéfait, accablé; il détourne la tête en portant sa main sur ses yeux. M. de Noirmont, après avoir jeté un regard de dédain sur Jacques et un coup-d'œil de mépris à la jeune fille! regagne lentement sa demeure.
Quelques minutes s'écoulent; Madeleine est encore à genoux; elle n'implore pas Jacques, mais elle fixe tristement la terre. Le paysan tourne enfin la tête de son côté; il considère quelques instans la jeune fille, puis la relève, en disant d'un ton brusque; «Allons! venez... coupable ou non, vous n'en trouverez pas moins toujours un asile chez Jacques.»
FIN DU TROISIÈME VOLUME.