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Madeleine

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MADELEINE.

TOME QUATRIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

Démarche inutile.

En retournant dans sa maison, M. de Noirmont se rend près de sa femme. Ernestine est seule; il sent que c'est le moment de lui apprendre ce qu'il vient de faire, et pourtant il hésite, il est embarrassé, il prévoit que le parti qu'il a pris causera de la peine à sa femme. De son côté, Ernestine, qui n'a pas revu Madeleine, est inquiète, agitée, et n'ose pourtant pas parler d'elle à son mari. Celui-ci se décide à entamer l'entretien.

«Ma chère amie, nous n'avons pas vu Madeleine, ce matin?—Non, monsieur, et cela m'étonne.... ordinairement elle descend avant le déjeuner.—Il est assez inutile que vous l'attendiez......—Que voulez-vous donc dire, monsieur?...—Écoutez-moi: je suis revenu, ce matin, beaucoup plus tôt qu'on ne pensait. Ne vous trouvant pas chez vous, je suis monté chez M. Dalmer... Devinez qui j'ai trouvé dans sa chambre..... caché derrière les rideaux de son lit. Mais non vous ne devinerez pas!... vous qui étiez si persuadée de la bonne conduite de votre protégée... qui ne vouliez lui reconnaître aucun tort! Eh bien! madame, c'est elle qui j'ai trouvée là.—Madeleine!...—Oui, madame, Madeleine qui avait été trouver M. Dalmer dans sa chambre, au point du jour.... peut-être même y avait-elle passé la nuit...—Ah! monsieur...—Parbleu! madame, quand une femme va trouver un jeune homme chez lui; qu'elle s'y rende deux heures plus tôt ou plus tard, cela ne fait rien à l'affaire.—Mais, monsieur, qui vous dit que Madeleine soit aussi coupable que vous le pensez?... ne pouvait-elle avoir à parler à M. Victor?...

»—Oh! pour le coup, madame, vous me feriez damner!.... me prenez-vous pour un écolier ou un vieux Cassandre à qui l'on fait accroire de telles choses? Je connais les femmes, le monde!... ce n'est pas moi que l'on trompé. Si cette jeune fille désirait parler à M. Dalmer, ne le voit-elle pas cent fois dans la journée? ne peut-elle pas encore le trouver seul, dans le jardin, si elle a quelque secret à lui dire? J'en appelle à vous-même, madame: si vous aviez quelque chose d'important à dire à ce jeune homme, iriez-vous pour cela le trouver dans sa chambre?»

Ernestine porte son mouchoir sur sa figure et ne répond rien. M. de Noirmont répond: «Oui, Madeleine est coupable, et si M. Dalmer n'a pas profité de la bonne fortune qu'on venait lui offrir, c'est fort généreux de sa part... Il me l'a juré... je veux bien le croire; mais cette petite n'en est pas moins méprisable!...

»—Méprisable!... ah! monsieur, ne dites pas cela... Pauvre Madeleine! comme on te traite!...—Et comment voulez-vous que j'appelle une jeune fille qui va trouver notre hôte dans son lit?... oui, madame, dans son lit... Aujourd'hui, c'est M. Victor... demain, ce sera un autre, s'il nous vient un joli garçon..... Quand on a commencé dans cette route-là, on ne s'arrête plus!...

»—Ah! monsieur, par pitié!...—Vous pleurez, madame! vous êtes trop bonne... La conduite de cette petite m'étonne moins que vous... Une fille qui vient on ne sait d'où,... élevée par charité,.... recueillie dans un cabaret... où diable vouliez-vous qu'elle reçût de bons principes?

»—Vous oubliez, monsieur, qu'elle a été élevée avec mon frère et moi... que ma belle-mère la traitait comme sa fille... Ah! vous jugez bien mal le cœur de Madeleine.... il y a peu d'ames aussi belles que la sienne.

»—Je ne sais pas si son ame est belle; mais je trouve son cœur trop sensible, et, comme je ne veux plus de pareilles aventures dans ma maison, j'ai renvoyé mademoiselle Madeleine.»

Ernestine se lève vivement en s'écriant: «Que dites-vous, monsieur?... vous avez renvoyé Madeleine!

»—Oui, madame, j'ai justement rencontré, ici près, son protecteur,... ce Jacques qui l'aime tant; je lui ai dit de reprendre Madeleine, et ne lui ai point caché le motif qui me faisait la chasser de chez moi.

»—Chassée!... elle chassée!... déshonorée!... ce serait indigne!... Ah! monsieur, vous n'avez pas fait cela... c'est impossible!...

»—Eh! mon Dieu! madame, pourquoi ce désespoir? j'ai fait ce que je devais.... ma conduite me semble toute naturelle.

»—Ah! elle est affreuse!...—Madame!...—Chasser Madeleine! celle que j'aime, que j'ai recueillie... que j'avais promis de protéger... celle que ma bonne mère aimait tant!—Elle a mal reconnu vos bienfaits.—Monsieur, vous aurez pitié de mes larmes; vous me rendrez Madeleine, elle n'est pas coupable, j'en suis sûre... un moment d'imprudence ne doit pas être aussi cruellement puni.—Ah! vous appelez cela un moment d'imprudence!... Votre amitié pour cette jeune fille va trop loin et vous empêche de bien juger sa conduite. Moi qui ne suis pas aveuglé comme vous, je puis l'apprécier.—Dites plutôt, monsieur, que vous n'avez jamais pu souffrir Madeleine, et que vous êtes bien aise de me séparer de la seule amie que j'avais.—Voilà bien les femmes: toujours injustes quand on froisse leurs affections!...—Pauvre petite! elle a tout supporté! Chassée d'ici!... ô mon Dieu! mon Dieu!...»

Ernestine verse d'abondantes larmes; M. de Noirmont s'éloigne pour mettre fin à cette scène et ne plus être témoin de la douleur de sa femme.

Cependant Ernestine ne peut supporter l'idée de Madeleine chassée, malheureuse, pour une faute qu'elle n'a point commise. Elle est décidée à se rendre chez Jacques; mais elle voudrait pouvoir ramener Madeleine, et elle ne veut pas l'exposer à une nouvelle scène de la part de M. de Noirmont.

Elle descend au salon; M. de Noirmont lit les journaux. Dufour arrive en s'écriant: «Où est donc mon modèle, mademoiselle Madeleine?... Je la cherche, je l'appelle en vain... Voilà cependant un jour très-convenable pour peindre.»

M. de Noirmont feint de ne pas entendre. Ernestine cache sa figure avec son mouchoir. Dufour les examine l'un après l'autre en disant: «Hum!... il y a quelque chose d'extraordinaire ici;... on n'est pas gai... Est-ce qu'ils seront comme ça jusqu'au retour de Victor!... Ma foi, en attendant, je vais faire poser la grosse Nanette et son petit frère; c'est toujours une étude.»

Le mari et la femme sont de nouveau seuls. Près d'une heure s'écoule; ils ne se parlent pas: ce silence n'a été interrompu que par les sanglots d'Ernestine, qui ne cesse de pleurer. Enfin, M. de Noirmont se lève avec impatience en s'écriant: «Il n'y a pas moyen d'y tenir!... Voyons, madame, écoutez-moi... je ne suis pas un tyran, je ne veux pas en jouer le rôle, puisque vous ne pouvez vous passer de cette jeune fille,... puisque l'amitié que vous lui portez est plus forte chez vous que le respect dû aux convenances, voici ce que je vous propose: faites-la revenir; mais elle logera dans le corps-de-logis qui est de l'autre côté de la cour et dont on ne se sert pas; là du moins elle sera seule. Ce bâtiment ne communique pas avec nos appartemens. Elle mangera chez elle,... car, décemment madame, elle ne peut plus manger à notre table; enfin, elle ne se permettra jamais de reparaître au salon ni de mettre le pied dans cette partie de la maison. A ces conditions, Madeleine peut revenir, et je ne parlerai plus de ce qui s'est passé; mais elle tâchera aussi d'éviter ma présence et de rester dans sa chambre... Voilà, madame, tout ce que je puis faire... je crois que c'est encore beaucoup.—Il suffit, monsieur, je vais aller trouver Madeleine. Les conditions que vous imposez à son retour sont bien humiliantes;... mais ce n'est que pour moi qu'elle reviendra,... et je la prierai tant... Ah! j'espère qu'elle consentira à revenir.»

Ernestine met un chapeau, un chale, et se rend au village de Gizy, où elle a entendu dire que Jacques demeurait. Là, elle demande l'habitation du paysan; on lui indique une petite ruelle à l'extrémité du village: c'est là où était la maisonnette ou plutôt la masure de Jacques, car, depuis l'incendie qui l'a ruiné, le pauvre journalier reposait sous le toit le plus misérable de l'endroit.

Ernestine s'arrête devant la demeure qu'on lui a indiquée et dont les murs semblent près de s'ébouler; elle pousse la porte, qui n'est pas fermée, et se trouvé dans une petite salle où tout annonce le dénuement le plus complet. Cette pièce a au fond une porte qui donne sur un petit jardin à peine clos par quelques haies de mûriers sauvages. Ernestine entre dans le jardin; elle y aperçoit une paysanne allaitant un enfant: «N'est-ce pas ici la demeure de Jacques? dit Ernestine.—Si fait, madame, répond la villageoise, c'est-à-dire, c'était encore sa demeure il y a huit jours; mais depuis ce temps, Jacques a été nommé garde du bois, et vraiment tout le monde en a été content dans le pays, car Jacques est un brave homme qui avait ben soin de sa vieille tante, qui est morte il y a un mois.—Où donc demeure Jacques à présent?...—Tiens, ils ne vous l'ont pas dit!... Sont-ils bêtes dans le village!.... Vous demande sa maison et on vous envoie ici!... Ils ont cru apparemment que c'était à c'te vieille masure que vous vous vouliez parler... Ah! sont-ils bêtes...—Eh bien madame, Jacques demeure...—Ah! c'est juste, je ne vous le disais pas non plus moi.... Je suis bête comme les autres... Et bien! il a à c't'heure pour logement une jolie maisonnette dans les bois de Sissonne:... c'est la demeure du garde, et ça ne lui coûte rien de loyer... Mais, de quel côté?...—Ah! pas ben loin!... à une petite demi-lieue d'ici; suivez le sentier après la ruelle, il vous mènera sur le chemin de Sissonne; entrez dans les bois à gauche... prenez le sentier battu, et vous arrivez à un petit carrefour où est la maison du garde.»

Ernestine remercie la paysanne, et, sans se reposer, sans essuyer la sueur qui trempe ses cheveux, elle prend le chemin qu'on lui a indiqué. Après avoir marché ou plutôt couru pendant une demi-heure, elle arrive devant une assez jolie maisonnette, sur laquelle est écrit en grosses lettres: Maison du Garde.

Ernestine va entrer dans cette habitation lorsqu'à quelques pas elle aperçoit Madeleine assise sous un arbre. La jeune fille est plongée dans ses réflexions; mais ses traits ne sont pas altérés; et sa figure exprime plutôt la résignation que la douleur.

«Elle ne pleure pas, elle!» se dit Ernestine en la considérant; «c'est que loin d'avoir rien à se reprocher, elle doit être fière de ce qu'elle a fait!»

Madeleine a levé les yeux, et déjà Ernestine est près d'elle, la presse dans ses bras et la couvre de ses larmes.

«—Vous ici, madame!—Pensais-tu donc, Madeleine, que je t'abandonnerais après tout ce que tu fais pour moi? M. de Noirmont t'a chassée,... accusée devant Jacques!... Ah! si j'avais été là, je ne l'aurais pas souffert;... je me serais plutôt avouée coupable!—Grand Dieu! que dites-vous là!... vous avouer coupable!... et songez-vous à tous les malheurs qui en résulteraient!..... Vous, madame, vous avez une famille, des personnes qui vous aiment;... votre malheur ferait aussi le leur! Mais moi, seule sur la terre... sans nom, sans parens, qu'importe que je fasse des fautes!... je ne dois compte de ma conduite qu'à celui qui voit tout;... et celui-là ne peut pas la blâmer!—Et Jacques!...—Jacques ne veut pas me croire coupable. D'ailleurs il m'aime toujours,... et il m'a pardonné.—Tu lui as dit qu'on te soupçonnait à tort?...—Non, madame, je n'ai pas dit cela;... car alors il se serait fâché contre M. de Noirmont... Ah! ma bonne amie, ne me plaignez pas;... je me trouve heureuse,... oui, bien heureuse de pouvoir vous prouver toute mon amitié.—Grâce au ciel, M. de Noirmont a senti qu'il avait été trop loin... Je viens te chercher, Madeleine;... tu vas revenir avec moi...—Retourner avec vous à Bréville!... Oh! non, madame, ma présence y déplairait toujours à votre mari... D'ailleurs il m'a renvoyée...—Jamais il ne te reparlera de ce qui s'est passé... Madeleine, tu habiteras le pavillon qui est dans la cour;... là tu seras seule,... là tu ne verras pas cette société, ce monde que tu voulais toujours fuir... mais je pourrai aller te trouver, et passer près de toi tout le temps que j'aurai de libre;... je pourrai épancher mon cœur dans le tien, te parler de celui... pour qui je suis coupable, et que je n'ai pas la force de chercher à oublier. Ah! tu me comprendras, toi!... Tu compatis à ma faiblesse,... tu sais que je suis bien criminelle, et cependant tu ne me méprises pas!»

Madeleine a de la peine à résister aux prières d'Ernestine; la pensée qu'elle reverra encore Victor fait aussi battre son cœur. Dans ce moment, Jacques paraît; il s'approche des deux femmes; son abord est brusque, à peine s'il incline la tête devant madame de Noirmont, et il semble attendre que Madeleine l'instruise du motif qui amène cette dame à sa demeure.

«Mon ami,» dit Madeleine d'un air craintif, «madame est la sœur de M. Armand de Bréville, ma bonne amie d'enfance....

»—Je connais madame,» répond Jacques d'un ton bref,—«Elle vient... pour... pour... me chercher,... me ramener avec elle... à Bréville.

»—Vous ramener à Bréville, dont on vous a indignement chassée!» s'écrie Jacques avec colère; «ah! j'espère que vous avez répondu à madame comme vous le deviez! Est-ce que ces gens du grand monde croient qu'on peut ainsi se jouer de nous autres pauvres diables!... Parce qu'on donne asile à une orpheline, pense-t-on avoir pour cela le droit de l'humilier,... de la traiter comme une malheureuse!... Puis, quand le caprice est passé, de la faire revenir pour l'insulter encore... Car, voyez-vous, madame, quoique Madeleine dise qu'elle est coupable,... eh ben! je n'en croyons rien, moi;... je la connais, c'te petite,... je ne l'ai pas perdue de vue depuis sa naissance;... j'avais mes raisons pour cela... Elle peut penser à quelqu'un,.... l'écouter, le croire;... mais aller trouver un jeune homme dans sa chambre,... courir au-devant de son déshonneur... non! non, ce n'est pas dans le caractère de Madeleine,... elle n'a pas fait cela,... j'en suis certain.»

Ernestine rougit et pâlit tour à tour, elle répond à Jacques d'une voix tremblante:

«Monsieur,... mon mari a été abusé... Je n'ai jamais douté non plus de l'innocence de Madeleine;... elle sait combien je l'aime... Dois-je être plus long-temps privée de sa présence,... de ses tendres soins,... lorsque M. de Noirmont lui-même m'envoie la chercher, et désire que tout soit oublié?

»—Que tout soit oublié!... Oh! que non pas... Jarny! on ne doit point oublier si vite ce qui touche à l'honneur. Madeleine n'a que ça pour tout bien;... c'est pourquoi on devait le respecter... Elle ne retournera pas à Bréville;... elle restera avec Jacques... il ne la chassera jamais, lui! il est fier de lui offrir un asile... Grâce au ciel, la fortune m'est devenue plus favorable!... J'ai obtenu la place de garde... j'ai maintenant pour demeure cette jolie maisonnette... Madeleine ne manquera de rien avec moi... On s'habitue à une nourriture frugale, à une vie solitaire; mais on ne doit point s'habituer aux humiliations! N'est-ce pas, Madeleine, que vous ne voulez pas me quitter?

La jeune fille lui montre Ernestine qui verse des larmes, puis elle s'écrie: «Mon Dieu! et qui donc la consolera?... Jacques, je n'ai pas de mémoire pour le chagrin qu'on me fait... D'ailleurs... si j'ai commis une faute... une imprudence...

»—Taisez-vous, Madeleine; je ne veux pas vous croire. Mais c'est M. de Noirmont qui vous a chassée... indignement traitée devant moi: s'il veut que vous retourniez à Bréville, c'est à lui à venir vous chercher,... à déclarer aussi devant moi qu'il est fâché de ce qu'il a fait, qu'il a été trompé; alors seulement vous pourrez retourner dans sa maison. Car songez bien que maintenant c'est chez lui que vous êtes; il a acheté la propriété du frère de madame, vous me l'avez dit vous-même; c'est pourquoi vous ne devez pas y rentrer s'il ne vient lui-même vous en supplier.»

Ernestine se jette dans les bras de Madeleine en lui disant à demi-voix: «Pourquoi cet homme disposerait-il de ta destinée? Il n'est pas ton parent... Je t'aime autant que lui, Madeleine,... tu as déjà tant fait pour moi... Veux-tu donc m'abandonner, à présent que je suis si malheureuse?»

Madeleine se tourne vers Jacques, et lui dit d'un ton suppliant: «Mon ami!... permettez-moi de retourner avec ma compagne d'enfance.»

Jacques fronce le sourcil, et répond d'un ton triste, mais sans colère: «Madeleine, vous êtes maîtresse de faire vos volontés; mais si je vous donne des conseils,... c'est que je pense en avoir le droit. J'ai connu votre mère!... Quelque temps avant sa mort elle m'a fait venir près d'elle. Jacques, m'a-t-elle dit, vous avez découvert mon secret; veillez toujours sur Madeleine, soyez son ami, son protecteur;... tenez-lui lieu de parens. Alors cette pauvre dame ne croyait pas cependant que sa fille serait jamais dans la misère; elle comptait lui assurer une petite fortune,... elle n'en eut pas le temps, elle mourut sans pouvoir accomplir son projet. Quant à moi, je crois avoir suivi fidèlement ses intentions. Lorsque ma maison fut consumée par un incendie, si je vous laissai entrer chez Grandpierre, c'est que je savais que vous seriez avec des gens honnêtes... et parce que j'avais à peine de quoi nourrir ma tante. Aujourd'hui je crois encore suivre les intentions de votre mère en vous disant de ne point retourner dans une maison dont on a eu la barbarie de vous chasser. Maintenant, faites ce que vous voudrez!... vous êtes libre;... je ne vous dirai plus rien.

»—Jacques!... je resterai avec vous,» répond Madeleine après avoir réfléchi quelques instans.

Le front du paysan s'éclaircit; il presse la jeune fille dans ses bras: «Bien... bien, mon enfant, peut-être quelque jour serez-vous récompensée d'avoir écouté mes avis.»

Ernestine sent qu'il est inutile d'insister encore, elle embrasse Madeleine en lui disant: «Adieu donc; je retourne sans toi à Bréville...—Mais vous viendrez me voir, n'est-ce pas?—Oui, sans doute! ce sera ma seule consolation.»

CHAPITRE II.

Triste retour.

M. De Noirmont n'a rien dit à sa femme en la voyant revenir seule, mais il éprouve une secrète joie. Toujours prévenu contre Madeleine, ce n'était qu'à regret qu'il l'aurait vue de nouveau habiter chez lui. Ernestine ne parle plus de l'orpheline; elle sait bien qu'il serait inutile de proposer à son mari d'aller la prier de revenir. Elle supporte cette nouvelle peine comme un châtiment de sa faute; mais tous les jours, à moins que le temps n'y mette obstacle, elle se rend dans le bois, du côté de la maison du garde. Madeleine vient au-devant de son amie, puis toutes deux s'asseyent au pied d'un arbre. Ernestine conte les peines de son cœur; la jeune fille la plaint, la console. Le temps passe bien rapidement alors. Victor est toujours le sujet de leur entretien: c'est pourquoi l'une ne se lasse pas d'entendre, et l'autre de parler.

Madeleine reconduit ordinairement Ernestine jusqu'à la plaine au bout de laquelle on aperçoit la maison qui appartenait au marquis de Bréville. La jeune fille ne va jamais plus loin. Là Ernestine l'embrasse, en lui disant: «A demain!»

Dufour a demandé ce qu'était devenue la jeune orpheline; on se contente de lui dire que Madeleine a voulu retourner chez Jacques, mais il n'est pas dupe de cette réponse.

On attend avec impatience des nouvelles de Victor. Le séjour de Bréville est devenu triste. Ernestine parle à peine et soupire sans cesse. M. de Noirmont s'ennuie de n'avoir personne pour jouer ou chasser.

Huit jours s'écoulent: on reçoit enfin une lettre de Victor. M. de Noirmont se hâte de la lire devant sa femme et Dufour.

«Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que j'aurais voulu avoir de meilleures nouvelles à vous annoncer. Ce n'est pas sans peine que j'ai pu rejoindre Armand. Il passe ses journées et souvent ses nuits hors de chez lui. Je l'ai vu enfin, et, après lui avoir remis la somme que vous m'aviez confiée, je me suis permis de lui donner quelques conseils, de lui parler au nom de sa famille. Armand a fort mal reçu mes avis; je n'ai plus reconnu en lui ce jeune homme étourdi, mais aimable, dont j'étais autrefois l'ami. Pourtant je ne veux pas renoncer encore à l'espoir de vous le ramener... Je tenterai de nouveaux efforts, peut-être serai-je plus heureux.

»Victor Dalmer

«Votre frère n'en veut faire qu'à sa tête! dit M. de Noirmont; on ne le ramènera pas!...

»—Fatal séjour de Paris! dit Ernestine. Mon frère s'y est perdu!...—On se perd partout, madame, quand on ne veut écouter que ses passions!...

»—Et il ne parle pas de mes pantalons! murmure Dufour: c'est bien singulier!... Ma portière les aurait-elle égarés!...»

Cette lettre ne ramène pas la gaieté à Bréville. M. de Noirmont s'inquiète de l'avenir de son beau-frère. Ernestine, au chagrin que lui donne la conduite d'Armand, sent se joindre l'ennui que lui cause l'absence de Victor; elle craint que cette absence ne se prolonge beaucoup. Quant à Dufour, il est fort inquiet de ses pantalons. C'est donc avec autant d'étonnement que de joie qu'un matin, six jours après sa lettre, on voit arriver Victor.

On va au-devant de lui, on l'entoure.

«Vous revenez seul? dit Ernestine.

»—Oui, madame,» répond Dalmer en baissant tristement les yeux. «D'après ma lettre, sans doute, on ne m'attendait pas si tôt; mais, il y a trois jours, j'ai eu occasion de revoir M. de Bréville; j'ai pu me convaincre alors que tous mes efforts près de lui seraient désormais inutiles... et je suis parti.

»—Je vous comprends, mon cher monsieur Dalmer,» dit M. de Noirmont en serrant la main du jeune homme; «je ne vous sais pas moins bon gré de ce que vous avez fait. Armand continue ses folies, n'est-ce pas?... et l'argent qu'il a reçu va encore aller se perdre dans les jolies sociétés qu'il préfère à la nôtre!...»

Victor incline la tête sans répondre.

«Et... et mes... et M. Saint-Elme?» dit Dufour, qui n'a pas osé lâcher le mot qu'il avait sur le bout de la langue en voyant l'air sérieux de son ami.

«—Je n'ai vu M. Saint-Elme qu'une fois; il a eu l'air d'appuyer mes avis; m'a juré qu'il engageait chaque jour Armand à revenir près de sa sœur. Je n'ai pas été dupe de ces mensonges, et j'ai laissé voir à ce monsieur ce que je pensais de sa conduite; mais cet homme a un front extraordinaire! Quand on lui dit les choses les plus désagréables, il redouble ses assurances de dévouement, ses protestations d'amitié. C'est bien de ces gens que l'on met à la porte et qui rentrent par la fenêtre!»

En entrant dans le salon, Victor cherche des yeux Madeleine; mais il n'ose prononcer son nom. Il trouve enfin le moment de s'approcher d'Ernestine et s'empresse de s'informer de la jeune fille. Ernestine lui apprend ce qui s'est passé. Victor est désolé, car il sent bien qu'il est le premier auteur de tous ces événemens. Il se promet de se rendre bientôt à la maisonnette du garde.

Seul avec Dufour, Victor lui dit: «Je n'ai pas voulu apprendre à monsieur et madame de Noirmont tout ce que je sais sur leur frère; j'aurais craint de les faire rougir. La conduite de ce jeune homme est indigne; il se ruine dans les tripots,... fréquente les plus mauvais sujets de Paris.

»—Je l'avais prédit!... Est-ce que tu ne te rappelles pas que je l'avais prédit?... As-tu fait ma commission.

»—Enfin, Armand a osé emprunter trente mille francs sur cette propriété qui n'est plus à lui,... en laissant croire qu'il en est toujours possesseur.

»—Diable! mais ça devient très-vilain cela!... Et tu n'as pas été chez ma portière?....—Voici comment j'ai appris cela. J'étais chez Armand quand la personne qui lui a prêté cette somme y est venue: c'est un brave homme qui n'a pas la moindre défiance. Sachant que j'arrivais de Bréville, il m'a demandé des détails sur cette propriété en disant: M. le marquis semble avoir l'intention de vendre sa terre, et, s'il ne peut sans se gêner me rembourser mes trente mille francs, je pourrai m'arranger de sa propriété.

»—C'est commode!... et le beau-frère!... Tu as dit alors qu'il l'avait achetée, et puis tu as été voir pour mes...—Pouvais-je perdre Armand, le déshonorer?... J'ai gardé le silence; mais après le départ de son créancier, je lui ai demandé ce qu'il comptait faire. Il m'a juré qu'avec l'argent de M. de Noirmont il allait rembourser une partie de ce qu'il devait, qu'il prendrait des arrangemens pour le reste. Je l'ai quitté;.... mais je surveillais sa conduite: le soir il a joué et perdu la somme que je lui avais apportée!...

»—C'est infâme!... c'est horrible!... Mais enfin, fais-moi le plaisir de me répondre.... Me rapportes-tu mes pantalons?...—Eh! morbleu, j'avais bien autre chose à penser que d'aller m'occuper de tes culottes!—Ah! c'est ça!... comme c'est aimable!.... Si M. Armand se ruine, j'en suis bien fâché,... mais je ne crois pas que ce soit une raison pour que je mette toujours un pantalon de drap par la grande chaleur... quand j'en ai de nankin à Paris. Pourvu que ma portière ne les fasse pas porter à son mari!... voilà ce dont j'ai peur!

»—Et.... Madeleine a donc quitté cette maison?» dit Victor en regardant attentivement Dufour pour voir s'il se doute de la vérité.

«—Oui, cette jeune fille a voulu retourner avec son ami Jacques, à ce qu'on dit ici; mais tu entends bien que je n'en crois rien... Je ne suis pas de ces gens qui croient tout, moi. M. de Noirmont aura découvert une intrigue...—Quelle intrigue?—Je n'en sais rien; mais certainement cette petite avait des intrigues... Pendant qu'elle prenait séance avec moi, elle ne cessait de soupirer;.... et quand une jeune fille soupire,... on sait ce que ça veut dire.

»—Te voilà bien, avec tes conjectures... D'abord c'était d'Armand que Madeleine était amoureuse;... à présent, ce sont des intrigues! et avec qui?—Ah! avec qui... je ne serais pas éloigné de croire que M. Chéri Montrésor... Hem!... il rôdait du côté de Madeleine quand sa femme ne le voyait pas...—Tu es fou, Dufour.—Oh! que non.... Je crois qu'on a renvoyé la petite, parce que cela était urgent... Tout en faisant son portrait, il m'a semblé que sa taille... hum!...

»—Dufour, c'est affreux ce que tu dis là!... Si tu ne me faisais pas pitié, je t'apprendrais à tenir de pareils propos!...—Eh! mon Dieu! qu'est-ce que tu as donc?... pour un mot en l'air... tu t'emportes,... tu te fais le champion, le chevalier de Madeleine!... Est-ce que tu es amoureux aussi de celle-là?—Je fais plus, je l'admire,... je la respecte!... Dufour, plus un mot contre elle, ou nous nous fâcherons sérieusement.»

Victor quitte brusquement Dufour, et celui-ci se dit: «Il l'admire!... il la respecte!... Il y a quelque chose là-dessous,... car il n'a pas l'habitude de respecter les jeunes filles.»

Victor est sorti de la maison. Quoiqu'un peu fatigué par le voyage et le trajet qu'il a fait pour venir de Laon à Bréville, il ne veut point passer la journée sans revoir Madeleine. Ernestine lui a indiqué le chemin qu'il faut suivre pour arriver à la maison du garde. Ernestine aurait bien voulu accompagner Victor, mais c'est impossible; et maintenant qu'il est revenu, elle n'osera se rendre près de la jeune fille que lorsqu'elle saura Victor avec M. de Noirmont; elle sent bien maintenant que le moindre soupçon d'intelligence entre elle et Dalmer mettrait son mari sur les traces de la vérité.

Victor a bientôt franchi la plaine, traversé le bois; il aperçoit la demeure du garde, il va frapper à la porte: c'est Madeleine qui lui ouvre; elle reste saisie en le voyant. Un vif incarnat vient colorer ses joues, ses yeux brillent de plaisir, et elle peut à peine balbutier: «C'est vous, monsieur Victor!...—Oui, Madeleine, c'est moi... Je suis arrivé de Paris ce matin et j'accours... Il me tardait de vous voir, de vous dire tout ce que je pense..... Quoi!.... c'est pour moi que vous venez ici.... pour me voir!... Ah! ma bonne amie ne pourra plus dire que je suis malheureuse.—Est-ce que je ne puis pas entrer, Madeleine, pour causer avec vous?.....—Oh! mon Dieu!.... et Jacques qui est là;... il se repose, il dort en ce moment; mais s'il vous voyait...—Vous avez raison; il doit bien me haïr,... me mépriser, car je suis l'auteur de toutes vos peines...—Allez dans le bois... là bas... à gauche;... je vais aller vous rejoindre, et nous pourrons causer sans craindre Jacques.»

Victor se rend du côté du bois que Madeleine lui a indiqué, il s'assied sur un arbre abattu en attendant la jeune fille. Elle ne tarde pas à paraître: une petite robe bleue sans ornement, sans garniture, une ceinture noire, un fichu de soie sur le cou, un chapeau de paille à grands bords et dont les rubans flottent sur ses épaules, voilà toute la toilette de Madeleine. Mais en ce moment ses yeux expriment tant de trouble et de plaisir, son teint est si rose, son sourire si doux, sa démarché si légère, que Madeleine est vraiment jolie, et Victor est surpris de le remarquer pour la première fois.

«Me voici,» dit la jeune fille en s'asseyant près de Victor; «je suis bien fâchée de ne pas vous recevoir dans la maison, mais...—Ah! Madeleine, est-ce que vous me devez des excuses, lorsque je cause toutes vos peines, si vous saviez quel chagrin j'ai éprouvé en ne vous retrouvant plus à Bréville et en apprenant que M. de Noirmont vous avait renvoyée!—Oublions cela, monsieur... Je me trouve si heureuse maintenant... je suis bien récompensée de ce que j'ai fait...—Je n'oublierai jamais ce que je vous dois de reconnaissance. Bonne Madeleine! il y a peu de femmes qui agiraient comme vous.—Peut-être n'ai-je pas autant de mérite que vous le croyez?... Si on lisait dans le cœur des gens... ce qu'on nomme leurs belles actions semblerait alors tout naturel. Ne doit-on rien faire pour ceux qu'on aime?... et j'aime tant ma compagne d'enfance!—Mais, moi, Madeleine, moi, qui suis l'auteur de tous les chagrins que vous avez eus depuis quelque temps, vous devez me haïr...

»—Vous haïr?» s'écrie Madeleine; puis elle s'arrête et reprend en baissant les yeux: Oh! non, monsieur, c'est impossible!... N'est-ce pas vous qui m'avez ramenée près de ma chère Ernestine?...—Devais-je vous ramener près d'elle, pour être ensuite cause que vous la quitteriez?...—De grâce, monsieur, ne parlons plus de cela... Ernestine vient souvent me voir; elle me parle de... de tout ce qui l'intéresse... Ici je ne me trouve pas à plaindre: je ne manque de rien, et si vous avez la bonté de penser encore à moi... de venir quelquefois, en vous promenant, me donner des nouvelles de Bréville... Oh! je vous assure que je me trouverai bien heureuse.—Oui, Madeleine, je viendrai le plus souvent que je pourrai... quelquefois je tâcherai qu'Ernestine m'accompagne.

»—Ah, oui, répond Madeleine en pâlissant; «oui, vous viendrez avec elle... cela vaudra mieux... le chemin vous semblera moins long... et puis ça vous ennuierait de ne parler qu'avec moi qui ne sais rien dire!...

»—Que dites-vous là, Madeleine? est-ce qu'on s'ennuie près de ceux qu'on aime, et désormais je vous aime comme une sœur; de votre côté, voyez en moi un frère... traitez moi comme tel... Puissé-je quelque jour mériter ce titre en réparant le mal que j'ai fait, en assurant votre sort! Vous devez faire le bonheur d'un époux; je veux vous voir unie à un homme qui sache apprécier votre belle ame, qui soit digne de vous, qui...»

Madeleine, qui écoutait Victor d'un air impatient, l'interrompt en s'écriant: «Non, monsieur, non, je vous en prie, ne vous occupez jamais de cela... Madeleine ne veut pas, ne doit pas se marier; sans parens, sans nom... elle restera ce qu'elle est... Je vous en prie, monsieur, ne me parlez pas de cela... vous me feriez de la peine.»

Madeleine détourne la tête pour cacher de grosses larmes qui viennent de tomber de ses yeux; Victor lui prend la main en lui disant:

«Pardonnez-moi... je ne pensais pas vous faire du chagrin... mais si vous refusez tout ce que je voulais faire pour assurer votre sort à venir, vous accepterez au moins mon amitié.

»—Votre amitié! oh! oui, monsieur.—Et vous me donnerez la vôtre?...—Vous l'avez depuis long-temps, et je ne sais pas reprendre ce qu'une fois j'ai donné.»

En ce moment on entend la voix de Jacques qui appelle Madeleine. «Il est éveillé,» dit la jeune fille en se levant; «je rentre bien vite pour qu'il ne vienne pas par ici. Adieu, M. Victor, adieu... Pensez quelquefois à Madeleine, et elle ne sera pas malheureuse?»

En prononçant ces mots, la jeune fille serre tendrement la main qui tenait encore la sienne; puis elle se sauve à travers le bois, comme si elle craignait de laisser voir la rougeur qui couvre son front. Victor s'éloigne aussi, et retourne à Bréville, en cherchant à découvrir la cause des pleurs qu'il a vus dans les yeux de Madeleine.

Quinze jours se sont passés, Victor a repris le billard et les échecs avec M. de Noirmont; Ernestine a recouvré un peu de gaieté: mais Dufour ne trouvant plus personne qui veuille poser, parle quelquefois de retourner à Paris; alors Ernestine se fâche et lui dit qu'il est son prisonnier jusqu'à la fin de la saison. M. et madame Montrésor viennent souvent à Bréville; les Pomard n'y reparaissent plus.

Victor est retourné pour voir Madeleine; mais Jacques était là, et Victor n'a pas osé parler à la jeune fille; ensuite, lorsque M. de Noirmont le laisse libre, le jeune homme recherche d'autres entretiens. On fait toujours passer l'amour avant l'amitié, et l'on a raison: l'un n'a qu'un temps, l'autre sait attendre.

Une après-dînée, pendant un violent orage qui ne permettait pas de songer à la promenade, Dufour, assis contre une fenêtre du salon qui donnait sur la route, regardait tomber la pluie en disant: «C'est très-difficile en peinture de rendre cet effet-là.»

Tout-à-coup il pousse une exclamation de surprise; Ernestine le regarde.

«Qu'avez-vous donc, M. Dufour?—Madame, c'est que je viens d'apercevoir là-bas, sur la route, deux voyageurs, et on dirait.... oui, vraiment, on dirait que c'est M. votre frère, avec son ami M. de Saint-Elme.

»—Mon frère! s'écrie Ernestine.—Armand!» dit M. de Noirmont en quittant sa partie d'échecs. Aussitôt tout le monde court à la fenêtre, d'où l'on peut voir au loin sur la route, et on aperçoit en effet deux voyageurs qui viennent du côté de Bréville; mais Ernestine s'écrie: «Oh! non, ce n'est pas mon frère... à pied..... par le temps qu'il fait.... ce ne peut pas être Armand.»

Dans les deux piétons qui s'avançaient, bravant la pluie et l'orage, il était effectivement difficile de reconnaître les mêmes hommes qui, quelque temps auparavant, avaient quitté Bréville. Pourtant c'étaient bien le jeune marquis et son compagnon ordinaire: bientôt il n'est plus permis d'en douter.

«Oui,... c'est lui!... mon pauvre frère!» En disant ces mots, Ernestine quitte la croisée pour aller sous le vestibule au-devant d'Armand, tandis que M. de Noirmont s'écrie: «Et il nous amène ce Saint-Elme;.... en vérité, ceci passe la permission... Mais maintenant que cette maison m'appartient, je ne cacherai pas à ce monsieur ce que je pense; j'espère qu'il ne nous restera pas long-temps au moins!

»—Les voici qui entrent dans la cour,» dit Dufour en poussant Victor. «Hum!... comme Armand est changé!... Et le beau Saint-Elme!.... diable! il y a moins d'élégance dans cette toilette-là...... Malgré cela,... tiens, vois,... c'est la même démarche,... la même assurance;.... et, quoiqu'il arrive trempé comme une soupe, il fait autant d'embarras que s'il descendait d'un équipage à huit chevaux.»

Les voyageurs entrent bientôt dans le salon. Armand est à peine reconnaissable, quoiqu'il se soit écoulé bien peu de temps depuis qu'il a quitté le domaine de son père. Il semble vieilli de plusieurs années; il est d'une maigreur, d'une pâleur effrayante; ses yeux sont rouges, caves, et il les tient presque constamment baissés; ses sourcils ont pris au jeu l'habitude de se froncer, et son front en a conservé une expression sombre et soucieuse. Sa mise est celle qu'il portait habituellement à la campagne; seulement, son col de chemise, autrefois bien blanc, bien empesé, dénote maintenant trop de négligence.

Saint-Elme a un pantalon à passe-poil, qui dessine très-bien ses formes, mais qui est crotté jusqu'aux genoux. Son habit bleu est boutonné hermétiquement jusque sous le cou; il a une cravate noire, mise militairement, et ne laissant rien voir d'une chemise: il tient à la main une cravache, et essuie avec un foulard son chapeau tout trempé.

«Nous voilà!» s'écrie Saint-Elme, en entrant dans le salon d'un air aussi riant qu'il en était sorti; «je vous ramène l'enfant prodigue:... oh! je savais bien que je vous le ramènerais...... Quand je me mêle d'une chose, c'est comme si elle était faite... Bonsoir, M. de Noirmont,... chasseur intrépide et diligent!... j'avais hâte de revenir près de vous... Voilà le mois de septembre qui approche, l'ouverture de la chasse.... Comme nous allons lutter ensemble à qui en abattra le plus... Salut à notre ami Dalmer...... Vous le voyez, monsieur Dalmer, je tiens la parole que je vous avais donnée; je ramène Armand dans sa famille... Ah! il n'y a rien de tel qu'une famille!.... on sent cela surtout quand on en est éloigné... Eh!... voilà notre cher artiste! Bonsoir, Dufour..... J'étais encore avant-hier chez un député qui est fou de vos tableaux,... de votre talent... Quand je lui ai dit que je vous connaissais, il enviait mon bonheur, il aurait voulu se mettre dans ma poche. Je vois avec plaisir que tout le monde se porte bien.... Ah! maudite route!... diable d'orage qui nous a surpris... je voulais attendre des chevaux,... une voiture; mais Armand était si pressé d'arriver,.... de revoir ses parens,... ses amis,... c'est bien naturel..... et voilà pourquoi nous sommes si mouillés.»

Pendant que Saint-Elme donne carrière à son impudence, Armand s'est avancé vers son beau-frère, qui lui tend la main d'un air plutôt affligé que fâché. Le jeune homme fait à Dalmer un salut contraint. On voit qu'il est embarrassé, qu'il semble honteux de lui-même. Enfin il se jette dans un fauteuil en disant tristement:

«Oui,... me voilà!

»—J'aurais voulu que ce fût plus tôt, répond M. de Noirmont; mais je suis toujours bien aise de votre retour... Ce qui me fâche... c'est...»

M. de Noirmont finit sa phrase tout bas en désignant Saint-Elme, et Armand répond d'un ton aigre: «Je vous assure, monsieur, que vous le jugez mal!..... Ce n'est pas sa faute si j'ai été malheureux à Paris,... si le sort m'y a poursuivi d'une façon si cruelle... On a calomnié Saint-Elme près de vous... Il n'a pu m'aider; il a éprouvé aussi de grands revers de fortune;... mais il m'est attaché, et le mal recevoir, ce serait me montrer que ma présence vous déplaît aussi.

»—Allons, vous voilà! toujours le même, toujours exalté dans votre manière de voir... Plus tard vous jugerez mieux ce sincère ami.... En attendant, quoique j'eusse préféré vous revoir sans lui, pour vous être agréable, je ne lui dirai pas tout ce que je pense.»

Pendant cette conversation, Saint-Elme a continué d'essuyer son chapeau; ensuite il s'est mis devant une glace, et a passé sa main dans ses cheveux, tout en disant:

«C'est très-drôle d'arriver comma ça!... à pied... et par un orage... Si on ne savait pas qui nous sommes, je vous demande pour qui on nous prendrait... Il me semble que madame de Noirmont a pris un peu d'embonpoint, ce qui lui sied à ravir.»

Ernestine ne répond rien à ce compliment et ne daigne même pas regarder Saint-Elme, elle s'approche de son frère et lui dit:

«Pourquoi donc être venu par l'orage?... tu as l'air malade,... souffrant.—Moi, je n'ai rien.

»—Je vous assure, belle dame, que nous nous portons fort bien,... dit Saint-Elme, mais Armand a toujours eu l'air délicat... et puis, à Paris, nous avons fait un peu le libertin,... le séducteur.»

Ernestine continue de s'adresser à son frère sans répondre à Saint-Elme:

«Tu dois avoir besoin de changer de vêtemens...—Ce que je désire avant tout c'est me reposer; car cette route par la pluie m'a horriblement fatigué.... Ma chambre est-elle toujours libre?—Sans doute, elle t'attend.—Je vais y monter. Ah! j'ai grand besoin de repos! demain nous causerons... Saint-Elme, ne venez-vous pas aussi dans votre appartement?

«—Non, mon cher, je ne suis pas pressé de dormir, et je ne quitterai pas si vite une société que je suis enchanté de revoir... Et puis la route m'a donné de l'appétit;.... nous avons cependant fait un dîner excellent;... c'est égal, je crois que je souperai volontiers, moi qui ne soupe jamais.

»—A votre aise alors.»

En disant cela, Armand s'incline légèrement devant la compagnie et quitte le salon. Mais en passant près de Victor, il lui dit à l'oreille: «Je compte, monsieur, sur votre discrétion.» Et Victor fait un signe de tête affirmatif.

«Est-ce bien là mon frère?» dit Ernestine, regardant le jeune marquis s'éloigner. Lui, autrefois si gai, si aimable!... ah! je ne le reconnais plus!»

Saint-Elme est resté dans le salon où il se promène en se mirant dans les glaces avec autant d'effronterie qu'avant son départ. Dufour ne peut s'empêcher d'admirer son assurance, qui l'empêche de s'apercevoir du ton plus que froid avec lequel on l'a reçu, ou qui du moins fait qu'il n'en est pas pour cela moins à son aise. M. de Noirmont dit à Victor: «Reprenons notre partie d'échecs... L'arrivée de monsieur ne doit pas nous déranger.

»—Eh bien! mon cher Dufour,» dit Saint-Elme en allant frapper sur l'épaule du peintre, «depuis mon départ... nous avons dû faire bien des portraits ici...... hein!... ha ça! j'espère que mon tour viendra aussi.—Votre tour,... pourquoi?—Pour mon portrait... On fait maintenant les personnes en pied, mais en petit,... c'est plus gracieux:... il faudra me faire comme cela...—Ah! oui, pour servir de pendant à mon tableau de la forêt de Compiègne......—Justement. Et ces bons voisins, donnez-m'en donc des nouvelles, monsieur de Noirmont? ces aimables Montrésor;... cet espiègle M. Pomard a-t-il beaucoup chassé avec vous?...

»—Monsieur, permettez,... je suis occupé de mon jeu...—Ah! c'est juste!.... pardon... Jeu superbe que les échecs!... j'y jouerais fort bien, si cela ne me donnait pas la migraine... Je parie que notre artiste est toujours passionné pour le loto... Voyons mon cher Dufour, y avez-vous beaucoup joué pendant mon absence?... Vous devez être bien joyeux quand vous gagnez un quine!...

»—J'ai dans l'idée que dans ce moment un quine ne vous ferait pas de peine non plus, monsieur de Saint-Elme!» répond Dufour d'un air goguenard.

«—Oh! pardieu, non:... j'ai essuyé cet été des pertes horribles; plus de deux cent mille francs que j'ai perdus....—A la roulette?...—Non pas dans des faillites... j'avoue que cela m'a un peu gêné.—Et vos vignes en Bretagne?—Elles ont coulé... Il n'y a rien de traître comme la vigne... Je ne m'affecte pas beaucoup de tout cela, parce que je suis bien sûr d'hériter de vingt milles livres de rente d'une tante qui m'adore... c'est comme si je les tenais; mais cela m'a contrarié à cause d'Armand,... qui a fait des folies!...

»—Des folies!» dit M. de Noirmont qui ne peut plus se contenir; «vous êtes bien modeste, monsieur...... Un jeune homme qui, en moins de dix-huit mois, a mangé toute sa fortune,... qui, pendant son dernier séjour à Paris, y a englouti dans des tripots le pris de cette propriété, qui était sa dernière ressource...... Ah! ce sont là plus que des folies, monsieur; et je devais espérer que vous, qui vous disiez l'ami d'Armand, et qui, certes, ne manquez pas d'expérience, je devais espérer que vous arrêteriez ce jeune homme dans la route du vice, au lieu de l'aider à se ruiner.»

M. de Noirmont a parlé avec chaleur, son front est sévère, son regard semble interroger Saint-Elme; mais celui-ci, sans être nullement décontenancé, se met à sourire, et répond d'un air de bonhomie:

«J'étais sûr que vous me diriez cela... je m'y attendais... En venant avec Armand, je lui disais: Ton beau-frère va me gronder;... il croira que je t'ai donné de mauvais conseils... et, dans le fait,... je suis de bonne foi, moi, à votre place, je le croirais aussi?... Cependant, je puis vous jurer que je suis pour le moins aussi fâché que vous de ce qu'Armand soit ruiné. S'il avait suivi mes avis, il n'aurait pas perdu son argent au jeu, surtout à la roulette... mauvais jeu où tout l'avantage est pour le banquier... Le trente-et-un... passe encore, on n'a que le refait contre soi... Quant aux femmes... Ah! je voulais lui faire faire des connaissances précieuses,... des dames distinguées qui l'auraient poussé dans les grandeurs,... dans les honneurs,... que sais-je?... mais c'est un fou!... Quand deux beaux yeux lui avaient tourné la tête, il ne regardait à aucun sacrifice pour les admirer à son aise... J'ai eu plus d'une fois avec lui des scènes très-vives,... des altercations graves;... nous avons même été sur le point de nous battre;... mais je me suis dit: Ce jeune homme n'a pas mauvais cœur; quand je lui donnerais un coup d'épée, ce n'est pas ça qui le corrigera de ses défauts!... Ses respectables parens me l'ont confié, je ne dois pas me brouiller avec lui... Et voilà pourquoi je ne l'ai pas quitté. Il est même cause que j'ai négligé mes affaires, mes propres intérêts. A la rigueur, je pourrais dire qu'il m'a coûté beaucoup d'argent;... mais je suis trop délicat pour jamais lui parler de cela.»

M. de Noirmont ne dit plus rien; c'était le parti le plus sage. Et d'ailleurs Saint-Elme a une manière de répondre qui, sans le convaincre, l'étourdit encore.

Au bout d'un moment, l'ami d'Armand s'écrie: «Eh bien! mais je n'ai pas encore aperçu la petite Madeleine, la protégée de madame de Noirmont? Est-ce que vous l'auriez mariée pendant mon absence?

»—Non, monsieur, répond sèchement Ernestine, elle n'est pas mariée; mais elle n'habite plus ici.

»—Elle n'habite plus ici!... ah! fort bien,... j'entends... La petite orpheline a eu quelque aventure,... un moment de faiblesse... Au fait, elle avait l'air très-sentimental, cette petite.

»—Monsieur!» s'écrie Victor en quittant le jeu, «parlez avec plus de ménagement de cette jeune fille!.... C'est sans doute parce que vous la croyez à présent sans protecteur que vous vous permettez de tels propos sur son compte; mais je vous préviens que je ne le souffrirai pas... et...

»—Eh! mon Dieu, mon cher monsieur Dalmer!... qu'est-ce qui vous prend donc?... En vérité, je ne sais pas ce qui s'est passé ici,... mais tout le monde se fâche, s'emporte pour des riens!... Soyez le chevalier de mademoiselle Madeleine, vous en êtes bien le maître... Quant à sa vertu,... je ne peux pas l'attaquer, je ne la connais pas;... mais on peut bien se permettre une légère plaisanterie!...

»—Non, monsieur; quand il s'agit d'une pauvre fille que tout le monde abandonne, ce n'est pas le cas de plaisanter.

»—Allons, monsieur Victor, venez-vous finir la partie?» dit M. de Noirmont. Victor va se rasseoir; et Saint-Elme se rapproche de Dufour, auquel il dit à l'oreille: «Mon cher artiste, vous me conterez tout cela... Dalmer aura fait un enfant à la petite, et c'est pour cela qu'il ne veut pas qu'on plaisante sur sa vertu!... Ah! ah! vous ne répondez pas?... Je gage cent louis que c'est la vérité.—Je tiens le pari; si vous voulez mettre au jeu.»

La partie achevée, chacun se hâte de se retirer. Saint-Elme seul va, avant de se coucher, faire un tour à l'office, où, malgré l'excellent dîner qu'il a dit avoir fait, il soupe très-copieusement.

M. de Noirmont espère que son beau-frère n'a pas dissipé toute la somme qu'il lui a envoyée par Dalmer. Le lendemain matin, apercevant Armand dans le jardin, il s'empresse de le rejoindre, et, tout en causant de sa situation, aborde enfin ce sujet.

«Je n'ai plus rien,» répond Armand d'une voix sombre! «j'ai tout perdu, tout absolument,... et, poursuivi par quelques créanciers, j'ai dû même leur abandonner mon mobilier,... tout ce que j'avais...—Malheureux jeune homme!... que comptez-vous faire maintenant?—Je n'en sais rien;... mais je vous en prie, monsieur, point de reproches,... de sermons, tout cela serait inutile à présent, et je ne suis point d'humeur à les entendre... Si mon séjour ici vous déplaît, vous n'avez qu'un mot à dire, et....—Monsieur, je n'oublierai jamais que vous êtes le frère de ma femme... vous serez toujours chez moi comme chez vous. Quand vous serez plus calme,... que vous voudrez m'entendre, nous aviserons à ce que vous pourriez faire encore.»

Saint-Elme, qui a entendu cette conversation, s'approche d'Armand quand M. de Noirmont est éloigné, et lui dit: «Je gage que ton beau-frère va te proposer une place de douze cents francs dans les droits-réunis... pour te refaire, pour que tu t'amendes... Un marquis inspecteur à cheval.... ah! ah!.... comme ce serait drôle!...

»—Ah! Saint-Elme, tu plaisantes! moi, je n'en ai plus le courage,» répond Armand en marchant à grands pas dans les allées du jardin.

«—Eh! mon cher! il faut bien prendre son parti... Je crois que le beau-frère ne serait pas si aimable, s'il savait que tu dois trente mille francs que l'on t'a prêtés sur cette maison... qui n'était plus à toi!... ah! ah!... Mais quand ton créancier viendra voir cette propriété... ça deviendra plus embarrassant.

»—Oui, j'ai perdu ce que mon père m'avait laissé... Cette maison... où fut élevée mon enfance,... où je suis né, cette maison ne m'appartient plus... Se ruiner en moins de deux ans!... ah! c'est affreux!... je me déteste,... je me méprise...

»—Fi donc!... Est-ce qu'à ton âge on doit parler ainsi?... Tous les hommes font des folies... On tombe, mais on se relève!...—Et ces trente mille francs que je dois... comment les paierai-je?—Tu diras comme Figaro: Quand on doit et qu'on ne paie pas, c'est comme si on ne devait pas.—Mais vais-je donc passer le reste de ma vie ici,... privé de tous plaisirs?... Ne pourrais-je plus retourner à Paris,... où peut-être le sort se lasserait de me poursuivre, si j'avais de quoi le tenter encore...—Ah! oui,... voilà le cruel;... car, enfin, la chance ne peut pas toujours rester la même;... il faut bien qu'elle tourne.... mais pour se refaire il faut encore de l'or... Si ton beau-frère voulait t'en prêter...—Oh! jamais je n'oserais,... et d'ailleurs il croirait faire beaucoup en faisant très-peu;... il m'imposerait des conditions,... je n'en veux pas recevoir.—Alors attendons!... Le hasard peut nous devenir favorable! Il ne faut jamais se désespérer; c'est un mauvais système.»

Armand, qui ne conserve point d'espérance, quitte Saint-Elme pour chercher la jeune fille qu'il a laissée à Bréville; il se rappelle que Madeleine l'aimait sincèrement, et, aux jours de l'infortune, on se souvient de ceux qui nous aiment.

Le jeune homme s'informe à sa sœur de son amie d'enfance.

»Madeleine ne demeure plus ici,» lui répond Ernestine avec embarras; «elle est retournée avec Jacques.—Quoi! ma sœur, vous avez renvoyé cette petite... que vous aviez l'air de tant aimer!—Ah! je l'aime toujours autant;... mais mon mari... a eu quelques mots avec Madeleine, et...—Je vous entends... Pauvre fille!... J'irai la voir; je sens que sa vue me fera plaisir;... cela me rappellera ce temps... qui a fui si vite... et pour ne plus revenir.»

Armand s'est fait indiquer la demeure de Jacques. Saint-Elme, qui ne s'amuse pas beaucoup dans une maison où chacun l'évite, court sur les pas d'Armand, qu'il vient de voir traverser la plaine.

«Où vas-tu par là?» dit Saint-Elme en rejoignant son ami.—«Voir quelqu'un que j'aime, et dont il me semble que la présence adoucira un peu mes peines... Je vais près de Madeleine, que le mari de ma sœur a forcée de quitter Bréville.—Ah! tu vas voir l'orpheline. Diable! mais c'est romantique!—Ne m'accompagne pas, Saint-Elme; tu ne comprends pas cette amitié de frère qui nous unit à des compagnons de notre enfance;... tu t'ennuierais avec Madeleine!—Eh! que diable veux-tu que je fasse chez ton cher beau-frère?... il me regarde en se gonflant comme une grenouille; ta sœur se sauve dès qu'elle m'aperçoit; ce petit Dalmer se donne aussi des airs d'humeur! le gros Dufour fait le portrait de la fille du concierge. C'est à périr d'ennui; on ne voit même plus cette agaçante Pomard et son délicieux frère... Je t'accompagnerai... Ah! n'aie pas peur, je te laisserai causer,... pleurer même avec l'amie de ton enfance. Que sait-on?... je pleurerai peut-être aussi. A la campagne il faut bien faire quelque chose!»

Armand continue son chemin et laisse Saint-Elme marcher à côté de lui. Il est triste, pensif, et n'écoute plus les réflexions de son compagnon.

Ils arrivent devant la maison de Jacques.

Madeleine est assise contre une fenêtre du rez-de-chaussée dans la chambre qu'elle habite. Elle travaille lorsque les nouveau-venus s'approchent. Quand elle lève les yeux, Armand est devant elle arrêté contre la croisée.

Madeleine pousse un cri de joie, et jette son ouvrage en disant: «Armand!... monsieur le marquis!» puis elle sort de la maisonnette et vient se jeter dans les bras de son ancien ami.

«—Oui, Madeleine, c'est Armand... ton ami....—Ah! vous voilà donc enfin de retour.... Qu'on doit être content à Bréville!... vous êtes revenu! on vous désirait avec tant d'impatience!»

Armand ne répond rien. Saint-Elme s'empresse de dire: «Oh! oui, on a été enchanté de nous revoir!... on est d'une joie extraordinaire!...

»—Mais entrez donc;... venez vous reposer, prendre quelques rafraîchissemens. Jacques n'est pas là;... mais il sera bien content que vous lui fassiez l'honneur de vous reposer chez lui.

»—L'honneur!... Ah! ma pauvre Madeleine!... c'est de l'amitié,... c'est pour un moment l'oubli de mes chagrins que je viens chercher près de toi.

»—Oui, sans doute, dit Saint-Elme, de l'amitié,... de la franche amitié;.... mais avec ça nous prendrons bien des œufs frais.... ça n'empêche pas de causer... et ça m'occupera, moi.»

Armand suit Madeleine dans la maison. La jeune fille s'empresse d'offrir du lait, des œufs, des fruits. Armand ne prend rien; il va s'asseoir contre la fenêtre; Saint-Elme se met à table et se fait des mouillettes en murmurant: «A la guerre comme à la guerre!... C'est étonnant comme je deviens champêtre!»

Madeleine voit bien que le jeune marquis est triste et tourmenté; elle n'ose le questionner. Celui-ci lui avoue une partie de ses fautes; avec elle il ne cherche pas à dissimuler ses torts; il s'accuse, et la jeune fille le plaint, le console; les expressions de son amitié sont si douces, si persuasives, qu'Armand se sent moins malheureux en l'écoutant.

«—Ah! Madeleine, il semble que si je t'avais toujours eue près de moi, je n'aurais pas cédé au mauvais génie qui m'entraînait... Tu me rappelles madame de Bréville, celle qui fut ma seconde mère, qui m'aimait comme son fils... En t'écoutant, je crois l'entendre encore... Madeleine, je viendrai souvent te voir.... Je me trouve moins coupable près de toi!

»—Oui, nous viendrons très-souvent, dit Saint-Elme; votre vin est un peu sur, mais vos œufs sont très-frais.» En ce moment, Jacques rentre, son fusil sous son bras; il salue les étrangers. Saint-Elme ne se dérange pas et continue de manger son œuf.

«Voilà M. le marquis de Bréville qui me fait l'honneur de venir me voir, dit Madeleine; il revient de Paris.

»—Oh! j'ai ben reconnu M. de Bréville, dit Jacques en saluant Armand; toutes les fois qu'il voudra nous honorer de sa visite, nous le recevrons de notre mieux. Les amis de Madeleine seront toujours les miens.

»—Ah! si je n'avais pas vendu le domaine de mon père,» dit Armand en soupirant, «Madeleine ne l'aurait jamais quitté... Pourquoi suis-je allé à Paris!.... fatal voyage!...

»—Allons, mon cher, ce qui est fait est fait! dit Saint-Elme; il ne faut pas toujours revenir là-dessus!... M. le garde, nous viendrons vous voir;... je chasserai par ici..—Il faut une permission, monsieur.—J'en aurai; je suis très-lié avec le propriétaire de ces bois-ci... C'est M. de...... de..... le nom m'échappe maintenant, n'importe. Je lui parlerai de vous, brave Jacques;... je pourrai vous être utile.—Monsieur, j'ai ce qu'il me faut et de quoi nourrir Madeleine; je ne demande plus rien à présent... que de la voir heureuse.—C'est très-bien;... vous êtes un digne homme et vous avez mon estime.... C'est dommage que vous n'ayez pas un fusil à piston;..... mais je vous en donnerai un, moi;... j'en ai cinq ou six. Allons, marquis, je crois qu'il est temps de retourner chez l'honorable beau-frère.»

Armand presse la main de Madeleine, dit adieu à Jacques, et s'éloigne avec Saint-Elme, qui fait au garde et à la jeune fille un salut protecteur.

CHAPITRE III.

Des Étrangers.

Plusieurs jours se sont écoulés depuis qu'Armand et son ami sont revenus à Bréville; mais au lieu d'y avoir ramené la gaieté, il semble que leur présence en ait entièrement banni la joie et le bonheur. Loin de diminuer, la tristesse d'Armand augmente chaque jour, car il s'y joint l'ennui d'une manière de vivre à laquelle il n'est plus accoutumé. Il fuit la société, passe toute la journée à se promener dans les bois, et pour toute distraction va voir Madeleine; mais souvent il reste près d'elle des heures entières sans prononcer un seul mot. Pendant ce temps Saint-Elme visite du haut en bas la maison du garde, mange ses œufs, boit son vin, et ne paie jamais.

Saint-Elme voit bien que sa présence n'est pas agréable à M. et madame de Noirmont, mais comme il serait fort embarrassé pour aller vivre ailleurs, il feint de ne point s'apercevoir de la froideur qu'on lui témoigne. Ernestine et Victor ne trouvent plus l'instant de se parler en secret: Saint-Elme n'ayant rien à faire, est toujours là, et semble prendre plaisir à observer ce que font les autres. Enfin M. de Noirmont s'inquiète de la position de son beau-frère, de son avenir, et dans le fond de son ame n'est nullement content de le voir établi chez lui avec son intime ami, sans prévoir comment il pourra s'en débarrasser.

Un matin, au moment du déjeuner, M. de Noirmont laisse paraître une vive satisfaction, en lisant une lettre qu'on vient de lui apporter.

«Voilà M. de Noirmont qui reçoit de bonnes nouvelles, dit Saint-Elme, ce n'est pas comme moi... j'en attends toujours et je ne reçois rien.

»—Oui, monsieur, voilà en effet une lettre qui me fait grand plaisir... car elle me donne l'espoir d'être utile à Armand. Ma chère Ernestine, il faudra faire un sacrifice pénible... mais pour rendre service à votre frère je suis persuadé que vous n'hésiterez pas.

»—Qu'est-ce donc?» dit Ernestine, tandis que tout le monde regarde M. de Noirmont avec curiosité, et que l'on attend avec impatience qu'il s'explique.

«—Voici ce que c'est: Vous rappelez-vous, Armand, qu'avant votre départ pour Paris, et pendant que vous me pressiez de prendre cette maison pour soixante mille francs, je vous ai parlé d'un certain comte de Tergenne qui désirait beaucoup acheter une propriété dans ce pays?

»—Je me le rappelle, dit Armand.—Oui... nous nous le rappelons,» murmure Saint-Elme, qui au nom du comte a renversé sur son pantalon la moitié de sa tasse de thé.

«—Eh bien! j'avais chargé un ami à Mortagne, dans le cas où M. de Tergenne y reviendrait, de lui témoigner le plaisir que j'aurais de le revoir. Cet ami m'apprend que mes désirs seront bientôt satisfaits... Tenez, voici ce qu'il me marque à ce sujet: «....M. de Tergenne est ici avec sa nièce; il compte se rendre précisément dans le pays que vous habitez; il désire s'y fixer. Je lui ai dit tout le plaisir qu'il vous ferait en allant vous voir à Bréville. Il a paru fort sensible à votre souvenir, à votre invitation, et me charge de vous dire qu'il profitera de la permission que vous lui accordez. Il doit se remettre en route ce soir; il voyage dans sa voiture, ainsi vous ne tarderez pas à recevoir sa visite.

»—Je ne vois pas en quoi la visite de ce monsieur peut me regarder,» dit Armand, tandis que Saint-Elme, tout en se donnant beaucoup de mal pour essuyer son pantalon, semble très-occupé d'autre chose.

»—Écoutez, Armand, je vous ai payé ce domaine soixante mille francs. Je ne pouvais vous en donner plus, mais je crois qu'il vaut davantage; et si M. de Tergenne pense toujours comme à l'époque où il désirait tant l'acheter, je ne doute pas qu'il n'en donne soixante-quinze.... peut-être quatre-vingt mille francs.... Alors, je le lui céderai. Vous pensez bien que je ne veux rien gagner sur vous. Je reprendrai ce que j'ai déboursé, et la différence vous reviendra...... C'est donc quinze à vingt mille francs que j'espère vous faire avoir... Ernestine, il vous en coûtera de quitter cette maison.... je le prévois... mais n'approuvez-vous pas ce que je veux faire?

»—Oui, monsieur, puisqu'il s'agit d'obliger mon frère... je me résignerai... Sans doute je ne m'éloignerai pas de ces lieux sans regrets..... mais je ne puis que vous approuver.

»—Ma sœur, ne vous désolez pas d'avance, dit Armand, certainement je suis sensible au désintéressement de M. de Noirmont, à ce qu'il veut faire pour moi... mais je doute fort que ce M. de Tergenne soit toujours entiché de ce domaine... C'était probablement un caprice... il n'y pense sans doute plus.

»—La preuve qu'il est toujours dans les mêmes intentions, dit M. de Noirmont, c'est qu'il vient dans ce pays pour s'y fixer.

»—Je conviens que vingt mille francs me feraient plaisir...... quoique.... avec cette somme... je ne... Ah! tenez, ce n'est pas la peine pour quelques mille francs, de faire du chagrin à ma sœur.—Armand, ne vous mêlez pas de ceci, et laissez-moi le soin de cette affaire.

»—Ce qu'il y a de certain, dit Dufour, c'est que nous allons voir arriver M. le comte et sa nièce.—Oui, répond Victor, et je pense que nous ferons bien, nous, de ne pas embarrasser nos hôtes plus long-temps.... Puisqu'ils ne seront plus seuls, nous pourrons retourner, toi à Paris, Dufour, et moi près de mon père....... qui va encore vouloir me marier...

»—Vous marier, dit Ernestine, et c'est pour cela que vous êtes pressé d'aller le voir?—Oh! non, madame, mais...—Mais, dit M. de Noirmont, je ne veux pas que l'arrivée de M. de Tergenne vous fasse partir..... Vous nous aiderez, messieurs, à lui rendre ce séjour agréable, et si je lui vends ce domaine, eh bien! alors nous le quitterons tous ensemble....

»—Nous irons à Paris? dit vivement Ernestine.—Non, ma chère amie, mais nous retournerons à Mortagne. En attendant disposez tout ici pour l'arrivée de nos nouveaux hôtes... Je ne connais pas la nièce du comte... il ne l'avait pas avec lui il y a deux ans, mais pour lui... oh! c'est un homme charmant, fort aimable, et qui, je crois, a dû dans sa jeunesse être le favori des belles...... Il est même très-bien encore.

»—Je ferai son portrait, dit Dufour.—Et moi sa partie de billard... Il y est de première force... je crois qu'il y battra M. Saint-Elme.

»—Ah! vous croyez!» répond Saint-Elme en s'efforçant de sourire. «Eh bien! nous verrons cela...... je tâcherai de me mesurer avec M. le comte.»

Tout le monde se lève. Ernestine va donner des ordres pour que l'on prépare deux appartemens, mais elle est triste, elle a le cœur serré; l'arrivée de ces étrangers va rendre plus rares ses entretiens avec Victor, et l'idée qu'il faudra peut-être bientôt quitter la demeure où elle est née, ajoute encore à son chagrin. Victor la suit des yeux quand elle s'éloigne, et son regard tâche de la consoler.

Armand pense au projet de son beau-frère, à l'argent qui peut lui revenir; déjà dans sa pensée il se revoit à Paris, il y ressaisit la fortune; mais lorsqu'il se rappelle qu'il doit trente mille francs, ses espérances s'évanouissent, son désespoir renaît, et il frappe la terre de son pied, en s'écriant: «Je ne pourrai donc pas me tirer de cette position!»

Il cherche Saint-Elme, il veut causer avec lui sur ce qu'il pourrait faire si le projet de son beau-frère réussissait; mais Saint-Elme ne se retrouve pas de la journée? c'est en vain qu'Armand le demande. La grosse Nanette seule a vu le beau monsieur sortir après le déjeuner, avec un fusil et une carnassière.

A l'heure du dîner, Saint-Elme n'a pas reparu. On se met à table, les maîtres de la maison s'inquiètent peu de ce qu'il est devenu. Armand seul s'écrie de temps à autre: «C'est singulier,.... la chasse l'a donc bien éloigné d'ici.»

Enfin, vers le milieu du dîner, Saint-Elme paraît, mais on est obligé de le regarder long-temps pour être certain que c'est bien lui. Il a autour de la tête un bandeau de tafetas noir qui lui cache tout un œil et une partie du nez, et sur le bas de sa figure sont collées plusieurs bandes de tafetas d'Angleterre. En arrivant dans la salle à manger, il marche avec peine et d'un air souffrant.

«Mon Dieu! comme te voilà arrangé! dit Armand, d'où diable viens-tu, et qui t'a mis dans cet état?»

Saint-Elme arrive cependant jusqu'à la table, où il se place en s'écriant: «Ah! j'ai bien cru que je n'aurais plus le plaisir de dîner avec mes estimables hôtes!...

»—Que vous est-il donc arrivé? dit M. de Noirmont.

»—J'ai manqué être tué..... dévoré....—Dévoré?—Ma foi, il s'en est peu fallu... Ouf!... Je n'en puis plus... J'étais sorti pour chasser un peu... tirer quelques lièvres... Je voulais donner une leçon au garde Jacques... il ne sait pas tirer, ce brave homme.... Je me suis enfoncé dans le bois... du côté de Samoncey... de Sissonne... je ne sais pas trop au juste, enfin j'étais dans un fourré très-épais, quand tout-à-coup un loup paraît devant moi...—Un loup?...—Et un loup énorme! Je ne m'attendais pas à une telle rencontre, et je vous avoue que j'éprouvai une sensation... désagréable. Cependant, m'étant remis, je voulus tuer ce méchant animal, je tirai dessus...

»—Comment, vous espériez tuer un loup avec du petit plomb?—Que voulez-vous! dans le premier moment on ne pense pas à tout... Je tirai donc comme un étourdi... je crevai un œil au loup... Il devint furieux et sauta sur moi!... Ma foi je jetai mon fusil de côté et je me mis en défense...

»—Il valait mieux garder votre fusil, dit Victor...—Il valait mieux vous sauver, dit Dufour.

»—Messieurs! tout cela est bien facile à dire; je n'ai pas eu le temps de la réflexion. Il fallut boxer... Le loup arriva... je le serrai dans mes bras; il me donna plusieurs coups avec ses pattes, entre autres un qui m'abîma... me déchira un œil... Heureusement j'évitai ses morsures... Enfin nous luttâmes pendant près de trois minutes; au bout de ce temps il tomba sur le dos comme étouffé, et moi je me suis éloigné sans attendre qu'il revînt à lui... Je suis entré chez des paysans... on a lavé mes blessures..... et avant de me présenter devant vous je suis monté chez moi les cacher, les panser, car, d'honneur, je n'étais pas présentable! j'étais effrayant.

»—Tu l'es encore assez comme cela,» dit Armand, tandis que le reste de la compagnie se regarde d'un air qui n'annonce pas grande confiance dans le récit du combat de Saint-Elme avec le loup.

«—C'est singulier, dit Dufour, j'avais bien entendu dire qu'on se battait souvent corps à corps avec des ours, mais je ne croyais pas que les loups faisaient aussi le coup de poing.

»—Quand un animal se sent serré à la gorge par un vigoureux adversaire, que diable voulez-vous qu'il fasse?...

»—Je sais qu'il se montre quelquefois des loups dans ce pays, dit M. de Noirmont, mais ordinairement les gardes et les paysans nous avertissent lorsqu'il en a paru un, afin qu'on prenne des précautions.—Il paraît qu'ils n'avaient pas encore aperçu celui-ci.»

Ernestine, toujours bonne, quoiqu'elle doute aussi de la vérité de cette bataille, dit à Saint-Elme: «Monsieur, si vous souffrez encore de vos blessures, le repos vous serait peut-être nécessaire; on veillera à ce qu'il ne vous manque rien, et l'on ira à Laon chercher le médecin.

»—Vous êtes mille fois trop bonne, madame; oh! point de médecin! jamais de médecin avec moi!... Je sais parfaitement me soigner, m'ordonner moi-même ce qu'il me faut... J'ai suivi quelques cliniques,... des cours;... j'ai même fait des ouvrages sur la médecine, j'ai eu des thèses couronnées;... enfin je n'ai besoin de personne. D'ailleurs j'ai une santé de fer;... et puis ces blessures ne sont pas dangereuses... Par exemple, cela pourra être long à se cicatriser;... vous voudrez bien me souffrir ainsi. Je conçois que je dois être fort laid, mais vous aurez l'extrême bonté de ne pas me regarder.»

Comme il importe peu à la compagnie que Saint-Elme se soit blessé en tombant dans un fossé ou d'une autre façon, on ne s'occupe pas davantage de cette aventure, et le vainqueur du loup se met à dîner avec un appétit qui fait présumer qu'en effet ses blessures ne sont pas dangereuses.

La conversation roule encore sur les étrangers que l'on attend, mais la soirée s'écoule sans qu'ils paraissent. Avant que l'on se retire, Ernestine trouve le moment de dire à Victor: «Je ne sais pourquoi, mais il me semble que, lorsque ces personnes qui doivent venir seront ici, vous cesserez entièrement de penser à moi.—Quelle idée, et qui peut la faire naître?—Je n'en sais rien... je me sens toute triste... ah! le cœur a des pressentimens!»

Le lendemain, dans la journée, une berline de voyage s'arrête devant la maison de M. Noirmont. Un monsieur décoré en descend, et donne ensuite la main à une jeune personne de seize à dix-huit ans, qui saute légèrement dans ses bras.

«C'est M. de Tergenne!» s'écrie M. de Noirmont en quittant précipitamment le salon pour aller recevoir les voyageurs. Ernestine suit son mari. Armand est alors absent. Dufour et Victor s'approchent d'une fenêtre pour apercevoir les étrangers; quant à Saint-Elme, il se lève, va pour sortir, revient et semble ne pas savoir ce qu'il veut faire: il finit par se mettre dans un coin contre un meuble, et prend un journal à sa main.

Bientôt les voyageurs entrent dans le salon. M. de Tergenne est un homme d'une figure aimable, distinguée; son sourire est doux et plein de grâce; ses cheveux gris disent seuls qu'il n'est plus jeune, car le reste de sa personne semble l'être encore. Sa nièce est grande, bien faite; elle a de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus, une bouche fraîche, des dents blanches et rangées comme des perles. Avec tout cela on peut n'être qu'une beauté fort ordinaire; mais, quand il s'y joint une expression de physionomie aimable, des manières élégantes et gracieuses, un ton charmant; alors on a tout ce qu'il faut pour séduire, et c'est ce que possédait la jeune Emma, nièce du comte de Tergenne.

A l'entrée du comte dans le salon, Victor et Dufour ont quitté la fenêtre pour saluer les nouveau-venus. Saint-Elme s'est levé et s'est incliné profondément, sans quitter le coin qu'il occupe. M. de Noirmont témoigne au comte tout le plaisir que lui cause son arrivée. Ernestine fait aussi le plus aimable accueil aux étrangers. Cependant, après avoir examiné Emma, ses yeux se sont déjà portés avec inquiétude du côté de Victor, auquel Dufour dit: «Ah! mon ami! quelle jolie personne!... c'est un amour!... As-tu jamais rien vu de plus séduisant?

»—Oui, cette demoiselle est fort bien, répond Victor.

»—Fort bien!... Tu dis cela froidement encore!... C'est-à-dire que c'est de ces charmantes têtes idéales,... de ces traits fins... Heureusement, j'ai encore une toile;... je ferai son portrait, et tu m'en diras des nouvelles.

»—En vérité,» dit M. de Tergenne après s'être assis entre M. de Noirmont et sa femme, «je ne puis vous dire tout le plaisir que me cause votre aimable accueil;... il est égal à celui que me fit votre invitation. Aussi, vous voyez que je n'ai pas tardé pour en profiter. C'est cependant agir bien sans façon que de me présenter chez vous avec cette grande enfant;... mais que voulez-vous, ma pauvre Emma a perdu, en une année, son père et sa mère... Elle n'a plus que moi,... moi, vieux garçon, qui n'avais sur la terre personne qu'il pût serrer dans ses bras, embrasser.... gronder quelquefois..... et qui suis trop heureux maintenant d'avoir ma nièce près de moi. Nous avons beaucoup voyagé depuis dix-huit mois; j'ai voulu distraire cette chère Emma de ses chagrins. Mais je n'avais pas oublié ce pays;... j'y ai passé d'heureux jours,.... il y a bien des années... J'y trouverai de doux souvenirs!... Mon dessein fut toujours de venir m'y fixer, d'y acheter une maison.

»—Vous n'avez donc rien acheté encore par ici, M. le comte?—Non.... mais, puisque vous voulez bien nous y recevoir pour quelques jours, nous chercherons ensemble, et mon plus grand bonheur sera d'être bientôt votre voisin.

»—Oui, M. le comte, j'espère vous faire trouver ce qu'il vous faut. Nous causerons de cela tout à loisir.... En attendant, permettez-moi de vous présenter les personnes qui veulent bien oublier, près de nous, les amusemens de Paris; M. Victor Dalmer... M. Dufour, peintre fort distingué.»

Pendant que Victor et Dufour échangent des saluts avec le comte, M. de Noirmont regarde autour de lui dans le salon; il hésite à présenter la personne qui est encore là; cependant il se décide et dit:

«Voilà M. de Saint-Elme... c'est un ami de mon beau-frère...»

Le comte n'avait pas encore aperçu le monsieur qui se tenait toujours dans un coin du salon. En voyant ce personnage, dont la tête est enveloppée de bandes noires, M. de Tergenne salue de nouveau; Saint-Elme en fait autant et se rassied bien vite.

«Mais n'avez-vous pas un frère?» dit le comte en s'adressant à Ernestine.

«—Oui, monsieur, il habite ici maintenant; sans doute il ignore votre arrivée... Peut-être est-il allé promener dans le bois.... Mon frère ne me ressemble pas, il n'aime pas la campagne;... mais votre séjour ici et celui de votre aimable nièce contribueront, j'en suis certaine, à lui faire oublier Paris.

»—Allons, ma chère Emma, fais bien vite connaissance avec madame de Noirmont; elle est bonne, aimable, elle sera indulgente pour tes petits défauts, et voudra bien, je l'espère, te donner son amitié. Tiens,... je me connais en sympathie,... je gage que madame te plaît déjà?...

»—Oh! oui, mon oncle,» répond la nièce du comte en allant prendre la main d'Ernestine, «et je ferai mon possible pour que madame m'aime un peu.»

Emma dit cela d'une façon si franche, si gracieuse, qu'Ernestine ne peut s'empêcher de l'embrasser; mais ensuite elle tourne bien vite la tête pour voir qui Victor regardait.

Armand arrive. Ernestine le présente au comte, qui regarde le jeune homme avec intérêt: celui-ci tâche de prendre un air aimable en répondant aux politesses de M. de Tergenne; mais les chagrins qui le rongent, les inquiétudes qui le poursuivent sans cesse, percent toujours sous le sourire qui vient effleurer ses lèvres. M. de Tergenne s'en aperçoit, il dit bas à Ernestine «Votre frère semble éprouver quelque peine secrète?—Je vous l'ai dit, la campagne l'ennuie...—C'est que probablement il a laissé à Paris de tendres souvenirs... Oh! c'est facile à deviner; il est dans l'âge des passions,... de l'amour... Je me rappelle cela.»

Le comte soupire, puis regarde autour de lui d'un air mélancolique en disant: «Me voici donc à Bréville!

»—Ha ça, monsieur le comte, dit M. de Noirmont, vous connaissez donc cette propriété, puisque vous aviez un si grand désir de l'acheter.

»—Je ne la connaissais que pour l'avoir remarquée quand j'habitais les environs, mais je n'étais jamais entré ni dans la maison, ni dans les jardins.—Ah! vous avez habité ce pays?...—Oui... il y a dix-neuf ans au moins!—Où habitiez-vous?—Chez un ami dont la maison était à un quart de lieue d'ici,... près du village de Samoncey.

»—Vous avez peut-être connu mon père? dit Ernestine. Non, madame... non, je n'ai pas eu cet honneur!... Alors, je crois que M. de Bréville était veuf. Depuis j'ai appris qu'il avait épousé une demoiselle... de ce pays... mademoiselle Jenny de Lucey..—Oui, c'est ainsi que se nommait celle qui nous a tenu lieu de la mère que nous avons perdue étant encore au berceau.—J'eus... quelquefois l'occasion de rencontrer,... de me trouver avec mademoiselle de Lucey...—Vous avez connu notre belle-mère!...—Oui, madame.—Ah! n'est-il pas vrai, monsieur, qu'elle était bien bonne, bien aimable, bien jolie?...—Oui... elle avait tout pour plaire;... mais à cette époque elle n'était pas heureuse; son père se trouvait ruiné par des banqueroutes.... M. de Lucey, qui, dit-on, n'avait jamais été fort aimable, l'était devenu encore moins depuis ses malheurs, et sa fille avait beaucoup à souffrir de son humeur.—Pauvre femme!... Ah! que mon père fit bien de l'épouser!... et quel dommage qu'il n'ait pas vécu plus long-temps; elle l'aurait rendu si heureux!—Elle habitait cette maison?...—Oui, depuis son mariage elle ne l'avait pas quittée... et c'est en ces lieux que nous l'avons perdue!..... Ah! monsieur le comte, puisque vous avez connu ma belle-mère, nous parlerons d'elle quelquefois, n'est-ce pas?... cela me fait tant de plaisir!—Oui, madame, oui, nous en parlerons souvent,... et ce sera me procurer autant de plaisir qu'à vous.»

Le comte est devenu rêveur; pour le distraire, M. de Noirmont le conduit dans l'appartement qu'il lui destine. Ernestine emmène la jeune Emma. Pendant que les nouveau-venus prennent un peu de repos, les habitans de Bréville se communiquent ce qu'ils pensent des étrangers.

Dufour est enthousiasmé de la nièce du comte. «Elle est fort jolie! dit Armand.—Oui, très-jolie!» dit Ernestine, qui vient de revenir.—«Elle est bien,» dit Saint-Elme, qui a quitté son coin depuis que le comte est sorti du salon; «mais il y a mille femmes qui la valent;... j'en ai connu de mieux!

»—Je ne crois pas, dit Dufour; c'est une tête ravissante: au reste, vous ne l'avez pas examinée si bien que moi... vous n'avez pas bougé de là-bas, tant qu'elle était là;... vous aviez l'air d'être sur la sellette..... mais je devine bien pourquoi!...

«—Comment!» s'écrie Saint-Elme en regardant fixement Dufour.

«—Parbleu!... vous êtes vexé! vous, beau-fils, vous, mirliflor, de paraître devant cette jolie personne, le visage entortillé et bardé comme une mauviette!

»—Ah! ma foi, c'est vrai... Je ne m'en défends pas,... et pour un rien je ne me serais pas montré du tout.—Eh bien! vous avez tort; ce bandeau vous donne un aspect très-intéressant;... un faux air de l'amour!... N'est-ce pas, Victor?... Eh bien! à quoi rêves-tu donc, Victor?... Je gage qu'il est amoureux de la charmante Emma!...

«—Ce serait bien possible!» dit Ernestine en s'efforçant de sourire. «On dit que monsieur s'enflamme si vite..... et cette demoiselle est bien faite pour le captiver?

«—Dufour, tu es bien ennuyeux avec tes conjectures!... Comment, madame, vous l'écoutez!...

«—C'est que je crois qu'il n'a pas tort,» répond à demi-voix Ernestine, car, depuis l'arrivée de cette demoiselle vous êtes tout troublé,... tout embarrassé;..... vous ne saviez quelle contenance tenir lorsqu'elle était là...»

Le retour de M. de Noirmont et de ses hôtes met fin à cette conversation. Cette fois, Saint-Elme ne peut se replacer dans son coin, cela deviendrait trop remarquable, mais il se promène de long en large en causant avec Armand.

Le comte de Tergenne a cet esprit aimable qui met tout le mondé à son aise. En quelques minutes il semble qu'il soit depuis long-temps commensal de la maison. Il sait rendre la conversation générale; ce n'est pas un homme qui veut briller, c'est un homme qui emploie son esprit à provoquer celui des autres. Après avoir quelque temps causé avec Victor et Dufour, il se tourne vers Saint-Elme, qui est à quelques pas de lui, et lui dit du ton de l'intérêt:

«Monsieur a reçu récemment une blessure, à ce qu'il me paraît?»

Saint-Elme semble un moment embarrassé en voyant que le comte lui adresse la parole; enfin il répond en prenant une voix de tête qui ne ressemble pas à sa voix habituelle.

«Oui, monsieur le comte,... je me suis blessé à la chasse... Hier,.... j'ai lutté avec un loup.

«—Avec un loup!... Il y en a donc dans ce pays?...

«—Oh! c'est fort rare, dit M. de Noirmont.—Mais au moins vous ne perdrez pas l'œil? reprend le comte.—Non... oh! non, j'espère le conserver;... mais ce sera long... très-long...

»—Ha ça, est-ce que votre blessure attaque aussi votre voix! dit Dufour; il me semble que vous ne parlez pas comme à votre ordinaire...

»—Mais, pardonnez-moi... peut-être la fatigue.... et puis le saisissement... car j'avoue que j'ai été très-saisi!»

M. de Tergenne, qui d'abord regardait Saint-Elme comme quelqu'un qu'on voit pour la première fois, devient tout-à-coup comme frappé par un souvenir; sa physionomie change, ses yeux se fixent sur Saint-Elme, l'examinent d'une façon singulière, et cherchent à lire dans le seul œil que le bel homme laisse voir. Mais celui-ci fait rouler sa prunelle sans jamais l'arrêter sur le comte, qui bientôt, comme honteux de l'examen auquel il vient de se livrer et des pensées qu'il a conçues, reprend d'un air aimable: «Ma foi, monsieur, voilà qui me donnera peu de goût pour la chasse, car il paraît que vous avez été bien abîmé.—Oui, monsieur le comte, oui, beaucoup d'écorchures... et au visage, cela contrarie...

»—Décidément,» dit tout bas Dufour, «il veut parler comme au bal masqué; apparemment qu'il pense que c'est plus gentil, et qu'avec cette voix-là il espère séduire la jolie Emma!»

M. de Tergenne se rend avec son hôte dans les jardins qu'il montre le désir de connaître. Ernestine y emmène aussi Emma, et Victor suit les dames, ce qui fait encore sourire Dufour. Saint-Elme et Armand se promènent d'un autre côté.

Le dîner réunit de nouveau toute la société. M. de Tergenne s'y montre aimable comme le matin: il est enchanté du séjour de Bréville; ce qui fait grand plaisir à M. de Noirmont, qui cependant veut laisser écouler quelques jours avant d'offrir à son hôte de lui vendre sa terre. La nièce du comte a la gaieté de son âge, et non cette coquetterie qui gâte trop souvent un heureux naturel. Dufour cause beaucoup de son art avec le comte. Victor, qui voudrait être aimable l'est moins qu'à l'ordinaire, et se sent embarrassé quand Ernestine le regarde. Armand est toujours triste. Quant à Saint-Elme, il mange beaucoup, mais ne souffle pas mot. Aussi, en sortant de table, Dufour dit à Victor:

«Si la blessure de Saint-Elme n'a pas attaqué son estomac, je crois qu'elle a frappé ses facultés intellectuelles... Lui, ordinairement si bavard! à peine il a dit quatre paroles... et encore est-ce toujours sur un ton de fausset!»

La soirée s'écoule rapidement. M. de Tergenne a beaucoup voyagé: on aime à l'entendre conter, parce qu'il n'y met point de prétention. Sa nièce est musicienne; on trouve une vieille guitare dans la maison, mais une jolie voix fait passer un mauvais instrument. On écoute chanter Emma; on cause, on rit avec son oncle, et l'on est tout étonné quand la pendule sonne onze heures.

Alors on pense que les voyageurs doivent avoir besoin de repos, et chacun se dit bonsoir. Saint-Elme est le premier à disparaître avec sa lumière. Il a été aussi taciturne pendant la soirée qu'au dîner, et Dufour répète en allant se coucher: «C'est vraiment étonnant comme cet homme-là est changé depuis qu'il a vu le loup.»

CHAPITRE IV.

Une rencontre.—Fête chez madame Montrésor.—Danger de la walse.

Le lendemain de son arrivée à Bréville, le comte de Tergenne se lève de grand matin; et, présumant que ses hôtes sont encore livrés au repos, il quitte doucement son appartement, sort de la maison et gagne la campagne.

Le comte marche lentement, et souvent regarde autour de lui. Ses yeux semblent chercher, d'autres fois reconnaître; sa figure est devenue sérieuse, pensive. Enfin il s'arrête en s'écriant: «Ah! c'est ici!»

Il est devant le vieux chêne où quelque temps auparavant Jacques a conduit Madeleine.

Le comte s'avance sous le vieil arbre; il considère long-temps le gazon que foulent ses pieds, le feuillage épais qui ombrage sa tête. Ses yeux se mouillent de larmes, et il s'assied au pied de l'arbre en murmurant: «Rien n'est changé en ce lieu... mais elle n'y est plus, j'y reviens seul. Pauvre Jenny!... c'est ici que je l'ai embrassée pour la dernière fois... Ah! combien elle a dû me maudire depuis!..... J'ai payé son amour du plus lâche abandon!... Alors je ne cherchais que le plaisir... je m'inquiétais peu des larmes que je ferais verser... et pourtant quand je sus qu'elle avait épousé le marquis de Bréville... la douleur, les regrets, qui déchirèrent mon cœur, m'apprirent que j'aimais Jenny autrement que toutes celles que j'avais trompées!... Mais il n'était plus temps... elle était à un autre... elle m'avait oublié..... ou peut-être les ordres de son père... le désir de rendre ce vieillard plus heureux..... Car je ne puis croire qu'elle m'avait oublié... pourtant elle en avait le droit... Ah! oui, j'ai bien des torts à me reprocher!.....

Le comte baisse la tête sur sa poitrine et reste plongé dans ses réflexions. Il en est tiré par un bruit léger dans le feuillage. Il lève les yeux et aperçoit une jeune fille qui venait d'écarter une branche d'arbre qui lui barrait le chemin et se dirigeait vers l'endroit où il était assis.

En apercevant un étranger à la place où elle a l'habitude de se rendre, Madeleine ne peut retenir un léger cri.

«Qu'avez-vous donc, mon enfant? dit le comte; j'espère que je ne vous fais pas peur.

»—Non, monsieur,... c'est seulement la surprise;... je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un à cette place..... où il n'y a ordinairement personne... Pardon, monsieur...»

Madeleine salue et va s'éloigner; le comte se lève et lui fait signe de rester.

«Je ne veux pas vous faire fuir,... vous veniez sous cet ombrage y attendre quelqu'un, peut-être?...—Oh! non, monsieur, je n'attends personne!...—A votre âge.... c'est bien permis... Jadis aussi je suis venu en ces lieux attendre quelqu'un,...... et ce n'était jamais en vain....»

Le comte a prononcé ces dernières paroles à voix basse et en reportant ses regards vers la terre. Madeleine le regarde avec étonnement, elle ne sait si elle doit s'en aller ou rester.

«—Vous êtes de ce pays, mon enfant?—Oui, monsieur.—Que font vos parens?—Je n'en ai plus, monsieur.—Pauvre fille!... si vous venez souvent vous reposer sous ce vieux chêne, nous ferons plus ample connaissance, j'y viendrai souvent aussi.—Vous, monsieur?.....

»—Oui, moi, car j'aime beaucoup cette place. Adieu, petite, adieu.»

Le comte s'éloigne et retourne à Bréville. Madeleine le suit des yeux en disant: «Pourquoi donc aime-t-il aussi cet endroit?»

De retour chez ses hôtes, le comte ne parle pas de sa promenade du matin. Victor, remis du trouble qu'il semblait éprouver la veille, a retrouvé son esprit et sa gaieté. La conversation, les manières de Dalmer plaisent à M. de Tergenne, qui trouve dans le jeune homme une grande ressemblance avec ce que lui-même était à son âge; il aime aussi à causer avec Dufour, dont l'humeur originale le fait rire. D'ailleurs il recherche les artistes et cultive les arts avec succès; mais avec Saint-Elme, le comte se montre moins causeur; il semble qu'un souvenir désagréable vienne frapper son esprit dès qu'il envisage le blessé; en l'examinant il dit à M. de Noirmont: «Ce monsieur.... blessé...... se homme Saint-Elme,... et c'est un ami intime de votre beau-frère?»

M. de Noirmont répond affirmativement, et le comte n'en demande pas davantage.

La jolie Emma fait la conquête de tous les habitans de Bréville par ses grâces, son heureux caractère et son aimable gaieté.

«Je l'épouserais les yeux bandés, s'écrie Dufour.—Je le crois bien! dit M. de Noirmont; savez-vous qu'elle héritera de son oncle qui a au moins quarante mille livres de rentes? Hum!... si mon beau-frère ne s'était pas ruiné, s'il s'était mieux conduit... qui sait... mais voyez!... Depuis l'arrivée de cette charmante personne il n'est pas plus aimable;... à peine si on l'aperçoit!»

Victor ne dit rien d'Emma; mais tout en croyant ne pas faire sa cour à la nièce du comte, il cherche sans cesse à lui être agréable; il se place constamment à côté d'elle, rit de ses saillies et se mêle à ses jeux, car la jeune Emma court et joue encore comme un enfant. Victor pense n'être que galant; mais il est quelqu'un qui voit, qui épie toutes ses actions, qui lit dans son cœur mieux peut-être que lui-même, et qui devine déjà le sentiment qu'il éprouve pour la nièce du comte.

M. de Tergenne est depuis trois jours chez M. de Noirmont, lorsqu'il lui dit, en parcourant ses jardins: «Mon cher monsieur, votre propriété est charmante, mais elle ne doit pas me faire oublier que j'en veux une dans ce pays. Aidez-moi donc à trouver dans le voisinage quelque chose pour moi. Je ne puis pas toujours être votre hôte, mais je peux devenir votre voisin.»

M. de Noirmont sent que le moment est favorable pour effectuer son projet, et il répond au comte: «Que diriez-vous, si je vous proposais de vous vendre cette terre?....

»—Ah! je penserais que vous voulez me tromper... m'abuser... Posséder cette terre... ce serait pour moi un trop grand bonheur!—Eh bien! M. le comte, il ne tient qu'à vous d'en devenir propriétaire. Ce domaine appartenait à mon beau-frère... il a voulu s'en défaire, je l'ai acheté; mais aujourd'hui d'autres raisons me forcent de renoncer à cette propriété... Ce n'était pas sans dessein que je vous en faisais connaître toutes les dépendances... Ce n'est point un château... et quoiqu'on l'ait décorée du nom de terre, ce n'est qu'une jolie campagne... Enfin vous la connaissez... je vous ai dit son rapport...—Je vous le répète, je serais enchanté de posséder cette propriété..... Fixez-en vous-même le prix, M. de Noirmont, et je me regarderai toujours comme votre obligé.—Eh bien! M. le comte... pensez-vous qu'en vous demandant quatre-vingt mille, francs....—Cela me semble pour rien!...—Non, c'est tout ce qu'elle vaut. Ainsi donc quatre-vingt mille francs...—C'est un marché fait... et si vous saviez tout le plaisir que j'éprouve...—Allons, M. le comte, voilà qui est conclu, et maintenant vous voyez que vous êtes chez vous.—Non pas tant que je serai votre débiteur. Dans quelques jours je compte me rendre à Paris, où j'ai quelques recouvremens à faire... Il faut aussi que j'aille à Crépy, à Montcornet. En revenant je rapporterai les quatre-vingt mille francs, car j'aime à terminer promptement les affaires... Mais c'est pourtant à une condition.—Quelle est-elle?—C'est que vous vous regarderez toujours ici comme chez vous, et que de long-temps vous ne penserez à me quitter.»

Le comte est au comble de la joie; il va trouver sa nièce et lui apprend son acquisition. M. de Noirmont est aussi fort satisfait de rentrer dans ses fonds et de pouvoir offrir vingt-mille francs à son beau-frère. Pour lui la terre de Bréville n'est qu'une jolie campagne qu'on peut facilement remplacer. Ernestine ne partage pas la joie de son mari, mais elle s'efforce de cacher ses regrets. Armand reçoit avec indifférence la nouvelle de cette vente.

«Vous allez avoir vingt mille francs, lui dit M. de Noirmont; avec cela, si vous voulez enfin être sage, vous pouvez attendre les événemens... chercher quelque emploi honorable... lucratif... Vous avez reçu une belle éducation; il ne faut point passer votre jeunesse dans une honteuse oisiveté.»

Un sourire amer est toute la réponse du jeune homme, qui se hâte de tourner le dos à son beau-frère et d'aller rejoindre son cher Saint-Elme.

Dans la soirée, M. et Madame Montrésor viennent à Bréville; ils n'avaient point encore vu le comte et sa nièce. En apercevant la séduisante Emma, Sophie fait un mouvement rétrograde; elle va ensuite pincer Chéri, qui est allé s'asseoir près de la jolie demoiselle. Cependant l'amabilité de M. de Tergenne, la gaieté décente de sa nièce, chassent bientôt la mauvaise humeur qui avait paru sur le front de Sophie; et en apprenant que l'étranger est un comte fort riche, et qu'il va habiter le pays, madame Montrésor tâche aussi d'être aimable.

«Nous venions adresser une prière à nos chers voisins, dit Sophie; quelques amis de Chéri se trouvant dans ce pays, nous voulons donner une petite fête,..... un petit bal;.... c'est un impromptu.... Il faut que cela ait lieu demain, les amis de Chéri étant forcés de repartir bientôt.....

»—Oui, dit Chéri, ce sont des bonnetiers qui voyagent pour leur maison de commerce.

»—Ce sont des négocians très-riches,» dit Sophie en interrompant son époux; «enfin c'est une soirée sans prétention,.... et nous espérons que vous voudrez bien l'embellir ainsi que toute votre société;... et si M. le comte voulait aussi nous faire l'honneur de venir avec mademoiselle...»

M. de Tergenne accepte cette invitation, ainsi que toute la société. Saint-Elme, qui, en voyant tous les jours le comte, semble avoir repris un peu de son ancienne assurance, dit à madame Montrésor, en prenant toujours sa voix de tête:

«Madame daignera-t-elle me recevoir affublé de la sorte?....—Vous serez toujours fort bien, monsieur de Saint-Elme; mais que vous est-il donc arrivé?.....—C'est un loup... que j'ai manqué, et qui m'a un peu abîmé...—Ah! mon Dieu... il y a des loups de nos côtés!... Chéri, je ne veux plus que tu sortes...—Ça serait amusant!

»—Vos blessures ne se guérissent donc pas?» dit Dufour en regardant le bel homme. «—Non,... elles sont toujours... dans le même état...—Votre voix ne revient pas non plus.....—C'est que ce maudit animal m'a serré la gorge à m'étrangler.

»—Nous aurons à notre bal M. et mademoiselle Pomard, reprend Sophie. J'espère, madame de Noirmont, que cela ne vous contrarie pas?

»—Pourquoi donc, madame? J'ignore pour quelle raison M. Pomard et sa sœur ont cessé de venir nous voir, mais je ne leur en veux nullement.

«—A propos, dit Chéri, je ne vois plus chez vous cette jeune orpheline,... la petite Madeleine?...

»—C'est vrai, dit Sophie. Qu'est-elle donc devenue cette petite? elle n'est pas jolie, mais elle a quelque chose d'intéressant;... je l'aimais beaucoup.

»—Oui, Sophie aime beaucoup les femmes laides,» reprend Chéri en souriant d'un air malin.

»—Madeleine ne demeure plus avec nous, répond Ernestine en soupirant.—Comment!.... elle vous a quittés!..... une jeune fille pour qui vous aviez tant de bontés! Obligez donc les gens!... tirez-les de la misère!... on ne fait que des ingrats!...—Vous vous trompez, madame; Madeleine est loin d'être ingrate!... mais des motifs particuliers..... Elle habite maintenant avec son vieil ami Jacques, qui a obtenu la place de garde, et je vais la voir le plus souvent qu'il m'est possible.

»—Comment! ce manant! ce malotru de Jacques est garde du bois à présent?.... Ah! je ne peux pas souffrir cet homme-là!...

»—Jacques!» dit M. de Tergenne, qui depuis quelques instans écoutait sans parler, Jacques!.... ce nom ne m'est pas inconnu... Ah!... oui... je me rappelle,... un laboureur;... il habitait à Gizy...

»—M. le comte est donc déjà venu dans notre endroit? dit Sophie.

»—Oui, madame, mais il y a fort long-temps...... Ce Jacques avait une figure originale,... un ton toujours brusque;... mais c'était un très-brave homme...

»—Oh! c'est bien celui-là, monsieur le comte, dit Ernestine.—Et où habite-t-il maintenant?....—A trois quarts de lieue d'ici, dans le bois, en allant à Sissonne,... la maison du garde...—Je vous remercie... J'irai le voir.—Si vous avez déjà vu Jacques, vous le reconnaîtrez facilement, car il a de ces figures qui ne changent point, et sur lesquelles l'âge a peu de prise.—Oui... Oh! je le reconnaîtrai; mais je suis bien sûr qu'il ne me reconnaîtra pas, lui!...

»—Je voudrais bien savoir,» dit tout bas Dufour à Victor, «quels rapports peuvent exister entre M. le comte et notre homme à la faux.—Qu'est-ce que cela te fait.—Rien!... mais je voudrais toujours savoir.»

La jeune Emma, qui est folle de la danse, se promet beaucoup de plaisir pour le lendemain. Dufour est préoccupé, en songeant qu'il se trouvera avec mademoiselle Clara. Victor se promet de faire danser la nièce du comte; à chaque instant il la regarde, puis revenant à lui, il adresse la parole à Ernestine, qui feint de sourire à ce qu'il lui dit, et détourne la tête pour essuyer une larme qui brille dans ses yeux.

Pour occuper la soirée, M. de Noirmont établit un partie d'écarté. Le comte s'y place, bientôt on propose à Saint-Elme de rentrer: «Non, dit le blessé, je suis vraiment trop malheureux à ce jeu-là;... je me suis promis de ne plus y jouer.

»—J'ai été aussi fort long-temps sans vouloir jouer, dit M. de Tergenne; une aventure qui m'arriva à Bagnères m'avait tellement indigné!...

»—Une aventure! dit Ernestine; il faut nous la dire, M. le comte, vous savez combien nous aimons à vous entendre.—Vous êtes trop bonne, madame.»

On suspend le jeu et chacun s'approche pour entendre le comte. Saint-Elme, seul, va se placer fort loin derrière le narrateur, en disant: «On étouffe ici!...»

»—J'étais à Bagnères de Bigorre... il y a huit ans environ. On y prend les eaux; mais on y joue surtout et souvent des sommes considérables. Il y avait nombreuse société; on m'avait engagé à me méfier de ces chevaliers d'industrie qui fréquentent habituellement les réunions où l'on joue; mais je suis peu méfiant, et pour croire au mal, il faut que j'en aie la preuve. Je trouvai là un jeune homme fort beau garçon, qui se faisait appeler de Souvrac; il avait des manières séduisantes, causait de tout et sur tout avec une étonnante facilité. Bref, il trouva moyen d'être de toutes mes parties. Il me gagnait continuellement mon argent; j'attribuais mes pertes au hasard; lorsqu'un soir ce Souvrac m'ayant insensiblement amené à jouer plus que je ne voulais, quelques soupçons s'emparèrent de mon esprit: j'observai mon adversaire. Il me croyait sans défiance; il ne me fut pas difficile d'acquérir des preuves de sa friponnerie. Ne voulant point faire de l'éclat, je fus maître de moi, et je quittai le jeu d'une façon qui devait pourtant faire deviner à mon joueur que je n'étais plus sa dupe. Mais l'effronterie de ce Souvrac était extraordinaire. Le lendemain il annonça son départ. J'avais cessé de lui parler; il se présente chez moi pour me faire ses adieux. Je passai dans une seconde pièce de mon appartement, en ordonnant à mon domestique de dire que j'étais sorti. Souvrac se jette alors dans un fauteuil en annonçant qu'il va m'attendre. Le valet le laisse. Souvrac se croit seul; il aperçoit, à une pelotte de la cheminée, une belle épingle en diamant, que j'y avais attachée la veille. Mon coquin l'enlève lestement, la place à sa chemise, boutonne son habit et gagne la porte. Mais une glace, placée dans la pièce où j'étais, m'avait permis de tout voir. Je cours après mon drôle, le rattrape, lui ouvre l'habit, reprends l'épingle, et le laisse se sauver en lui disant: «Allez vous faire pendre ailleurs! mais ne vous retrouvez jamais en ma présence!» Vous pensez bien qu'il ne me demanda pas son reste; il quitta Bagnères sur-le-champ. Depuis ce temps, je ne le revis plus.

»—Voilà un effronté coquin! dit M. de Noirmont.—Oui,» dit Saint-Elme en restant à la place qu'il a choisie, «c'était un drôle bien hardi!...—Je n'aurais pas été aussi bon que M. le comte, dit Dufour; j'aurais fait arrêter mon voleur.

»—Eh! mon Dieu! M. Dufour, songez que j'étais allé à Bagnères pour me divertir, et que de semblables affaires amènent des démarches, des procédures fort ennuyeuses.—M. le comte, trop de gens agissent comme vous avez fait, et c'est un grand tort. On dit au fripon que l'on prend sur le fait: Va te faire pendre ailleurs; mais, c'est qu'il en vole encore beaucoup avant d'aller se faire pendre.

»—Heureusement, dit Chéri, qu'il faut un hasard, une circonstance semblable pour se trouver en rapport avec un fripon.—Eh! mon Dieu! monsieur, dit le comte, c'est beaucoup moins rare que vous ne pensez; et pour qui fréquente le monde,... le grand monde surtout, de telles aventures sont bien communes. Ce n'est point dans les réunions bourgeoises que se glissent les escrocs; là, ils seraient trop tôt démasqués; car là, tout le monde se connaît. Mais, dans ces soirées où deux ou trois cents personnes se poussent, se pressent dans des salons, comment voulez-vous qu'on se connaisse? Les maîtres de maison invitent beaucoup trop légèrement, et permettent de plus qu'on leur amène des gens qu'ils n'ont jamais vus: pourvu qu'on soit mis à la mode, qu'on ait bonne tournure et beaucoup d'assurance, on est bien accueilli. Malheureusement, ce sont les fripons qui réunissent particulièrement ces trois conditions-là.»

La conversation se prolonge quelque temps sur ce sujet; puis Chéri et sa femme prennent congé de la société en renouvelant leurs invitations pour le lendemain.

Depuis l'arrivée du comte et de sa nièce, Ernestine n'a pas eu un moment pour voir Madeleine; mais le lendemain de cette soirée, elle se lève de grand matin et se rend près de sa fidèle amie.

Madeleine est déjà occupée à coudre près de sa demeure, lorsqu'Ernestine vient se jeter dans ses bras.

«Que je suis contente de vous voir! dit la jeune fille, je commençais à croire que tout le monde m'avait oubliée!... Il y a bien long-temps que vous n'êtes venue!...

»—Ah! Madeleine, ce n'est pas ma faute... je ne suis pas libre, moi... il est venu des étrangers à Bréville... il a fallu rester avec eux... Mais combien de fois j'ai regretté de ne point t'avoir près de moi,... toi, à qui je puis dire tout ce qui se passe dans mon ame... toi, qui as vu ma criminelle faiblesse!... Ah! Madeleine, c'est surtout quand on est coupable... quand on souffre, qu'on a besoin d'une amie, qui nous aime, nous plaigne et nous console!...

»—Mon Dieu! est-ce que vous auriez de nouveaux chagrins?... vous pleurez encore!...—Ah! désormais je pleurerai toujours!...—Toujours!... il ne vous aime donc plus?...»

Ernestine regarde la jeune fille long-temps avec une morne tristesse; mais ses yeux ont répondu à la question de Madeleine.

«—Il est venu à Bréville un monsieur avec sa nièce;... cette nièce est jolie..... oh! oui, elle est jolie... et il en est amoureux, très-amoureux... Tu penses bien qu'il ne le dit pas; mais je l'ai vu, moi; je l'ai vu dès le premier instant qu'il l'a regardée. Ah!... mes yeux, mon cœur ne pouvaient pas me tromper!... Si tu savais tout ce que je souffre!...—Je le sais... je comprends... je devine vos souffrances... N'être plus aimé!... cela doit faire tant de mal;... mais vous vous abusez peut-être...—Oh! non, non, Madeleine, on s'abuse quand l'amour commence; on ne peut plus s'abuser quand il finit!...

»—Changer,.... vous causer du chagrin; c'est bien mal!... Et vous ne lui avez pas reproché son changement?

»—Des reproches!... ai-je le droit de lui en faire?... Ai-je été fidèle, moi?.... Oh! non!... je mérite tous les maux que j'endure... Parjure à mes sermens, méritai-je qu'on gardât ceux que l'on m'a faits!... et pourtant... c'est lui qui m'a rendue coupable... Sans lui, jamais je ne l'aurais été... Ah! les hommes n'ont pas pitié de nous. Pour ajouter à mes peines, il me faudra bientôt quitter la demeure où je suis née, cette maison que j'aimais tant...

»—Que dites-vous, madame?....—Mon mari a vendu le domaine de Bréville à cet étranger, l'oncle de la jeune Emma.—O mon Dieu!... vous quitterez Bréville... ce pays peut-être, et moi je resterai seule ici... Je ne vous verrai plus...—Oui... il me faudra partir,... aller bien loin,... ne plus avoir même une amie... rien... rien que mes remords et mes larmes!»

Pendant long-temps Ernestine pleure sur le sein de Madeleine. Là, elle se trouve un peu soulagée. Dans ce bois, seule avec son amie, elle peut en liberté épancher son cœur; mais il faut qu'elle retourne à Bréville, qu'elle cache la rougeur de ses yeux. Elle se lève et embrasse la jeune fille.

«Au revoir, Madeleine... Je ne quitterai pas Bréville de quelque temps;... je le crois, du moins... Mon seul bonheur, maintenant, sera de venir te voir... Si... par hasard, tu le voyais,... s'il venait ici, ah! surtout, ne lui dis pas que je suis venue pleurer près de toi!... que du moins il ignore tout le mal qu'il me fait!... Tu te tairas, n'est-ce pas?—Oui, je vous le promets.»

»Pauvre femme!» dit Madeleine en la suivant des yeux; «n'était-ce donc pas assez que mon cœur endurât un mal dont il ne peut guérir!... fallait-il aussi que le sien ressentît tout ce que l'on souffre quand on voit celui qu'on aime en adorer une autre!»

Ernestine est revenue près de ses hôtes; elle s'efforce de cacher ses peines, de prendre un visage riant, et surtout de ne point laisser voir à Victor que la jalousie déchire son cœur. Elle est douce, aimable avec Emma, car ce qu'elle souffre ne l'empêche pas de rendre justice à la nièce du comte; bien loin de ressembler à ces femmes qui ne voient que des défauts à leur rivale, Ernestine se dit: «Comment ne lui plairait-elle pas!... elle a tout pour charmer;... elle est bien plus jolie que moi, et elle peut l'aimer sans crime... Son visage est toujours heureux, toujours riant,... tandis que moi... j'étais sans cesse triste,... inquiète!... Ah! il a eu raison de changer. Moi seule j'ai eu tort de l'aimer.»

Dans la journée, le comte parle encore de Jacques, qu'il a l'intention de voir, mais il remet sa visite au garde à son retour de Paris. Pressé de conclure avec M. de Noirmont, et de terminer toutes ses affaires, afin de pouvoir revenir habiter sa nouvelle propriété, M. de Tergenne a résolu de partir le lendemain; mais il laisse sa nièce à Bréville, ce qui semble faire grand plaisir à la jeune Emma.

L'heure arrive qu'on doit se rendre chez madame Montrésor. Toute la société part. Le comte a offert le bras à madame de Noirmont; alors Victor a pu présenter le sien à Emma. M. de Noirmont, Dufour et Saint-Elme les suivent. Armand refuse d'aller à la fête que donnent ses voisins, quoique son ami Saint-Elme le presse de venir se distraire avec eux; mais le jeune marquis ne suppose pas qu'une soirée chez madame Montrésor puisse lui offrir aucun amusement, et il s'enfonce dans les bois, tandis que la société se dirige vers la maison où se donne la fête.

En approchant de chez les personnes qui donnent le bal, Emma s'étonne de ne pas entendre déjà le son des violons, les airs de danse. En entrant dans la maison, l'étonnement de la société redouble. Le vestibule est désert. Une seule domestique va et vient d'une pièce à une autre en rinçant des verres.

«Est-ce que nous sommes venus trop tôt?» dit le comte en souriant.—«Où donc se donne la fête,..... le bal? demande M. de Noirmont.

»—Dans le jardin, monsieur, répond la domestique. Vous allez y trouver tout le monde.»

On se rend au jardin; on parcourt plusieurs allées sans rencontrer la société; enfin on aperçoit une douzaine de personnes réunies sur un carré de verdure.

»Voilà probablement le noyau de la réunion, dit Dufour. Que diable font-ils là?

On s'approche de la compagnie; elle se compose de trois commis-voyageurs, amis de Chéri; puis M. et mademoiselle Pomard, madame Bonnifoux, M. Courtois et sa nièce, et deux voisines d'un âge mûr.

A l'arrivée de la société de Bréville, un des commis-voyageurs faisait des tours de force; il enlevait un banc de bois à bras tendu.

Sophie vient recevoir son monde; elle conduit les dames devant les bancs qu'on a placés autour d'un espace qu'on a sablé pour en faire une salle de bal. Plusieurs lampions et des lanternes attachées à des arbres annoncent que c'est là qu'on veut donner la fête.

«Mais avec qui veulent-ils nous faire danser? dit Dufour. Est-ce qu'ils croient que j'inviterai madame Bonnifoux?.... Quant à mademoiselle Clara, je ne me risquerai pas, son frère est devenu olive en m'apercevant.»

Les dames prennent place autour de l'endroit sablé. Le commis continue ses tours: après le banc, il enlève une chaise avec ses dents; ensuite il lutte avec un de ses amis à qui sautera le plus loin; puis ces messieurs ôtent leurs habits et se mettent à jouer à qui jettera l'autre par terre. Et madame Montrésor ne cesse de s'écrier: «Ah! qu'ils sont aimables!... qu'ils sont drôles!... C'est qu'ils sont capables de nous amuser comme cela toute la soirée!»

Les habitans de Bréville se regardent sans rien répondre. Dufour seul dit entre ses dents: «Si elle nous avait prévenus qu'elle nous invitait pour voir ces messieurs faire des tours de force, je ne me serais pas mis en toilette de bal.

»—Où est donc M. Montrésor? dit M. de Noirmont.—Il va revenir;..... il est allé chercher l'orchestre... car nous comptons bien danser... Oh! nous danserons...

»—En attendant, dit madame Bonnifoux, si on veut faire un loto....—Non..... non, madame Bonnifoux,...... pas encore... Oh! tenez, voilà M. Grossillot qui se tient sur la tête,... et il marche sur les mains..... Ah! sont-ils drôles....

En effet, M. Grossillot, l'un des amis de Chéri, s'étant mis à marcher la tête en bas, ses deux collègues, qui probablement croyaient devoir faire comme chez Nicollet, aller de plus fort en plus fort, venaient de s'étendre sur le gazon, et l'un d'eux, en marchant sur les mains, veut porter son camarade sur ses pieds, mais le camarade, n'ayant pas bien gardé l'équilibre, tombe sur le gazon la face contre terre. La chute avait été lourde; néanmoins le monsieur se relève en soutenant qu'il ne s'est fait aucun mal quoique son nez soit déjà enflé; et il s'obstine à continuer ses exercices gymnastiques. M. Pomard, qui a pris pour point de mire un tilleul, semble résolu à faire la statue pendant toute la soirée; tandis que sa sœur rit comme une petite folle à chaque nouvelle culbute de ces messieurs qui veulent à toute force amuser la société.

L'arrivée de quelques personnes sert de prétexte aux habitans de Bréville pour quitter les bancs et se promener dans le jardin. Les folies des trois messieurs de Paris ennuient considérablement Ernestine et Emma.

Enfin Chéri arrive; il est suivi d'un gros garçon de vingt-cinq ans, qui est presque aussi joufflu que M. Montrésor. Le gros garçon, qui est en veste, ne tient rien dans ses mains. Cependant Sophie s'est écriée: «Ah! voilà la musique! nous allons danser!...

»—Où diable madame Montrésor voit-elle les musiciens,... les instrumens? dit Dufour!...»

La maîtresse de la maison s'avance d'un air espiègle vers les dames, en disant: «Je suis sûre que vous demandez où sont les violons?... et en effet je n'en ai pas. J'étais d'abord horriblement contrariée, car je comptais sur les deux seuls ménétriers qu'on puisse avoir dans ce pays; mais l'un a un panaris à la main gauche, et l'autre est allé travailler à un puits artésien, qu'un ingénieur de Sissonne veut faire construire dans son jardin. J'étais donc désolée; je me disais: Nous ne pourrons danser... quel dommage!... Mais madame Bonnifoux m'a trouvé quelque chose qui vaut bien des violons. Vous voyez ce grand gaillard que Chéri vient d'amener;... c'est le fils de notre laitière. Eh bien! il siffle comme un ange: et tous les dimanches il fait danser ses amis et connaissances en leur sifflant des contredanses. Rose, la bonne de madame Bonnifoux, qui avait plusieurs fois dansé à cette musique, l'avait dit à sa maîtresse:... elle assure que c'est étonnant.... Ce garçon est infatigable!.... Et vite j'ai envoyé chercher Benoît, qui est enchanté de faire danser des personnes comme nous!

»—Ah! nous allons danser au sifflet? dit Dufour.—Je vous assure, monsieur, que c'est très-agréable, dit une des voisines; à ma noce on a sifflé toute la nuit, et on s'en est très-bien trouvé.

»—Voilà un bal d'un nouveau genre, dit Saint-Elme; je suis très-curieux d'entendre cet orchestre-là!

»—Par exemple, reprend madame Montrésor, Benoît ne dit pas les figures en sifflant; mais nous les savons, et c'est toujours la même chose... Allons... Benoît... quand vous voudrez, mon garçon... Messieurs, invitez vos dames.... Chéri,... vous savez que vous faites danser la nièce de M. Courtois.»

Le grand Benoît monte sur une chaise et se met à siffler un pantalon. La société de Bréville se sent prise d'une envie de rire qu'elle ne peut réprimer; cependant on se met en place. Victor a pris la main d'Emma, et Ernestine n'a pas osé refuser le comte qui, pour la rareté du fait, veut danser au sifflet.

Le fils de la laitière a des poumons extraordinaires; il siffle tout un quadrille sans se reposer. Les danseurs ont d'abord quelque peine à se faire à cette musique; mais avec un peu de bonne volonté on danserait au son d'un cornet à bouquin. Bientôt plusieurs familles de Gizy viennent augmenter le nombre des danseurs. Pour donner plus de force à l'orchestre, un des commis-voyageurs fait le tambourin sur son chapeau, et un autre imite la clarinette en se mettant des feuilles de lilas dans la bouche.

Le comte, qui n'a dansé que pour la forme, se promène dans le jardin avec M. de Noirmont. Ernestine s'assied près du bal, mais elle ne veut plus danser: Victor même est refusé. «Faites danser mademoiselle Emma,» lui dit Ernestine avec douceur, mais sans pouvoir réprimer un profond soupir; «elle peut bien me remplacer... Il y a déjà long-temps qu'elle occupe une place,... où je croyais rester plus long-temps.—Que voulez-vous dire, madame?» répond Victor en cherchant à déguiser son embarras.—«Rien... pardonnez-moi ces mots.... En vérité, c'est malgré moi qu'ils me sont échappés.... Je vous en prie, dansez avec elle. Tenez, elle vous attend....»

En effet, la nièce du comte aimait beaucoup mieux danser avec Victor qu'avec les autres cavaliers, qui tous sentaient la province d'une lieue. D'ailleurs, depuis son séjour à Bréville, Emma s'est habituée à voir Victor sans cesse auprès d'elle; quand il n'y est pas, elle le cherche des yeux.

Quoique les paroles d'Ernestine l'aient profondément ému, Victor retourne près d'Emma. Il est à la fois triste et content: il est heureux de danser, de causer avec la nièce du comte; il se sent affligé de la tristesse qu'il a lue dans les yeux d'Ernestine, tristesse dont au fond de l'ame il sent bien qu'il est l'auteur. C'est une situation embarrassante que celle d'un homme entre une femme qu'il aime encore un peu et une autre qu'il commence à aimer beaucoup. Malgré tout le désir que l'on a de ménager ces deux amours, le nouveau fait toujours pencher la balance.

Dufour s'est risqué: il a invité mademoiselle Clara; celle-ci a accepté son invitation de l'air le plus gracieux, et bientôt ils sautent et se balancent tous deux avec tant d'accord et d'abandon qu'on ne croirait jamais que c'est sous le lit de sa danseuse que Dufour a passé trois heures. Alors seulement M. Pomard cesse de regarder son tilleul.

Chéri fait circuler des rafraîchissemens et du punch; ce sont ses amis de Paris qui ont fait le punch, et ils n'ont pas ménagé le rhum. Benoît a déjà sifflé six contredanses. Comme il ne met presque pas d'intervalle entre les quadrilles, les danseurs sont en nage, et on se jette sur le punch, parce que c'est plus sain. Chéri en offre à chaque instant un verre à Sophie. Et Dufour dit à mademoiselle Clara: «M. Montrésor veut étourdir sa femme, afin d'avoir un peu de liberté pendant le restant de la soirée.»

Saint-Elme ne danse pas, mais il a pris plusieurs verres de punch. Petit à petit il s'est laissé aller à ses anciennes habitudes. Se trouvant entouré de gens près desquels il sent qu'il n'a qu'à vouloir, il est redevenu beau parleur, railleur, gouailleur même; il lance des complimens impertinents aux dames, des épigrammes aux danseurs, et rit au nez de tout le monde en s'écriant: «C'est charmant! c'est une fête délicieuse.... Quand je retournerai à ma terre, je veux que tous mes paysans sifflent comme ce gaillard-là!...»

Mais, au milieu d'une poule, les danseurs restent la jambe en l'air,... l'orchestre n'a plus de vent; Benoît se démanche en vain la mâchoire... le sifflet ne vient plus.

«Ah! mon Dieu! dit Sophie, qu'est-ce qu'il y a donc!..... Eh bien, Benoît,.... mon garçon,..... qu'est-ce qui vous prend?... nous ne vous entendons plus... Ah! mon Dieu!... pourvu que ça lui revienne!.... Croyez-vous que ça va revenir?...

»—Attendez... attendez! s'écrie M. Grossillot, je vais lui rendre le souffle, moi...»Tenez, mon ami, avalez-moi cela, et je vous réponds que vous sifflerez comme un serpent à sonnettes!»

M. Grossillot présente au gros garçon un grand verre de punch, Benoît le saisit; mais trop empressé de boire pour retrouver son instrument, Benoît avale de travers; loin de pouvoir siffler, il étouffe, il étrangle, il ne peut plus que tousser; il faut qu'on aille lui chercher de l'eau; le bal est suspendu, au grand déplaisir des danseurs, et les commis-voyageurs se remettent à faire des tours de force.

Enfin, le pauvre siffleur a tant bu d'eau que sa toux se calme. On se remet à la danse, mais cela ne va plus comme au commencement. Benoît s'interrompant à chaque instant pour tousser, les danseurs sont continuellement en suspens.

Pour laisser Benoît se reposer quelque temps, M. Grossillot propose de chanter une walse, que ses amis accompagneront avec le chapeau et les feuilles de lilas.

La proposition est acceptée. Le hasard veut qu'il y ait une excellente walseuse parmi les habitantes de Gizy. Saint-Elme, qui se prétend un des meilleurs walseurs de France, remarque la légèreté de la jeune personne avec laquelle Chéri essaie en vain de tourner pendant que sa femme est allée couper de la brioche. Saint-Elme ne peut résister à l'envie de faire admirer ses grâces; il arrête le couple, repousse Chéri et s'empare de sa walseuse, en disant: «Monsieur Montrésor, vous ne savez pas walser,... et je vois que mademoiselle ira très bien... vous allez me voir la conduire.... Prenez une leçon!» Et Saint-Elme, entourant la jeune personne de ses bras, s'éloigne en tournant légèrement avec elle. Tout le monde admire la grâce de ce monsieur, qui, malgré le bandeau qui couvre sa tête, conduit si bien sa walseuse. Saint-Elme entend les éloges qu'on lui prodigue; il se pique, il veut montrer tout son talent; il ne suit plus le cercle tracé, il tourne avec sa walseuse autour d'un buisson, voltige derrière un massif d'arbres, puis reparaît et passe dans le monde sans jamais se cogner contre personne, et les applaudissemens augmentent, et madame Bonnifoux s'écrie: «Cet homme-là walserait sur une boule de loto!»

Mais en passant avec sa walseuse sous un marronnier, Saint-Elme n'a pas assez baissé la tête, une branche l'accroche, il y laisse le bandeau qui lui couvrait un œil et une partie du visage.

Saint-Elme s'est arrêté, il court à l'arbre, Dufour a décroché le bandeau noir et il le présente au bel homme en lui disant: «Ha ça! mais il me semble que vous êtes guéri!... Pourquoi diable portez-vous cela?... Je ne vous vois aucune cicatrice....

»—Pardonnez-moi... pardonnez-moi,» répond Saint-Elme en s'empressant de replacer le bandeau sur sa tête... «Oh! je souffre encore beaucoup, et mon œil ne peut supporter la lumière.»

En ce moment Saint-Elme aperçoit le comte de Tergenne, qui était arrêté à quelques pas et le regardait d'une façon très-expressive. Le beau walseur ne se sent plus envie de continuer; il reconduit sa walseuse et va s'asseoir à l'écart.

Benoît ne sifflant plus sans tousser, la fête ne se prolonge pas tard. A onze heures chacun se retire, et la société retourne à Bréville. Là, on cause quelque temps du singulier bal auquel on vient d'assister, puis on se dit bonsoir.

M. de Tergenne a fait semblant de prendre le corridor qui conduit à son appartement; mais bientôt il revient sur ses pas; monte vivement l'escalier qu'a pris Saint-Elme, et le rejoint au moment où celui-ci va entrer dans sa chambre.

«Un moment, monsieur!» dit le comte en se plaçant devant Saint-Elme, «j'ai quelque chose à vous dire....»

Le ton du comte était plus que sévère; Saint-Elme tâche de cacher le trouble que lui cause cette brusque apparition et de répondre d'un air aimable:

«Comment, monsieur le comte, vous avez quelque chose à me dire!.... je suis trop heureux...... si je puis vous être agréable...

»—Quittez ce ton qui ne peut plus m'en imposer,... reprenez votre voix ordinaire; je vous ai reconnu.... vous êtes Souvrac...—Souvrac...! que voulez-vous dire?....—Je vous répète que vous êtes le Souvrac qui m'a volé à Bagnères;... ce bandeau ne peut plus vous servir à rien,... il vous est inutile maintenant.»

En disant ces mots, M. de Tergenne arrache et jette à terre tout le tafetas dont Saint-Elme couvrait son visage. Le beau monsieur reste confondu, immobile.... Le comte reprend:

«Par égard pour ce jeune Armand, qui vous nomme son ami, et pour les habitans de cette maison, que vous avez indignement abusés, je veux bien ne pas faire d'éclat. Demain, dès le matin, je pars pour quelques jours; à mon retour que je ne vous retrouve plus au sein d'une honnête famille, qui rougirait de honte si elle savait quel est le misérable qu'elle a reçu!»

Saint-Elme a tiré son mouchoir, cligné des yeux, pincé sa bouche, et il répond d'un ton piteux:

«Monsieur le comte, je ne chercherai plus à feindre,... mais croyez que... depuis huit ans,... par une conduite irréprochable, j'ai réparé quelques... erreurs de ma jeunesse,... et que jamais....

»—C'est assez!... vous m'avez entendu: à mon retour, ne soyez plus ici; que les personnes qui demeurent à Bréville n'entendent plus parler de vous, sinon je vous fais arrêter.»

Le comte s'éloigne brusquement après avoir dit ces mots. Saint-Elme est demeuré quelques instans interdit; mais bientôt il rentre dans sa chambre en murmurant: «Ah!.... tu me paieras cher cette maudite reconnaissance!»

CHAPITRE V.

Le vol.

Le comte est parti de grand matin; il espère n'être que huit jours absent; il doit rapporter la somme qui le rendra propriétaire du domaine de Bréville. Dufour dit à Victor: «Je crois qu'il nous faudra enfin partir... Nous aurons fait un assez long séjour ici...—Hélas! pourquoi ne sommes-nous pas partis plus tôt!» répond Victor en soupirant.

Cinq jours après le départ du comte, Saint-Elme, qui s'est débarrassé de son bandeau, annonce à la compagnie son départ pour le lendemain. Tout le monde, excepté Armand, reçoit cette nouvelle avec une satisfaction que l'on ne cherche même pas à dissimuler.

«Quoi! Saint-Elme, tu veux me quitter?» dit le frère d'Ernestine en regardant son ami avec surprise; «ne peux-tu attendre quelques jours?..... alors moi-même je quitterai cette maison qui va devenir la propriété de M. de Tergenne; nous retournerons ensemble à Paris....

»—A Paris! s'écrie M. de Noirmont; comment, Armand, vous songez déjà à retourner à Paris!...

»—Mon cher Armand,» répond Saint-Elme d'un ton patelin, «si tu m'en crois, tu ne quitteras pas ta chère famille!.... Moi, je me repens d'avoir si long-temps abandonné la mienne... J'ai négligé mes affaires,... perdu de l'argent;... maintenant je veux vivre autrement..... Je te conseille de devenir sage aussi!...»

Armand ne répond pas; il quitte le salon avec humeur. Saint-Elme le suit, le rejoint dans le jardin, et lui dit en riant:

«Es-tu bien édifié du sermon que je t'ai fait?—Oh! j'ai bien vu que tu te moquais de moi.—Je devais parler ainsi devant ta famille.—Ton départ.....—Est indispensable... D'ailleurs, je m'ennuie de demeurer avec des gens qui me parlent à peine.... Sans toi, il y a long-temps que je serais loin...—Mais quelques jours encore...—Viens... viens dans le bois, nous y causerons plus librement; j'ai beaucoup à te parler.»

Saint-Elme prend le bras d'Armand; tous deux sortent et s'enfoncent dans les bois qui entourent Bréville. Arrivés dans un endroit bien sombre, bien éloigné des chemins, Saint-Elme s'arrête et dit à Armand: «Parlons maintenant: quels sont tes projets?... que vas-tu faire avec les vingt mille francs que ton aimable beau-frère va te donner?...—Je n'en sais rien... Tu penses bien d'abord que je ne veux pas rester avec eux...—Comme ce serait gentil, à ton âge.... passer sa vie en famille!... Il faut retourner à Paris, car il n'y a que Paris pour des hommes comme nous.—Mais j'y dois trente mille francs... j'y puis être arrêté en arrivant.—Je sais tout cela... Oh!... depuis plusieurs jours, je réfléchis à ta position... Il est impossible que tu te tires d'affaire avec vingt mille francs.—Hélas! oui.... cette idée m'accable... me désole!...—Fi donc!... est-ce que les gens d'esprit doivent jamais se désoler! et, Dieu merci, nous avons de l'esprit... plus que toute ta famille!... Sais-tu ce qu'il te faudrait?... les quatre-vingt mille francs que cet aimable comte est allé chercher pour payer ta maison.—Sans doute!.... avec cette somme je pourrais reparaître dans le monde.... payer mon créancier... et ressaisir la fortune;... car enfin, avec cinquante mille francs devant moi, il est impossible que je ne trouve pas une heureuse veine...—C'est impossible!... et tu la trouverais... Eh bien! mon cher, puisque ces quatre-vingt mille francs peuvent te sauver... te rendre au monde, aux plaisirs... il faut les avoir...—Les avoir... comment?... qui diable veux-tu qui me les donne?—Il faut les avoir, te dis-je. Si le hasard... mêlé d'un peu d'adresse.... nous faisait trouver le porte-feuille que le comte va rapporter...—Trouver!...—Oui... trouver dans sa poche.—Ah! Saint-Elme... que dis-tu là?... Je n'ose te comprendre.—C'est que tu ne vois pas bien la chose... car enfin ces quatre-vingt mille francs, pourquoi le comte les rapporte-t-il? pour payer ta maison, donc c'est à toi qu'ils devraient revenir.—Mais puisque la maison est à mon beau-frère à présent...—Bah!... parce qu'il t'a donné quelques bagatelles... quelques mille francs dessus... Entre, parens, il peut bien t'avoir fait ce cadeau-là. Je te soutiens que les quatre-vingt mille francs te reviennent. Mais comme tous ces gens-là ne comprendraient peut-être pas mon raisonnement, il s'agit de te faire avoir cette somme sans qu'ils le sachent... Je m'en charge, si tu veux me seconder un peu. Oh! si je pouvais agir seul, je ne te demanderais pas ton avis.—Saint-Elme... tu me fais frémir!...—Frémir!.... tout ça ce sont des mots!... Veux-tu ou non les quatre-vingt mille francs?—Je les voudrais bien.... mais par des moyens honnêtes...—Trouves-en si tu peux!...—Et comment donc espérerais-tu avoir cette somme?—Je vais demain faire mes adieux; au lieu de partir, je viendrai me loger chez un paysan... Pas chez Jacques, on pourrait y aller et m'y voir... mais de ces côtés... tiens, chez un bûcheron qui demeure au bout de ce sentier... là... à gauche... Je m'habillerai en paysan... je mettrai une blouse... un grand chapeau, oh! je sais me déguiser!... J'aurai pour toi un costume semblable... Tu viendras me dire quand le comte annoncera son retour. Il doit aller à Montcornet, où il a de l'argent à toucher... Oh! j'ai fort bien retenu ce qu'il a dit... Ensuite il ira à Sissonne, et de là doit revenir à pied en se promenant... Viens m'avertir, c'est tout ce que je te demande...—Non, Saint-Elme... non... je te devine... un vol!... quelle horreur!... je n'y consentirai jamais...—Non, pas un vol.... une surprise... une scène que je préparerai... Je te jure que le comte n'y verra que du feu... En tous cas, tu ne seras là que pour la représentation... je saurai agir...—Non, te dis-je, jamais...—Alors, va au diable,... et n'espère plus retrouver ce que tu as perdu!... On veut rendre service aux gens, et ils nous refusent!... Refuser le prix de sa maison!... le laisser donner à un beau-frère!... quelle sottise!... Après tout, tu n'emporteras pas la maison, par conséquent le comte ne perdra rien... C'est donc simplement soixante mille francs que tu fais perdre à ton beau-frère... Il est assez riche pour perdre cela...—Ah! laisse-moi; je n'ai déjà que trop suivi tes conseils!...»

Armand retourne à Bréville; Saint-Elme le suit sans lui reparler. Le lendemain, il fait ses adieux à la société, adresse des complimens aux dames, qui ne lui répondent pas, va pour prendre la main de M. de Noirmont, qui retire la sienne, et frappe sur l'épaule de Dufour en disant: «Gardez-moi toujours votre petit tableau, je vous en prie; je me fâche, si vous le vendez à d'autres.»—Enfin il part, en annonçant qu'il prendra la voiture à Laon; mais en pressant la main d'Armand, il lui dit à l'oreille: «Je ne vais pas loin... tu me trouveras dans le bois à l'endroit où nous avons causé hier... J'espère au moins, que tu viendras me voir.»

M. de Noirmont ne cache pas la satisfaction que lui fait éprouver le départ de Saint-Elme. Il profite de cette occasion pour essayer de faire un peu de morale à son beau-frère; celui-ci ne semble pas l'écouter. L'air sombre, le regard fixé vers la terre, Armand est fortement préoccupé; tout à coup il s'écrie: «Quand doit revenir M. de Tergenne?

»—Mais avant peu, je pense...—Mon oncle m'a promis de m'écrire quand il sera à Montcornet, dit Emma; ce n'est pas loin d'ici, il doit y aller en revenant de Paris.—C'est à neuf lieues tout au plus, reprend M. de Noirmont. Puis il y a des voitures qui conduisent jusqu'à Sissonne.... nous pourrons aller au-devant de M. votre oncle...—Oh! il ne le veut pas... mais c'est égal, si madame de Noirmont veut bien y venir, nous irons toujours... Vous viendrez aussi, n'est-ce pas, M. Dalmer?»

Victor s'incline sans répondre. Ernestine les regarde tous deux en répondant: «Oui, nous irons... car je n'ai plus que peu de temps à rester dans ce pays, et j'aime à le parcourir encore.... Cela me rappellera.... mes promenades de cet été.

»—Ah! madame! pourquoi dites-vous que vous n'avez plus que peu de jours à rester dans ce pays... Est-ce que vous pensez à vous en aller?... ce serait bien mal... mais certainement mon oncle ne le souffrira pas... M. de Noirmont, n'est-ce pas que vous n'emmènerez pas madame de bien long-temps?

»—Mes affaires me rapelleront à Mortagne, mademoiselle; mais si ma femme désire rester encore quelques semaines avec vous, je suis bien loin de m'y opposer.—Ah! vous resterez, madame.—Non, mademoiselle, non, malgré le plaisir que je goûte avec vous, je suivrai mon mari.... Puisque je dois quitter cette maison, je crois que le plus tôt sera le mieux.»

Emma n'ose insister; elle voit Ernestine si triste qu'elle craint d'avoir dit quelque chose qui lui ait fait de la peine. Victor se tait; il souffre aussi; il se reproche toutes les peines qu'il cause à une femme qui, sans lui, jouirait encore de cette existence calme, douce, qui semblait devoir être à jamais son partage; il sent en ce moment que les hommes se jouent trop légèrement du repos, du bonheur de celles qui ont le malheur de leur plaire, et que souvent ils ne laissent que des larmes là où ils n'ont cherché que le plaisir.

Armand a quitté le salon. Il va se promener au fond des jardins. Il marche avec agitation; il presse ses pas; il semble vouloir se soustraire aux pensées qui l'assiégent. Parfois il s'arrête et porte la main à son front en murmurant: «Mais comment faire?.... que devenir?... La vie que je mène ici m'est insupportable... Cependant... jamais je ne consentirai... Oh! le projet de Saint-Elme est affreux!... Mais il ne l'exécutera pas... d'ailleurs c'est impossible...»

Le jeune homme rentre dans sa chambre; ce que Saint-Elme lui a dit revient sans cesse à sa pensée. La nuit, il ne goûte pas un moment de repos. Le lendemain il se rend chez Jacques dans l'espoir qu'auprès de la jeune fille il trouvera un peu de calme; mais c'est en vain qu'il veut se distraire: même à côté de Madeleine, le souvenir des quatre-vingt mille francs le poursuit; il ne rêve, il ne songe qu'à cet or qui fond si vite dans ses mains.

Madeleine regarde le jeune homme avec inquiétude, et lui dit: «Qu'avez-vous donc, monsieur Armand? vous semblez plus triste qu'à l'ordinaire.—Je n'ai rien.... rien de nouveau.—Oh! si... vous avez du chagrin;.... mais j'en devine le motif: votre sœur me l'a dit.—Comment! que vous a dit ma sœur?—Que votre propriété allait être vendue à un étranger... Vendre la maison où l'on est né;... ah! cela doit faire bien de la peine...—Oui, Madeleine, en effet;... cette vente m'occupe sans cesse.—Mon Dieu! que n'ai-je été riche!... Je voudrais tant vous voir heureux... Oh! oui, je vous aime bien!... et je ne rougis pas de cet amour-là,... il est si pur!... Ah! vous ne me croyez pas peut-être!... mais la pauvre Madeleine aurait donné sa vie pour vous et votre sœur.

»—Bonne fille!... je vous crois;... mais vous ne pouvez rien changer à mon sort... Adieu! Madeleine, adieu!»

Armand s'est éloigné de la maison du garde; il se rend à l'endroit du bois où la veille il s'est reposé avec Saint-Elme. Un homme mal vêtu est assis sur un tronc d'arbre. Armand va passer sans s'arrêter. Cet homme l'appelle.... C'est Saint-Elme qui a barbouillé son visage, jauni sa peau, rasé une partie de ses sourcils, et s'est rendu tellement méconnaissable qu'Armand est quelques instans avant de le reconnaître.

«Comment me trouves-tu? dit Saint-Elme.—C'est incroyable!—J'ai joué la comédie; je sais me grimer; et, si je l'avais osé, chez vous, certes, le comte ne m'aurait pas reconnu.—Comment? N'importe! Quand arrive-t-il ton acquéreur?—Je n'en sais rien... Je pense que tu as renoncé à ton projet?—Non, mon cher, je veux te servir malgré toi...—Tu l'espères en vain..... On doit aller au-devant du comte jusqu'à Sissonne dès qu'il annoncera son retour.»

Saint-Elme frappe la terre avec fureur, puis reste quelques instans en méditation;... enfin il répond: «Si tu veux me seconder, je suis encore certain de réussir.... Tu m'ouvriras une des portes du jardin dont tu as toujours la clé sur toi... Je m'introduirai dans ta chambre;... je m'y cacherai;... ensuite....

»—Non,... non,... te dis-je! n'y compte pas... Adieu!... je ne veux plus t'entendre.»

Armand s'enfuit à travers le bois; il sent sa faiblesse, et craint d'écouter celui qui lui a déjà fait faire tant de fautes, et qui maintenant veut le pousser au crime. Il se promet de ne plus revoir Saint-Elme. Il rentre, et s'enferme dans sa chambre où il passe toute la journée. Le lendemain il ne descend de chez lui qu'au moment du dîner. Il apprend alors qu'on a reçu dans la matinée une lettre du comte. Il est à Montcornet, et annonce son retour pour le lendemain.

»Ainsi,» dit la jeune Emma, «demain matin nous irons au-devant de mon oncle, n'est-ce pas, madame? puisqu'il doit quitter la voiture à Sissonne.—Oui, dit Ernestine, aussitôt après le déjeuner nous nous mettrons en route.»

Armand se sent soulagé en apprenant que le comte ne reviendra pas la nuit par les bois. Après le dîner, il sort, et cette fois il n'hésite pas à se rendre à l'endroit où il a l'habitude de trouver Saint-Elme.

On est au mois de septembre; les jours sont courts, les nuits deviennent fraîches; il commence à faire sombre, lorsque Armand rencontre Saint-Elme. Il lui apprend le retour du comte pour le lendemain, et la partie projetée par les dames.

«Eh bien! ne pensons plus à cette affaire, dit Saint-Elme; je voulais t'obliger,... tu ne le veux pas,... à ton aise... Touche tes vingt mille francs... Demain, je partirai pour Laon.... Je quitterai d'abord ce costume, et je t'attendrai pour retourner ensemble à Paris... où je désire que tu échappes à ton créancier.»

Armand fait divers projets pour son retour à Paris. Tout en causant, ces messieurs ont marché à travers le bois. Bientôt Saint-Elme s'arrête en s'écriant:

«Nous voilà tout près de la maison du garde.... Oh! je ne veux pas y entrer;... je ne veux pas que Jacques me voie sous ce costume.... Il m'a rencontré une fois dans le bois et regardé avec attention,... mais il ne m'a pas reconnu....»

Armand se dispose à retourner sur ses pas lorsque Saint-Elme le retient par le bras en disant à demi-voix: «Attends,... attends... Qui est-ce qui entre chez le garde?... Oh! pour le coup, c'est la fortune qui nous l'envoie... Tiens, vois toi-même.—Grand Dieu! c'est le comte de Tergenne...—Je ne veux plus m'en aller maintenant.... Le comte chez Jacques!... Il ne veut sans doute que se reposer un instant...... et dans quelques minutes il fera tout-à-fait nuit...—Ah! Saint-Elme, penserais-tu encore?.....—Silence!... et ne bougeons pas.»

C'est bien M. de Tergenne, qui, après avoir examiné la maisonnette du garde, vient d'entrer chez Jacques, qui est alors assis, dans une salle basse, à côté de Madeleine.

«Peut-on se reposer quelques instans chez vous?» dit le comte en s'arrêtant sur la porte de la maison.

»—Oui, monsieur, oh! tant que vous voudrez,... et vous rafraîchir même.—Je vous remercie, je ne désire que me reposer.—Asseyez-vous, monsieur.... Madeleine, veux-tu nous donner de la lumière; voilà le jour qui baisse.—Oui, mon ami.»

La jeune fille revient bientôt avec une lumière; alors le comte s'écrie: «Je ne me trompe pas!... c'est la jeune fille que j'ai rencontrée il y a quelques jours dans la plaine de Gizy,... sous le vieux chêne.—Oui, monsieur, c'est moi;... je vous reconnais bien aussi.»

Le comte regarde ensuite Jacques pendant long-temps, si bien que le garde s'écrie, avec sa brusquerie ordinaire:

«Est-ce que monsieur me reconnaît aussi?—Mais,... ce serait possible...—Moi, je ne reconnais pas monsieur.—Je le crois. Vous êtes Jacques,... l'ancien laboureur qui demeurait à Gizy?—C'est moi-même;... et monsieur?...—Je suis ami de M. de Noirmont, et je viens d'acheter la maison qui appartenait au marquis de Bréville.

»—Ah! c'est monsieur qui a une nièce... bien jolie!....» s'écrie Madeleine; puis elle baisse les yeux comme honteuse de ce qu'elle vient de dire. Le comte la regarde en souriant, et répond: «Oui, mon enfant, j'ai une nièce fort jolie;... mais comment savez-vous cela?

»—C'est madame de Noirmont qui me l'a dit.—Vous connaissez madame de Noirmont!—Oui, monsieur.»

Madeleine n'en dit pas davantage; elle va prendre son ouvrage et se met à travailler. Le comte reporte ses regards sur Jacques; il éprouve une secrète jouissance à revoir le paysan, dont les traits fortement prononcés ont peu souffert des atteintes du temps.

«Est-ce que monsieur vient de Bréville maintenant?» dit Jacques au bout d'un moment.—«Non, j'y retourne, au contraire. J'ai été passer deux jours à Paris;... puis j'avais affaire à Montcornet, à Sissonne... On ne m'attend que demain chez M. de Noirmont; je le surprendrai en arrivant ce soir....—Et monsieur va devenir propriétaire de la maison de feu M. de Bréville?—Oui, mon ami.»

Jacques pousse un soupir; Madeleine en fait autant. Le comte les regarde et reprend: «On dirait que cela vous fait de la peine....—Dam', monsieur, ça fait toujours de la peine de voir une maison changer de maîtres...—Vous avez connu le marquis de Bréville?—Pas tant le marquis que sa femme;... celle-là faisait du bien à tout le monde dans le pays....—Le marquis n'avait-il pas épousé mademoiselle Jenny de Lucey?—C'est ça même:.... la bonne, la douce Jenny.... Est-ce que monsieur l'a connue?—Non,... mais une parente que j'ai eue dans ce pays m'a souvent parlé d'elle avec éloges, et elle épousa le marquis de Bréville par inclination...—Oh! que non pas... la pauvre demoiselle en avait une autre dans le cœur... et malheureusement pour un mauvais sujet... vous savez, de ces beaux freluquets du grand monde... qui se moquent autant de séduire une fille que moi de boire un verre de vin!... J'avais découvert tout ça... En se promenant dans les champs, on voit ben des choses... et puis mamzelle Jenny me choisissait quand elle avait une commission à faire faire.... Bref, le beau jeune homme partit... on ne le revit plus!... mamzelle Jenny pleura long-temps;... ce n'est pas que je veuille dire qu'elle eût rien à se reprocher!... mais enfin son père lui ordonna d'épouser le marquis de Bréville, et elle obéit.»

Le comte a écouté Jacques en tenant ses yeux baissés. Lorsque le paysan a fini, il lui fait d'autres questions sur Jenny. Jacques aime à parler de feu la marquise; il entre dans mille détails qui lui rappellent le temps passé. M. de Tergenne ne se lasse pas d'entendre Jacques; et celui-ci est flatté du plaisir que l'étranger semble éprouver à l'écouter.

Cette conversation se prolonge depuis fort long-temps. Madeleine écoute en travaillant; mais souvent elle regarde l'étranger, et elle s'étonne de l'intérêt qu'il prend à entendre Jacques.

«Cette jeune fille habite avec vous?» dit le comte en regardant Madeleine. «Je crois me rappeler qu'elle m'a dit n'avoir plus de parens.... Vous l'avez recueillie; cela fait votre éloge, Jacques.—Oui, monsieur, Madeleine est orpheline, et elle est venue demeurer avec son vieil ami,... qui est trop heureux de pouvoir lui tenir lieu de tout ce qu'elle a perdu... Mais je veux que vous vous rafraîchissiez, monsieur.»

Le garde a été chercher du vin, des verres; le comte ne veut pas lui refuser de boire avec lui. En buvant, Jacques parle encore, et son hôte, les yeux fixés sur les siens, ne perd pas une de ses paroles.

Le temps a passé, et aucune des trois personnes ne s'en est aperçue. Jacques ne parle plus de la jeune et belle Jenny; le comte reste plongé dans ses réflexions; le paysan n'ose le tirer de sa rêverie, il regarde Madeleine, et tous deux semblent se dire: «Qu'est-ce donc qui occupe tant cet étranger?»

Enfin, le comte revient à lui; il tire sa montre et s'écrie: «Bientôt dix heures!... je croyais n'être ici que depuis un moment!... c'est que j'avais un grand plaisir à vous écouter, brave Jacques.—Pas plus que moi, monsieur, à parler du temps passé,... mais vous arriverez bien tard à Bréville...—C'est vrai... Vos bois sont-ils sûrs?... c'est que j'ai une forte somme dans mon porte-feuille...—Dam', monsieur,... il n'arrive guère d'événemens; mais depuis quelques jours j'ai vu rôder dans les environs un drôle qui avait une singulière mine.... Si je le vois encore, je veux savoir ce qu'il fait par ici. Au reste, monsieur, pour que vous n'ayez rien à craindre, je vous accompagnerai jusqu'à Bréville.

»—Oh! merci... cela vous ferait rentrer trop tard... Je pense qu'on sera peut-être couché quand j'arriverai chez M. de Noirmont... il faudra déranger, éveiller tout le monde. Si je couchais ici, est-ce que cela ne vaudrait pas mieux? et demain matin je m'en irai tout à mon aise.—Pardieu, monsieur, c'est bien facile; j'ai là-haut une chambre et un lit toujours à la disposition d'un ami.—Cela ne vous causera aucun dérangement?—Aucun, monsieur.—Alors j'accepte votre hospitalité... J'éprouve du plaisir, Jacques, à coucher sous votre toit...—C'est ben de l'honneur pour moi, monsieur;... mais c'est drôle, vous me faites aussi l'effet d'une ancienne connaissance...—Dans quelques jours j'espère que vous viendrez me voir dans ma nouvelle propriété... et là... nous renouerons tout-à-fait connaissance. Mais il est tard, je ne veux pas vous empêcher de prendre du repos; moi-même je suis un peu las. Ma chère petite, veuillez m'enseigner ma chambre.—Je vais vous conduire, monsieur.—A demain, Jacques...—Dam', monsieur, il est possible que je sois déjà en course quand vous vous éveillerez.—N'importe, nous nous reverrons toujours.»

Le comte serre cordialement la main de Jacques, qui est tout ému de l'intérêt que lui témoigne l'étranger. Madeleine partage l'émotion de Jacques, sans pouvoir s'en expliquer la cause. Elle conduit M. de Tergenne dans une chambre au premier, lui laisse une lumière, le salue avec respect et se retire; puis elle descend près de Jacques et lui dit: «Il a l'air bien aimable, ce monsieur... C'est singulier comme il paraissait avoir du plaisir à vous entendre parler de ma bienfaitrice... Je l'aimerais, rien qu'à cause de cela?—Allons, mon enfant, ce monsieur nous a fait veiller plus tard que de coutume. Couchez-vous; je vais aller en faire autant.»

Le plus profond silence règne dans la maison du garde, où chacun est livré au repos, lorsque Madeleine est éveillée par un bruit subit. Elle se retourne dans son lit, ne sachant pas elle-même ce qui l'a éveillée; bientôt elle se rendort.

Au bout de quelques minutes, un bruit nouveau la réveille; il lui semble entendre marcher légèrement dans sa chambre; elle n'ose remuer, mais elle entr'ouvre les yeux; la fenêtre est ouverte, un homme est appuyé tout contre. Madeleine va pousser un cri d'effroi, lorsque, cet homme se retournant, la lune lui permet de voir son visage; elle reconnaît le jeune marquis de Bréville.

Madeleine ne sait que penser, que faire; bientôt des pas se font entendre, quelqu'un vient doucement par le fond et dit à Armand: «C'est fini... cela a été tout seul... les clés sur les portes..., j'en étais sûr.... partons.»

On saute légèrement par la croisée, on repousse la fenêtre, les volets, et le bruit a cessé depuis long-temps, que Madeleine écoute et frémit encore: «C'était Armand, se dit elle, c'était bien lui... qu'était-il donc venu faire ici... dans la nuit... avec quelqu'un?... Mon Dieu!... Qu'est-ce que cela veut dire?...»

Madeleine se lève, s'approche de la fenêtre qui est entre-bâillée; elle se rappelle qu'avant de se coucher elle n'avait fait que pousser les volets sans les fermer, précaution qu'elle négligeait souvent, n'ayant jamais eu la moindre crainte des voleurs, et en poussant avec force, on a ouvert la fenêtre, mal fermée par une mauvaise espagnolette.

Madeleine referme sa fenêtre, ses volets; elle s'assied dans sa chambre; elle tremble encore, elle écoute toujours; un moment elle pense à aller avertir Jacques, mais elle s'arrête en se disant: «C'était Armand.... je l'ai bien reconnu... mais que venait-il faire? Mon Dieu, j'aurais dû le lui demander!...»

La jeune fille passe le reste de la nuit dans la plus cruelle agitation; elle s'est jetée sur son lit, mais elle n'a plus trouvé le repos; mille pensées s'offrent à son esprit; elle n'ose s'arrêter à aucune, elle sent son cœur oppressé comme par un affreux pressentiment.

Le jour renaît; Jacques se lève, descend, prend son fusil, et sort en disant à Madeleine: «Notre hôte dort toujours; faut pas l'éveiller, mon enfant; je vas faire ma ronde dans le bois.»

Le garde est éloigné. Madeleine a toujours l'esprit frappé de ce qu'elle a vu et entendu dans la nuit; elle attend en travaillant le réveil de l'étranger.

Le comte ne tarda pas à descendre. «Bonjour, mon enfant,» dit M. de Tergenne en apercevant Madeleine. «Jacques est déjà sorti, je gage?—Oui, monsieur.—Ma foi, j'ai dormi comme un ange dans sa maison...—Ah!... vous n'avez pas été réveillé, monsieur.....—Il y a long-temps que je n'avais si bien reposé. Mais vous, ma petite, seriez-vous souffrante ce matin?... vos traits sont altérés...—Ah, ce n'est rien, monsieur;.... c'est que j'avais eu peur... que vous ne soyez pas bien là-haut.—J'ai été fort bien, je vous le répète. Adieu, petite Madeleine; il faut que je parte, car on serait capable d'aller au-devant de moi... Dites bien à Jacques que je le remercie de son hospitalité... et que j'espère le revoir bientôt.»

Le comte quitte la maison du garde; Madeleine le suit des yeux, mais elle sent son cœur soulagé depuis qu'elle a reçu de l'étranger l'assurance que rien n'a troublé son sommeil.

CHAPITRE VI ET DERNIER.

Toujours Madeleine.

Les habitans de Bréville viennent de se réunir pour le déjeuner. Les dames sont déjà habillées pour la promenade projetée. Armand descend au salon: sa figure est effrayante de pâleur, ses yeux expriment un sentiment de terreur continuel.

«Te voilà, mon frère, dit Ernestine; on ne t'a pas vu depuis hier dîner.—Non, je suis sorti... j'ai été indisposé... je me suis couché de bonne heure...—Tu as l'air malade en effet.—Oui, je suis mal à mon aise.

»—La promenade vous fera du bien, M. de Bréville, dit Emma; il faut venir avec nous au-devant de mon oncle.»

Avant qu'Armand ne réponde, Dufour s'écrie: «Voilà la promenade toute faite; j'aperçois M. de Tergenne qui entre dans la cour.—Vraiment!... ah! mon oncle est cruel,... ne pas laisser le temps d'aller au-devant de lui!...»

Le comte entre bientôt dans le salon. «Nous comptions aller à votre rencontre, dit M. de Noirmont.—Et moi, j'ai voulu vous éviter cette peine; d'ailleurs, vous ne m'auriez probablement pas été chercher où j'étais: j'ai passé la nuit dans votre voisinage...—Où donc cela?—Chez le garde Jacques.—Comme mon oncle est aimable! au lieu de revenir tout de suite nous voir, il couche chez des paysans.—Ma chère Emma, j'étais bien aise de causer avec ce Jacques... Tu ne peux pas comprendre mes raisons. Enfin, il m'a donné l'hospitalité pour la nuit.

»—Vous avez dû trouver chez lui une jeune fille? dit Ernestine.—Oui, madame, une jeune personne qu'on nomme Madeleine et qui a l'air assez intéressant; mais je ne sais ce qui lui était arrivé ce matin, elle était singulièrement troublée: il y avait dans ses traits quelque chose d'extraordinaire... Enfin, me voici. Grâce au ciel, j'ai terminé mes affaires. Voyons, M. de Noirmont, nous allons d'abord solder notre compte;... j'ai là vos quatre-vingt mille francs...—Vous me les donnerez chez le notaire en prenant l'acte de vente.—Qu'importe, chez le notaire ou ici? j'aime autant me débarrasser tout de suite de cette somme...»

Le comte fouille à sa poche et en tire un porte-feuille. Armand s'est assis dans l'embrasure d'une croisée; il feint de regarder la campagne.

M. de Tergenne ouvre son porte-feuille en disant: «Savez-vous que si on m'eût volé dans le bois, on n'aurait pas fait une mauvaise journée? et si je... si... eh bien!...

»—Qu'avez-vous donc, monsieur le comte? vous pâlissez... dit M. de Noirmont.

»—Mais, voilà qui est bien singulier;... je ne trouve plus mes billets de banque!...—O mon Dieu!—J'ai beau regarder... Voici bien les trois lettres que j'avais aussi dans ce porte-feuille... mais les quatre-vingt mille francs n'y sont plus.—Grand Dieu! on vous aurait volé?... Voyez, voyez donc dans votre poche...»

Le comte fouille dans sa poche; chacun l'entoure, on attend avec anxiété le résultat de ses recherches. Armand seul est resté dans l'embrasure de la fenêtre. Mais le comte se fouille en vain; il ne retrouve pas ses billets. La consternation se peint sur tous les visages, lorsque le comte s'écrie:

«Attendez;... je me rappelle,... hier au soir, chez Jacques, lorsque je fus seul dans ma chambre, j'examinai divers papiers qui étaient dans ma poche; alors j'avais encore mes quatre-vingt mille francs, j'en suis bien certain: j'ai compté les billets, pour m'assurer si en route je n'en avais pas perdu. Probablement qu'au lieu de les remettre dans mon porte-feuille, je les ai laissés sur la table. Il faut bien que ce soit arrivé ainsi; car ce matin j'ai remis mon porte-feuille dans ma poche, et ne me suis ni arrêté ni reposé pour venir jusqu'ici.

»—Ah! je respire, dit Ernestine; alors, monsieur le comte, vous n'avez rien à craindre, vous retrouverez votre argent.

»—En effet, dit M. de Noirmont, puisque M. de Tergenne a compté hier ses billets chez Jacques, ce n'est que là qu'il peut les avoir laissés, ou ce ne serait que là qu'il aurait été volé...

»—Volé!... Ah! monsieur, quelle pensée... et par qui donc?—Non, sans doute, reprend le comte; cela ne peut être arrivé que par mon étourderie;.... car prendre mes billets sans prendre le porte-feuille, vous conviendrez qu'il faudrait que le voleur fût bien fin ou bien maladroit.

»—Allons vite chez Jacques, dit M. de Noirmont; je vais vous accompagner...—Et moi aussi, dit Dufour; car ça m'a donné un coup de marteau cet accident-là...

»—Je suis vraiment désolé, messieurs, de l'inquiétude que je vous cause;..... mais je...

»—Ah! mon Dieu! M. Armand se trouve mal,» dit Emma.

Le jeune de Bréville était étendu sur sa chaise, et sa tête penchée en arrière semblait privée de vie. Les dames et Victor l'entourent.

»Il était déjà malade ce matin, dit Ernestine; quand vous avez annoncé la perte de vos billets, cela lui aura fait impression.

»—Parbleu! ça m'a bien étouffé, moi, dit Dufour.

»—Allez, messieurs, allez chez Jacques... Nous aurons soin de mon frère; M. Victor nous aidera à le conduire à sa chambre.—Oui, oui, courons chez le garde,» dit M. de Noirmont.

Le comte se remet en route avec Dufour et M. de Noirmont. Ils marchent très-vite et arrivent bientôt à la demeure du garde. Madeleine est assise devant la porte, la tête appuyée dans ses mains, et tellement absorbée dans ses pensées qu'elle n'entend pas venir du monde.

«Voici la jeune fille qui loge chez Jacques, dit le comte.—Oui, dit M. de Noirmont, c'est Madeleine.... Oh! je la connais...—Nous la connaissons, dit Dufour; mais elle semble bien rêveuse... elle ne nous voit pas.»

Le comte frappe légèrement sur le bras de la petite en lui disant: «C'est encore moi, mon enfant.»

Madeleine lève la tête: en apercevant M. de Noirmont et Dufour avec son hôte de la veille, elle n'est point maîtresse d'un mouvement d'effroi.

«Ma chère amie, dit le comte, j'ai laissé ce matin quelque chose chez vous... n'avez-vous rien trouvé?

»—Non, monsieur.... rien...» répond la jeune fille d'une voix altérée.—«Vous n'êtes peut-être pas montée encore dans la pièce où j'ai couché?—Pardonnez-moi, monsieur; j'ai tout rangé ce matin dans la maison, comme c'est mon habitude.

»—C'est bien singulier!... Jacques est-il ici?—Non, monsieur; il est sorti avant votre réveil et n'est pas encore revenu...—Permettez-moi alors d'aller moi-même visiter la chambre où j'ai passé la nuit.—Oui, oui, montons,» dit M. de Noirmont.

Ces messieurs montent; Madeleine les suit. Le comte examine en vain partout; les billets ne se trouvent pas.

«Qu'avez-vous donc perdu, monsieur? dit Madeleine.—Quatre-vingt mille francs en billets de banque que j'avais dans mon porte-feuille...—O ciel!—Oui,» répond M. de Noirmont en fixant attentivement la jeune fille; «et M. le comte les avait encore hier au soir ici.... il les a comptés avant de se coucher.—Ah! mon Dieu!... est-ce que...»

Madeleine n'achève pas; elle est tremblante, elle ne peut plus se soutenir.

«Est-il venu du monde... quelqu'un ici ce matin? demande le comte.—Non, monsieur, personne...

»—Aviez-vous, hier au soir, fermé la porte de votre chambre?» demande M. de Noirmont au comte.

»—Je n'y ai pas seulement pensé... Je ne suis pas méfiant... D'ailleurs que pouvais-je craindre?... Oh! je connais Jacques; c'est un honnête homme.

»—Jacques... c'est possible... mais enfin... il ne demeure pas seul ici...—Ah! M. de Noirmont, que dites-vous!.....—Calmez-vous, ma petite; je ne vous accuse pas... Voyez comme elle est tremblante...

»—Oui, oh! je vois fort bien que, depuis notre arrivée, elle semble éprouver une secrète terreur... M. Dufour, est-ce que vous ne l'avez pas observé comme moi?

»—Si fait, dit Dufour; j'avoue que cela m'a frappé... Je me suis dit: voilà une jeune fille qui a quelque chose de singulier.

»—Et vous-même, M. le comte» vous l'aviez aussi remarqué ce matin en la quittant... vous nous l'avez dit à Bréville...—Messieurs, c'est possible; mais tout cela ne prouve rien... Pauvre petite,... rassurez-vous... Elle n'a plus la force de parler.

»—M. le comte, reprend M. de Noirmont, aviez-vous parlé hier ici de la somme que vous aviez sur vous?—Oui, je crois me rappeler... En m'informant si le bois était sûr,... j'ai dit... mais, encore une fois, où voulez-vous en venir?—A vous faire retrouver ou rendre votre argent. Ce qu'il y a de positif, c'est que vous l'aviez encore hier au soir ici, et les billets n'étaient plus ce matin dans votre porte-feuille: donc c'est ici que vous les avez laissés ou qu'on vous les a volés.

»—C'est aussi clair que deux et deux font quatre, s'écrie Dufour.

»—Mademoiselle doit avoir trouvé les billets... ou vu entrer depuis votre départ celui qui les a pris...... mais elle a avoué que personne n'était venu... qui donc, si ce n'est elle, se serait emparé de cette somme?... Allons, Madeleine, rendez à M. le comte ce que vous avez trouvé ce matin dans sa chambre... et il vous pardonnera... quoiqu'à sa place...

»—Je n'ai rien trouvé... rien... je le jure,» répond Madeleine en tombant à genoux. «Ah! monsieur, vous pouvez me fouiller!...—Oh! parbleu, mademoiselle, je pense bien que vous n'avez pas gardé cette somme sur vous;... vous l'aurez cachée, bien cachée sans doute, mais on saura vous faire parler... vous allez à l'instant même nous suivre à Bréville.

»—M. de Noirmont, reprend le comte, je ne sais si je dois consentir... rien ne prouve que cette jeune fille soit coupable...—Tout me le prouve, à moi. Si elle est innocente, elle se justifiera... On retrouvera vos billets. Sortons et fermons les portes de cette maison, afin que personne ne puisse y entrer. Nous en donnerons la clé à mademoiselle, qui la remettra elle-même au garde.... M. Dufour, vous aurez la complaisance de rester près de cette maison pour attendre le retour de Jacques; vous lui direz ce que je me suis permis de faire et le prierez de venir sur-le-champ à Bréville.... Venez, mademoiselle.......—Ah! monsieur, ne craignez pas que je fasse aucune résistance... je vous suivrai... je ne chercherai point à me sauver!»

Malgré la répugnance du comte, on fait ce que veut M. de Noirmont. On sort de la maison, dont on ferme avec soin la porte; on donne les clés à Madeleine, Dufour reste pour prévenir Jacques. La jeune fille marche en tremblant entre M. de Noirmont et M. de Tergenne; mais celui-ci a pitié de sa souffrance, et il la force à prendre son bras en lui disant: «Soutenez-vous sur moi, et ne tremblez pas ainsi... Si vous êtes innocente, vous ne devez rien craindre, et si vous êtes coupable j'empêcherai que vous soyez punie.»

On arrive à Bréville. Madeleine ne pleure plus, elle semble avoir retrouvé son courage; on la fait entrer dans le salon du rez-de-chaussée, où Armand, qui a repris ses sens, est encore, ainsi que les dames et Victor.

En apercevant la jeune fille, Ernestine s'avance pour l'embrasser; M. de Noirmont arrête sa femme, en lui disant: «De grâce, madame, suspendez vos témoignages d'amitié... vous saurez bientôt si mademoiselle les mérite...... M. le comte n'a pas retrouvé la somme qu'il a laissée chez Jacques..... Madeleine seule peut avoir trouvé cet argent... le fait est incontestable... mais elle ne veut pas l'avouer...

»—Ah! monsieur... que dites-vous! Madeleine coupable d'une bassesse!... Non, je connais la grandeur de son ame... elle est innocente... et je serai toujours son amie.»

En disant ces mots, Ernestine s'élance vers la jeune fille, elle la presse dans ses bras, l'embrasse tendrement. Victor s'est aussi approché de Madeleine; il prend une de ses mains qu'il serre dans les siennes, en disant: «Et moi aussi, je suis sûr qu'elle n'est pas coupable, et je serai son défenseur.»

Madeleine ne répond rien aux témoignages d'amitié de ses amis; elle n'est occupée que d'Armand qu'elle a aperçu dans le fond du salon, et dont le morne abattement contraste avec l'agitation de toutes les autres personnes.

«Madame,» dit le comte en s'adressant à Ernestine, «je n'accuse point cette jeune fille;... j'ai cédé aux désirs de monsieur votre époux en l'amenant ici,...... mais j'espère que tout s'éclaircira.

»—Moi! monsieur le comte, reprend M. de Noirmont, je ne me laisse ni convaincre, ni aveugler par l'enthousiasme de l'amitié; les faits parlent: si mademoiselle n'a pas pris vos billets, elle a dû voir entrer le voleur. Avez-vous vu quelqu'un?... dites-le, alors on cherchera, on s'informera...

»—Non,... oh! non, monsieur, je n'ai vu personne!...» répond Madeleine en détournant ses yeux qui étaient fixés sur Armand.

«—Il me semble, monsieur, dit Victor, que vous devez, avant tout, attendre l'arrivée de Jacques; peut-être a-t-il vu les billets, les a-t-il serrés pour les rendre à monsieur le comte.

»—Il n'est pas probable qu'il eût fait cela sans en dire un mot à mademoiselle pour qu'elle tranquillise son hôte; mais c'est ce que nous allons savoir,... car voilà ce Jacques qui arrive avec M. Dufour.»

Jacques et Dufour entraient en effet dans la cour; la sueur ruisselait de leur visage. Le peintre accourt le premier dans le salon, et il entre en s'écriant:

«Voilà le garde! En apprenant ce qui s'est passé, il a été furieux! mais quand je lui ai nommé monsieur le comte, il est devenu rouge, jaune, vert,... de toutes les couleurs... Il a enfoncé la porte, est entré chez lui prendre....... je ne sais quoi;.... puis m'a suivi en disant des choses que je n'ai pas comprises. Le voilà.»

Jacques vient d'entrer dans le salon, et, sans faire attention aux personnes qui sont là, il court à Madeleine et la serre dans ses bras, en s'écriant: «Pauvre petite!..... on vous soupçonne, on vous accuse!...... vous!... mais calmez-vous, mon enfant, me voilà...

»—Je me suis trompé, si vous rapportez les billets, dit M. de Noirmont: c'est donc vous qui les avez serrés par précaution?... alors il fallait avertir.

»—Allez au diable, avec vos billets!... c'est bien de cela qu'il s'agit maintenant!... Ah! oui,... c'est M. le comte Frédéric de Tergenne,... je le reconnais à présent... Monsieur le comte, il y a bien long-temps que je désire vous rencontrer;... mais j'avais perdu cet espoir! J'ai à vous parler... à vous seul... Messieurs et dames, vous entendez ce que je désire... Allez aussi, ma pauvre Madeleine!... mais ne tremblez pas,..... je vais m'occuper de vous.»

Le ton singulier du paysan, la manière dont il regarde le comte, l'assurance qui brille dans ses yeux imposent à la société, qui se retire en silence, laissant M. de Tergenne seul avec le garde.

«Monsieur le comte,» dit Jacques après s'être assuré qu'ils sont seuls, «si je vous avais reconnu hier en vous parlant de la pauvre Jenny et de son séducteur, j'aurais pu vous en dire bien plus. Vous êtes ce Frédéric que Jenny adorait?...

»—Oui,... Jacques,... et je mérite tous les reproches que vous m'avez adressés hier sans me reconnaître:... j'abandonnai celle que j'avais séduite; ma conduite fut affreuse?...

»—Ah!... vous fûtes plus coupable encore que vous ne pensiez.—Que voulez-vous dire?...—Vous aviez cru ne délaisser qu'une jeune fille séduite!... vous abandonniez une mère et son enfant!

»—Grand Dieu!... que dites-vous, Jacques?—Que peu de temps après votre disparition, l'infortunée Jenny s'aperçut qu'elle était enceinte; qu'à force de précautions elle cacha sa faute à son père; qu'elle mit au monde une fille... qui fut nourrie chez une de mes sœurs, à Samoncey;... qu'ensuite, forcée par son père de se marier, elle prit chez elle et éleva la petite Madeleine...—Madeleine!... ah! Jacques,... il se pourrait?...—Tenez, monsieur le comte, lisez cette lettre de feu madame de Bréville; elle me la donna, en mourant, pour vous la remettre si jamais le destin me faisait vous retrouver.»

Le comte prend la lettre, et lit en respirant à peine.

«Madeleine est ma fille et la vôtre, Frédéric; si quelque jour Jacques vous retrouve et vous remet cet écrit, ayez pour mon enfant plus de pitié que vous n'en avez eu pour sa mère.

»Jenny

Le comte couvre la lettre de ses larmes en balbutiant: «Pauvre Jenny!... j'étais père!... et je me croyais seul au monde!... et c'est Madeleine!... Ah! quelque chose me parlait en secret pour elle!... Je veux la voir,... je veux...»

Le comte a fait quelques pas,... il s'arrête comme frappé d'un souvenir pénible; il porte la main à son front,... hésite un moment, puis se dirige vers la porte en s'écriant «N'importe! c'est ma fille!...»

Jacques, qui a examiné attentivement M. de Tergenne, court à lui, et l'arrête: «Pardonnez-moi, monsieur le comte, si je vous questionne; mais après avoir, pendant dix-huit ans, veillé sur votre fille, je crois en avoir le droit. Quelles sont vos intentions relativement à Madeleine?—De la reconnaître publiquement, de la nommer ma fille....

»—Ah! c'est bien cela! dit Jacques, en prenant la main du comte, et cela efface vos torts d'autrefois!.... mais je ne veux pas que votre bonheur soit troublé par les indignes soupçons qu'on a conçus; j'ai lu dans vos yeux; le souvenir de l'action que l'on a osé imputer à Madeleine vous a fait mal...—Ah! je ne la crois pas coupable!...—Non, sans doute, elle ne l'est pas; mais il ne suffit pas que nous en soyons persuadés tous deux, il faut que l'innocence de Madeleine soit prouvée à tout le monde; alors seulement vous la nommerez votre fille. Je vous en supplie, monsieur le comte, attendez quelques heures, peut-être quelques jours encore,.... j'espère trouver votre voleur...—Comment...—Oh! je n'ai pas le temps de m'expliquer, je ne veux pas perdre une minute, je repars... De grâce... attendez mon retour;... je n'ai pas besoin de dire que je vais me hâter,... il s'agit du bonheur,... de l'honneur de Madeleine!—Ah! morguenne! cette pensée doublera mes forces...»

Jacques n'en dit pas davantage, il n'écoute plus le comte, il sort du salon, passe comme un éclair à travers toutes les personnes qui sont dans l'autre pièce, ne regarde pas même Madeleine et s'éloigne encore plus rapidement qu'il n'est venu.

Chacun se regarde avec surprise. Madeleine est inquiète, affligée de la brusque sortie de son ami.

«Qu'est-ce que cela veut dire? demande Dufour.—Rien de bon, répond M. de Noirmont; ce Jacques s'enfuit sans même parler à sa protégée... on finira par convenir que j'avais raison.»

Le comte paraît à l'entrée du salon. L'émotion qui l'agite, les larmes qui brillent dans ses yeux quand il s'approche de Madeleine, la manière singulière dont il l'examine, fortifient encore les soupçons de M. de Noirmont.

M. de Tergenne va s'asseoir près de la jeune fille; il prend une de ses mains qu'il garde dans les siennes. Madeleine est émue, attendrie... Chacun attend que le comte parle, mais il garde le silence et ne semble plus s'occuper du reste de la société; il est tout à ses souvenirs, à ses pensées. Le temps s'écoule. M. de Noirmont s'approche d'Armand, qui se tient toujours à l'écart, et il lui dit tout bas: «Le comte voudrait, en témoignant de l'indulgence à Madeleine, l'amener à avouer sa faute; il n'y parviendra pas... cette petite a une ténacité extraordinaire... il faut mettre fin à tout ceci. Si M. de Tergenne est trop faible pour punir, je ne dois pas l'être, moi; je vais me rendre à Laon pour avertir l'autorité.

»—Ah!... qu'allez-vous faire, monsieur?...» répond Armand d'une voix sombre.—«Mon devoir.—Eh bien!... laissez-moi me rendre à Laon à votre place...—Vous, Armand?... non, vous êtes indisposé.—Je me sens plus de force maintenant... et c'est à moi de terminer cette affaire...—Puisque vous le voulez... j'y consens, mais partez sur-le-champ.—Oui... oui, monsieur... tout sera bientôt éclairci.»

Armand se lève; il jette un regard sur Madeleine, un autre sur sa sœur, puis sort brusquement.

Quelques instans s'écoulent; le comte, qui tient toujours la main de Madeleine, s'aperçoit enfin de la tristesse qui règne autour de lui, de l'inquiétude qui se peint dans les regards de sa nièce, d'Ernestine et de Victor. Il sourit alors en disant: «Eh! mon Dieu!... quel sombre nuage est venu rembrunir tous les fronts. Je puis vous assurer cependant que Jacques ne m'a pas donné de mauvaises nouvelles; bien au contraire... Vous, ma chère Madeleine, ne soyez plus effrayée... encore quelques heures, et vous verrez que, loin d'être votre juge, je suis votre meilleur ami.

»—M. le comte aurait-il des preuves de l'innocence de mademoiselle?» dit M. de Noirmont; «alors il aurait dû nous tranquilliser... nous les communiquer... je n'aurais pas envoyé mon beau-frère à Laon...—Et pourquoi l'avez-vous envoyé à Laon, monsieur?—Comme M. le comte se taisait... j'ai cru devoir.... prévenir la justice...»

Le comte se lève et entoure Madeleine de ses bras, en s'écriant: «Quoi! monsieur, vous avez osé accuser Madeleine... vous voulez qu'on l'arrache de mes bras... Ah! courez, monsieur, courez sur les traces de votre beau-frère... empêchez qu'il ne parle; il y va de mon honneur, de ma vie...

»—Mais, M. le comte...—Eh bien! je saurai moi-même le rejoindre.... et je vais...»

Le comte fait quelques pas pour sortir... un bruit soudain l'arrête; c'est la détonation d'une arme à feu. Chacun se regarde avec inquiétude.

«—Cela semblait partir de la chambre de M. Armand, dit Dufour.

»—Serait-il arrivé quelque chose à mon frère!...—Courons, dit le comte. Grâce au ciel, il n'est peut-être pas encore parti!»

Le comte, M. de Noirmont, Victor et Dufour se dirigent du côté de l'appartement du jeune de Bréville; Ernestine les suit. L'odeur de la poudre, qui augmente lorsqu'ils approchent de la chambre du jeune homme leur annonce que c'est bien de là qu'est venu le bruit qu'ils ont entendu.

Le comte entre le premier... mais il recule bientôt en poussant un cri d'horreur, et arrête Ernestine en la retenant dans ses bras. Un spectacle terrible a frappé ses yeux: Armand s'est brûlé la cervelle; il est étendu sans vie dans sa chambre, à côté de lui est un billet tout ouvert. Victor s'en empare et lit:

«Je dois mourir, je m'étais déshonoré. C'est moi et Saint-Elme qui avons volé les quatre-vingt mille francs. Le misérable qui m'a entraîné au dernier des crimes a sur lui la somme... Faites courir sur ses traces: il doit m'attendre dans le petit village de Montaigu. Adieu, pardonnez-moi.»

Ernestine a perdu connaissance, M. de Noirmont se cache la figure dans ses mains, mais Victor ne songe qu'à Madeleine. Maintenant, dit-il, on ne peut plus l'accuser!» Et en apercevant la jeune fille, il court à elle, la presse dans ses bras et l'embrasse tendrement.

Madeleine ne sort des bras de Victor que pour passer dans ceux du comte, qui s'écrie: «Je puis donc enfin te nommer ma fille!

»—Votre fille!...» dit Madeleine en regardant le comte avec anxiété.

»—Oui, tu es ma fille... dont jusqu'à ce jour j'ignorais l'existence; tu es le fruit de mes plus tendres amours.... Jacques seul connaissait ce secret... Pauvre enfant! et pendant long-temps tu as langui dans la misère... tu as en vain demandé le nom de tes parens... ah! viens, viens sur mon cœur! Par mes caresses, mon amour, je ne pourrai jamais assez te dédommager de dix-huit années d'abandon!

Le comte serre de nouveau sa fille dans ses bras. Emma partage la joie de son oncle; elle embrasse tendrement la jeune fille en lui disant: «Je vous aimerai comme une sœur!»

Madeleine n'ose croire à son bonheur... mais au milieu de l'ivresse qui remplit son ame, elle n'est point indifférente à la mort d'Armand, et elle se dégage des bras du comte en lui disant: «Permettez-moi d'aller essuyer les larmes de sa sœur.»

Par respect pour la douleur de madame de Noirmont, M. de Tergenne modère les transports de sa joie. Il essaie de consoler M. de Noirmont; il lui jure le plus grand secret sur l'événement qui vient de se passer, et il ne veut pas même faire poursuivre Saint-Elme, dans la crainte que l'arrestation de cet homme n'amène la découverte de la complicité d'Armand; mais M. de Noirmont, quoique vivement affecté de la honte qui peut rejaillir sur la famille de sa femme, est sourd aux sollicitations du comte; il veut arrêter le coupable, afin que M. de Tergenne recouvre la somme qu'on lui a dérobée; il se dispose à courir sur les traces de Saint-Elme. Victor lui offre de l'accompagner; il accepte; tous deux se mettent en route, malgré les prières du comte.

En apprenant que Madeleine est fille du comte de Tergenne, Ernestine éprouve quelque soulagement à la douleur que lui cause la fin de son frère.

«Désormais tu seras heureuse, lui dit-elle, ton père mettra son bonheur à exaucer tes moindres désirs... Chère Madeleine, cette idée adoucira un peu la peine que j'éprouverai en te quittant!

»—Et pourquoi me quitter, ma bonne amie? mon père m'a déjà dit que cette maison m'appartenait, qu'il me la donnait entièrement... Eh bien! vous qui êtes née en ces lieux, ne les quittez plus... restez-y toujours près de moi. Ah! c'est alors que j'y serai tout-à-fait heureuse.

»—Non, Madeleine; M. de Noirmont ne voudra pas rester ici, et je dois le suivre... Je veux par ma conduite à venir tâcher de réparer ma faute... Il n'y a plus de bonheur, de plaisir pour moi dans le monde... Je dois surtout fuir à jamais la présence de... celui qui m'a rendue coupable... il m'a déjà oubliée, lui... mais moi... ah! Madeleine! le ciel nous laisse notre amour avec nos remords... c'est sans doute pour nous punir davantage.»

Deux jours s'écoulent sans qu'on revoie M. de Noirmont et Victor. Ils ont passé vite pour le comte, qui ne quitte plus sa fille. Emma, loin d'être jalouse de la tendresse que son oncle témoigne à Madeleine, éprouve pour celle-ci l'amitié d'une sœur. Et depuis que Dufour sait que la petite est fille de M. de Tergenne, il se serre les poings en disant: «Si j'avais deviné cela!... Comme je lui aurais fait la cour!... Je l'aurais peinte en Diane.»

Le soir du second jour, M. de Noirmont et Victor reviennent à Bréville. Ils sont accablés de fatigue et n'ont pu trouver Saint-Elme. M. de Noirmont est désolé, et veut se remettre en course le lendemain matin; mais au point du jour, les habitans de Bréville sont éveillés par Jacques, qui entre dans la cour en criant à tue-tête:

«Je savais bien que c'était le voleur!... Oh! je me connais en physionomie, moi!»

On entoure le garde, qui commence par tirer de sa poche des billets de banque, qu'il remet au comte, en disant:

«Toute votre somme y est... le coquin n'avait pas encore eu le temps d'y toucher... je l'avais rencontré dans le bois la veille du vol...... sa figure m'avait frappé... le lendemain, je l'aperçus sortant de derrière des taillis, je l'abordai en lui disant: C'est bien M. de Saint-Elme! Il se sauva sans me répondre.... Tout cela me parut louche, et en apprenant que vous veniez d'être volé, je ne doutai plus que ce beau monsieur ne fût pour quelque chose là-dedans. J'ai couru sur ses traces... je l'ai attrapé enfin... mais ce n'est qu'hier... il avait un cheval alors, et dam' il allait vite, j'aurais bien pu ne pas le rejoindre. Cependant je courais toujours en lui criant d'arrêter; mes cris lui firent tourner la tête; en m'apercevant il voulut galoper encore plus vite... il y avait des arbres coupés qui barraient son chemin... il voulut les sauter, il piqua son cheval; celui-ci s'emporta, partit comme le vent!.... Mais, patatras!... je vois bientôt le cheval libre, et le cavalier couché sur le chemin.... je cours à lui.... sa tête avait porté sur un tronc d'arbre, elle était fracassée... Cependant en me voyant il eut encore la force de fouiller à sa poche et de me donner les billets de banque, en me disant: Tenez voilà ce que vous cherchez... rendez cela au comte de Tergenne... Il ne put en dire plus; on l'emporta chez un fermier, où il mourut en arrivant.»

La mort de Saint-Elme n'afflige personne. Jacques voit que le comte a déjà reconnu sa fille, et il embrasse Madeleine en lui disant: «Vous v'là un père.... vous v'là heureuse!... à c't' heure ma tâche est finie, mais c'est égal, je vous aimerai comme auparavant.»

M. de Noirmont n'attendait pour quitter Bréville que la fin de cette affaire. Il fait sur-le-champ ses dispositions et annonce au comte son départ; celui-ci essaie en vain de le retenir encore.

«Non, M. le comte, nous ne pouvons rester davantage, dit M. de Noirmont; en ce moment, ce séjour ne saurait que nous être pénible, à ma femme et à moi; plus tard j'espère y revenir.

»—Non,» dit tout bas Ernestine à Victor, «ces lieux furent témoins du crime du frère.... et de la faute de la sœur..... nous n'y reviendrons jamais.»

M. et madame de Noirmont ont quitté Bréville. Victor et Dufour annoncent leur prochain départ. Mais Madeleine a remarqué la tristesse du jeune homme et le chagrin d'Emma; elle trouve l'occasion d'être un instant seule avec Victor: «Pourquoi partez-vous? lui dit-elle.

»—Ah! Madeleine que ferais-je encore ici? J'ai trop à me repentir d'y être venu..... J'ai coûté des larmes à Ernestine... je ne dois pas chercher à en faire répandre encore....—Mais vous aimez Emma?...—Oh! oui, je l'adore... et c'est pour cela que je pars, car je ne dois pas espérer que le comte veuille me donner sa nièce... je lui ai entendu parler d'engagemens..... de projets d'union déjà formés..... Adieu, Madeleine..... je dois partir.—Attendez encore.»

Madeleine va trouver son père et lui dit:» Vous m'avez promis que vous ne me refuseriez rien.... moi je n'ai qu'une grâce à vous demander... Ce sera la seule... la dernière...—Que désires-tu, ma fille?—Que vous unissiez Emma à Victor... ils s'aiment tous les deux, et vous ferez leur bonheur.»

Le comte réfléchit un moment, puis il embrasse Madeleine, en lui disant: «J'avais d'autres projets... mais tu le désires, je n'ai rien à te refuser.»

Madeleine court annoncer à Victor et à Emma cette nouvelle. Les deux amans la pressent dans leurs bras. Dufour s'essuie les yeux en disant: «J'avais vraiment tort de me méfier de cette petite!

»—Vous voulez donc que je vous doive tout? dit Victor à Madeleine;—Oui... je veux vous forcer à avoir toujours de l'amitié pour moi!...»

Le comte ne tarde pas à venir lui-même confirmer la nouvelle apportée par sa fille. Emma et Victor sont au comble de la joie; leur union est arrêtée pour le printemps prochain. En attendant, Victor ira voir son père, qu'il ramènera à Bréville, et Dufour retournera à Paris chercher ses pantalons.

Madeleine semble heureuse du bonheur de ceux qui l'entourent; cependant quelquefois un soupir lui échappe; alors le comte lui dit: «Mais toi, ma fille, ne formes-tu aucun vœu?... ne désires-tu rien encore?

»—Non, mon père, répond Madeleine en souriant, car j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour rendre heureux ce que j'aime.»

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.


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