Madeleine
MADELEINE.
TOME DEUXIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
Le Réveil.
Le soleil éclairait la chambre où étaient couchés les deux amis lorsque Dufour ouvrit les yeux.
Le peintre ne se rappelle d'abord que confusément les événements de la veille; cependant, petit à petit, la mémoire lui revient. Dufour, tout étonné de se retrouver vivant, regarde timidement autour de lui; il aperçoit Victor qui dort encore. Leurs habits sont toujours auprès d'eux: rien n'a été dérangé dans la chambre, qui, éclairée par le soleil, paraît toute autre à notre voyageur. Elle n'a plus cet aspect sombre et mystérieux qui, la veille, lui avait tant déplu. C'est une pièce vaste, carrée, le petit papier à fleurs qui lui sert de tenture est d'une couleur gaie, et à travers les vitres de la fenêtre on aperçoit les arbres du bois, dont le feuillage, rafraîchi par l'orage de la veille, brille des plus vives couleurs.
Dufour se frotte les yeux; il se sent tout radieux, tout dispos; il glisse sa main sous son traversin, et, en sentant sa montre, il ne peut s'empêcher de rire de ses craintes de la veille. Il regarde l'heure et s'écrie: «Huit heures!.... huit heures passées!..... J'espère que nous avons bien dormi!..... Ho! hé!.... Victor!... Allons donc, paresseux... il est huit heures!... Est-ce que tu ne vas pas te lever?...
»—Ha ça! nous ne sommes donc pas assassinés?» dit Victor en étendant les bras. «Il me semblait pourtant que nous étions dans un repaire de brigands...... T'en souviens-tu, Dufour?...
»—Allons, gronde-moi! moque-toi de moi... ça m'est égal, je suis de bonne humeur ce matin... J'ai eu tort.... je le confesse: j'ai soupçonné de braves gens... Cependant il y a du mystère dans cette maison, car, pendant que tu dormais, j'ai entendu cette petite Madeleine dire des choses singulières....—Tu as rêvé cela.—Non.... oh! je ne l'ai pas rêvé.... mais, enfin, il paraît que cela ne nous regardait pas... c'est le principal... Aussi, j'ai un appétit ce matin!..... je vais me dédommager de ma sobriété d'hier au soir; je vais déjeûner... je vais m'en donner.... Je... Aie... aie!... Holà là!... Ah! mon Dieu, je suis blessé!...»
En se promettant de s'en donner, Dufour sautait et se roulait dans son lit. Il avait oublié que dans ses inquiétudes de la veille, il avait caché un meuble nécessaire entre son matelas et sa paillasse; et, quoiqu'il eût relégué ce meuble contre la ruelle, à force de s'agiter, il venait de le briser sous lui, et un morceau aigu lui était entré quelque part.
«Que diable viens-tu de faire? dit Victor, est-ce que tu casses des assiettes dans ton lit?...—Non, ce ne sont pas des assiettes... C'est que j'avais oublié qu'hier au soir, par prudence..... n'ayant pas d'armes..... j'avais mis certain vase sous mon matelas..... Ah! Victor, regarde, je t'en prie, si je ne suis pas blessé dangereusement. Ah! ah!... Comment, Dufour, tu voulais te défendre avec....—Écoute donc, cela aurait fort bien paré un coup de poignard.—C'est une nouvelle espèce de bouclier à laquelle don Quichotte n'avait pas pensé!..... Je suis blessé, n'est-ce pas?...—Eh! non... une égratignure....—Peste!.... tu appelles cela une égratignure!.... c'est presque comme celle que la paysanne montre au diable de Papéfignières!... Je voudrais que cela te corrigeât de ta méfiance continuelle.—Je mettrai de la farine dessus...—Tu devrais appeler la petite Madeleine et la prier de te panser.—C'est bien... c'est bien!..... Si elle était plus jolie, tu aurais cherché à lui faire voir bien autre chose. Au reste, je vais tâcher, ce matin, de causer un peu avec cette jeune fille avant de quitter cette maison.... et de savoir pourquoi, hier, elle nous regardait en soupirant, car je suis très-sûr qu'elle soupirait.»
Victor s'est habillé. Il ouvre la fenêtre, et aperçoit un petit jardin au bout de la cour qui est derrière la maison. Dufour, qui est parvenu, non sans peine, à se lever, vient se placer aussi à la fenêtre.
«—Cette vue est gentille!... Cette cour... ce jardin... ces fleurs... et puis le bois qui encadre le tableau... Il faut que je dessine tout cela...—Il me semble qu'hier tu trouvais cette demeure fort triste.—Hier, il faisait nuit... Tiens, mon ami, il n'y a rien de tel qu'un effet de soleil pour embellir un tableau.»
En ce moment on frappe à la porte de la chambre, et les deux amis reconnaissent la voix du maître de la maison, qui demande si l'on peut entrer.
«Oui, oui, entrez, mon cher hôte!» crie Dufour en allant ouvrir à Grandpierre, auquel il tend la main, que celui-ci serre avec cordialité.
«—Je viens savoir si ces messieurs ont bien passé la nuit et s'ils déjeûneront avant de partir.—Oui, mon cher hôte, nous déjeûnerons... N'est-ce pas, Victor, que nous déjeûnerons avec notre hôte?—Volontiers.—Et quant à la nuit... oh! elle a été excellente;... je n'ai fait qu'un somme... j'ai été très-bien couché...—Je suis charmé, messieurs, que vous ayez été satisfaits.—Est-ce qu'on n'est pas toujours bien chez de braves gens?... Ce bon monsieur Grandpierre... il a une bonne figure... N'est-ce pas, Victor, que notre hôte a une figure franche,... ouverte?... Il faudra que je fasse votre portrait, monsieur Grandpierre.—Oh! monsieur est bien honnête...—Si, si, je viendrai faire votre portrait en me promenant dans le bois, quand nous serons à Bréville..... Et votre ami Jacques, le verrons-nous ce matin?—Non, monsieur; Jacques est parti depuis le point du jour, pour aller travailler en journée... Dame!... Jacques n'est pas riche... Il y a quatre ans, le feu brûla sa maison, sa récolte; il perdit le peu qu'il possédait, et, après avoir labouré son petit champ, fut obligé d'aller travailler à celui des autres; mais ça ne lui ôta pas sa bonne humeur, et Jacques n'en garda pas moins avec lui sa tante qu'est ben vieille et infirme. Oh! c'est un brave homme que Jacques;... un peu brusque..... un peu gouailleur, comme ils disent dans le pays, mais qui est estimé de chacun pour sa probité.—Eh bien! mon cher monsieur Grandpierre, ce que vous me dites-là ne m'étonne nullement..... ce Jacques a une physionomie toute particulière..... il a quelque chose qui prévient en sa faveur... surtout quand on le regarde long-temps... N'est-ce pas, Victor?»
Victor, qui ne peut plus comprimer son envie de rire, sort en disant: «Je vais voir le jardin pendant qu'on préparera le déjeûner.»
Le jeune homme traverse le corridor étroit, descend un petit escalier, et se trouve dans la cour au bout de laquelle est le jardin. C'est un petit enclos où sont pêle-mêle les fruits, les légumes, les racines dont on fait un fréquent emploi dans un ménage. Chaque coin de terrain a été mis à profit: la modeste laitue croît au pied du cerisier, le chou et le groseiller sont pressés l'un contre l'autre, et la petite feuille dentelée de la carotte se mêle au feuillage plus large et plus foncé du navet; à peine si l'on a réservé quelques chemins pour mettre un pied l'un devant l'autre.
Au fond de ce verger-potager, Victor aperçoit un petit carré qui paraît plus soigné que le reste et dans lequel on a planté différentes fleurs. Une jeune fille est assise sous un berceau couvert de chèvrefeuilles qui termine ce petit parterre; elle a les yeux fixés sur un rosier qui est à ses pieds; mais, à sa tristesse, à son immobilité, il est facile de juger qu'en ce moment ce ne sont pas les fleurs qui l'occupent.
Victor s'approche doucement de Madeleine, qu'il a reconnue, quoiqu'elle n'ait pas levé la tête; il va s'asseoir près d'elle en disant: «Voilà des fleurs que vous aimez bien, n'est-ce pas?»
La jeune fille, toute surprise, rougit, semble honteuse, et se lève en balbutiant: «Pardon, monsieur, je ne vous avais pas vu venir.
»—Eh bien! je ne veux pas vous faire fuir votre jardin... car je gagerais que ce petit jardin est le vôtre?» dit Victor en retenant Madeleine par la main. Celle-ci, un peu confuse, se rassied cependant en répondant: «Oui, monsieur, c'est en effet mon petit jardin... monsieur Grandpierre a bien voulu m'abandonner ce petit coin de terrain..... j'y ai planté des fleurs, et j'en ai bien soin!...—Il n'y a aucun mal à cela, mon enfant..... Vous aimez les fleurs... plus tard vous aimerez autre chose encore... car il faut toujours que le cœur ait de l'occupation... surtout chez les femmes; et de ce côté-là je suis femme aussi. Mais, pendant que nous voilà seuls, il faut que je vous demande l'explication de votre conduite d'hier... qui a beaucoup intrigué et même inquiété mon compagnon... qui, à la vérité, s'inquiète très-facilement. Il prétend que vous portiez sur nous des regards mystérieux, mélancoliques... que vous paraissiez désirer de nous parler en secret. Mon ami a-t-il rêvé tout cela... ou avez-vous en effet quelque chose à nous dire? à nous demander?... Eh bien!... répondez donc...»
La jeune fille rougit encore plus, en effeuillant dans ses doigts une rose qu'elle vient de cueillir pour cacher son embarras. Elle ne lève pas les yeux et n'ose répondre. Victor, pour l'enhardir, se rapproche d'elle, passe son bras autour de sa taille, et, quoiqu'elle ne soit pas jolie et qu'il n'en soit pas amoureux, lui prend un baiser, tant est grande chez lui la force de l'habitude.
Madeleine se recule vivement à l'autre bout du banc; elle lève alors les yeux sur Victor, et il y a dans son regard, dans tous ses traits une expression de fierté, de mécontentement qui lui sied à ravir et qui étonne le jeune homme. Il se rapproche d'elle, et veut lui prendre la main, qu'elle retire aussitôt.
«—Je vous ai fâchée? Mon Dieu! j'en suis désolé... ce n'était nullement mon intention.... je ne pensais pas qu'il y eût aucun mal à vous embrasser... Est-ce que dans ce pays les jeunes filles se fâchent quand on les embrasse?...
»—Monsieur, je ne suis pas habituée à de telles manières, et...—Et vous avez eu un mouvement de fierté superbe! En vérité, il aurait fait honneur à une duchesse!... Savez-vous, ma chère amie, que, pour une servante de cabaret, vous êtes bien farouche?... Allons, la voilà qui pleure à présent... je lui ai encore fait de la peine!... Vraiment, je ne fais que des sottises ce matin... C'est peut-être parce que je vous ai appelée servante que vous pleurez?... je vous assure que je n'ai pas voulu vous humilier.... Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que j'aime trop les femmes pour vouloir leur faire de la peine... Allons, Madeleine, donnez-moi votre main, et faisons la paix... je vous promets que je ne vous embrasserai plus... je ne sais même pas pourquoi cela m'est arrivé... Mais aussi cet imbécile de Dufour, qui m'assure que vous nous regardiez... que vous lui lanciez des œillades.... Vous n'êtes plus fâchée, n'est-ce pas?»
Victor a un ton de franchise, d'abandon, qui séduit, qui inspire sur-le-champ la confiance; Madeleine s'est laissé prendre la main, et elle lui dit d'un air qui n'a plus rien de sévère:
«Non, monsieur, je ne suis plus fâchée... d'ailleurs je n'avais pas le droit de l'être... Je ne suis en effet qu'une servante dans cette maison, mais monsieur Grandpierre m'y traite avec tant de bonté.... et quoique sa femme soit quelquefois un peu brusque avec moi, cependant on ne me regarde pas comme une domestique.... parce qu'autrefois... Ah! j'étais si heureuse...
»—Pauvre petite! je comprends!..... vos parents étaient à leur aise sans doute, et des malheurs vous auront forcée à entrer ici.
»—Mes parents!...... Je ne les ai jamais connus...... ils moururent quand j'étais encore au berceau... à ce qu'on m'a dit... mais une dame.... bien bonne, bien généreuse, eut pitié de moi; elle me prit avec elle, me fit élever et me traita comme son enfant: cette dame était la marquise de Bréville.
»—La marquise de Bréville?... la belle-mère d'Armand?—Oui, monsieur. Ah! combien elle eut de bontés pour moi!.... C'est lorsque son mari mourut qu'elle me fit venir chez elle... j'avais, je crois, à peine trois ans alors. Là je trouvai Armand et Ernestine.... c'étaient deux enfants que monsieur le marquis avait eus d'un premier mariage, et que ma bienfaitrice aimait beaucoup, quoiqu'elle ne fût que leur belle-mère. Armand avait trois ans de plus que moi, et Ernestine cinq; mais ils m'aimaient bien aussi; nous jouions ensemble, nous étions toujours ensemble..... Ah! que j'étais heureuse alors!... ils me traitaient comme leur sœur... je partageais leurs études, leurs occupations..... je ne pensais pas que je n'étais qu'une pauvre orpheline!... je ne prévoyais pas que mon sort pût changer. J'étais si jeune... je jouais et je chantais sans cesse... Ah! je ne soupirais jamais dans ce temps-là!...
»—Pauvre Madeleine!... je comprends vos peines... je ne m'étonne plus maintenant de vos manières gracieuses, distinguées...... de tout ce qui me surprenait en vous... Mais continuez, je vous en prie.
»—Mon Dieu, monsieur, mon bonheur dura jusqu'à la mort de madame de Bréville... J'avais près de onze ans quand ce malheur arriva... Ma bienfaitrice mourut en peu de jours;.... je ne puis vous dire toute la douleur que j'éprouvai,... dans ce moment affreux, ce n'était qu'elle que je regrettais; je ne songeais nullement à mon sort, à ce que j'allais devenir. Je pleurais celle qui m'avait tenu lieu de mère; Armand et Ernestine pleuraient avec moi, car ils l'aimaient bien aussi; mais, au bout de quelques jours, il arriva du monde, des parents..... on emmena Ernestine et Armand, et on mit à la porte la petite Madeleine, car je n'étais rien dans la maison, et, en perdant ma bienfaitrice, j'avais tout perdu!
»—Madame de Bréville n'avait pas eu le temps d'assurer votre sort, sans doute? Mais vous abandonner ainsi..... ah! c'est affreux. Il fallait que tous ces gens-là eussent le cœur bien dûr. Pourquoi la sœur d'Armand ne vous emmena-t-elle pas avec elle?—Oh! ce ne fut pas de sa faute: on ne le voulut pas. Je ne savais que devenir, lorsque Jacques parut devant moi. Il me prit par la main, me consola, dit, entre ses dents, bien des choses que je ne compris pas... puis, m'emmena chez lui, où il avait déjà soin de sa vieille tante... Ah! c'est un brave homme que Jacques!.... je restai trois ans chez lui. Alors arriva un nouveau malheur: le feu consuma sa demeure. Jacques n'avait plus rien; je ne voulus pas rester encore à sa charge... Heureusement, M. Grandpierre eut pitié de moi, et il voulut bien me prendre dans sa maison... Il y a quatre ans que j'y suis. M. Grandpierre me traite avec douceur: sa femme gronde parfois, mais enfin j'étais habituée à mon sort, lorsqu'il y a quelques jours, en apprenant que M. Armand de Bréville, que sa sœur étaient revenus dans ce pays, je ne pus me défendre d'éprouver de nouvelles espérances.... Je crus.... oui, j'osai penser que ceux qui m'avaient traitée comme leur sœur, dont j'avais pendant long-temps partagé les plaisirs, se souviendraient de Madeleine, et voudraient au moins la revoir, l'embrasser une fois;.... car ce n'est pas leurs bienfaits que je désire, mais leur amitié dont je suis jalouse... Madame de Bréville appelait Armand et Ernestine ses enfants, et je les aimais comme les enfants de ma bienfaitrice!... Eh! bien, monsieur,..... je ne les ai pas vus;... ils ne m'ont pas fait dire d'aller à Bréville... Ah! voilà ce qui me fait le plus de peine..... car j'ai un grand désir de les voir..... de les embrasser..... Aussi, combien j'envie le sort de ceux qui vont chez eux, combien je voudrais être à leur place!.... Voilà pourquoi, monsieur, en apprenant que vous allez chez mes compagnons d'enfance, je vous ai regardés souvent à la dérobée... J'aurais voulu vous dire mille choses pour ceux que j'aime toujours, quoiqu'ils ne pensent plus à moi;.... mais je n'osais pas... et je conçois que j'aie dû vous paraître singulière..... et bien hardie peut-être, de vous regarder si souvent.»
Le récit de Madeleine a vivement intéressé Victor; il lui promet de parler d'elle à Armand et à sa sœur; il lui fait comprendre que ses amis d'enfance, tout en ayant conservé le souvenir de la petite protégée de madame de Bréville, peuvent ignorer qu'elle habite si près d'eux, puisque la jeune fille convient que ni Jacques ni personne de chez Grandpierre n'a été à Bréville depuis que le jeune marquis y est revenu. L'espoir entre dans l'ame de Madeleine; ses yeux brillent déjà de plaisir: elle remercie Victor. Dans l'effusion de sa joie, elle lui presse tendrement les mains; mais, dans ces marques de reconnaissance, il n'y a rien que d'innocent; le jeune homme le voit bien; aussi ne profite-t-il pas de la joie de Madeleine pour lui prendre un autre baiser.... Il est vrai que Madeleine n'est pas jolie.
On entend la voix de madame Grandpierre, qui appelle la jeune fille. Celle-ci s'écrie: «Oh! mon Dieu, je vais être grondée!.... En causant avec vous, monsieur, j'ai oublié le déjeûner;... mais c'est égal... vous m'avez fait espérer qu'Armand et Ernestine pouvaient encore m'aimer un peu..... je veux être grondée à ce prix-là.....»
Madeleine va s'éloigner... elle revient vivement vers Victor et lui dit d'un air honteux: «Monsieur... pardonnez-moi si je dis Armand et Ernestine, en parlant de M. le marquis, votre ami, et de sa sœur... ce sont mes souvenirs d'enfance qui me trompent encore... mais je sais bien que je ne dois plus les nommer ainsi.... et quand je les verrai, oh! je saurai conserver le respect que je leur dois... pourvu qu'ils me permettent de les aimer comme autrefois!...»
La jeune fille salue de nouveau Victor et s'éloigne lestement, en sautant par-dessus les carottes et les choux qui encombrent le jardin. Victor se dit, en la regardant aller: «Cette petite a de l'ame, de la sensibilité, et une délicatesse de sentiment qui n'est pas commune: c'est dommage qu'elle ne soit pas jolie.... et pourtant, c'est peut-être plus heureux pour elle, cela l'exposera moins aux séductions...»
Victor quitte le jardin et se rend dans la salle basse où il a soupé la veille; il y trouve Dufour, qui s'est établi sur une table, et s'occupe à dessiner madame Grandpierre et son fils Babolein, qu'il réunit en camée. La vieille femme pose avec une dignité comique, ne tournant la tête que pour gronder Madeleine, qui n'a pas encore mis le couvert, mais reprenant bien vite la position qu'on lui a indiquée. Quand au grand Babolein, sa figure niaise et lourde ne change pas un moment d'expression.
«Je fais nos excellens hôtes,» dit Dufour en voyant entrer Victor. «Madame Grandpierre a une superbe physionomie... des traits bien caractérisés... Avec son fils à côté, cela tranchera.... Ne remuez pas, madame Grandpierre, je vous en prie!... je n'ai plus que quelques coups de crayon à donner.... Je voulais faire aussi notre hôte.... mais ce sera pour une autre fois... Je viendrai vous voir en me promenant dans le pays... j'entrerai faire la causette avec madame Grandpierre... j'aime les braves gens, moi!... Ah! il faudra aussi que je fasse l'ami Jacques.... avec sa blouse.... son bonnet.... ça fera bien!...
»—Je te conseille de lui faire aussi tenir sa faux,» dit Victor en souriant; «tu sais que cela lui donne un air qui t'a frappé hier?
»—C'est bien! c'est bien!» dit Dufour en se pinçant les lèvres; «je lui ferai tenir ce que je voudrai!.... Madame Grandpierre, vous pouvez vous lever... j'ai fini.»
Dufour présente son camée; la paysanne prend d'abord le portrait de son fils et le sien pour une seule figure, mais on parvient à lui faire distinguer son profil, et elle se trouve très-ressemblante parce que son bonnet est exactement copié.
Le déjeûner est servi, on se met à table. Dufour mange comme quatre, et, tout en déjeûnant, trinque avec Grandpierre, frappe sur les joues de son fils et coupe du pain à la maman. Cette fois, c'est Victor qui le presse pour le faire quitter la table, parce qu'il ne veut point passer sa journée chez les paysans. Enfin, Dufour se lève, embrasse madame Grandpierre, embrasse Babolein, frappe sur le ventre à son hôte, et s'éloigne comme s'il quittait ses parents. Pendant ce temps, Victor a payé leur dépense, et il dit tout bas à Madeleine, qui s'est approchée de lui et le regarde timidement: «Je ne vous oublierai pas; bientôt, je l'espère, vous aurez des nouvelles de vos amis d'enfance.»
CHAPITRE II.
La Société de Bréville.
En suivant le chemin qui doit les mener chez le jeune Bréville, Victor raconte à Dufour sa conversation avec Madeleine, et termine son récit en lui disant: «Tu vois maintenant pourquoi cette jeune fille nous regardait en soupirant et avait envie de nous parler... c'était pour nous entretenir des amis de son enfance; ce que tu jugeais mystérieux, extraordinaire dans la conduite de cette petite, s'explique fort simplement..... il n'a fallu que quelques mots pour cela; si tu m'en crois, Dufour, à l'avenir tu te laisseras moins aller à ton penchant pour les conjectures, et surtout à cette méfiance qui te fait toujours supposer le mal, ou du moins des choses qui ne sont pas.
»—C'est bon! Monsieur Victor, je vous suis très-obligé de vos avis! La conduite que cette jeune fille a tenue avec nous est expliquée... c'est fort bien, mais cela ne nous apprend pas ce que c'est que cette petite Madeleine... elle ne connaît pas ses parents!..... et la marquise a pris soin d'elle!..... et cette marquise, qui la traitait comme sa fille, la laisse en mourant exposée à mourir de faim si des paysans n'avaient pas eu pitié d'elle... Est-ce que tu trouves tout cela clair, toi? Alors, tu y mets de la bonne volonté.
»—Clair ou non!... qu'est-ce que cela nous fait?... ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit.
»—Qu'en sais-tu?... tu blâmes la conduite d'Armand et de sa sœur, qui ont abandonné la petite..... mais qui te dit qu'ils n'avaient point quelques raisons pour cela?..... cette Madeleine est peut-être un enfant de l'amour... et, avant de s'intéresser à elle, avant de parler d'elle à ceux chez qui nous allons, moi, j'aurais voulu savoir si ce n'était pas indiscret, si...
»—Dufour, tu me fais pitié avec tes craintes! on n'est jamais indiscret quand on fait une bonne action: c'est en faire une que de plaider la cause de cette pauvre fille, qui, après avoir été élevée dans l'aisance, avoir reçu un commencement d'éducation, est réduite à servir dans un cabaret. Certes, je ne vaux pas mieux qu'un autre, je fais bien des folies, bien des sottises même!... mais toutes les fois que je pourrai obliger quelqu'un, je ne calculerai pas si cela ne peut en rien me compromettre, et je suis enchanté que cette jeune fille ne soit pas jolie, parce qu'au moins cette fois on ne mêlera point d'amour ni de séduction dans ma conduite.
»—Pas jolie, pas jolie, murmure Dufour. Après tout, ce n'est pas un monstre... Il y en a beaucoup de plus laides,... et je ne voudrais pas jurer que... Ah! voilà sans doute la maison de M. Armand..... Diable! mais c'est fort élégant cela..... Et tu dis qu'il n'a que dix mille livres de rente?»
Victor marche en avant; il ne répond pas au peintre, qui le suit en disant: «Si ce M. de Saint-Elme est ici, nous allons voir ce qu'il me dira pour m'avoir fait promener mon tableau de la forêt de Compiègne... Et la commission que j'ai été obligé de payer... Oh! décidément, ce beau monsieur-là m'est suspect... Ce doit être lui que j'avais vu dans le restaurant à vingt-deux sous.»
Les voyageurs sont arrivés devant une belle maison de campagne, qui se trouve sur la route, devant une vaste plaine, d'où l'on aperçoit les villages de Gizy, Samoncey et quelques maisons élégantes, où de riches habitants de Laon et de Sissonne viennent passer la belle saison.
Victor traverse une cour, et, sans parler au concierge, entre dans la maison. Dufour, qui vient après lui, s'approche de la loge du concierge, en disant: «Ce Victor est étonnant... il entre comme chez lui... On ne nous connaît pas ici;... on pourrait croire... Eh bien! est-ce qu'il n'y a personne chez le portier?»
Une grosse fille arrive, tenant dans ses bras un enfant auquel elle fait manger de la bouillie.
«Je viens voir M. Armand de Bréville, dit Dufour. J'espère qu'il est ici, car il m'a invité, ainsi que mon ami, qui a passé devant.
»—Oui, monsieur, oui, M. de Bréville est ici... Vous allez trouver tout le monde dans la maison... Je crois qu'ils jouent au billard à c't' heure.
»—Ah! il y a un billard ici,... tant mieux... Et tout le monde y est?... Est-ce qu'il y a beaucoup de monde ici?
»—Mais, dam'... comme à l'ordinaire... M. Armand,... M. Saint-Elme...—Oh! je le connais celui-là.—Madame de Noirmont et son mari, et puis deux voisins... Allons donc, Fanfan; est-ce que t'en veux pus?—Prenez garde, vous lui mettez de la bouillie dans le nez... Est-ce que c'est à vous, ce gros compère-là?...—Oh, non, monsieur; c'est mon petit frère...—Je disais aussi, vous êtes trop jeune pour avoir déjà un marmot... Quel âge avez-vous?—J'avons quinze ans, monsieur.—Peste!... quelle commère,... quelle carnation!... et à quinze ans vous êtes déjà concierge?...—Oh! avec maman; c'est qu'elle est à la cuisine, elle...—Ah! j'entends... elle cumule les emplois... Ha ça!... mais je cause là,... vous dites qu'on est au billard... De quel côté ce billard?—Prenez l'escalier sous le vestibule: et tout en haut; gn'y a pas à se tromper.—Merci, mon enfant!... Prenez garde à votre petit frère... vous lui en donnez trop à la fois...»
Dufour entre dans la maison, examine le vestibule qui est pavé de dalles, jette un coup-d'œil dans une salle à manger dont la porte est ouverte, puis monte l'escalier en se disant: «C'est fort bien tenu... Pour peu qu'il y ait du terrain avec cela... c'est une jolie propriété.»
Dufour arrive au haut de l'escalier. Là, on a décoré une grande salle en forme de tente; et, de cet endroit où l'on a placé le billard, la vue s'étend au loin sur tous les environs.
M. de Saint-Elme est en train de jouer avec un grand homme, qui a une assez belle figure, mais un air froid, fier et peu aimable; un autre monsieur plus jeune tient une queue de billard à la main, et semble attendre son tour: celui-là a une jolie petite figure bien ronde, bien fraîche et bien insignifiante, ce que l'on appelle communément une figure d'ange bouffi.
Victor cause avec Armand, qui vient au-devant de Dufour, et lui adresse les politesses d'usage. Pendant que celui-ci y répond, M. de Saint-Elme accourt prendre la main du nouveau-venu, et la lui serre en l'accablant de témoignages d'amitié. Dufour fait ce qu'il peut pour retirer sa main, et répond assez froidement aux avances du petit-maître qui va toujours son train. Mais le grand monsieur a déjà répété deux fois d'un air d'impatience:
«Monsieur de Saint-Elme, c'est à vous à jouer!....—Oui, c'est à vous à jouer, dit le jeune homme; car M. de Noirmont n'a pas carambolé...—Je ne le cherchais pas, monsieur; je n'ai voulu que coller mon joueur; et je crois que j'ai assez bien réussi... C'est à vous à jouer, monsieur de Saint-Elme....
»—Pardon, messieurs, je suis à vous... C'est que je suis si enchanté de revoir mon ami Dufour... Messieurs, félicitons-nous,... nous possédons dans cette campagne un des premiers artistes de la capitale.»
Le grand monsieur, qui semble peu sensible à tout ce qui touche les arts, se contente de faire une légère inclination de tête à Dufour en reprenant: «C'est à vous à jouer, et vous êtes collé...—Oh! ça m'est égal, je touche partout.»
En effet, Saint-Elme donne son coup de queue sans avoir à peine visé, et il bloque la bille de son adversaire, qui ne peut retenir une légère grimace, tandis que le jeune homme s'écrie: «Supérieurement joué... c'est un bloque dans mon genre!... A mon tour... vous allez voir, messieurs!...»
Saint-Elme revient vers Dufour, qui admire déjà un point de vue; il lui frappe sur le bras, en lui disant: «Mais à propos, je vous en veux, monsieur Dufour, oh! j'ai à me plaindre de vous!
»—De moi, monsieur!» répond le peintre en le regardant avec surprise, «parbleu! voilà qui est fort! Il me semble, au contraire, que ce serait moi qui pourrais...—Permettez, mon cher Dufour; est-ce que je ne vous avais pas prié de me céder au prix qui vous conviendrait un délicieux tableau de la forêt de Compiègne?...—C'est justement de cela que je voulais vous parler....—Eh bien! mon cher, ce tableau, je l'attends encore... Pourquoi donc ne me l'avez-vous pas envoyé?—Par exemple, c'est trop fort cela! je vous l'ai bien envoyé; mais vous me donnez une adresse où vous ne logez plus... C'est fort désagréable de faire promener ainsi un tableau.—Qu'est-ce que vous me dites là?... Où donc a-t-on été?—Rue Saint-Lazare, où vous m'avez dit...—Rue Saint-Lazare! ah! étourdi que je suis!... Mais il y a un siècle que je ne demeure plus là....—C'est ce qu'on a dit au commissionnaire.—Ah! mon cher Dufour,... que je suis désolé de cette erreur! mais de retour à Paris, j'espère que nous réparerons cela... Tout ce que je sais, c'est que les mille francs en or qui vous étaient destinés, sont dans un coin de mon secrétaire, d'où ils n'ont pas bougé depuis ce temps...—C'est à vous à jouer, monsieur de Saint-Elme.—Pardon, messieurs, c'est que j'avais à cœur de m'expliquer avec mon ami Dufour.»
Dufour ne sait plus que penser; et il se dit: «En tous cas, ce gaillard-là a un fil, un aplomb étourdissant!
»—Laissons ces messieurs jouer à leur aise, dit Armand à Victor et à Dufour; venez voir mon petit parc... je pense que nous y trouverons ces dames, et je serai bien aise de vous présenter à ma sœur.»
Les nouveaux arrivés suivent Armand, qui, tout en les conduisant au jardin, leur renouvelle les assurances du plaisir qu'il éprouve à les voir. «Je crains seulement que vous ne vous ennuyiez ici, dit le jeune Bréville; quand on a l'habitude des plaisirs de Paris, une campagne, une société de province,... cela semble bien monotone.... Moi, je vous avoue que je commence à perdre patience, et, si vous n'étiez pas venus, j'allais repartir.
»—La campagne ne m'ennuie pas, dit Victor; j'aime le calme que l'on y goûte... cela repose un peu des plaisirs de Paris.—Moi, pourvu que je trouve des arbres, des feuilles à copier, je suis content.—Ah! messieurs, vous êtes heureux de vous satisfaire de si peu! il me faut des plaisirs plus vifs, du mouvement, de l'amour surtout.—Mais, mon cher Armand, est-ce que vous croyez qu'on ne peut pas faire l'amour à la campagne aussi bien qu'à Paris?—Et avec qui! il n'y a personne ici.... rien dans les environs qui puisse mériter nos hommages... Du moins, chez les voisins que nous avons vus jusqu'à présent, n'ai-je pas aperçu un seul minois un peu désirable.—Et les paysanes?—Oh! fi donc! laides, lourdes, sales!.... En vérité, pour avoir une bergère gentille, il faudra la faire venir de la rue de Richelieu.... Enfin, vous voilà; nous tâcherons de nous amuser; nous chasserons, nous monterons à cheval... et nous tiendrons table long-temps;.... c'est ce qu'on peut faire de mieux à la campagne...—Je me plairai beaucoup ici, dit Dufour; mais quels sont ces messieurs que nous avons laissés là-haut jouant au billard avec M. Saint-Elme?—L'un est mon beau-frère, M. de Noirmont.—C'est le plus jeune sans doute?—Non, le plus jeune est un voisin, M. Montrésor, qui habite avec sa femme une fort jolie maison à trois portées de fusil de celle-ci. C'est un jeune homme qui était dans le commerce et avait peu de fortune et d'espérances; mais une riche veuve de Laon s'est amourachée de lui; les joues bien fraîches et bien rondes du jeune homme ont séduit la dame; elle lui a offert sa main, et Montrésor a échangé sa liberté contre vingt-cinq mille livres de rentes.
»—J'épouserais une négresse à ce prix-là, dit Dufour, pourvu que je connusse bien les antécédents.—Et moi je n'épouserais jamais une femme qui ne m'inspirerait pas d'amour, dit Victor, eût-elle un million à m'offrir!—Tais-toi donc, Victor; si le million était en perspective, tu changerais d'avis...—Jamais...—Encore quelques années, et tu parleras autrement.—Je ne crois pas.—Est-ce que madame Montrésor n'est pas jolie?—Vous allez la voir... elle est au jardin avec ma sœur; vous jugerez si ce pauvre Montrésor ne paie pas un peu cher sa fortune. D'abord sa femme approche de la quarantaine, et il n'a, lui, que vingt-quatre ans; ensuite des prétentions, une coquetterie ridicule!... elle n'a jamais dû être jolie... et d'une jalousie!... Oh! il ne faut pas que son mari cause trop long-temps avec une dame ou qu'il ait l'air empressé près d'une demoiselle, car alors on lui fait des scènes, des reproches... Je ne sais même si cela ne va pas plus loin.... J'ai déjà eu occasion de juger de tout cela... A la campagne, on n'a rien à faire; il faut bien s'occuper de ce que font les autres.
»—Oui, et puis cela amuse, dit Dufour; d'ailleurs il faut savoir avec qui l'on vit.
»—Quant à mon beau-frère, M. de Noirmont, que vous avez vu là-haut, il n'a que trente-huit ans, quoiqu'il en paraisse davantage. C'est peut-être déjà beaucoup pour être le mari d'Ernestine, qui est dans sa vingt-troisième année, mais M. de Noirmont rend ma sœur très-heureuse: c'est un homme prétentieux, cérémonieux, qui est un peu fier de sa naissance, un peu vain de sa fortune; mais, dans le fond, c'est un très-brave homme, il a de belles qualités, de plus est excellent chasseur... et très-fort joueur d'échecs: son plus grand défaut est de croire qu'il fait tout bien et ne peut se tromper en rien. Du reste, Ernestine est heureuse avec lui; mais aussi ma sœur est si douce et d'un caractère si égal!.... Point coquette, n'aimant ni le grand monde ni les plaisirs bruyants,.... enfin tout l'opposé de moi, et puis d'une sévérité de principes!... d'une vertu!...—Toujours l'opposé de vous?...—Oh! ma foi, oui!... Ah! messieurs, ménerions-nous une vie si gaie si toutes les femmes ressemblaient à ma sœur?... Mais chut! la voilà avec madame Montrésor qui sort de cette allée.... Quand madame Montrésor est ici, elle ne quitte presque pas ma sœur; elle craint sans doute que son mari ne fasse la cour à Ernestine... Ah! ah! pauvre femme... Messieurs, je n'ai pas besoin de vous dire laquelle de ces dames est ma sœur.»
Deux dames s'avançaient vers ces messieurs: l'une, grande, sèche, jaune, était coiffée d'un bonnet surchargé de fleurs et de nœuds de rubans; ce bonnet, noué sous le menton avec de la gaze, de la dentelle, et mille petites découpures, ne parvenait cependant point à embellir une figure fanée où tout était grand, excepté les yeux; et la prétention avec laquelle elle balançait cette tête, qui était au bout d'un col d'une grandeur démesurée, loin d'avoir du charme, ajoutait un ridicule au peu d'agrément de cette dame.
Celle qui l'accompagnait était d'une taille au-dessus de la moyenne; sa tournure était simple et pourtant distinguée, sa figure douce n'avait rien qui charmât au premier abord, des cheveux bruns, des yeux châtains, pas très-grands, une bouche agréable, sans être petite, un beau front, un teint pâle et légèrement animé; enfin, rien de remarquable à citer dans ses traits; ce n'était ni une tête grecque, ni un profil antique, mais de ces femmes dont on dit seulement: «Elle est bien;» que l'on regarde d'abord avec indifférence, que l'on fixe ensuite avec plaisir, et que souvent on finit par ne plus pouvoir se passer de regarder!
Armand s'adresse à cette dernière en lui disant:
«Ma chère Ernestine, je te présente M. Victor Dalmer, un de mes bons amis dont je t'ai parlé plus d'une fois..... et M. Dufour, peintre fort distingué... Ces messieurs veulent bien nous consacrer quelque temps..... je leur sais beaucoup de gré d'avoir consenti à quitter Paris pour s'enterrer avec nous au fond de la Picardie. J'espère que tu te joindras à moi pour tâcher de leur rendre ce séjour le moins ennuyeux possible.
»—Il ne dépendra pas de moi, mon ami, que ces messieurs se plaisent à Bréville, et je leur en ferai les honneurs du mieux qu'il me sera possible.»
Cette réponse est accompagnée d'un sourire aimable, auquel ces messieurs répondent par une profonde inclination de tête; puis Dufour dit à l'oreille de son ami: «Elle est bien, la sœur... mais ce n'est pas une beauté... Elle n'a que vingt-trois ans... elle les paraît... Elle est bien pâle... est-ce qu'elle a été malade!...
»—Monsieur de Bréville!» s'écrie madame Montrésor, après avoir honoré les nouveau-venus de deux belles révérences, «où est donc Chéri?... qu'est-ce qu'il devient?...
»—Qu'est-ce que c'est que ça, Chéri? dit Dufour, un petit chien?...
»—C'est son mari!» dit Armand en souriant, et il répond à la grand dame: «Monsieur votre époux est au billard avec Noirmont et Saint-Elme.
»—Ah! mon Dieu! quel amour de billard maintenant!... c'est donc une passion!... il y passe toutes les journées.... Il est vrai que Chéri y joue comme un ange! eh! d'abord il fait tout bien!... Mais je croyais qu'on avait parlé d'une promenade dans les environs pour ce matin?
»—Madame, dit Armand, vous nous permettrez de remettre cette partie; ces messieurs, qui arrivent, doivent être fatigués...
»—Oh! nullement!... nous devions arriver hier au soir, mais nous nous sommes perdus dans le bois; puis la nuit est survenue, enfin nous avons été très-heureux de trouver à coucher chez des paysans...—En vérité!
»—Oui, dit Dufour, et dans la maison où nous avons couché, il y avait une...»
Victor interrompt brusquement Dufour et lui serre la main en lui disant à l'oreille:
«Fais-moi le plaisir de te taire!» puis il reprend plus haut: «Ceci est tout une histoire que je me réserve de vous conter plus tard... Quant à votre promenade.... pour moi je suis prêt à vous accompagner.
»—Non, non, pas ce matin, dit Armand, je veux que vous vous reposiez, que vous preniez un peu connaissance de ma propriété.
»—Je vais donner des ordres pour le logement de ces messieurs, dit madame de Noirmont, car je suis sûre que mon frère n'y a pas encore pensé.—Ma foi, tu as raison, ma chère amie, je n'y songeais pas!....—Moi, je vais voir si Chéri est encore au billard.»
Les dames s'éloignent. Armand promène ses amis dans les jardins, qui, par leur grandeur, pourraient passer pour un petit parc... Victor et Dufour admirent l'heureuse distribution des terrains; une jolie pièce d'eau, un bois, une grotte, des bosquets touffus attirent tour à tour leurs regards. Mais Armand se promène avec indifférence dans cet agréable séjour, et à chaque exclamation qui échappe à ses hôtes, il s'écrie: «Oui, cet endroit est assez agréable; mais c'est bien froid, bien monotone, auprès de Paris...
»—Vous voudriez ici des madame Flock pour égayer le paysage.—Oh! ce n'est pas celle-là qui m'occupe.... il y a déjà long-temps que j'ai changé... j'ai maintenant une blonde délicieuse.... Elle a figuré quelque temps dans la danse à l'Opéra, mais un prince russe lui a fait quitter le théâtre.—Et vous lui avez fait quitter le prince russe?—C'était déjà fait!..... C'est une femme fort amusante..... elle a conservé, de son premier état, l'habitude de faire des pirouettes, des pliés ou des ronds de jambes au moment où l'on y pense le moins: de sorte que tout en jasant dans son salon, elle se met tout-à-coup à voltiger, à faire des battements, et quelquefois, pendant que vous lui faites une tendre déclaration, elle vous jette brusquement le bout de son pied à la hauteur de votre épaule.—Ah! mais!... ce doit être fort gentil tout cela! dit Dufour; j'aimerais beaucoup une maîtresse semblable... si ce n'était pas si cher...—C'est aussi ce que me dit Saint-Elme... car Saint-Elme prend mes intérêts à cœur.... il veut que je quitte ma danseuse, il ne veut pas que je me ruine!—Oui, reprend Dufour, il ne veut pas que vous vous ruiniez avec votre danseuse..... Je comprends. Est-il riche, ce monsieur Saint-Elme?—Il est fort riche; il possède plusieurs propriétés....—De quel côté? Il me l'a dit... je ne m'en souviens plus. Ah! il a des vignes en Bretagne!...—Des vignes en Bretagne!.... je ne connais guère de bon vin dans ce pays-là.—Au fait, je céderai aux conseils de Saint-Elme, je quitterai ma danseuse. Oh! j'aime le changement... J'ai déjà quelque chose en vue, mais il faudrait que je fusse à Paris; car, je vous le répète, messieurs, il n'y a rien ici qui puisse captiver... Vous ne connaissez encore de nos voisines que madame Montrésor.—Pour celle-là, j'avoue qu'elle fait très-bien de ne songer qu'à son mari!—Vous verrez les autres dames du voisinage... c'est raide, guindé, apprêté... et puis! ne me parlez pas de faire l'amour en province quand on a l'habitude du laisser-aller de Paris. Si du moins on jouait le soir pour tuer le temps... moi, je conviens que j'aime le jeu..... cela émeut, cela fait éprouver des sensations.—Comment! est-ce qu'on ne joue pas dans ce pays?—Si fait!..... mais vous ne devineriez jamais à quoi.... quel est le jeu dont madame Montrésor est folle et qu'elle a mis à la mode dans plusieurs maisons des environs....—Le jeu d'oie?...—Pis que cela!.... le loto!...
»—Le loto! dit Victor en riant.—Oui, le loto! et notez bien qu'il ne faut pas causer pendant qu'on tire les boules, sous peine d'entendre rappeler trois ou quatre fois les mêmes numéros. On nous y a attrapés une fois, Saint-Elme et moi, mais nous avons bien juré que ce serait la dernière.
»—Eh bien! moi, messieurs, dit Dufour, j'avoue que je ne suis pas ennemi du loto!... c'est un jeu où l'on ne peut pas s'échauffer.... où l'on ne perd pas plus qu'on ne veut. Je ferai la partie de madame Montrésor.—Alors, elle vous adorera.»
Victor et Dufour sont installés chacun dans une jolie chambre; Armand laisse ses hôtes en leur disant: «Messieurs, je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'à la campagne c'est liberté entière, chacun doit faire ce qu'il lui plaît: pourvu qu'on se rejoigne aux heures de repas, c'est tout ce qu'on demande. Au revoir! je vais parler d'affaire avec mon beau-frère!.... Ah! c'est un bien digne homme que M. de Noirmont!... mais je le trouverai encore plus aimable s'il veut m'acheter cette maison, ou du moins me prêter l'argent dont j'ai besoin pour payer les dettes que j'ai laissées à Paris!»
Armand s'éloigne, et Dufour dit à Victor: «Comment! il a déjà des dettes?—Apparemment!—Pourquoi donc son cher ami Saint-Elme, qui a des vignes en Bretagne, ne lui prête-t-il pas d'argent?... Hum!... ce Saint-Elme a vraiment un aplomb... un flouflou qui étourdit!... Il m'appelle son cher Dufour,... son ami!... il m'a presque prouvé que c'était moi qui étais dans mon tort pour le tableau!... Du reste, il joue supérieurement au billard, d'après ce que j'ai vu ce matin. Ha ça! pourquoi n'as-tu pas encore parlé de cette petite Madeleine à laquelle tu t'intéressais tant?... pourquoi me coupes-tu la parole quand j'allais en dire un mot?....—Parce que ce n'était pas le moment. Comment! à peine arrivés dans cette maison, où nous ne connaissons qu'Armand, tu veux que j'aille entamer un sujet si délicat!... laisse-moi me reconnaître!... je n'oublierai pas cette jeune fille, je veux tâcher de sonder un peu les sentiments de madame de Noirmont pour elle... Si Madeleine devait être mal reçue par les compagnons de sa jeunesse, ne vaudrait-il pas mieux lui épargner ce chagrin? Je me flatte qu'il n'en sera rien; mais ne te mêle pas de cette affaire, tu gâterais tout!—Merci!—Si la société qui vient ici est aussi ennuyeuse qu'Armand le prétend, je n'ai pas non plus l'idée que nous resterons fort long-temps dans sa terre!...—Allons!... te voilà aussi, toi, regrettant déjà Paris, les amours, les maîtresses que tu as laissées là-bas!...—Je n'ai rien laissé de bien regrettable; mais tu sais, mon cher Dufour, que je ne puis vivre long-temps sans avoir quelque sentiment dans la pensée,... qu'il faut toujours que mon cœur soit occupé...—Ton cœur! hum... tu es bien honnête d'appeler cela ton cœur....... Mais, tranquillise-toi, tu trouveras quelque bergère ou quelque provinciale qui t'occupera..... A ce petit Armand il faut des danseuses!... des femmes qui pirouettent en faisant l'amour!..... Toi, qui n'aimes pas les femmes entretenues, tu trouveras dans les champs, dans les fermes, de l'amour véritable et du lait tout chaud. Il me semble qu'avec cela on peut passer la belle saison. Moi, je crois que je me plairai ici! et certainement je n'aurai pas fait le voyage pour ne rester que quelques jours!.... Voilà une chambre où je serai très-bien pour peindre... et dans le jardin, j'ai déjà remarqué plusieurs points de vue délicieux.... Ah! il ne faut pas oublier d'envoyer chercher nos valises à Laon...»
Victor laisse Dufour et retourne près de la société. Le peintre fait alors l'examen de sa chambre; il regarde dans tous les coins, ouvre chaque armoire, et compte ce qu'il y a de matelas à son lit et d'épingles sur la pelotte de sa cheminée. Après avoir fait une reconnaissance exacte de son local, il sort pour se rendre au salon: arrivé près de l'escalier, il entend parler avec feu au-dessous de lui; il s'arrête spontanément, parce que, chez Dufour, le désir d'entendre ce qu'on dit est un sentiment qu'il ne peut vaincre. Il a bientôt reconnu la voix de madame Montrésor et celle de son mari.
«—Il y avait déjà long-temps que vous avez quitté le billard, monsieur?...—Non, ma Sophie, je t'assure.—Je vous dis qu'il y avait long-temps que vous étiez descendu... et que vous rôdiez dans la cour près de cette grosse fille!...—Ah! Sophie! par exemple... peux-tu croire...—Enfin, monsieur, que faisiez-vous près de cette fille?...—Je la regardais donner la bouillie à son petit frère.—Comme c'est intéressant de voir cette grosse masse de chair donner de la bouillie à un marmot!... un homme comme vous, aller regarder une paysanne!...—Mais, Sophie, puisque tu ne veux pas que je regarde les dames de la société.—Non, certes, je ne veux pas que vous en regardiez aucune! vous êtes un libertin!... un volage!... et si je vous laissais faire, je crois que cela irait bien!...—Vraiment, ma chère Sophie, je ne sais pas à propos de quoi tu me dis cela...—C'est bon! c'est bon! monsieur, j'ai mes raisons!... Allons, rentrons!... Mais ce soir, si l'on se promène, songez que je vous défends de donner le bras à madame de Noirmont...—Cependant la galanterie,... la politesse...—Je n'ai pas besoin que vous soyez si galant! ce n'est pas pour les autres que je vous ai épousé! Une femme mariée doit donner le bras à son époux; c'est beaucoup plus décent... Venez, monsieur!»
La conversation finit là. Au bout d'un moment, Dufour descend l'escalier en se disant: «Je commence à croire que ce jeune homme paie un peu cher sa fortune... c'est un benêt!... Ah! comme je vous ferais marcher sa Sophie, moi!...»
Toute la compagnie est réunie dans le salon du rez-de-chaussée. La société s'est augmentée de deux personnes: un monsieur d'une quarantaine d'années, à la titus, mais poudré et frisé en pain de sucre, de manière que le haut de sa tête forme une pointe, sur laquelle il paraît qu'il ne met jamais son chapeau. Sous ce cône est une figure qui serait insignifiante, si elle n'avait pas de la prétention à l'observation: les deux petits yeux grisâtres dont elle est décorée restent toujours fixés long-temps sur le même objet, parce qu'une personne qui reste pendant cinq minutes les yeux attachés sur un objet qui ne l'occupe pas est naturellement très-préoccupée, et, quand on est sans cesse préoccupé, c'est que l'on est nécessairement observateur: voilà du moins ce que s'est dit M. Pomard, c'est le nom du monsieur coiffé en pain de sucre. Ajoutez à ce portrait du coton dans les oreilles et un col de chemise qui monte jusqu'aux yeux, et vous pourrez vous faire une idée du personnage qui a fait graver sur ses cartes de visites: Pomard, propriétaire éligible.
L'autre personne est une demoiselle qui n'est pas jolie, mais est fraîche, grasse, et porte dans ses traits et dans ses manières un air de bonne humeur et de gaîté qui l'embellit, parce qu'elle a de ces figures auxquelles la mélancolie ne siérait point.
Suivant son habitude, Dufour va bien vite près de Saint-Elme lui demander quels sont ces nouveau-venus, et le bel homme lui répond avec l'air suffisant qui lui est habituel: «Mais ce sont d'assez bonnes gens... c'est le frère et la sœur... M. Pomard est un ancien employé dans les droits réunis; il est à son aise et ne fait plus rien. Sa sœur, mademoiselle Clara, est encore à marier, quoiqu'elle approche de la trentaine:... mais il paraît que, jeune, elle a fait la difficile, et maintenant elle trouvera difficilement... Ils habitent Gizy,... le village à côté... Du reste, c'est bien nul auprès de nos délicieuses sociétés de Paris; mais à la campagne il faut tout voir.»
Dufour remarque que madame Montrésor ne perd pas de vue son mari et mademoiselle Pomard. On annonce que le dîner est servi, et Sophie se pend au bras de son mari pour qu'il n'offre pas la main à d'autres. Tout le monde est dans la salle à manger, que M. Pomard est encore dans le salon, les yeux fixés sur un guéridon; on est obligé de l'appeler deux fois, et il arrive enfin en disant: «Ah! pardon... c'est que je pensais!...»
Soit hasard, soit à dessein, Chéri s'est placé à table à côte de mademoiselle Clara; mais on n'a pas fini le potage, que madame Montrésor, qui semble être sur des fourmis, se lève en disant à son époux:
«Chéri, donne-moi ta place, je t'en prie. Ici, j'ai le vent de la porte..... Je crains une fluxion; j'ai eu mal aux dents cette nuit.»
Chéri est obligé de se lever, ce qu'il fait en murmurant, et madame Montrésor, qui, probablement, craignait autre chose qu'une fluxion, va se mettre près de mademoiselle Clara et n'a plus mal aux dents pendant le dîner.
M. de Noirmont et Saint-Elme font presque à eux seuls les frais de la conversation. Le premier parlerait mieux s'il s'écoutait moins, et ne semblait pas persuadé qu'on doit être heureux de l'entendre. Saint-Elme est infiniment plus amusant; mais en homme adroit et qui ne veut pas abuser de ses avantages, c'est toujours en approuvant, en louant ce que M. de Noirmont vient de dire, qu'il entre en matière. De cette façon, il obtient aussi, pour ses saillies et ses bons mots, quelques sourires du beau-frère d'Armand.
Victor examine les dames; ses yeux ne s'arrêtent pas sur madame Montrésor; il les laisse un peu plus long-temps sur mademoiselle Pomard; mais l'examen ne fait pas naître un désir dans son cœur. Il regarde ensuite la sœur d'Armand; il éprouve plus de plaisir à porter ses yeux là; mais cette dame n'est nullement coquette, elle parle peu, se contente d'écouter, de sourire quelquefois, et de veiller à ce que les convives ne manquent de rien.
Le dîner se termine aussi paisiblement qu'il a commencé. Chéri fait la moue, Armand a été rêveur, Dufour a beaucoup mangé. A force de fixer une carafe, M. Pomard a mis des épinards sur son gilet, et, lorsque sa sœur le lui fait remarquer en riant, le monsieur se contente de répondre: «C'est un malheur!.... c'est que je pensais!...»
Le dîner est suivi d'une promenade dans les jardins. Là personne ne se donne le bras; chacun va à sa volonté, excepté madame Montrésor, qui ne quitte pas le bras de son mari.
Lorsque la nuit arrive, les voisins parlent de rentrer. Madame Montrésor propose déjà d'aller faire chez elle une partie de loto, mais la proposition n'a point de succès. Saint-Elme a provoqué M. de Noirmont au billard, et les Pomard déclarent qu'ils ont perdu trente-neuf sous depuis cinq jours, qu'ils sont en trop mauvaise veine, et laisseront passer la semaine entière sans jouer.
On reconduit M. et madame Montrésor jusqu'à leur demeure, qui est peu éloignée de celle d'Armand. M. Pomard et sa sœur regagnent le village de Gizy, qui n'est qu'à deux portées de fusil, et les habitants de Bréville reviennent chez le jeune marquis. Les hommes montent au billard, madame de Noirmont rentre chez elle. Après avoir fait quelques parties, Victor et Dufour laissent Saint-Elme jouer avec M. de Noirmont et vont se coucher.
«J'espère qu'on est rangé ici, dit Dufour; nous nous retirons à dix heures!... J'aime beaucoup cette vie-là...—Moi, je la trouverais un peu trop sage, si cela devait durer long-temps... Bonsoir, Dufour.—Bonsoir... Eh bien! et Madeleine... tu n'en as pas parlé!...—Le pouvais-je devant ces voisins.... ces voisines?... Demain j'espère en trouver l'occasion.—Ah! fripon! si elle était jolie, tu aurais déjà parlé d'elle!...»
CHAPITRE III.
Une journée bien employée.
Victor s'est levé de bon matin, c'est un des plaisirs de la campagne; il descend et rencontre sous le vestibule M. de Noirmont et Saint-Elme en équipage de chasse, le fusil sous le bras et la carnassière au côté.
«Nous allons abattre lièvres et perdrix, dit Saint-Elme; venez-vous avec nous, M. Dalmer?—Non, messieurs, je ne suis pas chasseur.
»—C'est une grande jouissance dont vous vous privez, monsieur,» dit M. de Noirmont en faisant résonner son fusil.—«Monsieur, comme je ne la connais ni ne la désire, il me semble que je ne me prive de rien.—Allons, en route, M. de Noirmont;... vous savez que j'ai parié avec vous à qui abattrait le plus de pièces.—Oh! je tiens le pari!—Bonne chasse, messieurs!»
Le beau-frère d'Armand fait à Victor un salut assez froid; il semble qu'un homme qui ne chasse pas ait perdu beaucoup de droits à sa considération: c'est du moins la pensée qui vient sur-le-champ à Victor, et cela ne lui donne pas une haute idée de l'esprit de ce monsieur.
Victor est enchanté d'être resté avec Armand et sa sœur; il compte profiter de cette occasion pour leur parler de Madeleine, mais il est de trop bon matin pour espérer qu'ils descendent bientôt. La grosse Nanette, la fille de la concierge, a dit à Victor qu'Armand n'avait pas l'habitude de se lever avant neuf heures. Pour attendre le réveil du frère et de la sœur, Victor va parcourir les jardins.
«Cette propriété est fort jolie,» se dit le jeune homme en passant sous des ombrages de lilas et de chèvrefeuilles. «Mais il me semble que dans cette maison il manque quelque chose... on y est froid.... cela n'est pas animé... Armand s'ennuie; il est inquiet, préoccupé... Je crois qu'il a laissé à Paris plus que des souvenirs, et que ce n'est que pour avoir de l'argent qu'il est venu ici!... Madame de Noirmont paraît douce, tranquille.... Elle aime son mari... mais cela ne peut être qu'un amour raisonnable... il a quinze ans de plus qu'elle.... Cette différence d'âge ne serait rien encore si M. de Noirmont avait l'air d'un homme amoureux... d'un homme passionné, car on est jeune long-temps lorsqu'on est long-temps sensible. Mais tous ces gens-là sont d'un calme... Il faudrait ici de l'amour... cela embellirait cette demeure. Où le prendre?... ce n'est pas chez madame Montrésor que j'irai le chercher. Mademoiselle Pomard est assez agréable... mais je ne puis me figurer qu'on soupire près d'elle: c'est encore difficile de trouver à aimer... Il faudra pourtant que je me marie un jour pour faire plaisir à mon père. Moi, je veux adorer celle que j'épouserai... je veux... Quelle est donc cette jeune fille là-bas?... Je ne me trompe pas, c'est Madeleine.»
Victor était monté sur un petit monticule situé à l'angle des murs du jardin et d'où l'on voyait au loin dans la campagne. Une jeune fille était alors assise, dans la prairie, auprès d'un paysan: c'étaient Madeleine et Jacques; tous deux causaient en regardant souvent la demeure d'Armand. Victor quitte vivement la place où il était monté; il court à travers les allées du jardin, gagne la cour, et arrive bientôt près de la jeune fille et de son compagnon.
En reconnaissant le jeune voyageur qu'elle a vu la veille, Madeleine rougit et s'écrie: «Ah! voyez-vous, Jacques, monsieur ne m'a pas tout-à-fait oubliée, puisqu'il vient de lui-même nous trouver.
»—Vous oublier!... et pourquoi pensiez-vous que je vous oubliais? ma chère enfant, vous avez donc bien peu de confiance en mes promesses?...—Monsieur, ce n'est pas moi... c'est Jacques... qui a cru.
»Eh! mon Dieu, oui, s'écrie le paysan, faut pas tant de cérémonie pour dire ce qu'on pense. Vous aviez promis à Madeleine de vous intéresser à elle, de parler à ses anciens amis. Mais, dame! comme on n'a plus entendu parler de vous hier, j'ens cru que vous aviez oublié tout ça... Je sais que ces messieurs de Paris ont tant de choses en tête!... Une petite fille que vous connaissez à peine... ça pouvait ben vous sortir de l'idée. Ma foi, ennuyé de la tristesse de cette pauvre petite, qui brûle de revoir ses amis d'enfance, je suis allé, ce matin, la prendre au point du jour. Je lui ai dit: Venez avec moi, nous allons rôder autour de c'te demeure... que vous aimez tant.... peut-être rencontrerons-nous queuqu'un qui vous engagera à entrer... car elle grille d'entrer là-dedans.... C'est ben naturel: elle a joué, elle a couru dans ces jardins jusqu'à l'âge de onze ans. La maîtresse de la maison l'aimait... au moins autant que son beau-fils et sa belle-fille.... Je crois même qu'elle préférait Madeleine; elle l'embrassait si souvent!... surtout quand elle se croyait seule... Enfin, quoiqu'elle ait vu la fin de ce bonheur à onze ans, Madeleine en a conservé la mémoire; car les jours heureux ne s'effacent pas de notre souvenir, surtout quand ils ne sont pas suivis par d'autres.»
Après avoir fait comprendre à Jacques pourquoi il n'a pas encore parlé de la jeune fille, Victor s'écrie: «Je suis enchanté de vous trouver ici; le moment est favorable pour vous présenter à vos anciens amis. Venez, je vais vous conduire dans les jardins; nous y attendrons le réveil d'Armand et de sa sœur; je veux préparer la reconnaissance.... je suis sûr que cela se terminera bien.»
Madeleine rougit et pâlit presqu'en même temps: l'idée d'aller dans cette maison où elle a passé son enfance lui cause tant d'émotion, qu'elle sent ses genoux fléchir. Elle s'appuie sur Jacques en lui disant: «Mon ami..... faut-il que je suive monsieur?
»—Oui sans doute, répond Jacques, puisque monsieur veut bien s'intéresser à vous. Allez ma petite Madeleine... retournez dans la demeure de votre bienfaitrice... vous y serez mieux... et plus à votre place que dans le cabaret de Grandpierre....»
Jacques serrait la main de la jeune fille; sa figure avait perdu son expression moqueuse pour en prendre une presque touchante.
«Venez,» dit Victor, en prenant à son tour la main de Madeleine,... «le temps se passe... Je veux leur parler avant qu'ils vous voient.—Et vous, Jacques, vous ne venez pas avec nous?—Moi!.... oh! c'est inutile... je serais de trop là... D'ailleurs faut que j'aille à mon travail...... Adieu, Madeleine!... ne tremblez donc pas ainsi, pauvre enfant!»
Jacques a fait quelques pas pour s'éloigner, il revient tout-à-coup vers Victor, et lui dit en lui serrant la main avec force: «Surtout, monsieur, songez bien que ce n'est pas de la pitié que l'on doit témoigner à Madeleine... Si ceux qu'elle aime toujours ne la reçoivent qu'avec froideur... j'vous en prie, monsieur, ramenez-moi Madeleine; si elle ne veut plus retourner chez Grandpierre, où l'amour de Babolein et les criailleries de sa mère commencent à l'ennuyer, eh bien! elle viendra chez moi, et Jacques sera fier de pouvoir la nourrir encore.»
Le paysan s'éloigne en achevant ces mots. «Ce brave homme vous aime beaucoup, dit Victor.—Oh! oui, monsieur, c'est mon meilleur ami!...—J'espère que ses craintes ne se réaliseront pas, je suis certain que votre présence fera le plus grand plaisir à Armand et à sa sœur.—S'il était vrai!... que je serais heureuse!....—Venez,..... donnez-moi le bras,... appuyez-vous sur moi.—Ah! que vous êtes bon, monsieur!... Mais la pensée que je vais revoir la demeure de ma bienfaitrice,... de celle qui m'a servi de mère,... me cause une émotion... c'est plus fort que moi... C'est du plaisir que j'éprouve et pourtant j'ai envie de pleurer.—N'êtes-vous donc jamais venue vous promener dans cette propriété pendant l'absence des maîtres?—Non, monsieur, jamais... Le concierge était un homme brutal;... il aurait fallu lui demander la permission, et puis Jacques me disait: «Pourquoi iriez-vous là, ma petite? En sortant de ces beaux jardins, il vous faudrait rentrer dans le cabaret de Grandpierre, et cela vous ferait encore plus de peine... Il vaut mieux tâcher d'oublier le passé...—Je suivais le conseil de Jacques,... mais je n'oubliais pas le passé malgré cela.»
On est arrivé à l'entrée de la maison. Il n'y a personne dans la cour. Madeleine la traverse avec Victor, qui la conduit sur-le-champ dans les jardins. En se revoyant, après sept années, dans les lieux où elle a passé les plus beaux jours de sa vie, Madeleine respire à peine; elle ne peut assez regarder autour d'elle; ses yeux voudraient en un instant revoir toutes les places qui lui sont connues, comme sa pensée vient de les parcourir. Les souvenirs de sa jeunesse sont pour elle mêlés d'amertume par l'idée de sa situation, et pourtant elle pousse un cri de plaisir à chaque objet qui frappe sa vue. Accablée par ces émotions successives, elle est obligée de s'arrêter.
Victor fait asseoir la jeune fille sur un banc de verdure en lui disant: «Remettez-vous,... calmez-vous un peu.—Ah! monsieur, je suis si heureuse! C'est dans cette allée que nous courions tous les trois... Là-bas, derrière cette charmille, je me cachais souvent avec Ernestine pendant que son frère nous cherchait... Il me semble que je suis encore à ces moments-là. Ah! tout est comme autrefois;... voilà des arbres que je reconnais... Je les embrasserais de bon cœur!»
Madeleine porte des regards pleins d'une expression touchante sur tout ce qui l'entoure, et Victor se dit en l'examinant: «En vérité, Dufour avait raison, elle est jolie en ce moment... Cette jeune fille a une ame bien aimante... elle ne sera pas toujours heureuse!...»
Madeleine se lève; ils continuent à parcourir les jardins. Arrivés près d'un joli bosquet qui est devant la pièce d'eau, Madeleine pousse un cri, et ses yeux se remplissent de larmes.
«Qu'avez-vous donc? lui dit Victor.—Ah! monsieur,... ce bosquet c'était la place de ma bienfaitrice... elle s'y asseyait tous les jours... C'est là qu'elle m'a embrassée pour la dernière fois!...»
Madeleine sanglote; bientôt elle s'éloigne de Victor, entre dans le bosquet, se met à genoux, et prie le ciel avec ferveur. Le jeune homme attend avec respect qu'elle ait fini sa prière; car il y a dans cette action de la jeune fille quelque chose de bien touchant, qui le fait rêver plus profondément que de coutume.
Madeleine quitte enfin le bosquet, elle ne pleure plus. On reprend la promenade, et Madeleine retrouve un sourire pour d'autres souvenirs. A dix-huit ans le rire est si près des larmes.
Au détour d'une allée, qui conduit jusqu'à la maison, Victor s'écrie: «Les voilà!... ils viennent par ici.—Qui donc, monsieur?—Armand et sa sœur.—Quoi!... ce monsieur,... cette grande dame,... ce sont mes camarades d'enfance? Comme ils sont changés!... Oh! c'est égal... mon cœur les reconnaît... Je vais courir les embrasser...—Non pas,... non pas,... je ne veux pas qu'ils vous voient encore... Tenez... entrez dans ce petit kiosque, et attendez que je vous fasse signe.—Ah! monsieur, ne me faites pas attendre long-temps, je vous en prie.»
Ce n'est pas sans peine que Victor parvient à décider Madeleine à entrer dans le kiosque; enfin elle s'y cache, et le jeune homme fait quelques pas au-devant d'Armand et de sa sœur.
«Nous vous cherchions, mon cher Dalmer, dit Armand. On nous a dit que depuis long-temps déjà vous étiez levé et vous promeniez dans le jardin... Diable, vous êtes matinal!
»—Mais vous, mon frère, vous êtes trop paresseux! Je suis bien aise que monsieur sache qu'il y a long-temps que je suis levée. Je le croyais à la chasse avec mon mari... sans quoi je serais venue lui tenir compagnie.
«—Oh! madame! à la campagne on ne se tient pas compagnie. Je vous prie de vouloir bien agir ici comme si je n'y étais pas: c'est le seul moyen de m'y garder long-temps.—Alors, monsieur, on s'en souviendra.—D'abord j'ai le bonheur de ne m'ennuyer jamais, même lorsque je suis seul...—Vous êtes bien heureux, monsieur; moi, j'avoue que je m'ennuie souvent.»
En disant cet mots, madame de Noirmont pousse un léger soupir. «Parbleu! je conçois bien que tu t'ennuies, dit Armand. Depuis près de cinq ans que tu es mariée, tu restes au fond d'une province... Tu habites à Mortagne,... dans le Perche. Une femme jeune et gentille comme toi, enterrée dans le Perche! est-ce que cela a le sens commun?... On dit à son mari: Je veux vivre à Paris, parce que ce n'est que là qu'on peut trouver à employer son temps.
»—Je t'assure, Armand, que je n'ai aucun désir d'habiter Paris... Ce monde, ces bals, tous ces plaisirs dont tu es si fou, ne me tentent point. Si je m'ennuie quelquefois,... c'est que... je suis souvent seule... Mon mari aime tant la chasse!... Ou bien, il faut voir des gens insipides, faire conversation avec des personnes qui parlent pour ne rien dire... Oh! alors, je suis comme vous, monsieur, j'aimerais mieux être seule... Mais je ne m'ennuierai plus, si mon mari se décide à acheter cette maison..... Je me plais tant ici!... ah! je serai bien contente d'y rester.
»—Il faudra bien que ton mari se décide... si non, je vendrai cette propriété à un autre, car j'ai absolument besoin d'argent.—Oh! Armand, que dis-tu là!..... vendre cette maison à des étrangers?... Nous ne pourrions plus nous promener dans ces jardins.... ah! ne fais pas cela....—Alors, que ton mari me l'achète et surtout me la paie comptant.... M. de Noirmont me dit: «Nous verrons... nous nous arrangerons...» ce n'est pas cela qu'il me faut!—Mon Dieu, Armand, avez-vous peur que M. de Noirmont manque jamais à ce qu'il vous promettra?...—Non, ma sœur; je sais très-bien que ton mari est un parfait honnête homme!... Mais tu ne me comprends pas: s'il me donne aujourd'hui une partie de la somme que je veux... et que dans un mois... six semaines, je veuille avoir le reste, il me dira: «Armand! que faites-vous donc de votre argent?... comment, vous avez déjà dépensé ce que vous avez reçu de moi?...» et puis des avis, des sermons!.... voilà ce que je ne veux point.... Je n'aime pas les conseils... je suis mon maître maintenant, je désire faire ce qui me plaît sans avoir de compte à rendre à personne.»
Ernestine secoue la tête avec tristesse en répondant à son frère: «Je désire que vous ne vous repentiez jamais d'avoir dédaigné les conseils de mon mari.»
Pendant cette conversation, Victor avait conduit le frère et la sœur tout près du kiosque; il s'assied sur un tertre ombragé par des ébéniers, en disant: «Ces jardins sont charmants... Je conçois, madame, que vous vous plaisiez dans cette demeure...
»—N'est-ce pas, monsieur,» dit Ernestine en s'asseyant près de Victor; «mais vous le concevrez encore mieux en sachant que c'est ici que je suis née, que j'ai passé ces premières années de la vie qui ne laissent dans notre ame que de doux souvenirs!...
»—Je le savais, madame; Armand m'a parlé d'une belle-mère qui vous aimait beaucoup.....—Ah! monsieur, qu'elle était bonne,... aimable... et belle;... elle avait à peine trente ans lorsqu'elle mourut... N'est-ce pas, Armand, que nous l'aimions bien aussi?...—Oui,.... oui....—Et cette jeune fille qu'elle avait recueillie, Madeleine... Ah! ma pauvre Madeleine, que j'aimais tant!... qu'est-elle devenue?... J'aurais eu un si grand plaisir à revoir, à embrasser la compagne de mon enfance!...»
Ici on entr'ouvre doucement la porte du kiosque; Madeleine a passé la tête, ses yeux sont brillans de bonheur; elle veut sortir de sa cachette, mais Victor lui fait signe d'attendre encore.
«Armand,» reprend madame de Noirmont, «tu ne t'es jamais informé de ce qu'était devenue Madeleine?—Et à qui diable voulais-tu que je m'en informasse? Ce n'est pas à Paris, je pense, qu'on m'aurait donné de ses nouvelles...—Mais depuis que tu es ici.—Ah! ma foi,... je suis si préoccupé de mes affaires:... d'ailleurs, je crois qu'on m'a dit qu'elle avait quitté ce pays.
»—Eh bien moi, madame, qui ne suis dans ce pays que depuis bien peu de temps, je puis vous donner des nouvelles de la personne dont vous parlez...—Se pourrait-il, monsieur, vous sauriez?...—Je sais tout ce qui concerne cette jeune orpheline. Je vous ai dit que, avant-hier au soir, nous avions été obligés, moi et mon ami, de nous arrêter et de coucher dans un cabaret au milieu du bois... à une demi-lieue d'ici... Là était une jeune fille que ces paysans avaient recueillie depuis quelques années. En apprenant que je venais chez vous, elle parut éprouver la plus vive émotion... car elle brûlait aussi du désir de revoir ceux qui autrefois l'avaient traitée comme une sœur...
»—Ah! monsieur!... et vous ne l'avez pas amenée avec vous?...»
Ernestine n'a pas achevé ces mots que Madeleine, qui depuis quelques instants ne pouvait plus se contenir, s'échappe du kiosque, accourt vers le banc et se jette dans les bras de madame de Noirmont en s'écriant: «Me voilà... j'étais là... ah! que je suis heureuse?..... je vous embrasse enfin!.....»
Ernestine serre Madeleine dans ses bras; leurs yeux sont pleins de larmes; pendant quelques minutes elles ne peuvent parler.
«Eh bien, et moi, Madeleine,» dit Armand en ouvrant ses bras à la jeune fille. Celle-ci quitte Ernestine et va pour sauter au cou du marquis... mais tout-à-coup elle s'arrête en murmurant avec timidité...
«Ah!... mais... c'est que vous êtes bien grandi!...—Et qu'est-ce que cela fait, Madeleine? je n'en suis pas moins Armand, ton camarade de jeux...—Ah!... oui... je vous reconnais.»
Et Madeleine, surmontant sa timidité, se jette dans les bras du marquis; bientôt les questions se succèdent avec rapidité. Quand on revoit quelqu'un que l'on aime, on voudrait en un moment savoir tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a pensé depuis qu'on en a été séparé.
Madeleine a conté, en peu de mots, son histoire; Ernestine s'écrie: «Pauvre petite!... recueillie par pitié!... Mais il fallait donc m'écrire!—J'ignorais où vous étiez...—Désormais, tu ne me quitteras plus, tu resteras ici avec moi... Tu le veux bien, n'est-ce pas, Madeleine?»
Celle-ci ne répond qu'en se jetant de nouveau dans les bras de madame de Noirmont, puis elle se tourne vers Victor en lui disant: «Monsieur, c'est à vous que je dois mon bonheur;... je ne l'oublierai jamais!—Vous voyez bien qu'il ne s'agissait que de vous présenter.—Mais sans vous je n'aurais pas osé.»
Ernestine remercie aussi Victor de lui avoir rendu une compagne près de laquelle elle espère ne plus connaître l'ennui. Il est tout de suite décidé que Madeleine restera à Bréville. La jeune fille ne demande pas mieux, mais il faut cependant qu'elle aille prévenir la famille Grandpierre.
«Nous irons avec toi, dit Ernestine; je veux remercier ceux qui ont pris soin de ma petite Madeleine... J'espère voir aussi ce Jacques... qui t'a témoigné tant d'intérêt... Jacques... Il me semble que je me rappelle ce nom;... il venait quelquefois ici du temps de notre bonne mère, n'est-ce-pas?—Oui, oui, dit Armand; il venait travailler au jardin, ou bien il faisait des commissions... Il avait une figure originale,... un air goguenard... Je ne l'aimais pas trop, moi!... mais puisqu'il s'est si bien conduit avec Madeleine, je l'en récompenserai.—Oh! je suis bien sûre que Jacques ne voudra rien;... il est fier, quoique pauvre... Il lui suffira de savoir que je suis encore aimée de vous.»
Ernestine fait déjà avec Madeleine des projets pour l'avenir; Victor jouit du bonheur qu'il a fait naître; Armand lui-même semble moins ennuyé, moins préoccupé de Paris, et la petite société ne songe pas au temps qui s'écoule, lorsque la voix de Dufour se fait entendre.
«Je présente mes salutations à la société,» dit l'artiste en s'avançant, «et j'ai l'honneur de la prévenir que le déjeuner est servi depuis très-long-temps... C'est la grosse Nanette qui m'a dit cela...
»—C'est vrai! nous ne pensions plus au déjeûner!... dit Ernestine. Ah! pardonnez-nous, messieurs; mais depuis long-temps je n'avais été si heureuse!...—Eh! mais... c'est mademoiselle Madeleine, s'écrie Dufour, la jeune fille de la maison du bois!.... Je vois que Victor a fait sa commission.—Oh! oui, monsieur, dit Madeleine; votre ami est bien bon!—Il est toujours très-bon pour les jeunes filles;... mais cette fois il a plus de mérite, parce que vous n'êtes pas...»
Dufour s'arrête, se mord les lèvres; il s'aperçoit qu'il allait dire une sottise. Il tousse et reprend: «Parce que vous n'êtes pas... comme les jeunes filles de Paris...»
On ne fait pas attention a cette jolie chute de phrase; Ernestine a pris le bras de Madeleine, elle l'entraîne.
On fait peu d'honneur au déjeuner; les grands plaisirs comme les grandes peines font tort à l'appétit; on se hâte de terminer ce repas, afin de se rendre chez Grandpierre, et d'être de retour de bonne heure. Dufour, seul, trouve que le déjeûner se termine trop vite, mais il n'ose refuser d'accompagner la société dans la promenade projetée.
On part. Ernestine ne quitte pas Madeleine; Victor voit avec plaisir que madame de Noirmont ne rougit point de donner le bras à une jeune fille dont le costume est presque celui d'une paysanne. Il pense que son mari n'en ferait pas autant, et craint qu'il ne fasse pas à Madeleine un aussi bon accueil que sa femme.
On arrive à la demeure de Grandpierre.
«C'est là!» dit Madeleine à madame de Noirmont, en lui montrant la maison qui lui a long-temps servi d'asile.—«Là?...» dit Ernestine avec une expression de tristesse. «Pauvre enfant! moi, j'étais riche... je ne manquais de rien, et tu souffrais mille privations peut-être!—Je ne souffrais que de ne plus vous voir...»
On entre dans le cabaret, où, heureusement pour la société, il ne se trouve alors aucun buveur. La famille Grandpierre se confond en politesses, ne sachant comment recevoir une si belle société. Ernestine leur apprend le sujet de sa visite.
«Nous vous enlevons Madeleine,» dit-elle aux paysans; «elle vient, ainsi que nous, vous remercier de tout ce que vous avez fait pour elle, mais elle a retrouvé ses amis d'enfance. Ceux que madame de Bréville nommait ses enfants étaient loin de se douter que leur jeune compagne habitait dans ce bois. J'espère remplir les intentions de celle que j'aimais comme ma mère, en ne me séparant plus de Madeleine.»
Grandpierre félicite la jeune fille sur le changement qui arrive dans sa situation, il l'embrasse tendrement en lui disant: «Ça me fait de la peine de te perdre, mon enfant, et pourtant j'en suis bien aise pour toi; car, comme disait Jacques, tu n'étais pas à ta place chez nous... Cette éducation que tu avais reçue jusqu'à onze ans,... il t'en restait toujours queuque chose, et ça me gênait pour te demander du vin.
»—Oui, oui, dit la vieille Jacqueline, Madeleine sera mieux ailleurs que chez nous... Elle ne répondait jamais quand je la grondais... et cela me causait de l'humeur... j'aime qu'on me réponde, moi;... ça me donne occasion de crier.»
Le grand Babolein ne dit rien. Aux premiers mots prononcés par madame de Noirmont, il a été s'asseoir dans un coin en tournant le dos à la société; mais quand Madeleine s'approche pour lui dire adieu, il se met à pleurer comme un veau en se cognant la tête contre le mur.
«Consolez-vous, Babolein, dit Madeleine; vous êtes trop bon de pleurer mon départ; je ne vais pas loin, et je vous verrai encore quelquefois.
»—Oh! ce n'est pas la peine, mamzelle,» répond le grand garçon en sanglotant; «puisque vous nous quittez, il vaut autant ne pas revenir; mais je sais bien que je ne me consolerai pas!...»
Pour mettre trève à l'attendrissement qui semble gagner la famille, Dufour s'empresse de crier: «Eh bien! madame Grandpierre, quelques-uns de vos amis ont-ils vu votre portrait?... on a dû être content?
»—Ah! oui! dit Grandpierre, ceux qui l'ont vu ont trouvé ça joliment tourné; mais ils ont tous pris le portrait de ma femme pour celui de M. le curé.
»—Prodiguez donc votre talent pour des rustres! dit Dufour à demi-voix, c'est jeter des perles à... des ânes!
»—Nous vous enverrons vos effets par Jacques,» dit la femme de Grandpierre, qui, impatientée de la douleur de son fils, semble avoir hâte de voir Madeleine s'éloigner. La compagnie n'a pas envie de prolonger son séjour dans le cabaret. On dit adieu aux paysans, et l'on revient chez le jeune marquis.
De retour à Bréville, madame de Noirmont emmène Madeleine dans son appartement; mais, avant l'heure de dîner, elle descend avec la jeune fille: celle-ci a changé de costume; ce n'est plus une petite villageoise: elle a une robe blanche bien simple qu'elle porte avec grâce, et sous laquelle elle semble timide, mais non pas gauche et empruntée.
«Madeleine ne voulait point quitter ses anciens habits,» dit madame de Noirmont à son frère; «elle prétendait être ici pour me servir. Certainement, je ne le veux pas... Celle que maman chérissait ne sera point ma domestique. Elle travaillera avec moi, m'aidera dans le soin de ma maison, mais je ne la regarderai jamais comme une femme-de-chambre.—Tu as raison, ma sœur, dit Armand. Quant à moi, j'aime Madeleine comme si j'étais son frère..»
En disant ces mots, le jeune marquis embrasse Madeleine en lui prenant la tête à deux mains. Dufour sourit, tousse et pousse le pied de Victor, qui ne comprend rien à ces signes.
Un grand bruit de voix, de chiens et d'armes, annonce le retour des chasseurs. Messieurs de Noirmont et Saint-Elme entrent avec M. Pomard, qui est aussi en chasseur, et dont la casquette, probablement pour ménager sa coiffure, est aussi haute qu'un casque de dragon.
«Voici le vainqueur!» s'écrie Saint-Elme en montrant M. de Noirmont. «Honneur à lui!... il a tué deux pièces de plus que moi... et cependant j'avais fait un assez beau carnage..... Voyez, mesdames...»
Saint-Elme montre sa chasse. Le mari d'Ernestine s'essuie le front d'un air satisfait en disant: «Oui, vous tirez bien, mais je vous ai vaincu...—Comment! M. Pomard était avec vous?» dit Armand.
«—J'ai vu passer ces messieurs; je venais justement de nettoyer mon fusil à deux coups; j'ai couru après eux, et je les ai rejoints..... J'aime beaucoup la chasse!...
»—Et où est le gibier que vous avez tué?
»—Oh! quant à cela,» dit Saint-Elme en riant, «M. Pomard serait fort embarrassé de vous le montrer; cependant je lui ai renvoyé plus de dix lièvres... que, par complaisance, je traquais de son côté;... mais M. Pomard les laisse tranquillement passer entre ses jambes!
»—Ah!... oui... les lièvres... C'est qu'alors je pensais... à une perdrix que je venais de voir.
»—Vous en avez manqué deux superbes à dix pas...—C'est vrai..... mais en les tirant je pensais... à autre chose.—Et il paraît que votre fusil pensait comme vous!»
L'attention de ces messieurs se porte bientôt sur Madeleine, qui s'était retirée dans un coin du salon à l'arrivée des chasseurs et n'avait pas encore été aperçue. Saint-Elme questionne Armand, M. Pomard s'adresse à Dufour, et M. de Noirmont à sa femme.
«C'est mon ancienne compagne, dit Ernestine, cette jeune personne dont je t'ai parlé plusieurs fois.
»—Je ne me le rappelle pas,» répond M. de Noirmont d'un ton froid. Sa femme l'emmène dans le jardin, où elle lui apprend tout ce qui concerne Madeleine et ce qu'elle compte faire pour elle.
Aux premiers mots que lui a dit Armand, Saint-Elme a regardé la jeune fille d'un air protecteur assez impertinent, et, sans attendre que son ami ait fini, il l'interrompt en disant: «Bon... bon... je comprends... Une orpheline que l'on protège... c'est superbe!... c'est romantique!... mais les protégées devraient toujours être jolies, afin d'avoir les moyens de s'acquitter... Je t'engage, mon cher Armand, à laisser ce fardeau sur les bras de ta sœur... Que diable veux-tu faire d'une fille qui n'est pas jolie?...
»—Une amie, répond Armand.—Oh! oh! mon cher, il n'y a point d'amitié entre jeunes gens de sexe différent.—Saint-Elme, tu as une manière de voir...—Qui est juste... J'ai de l'expérience!... Crois-moi, au lieu de protéger des filles de campagne qui ne peuvent te procurer aucune distraction, vends bien vite cette maison et retournons à Paris, où mille beautés nous attendent.... Est-ce que le beau-frère ne veut pas en finir!...—Il dit qu'il n'a pas tous les fonds encore;... il m'offre un à compte...—Fi donc!... et il faudrait revenir à chaque instant en Picardie pour avoir de l'argent... Quant à moi, mon cher Armand, il faut que je t'aime terriblement pour m'enterrer ici devant des visages insignifiants... et le loto de madame Montrésor.—Aussi, mon cher Saint-Elme, je t'en sais un gré...—C'est très-bien; mais presse le beau-frère, j'ai la bonté de dissimuler un peu de mes avantages pour le faire briller... je le laisse gagner au billard,... être vainqueur à la chasse... J'espère que je suis aimable!... mais qu'il le soit donc avec toi.... Combien lui demandes-tu de cette propriété?...—Soixante mille francs.—C'est pour rien.—Aussi, consent-il à me les donner; mais il m'offre de m'en payer la rente.—Il est fou!... Donne plutôt pour quelques mille francs de moins et comptant... Nous regagnerons cela à Paris au trente-et-un.»
Une autre conversation avait lieu un peu plus loin. M. Pomard disait à Dufour: «C'est donc une demoiselle qui n'est pas du pays?... je ne l'ai pas encore vue dans nos sociétés.—Elle est bien du pays,... mais elle n'allait pas dans le monde,» répond le peintre. «C'est tout une histoire à vous conter... Une orpheline que la marquise de Bréville protégeait,... mais qui, à sa mort, a été fort heureuse d'être recueillie par des paysans... M'écoutez-vous, monsieur Pomard?... Oui, monsieur;... continuez...—C'est que vous regardiez si attentivement à cette croisée...—Je pensais... à ce que vous me faites l'honneur de me raconter... C'est une orpheline... De qui est-elle orpheline?—Mais de son père et de sa mère, probablement.—Mais, quel était son père?... quelle était sa mère?—Je n'en sais pas plus que vous... D'après ce que j'ai entendu dire, elle ne les a jamais connus.—Ah! c'est fort singulier!... Elle n'a ni père ni mère?...»
Et M. Pomard se met à fixer un bouton de l'habit de Dufour, et celui-ci lui dit au bout d'un moment: «A-t-on déjà fait votre portrait, M. Pomard?—Trois fois, monsieur.—Ils doivent être bien ressemblants, car vous posez comme une statue.»
Celle qui était le sujet de toutes les conversations s'était assise dans l'embrasure d'une croisée. Victor va se placer près d'elle et lui tient compagnie. Madeleine, qui n'ose regarder des personnes qu'elle ne connaît pas et dont les yeux expriment plutôt la curiosité que l'intérêt, lève avec plaisir les siens sur Victor, en qui elle voit déjà un ami.
La conversation de monsieur et madame de Noirmont a été longue; ils reviennent enfin du jardin. Victor remarque que la jeune femme a les yeux rouges, et le mari l'air de mauvaise humeur; il craint d'en devenir la cause.
Au dîner, Ernestine a fait placer Madeleine à côté d'elle, ce qui semble encore déplaire beaucoup à M. de Noirmont, qui n'adresse pas un mot à la jeune fille. Mais Victor, qui est assis près d'elle, laisse les hommes causer de chasse ou de politique; il préfère s'entretenir avec Madeleine, ce dont celle-ci et Ernestine lui savent beaucoup de gré.
Le soir, madame Montrésor vient avec son époux. En apercevant dans le salon une jeune personne qu'elle ne connaît pas, elle fait un bond en arrière, et regarde Chéri, pour examiner si la vue de l'étrangère ne lui cause pas d'émotion. Chéri paraît fort tranquille: et en s'approchant de Madeleine, madame Montrésor se tranquillise aussi; elle daigne sourire à celle qu'Ernestine lui présente.
Pour varier les plaisirs de la soirée, Saint-Elme propose une bouillotte: M. de Noirmont, Armand, M. Pomard et madame Montrésor acceptent cette partie. Dufour n'aime pas la bouillotte; il prétend que c'est un jeu ennuyeux que celui où on ne peut s'en aller que lorsqu'on perd: il se met à l'écarté avec M. Montrésor.
Ernestine est enchantée de pouvoir causer librement avec Madeleine. L'orpheline, qui a remarqué l'air froid de M. de Noirmont, dit à son amie:
«Vous voulez que je reste avec vous, madame, que je ne vous quitte plus.... cela me rendrait bien heureuse!... mais si ma présence ici ne plaisait pas... à monsieur votre mari... s'il trouvait mauvais que vous me gardiez... Ah! je ne veux jamais être cause que vous ayez la moindre querelle!... Laissez-moi vous quitter, madame; je retournerai... non pas chez Grandpierre, mais avec Jacques; je ne serai plus malheureuse, puisque je saurai que vous m'aimez toujours, que vous pensez à moi, et je viendrai vous voir.... quand M. de Noirmont le permettra.
»Non, Madeleine, tu ne me quitteras plus, dit Ernestine; tu juges mal mon mari, il n'est pas méchant, et quand il te connaîtra mieux, il te traitera aussi avec amitié.—Du moins, permettez-moi de rester dans ma chambre lorsqu'il y aura du monde ici.... ma place n'est-pas dans un salon.—Oublies-tu, Madeleine, que ma mère ne mettait pas de différence entre nous? Pourquoi donc aussi ne m'appeler que madame?.... ne suis-je plus Ernestine, ta bonne amie d'autrefois?—Oh! je vous aime toujours autant.... mais je ne puis plus, je ne dois plus vous appeler Ernestine.... Je sens bien que cela ne plairait pas à tout le monde; quand je vous nommais ainsi, j'étais un enfant.—Madeleine, je veux que tu te laisses guider par moi désormais... je t'assure que tu portes très-bien cette robe, et que tu te tiens fort bien dans un salon.—C'est égal, madame; j'aimerais mieux n'y être qu'avec vous.... et avec ce monsieur.... Victor. C'est Victor qu'il s'appelle? n'est-ce pas, celui qui a eu la bonté de vous parler de moi!—Oui, c'est M. Victor Dalmer.—Je n'oublierai jamais ce qu'il a fait pour moi... Avec lui, je ne sais comment cela se fait, je me sens moins embarrassée... Il a l'air si doux... il vous met tout de suite à l'aise... C'est l'ami de M. le marquis?—C'est un de ses amis... car mon frère en a beaucoup à Paris.... Je ne connais ce monsieur que depuis hier... Je craignais, avant son arrivée, qu'il ne ressemblât.... à d'autres amis de mon frère... que je n'aime-pas; mais, grâce au ciel, il n'en est rien; c'est la première personne que mon frère me présente et dont je trouve la société agréable.—Il restera long-temps ici?...—Je n'en sais rien.... tant qu'il s'y plaira! Mais viens, je vais t'installer dans la chambre que j'ai fait préparer pour toi.»
Pendant que Saint-Elme, qui n'est pas aussi complaisant au jeu qu'à la chasse, fait à chaque instant son Vatout et gagne l'argent de M. de Noirmont, Dufour est battu à l'écarté par M. Montrésor, qui est à sa douzième passe. A chaque instant on entend le peintre s'écrier: «Vous avez quatre points.... déjà.... c'est drôle! je croyais que vous n'en aviez que trois.... D'où donc aviez-vous quatre points?—Ah! ne voulez-vous pas que je me rappelle chaque coup?... Puisqu'ils sont marqués, c'est que je les ai apparemment.—Enfin, c'est égal... Allons, encore le roi... voilà six fois de suite que vous tournez le roi! Encore perdu!... j'en ai assez... je perds douze francs... C'est fini, je ne jouerai plus à l'écarté!
»—Ni moi à la bouillotte,» dit M. Pomard en se levant: «voilà trois caves de perdues!...
»—Parbleu! M. Pomard, comment voulez-vous gagner à la bouillotte?» dit Saint-Elme en riant; «vous passez continuellement... Je crois qu'en regardant vos cartes vous pensez à... autre chose.
»—J'aime mieux le loto, dit Dufour; c'est un jeu sage.... l'on ne se monte pas la tête....
»—Vous aimez le loto, monsieur?» dit madame Montrésor en adressant un doux sourire au peintre; «j'espère que vous voudrez bien le venir faire quelquefois chez nous... ainsi que M. Dalmer. J'ai un loto tout neuf et des petits jetons en verre; c'est fort gentil... N'est-ce pas, Chéri, que mon loto est aussi joli que celui de madame Bonnifoux, qui fait tant d'embarras avec le sien!... Réponds donc. Qu'est-ce que tu as donc, Chéri? tu ne dis rien... ce soir; est-ce que tu es malade?... à quoi penses-tu?...—Moi.... je ne pense pas... je compte ce que j'ai gagné...—Oh! parbleu, vous m'avez gagné douze francs, dit Dufour; douze parties à vingt sous... Je n'ai jamais joué si cher!...
»—Il faut nous retirer, Chéri; il est tard: avant d'être à la maison il y a un endroit sombre qu'il faut traverser... et je ne suis jamais rassurée en passant là...
»—Moi, madame, j'aimerais beaucoup à traverser avec vous un endroit sombre, dit Saint-Elme d'un air moitié galant, moitié goguenard, mais que madame Montrésor prend du bon côté.
»—Voulez-vous que l'on vous escorte, madame? dit Armand.
»—Oh! ce n'est pas la peine; nous avons avec nous M. Pomard; il nous met à notre porte.
»—Et j'ai mon fusil à deux coups,» dit Pomard en portant arme comme à l'exercice.
«—Ne comptez pas trop sur le fusil de M. Pomard, reprend Saint-Elme; comme il est fort distrait, il est homme à viser la lune pendant que vous crieriez au voleur!»
M. Pomard paraît piqué de cette plaisanterie; il enfonce son énorme casquette jusque sur ses yeux, et répond au petit-maître d'un ton fort sec: «Monsieur, si je vous visais, je n'aurais pas de distraction.—Alors je me transformerais en lièvre, monsieur Pomard.—C'est peut-être votre habitude, monsieur.»
Saint-Elme fait une demi-pirouette sur le côté, tandis que Dufour dit tout bas à Victor: «M. Pomard n'est pas si bête qu'il en a l'air!»
La société se retire. Dufour suit Victor en maudissant l'écarté et en répétant: «Perdre douze francs!... dans une soirée à la campagne... ça n'a pas le sens commun... Mais aussi ce M. Montrésor a un bonheur insolent!—S'il a du bonheur, il a bien de la patience; je t'aurais jeté les cartes au nez, moi, quand tu disais: Ah! vous avez trois points!... et comment les avez vous faits!...—C'est ça, il faut perdre et ne rien dire.—Il ne faut pas avoir l'air de croire que l'on vous triche... J'espère que tu ne suspectes pas l'honnêteté de ce monsieur...—Non, certainement... mais...—Mais, si tu avais joué avec Saint-Elme, tu aurais pensé qu'il filait les cartes...—C'est possible.—Ainsi quelqu'un d'honnête doit craindre d'avoir une veine à l'écarté en jouant avec des gens méfiants comme toi!...—Laissons cela. Voilà la petite Madeleine établie ici, et j'en suis bien aise pour elle... Pourtant je prévois ce qui va arriver.—Qu'est-ce qui va arriver?—Tu n'as donc pas deviné?—Non; je ne suis pas si malin que toi.—Cette jeune fille est amoureuse d'Armand de Bréville, son ami d'enfance; c'est cet amour-là qui lui donnait un si grand désir de revenir ici; et, à présent, pour peu qu'Armand l'aime par souvenir, la petite succombera... et cætera, et cætera.—Elles sont jolies tes conjectures! Cette jeune fille était amoureuse d'Armand qu'elle a quitté à onze ans... y penses-tu?—Eh! eh!... à onze ans... un petit camarade avec qui on est sans cesse... ça s'est vu;... il y a des petites filles si précoces... J'ai eu une cousine qui est morte de jalousie à trois ans; et de qui était-elle jalouse? d'un chat que l'on caressait plus qu'elle.—Dufour, je crois que tu te trompes. Il est possible que maintenant Madeleine devienne éprise d'Armand... et ce ne serait pas fort heureux pour elle... Mais qu'elle l'ait aimé jadis autrement que d'amitié... allons donc!... c'étaient des enfants.—Justement. Rappelle-toi la chanson: L'Amour est un enfant trompeur.»
CHAPITRE IV.
Comment cela commence.
Plusieurs jours se sont écoulés depuis que Madeleine habite de nouveau la maison où fut élevée son enfance. M. de Noirmont traite la jeune fille avec moins de froideur, et, sans lui témoigner précisément de l'amitié, ne montre plus de mécontentement de la voir établie près de sa femme. Mais aussi, sans avoir cette basse flatterie, cette complaisance servile que tant de gens emploient pour se faire bien venir des personnes dont ils ont besoin, Madeleine sait être utile, agréable, et trouve moyen de se faire aimer chacun. Bonne avec tout le monde, d'une douceur qui charme, d'une humeur toujours égale, Madeleine a reçu de la nature un sentiment des convenances, qui lui tient lieu de ce qui manque à son éducation. Ne voulant pas descendre au salon lorsqu'il y a beaucoup de monde, quand elle y est, Madeleine se place modestement à l'écart; il faut que l'amitié aille l'y chercher; et pourtant, quoique timide, elle n'est point empruntée et gauche pour répondre lorsqu'on cause avec elle. Mais, poussant la discrétion à l'excès, elle n'oserait s'approcher même d'Ernestine, lorsque celle-ci parle avec quelqu'un. Enfin, contente d'être près de ceux qu'elle aime, Madeleine s'occupe toujours d'eux et jamais d'elle. Les hommes la laissent se tenir à l'écart, parce qu'elle n'est pas jolie; mais aussi les femmes font son éloge.
Victor commence à se plaire à Bréville; il s'est habitué aux manières prétentieuses de M. de Noirmont, qui, de son côté, paraît enfin s'apercevoir que, sans être chasseur, on peut avoir quelque mérite. D'ailleurs Victor sait jouer aux échecs, et cela procure un grand plaisir au beau-frère d'Armand. Les petites scènes que madame Montrésor fait à son époux, les distractions de M. Pomard, la gaîté de sa sœur, la présence de Madeleine, tout est devenu plaisir pour le jeune homme. La campagne même lui semble plus belle. Enfin, si les premières journées passées chez Armand lui ont paru longues, maintenant elles lui semblent trop courtes. Ce changement peut-il s'opérer sans cause? Peut-être Victor cède-t-il à ce qu'il éprouve sans le rechercher encore? Il y a des sentiments qui naissent dans notre ame comme à notre insu, et nous sommes tout étonnés qu'ils nous maîtrisent déjà lorsque nous n'avons pas remarqué leur commencement.
Depuis que Victor a ramené Madeleine dans les bras d'Ernestine, une douce intimité s'est établie entre lui et la sœur d'Armand; il a cessé d'être, aux yeux de madame de Noirmont, une simple connaissance de son frère. Ernestine n'a plus, avec Victor, ce ton froidement poli que l'on conserve long-temps, et quelquefois toujours, avec quelqu'un qui n'est qu'une connaissance. De son côté, Victor trouve madame de Noirmont beaucoup plus aimable qu'il ne l'avait cru d'abord. L'un et l'autre ne se sont cependant rien dit de plus direct qu'auparavant; mais il n'y a pas besoin de se faire de compliments pour savoir que l'on se convient, cela se lit dans les yeux, qui sont ordinairement plus francs que la bouche.
Pendant que M. de Noirmont chasse avec Saint-Elme, qu'Armand dort et que Dufour dessine, Victor va se promener avec Ernestine et Madeleine. Sitôt après le déjeûner, on se met en route. On sort sans but déterminé, sans savoir quelquefois où conduira le chemin que l'on prend; mais quand les gens sont bien ensemble, l'ennui ne les atteint nulle part. Courant dans les prairies, s'enfonçant dans les bois, ou descendant doucement une montagne rocailleuse, les trois promeneurs sont toujours d'une humeur charmante, jamais l'un d'eux ne se plaint de la fatigue, et ne témoigne l'envie de rentrer. C'est à regret que l'on retourne au logis; mais en y rentrant on se dit: «Nous tâcherons d'aller plus loin demain.»
Ces trois personnes éprouvent un charme secret à être ensemble et rien qu'ensemble, car la promenade a bien moins d'attraits pour elles lorsqu'un voisin ou une voisine les accompagne; alors on rentre plus tôt, on se fatigue plus vite. Cependant, dans ces longues promenades, la conversation ne roule que sur les sites que l'on voit, sur les lieux que l'on parcourt. Jamais rien ne s'y dit qui puisse donner à penser que l'esprit soit occupé d'autre chose; mais à défaut de l'esprit, le cœur parle quelquefois. Lorsqu'après avoir marché quelque temps séparés, Victor offre son bras à Ernestine et à Madeleine, il éprouve une douce sensation à sentir sous son bras celui de madame de Noirmont, il le serre d'abord légèrement, puis tendrement contre le sien. Cette action fait battre son cœur plus vite et baisser les yeux à celle qui cause son émotion.
Victor comprend pourquoi maintenant le séjour de la campagne lui semble plus agréable. Madame de Noirmont lui plaît; il ne se dit pas encore qu'il en est amoureux, mais il se répète souvent: «J'aimerais bien cette femme-là!» et à force de se dire: «J'aimerais bien!» on aime déjà beaucoup.
«Mais à quoi me servirait de l'aimer, se dit encore Victor; Ernestine est une femme trop pénétrée de ses devoirs!... je n'en serais jamais plus avancé. Je crois bien que je ne lui déplais pas;... mais de là à être aimé il y a loin... Je serais bien heureux si elle m'aimait!... il me semble que cela me suffirait... Ce que j'éprouve pour elle n'est plus comme tous ces amours que j'ai ressentis,... et je crois qu'il est plus doux d'aimer que de ne faire que désirer.»
De son côté, Ernestine éprouvait un changement dont elle ne se rendait pas compte. A ses yeux tout prenait un autre aspect; charmée de ne plus connaître l'ennui, il lui semblait jouir d'une nouvelle existence, dans laquelle les journées, jadis si longues, s'écoulaient avec une étonnante rapidité. Occupée d'un sentiment où elle ne voyait pas encore de mal, mais où elle était étonnée de trouver tant de douceur, elle se demandait quelquefois ce qu'elle avait,... ce qui lui était arrivé pour n'être plus la même. Ernestine n'avait pas jusqu'alors connu l'amour: mariée à dix-huit ans par des arrangements de tuteurs, elle n'avait vu M. de Noirmont que deux fois lorsqu'il devint son époux, et M. de Noirmont n'était pas de ces hommes à inspirer sur-le-champ une passion; d'ailleurs il ne s'inquiétait nullement de faire naître un tendre sentiment dans le cœur de celle qu'il prenait pour femme. Satisfait de savoir qu'elle était bien née, bien élevée, M. de Noirmont n'avait jamais pensé qu'il pût manquer la moindre chose à son bonheur et à celui de son épouse. Il y a, en effet, des femmes qu'un mariage de convenance peut rendre heureuses, et dont le cœur ne conçoit pas un amour qui cause des tourments. Heureux les maris qui ont de telles femmes! plus heureux ceux qui en ont de sensibles, et qui ont su captiver toutes leurs affections.
Ernestine est loin de penser qu'elle aime M. Dalmer; elle éprouve du plaisir dans sa société, mais elle trouve cela naturel, parce que Victor est aimable, sans avoir ce jargon fatigant d'un petit-maître, ni l'air suffisant de quelqu'un qui se croit sûr de plaire. Ernestine ne voit donc aucun mal à préférer sa compagnie à toute autre: si elle pensait que cela pût devenir dangereux pour elle, elle fuirait Victor; mais une femme qui a toujours été sage, et qui ne croit pas qu'on puisse cesser de l'être, se fie tellement à sa vertu, qu'elle ne voit pas le danger. Cette grande confiance en ses propres forces a perdu plus d'une femme: on se laisse aller au charme qui nous entraîne, on ne cherche pas même à interroger son cœur; quand on le fait, la blessure existe, et il est souvent trop tard pour la guérir!
Mais Madeleine, à qui Victor ne songe nullement à serrer le bras, qu'il ne fixe pas tendrement, dont il n'épie point le moindre regard, est-ce seulement son amitié pour Ernestine, sa reconnaissance pour Victor qui la rendent si contente, si heureuse lorsqu'elle est avec eux? Elle sourit dès qu'elle aperçoit Dalmer, elle rougit en lui prenant le bras. Pauvre Madeleine! elle n'est pas jolie, mais cela suffira-t-il pour l'empêcher d'aimer?
Un mari qui va souvent à la chasse et laisse sa femme en compagnie avec des jeunes gens montre une bien grande confiance à son épouse, sans doute, c'est surtout alors qu'il est beau de ne pas en abuser! mais laisser quelqu'un exposé à la séduction d'un sentiment qu'on ne lui a pas appris à connaître,... c'est maladroit. Il y a des maris qui, par calcul, veulent laisser leur femme ignorante sur beaucoup de choses, se flattant qu'elles auront moins de goût pour ce qui leur procure moins de plaisir; c'est très-mal calculé: il y a d'ailleurs chez les dames un instinct secret qui leur fait deviner quand elles n'en savent pas assez.
Le soir, réunis avec toute la société, Ernestine et Victor sont moins à leur aise... Ils se parlent peu, se regardent à peine; car, devant le monde, ce n'est pas ceux qu'on aime le mieux qu'on regarde le plus.
Lorsque par hasard M. de Noirmont ne va pas à la chasse, Victor, ne pouvant se promener avec Ernestine, ne se soucie plus de courir la campagne. Il passe la journée dans les jardins, tenant un livre qu'il regarde, mais qu'il lit peu. Il va s'asseoir dans les endroits que madame de Noirmont affectionne, espérant qu'elle y viendra, et son attente n'est pas toujours trompée; on ne se dit que quelques mots,... bien indifférents encore;... mais la manière de les dire donne du prix aux moindres paroles. Tout en suivant des yeux Ernestine lorsqu'elle s'éloigne après un court entretien, Victor soupire et répète: «C'est étonnant comme j'aimerais cette femme-là!» puis, en se retournant, il aperçoit Madeleine, que le hasard, sans doute, conduit presque toujours du côté où le jeune homme va lire. Alors Victor va s'asseoir près de la jeune fille, et il passe des heures entières à causer avec elle, parce qu'elle lui parle d'Ernestine.
«Je crois que nous ne nous ennuyons plus ici?» dit un matin Dufour à son ami.—Non, plus j'habite cette campagne et plus je m'y plais.... Dans les premiers jours, cette existence tranquille m'effrayait,.... maintenant elle me charme;... il me semble que je passerais volontiers ma vie ici.—Oh! la vie!.... tu donnes toujours dans les extrêmes!... Moi, je suis content, je fais de bonnes études!... Toi, je ne sais trop ce que tu étudies,.... à moins que.... Tu te promènes souvent avec madame de Noirmont....—Avec cette dame et Madeleine.—Ah! oui!... je sais bien que Madeleine est là... Elle aime beaucoup la promenade, cette dame...—Eh bien! qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'on se promène quand on habite la campagne?...—Rien, certainement; mais son mari aime terriblement la chasse... Est-ce le cerf qu'il chasse?—Dufour, j'espère que tu ne vas pas faire encore de méchantes conjectures; elles seraient fort déplacées.—Oh! ne te fâche pas;... je plaisante, voilà tout.—Il y a des choses sur lesquelles il ne faut pas même plaisanter!...—Je comprends... c'est que c'est sérieux.—Madame de Noirmont est la vertu même, et je ne souffrirai pas que...—Voilà la première fois que je t'entends affirmer pareille chose!... Je ne demande pas mieux!... Au reste, je me plais aussi beaucoup ici... Je laisse le beau Saint-Elme parler, briller, trancher!... et M. de Noirmont répéter qu'il n'a jamais été trompé de sa vie... C'est bien hardi de dire cela!... ces pauvres maris!...—Ah! Dufour, tu es ennuyeux.—Ha ça! qu'est-ce que tu as donc aujourd'hui? je ne t'ai jamais vu si respectueux envers le lien conjugal;... et pourtant je t'approuve,... parce que... enfin j'ai trente-quatre ans, et je ne serais pas trop éloigné de...—Tu penses à te marier?—Mais sans y penser... si je rencontrais un parti convenable... Dis-moi, comment trouves-tu mademoiselle Clara Pomard?—Pas mal,... une bonne figure réjouie!...—Oh! une bonne figure réjouie!... Il semble que tu parles d'un Bacchus!... Elle a le nez très-fin, très-bien fait.—Est-ce que tu veux l'épouser à cause de son nez?—Je ne dis pas encore que je veux l'épouser;.... mais si le parti était sortable.... on pourrait voir... D'abord l'âge serait convenable, elle a vingt-neuf ans; elle me fait l'effet d'une bonne ménagère... Je dis elle me fait l'effet, parce qu'il ne faut pas s'en rapporter à l'air... Tâche donc,.... sans faire semblant de rien,... de t'informer, de savoir ce qu'elle aura de dot... Surtout, pas d'indiscrétion!... Je ne suis pas homme à épouser chat en poche... Quand je me marierai, c'est que je saurai parfaitement à qui j'aurai affaire... Mais chut!... Voilà Armand.»
Le jeune Bréville annonce à ces messieurs qu'une lettre qu'il vient de recevoir, le force à aller passer quelques jours à Paris. «J'espère que vous serez assez aimables pour attendre ici mon retour,» dit Armand.
«Oui certainement, répond Dufour; j'ai encore beaucoup d'études à faire, et Victor me parlait tout à l'heure du plaisir qu'il goûtait ici...
»Mais nous serons peut-être indiscrets en restant encore!» dit Victor en hésitant.
«—Indiscret!.... Ah! vous plaisantez.... D'abord vous êtes ici chez moi, car mon beau-frère ne termine rien! Heureusement j'ai trouvé des fonds ailleurs; mais, je vous le répète, on sera toujours trop heureux de vous posséder. Ma sœur et son mari mourraient d'ennui sans vous;.... du moins, je le crois. Je tâcherai d'être bientôt de retour.
»—Vous nous laissez M. Saint-Elme?—Non; il vient avec moi...—Pourquoi donc l'emmener!—Il n'a pas votre courage; il s'ennuie ici... mais nous reviendrons ensemble.»
Victor se tait et paraît contrarié. Dufour se dit: «Pourquoi diable Dalmer tient-il tant à ce Saint-Elme à présent!»
Au déjeûner, Armand annonce son départ. Ernestine fait un mouvement imperceptible et baisse les yeux. Madeleine, au contraire, regarde avec anxiété Armand et Victor.
«Tranquillisez-vous, mesdames, reprend Armand, je ne vous enlève pas tous vos cavaliers; monsieur Dalmer et monsieur Dufour veulent bien vous tenir compagnie...
»—C'est très-aimable de la part de ces messieurs,» répond Ernestine en ne regardant que Dufour.
Madeleine ne dit rien, mais ses joues se colorent, et elle reprend son air habituel.
«Certainement, dit M. de Noirmont, nous savons beaucoup de gré à ces messieurs de ne pas nous quitter;... mais c'est bien dommage qu'ils ne chassent ni l'un ni l'autre... Et il faut que vous partiez aussi, M. de Saint-Elme.
»—Oh! c'est très-urgent! J'ai à parler au ministre de la guerre pour un de mes cousins qui n'est que capitaine et que je veux avancer... J'ai aussi une audience à demander au ministre de l'intérieur... pour un projet dont je lui ai déjà parlé... confusément, au dernier bal de la cour.»
Ici, Dufour, tout en prenant son café, tousse, et manque de s'étrangler, ce qui interrompt un instant Saint-Elme, qui reprend: «Mais je dépêcherai tout cela, afin de revenir bien vite avec mon ami.
»—Oui, dit Armand, et à mon retour, mon cher de Noirmont, j'espère que vous serez décidé pour cette propriété que je veux donner à si bon compte.
»—C'est justement parce que vous voulez me la vendre si bon marché que j'hésite à l'acheter...—Vous êtes singulier! Si je veux vendre cette terre, ne vaut-il pas mieux que ce soit vous que tout autre qui profitiez de cette occasion?...—Mais, au lieu de vous acheter cette propriété soixante mille francs,... qu'elle vaut largement par son rapport,... sa ferme,... ses terrains...—Eh bien?—Si je vous la faisais vendre quinze ou vingt mille francs de plus?—J'avoue que ce serait fort aimable; et, si cela se peut, j'y consens volontiers.—Cela se pourrait peut-être si vous n'étiez pas si pressé de vendre... d'avoir votre argent. Je me suis trouvé, il y a deux ans environ, avec un monsieur fort riche et fort distingué, le comte de Tergenne.
»—Le comte de Tergenne!....» s'écrie Saint-Elme, en changeant de couleur.
«—Oui, le comte de Tergenne. Est-ce que vous le connaissez?—Attendez donc;... je crois... j'ai cru... Non, non, ce n'est pas cela; je ne le connais pas.... C'est que je connais tant de comtes... de barons!...
»—Tu te rappelles ce monsieur, Ernestine? Il est resté quelque temps à Mortagne; nous l'avons vu plusieurs fois chez le sous-préfet. Je l'engageai à venir me voir, et il me fit ce plaisir.—Oui, mon ami, je m'en souviens. C'est un homme d'un âge mûr, mais qui est fort aimable et nous témoignait beaucoup d'amitié.
»—Ha ça! mon cher beau-frère,» dit Armand avec impatience, «voulez-vous bien me dire quel rapport il y a entre le comte et cette propriété!—Le voici: Ce monsieur, qui avait long-temps habité l'Angleterre, revenait enfin se fixer en France, sa patrie. Il cherchait alors une terre, et désirait surtout trouver quelque chose de ce côté de la Picardie. Je lui dis que mon beau-frère possédait le petit domaine de Bréville, et je me rappelle fort bien que le comte s'écria: Ah! monsieur! s'il voulait le vendre, je lui en donnerais tout ce qu'il voudrait!...
»—Voilà qui est singulier!...—Comme je ne croyais pas alors que vous voudriez jamais vous défaire de ce domaine... qui vous vient de votre père, je ne fis que sourire de la proposition du comte... et cela n'eut pas de suite.—Eh bien! où est-il ce comte?—Oui, où est-il ce comte?» demande Saint-Elme avec une indifférence affectée.«—Il devait aller faire un tour en Suisse, à ce qu'on m'a dit... Bref, il quitta Mortagne; je ne saurais trop vous dire où il est maintenant;.... mais si vous attendiez, peut-être...
»—Oh! la vie est trop courte pour que je veuille attendre!... Votre comte de Tergenne a probablement rencontré d'autres sites qui lui auront plu et où il aura acheté une propriété.—C'est fort probable, dit Saint-Elme.—Ainsi, mon cher Noirmont, vous pourrez prendre la mienne sans scrupule;... c'est ce que vous voudrez bien me dire incessamment. Allons Saint-Elme, à cheval jusqu'à Laon; là nous prendrons la poste pour être plus tôt à Paris.—La poste... j'y compte bien; je ne voyage jamais autrement.»
Armand et Saint-Elme prennent congé et partent. Privé de son compagnon de chasse, M. de Noirmont ne se soucie plus d'aller battre la campagne; il propose à Victor une partie d'échecs. Celui-ci accepte en soupirant et en jetant un regard du côté d'Ernestine, tandis que Madeleine, en passant près de lui, lui dit à l'oreille: «Quel dommage!... Nous n'irons donc plus promener, maintenant!
»—Hélas! répond Victor, ce n'est pas ma faute!...
»—Hum!...» dit Dufour, en apportant sa toile et sa boîte à couleurs, «je comprends à présent pourquoi Victor désirait si vivement que Saint-Elme restât ici.»
CHAPITRE V.
Une partie de loto.
M. de Noirmont continue à rester près de sa femme, parce que, malgré son amour pour la chasse, il a moins de plaisir lorsque personne n'est témoin de ses beaux coups. Les promenades avec Ernestine et Madeleine n'ont plus lieu. Victor devient triste; il s'impatiente, se dépite. Tous les matins il dit à Dufour: «Va donc à la chasse avec M. de Noirmont,» et le peintre lui répond: «Vas-y toi-même, je serais désolé de tuer un pauvre lièvre..... même un moineau, ça me ferait de la peine.—Vas-y toujours, tu ne tueras rien.—Bien obligé; ça serait amusant.»
Victor va promener sa mélancolie dans les jardins; dès qu'il aperçoit Madeleine, il court se placer à côté d'elle, et, après lui avoir adressé quelques mots, reste quelquefois long-temps sans parler, ne faisant que pousser de gros soupirs; la jeune fille, qui éprouve un vif battement de cœur lorsque Victor vient s'asseoir auprès d'elle, le regarde à la dérobée et soupire aussi, probablement pour faire comme lui.
Un matin, que le jeune homme semble plus pensif encore qu'à l'ordinaire, Madeleine lui dit: «Est-ce que vous ne vous plaisez plus ici, monsieur Victor?—Pourquoi cela, Madeleine?—C'est que vous n'avez plus l'air si gai... qu'il y a quelques jours.—Je ne m'ennuie pas... mais je suis contrarié... nos promenades étaient si agréables; depuis le départ d'Armand, elles ont cessé.—C'est vrai... mais M. de Bréville reviendra avec M. de Saint-Elme... alors on retournera à la chasse, et ma bonne amie pourra revenir avec nous se promener.—Mais je ne pourrai pas rester toujours ici!....—Pourquoi donc cela?...» dit vivement Madeleine en regardant Victor avec chagrin.
«—Parce que... cela pourrait ennuyer les habitants de cette demeure.—Ah! monsieur! quelle pensée!.... est-ce que vous pouvez ennuyer personne?.... est-ce que tout le monde ne vous aime pas ici?....—Tout le monde... ah! s'il était vrai!...»
Victor soupire de nouveau; Madeleine rougit et n'ose plus rien dire. Enfin le jeune homme prend la main de Madeleine, la serre avec force dans la sienne, et s'éloigne en disant: «Ah! Madeleine... il est un sentiment que vous ne connaissez pas encore!»
La jeune fille reste sur le banc; elle suit Victor des yeux: son air mélancolique, ses soupirs, ce qu'il vient de lui dire, tout se réunit pour troubler le cœur de la pauvre petite. Elle se sent heureuse, satisfaite; elle regagne la maison en répétant les derniers mots de Victor, dont elle croit comprendre le sens, et elle saute, elle danse en traversant le jardin, comme un enfant qui ne sait pas encore cacher sa joie. Madeleine ne sait pas être maîtresse de ses sentiments.
Monsieur et madame Montrésor sont venus en grande cérémonie proposer une partie de loto pour le soir chez eux. Ils doivent avoir M. Pomard, sa sœur et encore d'autres voisins. Comme Armand et Saint-Elme ne sont plus là pour repousser le jeu de loto, on accepte l'invitation; d'ailleurs, à la campagne, c'est quelque chose que de trouver à employer sa soirée.
On part sitôt après le dîner. Victor n'a pas manqué d'offrir son bras à Ernestine; Dufour marche à côté de M. de Noirmont. Madeleine ne les accompagne pas; elle ne veut jamais aller en compagnie, mais elle garde joyeusement la maison. La jeune fille se trouve alors trop heureuse pour que la solitude l'effraie.
Victor n'ose adresser à Ernestine que quelques phrases sans suite, car on pourrait être entendu. Mais il ralentit le pas, afin de se trouver en arrière, et serre avec force le bras qu'il tient sous le sien. Pendant que Dufour parle peinture et propose à M. de Noirmont de le peindre en chasseur, Victor dit à la jeune femme: «Enfin, je suis donc un instant avec vous... Quel ennui! depuis huit jours, de ne pas pouvoir vous parler, vous adresser un mot!...
»—Mais il me semble que rien ne vous empêche de me parler, puisque nous nous voyons presque toute la journée,» répond Ernestine en souriant.
«Oh! sans doute on peut vous parler... devant le monde... mais il y a des choses que l'on ne veut pas dire... quand d'autres peuvent nous écouter... et je sens...
»—N'est-ce pas, Victor, que quoique ce ne soit pas mon genre, je peins très-bien le portrait et fais très-ressemblant?» dit Dufour en s'arrêtant et en tournant la tête en arrière.
«—Oui... oh! c'est frappant!...» répond Victor avec impatience et en lançant un regard furibond sur le peintre. «Voyez, madame, on ne peut pas même causer tranquillement avec vous!...—Mon Dieu, monsieur Dalmer, qu'avez-vous donc ce soir?... Je crois que vous avez de l'humeur d'aller faire une partie de loto chez nos voisins... vous y venez par complaisance, et je vous en sais gré.—De l'humeur d'être avec vous, d'aller où vous êtes!... ah! madame, comment pouvez-vous dire cela... le supposer? Je m'exprime donc bien mal; mes yeux ne vous disent donc pas tout le plaisir...
»—Victor, je veux peindre M. de Noirmont en chasseur,» dit Dufour en se retournant et s'arrêtant encore. «C'est une bonne idée, n'est-ce pas?
»—C'est une idée délicieuse!» répond le jeune homme en donnant au diable son ami et lui faisant des signes que celui-ci feint de ne pas comprendre.
«—Dès demain, reprend Dufour, j'irai à la ville voisine acheter ou commander des toiles pour peindre à l'huile. Je veux me lancer dans les portraits; on ne me croit que paysagiste. Je veux me surpasser, pour que cela étonne tous les peintres de portraits.»
Victor ne répond rien, ne parle plus; mais on arrive à l'endroit sombre que madame Montrésor redoute lorsqu'elle revient tard chez elle, le jeune homme prend la main qui est au bout du bras qu'on lui donne, et il presse tendrement cette main qu'on n'a pas la force de lui retirer, ce qui le rend aussi heureux que Madeleine l'a été, le matin, lorsqu'il a pris la sienne. Qu'on dise encore que le bonheur n'existe pas sur la terre! Voilà deux personnes qui, par une simple pression de main, sont au comble de la félicité!
On arrive chez les Montrésor trop tôt pour Victor et peut-être pour Ernestine, qui est encore toute troublée de l'action de son cavalier. La société est déjà assise devant deux tables mises l'une contre l'autre pour former un carré long. Là-dessus sont étalés les cartons de loto, que les joueurs ne doivent pas perdre de vue un instant.
Outre les maîtres de la maison et les Pomard, la réunion est embellie par un monsieur, une dame et une petite fille. La dame, qui a bien la soixantaine, tient à elle seule la place de trois personnes; elle a un énorme bonnet, par-dessus lequel est un abat-jour en tafetas vert, qui ne l'empêche pas de porter encore des lunettes. En joignant à cela des traits énormes, il est assez difficile, au premier coup-d'œil, de distinguer si c'est un homme ou une femme qu'on a devant soi.
Le monsieur a l'air d'un vieil abbé; il est à demi endormi devant ses cartons; au moment où la société arrive, il se frotte bien vite les yeux pour saluer. La petite fille, qui peut avoir douze ans, a une figure espiègle qui forme contraste avec celle de la dame à l'abat-jour.
«Nous ne faisons que commencer... il n'y a qu'une partie de jouée....» dit madame Montrésor en offrant des siéges.
«C'est bien heureux pour nous,» répond Dufour en allant se placer près de mademoiselle Pomard à laquelle il commence par dire: «Quelle est cette dame qui ressemble à un apothicaire?—C'est madame Bonnifoux,... une vieille rentière qui ne connaît dans le monde que trois choses: ses potages, sa seringue et le loto... Écoutez-la, vous verrez qu'elle ne parlera que de cela.—Ça doit être bien amusant; et le monsieur?—C'est M. Courtois, un bien bon homme, mais qui dort presque toujours... La petite fille est sa nièce.—Bon! me voilà au courant.
»—Asseyez-vous donc, madame de Noirmont,» dit madame Montrésor, en faisant signe à son mari de rester à côté: le pauvre Chéri était placé entre sa femme et madame Bonnifoux.
Ernestine s'assied près de M. Courtois, Victor se place bien vite près d'elle: la partie de loto chez madame Montrésor eût été un supplice trop cruel, si on n'avait pas été à côté d'une jolie femme. Quant à M. de Noirmont, il prend la première place venue, en murmurant déjà: «Le loto! hum! j'aimerais presque autant pigeon-vole!
»—Ha ça! comment jouez-vous cela? dit Dufour.—Au premier quine.... On met chacun deux sous, et on a trois tableaux...—Ah! c'est une poule!...
»—C'est la partie la plus piquante au loto, dit madame Bonnifoux. Depuis quarante ans que je joue à peu près tous les soirs ce jeu-là, j'ai étudié toutes ses combinaisons. Le premier quine est fort agréable;... mais cela demande une grande attention et surtout beaucoup de silence!—Diable! nous allons bien nous amuser alors!...
»—Tout le monde a-t-il des cartons?... dit madame Montrésor.—Moi, je voudrais en changer, dit la petite fille.—Non, mademoiselle Lucie, on a décidé qu'on n'en changerait pas... N'est-ce pas, madame Bonnifoux?—Certainement!... ça deviendrait trop fatigant;... on ne saurait jamais deux numéros par cœur;... ce serait un travail continuel... C'est singulier! mon potage me revient... Je crois qu'il était trop gras... Je recommande cependant toujours à ma cuisinière de dégraisser son bouillon..... Ah! comme j'ai des aigreurs ce soir!
»—Allons, tout le monde y est-il? reprend madame Montrésor; savez-vous qu'il y a vingt-deux sous à la poule!...—C'est fort gentil, dit M. Pomard.—Ah! si je pouvais la gagner! s'écrie la petite fille en sautant sur sa chaise.—Silence! mademoiselle Lucie... ou on ne vous laissera plus jouer... Chéri, c'est à toi à tirer.... Tout le monde y est?...—J'y suis depuis une heure, dit M. Courtois en ouvrant un œil.—Surtout pas trop vite, M. Montrésor, dit madame Bonnifoux, c'est votre défaut... vous courez la poste... Ah! Dieu! comme ce potage me tourmente!...... Il faudra que je me serve de bonne amie avant de me coucher.—Qu'est-ce que bonne amie? demande Dufour à mademoiselle Pomard.—C'est sa seringue que madame Bonnifoux appelle ainsi, parce que c'est plus décent.—Cette femme-là a de bien jolies idées!—Allons, mademoiselle Clara! cela va commencer. Pars, Chéri!
»—Trente-huit, dit Chéri en tirant une boule d'un immense sac de serge.
»—Je l'ai deux fois! s'écrie la petite fille en sautant sur sa chaise.
»—Moi, je ne l'ai pas, dit madame Montrésor en soupirant.
»—Est-ce qu'on a commencé? dit M. Pomard, qui depuis cinq minutes avait les yeux fixés sur le plafond.—Oui, sans doute, on a commencé...—Pardon, c'est que je n'y étais pas.... Je pensais.... je n'ai pas entendu...—Vous avez dit?—Trente-huit.—Très-bien.... vous pouvez continuer...
»—M. Pomard, il faudrait tâcher d'être au jeu, dit madame Bonnifoux en avançant son abat-jour.—Madame on peut avoir des distractions.—C'est que vous êtes terrible pour cela... Neuf, quarante-deux...—Je me rappelle que ma cuisinière avait mis des choux dans son bouillon... C'est peut-être aux choux que je dois attribuer ma mauvaise digestion...—Dix-sept.—Ah! un moment, monsieur!.... Comment avez-vous dit?...—Dix-sept, et puis vingt-quatre....—Vingt-quatre!... Ah! mon Dieu!.... je n'y suis pas.... Il y en avait d'autres avant?.... Monsieur, voulez-vous bien me les rappeler tous...»
Chéri, qui est habitué à ce genre d'amusement, renomme les numéros pour madame Bonnifoux.
«—Est-ce qu'on fera souvent comme ça? dit Dufour à mademoiselle Clara.—Il n'y a presque pas de partie où madame Bonnifoux ne fasse recommencer deux ou trois fois la personne qui tire. Et puis, quand on gagne, elle fait vérifier; et puis, quand c'est elle qui tire, si l'on n'y fait pas attention, elle rejette dans le sac les numéros qu'elle n'a pas....—Peste!... c'est une joueuse bien agréable, je tâcherai de ne pas faire trop souvent sa partie,... heureusement j'en suis dédommagé par votre voisinage... Vous avez un véritable nez à l'antique, mademoiselle.—Ah! ah! ah! j'ai un nez antique, moi!...—J'entends par là un nez modèle, de ces jolis nez, type du vrai beau... J'aurais bien du plaisir à peindre ce nez-là...—Ah! ah! ah! j'ai vu quelquefois un œil dans un nuage? ce serait drôle si on y voyait un nez!—Ce ne serait pas si mal...—Ah! ah! ah!
»—Mademoiselle Clara, il n'y a pas moyen d'entendre les numéros, dit madame Bonnifoux, on ne doit pas rire à ce jeu-là... c'est un jeu qui réclame toute l'attention... Qu'est-ce que vous avez dit, M. Montrésor?—Trente-neuf.—Et avant?—Dix.—Et avant?—Alors, il vaut autant que je recommence tout.—Oh! oui, monsieur, recommencez-les tous, je vous en prie, car je suis certaine d'en avoir manqué au moins deux ou trois... Ah! si jamais on remet des choux dans ma soupe... Je me rappelle que cela m'a déjà incommodée, il y a deux mois... Pourvu que j'aie de la graine de lin chez moi... J'ai peur d'avoir employé le reste avant-hier... et ma domestique qui ne songe à rien!... je le lui recommande pourtant assez! je lui ai dit: Une fois pour toutes, Rose, ne me laissez jamais manquer de graine de lin... Comment avez-vous dit, le dernier, M. Montrésor?
»—Soixante-et-dix-sept, madame.—Merci... Oh! vous pouvez aller... j'ai deux quaternes!—Moi, je n'en ai pas,» répond tristement madame Montrésor... «Ah! Chéri, tu ne tire pas pour moi! ce n'est pas bien...
»—Je ne suis pas dans le sac!... je n'ai pas des yeux aux doigts!...
»—J'attends le quatre-vingt-dix et le seize,» dit madame Bonnifoux.
«—Oh! moi, j'ai aussi un quaterne!» s'écrie la petite fille.
»—C'est singulier,» dit M. Courtois en s'éveillant et se frottant les yeux, «je n'ai pas encore étrenné... Il paraît que j'ai de bien mauvais tableaux... ça ne m'étonne pas, j'ai un malheur incroyable à ce jeu-là!... je n'y gagne jamais!
»—Je le crois bien, dit Dufour; il ne doit pas y gagner souvent.»
Victor et Ernestine ne disent rien. Ils semblent tout à leur jeu; mais est-ce ce loto qui les occupe? Le jeune homme est bien près de la sœur d'Armand, il est vrai qu'il y a peu de place à la table et qu'il faut se gêner; pourquoi Ernestine rougit-elle souvent? pourquoi lui échappe-t-il des mouvements brusques comme si elle voulait tout-à-coup reculer sa chaise d'auprès de celle de son voisin? Heureusement c'est à quoi personne de la société ne fait attention.
«Dieu! que j'ai de beaux cartons! dit madame Bonnifoux; je suis couverte de quaternes!... mais j'ai bien idée que c'est le quatre-vingt-dix qui me fera gagner... c'est un numéro que j'affectionne... Ah! Monsieur Montrésor! vous me faites bien languir!...
»—Quatre-vingt-neuf,» dit Chéri en tirant une nouvelle boule du sac.
«—Ah! Dieu, comme c'est près! comme vous me mettez à côté... vous êtes un grand méchant!... madame Montrésor, votre mari est un grand méchant!—Oh! je le sais bien, madame; c'est ce que je lui répète tous les jours!... Tire donc pour moi, Chéri!...»
Chéri n'a pas l'air de faire attention aux sollicitations de sa moitié; il continue à nommer avec tout le flegme d'un fonctionnaire public: «trente-trois...
»—Trente-trois,» dit monsieur Courtois, qui vient encore de s'éveiller; «attendez! arrêtez donc!...
»—Est-ce que vous avez gagné?» dit madame Montrésor avec anxiété. «—Non... mais je l'ai deux fois, le trente-trois... et ça me fait deux ambes...
»—Ah! quelle peur ce monsieur Courtois m'a faite! s'écrie madame Bonnifoux; j'ai bien cru qu'il avait le quine... M. Courtois, tâchez donc de ne plus me donner de ces souleurs-là... vous qui êtes ordinairement si tranquille à ce jeu-ci... Où en sommes-nous, monsieur Montrésor? je n'ai pas entendu les derniers.—Mais, madame, si vous parlez, ce n'est pas ma faute...—Ce n'est pas moi qui ai parlé, c'est M. Courtois... n'est-ce pas, madame, que c'est monsieur Courtois qui a dit: Arrêtez!... Oh! par exemple, quand on me prendra à parler au loto... Qu'est-ce qu'on vient de nommer?...—Quatre-vingt-deux.—C'est encore dans ma série... ça me fait tressaillir.—Trente-sept!...—Un instant,... un instant, monsieur, je vous en supplie... je n'ai plus de jetons... c'est mademoiselle Lucie qui les accapare tous.—Moi, madame! tenez, voyez ce que j'ai devant moi...—Parce que vous vous amusez à les jeter par terre... Qu'est-ce qui me donne des jetons... je ne puis pas rester dans cette situation...—Monsieur, ne tirez pas, je vous en prie...—Si vous marquiez à l'anglaise, comme moi, dit monsieur Pomard, vous n'emploieriez pas tant de jetons.—Oh! je n'aime pas cette manière-là... je ne fais rien à l'anglaise, moi... j'aime à voir le numéro qui me manque... on l'appelle, on le désire... on croit l'entendre... ah! ça cause bien des émotions... Un jour, il m'est sorti un quine sur-le-champ, les cinq numéros de suite... j'en ai pleuré comme un enfant... Tirez, monsieur Montrésor, j'ai des marquoirs... Oh! j'ai des douleurs de bas-ventre... c'est singulier, je ne devrais cependant pas être échauffée!...—Quarante-quatre!...
»—C'est pour moi! c'est pour moi!...» s'écrie la petite Lucie en battant des mains; «j'ai le quine... j'ai gagné!...
»—Et j'avais cinq quaternes! dit madame Bonnifoux; c'est bien extraordinaire de perdre avec cinq quaternes... mais un instant, il faut vérifier...»
On vérifie le quine de la petite fille, et, au grand regret de madame Bonnifoux, il se trouve être bon. Dufour, qui a regardé à sa montre, dit tout bas à mademoiselle Pomard: «Voilà une seule partie qui a duré une demi-heure. Ce n'est rien, j'en ai vu de plus longues.
»—Allons, messieurs et dames, vos deux sous...» dit madame Montrésor en faisant passer une petite corbeille... «Madame Bonnifoux, c'est à vous à tirer...—M'y voilà.
»—Un moment, dit Dufour; ne doit-on pas vérifier aussi s'il y a le compte dans le panier? tout doit se faire avec ordre...—C'est juste,» dit Chéri; et il compte la poule, et il ne se trouve que vingt sous dans le panier.
«—Qui est-ce qui n'a pas mis?» demande monsieur Montrésor. Tout le monde affirme avoir donné sa mise.
«—Cependant il manque deux sous!—C'est sans doute la petite Lucie, dit madame Bonnifoux; elle aura pris la poule sans remettre au jeu.—Pardonnez-moi, madame; d'ailleurs, j'ai passé mes deux sous à M. Pomard, qui les a mis pour moi dans la corbeille... N'est-ce pas, monsieur?—Oui; oh! pour cela... j'en suis certain! Mais vous avez souvent des distractions, monsieur Pomard?—Madame, je n'en ai jamais pour ce qui regarde la comptabilité!...» répond M. Pomard en prenant sur-le-champ un air offensé.
«Quant à moi, j'ai mis une des premières,» dit madame Bonnifoux en ajustant son abat-jour, «je mettrai plutôt deux fois qu'une..... Madame Montrésor, votre cuisinière sait-elle faire les potages aux croûtons?—Oui, madame, et très-bien, même.—Alors, je prendrai la liberté de vous envoyer Rose, pour qu'elle l'instruise... J'aime assez ce potage-là; j'en ai mangé chez notre maire, mais il était un peu brûlé...—Enfin, il manque toujours deux sous à la poule, et je tiens à ce que cela s'éclaircisse, dit M. Pomard, d'autant plus que madame m'a accusé d'avoir des distractions..... et, quand il s'agit d'argent, une telle supposition me blesse.—Mon Dieu, monsieur Pomard, vous prenez feu comme du phosphore... j'ai dit ce mot-là comme un autre... Ah! j'ai une douleur dans le côté... je ne sais pas si j'ai de l'anis chez moi...—Il ne s'agit pas d'anis; il faut que le déficit se retrouve...»
Victor, qui voit le moment où les deux sous vont amener une querelle, s'empresse de dire que c'est probablement lui qui n'a pas mis; il complète la poule, ce qui rétablit le calme.
«Attention! je commence!» dit madame Bonnifoux en prenant un air doctoral. «Le vingt-et-un!... je l'ai... Le trente!... je ne l'ai pas... Le quatre!... je l'ai...
»—Est-ce qu'il est indispensable qu'elle nous dise: je l'ai ou je ne l'ai pas avec le numéro?» dit Dufour avec impatience. «Qu'est-ce que ça me fait à moi, ce qu'elle a et ce qu'elle n'a pas?...»
Mais madame Bonnifoux continue en ajoutant toujours une réflexion après chaque numéro: «Le trente-deux!... je l'avais trois fois sur mes cartons d'hier... Le quatre-vingt-dix!... Ah! coquin!... ah! scélérat de quatre-vingt-dix!... c'est toi que j'attendais tout-à l'heure!... tu arrives trop tard! c'est égal, je vais te marquer;... mais, si tu étais venu l'autre partie... Oh! comme le talon me démange... oh! que c'est drôle... c'est comme si on me piquotait avec des épingles...
»—Ah ça! madame, est-ce que nous jouons du talon?» dit Dufour d'un grand sang-froid.—«Monsieur, c'est que cela m'inquiète: on prétend que c'est signe de goutte; je crains horriblement la goutte! J'ai eu deux de mes parents qui...—Madame Bonnifoux, nous attendons que vous tiriez, dit madame Montrésor.—C'est juste;... m'y voilà... Oh! il faudra absolument que bonne amie fasse son jeu ce soir... Onze! je l'ai... Vingt!... je ne l'ai pas. C'est singulier!... je croyais bien l'avoir... Dix-neuf!... ça me fait un petit ambe... Ah! madame Montrésor, avez-vous entendu parler d'une nouvelle invention qu'on, appelle des clyssoirs?...—Oui, madame.—En dit-on du bien?—Beaucoup de bien, madame...—Vingt-quatre! je ne l'ai pas... Je voudrais bien qu'une de mes connaissances en eût pour en essayer un peu... Quarante-cinq!... je l'ai... Malgré cela, je suis tellement habituée à bonne amie que j'aurai de la peine à changer. Le quatre-vingt!.... je l'ai... Le dix-huit!...
»—Monsieur, vous avez le quatre-vingt... et vous ne le marquez pas,» dit la petite Lucie à Victor, près de qui elle est assise. Le jeune homme regarde probablement ses numéros, comme monsieur Pomard, en pensant à autre chose. Mais les enfants font attention à tout, et la remarque de la petite fait rougir madame de Noirmont.
«Mademoiselle Lucie, vous regardez donc sur les cartons de monsieur? dit madame Bonnifoux. Ça ne se fait pas, mademoiselle; on ne doit pas regarder sur les cartons des autres: c'est tricher.—Comment! madame, c'est tricher que d'avertir monsieur qu'il a oublié de marquer un numéro sorti?—Oui, mademoiselle... vous ne devez vous occuper que de votre jeu...»
Et madame Bonnifoux ajoute à demi-voix: «Je ne peux pas souffrir jouer avec cette petite fille-là... Son oncle est trop bon... Est-ce qu'à douze ans une demoiselle doit jouer déjà au loto?... ça devrait tricoter ou filer!... mais son oncle se laisse gouverner par elle... Je crois qu'il tombe en enfance!...»
Pour achever de désoler la vieille dame, c'est encore la petite Lucie qui gagne la partie. Madame Bonnifoux en fait un bond sur sa chaise, qui manque de la casser.
Après madame Bonnifoux, le sac passe aux mains de M. Pomard, qui nomme le dix-huit pour le quatre-vingt-un, et le seize pour le soixante-un, toujours par suite de ses distractions, ce qui amène une scène très-vive entre lui et la vieille dame. A chaque poule qu'elle perd, elle devient de plus mauvaise humeur; se plaint de ses aigreurs, de sa cuisinière, et fait répéter les numéros tirés. Madame Montrésor pousse des oh! et des ah! aux numéros qui approchent de celui qu'elle attend. M. de Noirmont ferait volontiers comme M. Courtois, et Dufour regarde attentivement si la personne qui tire nomme exactement toutes les boules.
Bientôt M. de Noirmont parle de se retirer. «Mais je n'ai pas gagné une seule partie! dit madame Bonnifoux; il faut au moins que je gagne une fois...—Vous avez dit être incommodée, madame, et je pensais que cela vous fatiguerait de jouer tard.—Ah! monsieur, j'aime tant le loto que j'oublie tout quand j'y suis;... mais aussi c'est la seule passion que je me sois connue.
»—Il n'est pas tard, dit Victor; encore quelques parties.—Comment, M. Dalmer, vous prenez goût au loto!... Je vous en fais mon compliment.—Je m'amuse toujours de ce qui plaît aux autres.
»—Il est très-galant, ce jeune homme! Est-il pour long-temps dans ce pays?» dit madame Bonnifoux à M. Montrésor, qui ne lui répond pas.
«—Eh bien! Chéri, vous ne répondez pas à madame Bonnifoux? Qu'est-ce que vous avez ce soir?... où donc êtes-vous?—Ah! pardon;... je n'avais pas entendu, madame... Depuis quelque temps, vous ne m'entendez pas non plus...—Comment! je ne vous entends pas?—Suffit, monsieur.
»—Allons, c'est à moi à tirer, et je vais mener cela rondement,» dit Dufour. En effet, il a bientôt mis la vieille dame aux abois: à la sixième boule elle n'y est plus; elle perd la tête. En vain elle dit à Dufour de répéter, en renommant un numéro, le peintre en appelle tout de suite deux ou trois nouveaux. Madame Bonnifoux repousse sa chaise et quitte la table en s'écriant: «J'aime autant y renoncer... C'est comme si on me prenait deux sous dans ma poche... Il m'est impossible de suivre monsieur!—Mais, madame, j'ai pourtant répété toutes les fois que vous l'avez désiré.—Oh! c'est égal, monsieur, je n'y suis plus... Vous avez une manière d'aller;... j'en ai la tête qui me pète!... Je reprends ma mise;... je ne suis pas de cette poule-ci.»
A la partie suivante, madame Bonnifoux retrouve toute sa bonne humeur en s'écriant: «Pour moi, enfin!... C'est le cinq qui m'a fait gagner... J'ai eu le quaterne et le quine tout de suite... Comme ce jeu-là est bizarre!... j'attendais le quinze, qu'il me fallait depuis long-temps, et je gagne par des numéros auxquels je ne pensais pas du tout... Oh! c'est un jeu bien piquant!...»
Pendant que madame Bonnifoux fait ces réflexions, tout le monde se lève, et chacun se dispose à regagner sa demeure. M. Courtois allume une lanterne, qu'il emporte toujours quand il va en soirée; M. Pomard prend sa sœur d'un côté et sa canne à dard de l'autre; madame Bonnifoux retrousse sa robe, ôte son abat-jour et met ses lunettes dans sa poche en disant: «Ne vous en allez pas sans moi, M. Courtois; vous savez que vous me mettez à ma porte.»—Oui, madame.—Adieu, mes chers voisins... Le jeu a été bien méchant ce soir;... sans ce dernier coup, je perdrais vingt-huit sous!... Ah! madame Montrésor, je vous enverrai Rose pour que votre cuisinière lui apprenne à faire le potage aux croûtons.... J'ai toujours des soupçons de coliques... quoique ça... mais ce diable de jeu vous acoquine; et pourtant j'y suis malheureuse depuis quelque temps!... Pourvu que j'aie de la graine de lin chez moi!.... Monsieur Courtois, je suis prête.»
M. Courtois a pris le bras de madame Bonnifoux, la petite Lucie a pris la lanterne, et chaque société regagne sa demeure. Celle de Bréville revient naturellement dans le même ordre que lors du départ; Victor donne le bras à Ernestine, et Dufour marche à côté de son mari.
Pour revenir, la nuit était sombre; très-peu de lune éclairait les chemins. Dufour se retourne en vain; il ne peut distinguer si Victor tient autre chose que le bras de madame de Noirmont.
CHAPITRE VI.
Le vieux chêne.
Depuis que Madeleine demeure de nouveau à Bréville, Jacques vient souvent de grand matin se promener dans la plaine qui est devant la maison du marquis. De sa fenêtre, Madeleine aperçoit le paysan, alors elle se hâte de descendre, et va rejoindre son ami Jacques qui, avant d'aller à ses travaux, est content lorsqu'il a causé quelques instants avec la jeune fille.
Le lendemain de la partie de loto, Madeleine, qui, en quittant la modeste maison de Grandpierre, n'a pas perdu l'habitude d'être matinale, était à sa croisée au point du jour; elle aperçoit dans la campagne l'homme en blouse qui tient sur son dos sa pioche, sous son bras un gros morceau de pain, et se rend à son travail en regardant souvent la fenêtre de la chambre de Madeleine. En trois minutes la petite est descendue et se trouve à côté de Jacques.
«Bonjour, Madeleine,» dit le paysan en pressant la main de la jeune fille.
«—Bonjour, mon cher Jacques..... C'est bien aimable à vous de passer par ici.... ça fait que je peux vous voir un moment.—Bonne Madeleine,... vous ne vous ennuyez donc pas de causer avec Jacques?...—Moi, je crains quelquefois de passer trop souvent... Mais,.... parce que je passe ici..... sous vos fenêtres,... ça ne vous force pas à descendre.... Que je vous voie un moment à votre croisée,... que vous me fassiez un petit signe de tête pour me montrer que vous avez vu votre vieil ami,... et je serai content, ma chère enfant.—Ah! Jacques!... comment pouvez-vous penser que votre présence n'est pas un plaisir pour moi!.... N'êtes-vous pas mon ami?.... N'avez-vous pas le premier recueilli, protégé l'orpheline?—J'ai fait ce que me dictait mon cœur, ce que je ferais encore... pauvre Madeleine... car je vous aime comme ma fille; mais laissons cela... Dites-moi, êtes-vous toujours contente, Madeleine, depuis que vous êtes revenue habiter cette maison?... Comment se conduit-on avec vous?—Oh! bien! très-bien!... tout le monde est bon pour moi!... Ernestine me traite comme autrefois; et ce monsieur,... qui le premier a parlé de moi ici,... vous savez, M. Victor Dalmer, eh bien! quoique ce soit un monsieur de Paris... il n'est pas fier du tout, il cause souvent avec moi. Ce n'est pas comme ce M. de Saint-Elme, l'ami d'Armand,... il me regarde à peine, celui-là,... ou bien, c'est avec un air, comme si on était trop heureux d'obtenir un de ses regards... Tandis que M. Victor, ce n'est pas cela!... il est si simple,.. c'est-à-dire si aimable...—Et vous dites que madame de Noirmont vous témoigne une tendre amitié?—Oui, elle me répète souvent qu'elle est bien contente de m'avoir avec elle,... que maintenant je ne la quitterai jamais... Elle veut quelquefois m'emmener dans les sociétés où elle va,... mais j'aime mieux alors rester à la maison... Il n'y a que dans les promenades que nous faisons;... alors, comme c'est ordinairement M. Victor qui vient avec nous, je ne refuse jamais d'y aller... M. Victor donne le bras à ma bonne amie,... mais il me le donne aussi à moi;... et il court,... il joue,... il rit avec moi, tout comme avec Ernestine... Oh! nous faisons des promenades bien amusantes! M. Victor est très-gai... quelquefois cependant...
»—Très-bien,» dit Jacques avec un mouvement d'impatience, «mais ce n'est pas là l'important. M. de Noirmont, comment vous traite-t-il? Vous m'avez dit que, dans les commencements de votre arrivée chez lui,... car vous êtes à peu près autant chez lui que chez son beau-frère, vous m'avez dit qu'il vous parlait à peine.
»—C'est vrai, mon ami; mais depuis quelque temps M. de Noirmont semble me marquer plus d'amitié... Il aura vu que tout mon désir était de mériter un peu de la sienne, puisqu'il est le mari de celle que j'aime comme une sœur... Enfin il n'a plus l'air de me regarder comme une pauvre fille que l'on garde par charité... Peut-être aussi voyant M. Victor me parler, me témoigner de l'intérêt, M. de Noirmont sera-t-il revenu de sa prévention... Car, lorsque je suis assise dans un coin du salon, quoiqu'il y ait d'autres dames, M. Victor vient souvent s'asseoir à côté de moi, puis il me parle... tout comme si j'étais une dame de la société... Ah! c'est bien honnête cela! surtout après m'avoir vue servante chez Grandpierre... N'est-ce pas, mon ami, que c'est bien honnête cela?»
Jacques ne dit plus rien; son front s'est rembruni; ses yeux se fixent sur ceux de Madeleine; il semble vouloir lire dans l'ame de la jeune fille, et les yeux du paysan ont une telle expression que Madeleine baisse bientôt les siens en rougissant, comme si, en baissant ses paupières, elle eût pensé mettre un voile entre le regard de Jacques et le fond de son cœur.
Au bout d'un moment, Jacques reprend: «Vous ne me parlez pas du marquis, de votre camarade d'enfance. Cependant, autrefois, c'était de lui et de sa sœur que vous m'entreteniez toujours;... ils possédaient toute votre affection,... c'était bien naturel, élevée avec eux,... et madame de Bréville ne mettait pas de différence dans ses manières avec l'un ou avec l'autre!... est-ce que vous avez oublié ce temps-là, Madeleine?...
»Mon Dieu! mon cher Jacques! pourquoi supposez-vous cela?... Ah! j'aime toujours autant les compagnons de mon enfance, ceux que ma bienfaitrice appelait ses enfants... Ernestine, Armand, il n'est rien, non, rien que je ne me sentisse capable de faire pour leur prouver mon amitié... Mais, hélas! la pauvre Madeleine ne pourra jamais trouver l'occasion de leur être bonne à quelque chose... Ils sont riches, et je suis pauvre....
»—Oui, vous êtes pauvre, Madeleine, et il est malheureusement probable que vous le serez toujours;... car je ne crois pas,... oh! non, il n'est pas présumable que votre situation change jamais...
»—Mon ami, qu'est-ce que cela fait d'être pauvre quand on est heureuse,... et je le suis maintenant que j'habite de nouveau avec les enfants de madame de Bréville!
»—Sans doute!... la pauvreté n'est pas toujours un malheur... Quelquefois elle met à l'abri de bien des dangers qui entourent les jeunes filles dans les demeures des riches; mais vous, Madeleine, qui vous trouvez, quoique pauvre et sans nom, vivre avec des gens du beau monde, vous devez surtout ne jamais oublier votre situation.
»—Ah! Jacques... est-ce que vous croyez que je deviendrai fière à présent parce que je demeure chez le marquis... Ah! c'est bien mal de penser cela...
»—Eh! mon enfant, ce n'est pas là ce que je voulais dire,.... et pourtant je sais bien ce que je voudrais dire...
»—Est-ce parce que je vous ai conté que M. Victor causait avec moi et me donnait le bras comme à ma bonne amie... mais cela ne me rend pas fière!... seulement ça me fait plaisir... D'ailleurs, je dois avoir aussi un peu d'amitié pour ce monsieur qui s'est intéressé à moi;... je serais une ingrate si je pensais autrement,... si je pouvais oublier que M. Victor...
»—Madeleine,» dit Jacques en interrompant la jeune fille, «vous n'êtes morgué pas ingrate!... Je crains au contraire que vous ne soyez trop reconnaissante...
»—Comment!... que voulez-vous dire?» répond Madeleine avec un peu d'embarras. «Est-ce qu'on peut être trop reconnaissante!...
»—Dam'! ça serait possible... Tenez, mon enfant, je n'aime pas les détours... j'vais vous dire ce que je pense;... je vous aime assez pour être franc avec vous...
»—Mon Dieu! Jacques!... qu'ai-je donc fait qui vous fâche!...
»—Rien,... rien encore! mais, depuis que je cause avec vous,... depuis que je vous questionne sur ce qui vous intéresse,.... je m'sommes ben aperçu que vous n'aviez qu'une chose dans la tête... que c'te chose vous trottait toujours dans l'esprit... ce qui fait que tout en parlant vous y revenez sans cesse,... et c'te chose-là, ma petite, c'est M. Victor,.... le jeune homme de Paris.»
Madeleine devient rouge comme une cerise, et son cœur bat si fort que l'on s'en aperçoit au mouvement précipité de son fichu. Enfin elle répond d'une voix tremblante:
«Comment!... je n'ai parlé que de M. Victor! mais... vous vous trompez, Jacques; je vous ai parlé de lui comme de toutes les personnes qui habitent chez monsieur le marquis. Quant à Armand, il est à Paris en ce moment avec M. de Saint-Elme; c'est pour cela que nous sortons moins,... et que...—Oui je sais que M. le marquis est allé à Paris; ce n'est pas de cela que je vous parle, mon enfant; c'est de ce jeune homme... qui, j'en conviens, vous a servie en ami... mais ce ne serait pas une raison pour que vous l'aimiez trop après....—Je ne vous comprends pas, Jacques.—Et pourtant vous êtes devenue ben rouge, ma petite!... et on ne rougit que quand on comprend. Oh! dam', je suis un vieux matois, on ne me trompe guère, moi!... Allons, calmez-vous, Madeleine; tout cela ne peut pas être encore ben dangereux, mais je dois vous prévenir... parce que, moi, j'croyons qu'on évite mieux un péril quand on est sur ses gardes... D'ailleurs, mon enfant, si je me trompe... si vous ne ressentez pas déjà... au fond du cœur... trop d'inclination pour ce jeune homme, eh ben! vous rirez de mes craintes; mais si, dans votre ame, vous sentez que j'ai raison, alors vous profiterez des avis de Jacques et vous vous direz: Une pauvre orpheline sans nom, sans état, sans rien enfin,... que la protection de gens riches... sur laquelle il ne faut jamais trop compter, ne doit pas aimer un monsieur de la ville,... car où c't amour-là la conduirait-il?... à faire des sottises... Oh! morgué! Madeleine ne doit pas en faire... Celle qui n'a pour tout bien que sa vertu doit plus que toute autre garder ce trésor-là....
»—Mais, Jacques,... est-ce que je vous ai dit que... que je pensais à M. Victor... autrement qu'à quelqu'un qui m'aurait rendu service?
»—Non, vous ne me l'avez pas dit, mais je l'ai deviné;.... quoique je ne sois qu'un laboureur, je me connaissons assez à deviner sur les figures ce qui se passe dans le cœur des gens... C'est comme qui dirait une habitude que je me suis faite depuis que j' sommes en âge de raisonner,... et je ne voudrais pas que ma petite Madeleine connût l'amour pour être malheureuse...
»—L'amour!... oh! vous vous trompez, Jacques, je ne le connais pas, je ne sais pas ce que c'est!...
»—Pardi, j' pensons ben que ce n'est pas Babolein qui pouvait vous y faire songer;... mais, à c't' heure, vous v'là entourée de dangers,... de beaux messieurs qui sont plus séduisants, plus adroits que Babolein!
»—Non Jacques, certainement personne ne pense à la pauvre Madeleine!.... Dieu merci! je n'ai rien qui puisse attirer les regards, je ne suis pas jolie,... je le sais bien... Si l'on me parle,... si l'on daigne quelquefois causer avec moi,.... c'est par bonté,... par pitié, peut-être... mais je sais bien que jamais personne ne m'aimera...»
La jeune fille n'achève ces mots qu'en sanglotant; ses yeux se sont remplis de larmes, et elle s'empresse de les cacher avec son tablier.
«—Allons, déjà des larmes!... Voilà toujours ce qui suit ce maudit sentiment qui plaît tant aux femmes!... Pourquoi pleurez-vous, Madeleine? si en effet je me suis trompé, et si M. Victor ne vous intéresse pas plus... qu'il ne faut?...
»—Ah! c'est que... je pense que c'est pourtant bien triste de ne pouvoir jamais être aimée de personne!...
»—Et moi, Madeleine, qui vous chéris,... qui ne vous ai pas perdue de vue depuis que vous êtes au monde,... et vos compagnons d'enfance dont vous avez retrouvé l'amitié,... est-ce que ce n'est personne cela?
»—Oh? si...—mais...—Mais cela ne vous suffit plus, n'est-ce pas!...—Je ne dis pas cela;... c'est que je n'avais jamais pensé comme dans ce moment à ma triste situation... C'est bien singulier!.... Cela m'était égal de ne pas avoir d'autre nom que celui de Madeleine... je ne songeais pas à des parents... je ne regrettais que ma bienfaitrice,... puisque je n'ai connu qu'elle... mon Dieu, Jacques, comment donc se fait-il que je n'aie pas de parents?... que madame de Bréville ne m'ait jamais parlé d'eux?... car enfin; où m'a-t-elle trouvée?... qui donc m'a remise entre ses mains?... Jacques, à présent, je voudrais savoir tout cela;.... puisque vous m'avez vue toute petite, vous avez peut-être entendu parler de mon père,... de ma mère;... pourquoi donc ne me dites-vous jamais un seul mot sur mes parents?...
»—Parce que probablement il était inutile de vous en parler!...» répond Jacques en soupirant; puis il se met à marcher, et fait signe à Madeleine de le suivre.
Au bas de la plaine, du côté de Gizy, était un énorme chêne qui paraissait avoir vu plusieurs siècles, et dont les branches égalaient en grosseur plusieurs arbres du voisinage. Autour de ce vieil arbre s'élevaient plusieurs petits bouquets de bouleaux que le chêne majestueux semblait protéger et qui formaient comme une enceinte pour défendre son ombrage, en sorte qu'assis sous le chêne on était à l'abri de tous regards indiscrets.
C'est là que Jacques conduit Madeleine; il s'arrête sous le vieil arbre, puis considère quelque temps en silence la place où il est et les branches touffues qui couvrent sa tête. Madeleine n'avait jamais dépassé les bouleaux qui entouraient le chêne; cet endroit ne menait à aucun chemin, il fallait venir le chercher exprès, et la jeune fille ne le connaissait pas. En se trouvant sous l'ombrage épais du gros arbre, en se voyant cachée de tous côtés par les bouleaux qui formaient un rideau autour de cet endroit frais et mystérieux, Madeleine se sent émue, et elle attend en silence que Jacques lui dise pourquoi il l'a amenée là.
Le paysan semble fortement occupé de ses souvenirs. Enfin il s'écrie: «Ah! Madeleine!... si ce chêne pouvait parler,... il vous dirait, lui, tout le secret de votre naissance!...
»—Comment savez-vous cela, vous, Jacques?—Comment,..... ah! c'est juste... il faut ben que je sache quelque chose aussi;... mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit... Votre mère, mon enfant, est venue plus d'une fois s'asseoir ici,... sous ce vieil arbre...
»—Ma mère! Jacques! vous avez connu ma mère!... qui donc était-ce... et pourquoi m'a-t-elle abandonnée?...
»—Bah! est-ce que j'ai dit que j'avais connu votre mère? répond Jacques en relevant la tête et comme fâché d'avoir parlé ainsi.
»—Puisque vous savez qu'elle venait souvent à cette place...—Ah! oui... je le sais... mais... voyez-vous, Madeleine, tout cela ne vous avance pas plus!... Qu'importe que j'aie connu votre mère,... que je sache qui elle était,... si cela ne peut vous être utile à rien?... et malheureusement, c'est comme cela... Ce que je sais... il n'y a que moi dans le monde qui le sache... et vous pensez bien que si je pouvais vous servir en parlant... en colportant partout mon secret... ah! mille charrues!... je ne resterais pas muet; mais, comme en parlant, je vous ferais plus de tort que de bien, je me tairai... même avec vous... oui, Madeleine, même avec vous; car ce serait vous mettre en tête des regrets inutiles. Ainsi, mon enfant, ne revenons jamais sur ce sujet; car, je vous le répète, vous n'en saurez pas plus. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que l'amour a rendu votre mère malheureuse... et je ne voulons pas que ce soit la même chose pour sa fille...
»—Ma pauvre mère!... elle a été malheureuse... Ah! je viendrai souvent à cette place, à présent que je sais qu'elle l'a occupée!
»—J'ai peut-être eu tort de vous dire cela... il ne faut pas nourrir de telles idées quand ça ne mène à rien...
»—Et mon père, Jacques, vous ne m'en dites pas un mot; l'avez-vous connu aussi?»
Le paysan reprend son air soucieux, et, replaçant sa pioche sur son épaule, se dispose à s'éloigner; mais Madeleine lui prend la main et le retient en lui disant: «De grâce, Jacques, répondez-moi... et mon père...
»—Que diable voulez-vous que je vous dise?... Votre père!... vous ne le connaîtrez jamais non plus, à moins que cependant! mais non... cela n'est pas probable... Allons, Madeleine, le temps se passe... il faut que j'aille gagner mon pain... et celui de la vieille tante;... car elle ne peut plus travailler, la pauvre femme! et je nous sommes amusé aujourd'hui.... Adieu, mon enfant!
»—Ah! Jacques, si j'étais riche, vous n'auriez plus besoin d'aller travailler à la terre, de vous fatiguer sans relâche!...
»—Oh! morgué! le travail ne m'effraie pas... et j'y suis habitué... au contraire, c'est ma vie; j'tomberais malade si je ne faisais rien!... ainsi n'ayez pas de regret pour moi. Retournez près de madame de Noirmont, et rappelez-vous mes conseils... l'amour vous rendrait malheureuse... Eh bien! morgué! faut pas écouter ceux qui voudraient en glisser dans votre cœur..... Vous avez dix-huit ans sonnés!... dame! une fille rêve aux amoureux à cet âge-là...
»—Non..... Jacques, non, je ne pense pas du tout aux amoureux!...
»—Quant à M. Victor, il a l'air ben doux, ben honnête; mais tout ça, c'est pour mieux attraper les gens! Croyez-moi, jasez avec lui devant le monde, mais évitez-le en particulier. Adieu, Madeleine; au revoir, mon enfant.»
Jacques embrasse la jeune fille sur le front, et la laisse près d'une petite porte qui ouvre sur les jardins de Bréville. Madeleine rentre et va du côté de la pièce d'eau. Elle songe à tout ce que son vieil ami vient de lui dire; elle ne peut se dissimuler qu'il ait bien lu dans le fond de son cœur. Elle ne pense qu'à Victor, ne s'occupe que de l'aimable jeune homme qui lui a témoigné tant d'intérêt et qui semble lui en témoigner chaque jour davantage. Mais, jusqu'à ce moment, Madeleine ne croyait pas que ce fût un crime de rêver sans cesse à quelqu'un... et Jacques vient d'éclairer son cœur en lui faisant comprendre que ce serait de l'amour.
«De l'amour!» se dit Madeleine en se promenant lentement dans les allées, où plus d'une fois Victor s'est promené avec elle; «de l'amour... pour ce monsieur.... que je connais depuis si peu de temps!.... Oh! cela n'est pas possible!... Jacques se trompe..... Est-ce qu'il se connaît à l'amour, Jacques? et cependant j'étais toute tremblante quand il me parlait de M. Dalmer..... Jacques a deviné que je pensais toujours à lui..... est-ce que cela se voit dans mes yeux?... O mon Dieu!... si ce monsieur voyait cela.... Je n'oserais plus le regarder... Je suis pourtant bien heureuse quand je suis à côté de M. Victor; quand il me parle,.... je passerais toutes les journées à l'écouter..... Si c'est là de l'amour, je ne trouve pas que cela me rende malheureuse; au contraire.... je sais bien que ce monsieur ne pense pas à moi... Cependant ce n'est pas moi qui vais le trouver... c'est lui qui vient près de moi.... puis, qui soupire.... qui est triste,... et je ne sais pourquoi, quand il soupire, cela me fait tressaillir de plaisir.... et il faudrait renoncer à tout cela... Parce que je suis orpheline..... que mon père et ma mère m'ont abandonnée, il faudrait n'aimer personne;... mais il me semble que, puisque je ne dépens que de moi, je suis bien libre de disposer de mon cœur... car enfin.... c'est moi seule que cela regarde...»
La fille la plus sage trouve toujours des arguments en faveur de ce qui lui plaît, et Madeleine trouvait de fort bonnes raisons pour ne pas fuir Victor lorsque tout-à-coup celui-ci parut devant elle.
En ce moment sa présence trouble vivement Madeleine: elle s'imagine que Victor doit voir sur son visage que c'est lui qui l'occupait: elle rougit, baisse les yeux, balbutie quelques mots entrecoupés pendant qu'il lui dit bonjour, puis se sauve toute confuse et sans oser tourner la tête.
Il lui en coûte cependant pour agir ainsi; car, dans le fond de son ame, elle croit que le jeune homme est venu là dans l'espoir de la rencontrer.
Pauvre Madeleine! ce n'était pas elle que Victor cherchait dans le jardin.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.