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Maman Léo: Les Habits Noirs Tome V

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The Project Gutenberg eBook of Maman Léo

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Title: Maman Léo

Author: Paul Féval

Release date: November 26, 2006 [eBook #19919]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MAMAN LÉO ***

Paul Féval

LES HABITS NOIRS

Tome V

MAMAN LÉO

(1869)


Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes:

Les Habits Noirs
Cœur d'Acier
La rue de Jérusalem
L'arme invisible
Maman Léo
L'avaleur de sabres
Les compagnons du trésor
La bande Cadet


Table des matières

I Théâtre Universel et National.
II Choix d'un tire-l'œil.
III L'affaire Remy d'Arx.
IV D'où maman Léo sortait.
V Triomphe de M. Baruque.
VI La chevalerie d'Échalot.
VII M. Constant.
VIII Échalot aux écoutes.
IX La maison de santé.
X La folie de Valentine.
XI En dormant.
XII Aux écoutes.
XIII Coyatier dit le marchef.
XIV Le salon.
XV Embauchage de maman Léo.
XVI Le billet de Valentine.
XVII Soirée à L'Épi-Scié.
XVIII Les conjurés.
XIX Le scapulaire, le secret, le trésor.
XX Le roman du colonel.
XXI Où il est parlé pour la première fois de la noce.
XXII Maman Léo entre en campagne.
XXIII Le Rendez-vous de la Force.
XXIV La Force.
XXV Le prisonnier.
XXVI La maison de Remy d'Arx.
XXVII La visite des Habits Noirs.
XXVIII La mort de Remy.
XXIX Le testament.
XXX Le commissionnaire.
XXXI Le cœur de Valentine.
XXXII L'agonie d'un roi.
XXXIII La tentation de Similor.
XXXIV Le combat.
XXXV Le dernier rugissement.
XXXVI La récompense d'Échalot.
XXXVII Avant de combattre.
XXXVIII Départ pour le bal.
XXXIX Antispasmodique.
XL La voiture des mariés.
XLI Le «bien» et le «mal».

I

Théâtre Universel et National

Paris avait son manteau d'hiver; les toits blancs éclataient sous le ciel brumeux, tandis que, dans la rue, piétons et voitures écrasaient la neige grisâtre.

C'était un des premiers jours de novembre, en 1838, un mois après la catastrophe qui termine notre récit, intitulé L'Arme invisible. La mort étrange du juge d'instruction Remy d'Arx, avait jeté un étonnement dans la ville, mais à Paris les étonnements durent peu, et la ville pensait déjà à autre chose.

Ce temps est si près de nous qu'on hésite, en vérité, à dire qu'il ne ressemblait pas tout à fait au temps présent, et pourtant il est bien certain que les changements opérés dans Paris par ces trente dernières années valent pour le moins l'œuvre d'un siècle.

La publicité des journaux existait; on la trouvait même énorme, presque scandaleuse: elle n'était rien absolument auprès de ce qu'elle est aujourd'hui.

On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que nous avons, en 1869, cent carrés de papier imprimés quotidiennement contre dix publiés en 1838.

Ainsi en est-il pour le mouvement prodigieux des démolitions et des constructions.

Sous le règne de Louis-Philippe, Paris tout entier s'irritait ou se réjouissait, selon les goûts de chacun, à la vue de cette humble percée, la rue de Rambuteau, qui passerait maintenant inaperçue.

Les uns s'extasiaient sur la hardiesse de cette œuvre municipale, les autres prophétisaient la banqueroute prochaine de la ville: c'était la grande bataille d'aujourd'hui qui commençait par une toute petite escarmouche.

Je ne sais pas au juste combien d'années on mit à parfaire cette malheureuse rue de Rambuteau, qui devait être droite et qui eut un coude, célèbre dans les annales judiciaires, mais cela dura terriblement longtemps, et pendant plusieurs hivers, l'espace compris entre l'église Saint-Eustache et le Marais fut complètement impraticable.

On n'allait pas vite alors en fait de bâtisse; ceux qui ont le tort et le chagrin d'être assez vieux pour avoir vu ces choses, peuvent se rappeler quatre ou cinq baraques de saltimbanques, établies à demeure dans un grand terrain, vers l'endroit où la rue Quincampoix coupe la rue de Rambuteau, et qui formèrent là, pendant deux ans au moins et peut-être plus, une petite foire permanente.

Le matin du 5 novembre 1838, par le temps noir et froid qu'il faisait, on achevait la construction de la plus grande de ces baraques, située en avant des autres et qui avait sa façade tournée vers le chemin boueux conduisant à la rue Saint-Denis.

Les gens du quartier qui allaient à leurs affaires ne donnaient pas beaucoup d'attention à l'érection de ce monument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pour réchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant du perron en planches qui montait à la galerie, et s'entretenaient avec intérêt de l'ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel et National, dirigé par Mme Samayoux, première dompteuse des capitales de l'Europe.

On parlait surtout de son lion, qui était arrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous, et qui avait rugi pendant qu'on le déballait.

La porte de la baraque était, bien entendu, fermée pour cause d'installation et d'aménagements intérieurs. Un large écriteau disait même sur la devanture: «Le public n'entre pas ici.»

Mais comme nous avons l'honneur d'être parmi les amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté de soulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, et nous entrerons chez elle sans façon.

C'était un carré long, très vaste, et qu'on achevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n'y avait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtre était déjà installé en partie, et des ouvriers, juchés tout en haut de leurs échelles, peignaient les frises et le manteau d'Arlequin.

D'autres barbouilleurs s'occupaient du rideau étendu sur le plancher même de la scène.

Au centre de la salle, un poêle de fonte ronflait, chauffé au rouge; auprès du poêle, une petite table supportait trois ou quatre verres, des chopes et un album de dimension assez volumineuse, dont la couverture en carton était abondamment souillée.

L'un des verres restait plein; les deux autres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuve Samayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille, portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu'au menton, qui se nommait M. Gondrequin.

Le troisième verre, celui qui était plein, attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, qui travaillait en ce moment au haut de l'échelle.

M. Gondrequin et M. Baruque étaient deux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbres parmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient au fameux atelier Cœur d'Acier, d'où sont sortis presque tous les chefs-d'œuvre destinés à tirer l'œil au-devant des baraques de la foire.

M. Baruque, petit homme de cinquante ans, maigre, sec et froid, abattait la besogne; son surnom d'atelier était Rudaupoil.

M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu'il n'eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilections pour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau, «le fion», et se chargeait surtout d'embêter la pratique.

Il mettait son foulard en coton rouge dans la poche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit bout à sa boutonnière—par mégarde-, ce qui le décorait de la Légion d'honneur.

Il avait du brillant et de l'agrément dans l'esprit, malgré sa manie de jouer à l'ancien sous-officier, et se vantait volontiers d'avoir attiré bien des kilomètres de commande à l'atelier par la rondeur aimable de son caractère.

Il disait volontiers de lui-même:

—Un vrai troupier, quoi! solide, mais séduisant! Honneur et gaieté! Ra, fla, joue, feu, versez, boum!

En ce moment, il venait d'ouvrir l'album graisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonne grosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets de tableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.

Dans tout le reste de la baraque, c'était une activité confuse et singulièrement bruyante; on faisait tout à la fois; les principaux sujets de la troupe, transformés en tapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles ou disposaient en faisceaux des gerbes d'étendards, non conquis sur l'étranger.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune Noir qui avait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de la Porte-Saint-Martin, exerçait un talent naissant qu'il avait sur le tambour; Mlle Colombe cassait les reins de sa petite sœur et lui désossait proprement les rotules. L'enfant avait de l'avenir.

Elle pouvait déjà rester trois minutes la tête contre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi un petit air de trompette.

Pendant la fanfare, Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avec un pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeau gris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.

Celui-là se tenait assez bien sous les armes. Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, il allait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deux énormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait des leçons de danse américaine.

—Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes, qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand le succès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanter d'avoir eu les leçons d'un jeune homme qui en possède tous les brevets de pointe, contre-pointe, entrechats, respect aux dames, honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu'en disant: Nous sommes les élèves du seul Amédée Similor!

Le lecteur se souvient peut-être des deux postulants qui s'étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans son ancienne baraque de la place Valhubert, le soir même de l'arrivée de Maurice Pagès revenant d'Afrique.

Léocadie, tout entière à la joie de revoir son lieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l'enfant que le pauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l'offre de ce brave garçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir son petit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.

Au moment de se lancer dans les grandes affaires et de monter «une mécanique» comme on n'en avait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dans l'ambition pour fuir ses peines de cœur, s'était souvenue de ses protégés.

La famille entière, composée des deux pères et de l'enfant, était engagée, et nous n'avons vu encore qu'une faible portion des services qu'on attendait de Similor, artiste à tout faire.

Quant à Échalot, malgré sa modestie, ses talents s'étaient affirmés déjà.

En sa qualité d'ancien apothicaire, il avait entrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, qui arrivait, non point de Londres, mais de l'infirmerie des chiens à Clignancourt.

Le lion était là comme tout le monde. Il n'avait plus de cage, une simple ficelle attachait sa vieillesse caduque à un clou fiché dans les planches.

Il avait dû être magnifique autrefois, ce seigneur des déserts africains; c'était un mâle de la plus grande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour un monstrueux amas d'étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit de paille.

Il n'avait plus forme animale, et végétait misérablement dans la paresse de son agonie.

Échalot lui avait pourtant mis deux ou trois vésicatoires qu'il soignait selon toutes les règles de l'art et dont il favorisait l'effet par des sinapismes convenablement appliqués.

À portée du noble malade, il y avait un baquet plein de tisane.

Loin de se borner à ces attentions, Échalot avait fabriqué un vaste bonnet de nuit dont il coiffait la tête de son lion pour la protéger contre les fraîcheurs nocturnes; de plus, il lui mettait du coton dans les oreilles.

Mais comme en définitive l'établissement de Mme Samayoux n'était pas un hôpital, Échalot préparait aussi son lion pour l'heure prochaine où il devait être offert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l'insu de Mme Samayoux, et pour faire une surprise à cette excellente patronne, il modelait en secret avec du mastic une mâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lion avait perdues.

Il s'était procuré en outre plusieurs queues de vache, à l'aide desquelles il espérait bien boucher adroitement les plaques chauves que l'âge avait faites dans la crinière de son lion.

Ah! c'était un garçon utile! et la générosité de la dompteuse à son égard devait être bien récompensée. Depuis une semaine qu'il faisait partie de la maison, il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronne et remis un bec à l'autruche; en outre, par un procédé dont il était l'inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin, son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cher enfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudrait dix centimes: deux sous.

—J'ai besoin de faire travailler mon imagination, disait cependant Mme Samayoux, causant avec Gondrequin-Militaire; ça me désennuie de mes souvenirs et de mes regrets. Quoi! vous ne pouvez pas dire que ces deux enfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à mon égard?

—Fixe! répliqua Gondrequin, les yeux à quinze pas devant soi, qui signifie immobile! Je n'ai pas été officier, mais j'en ai la bonne humeur guerrière. Pour l'ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis à l'occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alors chez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros au vis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait à Mme Putiphar. Ra, fla!

—C'est le fruit de la calomnie, répondit Mme Samayoux en levant les yeux au ciel; je ne dis pas que mon âme a été incapable d'un rêve, mais Maurice n'y a jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleur d'oranger... Et quand je pense que voilà plus d'un mois sans avoir entendu parler de lui ni de Fleurette! L'adresse qu'il m'avait donnée m'a sorti de la tête, et la petite, qui est une demoiselle comme vous savez, m'avait bien défendu d'aller la demander chez sa marquise ou duchesse; en sorte que tout ce que j'ai pu faire ç'a été d'écrire, mais on ne m'a pas répondu. S'est-il passé quelque chose pendant que j'étais à la fête des Loges? je n'ai entendu parler de rien, et depuis mon retour, ma grande affaire avec la ville me casse la tête... Ah! on a bien tort de s'attacher!

—Pas accéléré, interrompit Gondrequin, marche! attaquons le tableau de front et sur les deux flancs pour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu'il aura neuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés, quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu, selon l'idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l'œil, mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut dire le contraire... Qu'est-ce qu'il vous faut pour le compartiment du milieu? Voulez-vous l'explosion de la machine infernale du boulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici le diminutif au n° 1 du livre d'échantillon! Regardez voir! la contemplation n'en coûte rien. Droite! gauche! Marquez le pas!

Léocadie se pencha sur l'album, et, pendant le silence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque, disant dans les frises:

—C'est des affaires qu'on étouffe avec soin, parce qu'il y a dedans des riches et des nobles, mais il n'en est pas moins vrai que le juge d'instruction a été empoisonné comme un rat, rue d'Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu'on a arrêté le jeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d'arsenic.


II

Choix d'un tire-l'œil

Mme Samayoux ne prêtait point attention à ce qui se disait autour d'elle; son bon gros visage, ordinairement si joyeux, exprimait un véritable chagrin.

—Ça doit faire un crâne effet, dit-elle, en regardant la première page de l'album d'échantillons, où se trouvait un croquis représentant l'explosion de la machine infernale du boulevard du Temple.

C'était alors un événement tout récent, et l'attentat de Fieschi restait dans tous les souvenirs.

—Quant à l'effet, répondit Gondrequin, j'en signe mon billet. C'est chargé à mitraille des tire-l'œil comme ça, et on pourrait tout de même vous l'arranger à bon compte.

Un profond soupir gonfla la vaste poitrine de la veuve.

—Le prix ne fait pas grand-chose, répliqua-t-elle; j'en ai dépensé, de l'argent, dans mes négociations avec la ville, pour mon terrain et le droit de bâtir ici une baraque à demeure! Dans les temps, quand j'avais Maurice et Fleurette, la peinture était du superflu; la bonne société se donnait rendez-vous chez moi, n'importe où, à Paris ou dans la banlieue, malgré mon tableau, qui était du temps de feu Samayoux, et qui avait coûté quarante francs, d'occasion. Il n'y a pas à dire: de s'attacher, c'est des bêtises! je ne leur demandais pas d'être toujours fourrés à la baraque, ces deux enfants-là, pas vrai? mais une petite visite par-ci, par-là, d'amitié...

—En douze temps, la charge! interrompit Gondrequin, quoiqu'on peut la précipiter en quatre mouvements. Il y en a bien qui ont été au régiment et qui ne gardent pas l'air si troupier que moi. À bas la mélancolie! Si vous ne craignez pas la dépense, on peut vous faire des choses extraordinaires qui ne se sont jamais vues dans la capitale.

—C'est mon idée, murmura la dompteuse, qui détourna la tête pour essuyer une larme; j'ai déjà bien commencé, allez, et mon saint-frusquin va vite; mais il faut que tout soit à cuire et à bouillir ici! Je veux faire des folies et prodigalités, quoi! pour m'étourdir le cœur. Il n'y a rien de trop beau pour moi, je veux être la première des premières!

—Alors, s'écria Gondrequin-Militaire avec enthousiasme, ce n'est pas encore assez flambant! Il manque du monde là-dedans, je vas y remettre des gardes municipaux et des généraux avec un tire-l'œil spécial exécuté par moi-même, là, sur le devant, premier plan! l'idée me monte au cerveau que j'ai l'envie d'éternuer: un jeune gamin de Paris qu'a trouvé la mort dans la circonstance et est coupé en deux par l'explosion, que ses parents ramassent les morceaux de lui en pleurant, savoir le papa les jambes et la maman le reste, entourés par la foule.

—Saquédié! dit maman Samayoux en s'animant un peu, voilà une idée gentille, par exemple! Ce qui me chiffonne, c'est que je n'aurai pas de machine infernale à montrer à l'intérieur.

—On ne peut pas tout avoir, maman, repartit Gondrequin; droite, gauche... à un autre!

Il tourna la seconde page de l'album.

—Va de l'avant au rideau, ordonnait en ce moment M. Baruque, de sa position élevée, et remets du safran dans le sceau. L'or est trop rouge là-bas, à droite, eh! Peluche!

—Dans l'Audience, reprit un des barbouilleurs, qui en était toujours à l'histoire d'assassinat, on dit que le juge d'instruction a eu le temps de faire son testament avant de mourir.

Un autre ajouta:

—Le lieutenant d'Afrique a essayé de se tuer.

Un autre encore:

—Et la demoiselle est folle.

—Bouchez vos becs généralement partout! commanda Gondrequin-Militaire; on ne s'entend pas!

—Ah ça? demanda de loin Mlle Colombe, qui remettait sa petite sœur en cerceau, elle ne finira donc jamais, cette histoire-là, qu'on la radote dans tous les coins de Paris?

S'il y eut une réponse, Mlle Colombe ne l'entendit pas, car la petite sœur venait d'emboucher sa trompette, et la terrible fanfare éclata entre ses jambes.

Quand le silence se fit, on put ouïr la voix douce et patiente d'Échalot, qui disait:

—Sois pas méchant, Saladin, petite drogue, c'est pour ton bien, et on ne peut pas éduquer un enfant sans qu'il ait un peu de misère dans son bas-âge.

Saladin, l'héritier indivis du brillant Similor et du modeste Échalot, criait comme un beau diable. Ce qu'on appelait son éducation était, en définitive, une assez rude chose. Échalot l'accommodait en monstre, et, à l'aide d'une baudruche collée d'une certaine façon autour de ses tempes, puis peinte en couleur de chair et munie de petits cheveux, puis encore soufflée à l'aide d'un tuyau de plume, il donnait à la tête de l'enfant d'effrayantes proportions.

—T'es douillet, reprenait le père nourricier sans se fâcher, que dirais-tu! donc si on t'arrachait une dent au pistolet? Il n'y a pas, pour attirer le monde, comme les encéphales qu'est bien réussis, et un phénomène vivant de ton âge n'est pas embarrassé de gagner ses trois francs par jour... Attends voir que j'aille aider M. Daniel à se retourner.

M. Daniel, c'était le lion invalide.

Similor, à l'autre bout de la baraque, faisait trêve à sa leçon pour rentrer dans son rôle d'incorrigible séducteur.

—Je possède des occasions favorables par-dessus les yeux, disait-il aux deux rougeaudes; mais ça m'est inférieur d'en attacher d'autres victimes à mon char, dont la liste est si nombreuse. L'intérêt de deux amours comme vous est de fréquenter à leurs débuts un jeune homme connu par son truc et qui a ses entrées partout, même dans les sociétés chantantes!

—Le second échantillon, disait Gondrequin à Mme Samayoux, est les animaux divers sortant de l'arche à la suite du déluge; ça convient assez pour votre ménagerie, et je vous mettrai au milieu en costume de première dompteuse, avec quelques seigneurs de la cour de Portugal... Ça ne vous va pas? emballé! Passons au troisième, qui est coupé en deux: à droite, Le Passage de la Bérésina ou les Frimas de la Russie sous l'Empire, hommage à la troupe française; à gauche, Les Enfants d'Edouard immolés par l'usurpateur Cromwell, qui coupe également la tête à Anne de Boulen, sa femme, et à l'infortunée Marie Stuart: ça plaît, parce que ça rappelle plusieurs succès à différents théâtres historiques.

Ici, M. Baruque descendit de l'échelle et vint boire son verre de vin.

En le déposant vide sur la table, il déclama d'une belle voix de basse-taille qu'il avait:

—Le voilà, ce poignard, qui du sang de son maître...

—Du bon poussier de mottes, pas cher! cria aussitôt Peluche.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, exécuta un roulement sur son tambour. Mlle Colombe se précipita au centre de la salle en brandissant sa petite sœur, qui jouait de la trompette; les deux élèves de Similor arrivèrent en marchant sur les mains, et Gondrequin-Militaire, toujours prêt à favoriser la gaieté, entonna la Marseillaise.

Il y eut alors branle-bas général. La troupe Samayoux, occupée à des travaux d'intérieur, se mêla impétueusement aux rapins de l'atelier Cœur d'Acier, et une gigue infernale souleva la poussière de la baraque.

—Trois minutes de chauffage gymnastique! hurlait M. Baruque, qui battait la semelle tout seul à cause de sa dignité.

Gondrequin tapait à tour de bras sur la grosse caisse et disait:

—L'artiste et le soldat est le même dans la fougue de son divertissement. Allume partout! chaud! chaud!

Du sein de la danse effrénée, les cris des divers animaux de la création, imités à miracle par les rapins de l'atelier Cœur d'Acier, s'élevaient, formant un épouvantable concert. Similor criait dans le porte-voix, M. Baruque agitait la cloche, Saladin, effrayé, poussait des vagissements, et M. Daniel, le lion vieillard, pris à la gorge par la poussière, avait une quinte de toux convulsive.

Au milieu de cette allégresse folle, deux personnes restaient calmes: c'était Mme Samayoux d'abord, dont rien ne pouvait guérir la mélancolie, et c'était ensuite Échalot, fort empêché à calmer son fils d'adoption et sa bête malade.

—Halte! commanda Gondrequin au bout des trois minutes réglementaires, on ne choisit pas sa vocation; sans ça, j'aurais l'épaulette et la croix d'honneur. À la besogne, et brossons comme des tigres, après les vacances du plaisir!

Le calme se rétablit aussitôt, car il n'y a rien au monde de plus docile que ces pauvres grands enfants, quand on sait les conduire. M. Baruque remonta à son échelle, et le balayage des barbouilleurs reprit son cours.

—Ah! murmura Mme Samayoux, qui fit une grimace en achevant son verre, pour moi, la boisson a désormais goût de fiel, et c'est surtout quand les autres s'amusent que je ressens la blessure de mon âme ulcérée. Il y a des moments où j'ai idée de partir pour l'Amérique, où les grands artistes français sont portés en triomphe par les sauvages, mais la gloire elle-même d'avoir mon orgueil satisfait ne me remonterait pas le cœur. Voyons voir aux tableaux.

—Avec ça, répliqua Gondrequin, que je n'ai pas aussi ma peine d'avoir pourri dans le civil, quand l'uniforme était mon rêve. Fixe! je sais dompter mes regrets, imitez mon exemple. Voici une page bien intéressante, où sont détaillés les tours de force et d'adresse: Auriol et sa spécialité, la suspension aérienne, la boule, les couteaux, le trapèze, la perche...

La dompteuse mit sa tête entre ses mains et se prit à sangloter.

—Maurice! balbutia-t-elle, Fleurette!

Gondrequin tourna la page vivement et grommela:

—J'ai fait une boulette! C'est vrai que le petit était pour le trapèze et la bichette pour la suspension. Une, deux, demi-tour à droite, ra, fla, voici le massacre de la Saint-Barthélémy, avec Charles IX, dont les veines de son sang lui sortent en vers rongeurs tout autour du corps pour prix de son crime, et la mort de Coligny, célébrée par Voltaire; voici la chèvre savante de M. Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, accompagnée de Quasimodo et des tours de l'église, d'après nature, auprès desquelles travaille la Esméralda, restée pure malgré son commerce; voici la pêche du crocodile dans les fleuves de l'Amazone, compliquée par le boa constrictor se nourrissant d'un mouton tout entier sans le mâcher, et l'enlèvement des petits d'une négresse par l'orang-outang du Brésil, de la Plata; voici l'éruption du Vésuve à la lumière de la lune, et la mort de la famille du bandit, ensevelie sous les laves, pendant que le pêcheur napolitain retire paisiblement ses filets en chantant la barcarolle; le Janus moderne ou l'homme aux deux figures, l'une devant, l'autre derrière, avec la particularité qu'il est privé de nombril depuis le jour de sa naissance, et qu'on peut voir en perspective l'albinos buvant le sang du chat sauvage, le squelette vivant et l'oiseau à tête de bœuf...

Il y avait longtemps que Mme Samayoux n'écoutait plus. Elle posa sa main sur l'album et dit:

—Assez! faites le tableau comme vous l'entendrez.

Puis elle ajouta d'une voix sourde:

—Je ne sais pas si je me suis trompée, mais j'ai cru entendre prononcer le nom du juge Remy d'Arx et le mot: assassinat.

—Parbleu! fit Gondrequin, qui referma son album avec rancune, c'est de l'histoire ancienne! M. Baruque et les autres ne font que parler de cela depuis deux heures d'horloge!


III

L'affaire Remy d'Arx

La dompteuse était pâle autant que le hâle rubicond de ses joues pouvait le permettre. Il y avait dans ses yeux un effroi farouche.

—Je l'avais averti, murmura-t-elle entre ses dents serrées, plutôt dix fois qu'une!

Elle essaya de boire, mais son verre fut reposé sur la table sans qu'elle y eût trempé ses lèvres.

Gondrequin-Militaire, voyant qu'elle ne disait plus rien, rouvrit son album et voulut continuer le détail de ses échantillons, car il avait au plus haut degré la double conviction du commerçant et de l'artiste. Le contenu de son cahier graisseux était pour lui la plus utile et la plus mâle expression de la peinture au dix-neuvième siècle.

—J'ai idée, fit-il avec son gros rire content, que vous n'étiez pas bien proche parente avec M. le juge d'instruction, maman Léo. Où en étions-nous? Le Janus moderne... non, c'est fait. Voilà un vrai tire-l'œil, tenez! la catastrophe du pont d'Angers, choisissant pour craquer l'instant où deux bataillons du 67e y passent dessus avec armes et bagages, musique en tête, tout le monde aux fenêtres, bateaux à vapeur et surprise des passagers...

La dompteuse le regarda d'un air si singulier qu'il resta bouche béante.

—Il y a deux heures qu'on parle de cela, dites-vous! prononça-t-elle avec effort. Le juge Remy d'Arx a donc vraiment été assassiné?

—Quant à cela, oui, maman, et voilà plus d'un mois qu'il est enterré.

—Par qui?

—Dame... par les pompes funèbres, je suppose.

Le visage de la veuve Samayoux devint écarlate et ses yeux lancèrent un éclair.

—Par qui assassiné? s'écria-t-elle d'une voix tremblante de colère; est-ce que tu vas te moquer de moi, vitrier de malheur!

Militaire devint plus rouge que la dompteuse; car, entre gens sanguins, la colère se gagne avec une rapidité folle.

—Vitrier! répéta-t-il en fermant les poings; est-ce que nous avons gardé quelque chose ensemble, dites donc, la mère?

Mais il s'arrêta et porta sa main renversée à son front, pour figurer le salut du troupier. Au beau milieu de son courroux, d'ailleurs légitime, l'idée qu'il allait perdre une bonne pratique avait surgi.

—Respect au beau sexe! dit-il; une invective tombant de la bouche d'une dame n'a pas les mêmes inconvénients que si elle avait été proférée par un interlocuteur de mon sexe. Rompez les rangs, puisque vous n'êtes pas de bon poil, maman Léo; je n'ai jamais porté l'uniforme, mais j'en ai la galanterie... À la vôtre tout de même.

Il vida son verre. Mme Samayoux laissa tomber sa tête sur sa main.

—Assassiné!... dit-elle encore.

—C'est donc ça qui vous chiffonne? reprit Gondrequin rendu à toute sa sérénité. J'avais eu un petit moment l'idée d'en faire un tableau, mais ça n'a pas eu le retentissement nécessaire pour l'effet. Les détails manquent, et je ne sais pas pourquoi la chose n'a pas eu le succès qu'elle méritait dans Paris. Je lis mon journal tous les soirs, en prenant ma demi-tasse, et j'ai cru d'abord qu'on allait avoir du joli, car les faits divers avaient l'air de mélanger cette histoire-là à celle de M. Mac Labussière, Meilhan et consorts, connus sous le nom des Habits Noirs; mais l'arrêt est rendu maintenant dans l'affaire des Habits Noirs, qui doivent être partis pour leurs destinations respectives, et n'ayant plus fantaisie de profiter de la chose pour en faire un tire-l'œil, j'ai retourné à mes affaires. La commande tient toujours, pas vrai, maman?

La dompteuse fit un signe de tête affirmatif et pensa tout haut:

—Comment savoir la vérité?

—Il n'y a pas commère comme M. Baruque, répondit Gondrequin en se rapprochant; les hirondelles de palais, ça vient quelquefois en foire, et le juge en question n'était pas à l'abri de courir la prétentaine, témoin l'endroit où on lui a fait avaler sa langue. Si vous êtes immiscée à son passé par hasard, interrogez M. Baruque, et ce sera comme si vous aviez lu toutes les pièces qui sont au greffe.

—Monsieur Baruque! appela Léocadie d'une voix faible.

—Holà! hé! Rudaupoil! appuya Gondrequin. Obligeance à l'égard des dames! arrive ici!

—Le voilà, ce poignard..., répliqua M. Baruque, dit Rudaupoil, qui descendit aussitôt de son échelle et vint à l'ordre, son pinceau d'une main, son godet de l'autre.

Aussitôt qu'il eut quitté les sommets d'où il surveillait le travail de ses subordonnés, l'activité de ceux-ci se ralentit comme par enchantement.

—Voilà! fit M. Baruque, qu'est-ce qu'on me veut? Ne laissons pas sécher l'ouvrage.

Il s'interrompit pour ajouter:

—Vous avez l'air toute tapée, maman Léo!

—Dites-moi tout ce que vous savez, répliqua celle-ci en faisant effort pour se redresser; ne me cachez rien, je vous en prie.

Et Gondrequin-Militaire, mettant les points sur les i, exposa que la patronne voulait connaître à fond l'affaire Remy d'Arx.

M. Baruque jeta derrière lui ce regard qui savait compter les coups de pinceau donnés en une minute.

—C'est que, objecta-t-il, tout va languir, et nous ne sommes pas ici pour nous amuser.

—C'est moi qui paye, dit Léocadie presque rudement.

—Arme à volonté, en avant, marche! commanda Militaire.

—Moi, ça m'est égal, dit Baruque, roule ta bosse! je crois que je connais assez bien cette histoire-là. Il y a donc que M. Remy d'Arx était un jeune homme de bonne vie et mœurs, au commencement, et qu'on lui reprochait même, dans son monde, qu'il avait la timidité d'une demoiselle et pensionnaire; mais pas du tout! Les choses changent bien vite, quand un quelqu'un a le malheur de faire des mauvaises connaissances, et je vas vous dire, tout de suite, moi, le fin mot du pourquoi que l'instruction ne marche pas: c'est qu'on a trouvé des indices drôles tout à fait, comme quoi, par exemple, le défunt juge d'instruction, qui dînait chez les ministres et fréquentait la meilleure société, avait nonobstant des accointances avec le gredin des gredins, Coyatier, dit le marchef, qu'on n'a pas revu depuis ce temps-là aux environs de la barrière d'Italie... Cherche!

—Hein? fit ici Baruque en s'interrompant, que vous avais-je annoncé? Je n'en ai pas encore raconté bien long, et les voilà tous qui font cercle comme à la parade!

Les peintres, en effet, du côté de la scène, et les saltimbanques des deux sexes, du fond de la salle, s'étaient rapprochés en même temps.

Il n'y avait pour garder leur place que le lion valétudinaire et le jeune Saladin, qui s'était endormi entre les pattes du monstre, à force de pleurer.

—Ça m'est égal, qu'on travaille ou qu'on ne travaille pas, allez!

—Droite! gauche! fit Gondrequin, pas accéléré!

—Il y a bien des gens, reprit M. Baruque, qui font semblant de voir plus loin que le bout de leur nez et qui disent comme quoi que les Habits Noirs de la cour d'assises, M. Mac Labussière, M. Meilhan et le baron de Castres, étaient des bandits de six liards à côté des finauds de Fera-t-il jour demain. Mais quoi! ceux-là c'est comme le serpent de mer: tout le monde en parle et personne ne les a jamais vus. Moi, j'ai mon idée, et elle a deux têtes, mon idée, comme le veau phénomène. Je me dis: De deux choses l'une: ou bien le juge Remy d'Arx était un Habit-Noir...

—Oh! fit-on à la ronde.

Le poing fermé de Mme Samayoux frappa la table pour imposer le silence.

—Il n'y a pas de oh! continua M. Baruque. Pour qu'on ne les trouve jamais, ces lapins-là, il faut bien qu'ils soient protégés quelque part... ou bien encore, et c'est la seconde tête de mon veau, le défunt, qui passait pour un rude limier, était tombé sur la piste de la bande. Ceux-là qui s'y connaissent disent que jamais chien n'est revenu de la chasse de ces sangliers-là.

«C'est sûr que Paris est bavard et qu'il y a des propos qui vont et viennent. J'étais tout moutard à l'atelier Cœur d'Acier, la première fois que j'ai ouï parler de cet ogre qu'on appelle le Père-à-tous, et on en parle encore, quoique ma barbe soit devenue grise.

«Je suis curieux, moi, j'ai guetté pour voir si l'ogre viendrait enfin devant la justice, et quand j'ai ouï parler pour la première fois de la bande des Habits Noirs, j'entends celle du mois dernier, je me suis dit à moi-même: Ma vieille, tu vas te payer le journal du soir sept fois par semaine. J'en ai fait la dépense, mais vas-y voir! Ce n'était pas trop ennuyeux, il y en avait parmi ces clampins-là qui ne manquaient pas du mot pour rire, seulement du Père-à-tous et du Fera-t-il jour demain pas l'ombre! c'était un ramassis de filous ordinaires, et si j'étais à la place des vrais Habits Noirs, je les attaquerais en contrefaçon au tribunal de commerce.

Ici Baruque, dit Rudaupoil, s'arrêta, trouvant son dernier mot joli et pensant avoir droit à quelque marque d'approbation.

—Après! fit Mme Samayoux sèchement. Vous ne me dites rien de ce que je veux savoir.

—Qu'est-ce que vous voulez savoir, maman Léo? demanda M. Baruque un peu désappointé. Je vous préviens que l'instruction a l'air de patauger pas mal, et que le fin mot de l'histoire est encore tout au fond du pot au noir.

La dompteuse hésita avant de répondre; elle avait les yeux baissés et ses lèvres blêmes frémissaient.

Quand elle parla enfin, chacun put remarquer la profonde altération de sa voix.

—Il y a là-dedans une jeune fille, dit-elle, et un jeune homme...

—Ah ça! s'écria M. Baruque, d'où sortez-vous donc, si vous en êtes encore là!

—Je veux savoir, prononça lentement la dompteuse au lieu de répondre, les noms du jeune homme et de la jeune fille qui sont accusés d'avoir assassiné le juge d'instruction Remy d'Arx.


IV

D'où maman Léo sortait

Le sentiment généralement éprouvé par l'assistance était une compassion assez vive pour l'ignorance inconcevable de maman Léo.

Il n'est pas permis, en effet, d'ignorer certaines choses, et, selon les couches sociales, ces choses qu'on n'a pas le droit d'ignorer changent.

En haut, la chose est, le plus souvent, un vaudeville, dont les personnages sont invariablement M. le duc ou M. le comte, Mlle la comtesse ou Mme la duchesse, outre monsieur Arthur, qui peut avoir tous les noms de baptême du calendrier.

Ce vaudeville est toujours le même, et toujours très amusant, à ce qu'il paraît, car son succès se prolonge sempiternellement.

En bas, c'est un drame qui varie un peu plus que le vaudeville élégant, mais où il faut cependant un élément immuable: le sang.

Au lieu de repasser la chronique de l'adultère, enrichi de diamants, qui fait les délices des grands, les petits radotent avec une fidélité pareille la chanson favorite du crime.

Cela n'empêche pas la vertu d'être fort considérée chez nous, mais on n'en parle jamais.

Ce qu'il faut savoir, sous peine d'excommunication, c'est, si on est du beau monde, la hauteur exacte du dernier saut périlleux de la princesse, et, si on est du pauvre monde, ce sont les détails circonstanciés du meurtre de la rue Pagevin, de la rue Mauconseil ou de la rue Thévenot, avec le nombre des coups donnés, la nature de l'outil employé, la place des trous faits dans le corps, la largeur des ecchymoses et la posture que la victime gardait quand on l'a trouvée, déjà froide, les membres convulsionnés dans leur raideur, les cheveux hideusement brouillés, gluants et collés au carreau.

Voilà quels sont nos appétits au dix-neuvième siècle.

À Paris, comme en province, les marchands de livres ne demandent plus aux jeunes écrivains s'ils ont du talent, ils leur ordonnent tout uniment de rassasier le monstrueux idiotisme de cette gourmandise populaire.

M. Baruque avait demandé, dans son étonnement bien naturel:

—Ah ça! d'où sortez-vous donc, maman Léo, si vous en êtes encore là?

Et quoique la bonne femme fût une reine absolue dans sa masure, l'auditoire avait presque souri.

Similor, l'homme au chapeau gris et aux cheveux jaunes, n'était pas seulement un type très réussi de don Juan, il possédait à l'état latent l'étoffe d'un courtisan.

—La patronne, dit-il entre haut et bas, mais de manière à être entendu, aux deux rougeaudes ses élèves, la patronne n'a pas l'air, mais elle travaille de cabinet, comme moi; quand les grandes idées pareilles à celles qui lui emplissent le cerveau se trémoussent dans une coloquinte, on ne peut pas faire attention à toutes les vulgarités journalières qui occupent la fainéantise de notre population.

Échalot le regarda d'un air attendri et murmura:

—Quelle dorure de langue! Ah! si j'avais son talent! mais tout le monde ne peut pas jouir des mêmes facultés.

—Silence dans les rangs! ordonna Gondrequin-Militaire.

Mme Samayoux elle-même crut devoir une explication à l'étonnement de ses sujets.

—Le garçon dit vrai, murmura-t-elle en accordant un geste approbateur à la flatterie de l'adroit Similor, ma tête travaille et ça fait mon malheur. Vous avez raison, vous aussi, monsieur Baruque, je reviens de loin, de trop loin. Ça semble aujourd'hui que je suis une étrangère au sein de ma patrie, puisque je ne sais rien de la nouvelle du moment que les plus naïfs paraissent en avoir connaissance. C'est comme ça, entendez-vous, je ne sais rien de rien, sinon ce que je viens de saisir à la volée, et je vas vous dire une chose: si j'en avais su seulement, depuis le temps, gros comme le bout du petit doigt, je saurais tout, car ça intéresse la tranquillité de mon existence.

Involontairement, le cercle se rapprocha et l'on put entendre des voix qui chuchotaient:

—Est-ce que la patronne serait mélangée à ces affaires-là?

—Commence donc par le commencement, reprit la dompteuse en s'adressant toujours à M. Baruque; les noms!

Gondrequin-Militaire, qui était une bonne âme, lui prit la main, qu'il serra à tour de bras.

—C'est l'instant, c'est le moment, dit-il tout bas, fixe! et tenez-vous ferme dans les rangs, maman; je n'ignorais de rien, mais le cœur m'a manqué, quoi! et j'aime mieux que la commotion vous vienne de Rudaupoil.

—On n'a jamais imprimé les noms tout au long sur le journal, reprit M. Baruque, qui bourrait sa pipe avec tranquillité. Dieu merci! on prend des gants dans cette affaire-là, parce que ça touche à des familles huppées. Le feu juge lui-même est ordinairement couché dans les feuilles publiques en abrégé. La demoiselle a nom Valentine de V..., connaissez-vous ça?

—Oui et non, répondit Léocadie; je n'ai jamais su le nom, mais la personne...

Sa voix tremblait. Gondrequin lui serra la main en répétant:

—Fixe! et du courage!

—Pour le jeune homme, continua M. Baruque en s'asseyant sur la table, on met Maurice P...

—Bien! dit Mme Samayoux, qui se tenait immobile et droite; merci, monsieur Baruque!

—Vous êtes une fière femme! murmura Gondrequin.

—Et ici, poursuivit encore Baruque, ce n'est pas bien malin de compléter le nom, puisque les journaux l'avaient imprimé tout entier à l'occasion du premier meurtre.

Cette fois Mme Samayoux chancela sur son siège.

—Le premier meurtre!... balbutia-t-elle.

Il y eut un mouvement dans l'auditoire, où quelques-uns crurent que l'ignorance de la dompteuse était jouée.

—Le premier meurtre! dit-elle encore d'une voix où il y avait des larmes; mes enfants, je vous ai menés à la baguette quelquefois, c'est vrai, mais le métier veut cela, vous savez bien. Ne vous vengez pas, je suis trop malheureuse!

Elle fut interrompue par un sanglot qui souleva brusquement sa poitrine.

Les yeux de Gondrequin battaient par l'effort qu'il faisait pour ne point pleurer. Échalot, le pauvre diable, passait tour à tour ses deux manches sur ses yeux baignés de larmes.

Les autres étaient partagés entre l'émotion inattendue et la curiosité excitée violemment.

Mme Samayoux avait croisé ses deux mains sur ses genoux; elle parlait désormais pour elle-même et peut-être n'avait-elle plus conscience des phrases entrecoupées qui tombaient de ses lèvres.

—Ça semble cocasse, disait-elle de sa pauvre voix brisée, mais c'est comme ça, que voulez-vous? Je ne lisais plus le journal depuis que le journal ne pouvait plus me parler de lui. Ah! du temps qu'il était dans l'Algérie, le journal apportait tous les jours quelque chose de bon; il aurait fait un héros, ce cher enfant-là, sans l'amour qui le tenait. Alors, comme le journal était muet, car toutes les autres choses et rien c'est tout de même pour moi, j'avais défendu de l'acheter... C'est de l'eau que je voudrais: une goutte d'eau.

Mais c'était l'eau qui manquait dans la baraque. Une des jeunes filles alla en chercher un verre à la fontaine de la rue St-Denis. Mme Samayoux poursuivait:

—Vous me direz qu'on n'a pas besoin des journaux pour apprendre; on cause avec celui-ci ou avec celle-là, n'est-ce pas? eh bien! moi, je ne causais plus. Ça me faisait mal de causer. Rien que de voir les gens gais, j'étais plus triste... et voilà comme ça s'est passé, tenez, je veux vous le dire: il était revenu, je lui avais cuit son souper en riant et en pleurant...

—Le fricandeau! murmura Similor, dont les narines s'enflèrent.

Échalot ajouta:

—Le petit Saladin avait grand-soif ce soir-là; c'est elle qui nous donna de quoi remplir la bouteille.

—J'eus toute une bonne soirée, continua Mme Samayoux, je pense bien que ce sera ma dernière bonne soirée. On bavarda. Ah! si vous saviez comme il l'aime! J'avais des pressentiments, c'est vrai, je lui dis: Petit, prends garde! Mais il était fou de joie parce qu'il allait la revoir, et le nom de Remy d'Arx...

Elle s'arrêta comme effrayée.

—Quand il fut parti, reprit-elle, la maison me sembla vide. Ils devaient venir tous les deux le lendemain... et un autre encore, mais personne ne vint et j'en fus presque contente. Le jour d'après, je devais partir pour les Loges; au lieu de retarder le déménagement, je le pressai: j'avais besoin de fuir; il me semblait que, loin d'eux, je serais plus tranquille. J'avais peur, ah! c'est bien vrai ce que je vous dis là, j'avais peur d'entendre parler d'eux, et pourtant je cherchais à me rappeler mes prières que je disais du temps où j'étais jeune fille au pays de Saint-Brieuc, et ce que j'en pouvais rattraper dans ma mémoire, je le récitais à mains jointes pour leur bonheur!...

Elle trempa ses lèvres dans le verre d'eau qu'on lui apportait.

—Voilà pourquoi je ne sais rien, mes pauvres enfants, acheva-t-elle, voilà comment j'ai besoin qu'on me dise tout. Ce qu'il y a de plus impossible au monde, voyez-vous, c'est que Maurice soit coupable.

Elle s'arrêta encore, parce qu'un mouvement d'incrédulité avait agité l'auditoire.

Ses yeux firent le tour du cercle, où tous les regards étaient baissés.

—Vous ne croyez pas cela, vous, reprit-elle sans colère; les juges feront peut-être comme vous, et je suis une bien pauvre femme pour aller contre l'idée de tout le monde. Mais c'est égal, contre l'idée de tout le monde j'irai!... Parlez maintenant, monsieur Baruque, si c'est un effet de votre complaisance, et ne craignez pas de me faire du mal; rien ne peut me tuer, désormais, puisque j'ai entendu ce que vous avez dit sans mourir.


V

Triomphe de M. Baruque

Il ne s'agissait plus de travailler. L'atelier Cœur d'Acier était célèbre, non seulement par le bon teint de l'élégance de ses produits, mais encore pour son insatiable appétit de flânerie. Ceux qui le composaient avaient deux fois le droit de rester enfants toute leur vie, puisqu'ils appartenaient en même temps à ces deux confréries joyeuses des peintres barbouilleurs et des artistes en foire.

La trêve de la besogne étant offerte et acceptée, chacun se mettait à son aise: on avait couché la grande échelle, qui faisait l'office d'un énorme divan; d'autres avaient apporté des tréteaux, d'autres enfin restaient accroupis commodément dans la poussière.

C'était une halte de bohémiens de Paris. Tout le monde savourait le bienfait de ces vacances inespérées. On était là un peu comme au spectacle, et Similor pelait des pommes aux rougeaudes en disant:

—Ça fait pitié de voir les occasions tomber à celui qui n'est pas capable d'en profiter avec éclat. Si aussi bien on m'avait demandé la chose, au lieu de s'adresser au fabricant de croûtes et teinturier en guenilles, on aurait vu comment je sais charmer une assemblée par l'élocution de ma parole!

Échalot le regardait peler ses pommes et pensait:

—C'est à ces bagatelles qu'il enfouit ses ressources pécuniaires. Faut-il qu'il voltige sans cesse comme un papillon, et ce défaut-là lui coupe son sentiment paternel.

M. Baruque, cependant, n'était pas fâché d'être en lumière; il gardait cet air impassible qui va si bien aux petits hommes grisonnants, pourvus d'une voix de basse-taille.

Similor, ici, était injuste comme tous les envieux. M. Baruque ne resta point au-dessous du rôle brillant qui lui était confié par sa bonne chance; il raconta couramment et dans tous ses détails l'histoire du premier meurtre: le meurtre accompli au numéro 6 de la rue de l'Oratoire, aux Champs-Elysées.

Son récit n'aurait point satisfait nos lecteurs, qui connaissent d'avance l'envers de cette sanglante comédie, mais il était positivement exact au point de vue de ce que les journaux avaient porté à la connaissance du public.

Dans la science profonde de leurs combinaisons, les Habits Noirs écrivaient l'histoire en même temps qu'ils la faisaient.

Ils ne se contentaient pas de jouer leur drame: ils se chargeaient en outre d'en rendre compte au public.

De ce récit, composé sur des apparences habilement préparées et d'après les pièces d'une instruction dont, seul au monde, le malheureux Remy d'Arx aurait pu reconnaître le côté mensonger, une brutale évidence se dégageait, sautant aux yeux de chacun.

Quand M. Baruque termina en mentionnant l'ordonnance de non-lieu délivrée par le feu juge et la mise en liberté de Maurice Pagès, il y eut des murmures dans l'auditoire.

—C'était trop bête, aussi! dit Mlle Colombe en cassant un peu les reins de sa petite sœur.

Celle-ci demanda:

—À qui donnera-t-on les diamants qui étaient dans la canne à pomme d'ivoire?

Mme Samayoux restait comme absorbée, elle ne dit rien sinon ceci:

—Il a été libre un instant, et je n'étais pas là!

—Les diamants, prononça sentencieusement Mlle Colombe, en réponse à la question de sa petite sœur, c'est toujours confisqué par le gouvernement pour récompenser les filles des généraux et les dames des procureurs du roi.

M. Baruque but un verre de vin. Tout le monde était content de lui, excepté pourtant Similor, qui cabalait dans son coin, disant:

—Faut que la patronne ait son idée pour faire mine d'ignorer des choses comme ça. Quoi donc! Saladin, mon petit, en aurait spécifié les détails tout aussi bien que le colleur d'enseignes!

—Continuez, monsieur Baruque, dit Mme Samayoux avec sa tranquillité factice, sous laquelle perçait une navrante lassitude.

—Alors, maman Léo, répliqua le petit homme, vous voilà bien fixée sur le premier meurtre, pas vrai?

—Oui... je suis fixée.

—Et vous comprenez pourquoi tout le monde devine que le nom de Maurice P..., imprimé dans les journaux qui racontent le second assassinat, veut dire Maurice Pagès?

—Oui, je le comprends.

—Va bien! Quant à la demoiselle, c'est une autre paire de manches: Valentine de V..., connais pas! Tout ce qu'on peut dire, c'est que ça se saura plus tard. Donc le juge Remy d'Arx avait sauvé la vie, ou tout au moins la liberté de votre Maurice Pagès...

—Fixe! interrompit Gondrequin-Militaire, ménagez vos expressions, Rudaupoil! Quand même il ne s'agirait pas d'une cliente honorable et qui donne du comptant, je vous dirais encore: Respect à son sexe!

—Je ne crois pas avoir besoin de leçon pour ce qui regarde les convenances, repartit M. Baruque avec fierté, et il y a beau temps que Mme veuve Samayoux connaît les sentiments que je nourris en sa faveur. Je voulais dire tout uniment ceci: Quand il y a rivalité d'amour entre deux hommes, qu'est-ce que c'est que leur reconnaissance? ce n'est rien, comme vous allez le voir.

—Ah! fit Mlle Colombe avec un grand soupir, les hommes! Celui qui m'a laissé une petite sœur sur les bras avait pourtant des mille et des cent!

—Maurice Pagès, poursuivit M. Baruque, possédait peut-être autrefois les qualités du cœur qui ont pu motiver l'intérêt que lui témoigne la patronne, mais rien n'arrête le débordement des passions. Quand il fut sorti de la conciergerie, il continua de se fréquenter avec la demoiselle Valentine de V..., qui est une pas grand-chose, quoique appartenant à la plus haute société.

«Il faut vous dire, et c'est à maman Léo que je parle, car tous les autres savent cela sur le bout du doigt, que le mariage de la demoiselle avec le juge était une chose arrêtée. On avait signé le contrat et publié les bans.

«En passant, une observation qui a ses conséquences. On voit un peu plus loin que le bout de son nez, c'est sûr. Je suis, moi, de ceux qui pensent qu'il y avait là un marché, et que ce mariage était le prix de la faiblesse du juge à l'endroit du Maurice pincé en flagrant.

«La demoiselle avait dû dire quelque chose comme cela: Sauvez celui qui m'est cher et je serai votre femme.

«Ça n'est pas beau, et, en plus, ça a l'air bête. Ils sont si drôles, dans le beau monde! Voilà un endroit où il s'en passe de cruelles, qui ne viennent pas souvent à la cour d'assises, rapport à la richesse et à la faveur des fautifs.

«Ceux qui connaissent le dessous de leurs lambris dorés disent que ça fait frémir pour l'immoralité de toutes les turpitudes qu'ils contiennent!

«Et, quant à la bêtise, écoutez donc, depuis le commencement jusqu'à la fin, ce juge-là, malgré sa réputation de savant, s'est toujours conduit comme qui n'a pas inventé la poudre.

«Voilà donc qui est très bien: les préparatifs de la noce allaient leur train dans le bel hôtel des Champs-Elysées, chez une Mme d'O..., comme le marquent les feuilles publiques, qui cachent encore la fin de ce nom-là. S'il s'agissait de moi ou de Gondrequin-Militaire, on nous y coucherait en toutes lettres, c'est bien sûr.

«Mais voilà une assez cocasse de chose: le bel hôtel est situé tout contre la maison du numéro 6, où le premier meurtre avait eu lieu. Y a-t-il là-dedans un fait exprès? Cherche! Faudrait avoir du temps à soi comme un rentier pour deviner tant de rébus.

«L'important, c'est que, après l'ordonnance de non-lieu, Maurice Pagès avait loué un petit logement garni dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré, sur le derrière, dans une situation bien commode pour faire tout ce qu'on veut, sans être gêné par les voisins.

«C'était là que Valentine de V... venait causer avec lui.

«La veille même du mariage, M. Remy d'Arx reçut une lettre de Maurice Pagès qui lui donnait son adresse, comme qui dirait un défi.

«Il se trouva qu'au moment où les amis et la famille étaient rassemblés à l'hôtel des Champs-Elysées pour l'exposition de la corbeille, comme ça se fait dans la noblesse, plus orgueilleuse qu'un troupeau de dindons, Mlle Valentine de V... manqua justement à l'appel.

«Remy d'Arx alla jusque dans sa chambre pour la chercher, et là une servante lui dit qu'elle était partie en voiture, toute pâle et toute défaite.

«Pour aller où?

«La fille de chambre se fit un petit peu prier, puis elle donna l'adresse du logement garni de la rue d'Anjou.

«Est-ce un guet-apens, oui ou non? Du reste, la servante a été en prison.

«Ce qui se passa dans le logement garni, dame! je n'y étais pas pour le voir, mais la justice fut avertie.

—Par qui? demanda ici Mme Samayoux, dont les yeux se relevèrent.

—Oui, par qui? répéta Échalot, qui, d'ordinaire, n'avait point la hardiesse de se mêler ainsi à l'entretien.

—Qu'est-ce que ça fait, par qui! répliqua M. Baruque.

Les yeux de la dompteuse se baissèrent, et au lieu d'insister elle dit:

—Allez toujours.

—C'est presque fini, vous le devinez bien. La justice trouva le juge d'instruction empoisonné comme un rat dans une cave où l'on a jeté des boulettes.

—C'est tout? demanda la veuve.

—C'est tout, et je crois que c'est assez comme ça. Il n'y avait pas à nier le flagrant, cette fois-ci, puisque le jeune homme et sa demoiselle étaient enfermés censément avec le cadavre.

Dans l'auditoire on se demandait:

—Qu'est-ce que la patronne veut donc de plus!

Et Similor ajouta entre haut et bas:

—Quand les femmes qui ont dépassé l'automne de l'existence en tiennent pour un jeune premier, ça fait frémir!

Échalot se glissa derrière les groupes et vint lui mettre la main sur l'épaule.

—Toi, Amédée, dit-il, tu vas te taire!

—Qu'est-ce que c'est?... commença fièrement le faraud en haillons.

—Tu vas te taire! répéta Échalot, qui ne se ressemblait plus à lui-même et dont l'humble regard avait pris une expression d'autorité. Le petit se mourait de besoin, c'est elle qui lui a remplacé la Providence. Tant pis pour toi si tu n'as pas de cœur: Un mot de plus et on s'aligne!

Similor haussa les épaules, mais il se tut.

En ce moment, Mme Samayoux disait, en se parlant à elle-même plutôt que pour poser une objection:

—Qu'un homme soit frappé, ça se comprend, mais pour empoisonner quelqu'un...

—Il faut qu'il boive! s'écria Gondrequin. Ra, fla, droite, alignement! Je n'en avais jamais tant su à l'égard de cette aventure; mais le bon sens le dit: pour empoisonner quelqu'un, faut que ce quelqu'un-là boive!

—Et le juge, dit Échalot, qui revenait de son expédition, n'était pas venu là pour se rafraîchir, peut-être!

Il y avait de la reconnaissance dans le regard mouillé que Mme Samayoux tourna vers lui.

Échalot recula sous ce regard et appuya sa main contre son cœur. Dans l'auditoire, quelques voix dirent:

—Le fait est que le juge et les deux amoureux n'étaient pas vis-à-vis les uns des autres dans la position où l'on se dit entre amis: «Voulez-vous prendre quelque chose?» C'est louche.

—Avec ça, s'écria M. Baruque, qu'un homme qui trouve sa fiancée dans une pareille situation n'est pas dans le cas de tomber évanoui les quatre fers en l'air, s'il a de la délicatesse!

—Ça, c'est vrai, fit Gondrequin, mais après?

—Après?... avec ça que quand ils sont deux autour d'un quelqu'un qui ne peut pas se défendre, c'est bien malin de lui ouvrir le bec et de lui entonner ce qu'on veut! Et d'ailleurs est-ce qu'il n'y a pas toujours des manigances qu'on ne comprend pas dans les causes célèbres? c'est ce qui en fait le charme, et sans ça il n'y aurait pas besoin d'audience.

—Parbleu! approuva-t-on à la ronde.

Gondrequin lui-même parut ébranlé par ce raisonnement si clair.

—Et à la fin des fins, acheva M. Baruque, j'ai été interrogé, j'ai répondu: Tout ça m'est bien égal à moi. Je ne m'occupe pas du comment ni du pourquoi, je dis: Pour être empoisonné, il faut boire, donc il a bu puisqu'il est mort empoisonné. Faut-il reprendre l'ouvrage?

Un instant la dompteuse fixa sur lui ses yeux où il y avait de l'égarement.

Puis, au lieu de répondre, elle appuya ses deux coudes sur la table et cacha sa tête entre ses mains.


VI

La chevalerie d'Échalot

Nous n'avons jamais nourri l'espoir de reculer les frontières connues de la poésie en abordant le portrait de Mme veuve Samayoux, première dompteuse française et étrangère; mais nous n'avons pas eu non plus la crainte, en faisant ce portrait ressemblant, d'exclure toute poésie.

La poésie est partout, l'élément populaire en regorge, et on la retrouve encore, réduite, il est vrai, à sa plus humble expression, jusque dans les bas-fonds fréquentés par ces vivantes chinoiseries, qui ne sont plus le peuple et qui servent de bouffons au peuple.

Le peuple entretient des bouffons, en sa qualité de dernier roi. Il n'y a plus guère que lui pour mettre la main à la poche quand Triboulet et sa femelle se ruinent en frais de lazzi et de cabrioles.

Mais le fou du prince avait quelque chose de terrible en ses gaietés, et nous ne pouvons plus le voir qu'à travers la terrible ironie de Victor Hugo. C'était un esclave qui riait aux larmes et dont les larmes étaient rouges.

Les fous du peuple sont libres, plus que vous et plus que moi, libres au milieu de nos contraintes comme les sauvages de la forêt américaine, libres au milieu de nos décences hypocrites et de nos puériles convenances, comme les oiseaux effrontés du ciel.

Ils n'ont point de gêne pour gâter leur pauvre plaisir, et quand ils rient c'est à gorge déployée. Ils n'ont point d'étiquette, quoiqu'ils aient beaucoup de fierté; leur orgueil, naïf entre tous les orgueils, se contente d'un mot et d'une apparence; ils sont artistes, puisqu'ils se croient artistes, et cela suffit pour transformer en joyeux carnaval les douze mois de leur perpétuel carême.

Ils vivent et meurent enfants, ces amuseurs naïfs, de la naïveté populaire. À cause de cela, Dieu, qui aime les enfants, met de la joie jusque dans leur misère.

La dompteuse s'était affaissée sur sa table de sapin dans une pose qui manquait un peu de noblesse; elle tenait sa tête à deux mains et respirait fortement comme ceux qui veulent s'empêcher de pleurer.

Autour d'elle, saltimbanques et barbouilleurs restèrent un instant silencieux; il y avait une nuance de respect dans l'immobilité qu'ils gardaient.

Au bout d'une minute, cependant, M. Baruque fit un signe qui était un ordre, et les peintres reprirent leur échelle. En même temps, Mlle Colombe emmena sa petite sœur dans son coin pour lui retourner les jarrets sens devant derrière, et Similor offrit la main aux deux rougeaudes en leur disant:

—Amours, nous allons étudier la danse des salons pour si votre étoile vous conduisait par hasard dans ceux du faubourg Saint-Germain.

Échalot revint près de son lion, perclus, et donna le biberon à Saladin. Il avait l'air tout rêveur.

Ce fut avec une émotion profonde qu'il dit à l'enfant, comme si ce dernier eût pu le comprendre:

—Ça doit te servir de leçon et d'exemple, ma petite vieille; tout un chacun de nous n'est pas ici-bas sur la terre pour grignoter des alouettes toutes rôties. Faut souffrir, vois-tu, vilain môme, et puisque des personnes établies dans la position sociale de Mme Samayoux peuvent avoir de si grandes contrariétés, qu'est-ce que ce sera donc de nous qui ne possédons aucune économie!

En parlant, il fixait son regard tendre et doux sur la dompteuse, qui ne bougeait pas, mais dont la respiration devenait à la fois plus régulière et plus bruyante.

Les personnes un peu trop chargées d'embonpoint ont souvent la faculté de ronfler tout éveillées; Mme Samayoux ronflait.

Et le troupeau des vieux espiègles commençait à rire en l'écoutant.

On travaillait encore un peu, mais pour la forme seulement.

—La patronne avait entonné le petit banc dès ce matin, dit Gondrequin-Militaire en donnant quelques coups de balai savants au rideau; elle avait déjà «son filleul» quand nous sommes entrés, et de pleurnicher, ça vous achève. Droite, gauche! pas dangereux! Si on plantait un soleil au milieu du rideau, eh! monsieur Baruque?

M. Baruque répondit:

—Ça veut tout savoir, et c'est incapable de supporter l'énoncé des événements. Pour une brave personne, maman Léo en mérite le titre, mais elle pourrait être la mère de Maurice, et c'est drôle que la passion a survécu chez elle à la maturité.

Il ajouta en bâillant:

—Le voilà, ce poignard!... Mettez le soleil si vous voulez, militaire, et même la lune avec les étoiles; je n'ai pas bonne idée de l'entreprise maintenant. Cette femme-là a du cœur pour trois, elle est capable d'abandonner les soins de son état, rapport au désespoir qu'elle éprouve.

La porte extérieure s'entrebâilla doucement pour donner passage au jongleur indien et à l'hercule du Nord, qui se glissaient dehors sans rien dire.

—Dans la rue Beaubourg, dit Similor à ses élèves, il y a un endroit où l'on sert le noir avec le petit verre pour trois sous. Si vous aviez seulement à vous deux cinquante centimes, on pourrait se procurer une soirée agréable.

La porte s'ouvrit encore. Jupiter dit Fleur-de-Lys et le rapin peluche disparurent tout doucement.

M. Baruque mit par-dessus sa blouse un vieux paletot mastic qu'il avait acheté d'occasion et dont il releva le collet avec soin.

—Je vas revenir, fit-il négligemment; si la patronne me demande, vous direz que j'ai couru acheter du tabac.

Gondrequin-Militaire prit aussitôt son album.

—J'ai une course à faire pour la maison, grommela-t-il en forme d'explication, poussez la besogne, mais silence dans les rangs et ne réveillez pas la bonne Mme Samayoux!

Cinq minutes après, le dernier barbouilleur s'en allait bras dessus, bras dessous avec Mlle Colombe, qui donnait la main à sa petite sœur.

Échalot restait seul entre son lion assoupi et le jeune Saladin, dont il ne tourmentait plus la tête de singe par respect pour le sommeil de la dompteuse.

Échalot n'était pas oisif, cependant; il avait retiré de dessous la paille où sommeillait le lion un objet de forme singulière auquel nous serions fort embarrassés de donner un nom.

C'était en caoutchouc, et cela ressemblait un peu à certains produits qu'on voit à la devanture des bandagistes.

Il y avait deux pelotes, larges comme la moitié de la main et reliées entre elles par une manière de tuyau flexible de douze à quinze pouces de longueur. Chacune des pelotes était en outre pourvue de bandelettes en peau très fine, et le tout était revêtu d'une couche de peinture dont le ton neutre essayait d'imiter la carnation d'un corps humain.

Échalot se mit à regarder avec complaisance ce mystérieux appareil, puis, après avoir lancé un coup d'œil à la patronne, qui semblait dormir toujours, il enleva lestement sa veste, son gilet et même la chose malaisée à définir qui lui servait de chemise.

Pendant cette opération, il disait tendrement à Saladin, qui fixait sur lui ses petits yeux chassieux:

—Vois-tu, grenouille, tu deviendras un mâle comme moi avec le temps. Ce que tu es à même d'examiner en moi s'appelle un torse dans les ateliers: comme quoi j'ai posé pour le mien chez les plus grands artistes, de même que Similor, ton père putatif et naturel, posait pour les jambes. Nous aurions fait à nous deux un Apollon du Belvédère, lui par le bas, moi par le haut, quoiqu'il en eût fallu un troisième pour avoir la figure, n'étant ni l'un ni l'autre suffisamment avantagés sous ce rapport.

Le jeune Saladin ayant voulu ouvrir la bouche pour lancer un de ces cris lamentables qui, d'ordinaire, exprimaient son opinion, Échalot le retourna et lui mit la tête dans la paille.

Il n'avait pas l'heureuse enfance d'un prince, ce Saladin, mais ces rudes commencements font quelquefois les hommes forts, et comme, sans doute, on l'avait dressé à faire le mort quand il avait la figure enfouie, il ne bougea plus.

Nous sommes bien certains de ne blesser ici aucune pudeur malentendue en entrant dans quelques détails techniques concernant une invention moins grande que celle de la vapeur, mais qui peut avoir, néanmoins, son importance. Elle était due à notre ami si modeste et si bon: Échalot, ancien apprenti pharmacien.

Il appliqua sur son nombril une des pelotes en caoutchouc et l'y fixa à l'aide des bandelettes munies de petites agrafes qui la maintenaient derrière son dos.

C'était en vérité très bien fait. Les bandelettes se confondaient presque avec la peau des hanches, et la pelote elle-même, n'eût été le tuyau qu'elle soutenait, aurait ressemblé à une tumeur ordinaire.

Échalot prit un petit morceau de miroir cassé et le promena tout autour de sa ceinture, pour bien voir si tout allait comme il faut.

—C'est joli, l'éducation! se disait-il; le môme ne demande pas son reste, quoiqu'il ait le caractère irascible. Dès qu'il aura seulement quatre ou cinq ans de plus, je lui fabriquerai une machine comme ça, en rapport avec son âge, et on trouvera bien une autre petite bête analogue pour les appareiller ensemble. C'est égal, la couleur n'y est pas encore tout à fait, et faudrait coller un peu de cheveux par-ci, par-là pour imiter parfaitement l'œuvre du Créateur; mais quand ça va être arrivé à son point, je dis que Mme Samayoux ne sera pas raisonnable si elle n'est pas contente.

Ici sa voix s'adoucit jusqu'au murmure, et il glissa un regard attendri vers Mme Samayoux, qui ronflait bruyamment.

—Voilà les mystères du cœur humain! pensa-t-il tout haut. Quand Saladin a bien pleuré, il s'endort; et c'est de même chez les dames. Il n'y a pas d'âge ni de sexe qui tienne, faut que les enfants d'Adam se font du chagrin à soi-même, quand les circonstances ne s'y prêtent pas. Y aurait-il un poisson dans l'eau plus heureux que la patronne, si elle n'avait pas l'inconvénient de cette passion-là!

Il s'approcha de la table sur la pointe du pied.

Il tenait d'une main son invention, de l'autre un vieux pinceau, déplumé, abandonné au rebut par un des apprentis de l'atelier Cœur d'Acier.

Mais ces objets ne faisaient qu'ajouter à l'expressive émotion de son geste, pendant qu'il contemplait, avec une admiration poussée jusqu'à la ferveur, le dos de Mme Samayoux.

Celle-ci avait laissé tomber une de ses mains; comme sa tête restait appuyée sur l'autre main, on voyait le profil perdu de sa face rubiconde et chargée d'embonpoint. Ses cheveux très abondants, mais qui grisonnaient par place, s'échappaient de son madras aux nuances violentes, qui n'était pas de la plus entière fraîcheur.

Bien des gens vous diraient qu'à quarante ans passés, un jeune homme, pour employer les expressions d'Échalot quand il parlait de lui-même, ne peut plus avoir les sentiments d'un page.

D'autres pourraient penser que Léocadie Samayoux ne réalisait pas exactement l'idée qu'on se fait d'une châtelaine.

Et pourtant, je ne vois rien, en dehors des comparaisons chevaleresques, qui puisse donner une idée du culte respectueux, mais ardent, payé par ce pauvre diable à cette grosse bonne femme.

Malgré mon habitude de tout dire, j'hésiterais à exprimer là-dessus mon opinion, si elle n'était aussi sincère que mélancolique.

La voici:

En notre siècle si avisé, peut-être est-il nécessaire de plonger à ces profondeurs pour trouver un dernier vestige de ces niaiseries sublimes qu'on appelait les choses chevaleresques.

Tout ce qui constitue la chevalerie était chez ce pharmacien de la Table ronde: la vaillance, le dévouement, la vénération, et même cette petite pointe de sensualité naïve qui allait si bien aux preux compagnons de Charlemagne.

Échalot resta une bonne minute en extase devant ou plutôt derrière la dompteuse, dont la vaste corpulence affectait une pose pleine d'abandon.

Les petits yeux d'Échalot brillaient extraordinairement, exprimant une sorte de volupté austère.

Ses deux mains, occupées par les objets que vous savez, se rapprochaient involontairement comme pour se joindre dans l'attitude de la prière.

—Léocadie! murmura-t-il enfin, dans un long, dans un tremblant soupir.

Puis il ajouta, laissant jaillir l'éloquence de son cœur:

—Sans qu'il y a la distance sociale qui nous sépare, je lui aurais consacré tous les parfums de mon âme, dont j'ai gardé jusqu'alors la virginité! Similor a contenté tous ses caprices, mais moi, n'ayant connu que le malheur, à cause que je me suis toujours sacrifié à l'amitié, jamais je n'ai tombé dans la frivolité du libertinage en parties fines.

Il fit un pas de plus; son regard, glissant entre la carmagnole et le madras, caressa chastement le cou robuste de la dompteuse.

—C'est gras, murmura-t-il, c'est bien portant, ça ne se prive de rien, buvant sa bouteille à chaque repas, sans jamais se faire du mal, ni tomber dans les excès que je n'approuve pas chez les dames. Ça n'a pas d'autre faiblesse que celle de la sensibilité qui fait que tous les biens de la vie, généralement à sa portée, elle s'en fiche pas mal, tout entière à une seule toquade. C'est vrai que ce serait un délice de déjeuner tous les jours, dîner et souper en tête à tête avec la divinité de mes rêves, et tout à discrétion, mais ça me plairait encore plus de souffrir avec elle, de me précipiter dans le torrent pour la sauver ou au sein des flammes dévorantes! Les autres l'ont abandonnée par l'égoïsme naturel au genre humain, mais moi, je reste, je fais serment de ne la quitter ni le jour ni la nuit, et si ça lui est agréable, je répandrai pour elle jusqu'à la dernière goutte de mon sang!...

—Voilà ce que c'est, dit Mme Samayoux sans se retourner et d'un accent assez paisible, le monde est fait comme ça: ceux qu'on aime avec idolâtrie ne vous regardent seulement pas, et ceux à qui on ne fait pas attention sont à genoux devant vous comme si on était un sanctuaire!

Les jambes d'Échalot flageolaient sous lui.

—Patronne, balbutia-t-il, je croyais que vous dormiez, c'est pourquoi je ne me gênais pas pour dire des bêtises; mais il n'y a pas d'affront, parce que je sais ce que je suis et ce que vous êtes.

La dompteuse se redressa tout à coup en secouant sa crinière crépue.

—Ce que je suis! répéta-t-elle, et son poing crispé heurta la table violemment. C'est vrai qu'il y a encore un pauvre être au-dessous de moi, puisque tu me regardes d'en bas, toi, bonne créature; mais, sais-tu? si on leur disait qu'il y a quelqu'un ici-bas pour me respecter, ils poufferaient de rire!

—Qui donc qui se permettrait ça? demanda vivement Échalot.

—Tout le monde, à commencer par le dernier des derniers. Mets-toi là!

Elle lui montrait le siège occupé naguère par Gondrequin. Échalot fit un pas, ne voulant point désobéir, mais il hésitait en face d'un si grand honneur.

—Mets-toi là, répéta Mme Samayoux, je ne dormais pas, je n'ai pas dormi une seule minute, et je ne dormirai de longtemps. Verse à boire!

Pour prendre la bouteille, Échalot déposa sur la table les objets qu'il tenait à la main.

—Qu'est-ce que c'est que ça? demanda la dompteuse.

Ses yeux se gonflaient encore de larmes, mais elle était comme les enfants, distraite à la moindre curiosité. Échalot rougit et répondit:

—Ça peut encore être perfectionné, et je n'aurais pas voulu vous montrer la chose incomplète. C'était une surprise; j'avais eu l'idée de monter un trompe-l'œil pour me réunir avec Similor, tous deux nus jusqu'à la ceinture et représentant le phénomène des deux jumeaux siamois, liés ensemble par un jeu de la nature.

Léocadie prit à la main le système et l'examina d'un air connaisseur.

—Ce n'est pas déjà si maladroit, dit-elle; on en avale de plus grosses que ça en foire. Est-ce que c'est toi l'inventeur?

Les yeux d'Échalot se mouillèrent, tant il se sentit fier et heureux.

—Je n'ai pas l'intelligence d'Amédée, murmura-t-il, mais avec l'espoir de vous être agréable, il me semble que rien ne me résisterait!

Léocadie rejeta la mécanique et but une gorgée de vin, après quoi, elle repoussa le verre.

—Je suis malade, murmura-t-elle, car ça me paraît comme du fiel!

Puis elle demanda:

—Connais-tu bien ton Similor?

—Amédée! s'écria Échalot. Lui et moi c'est des frères!

—Tu parais compter sur son adresse?

—Il n'y a pas plus fin que lui.

—Serait-il dévoué à l'occasion?

Échalot ouvrit la bouche pour répondre affirmativement, mais la parole ne vint pas et il baissa la tête.

—C'est qu'il me faudrait des hommes vraiment dévoués! murmura la dompteuse.

—Le fond n'est pas mauvais, répliqua Échalot; mais il se laisse entraîner par son libertinage, toujours voltigeant de la brune à la blonde, dont il sait se faufiler partout, à cause de son élégance et de son toupet. Mais moi, c'est différent, j'ai mis un frein à mes passions pour m'occuper de Saladin et lui préparer sa carrière. Mon abnégation pour vous a pris naissance dans ce que vous avez été utile à Saladin, et alors ça a grandi petit à petit jusqu'à la chose que je vous sacrifierais avec plaisir mon existence et mon honneur lui-même, et se faire hacher pour vous comme chair à pâté!

Mme Samayoux lui tendit sa rude main, qu'il porta pieusement à ses lèvres.

—Merci, dit-elle, vous ne payez pas de mine, c'est vrai, mais j'ai bonne idée de vous. Je me défie des farauds ambitieux et langues dorées, car c'est encore dans les rangs du petit peuple qu'on trouve le plus de cœurs sincères; seulement il faut choisir, étant exposés à y rencontrer encore pas mal de racaille.

Elle s'interrompit pour ajouter d'un air pensif:

—Non, non, je ne dormais pas; je les ai bien vus s'en aller à la queue leu leu, et ça fait pitié quand on considère l'espèce humaine! mais ça m'était bien égal, ma pauvre tête travaille comme une folle, cherchant un moyen de braver les menaces du sort. Je mettrais ma main au feu jusqu'au coude que ces deux enfants-là ne sont pas coupables!

—Ça me paraît aussi de même, dit Échalot résolument, puisque c'est votre idée. J'ai été bien souvent me chauffer à la cour d'assises et je ne suis pas étranger à la façon dont ça se joue. Il y a une bonne chose que l'avocat pourra beurrer dessus toute une tartine, c'est sûr, et le procureur du roi sera bien fin s'il peut prouver que les deux amoureux ont fait boire le juge malgré lui.

—N'est-ce pas? s'écria vivement Mme Samayoux, ce n'est pas quand on vient surprendre sa fiancée avec un rival qu'on accepte un verre de vin de bonne amitié. Si j'étais juré... mais voilà! il y a un coup monté, ça saute aux yeux! Par qui? je n'en sais rien, et quand on pense à ce qui peut se passer dans l'idée des avocats... Moi d'abord, quand il s'agit des tribunaux, je dis que c'est la misère! Si on venait m'arrêter pour avoir assassiné Louis-Philippe, qui n'est pas mort, ou Napoléon qui a péri à Sainte-Hélène, je ne suis pas bien sûre que j'en réchapperais. Échalot secoua la tête avec gravité et dit:

—C'est vrai que la justice humaine est fragile dans son aveuglement, mais au-dessus de la faiblesse des hommes il y a l'œil de la Providence.

Mme Samayoux le regarda, et il baissa aussitôt les yeux avec modestie.

—Toi, dit-elle, retrouvant une nuance de gaieté, car la présence et la sympathie de ce pauvre être lui faisaient vraiment du bien, tu es une bonne âme, mais, vois-tu, faudrait l'aider, la Providence, et que pouvons-nous à nous deux? J'ai beau chercher, ma cervelle est vide, et quand je songe qu'ils sont tous deux en prison, dans des cachots séparés, et ne pouvant pas même mélanger leurs sanglots...

Elle essuya une larme qui tremblait à sa paupière; Échalot fit de même avec le pan de sa redingote.

—C'est dans ces moments-là, reprit la dompteuse en laissant tomber ses deux bras, qu'on voudrait avoir reçu une éducation soignée et posséder des connaissances intimes dans la haute pour être à même de soulager l'infortune. Si seulement j'étais riche...

—Vous avez dû pelotonner un joli bout de galon, fit observer Échalot d'un air flatteur.

Mme Samayoux haussa les épaules avec un soudain emportement.

—Je parie que mon saint-frusquin va y passer jusqu'au dernier sou! s'écria-t-elle. Les mains me démangent de jeter l'argent par les fenêtres, et si la dépense servait à quelque chose, crois-tu que je regretterais mes écus?

—Bien sûr que non, patronne.

—Je donnerais tout! et je ferais des dettes par-dessus le marché! Mais comment s'y prendre? par où commencer?

—Ah! je ne sais pas! je ne sais pas! fit-elle dans son découragement plein de fiel; j'ai idée de tout casser et de tout briser! mon établissement, je m'en moque! ma réputation, je n'en veux plus! J'avais entamé une grande entreprise qui devait rapporter des mille et des cent, j'avais payé les yeux de la tête à la ville pour le local; jamais on n'aurait vu en foire un théâtre aussi reluisant que le mien; mais c'est fini de rire! Je vas renvoyer mes artistes en leur donnant ce qu'ils voudront d'indemnité; je vas renvoyer les peintres, les colleurs, les menuisiers, toute la clique! Je vas vendre mes animaux, et pour un peu je me jetterais par-dessus le parapet du pont, voilà!

Échalot était consterné; il essayait de maladroites consolations qui n'étaient pas écoutées.

Mme Samayoux s'était levée et parcourait la baraque à grands pas. Elle ressemblait à une lionne dans sa cage, et certes, à l'heure qu'il était, deux hommes robustes auraient fait preuve de témérité en l'attaquant.

—S'il ne s'agissait que de tripoter un tigre, s'écria-t-elle, ou que de faire une omelette avec une demi-douzaine de militaires, qu'on prendrait par la peau du cou et qu'on tortillerait comme la paille à rempailler les chaises! ah! ça me soulagerait crânement d'abîmer quelqu'un, mais, là, de fond en comble!... En seraient-ils moins malheureux, là-bas, entre les quatre murailles de leur prison?... mon Dieu, Seigneur! les pauvres enfants! les pauvres enfants!

—Mais donne-moi donc une idée, toi! fit-elle en s'arrêtant devant Échalot, qu'elle secoua rudement.

—Fouillez-moi plutôt, patronne, murmura l'ancien pharmacien, dont les yeux étaient pleins de larmes. Si on pouvait pénétrer dans leur cachot, vous et moi, et rester à leur place pendant qu'ils s'évaderaient.

—Est-ce qu'on pourrait me prendre pour elle? demanda Mme Samayoux, qui eut presque un sourire. Et lui! il est si beau!...

—Et moi si laid, pas vrai? acheva Échalot. Ça ne fait rien, patronne, je suis tout de même bien content de vous avoir un petit peu régayée.

—Oui, répliqua la bonne femme, soudaine comme les enfants et dont toute la colère était tombée pour faire place à une rêveuse mélancolie, tu m'as fait rire et ce n'était pas facile, car j'en ai gros sur le cœur. As-tu entendu tout à l'heure que le Gondrequin-Militaire m'appelait madame Putiphar?

—Voulez-vous que je m'aligne avec lui! s'écria Échalot.

—Pour quoi faire? je ne suis pas bégueule, mon vieux, et mon opinion c'est liberté libertas pour une femme veuve dans ma situation qui peut se mettre au-dessus des bavardages. Pourtant je suis bien changée depuis ce soir où je le vis pour la dernière fois: j'entends mon chéri de Maurice, et j'avais fait dessein de marcher droit parce qu'il y avait en moi une idée qui me donnait du respect pour moi-même. Je me regardais un petit peu comme sa mère. C'est drôle, pas vrai? de jalousie il n'en était plus question, et j'en étais à me demander si vraiment j'avais pu espérer autrefois qu'il hésiterait entre une grosse maman comme moi et Fleurette, ce bouton de rose?

—Il y a des gens, soupira Échalot, qui préfèrent mieux la rose épanouie à n'importe quel bouton.

—Tais-toi! pas de bêtises! on se connaît; et ce qui prouve bien que ma folie est guérie, c'est qu'il ne me viendrait pas à l'esprit désormais de penser à l'un sans penser à l'autre. Ah! mais non! je ne veux pas le sauver tout seul, je veux la sauver avec lui. C'est mes deux enfants, quoi! mes deux amours bien-aimés; il me les faut tous deux, il me les faut heureux, et le restant de mon espoir est de vieillir ici ou là, dans quelque coin, d'où je pourrai regarder leur bonheur.

—Etes-vous assez bonne! murmura Échalot, dont l'attendrissement ne faisait pas trêve un seul instant.

—Pour la bonté, je ne dis pas, répliqua Mme Samayoux avec tristesse, mais ça n'avance pas beaucoup les affaires, et j'ai beau me creuser le cerveau, je ne trouve aucun moyen de venir à leur secours.

—Cherchons, patronne.

—J'ai tant cherché! fit la dompteuse, qui se laissa retomber sur son siège. Quand tu m'as parlé tout à l'heure, j'en étais à rêvasser un tas de fariboles comme on fait quand on est au bout de son rouleau. Je songeais à ces hasards qui arrivent toujours à point dans les contes de fées; je me disais: il n'y a donc plus de ces bons génies qui exauçaient les souhaits des malheureux?...

—Dame!... fit Échalot, croyant qu'on l'interrogeait.

—Qui descendaient par le tuyau de la cheminée, continua maman Samayoux sans prendre garde à l'interruption, ou bien encore qui arrivaient par la fenêtre ou par le trou de la serrure au moment juste où tout espoir était perdu?

—Qui sait? fit encore Échalot.

—Il me semblait que dans ma pauvre baraque désertée j'allais entendre au-dehors une petite main faisant toc-toc à ma porte...

—Écoutez! s'écria Échalot qui devint pâle. On a fait toc-toc!

La dompteuse se leva toute droite.

À la porte extérieure, deux coups discrets avaient été frappés en effet.

—Si c'était le bon génie! balbutia Échalot.

La dompteuse essaya de sourire, mais elle ne put, et ce fut d'une voix altérée par l'émotion qu'elle prononça ce seul mot:

—Entrez!


VII

M. Constant

Mme Samayoux avait évoqué une bonne fée, la bonne fée venait-elle au commandement? Échalot n'était pas éloigné de cette opinion et ouvrait déjà de grands yeux.

Dans le monde entier, il n'y a pas de pays plus ami du merveilleux ni plus crédule que la foire.

La porte roula sur ses gonds branlants; ce ne fut pas une fée qui entra, mais bien un homme de forte carrure, boutonné du haut en bas, dans un de ces pardessus qu'on appelait des redingotes à la propriétaire.

Le nez de cet homme brillait comme un rubis par-dessus les plis d'une vaste cravate en laine tricotée; il portait un chapeau évasé par en haut et dont les larges bords se cambraient selon la forme dite bolivar.

Il avait aux mains des gants fourrés, une belle paire de lunettes d'or sur le nez et des socques articulés par-dessus ses souliers.

—Suis-je au bout de mes longs voyages? demanda-t-il en franchissant le seuil. Est-ce ici le séjour de madame veuve Samayoux, dite maman Léo, première dompteuse cosmopolite et directrice des Prestiges Parisiens réunis aux animaux féroces par privilèges de l'autorité?

Ceci fut débité avec une emphase moqueuse qui rappelait assez bien le ton de l'arracheur de dents, poussant son boniment entre deux «Allez-la-musique!»

Mme Samayoux mit sa main étendue au-devant de ses yeux un peu éblouis par les larmes.

—C'est moi la première dompteuse, dit-elle rudement, qu'est-ce que vous lui voulez?

Échalot, qui s'était reculé jusqu'à son lion, examinait le nouveau venu à la dérobée et se disait:

—Je ne le connais pas, cet oiseau-là, mais c'est drôle, il y a des têtes qu'on croit toujours avoir vues quelque part.

L'étranger repoussa la porte et fit quelques pas à l'intérieur de la baraque.

—Est-ce qu'on pourrait avoir l'avantage d'obtenir un tête-à-tête avec vous? demanda-t-il.

—Je ne suis pas en humeur de plaisanter..., commença la dompteuse.

—Ni moi non plus, interrompit le nouveau venu; j'ai ouï conter que vous aviez assommé feu Jean-Paul Samayoux, votre mari, en jouant avec lui de bonne amitié. J'espère vivement que nous ne jouerons pas ensemble. Mais j'ai des choses importantes à vous dire et vous seule devez les entendre.

La veuve le regardait d'un air sombre.

—L'homme, dit-elle en contenant sa colère, autant vaudrait agacer un tigre que de me caresser à rebours un jour comme aujourd'hui. Qui êtes-vous?

L'étranger prit une chaise qu'il approcha du poêle, contre lequel il mit ses socques.

Échalot faisait mine de préparer son biberon pour le petit; mais il songeait:

—Je me méfie! C'est comme le soir où Amédée me mena jouer la poule à l'estaminet de L'Épi-Scié. Pourquoi donc que je pense justement à cela, moi?

L'inconnu donna un petit coup de doigt sur ses lunettes d'or, et dit, en chauffant ses pieds avec un évident plaisir:

—L'hiver s'annonce raide, cinq degrés chez l'ingénieur Chevalier, au commencement de novembre! et j'ai fait la route de Saint-Germain, aller et revenir, pour avoir votre adresse. Je ne sentais plus mes orteils.

Il ajouta en baissant la voix tout à coup:

—Mais c'était une fantaisie de la pauvre mademoiselle Valentine, et Mme la marquise m'aurait tout aussi bien envoyé à Pékin qu'aux Loges.

—Emmène ton mioche dans le coin, là-bas, dit la veuve à Échalot en lui montrant l'endroit le plus reculé de la baraque.

—Je peux m'en aller tout à fait si je suis de trop, murmura le bon garçon avec sa soumission ordinaire.

—Fais ce qu'on te dit et ne raisonne pas!

Échalot emporta aussitôt Saladin à l'endroit désigné et se mit à causer tout bas avec lui comme si l'enfant avait pu le comprendre.

—Ça s'embrouille, murmurait-il; tu vas être content, toi, farceur, car je parie bien qu'il ne sera plus question de t'enfler la caboche d'ici longtemps. La patronne n'a pas de chance tout de même: au moment d'établir une si belle boutique!... et on aurait fait de l'argent avec la chose des deux siamois attachés naturellement par le ventre, des tas d'argent!

Malgré sa bonne envie d'obéir à la patronne en se montrant discret, son regard ne pouvait se détacher de l'étranger, et il en revenait toujours à penser.

—C'est étonnant! je jurerais que je ne l'ai jamais vu, et il me semble à chaque instant que je vais retrouver son nom!

Mme Samayoux quitta sa chaise et vint se mettre debout auprès du poêle.

—Je vous ai demandé qui vous êtes, dit-elle en baissant la voix, mais s'il ne vous convient pas de me répondre, c'est égal. Je suis dans la tristesse et le peu que vous avez dit m'a donné un espoir. C'est de Fleurette que vous avez parlé, n'est-ce pas?

—J'ai parlé de Mlle Valentine de Villanove.

La dompteuse rappela à sa mémoire le récit de M. Baruque et murmura:

—Valentine de V... c'est bien cela.

—Ou bien encore, poursuivit l'étranger, Valentine d'Arx, car la pauvre malheureuse enfant, depuis qu'elle est folle, s'est mise en tête que c'était là son vrai nom.

—Folle! répéta Mme Samayoux, dont le souffle s'embarrassa dans sa poitrine. Et elle croit donc être la femme de l'homme qui est mort?

—Non, fit l'étranger, elle croit être sa sœur. Ah! ah! si vous ne savez rien, je vais vous en apprendre de belles...

—Mais, interrompit la veuve, si elle est folle, on ne l'a pas gardée en prison?

—Parbleu! elle n'a jamais été en prison.

—Et Maurice?

—Celui-là c'est une autre paire de manches... Mais asseyez-vous, bonne dame, vous ne tenez pas sur vos jambes, ma parole d'honneur! et maintenant que j'ai les pieds chauds, nous allons nous mettre à notre aise en buvant un verre de vin, si vous voulez.

Il se leva et prit le bras de la veuve, qui chancelait en effet.

—Vous avez affaire à un bon enfant, vous savez, continua-t-il en la ramenant vers la table, et nous ferons une paire d'amis tous deux, j'en suis certain. Ça m'a amusé en commençant de poser en casseur vis-à-vis d'une luronne de votre numéro, mais vous n'êtes qu'une femme, après tout, puisque vous pleurez, et je reprends vis-à-vis de vous la galanterie de mon sexe.

Il aida la dompteuse à s'asseoir, en ajoutant:

—Vous ne me demandez plus qui je suis en faisant les gros yeux, alors je vous le dis: ni chiffonnier ni prince, à peu près le milieu entre les deux: M. Constant, officier de santé et plus avisé que bien des fainéants qui ont passé leur thèse, premier aide préparateur dans la maison du Dr Samuel dont j'ai la confiance et qui me fait tout ce qui ne concerne pas mon état, spécialement la chasse à la dompteuse, car voilà trois fois vingt-quatre heures que je cours sur votre piste comme un Osage dans les forêts vierges de l'Amérique du Nord... pas bien riche avec cela, mais amateur de ce qui brille et portant des lunettes de chrysocale avant de les troquer contre des lunettes d'or. Est-ce de la franchise, ça? Ambitieux pas mal et nourrissant l'espoir que l'aventure de la petite demoiselle pourra me pousser dans le monde, puisqu'elle m'a déjà mis en relations avec des gens que je n'aurais jamais approchés sans cela; exemple, Mme la marquise d'Ornans, Mme la comtesse Corona (un joli brin celle-là, ou que le diable m'emporte!), le colonel Bozzo, qui est dix fois millionnaire, M. de Saint-Louis, qui succédera peut-être à Louis-Philippe et d'autres encore.

—Je vous en prie, prononça tout bas la veuve, parlez-moi de Fleurette.

—Et de Maurice, pas vrai? interrompit M. Constant avec un bon gros rire; vous n'êtes plus toute jeune, mais il y en a de plus déchirées que vous, et il paraît que le lieutenant est joli comme un amour. Moi je ne le connais pas, je dis seulement que s'il est moitié aussi beau que mademoiselle Valentine est belle, ce doit être un Adonis! Ne vous impatientez pas, j'arrive à l'objet de ma visite.

Son doigt martela par trois fois, à petits coups bien espacés, le milieu de son front, et il ajouta:

—Le Dr Samuel dit que ça pourra guérir avec des soins et du temps, mais elle l'est tout à fait.

—Pauvre Fleurette! balbutia la veuve, qui resta bouche béante.

—Hélas! oui, comme un beau petit lièvre, et soyons justes, il y avait bien de quoi toquer une jeune personne de cet âge-là, quoiqu'elle n'ait pas été élevée dans du coton. Mais ne vous faites pas trop de mal, vous savez, on la soigne à la papa, et il n'y en a pas deux comme le Dr Samuel dans Paris pour traiter les maladies de cette espèce-là. Elle n'est pas méchante, tout le monde l'adore à la maison, tous les jours elle reçoit des visites de vicomtes, de baronnes et de marquises: elle mange bien, elle boit bien, elle dort bien...

—Folle! répéta pour la seconde fois Mme Samayoux; car elle avait cru d'abord à une exagération de langage: tout à fait folle!

M. Constant hocha la tête gravement en signe d'affirmation et il y eut un silence. Échalot ne travaillait plus depuis que le nouveau venu avait prononcé le nom du colonel Bozzo.

Échalot le dévorait des yeux et prêtait attentivement l'oreille.


VIII

Échalot aux écoutes

Ni Mme Samayoux ni M. Constant ne faisaient attention à Échalot, qui était à demi-caché derrière un poteau.

Le temps avait marché et ces journées de novembre sont courtes; la baraque commençait à se faire sombre.

M. Constant et la dompteuse étaient assis en face l'un de l'autre.

M. Constant, qui avait l'air d'un homme tout rond, très disposé à prendre ses aises, avait versé sans plus de façon du vin dans les deux verres.

—Je ne suis pas plus bête qu'un autre, reprit-il, quoiqu'on n'ait pas encore songé à moi pour l'Académie des sciences, mais quant à bon garçon, ça y est des pieds à la tête! vous verrez que nous serons camarades. À votre santé, maman Léo: c'est comme ça que la petite mademoiselle vous appelle.

La dompteuse le regardait d'un air indécis.

—C'est vrai que vous avez l'air bonne personne, dit-elle, et si vous êtes venu chez moi, ce n'est bien sûr pas pour me faire du chagrin, mais vous me parlez comme si je savais quelque chose et je ne sais rien de rien.

—Pas possible! s'écria M. Constant; la foire des Loges n'est pas le bout du monde, et les journaux ont assez radoté là-dessus!

—Aujourd'hui même, répliqua la dompteuse, aujourd'hui seulement j'ai appris ce que les journaux ont pu dire. Ce serait trop long de vous expliquer pourquoi je restais dans l'ignorance. J'avais beaucoup d'ouvrage, et puis peut-être que je ne regardais pas autour de moi de peur de voir, car c'est bien certain que, depuis des semaines, je ne me suis jamais levée sans avoir un poids sur le cœur. On dit qu'il y a des pressentiments. Mais ce qu'on m'a rapporté tout à l'heure, c'est l'histoire du meurtre dans la chambre garnie de la rue d'Anjou; tout ce qui a suivi, je l'ignore, et si c'est un effet de votre bonté, je voudrais bien le savoir.

—Comment donc! fit l'officier de santé, mais c'est tout simple, ça! Figurez-vous que je vous aime déjà tout plein, maman Léo; je suis entré ici croyant avoir affaire à un gros hérisson de casseuse de cailloux et vous êtes douce comme un petit agneau. Nous allons donc commencer par le commencement. Attention! vous avez beau avoir de la peine, ça va vous amuser; d'abord il n'y a pas eu de meurtre rue d'Anjou...

—Ah! s'écria la veuve, j'en étais sûre!

—Parbleu! ça tombe sous le sens! les tourtereaux n'étaient pas là pour le plus grand plaisir du juge d'instruction Remy d'Arx; mais ils avaient fait dessein de se périr ensemble par désespoir amoureux, voilà tout. L'autre juge d'instruction, celui qui a succédé au défunt Remy d'Arx, M. Perrin-Champein, est un fin finaud de la finauderie, qui a des yeux par-devant, par-derrière et sur les côtés, un vrai chien de chasse, quoi! Il n'a pas seulement baissé le nez vers cette piste-là, et quand Mme la marquise est allée le voir pour lui demander sa protection en faveur de la demoiselle, il a répondu: «Dormez sur vos deux oreilles; je pense bien qu'il n'y a pas que des roses blanches et des fleurs de lys dans l'aventure de mademoiselle votre nièce; mais ça regarde un conseil de famille bien plus que la cour d'assises.»

—Mais alors, dit la veuve, que son grand espoir étouffait, Maurice aussi doit être à l'abri?

—Pour le fait divers de la rue d'Anjou, oui, maman; reste seulement la mauvaise plaisanterie de la rue de l'Oratoire, 6, chambre n° 18, au second. Vous voyez si je suis ferré sur ma géographie! Savez-vous ce que c'est qu'une commission rogatoire, vous?

—Non, répondit la veuve, je ne sais pas grand-chose, allez, monsieur Constant. Buvez donc, si vous ne trouvez pas mon vin trop mauvais.

—C'est ça! et vous allez trinquer avec moi! Une commission rogatoire, c'est quand les juges se dérangent, et M. Perrin-Champein s'est dérangé pour venir chez nous interroger la petite demoiselle: quand je dis petite, elle a une taille superbe, mais de la voir tomber si bas, ça fait l'effet comme si elle était redevenue une enfant. Vous savez, on se fait des idées sur les gens qui ont de certains métiers; moi, je me représente les messieurs du parquet avec des têtes de vautour ou de faucon: eh bien! M. Champein est ça tout craché! Il vous a une paire d'yeux ronds et pointus qui entrent dans le corps comme des vrilles, une grande bouche qui ressemble à une plaie, et un nez en lame de sabre. Il avait l'air un peu en rage, parce qu'il ne pouvait rien tirer de mademoiselle Valentine; mais il disait à chaque instant: «L'instruction n'a pas besoin de cela!» Et il ajoutait: «Les deux chambres étaient contiguës: dans l'une, Hans Spiegel; dans l'autre, l'ex-lieutenant Maurice Pagès. Hans Spiegel avait volé les diamants de la Bernetti, qui valaient un demi-million; Maurice Pagès n'avait pas le sou et il était amoureux d'une jeune personne très riche; la porte condamnée qui communique du numéro 18 au numéro 17 garde des traces nombreuses d'effraction, et les instruments qui avaient servi à opérer l'effraction ont été retrouvés dans la chambre numéro 18, où l'ex-lieutenant Pagès faisait son domicile...»

—C'est vrai que c'est terrible, balbutia la veuve, dont les tempes étaient baignées de sueur.

Échalot se demandait:

—Quel coup monte-t-il, et pourquoi tout ce bavardage? C'est quelqu'un d'entre eux qui s'est fait une tête, puisque je ne peux pas mettre son nom sur sa figure!

—Attendez donc, disait cependant M. Constant de sa bonne grosse voix toute ronde, nous ne sommes pas au bout. Et M. Perrin-Champein mâchonnait le nom du lieutenant Pagès comme s'il avait eu dans le bec un lambeau de sa peau. Ah! ah! celui-là sait son état, et on pouvait bien voir que, dans son opinion, le Remy d'Arx a eu ce qu'il méritait. On ne fait pas comme ça des marchés privatifs sur le dos de la justice, j'entends quand on est magistrat, car vous allez bien voir que je n'en veux pas au lieutenant... Mais suivons le fil: Hans Spiegel est égorgé comme un bœuf, toute la maison se réveille à ses cris, on sort ou l'on se met aux croisées, et les gens peuvent voir le lieutenant sortir par la fenêtre même de la victime, voyager le long du treillage, passer dans un arbre comme un écureuil (entre parenthèses, vous savez, maman, s'il était fort en gymnastique!), puis entrer, par la fenêtre encore, à l'hôtel d'Ornans, où il est finalement arrêté... Pensez-vous que M. Champein a là une jolie affaire pour ses débuts?

La tête de la veuve s'inclina sur sa poitrine; elle semblait n'avoir plus de sang dans les veines.

—Et si on le laisse faire, ajouta M. Constant, qui changea de ton, croyez-vous qu'il aura beaucoup de peine à emballer son jeune homme?

Mme Samayoux releva les yeux sur lui et répéta, pensant l'avoir mal entendu:

—Si on le laisse faire?

—Farceuse! répliqua l'officier de santé d'un ton jovial, vous devinez pourtant bien pourquoi je suis venu. Voyons, c'est certain, n'est-ce pas, que vous n'iriez pas mettre votre main au feu de l'innocence du lieutenant Pagès?

—Vous vous trompez, repartit vivement Mme Samayoux, qui se redressa soudain et dont les yeux brillèrent, j'en mettrais ma main au feu, et tout mon corps, et tout mon cœur!

—C'est drôle, fit M. Constant, on croirait entendre la petite demoiselle!

—Parle-t-elle ainsi! s'écria la veuve avec élan! Ah! la chère créature! j'ai donc bien raison de l'aimer! Et ne serait-ce point parce qu'elle parle ainsi que vous la croyez folle?

—Pour cela et pour autre chose, ma bonne dame. Buvez une gorgée et soyez calme. Je mentirais si je disais que je partage votre avis par rapport à l'innocence du lieutenant; mais la question n'est pas là, il s'agit de mademoiselle Valentine. Elle nous a tous ensorcelés, et cela est si vrai que moi, qui ai un emploi important dans la maison, voilà trois jours que je cours la prétentaine pour vous trouver sur un simple désir d'elle.

—Elle a donc parlé de moi!

—Vingt fois plutôt qu'une, à tort et à travers: Maman Léo par-ci, maman Léo par-là! si seulement je pouvais voir maman Léo!...

—Mais ce n'est pas d'une folle cela! fit la veuve.

—Vous trouvez? Moi, je suis l'aide du Dr Samuel, et vous ne m'en voudrez pas si j'ai plus de confiance en lui qu'en vous dans les questions de médecine aliéniste. Nous sommes une spécialité, ma bonne dame, nous avons un des plus beaux établissements de Paris, et, voyez-vous, les fous, ça nous connaît. Quand on pense que la malheureuse enfant a pris en horreur le colonel, son meilleur ami, presque son père, et par-dessus le marché l'homme le plus respectable de l'univers! Quand on pense qu'elle le confond avec un malfaiteur, dans son délire, et qu'il lui fait peur... lui, le saint des saints!... Qu'avez-vous donc?

La veuve venait de faire un brusque mouvement.

Son regard s'était porté par hasard vers le poteau derrière lequel Échalot se cachait à demi.

Elle avait cru voir, dans les ténèbres, qui se faisaient de plus en plus sombres, les regards du bon garçon fixés sur elle avec une expression étrange.

Elle était sûre d'avoir distingué son doigt qui se posait sur sa bouche, comme pour lui envoyer un avertissement ou un signal.

—Je n'ai rien, répondit-elle à la question de M. Constant.

Celui-ci poursuivit:

—Ça ne vous frappe pas, ce que je vous dis là; mais si vous connaissiez seulement le colonel...

—Je le connais, repartit la dompteuse, c'est lui qui vint à la baraque avec cette marquise...

—Juste! et qui vous donna de l'argent pour avoir bien traité sa nièce.

—Et pour l'emmener, murmura Mme Samayoux.

—Comme de raison. Chez vous, dites donc, ce n'était pas beaucoup la place d'une héritière de noblesse. Mais j'en reviens à mes moutons: la pauvre demoiselle est pour Mme la marquise d'Ornans comme pour le colonel; elle ne veut plus être sa nièce, elle se croit la sœur de l'homme qu'elle avait consenti à épouser...

—Voilà ce qui est bien étrange! pensa tout haut Mme Samayoux.

—Elle n'en démord pas, reprit M. Constant, elle dit à qui veut l'entendre: «Je suis Mlle Valentine d'Arx!» Elle se bat contre des fantômes, les accusant d'avoir tué non seulement son prétendu frère, mais encore son père, le vieux Mathieu d'Arx, qui mourut à Toulouse, on ne sait comment, voilà déjà bien des années.

—Ah! fit la veuve, on ne sait comment il mourut?

—Ah ça? demanda M. Constant avec gaieté, est-ce que vous donnez dans les imaginations de la jeune fille?

—Je vous écoute, et je tâche de me faire une opinion.

—Pour ça, vous aurez mieux que mes paroles, dit rondement l'officier de santé, car la pauvre chère enfant veut vous voir, et tout ce qu'elle veut, nous le faisons.

—Comment! s'écria la veuve, on me laisserait aller vers elle?

—Pourquoi pas? Pensiez-vous donc que nous la tenions sous clef! vous la verrez, maman, et plus tôt que plus tard, car je suis venu vous chercher pour vous conduire auprès d'elle.

Échalot, profitant de l'ombre croissante, s'était insensiblement rapproché. Il écoutait de toutes ses oreilles et semblait en proie à une singulière perplexité.

—C'est vrai, se disait-il, qu'ils changent de figures comme de chemises, mais si j'allais me tromper! Et pourtant je ne peux pas laisser la patronne se jeter dans la gueule du loup. Je ne m'en consolerais jamais s'il lui arrivait malheur!


IX

La maison de santé

Mme Samayoux s'était levée aux dernières paroles de M. Constant.

—Partons! dit-elle, rien ne me tient ici, je voudrais déjà être auprès de la chère fille!

—Minute! minute! fit l'officier de santé bonnement. Il faut que vous ayez votre leçon faite mieux que cela, car un rien, une mouche qui vole la met dans tous ses états. Asseyez-vous encore un petit peu, brave madame... Mais est-ce étonnant comme tout le monde l'aime! j'étais bien certain que vous sauteriez sur l'idée de la voir comme sur du gâteau! Elle a un charme dans son petit doigt, c'est sûr. Allumez donc voir un petit bout de chandelle pendant que je vas fourgonner le poêle. Il n'y a pas de bourrelets à vos portes, dites donc!

—Allume, Échalot! ordonna Mme Samayoux.

—Tiens! fit M. Constant, qui avait déjà le tisonnier à la main, j'avais oublié ce bonhomme-là.

Il ajouta en baissant la voix:

—Ça aurait pu causer un grand malheur, si quelqu'un avait écouté les choses qu'il me reste à vous dire.

Échalot venait en ce moment vers la table avec de la lumière. En la posant auprès de la bouteille, et malgré sa timidité accoutumée, il regarda M. Constant bien en face.

Les yeux de celui-ci étaient justement fixés sur lui par-dessus ses lunettes. Les paupières d'Échalot se baissèrent et le sang lui monta aux joues.

M. Constant allongea le bras et lui toucha l'épaule.

Échalot recula.

—Ma poule, lui dit l'officier de santé, tu as les oreilles longues, je vois ça, et tu voudrais bien écouter la suite.

—C'est une bonne et simple créature, interrompit la veuve.

—Brave madame, fit observer M. Constant avec une sorte de sévérité, ce ne sont pas nos affaires que nous traitons ici, et il y a des choses qu'il ne faut pas confier aux innocents. Va-t'en voir dehors si le printemps s'avance, bonhomme!

Il ajouta:

—Et souviens-toi que se taire vaut toujours mieux que parler. J'ai ton signalement là.

Un petit coup sec, frappé entre deux sourcils, ponctua la phrase.

Échalot, sans répondre, se dirigea aussitôt vers la porte.

Dès qu'il eut franchi le seuil, il respira longuement et ôta sa casquette, comme s'il avait besoin de baigner sa tête brûlante dans l'air froid du dehors.

—Si c'est lui, murmura-t-il, mon affaire n'est pas bonne, et ce n'est pourtant pas Amédée qui peut suffire à élever Saladin.

Il se retourna vivement au souvenir de l'enfant qui restait dans la baraque, et fut sur le point de rentrer. Mais il n'osa pas.

—Je m'alignerais avec n'importe qui, fit-il comme pour s'excuser vis-à-vis de lui-même. J'irais chercher le petit ou la patronne au fond de l'eau ou au milieu du feu; mais ces gens-là me font peur, quoi! et je n'ai plus de sang dans les veines. Tant que la patronne est là, l'enfant n'a rien à craindre. Je vas guetter, dès qu'elle sera partie, je rentrerai.

Il fit un pas dans la direction de la rue Saint-Denis; ses jambes flageolaient sous lui comme s'il eût été ivre.

Il ne fit qu'un pas. Son regard avait rencontré dans les terrains, à droite du tracé de la rue de Rambuteau, un coupé attelé d'un cheval noir dont le cocher, immobile, semblait dormir entre les collets fourrés de son carrick.

Il ne dormait pas, cependant, car à des intervalles réguliers une bouffée de fumée formait un petit nuage autour de sa tête.

Quand Échalot reprit sa marche, ses jambes ne tremblaient plus. Il s'approcha de la voiture en étouffant le bruit de ses pas dans la neige et regarda le cheval attentivement.

Puis, prenant la voie battue et allant les mains derrière le dos, comme un passant, il appela tout bas:

—Oh! hé! Giovan-Battista!

Le cocher tressaillit sous son carrick et tourna la tête sans répondre.

—Est-ce que Toulonnais-l'Amitié a sa petite dame dans ce quartier-ci? demanda encore Échalot.

Le cocher repartit cette fois avec un fort accent napolitain.

—Vous vous trompez, l'ami, suivez votre chemin.

—Pardon, excuse, fit Échalot, qui obéit, pas d'affront! je vous prenais pour une connaissance.

Et au lieu de continuer vers la rue Saint-Denis, il disparut dans les terrains, derrière la baraque de Mme Samayoux.

À l'intérieur, la dompteuse avait repris place vis-à-vis de M. Constant, qui disait:

—Dans ces affaires-là, ma bonne dame, je ne me confierais ni à mon frère ni à mon père, et vous allez bien voir que la moindre imprudence pourrait tout perdre. Le Dr Samuel est un particulier qui ne se dérangerait pas pour le pape, et ça se conçoit, puisque son établissement est en vogue, sa clientèle superbe, et qu'en plus il a toute une charretée de foin dans ses bottes. Eh bien! depuis que la petite demoiselle est chez nous, il a mis son propre appartement à la disposition de la famille, qui va et qui vient là-dedans sans se gêner. Il est amoureux de l'enfant comme tout le monde: c'est un sort!

Nous sommes à mercredi; dimanche dernier, la famille s'est rassemblée dans la chambre à coucher du docteur, et on lui a demandé son avis; j'étais là, et moi, qui le connais pour n'avoir point le cœur trop tendre, je peux bien dire que sa voix chevrotait quand il répliqua:

—C'est un pauvre cœur blessé si profondément que ni les soins ni les remèdes n'y feront rien. Elle aime, sa vie entière est dans son amour, et si elle perdait celui qu'elle aime, elle mourrait.

—Ah! fit Mme Samayoux, qui écoutait avec une attention avide, je le devine bien, ce médecin-là! j'en ai vu de pareils. Il peut être brusque, il peut être rude, mais il a une bonne âme.

—Ma foi, repartit M. Constant en riant, voilà longtemps que je le connais, et je ne m'étais pas trop aperçu qu'il avait le cœur tendre; mais de voir la demoiselle blanche et belle sur son lit, ça amollirait un caillou. Voilà donc la famille aux champs, comme vous pensez, après une déclaration pareille. Mme la marquise pleurait comme une fontaine, M. de Saint-Louis mouillait son grand mouchoir, et le colonel lui-même oubliait de tourner ses pouces. Vous verrez tout ce monde-là, c'est des grands seigneurs, mais pas trop fiers.

«Il y a un autre docteur, un docteur en droit, celui-là, ce qui est plus que d'être avocat, et jurisconsulte par-dessus le marché: le plus retors de tous les malins! On lui avait donné l'affaire à examiner comme ami de la famille. Mme la marquise lui a pris les deux mains et lui a dit: «Nous n'avons plus d'espoir qu'en vous.» «Le bonhomme a répondu: «Je n'ai jamais trompé personne, je ne commencerai pas par vous, qui êtes de ma société et de mon amitié. De faire acquitter ce jeune gaillard-là par un jury c'est aussi impossible que de prendre la lune avec les dents. Il y a évidence, on l'a pris la main dans le sac, et son affaire est jugée.»

—Mais alors, s'est écriée Mme la marquise, Valentine va mourir!

Et le colonel a ajouté en s'adressant au docteur en droit:

—Je donnerais bien une pièce de deux ou trois mille louis à celui qui trouverait le moyen de nous tirer de peine.

—Parbleu! a répondu le jurisconsulte, avec de l'argent, on produit des miracles.

—Est-ce qu'on pourrait acheter les juges ou le jury? a demandé la marquise.

Les femmes ne savent pas, c'est sûr, et après tout, si on y mettait le prix... mais n'importe!

Le docteur en droit a répondu:

—Ce n'est pas cela que j'entends, je pensais à une évasion. Si vous aviez vu comme tout le monde a tombé là-dessus!

Car ces bonnes gens-là, malgré leur orgueil et leurs armoiries, ne reculeront devant rien dès qu'il s'agira de sauver la petite demoiselle; vous verrez ça par vous-même.

—Est-ce que vous pensez, demanda Mme Samayoux, qu'ils iraient jusqu'à consentir au mariage?

—Je pense, répondit M. Constant, qu'ils iraient en corps, comme une procession, avec la croix et la bannière, solliciter humblement la main de l'ex-lieutenant.

—Mais je les aime, moi, ces gens-là! s'écria la dompteuse.

—Ah! pour être pris, ils sont bien pris, mais voilà le hic: vous ai-je dit que tout ça se passait dans la chambre voisine de celle où couche mademoiselle Valentine?

—Non. Elle avait tout entendu?

—Juste, et ce fut un coup de théâtre auquel on ne s'attendait pas, je vous en réponds.

Il y avait trois ou quatre jours qu'elle n'avait ni bougé ni parlé, sinon pour prononcer votre nom, ma brave dame, et celui de Maurice, tout doucement, sans presque remuer les lèvres, comme font ceux qui causent en rêvant.

Une mine qui aurait sauté au milieu de la chambre n'aurait pas plus étonné la famille que la voix de Valentine de Villanove s'élevant tout à coup et disant:

—Je ne veux pas!

—Elle parlait à travers la porte? demanda la veuve, dont la voix tremblait.

—Non pas! elle avait descendu de son lit toute seule; toute seule elle avait traversé sa chambre. Elle avait ouvert la porte sans bruit, elle était debout sur le seuil, pâle comme une statue de marbre, et si belle qu'on en restait comme ébloui.

«Elle se tenait droite, elle ne s'appuyait à rien et personne n'eut l'idée d'aller la soutenir, tant elle semblait forte et solide.

—Il me semble que je la vois! murmura la veuve. Oh! pauvre, pauvre Maurice!

—Bien vous faites de plaindre celui-là, car sa vie et sa liberté sont en question.

«—Je ne veux pas! a donc répété la demoiselle, il est innocent, je le jure, devant Dieu! Il a déjà fui une fois parce que les innocents ne savent pas se défendre, quand le hasard les accuse; je ne veux pas qu'il se déshonore en fuyant une seconde fois comme un coupable.

—Tout ça est bel et bon..., commença la dompteuse.

—Attendez, interrompit M. Constant. Vous, vous êtes une personne de bon sens qui savez ce que parler veut dire, mais elle ne possède l'expérience de rien, la pauvre enfant, et en outre elle a son coup de marteau, un fameux!

—Ne peuvent-ils agir sans elle?

—Attendez; voici quelque chose qui va vous étonner plus que tout le reste; ils sont en correspondance...

—Qui donc? balbutia la veuve stupéfaite.

—Les deux tourtereaux.

—Maurice et Valentine! Lui, du fond de sa prison; elle, entourée comme vous me la montrez, malade, privée de raison!...

—Est-ce assez drôle? demanda M. Constant d'un air bonhomme. Comment ça se fait, moi, vous comprenez, je n'en sais rien, mais c'est comme ça, et nous le tenons d'elle-même.

—Il faut donc qu'il y ait dans l'établissement du Dr Samuel des employés qui...

—Sans doute, sans doute, bonne dame, ce ne sont pas des pigeons voyageurs qui portent leurs messages; mais leurs messages vont et viennent, et notre chère malade a formellement déclaré ceci: «À nous deux, nous n'avons qu'un cœur. Tant que je ne voudrai pas, Maurice ne voudra pas.»

Du revers de sa main, Mme Samayoux essuya une grosse larme qui roulait sur sa joue.

—L'homme de loi, reprit M. Constant, a voulu plaider auprès d'elle. Il a démontré clair comme le jour non seulement que Maurice serait pour le moins condamné à perpétuité, mais encore qu'une fois la chose faite il n'y aurait plus à y revenir à cause des difficultés posées par la loi française à la révision des procès criminels. Il a cité Lesurques et bien d'autres, mais rien n'y a fait, parce que la petite avait son idée. J'abrège, maintenant. On l'a recouchée, bien entendu, et le conseil de famille s'est réuni à un autre étage. Là, pendant que la marquise se tordait les mains et que les autres jetaient leur langue aux chiens, le colonel, qui est fin comme l'ambre, a ouvert tout doucement l'avis de vous faire chercher et de vous employer à persuader la petite.

—Ah! fit Mme Samayoux étonnée elle-même du mouvement de défiance qui la prenait.

—Il a semblé que c'était de la manne dans le désert, poursuivit M. Constant; tous ceux qui étaient là avaient saisi maintes fois votre nom sur les lèvres de la chère enfant. On savait en outre de quelle affection vous entourez le lieutenant Maurice Pagès. Séance tenante, on m'a dépêché sur vos traces, qui n'étaient pas des plus aisées à trouver, soit dit sans reproche; mais enfin je vous ai rencontrée, vous voilà suffisamment renseignée sur ce qui se passe là-bas: voulez-vous être l'auxiliaire d'une noble et malheureuse famille qui cherche à sauver son enfant?

La veuve fut quelque temps avant de répondre. Elle songeait.

—Verrai-je Valentine sans témoin? demanda-t-elle enfin.

—Ah! bonne dame, répliqua M. Constant avec effusion, vous ne feriez pas des questions pareilles si vous connaissiez tout ce monde-là! Venez d'abord. Si quelque chose vous chiffonne, exigez des explications sans vous gêner, on vous les donnera. Exigez un tête-à-tête avec la demoiselle, ils s'en iront tous comme des enfants qu'on renvoie. Mais venez, parce que, vous concevez, je ne suis pas le maître, et la famille seule peut vous dire ce que vous aurez à faire quand on vous enverra auprès du lieutenant.

—Je verrais Maurice! s'écria la veuve, dont les deux mains s'appuyèrent d'elles-mêmes contre son cœur.

—Ça va de soi, puisque vous serez notre intermédiaire. Vous demanderez vous-même le laissez-passer, c'est la règle, mais on fera le nécessaire pour que vous n'ayez pas de refus.

Mme Samayoux s'était levée, mais elle jeta un regard hésitant sur le sans-façon excentrique de sa toilette.

—Que cela ne vous arrête pas! dit M. Constant.

La veuve se redressa de toute sa hauteur.

—Vous avez raison, dit-elle, saquédié! je suis ce que je suis. Ceux qui ne font pas de mal n'ont pas de honte. Marchons!

En sortant de la baraque par la porte de derrière, Mme Samayoux ouvrait la bouche pour appeler Échalot, lorsqu'elle aperçut le pauvre diable se promenant de long en large à pas précipités dans la neige et battant des bras pour se réchauffer.

—Garçon, lui dit-elle, vous allez rentrer et garder la baraque.

L'espoir d'Échalot avait été de parler à la dompteuse tout de suite après le départ de M. Constant. La vue de ce dernier qui s'était mis au-devant de la porte et qui nouait autour de son cou son grand cache-nez causa à notre ami un sensible désappointement.

—Est-ce que vous allez sortir à cette heure-ci, patronne? demanda-t-il en s'approchant, par le temps qu'il fait, avec quelqu'un que vous ne connaissez pas?

La dompteuse se mit à rire.

—As-tu peur qu'on ne m'affronte, l'enflé? dit-elle.

—Saperlote! ajouta l'officier de santé, je ne me risquerais pas à ce jeu-là.

Sans y mettre aucune affectation, il barra le passage à Échalot, s'arrangeant toujours de manière à rester entre lui et la veuve.

—Je reviendrai de bonne heure, reprit celle-ci. À mesure que les autres rentreront, qu'ils se couchent, et qu'on ne me brûle pas de chandelle!

Elle prit le bras que lui offrait M. Constant et traversa ainsi toute la largeur de la baraque pour gagner l'autre porte qui donnait du côté de la rue Saint-Denis. Échalot suivait la tête basse.

—Et où allez-vous, patronne? demanda-t-il au moment où elle passait le seuil.

—Si on te le demande, repartit la veuve gaiement, tu répondras que j'ai oublié de te le dire.

—C'est que j'aurais bien voulu vous causer deux mots..., commença Échalot.

Mais le couple s'éloignait déjà rapidement.

—Allons-nous jusqu'au bureau d'omnibus de Saint-Eustache? demanda la dompteuse.

—J'ai la voiture de Mme la marquise, répondit M. Constant, qui s'arrêta devant le coupé.

—Holà, bonhomme! ajouta-t-il en tirant le cocher par son carrick, éveille-toi et mène-nous rondement.

La voiture s'ébranla.

Échalot ne fit qu'un bond jusqu'au tas de paille où le petit Saladin dormait, auprès du lion malade; il prit l'enfant et le fourra tout d'un temps dans sa gibecière, dont il passa la courroie autour de son cou.

—Quand je devrais y perdre ma rate, pensait-il, je vas les suivre. J'ai voué mon existence à Léocadie jusqu'à la mort, sans espoir de lui plaire, et je veux la secourir au milieu de ses dangers, puisque je n'ai pas eu assez d'atout pour saisir l'opportunité de l'avertir.

Quand il arriva de nouveau à la galerie, la voiture avait disparu.

Il descendit les degrés en courant, mais il ne fit pas plus d'une dizaine de pas et s'arrêta pour dire à Saladin, qui hurlait dans la gibecière:

—Tu as raison, quoi! C'est encore une inconséquence que j'ai commise de t'éveiller pour rien. Mais je ne pouvais pas te laisser tout seul entre les pattes de la bête, pas vrai? M. Daniel ne vaut pas cher à cause de sa décrépitude et de ses infirmités, mais il aurait pu avoir une idée de manger un morceau d'enfant, et ça fait frémir rien que d'y penser.

Il se donna un grand coup de poing dans le front.

—Quant à avoir reconnu l'olibrius de l'estaminet de L'Épi-Scié, reprit-il, j'en suis sûr! À ma place, Similor aurait parlé, car il a du toupet, à moins toutefois qu'on ne lui aurait donné la pièce pour se taire. Ah! je suis plus vertueux que lui, mais moins capable, et s'il arrivait malheur à cette infortunée belle femme, ce serait le cas pour moi d'en concevoir un regret éternel!

Il rentra dans la baraque et s'assit sur la paille, n'essayant même plus de calmer son petit Saladin, qui s'égosillait dans la gibecière.

Pendant cela, le cocher que nous avons vu tressaillir au nom de Giovan-Battista poussait son beau cheval noir sur le pavé assourdi par la neige.

Au sortir des ruelles qui s'embrouillaient encore alors autour des halles, il prit la rue Saint-Honoré et gagna la place de la Concorde.

Il n'était pas plus de cinq heures du soir, mais la nuit enveloppait déjà Paris, que le mauvais temps faisait désert.

Le coupé de Mme la marquise s'engagea dans l'avenue des Champs-Elysées, qu'il monta au grand trot jusqu'à la rue de Chaillot; là il tourna sur la gauche et redescendit vers la Seine pour gagner ce quartier, si radicalement transformé depuis lors, qui confinait à la montagne du Trocadéro et sortait de Paris par la barrière des Batailles.

La maison de santé du Dr Samuel était située dans l'enceinte de la ville, mais elle respirait déjà le grand air de la campagne; elle pendait sur ces deux bosquets solitaires qui séparaient alors la rampe de Chaillot du pont d'Iéna. Elle avait vue d'un côté sur le Champ-de-Mars, de l'autre sur les buttes abruptes du Trocadéro, et entre deux, par-dessus les sinuosités de la Seine, elle voyait les arbres de Passy, prolongés par les forts de Clamart et de Meudon.

C'était un grand et bel établissement, fondé depuis peu, mais auquel la vogue était venue tout de suite.

On pouvait attribuer sans doute ce succès rapidement fait au talent du Dr Samuel; les jaloux, cependant, ajoutaient que ce succès était dû, pour la plus grande part, aux nombreuses et puissantes relations du savant médecin.

Les jaloux disaient encore, mais tout bas et sans pouvoir appuyer leurs affirmations sur des preuves positives, que le Dr Samuel, parti d'une position infime, avait grandi tout à coup en poussant au-delà des bornes permises les complaisances professionnelles.

Il s'était concilié ainsi de hautes gratitudes et ses protecteurs étaient en quelque sorte des complices.

Mais personne n'ignore que Paris, tout en méprisant la province, partage abondamment les vices étroits et les petitesses envieuses attribués aux provinciaux. Paris regarde presque toujours d'un œil mauvais les fortunes trop rapides et les réussites trop éclatantes.

On a supprimé, il est vrai, le bûcher qui brûlait au Moyen Age les sorciers, c'est-à-dire les forts, pour le plus grand contentement de ceux qui jamais ne peuvent être accusés d'inventer la poudre.

On ne lapide plus les penseurs victorieux sous prétexte du pacte qu'ils ont pu signer avec Satan, mais pierres et fagots ont été avantageusement remplacés par la calomnie, hydre qui ne semble avoir perdu aucun croc de sa mâchoire, aucune goutte de son venin depuis le temps de Beaumarchais.

Aussi les honnêtes gens fuient-ils à son approche en se bouchant les oreilles, et il arrive cette chose douloureuse que nombre de coquins se faufilent dans le monde à la faveur du discrédit où est tombé le cri de haro.

La maison du Dr Samuel se composait de trois parties distinctes, sans compter le pavillon tout neuf et fort bien entendu comme confort où il faisait son domicile privé.

Il y avait le quartier des aliénés, le quartier des malades ordinaires et le quartier des pauvres, appelé l'hospice.

Tout était gratuit dans ce dernier asile où le colonel Bozzo-Corona, si célèbre par sa philanthropie éclairée, et M. de Saint-Louis (Louis XVII), son illustre ami, avaient fondé chacun quatre lits qu'ils entretenaient de leurs deniers personnels.

La principale entrée de la maison Samuel se trouvait obstruée par de grands travaux de reconstruction. La voiture, contenant M. Constant et sa compagne, s'arrêta devant la porte de l'hospice, qui s'ouvrait sur le bouquet d'arbres longeant le chemin des Batailles.

Pendant toute la route, l'officier de santé s'était montré galant, bon enfant et presque facétieux; l'esprit qu'il avait était tout à fait à la portée des goûts et des habitudes de la veuve.

Quand la voiture s'arrêta, il y avait entre eux un certain degré de familiarité amicale.

La brave femme gardait bien pour un peu sa tristesse, ses craintes et même une certaine défiance, inspirée par l'aventure dans laquelle on l'engageait; elle était en effet d'un monde où l'imagination pousse au noir tout de suite, nourrie qu'elle est de drames violents et de sanglantes légendes.

Mais, d'un autre côté, rien ne console, rien n'encourage comme l'action.

Toute créature humaine aime à jouer un rôle, et chez les femmes ce goût grandit volontiers jusqu'à la passion.

Léocadie était femme, malgré sa formidable carrure et le talent qu'elle avait de porter des poids de cent livres à bout de bras.

Elle se disait, tout en écoutant les verbeuses explications de son compagnon, qui ne tarissait pas:

—C'est un fier numéro qui est sorti aujourd'hui pour moi de la roue! Le bandeau que j'avais sur les yeux est déchiré et je vois clair à choisir ma route. Je voulais savoir, je sais; si je veux en apprendre davantage, je n'ai qu'à parler, on me répondra, et de plus, au lieu de me fatiguer toute seule au fond d'un trou, sans protections ni connaissances, je vais avoir pour moi toute une société de gens calés qu'on écoute quand ils parlent et qui ont le bras long!

—Eh bien! quoi, ajoutait-elle en elle-même, répondant à quelque vague objection de son bon sens naturel, c'est drôle qu'ils sont venus à moi, je ne dis pas non, mais ça dépend du caprice de ma pauvre Fleurette, qui s'est souvenue du temps où elle n'était pas encore mademoiselle Valentine et qui a confiance dans le bon cœur de maman Léo. Elle sait bien, celle-là, que je ne reculerais pas devant mille morts quand il s'agit de notre Maurice! et puis, je n'ai pas mes yeux dans ma poche, peut-être! Si je vois quelque chose de louche dans tout ça, c'est à moi de regarder où je mettrai le pied.

Le concierge de l'hospice les reçut à la porte et dit à M. Constant:

—On est déjà venu bien des fois du grand pavillon voir si vous étiez arrivés.

—Je ne me suis pourtant pas amusé en chemin, répondit l'officier de santé. La demoiselle n'est pas plus mal?

—Toujours la même.

M. Constant fit entrer sa compagne sous une voûte longue et d'aspect triste, quoiqu'elle fût évidemment toute neuve.

En passant devant la loge, la veuve y jeta un regard.

Dans la loge il y avait trois ou quatre personnes, infirmiers peut-être ou domestiques, qui se chauffaient autour d'un grand poêle de fonte.

Un seul homme était assis au milieu de la chambre, les coudes sur la table, juste au-dessous de la lampe qui pendait au plafond.

Sa casquette, d'où s'échappaient des cheveux hérissés, cachait à demi son visage, mais la lumière éclairait vivement ses membres athlétiques et l'énorme envergure de ses épaules.

À la vue de cet homme, Mme Samayoux fit un mouvement, et M. Constant le sentit, car il tourna la tête avec vivacité.

—Bonsoir, Roblot! dit-il en continuant son chemin.

Roblot était sans doute le nom de l'athlète qui ne bougea ni ne répondit.

—Est-ce l'homme à la casquette que vous appelez Roblot? demanda la dompteuse.

—Oui, répondit M. Constant, est-ce que vous le connaissez? J'ai toujours eu l'idée qu'il avait bien pu être hercule en foire. C'est un taureau que ce chrétien-là!

—Je ne connais pas ce nom de Roblot, répondit la veuve, et j'avais cru remettre un homme qui s'appelle autrement que cela.

Ils avaient traversé la voûte et pénétraient dans une cour entourée de bâtiments tout neufs comme la voûte elle-même.

—C'est ennuyeux, les réparations, reprit l'officier de santé; si la grande entrée avait été libre, vous auriez vu qu'on arrive au pavillon de M. le docteur par un chemin aussi beau que le vestibule des Tuileries, mais nous allons être forcés de marcher dans la neige.

—Oh! fit la veuve, je ne suis pas douillette. Est-ce que ce Roblot est un des employés de la maison?

—Non, c'est un de nos convalescents de l'hospice. Quand ils commencent à aller mieux, on leur laisse beaucoup de liberté et ils en profitent pour fréquenter la conciergerie. Vous concevrez qu'à l'hospice nous n'avons pas des ducs et des marquis. À l'établissement payant, c'est différent; quand il fait beau et que notre société se promène dans les jardins, on dirait un coin du bois de Boulogne.

Une porte située en face de la première entrée fut ouverte et donna accès dans un vestibule que M. Constant traversa sans s'arrêter.

Au-delà, c'était un jardin assez vaste et tout plein de grands arbres couverts de neige.

—Voilà l'établissement, dit M. Constant, qui montra, à droite et à gauche, deux corps de logis éclairés. Ici les malades ordinaires et là les aliénés; nous n'allons ni ici, ni là; vous savez, la demoiselle est au bout, dans le grand pavillon.

Ils suivirent un chemin où la neige était balayée avec soin et parvinrent à une maison de belle apparence, dont le perron, tourné vers le midi, dominait tout le paysage parisien.

M. Constant sonna et ce fut Victoire, la femme de chambre de Valentine, qui ouvrit.

—Dieu merci! dit-elle, voici assez longtemps qu'on s'impatiente!

Puis elle ajouta avec une curiosité qui n'était pas exempte d'impertinence:

—C'est là la personne?

—Oui, ma fille, répondit l'officier de santé, c'est une personne qui n'a besoin ni de vous ni de moi et qui a droit à votre politesse. Allez nous annoncer tout de suite.

Victoire fit une révérence moqueuse et disparut. Mme Samayoux s'étonna de rester toute déconcertée.

—Qu'est-ce que ça va donc être quand je serai en présence des dames et des messieurs, murmura-t-elle naïvement, puisque la chambrière me fait peur?

—Il n'y a pas insolent comme les valets, répondit M. Constant, qui jouait supérieurement l'indignation. Pour un peu, je la ferais flanquer à la porte. Avec les maîtres ça ne se ressemblera plus, et vous allez voir comme on va vous mettre à votre aise.

—Mme veuve Samayoux peut entrer, dit en ce moment Victoire, qui revenait.

Maman Léo se sentit prise d'un véritable tremblement.

Son négligé de première dompteuse, élégant et cossu, lui semblait, à cette heure, quelque chose de monstrueux et la brûlait comme si c'eût été la robe de Nessus.

Elle fit cependant sur elle-même un effort vaillant et marcha la première, suivie de près par M. Constant, qui échangea avec la soubrette un regard de railleuse intelligence.


X

La folie de Valentine

C'était une grande et belle chambre meublée d'une façon sévère comme doit l'être la retraite d'un savant médecin. Un bon feu brillait dans la cheminée, dont la tablette supportait deux lampes recouvertes de leurs abat-jour.

Il ne faut pas trop de lumière dans la chambre d'une malade; Valentine était couchée, dans le propre lit du docteur, au fond d'une alcôve défendue par des draperies qu'on avait laissé tomber à demi.

Au moment où Victoire avait annoncé l'arrivée de Mme Samayoux, tout le monde était réuni autour du foyer; j'entends tous ceux qui portaient à Mlle de Villanove un intérêt si vif et si constant. Il y avait là les hôtes principaux de l'hôtel d'Ornans: Mme la marquise, le prince qu'on appelait M. de Saint-Louis et même le colonel Bozzo, malgré l'état précaire de sa santé, sérieusement attaquée depuis quelques semaines.

La belle comtesse Francesca Corona, qui ne le quittait jamais et lui servait d'Antigone, était assise auprès de lui sur la causeuse la plus rapprochée du foyer.

L'autre coin du feu était occupé par le prince et la marquise.

Cette dernière causait tout bas avec le Dr Samuel, assisté d'un autre personnage qui n'avait point ses entrées jadis à l'hôtel d'Ornans, mais qu'on avait admis depuis peu dans l'intimité de la famille sur sa grande réputation de jurisconsulte, certifiée à la fois par le colonel Bozzo, par M. de Saint-Louis et par le Dr Samuel.

Il ne faut point oublier que les amis de Valentine avaient besoin d'un conseil judiciaire compétent presque autant que d'un habile médecin. Deux menaces étaient suspendues sur la tête de cette chère jeune fille, entourée d'amis si dévoués, et la plus cruelle des deux menaces n'était peut-être pas la maladie.

Le Dr Samuel, en qui tout le monde avait confiance, avait dit en effet: «Si elle perd celui qu'elle aime, elle mourra.»

C'était précis comme un arrêt.

Le personnage dont nous parlons n'est pas tout à fait un inconnu pour le docteur; il nous fut présenté jadis à l'hôtel de la rue Thérèse, chez le colonel Bozzo-Corona, sous le nom du «docteur en droit».

Il s'appelait M. Portai-Girard, et c'était lui qui, après un examen approfondi de la situation de Maurice, avait prononcé en quelque sorte une sentence prophétique en déclarant que le jeune lieutenant de spahis ne pouvait pas être acquitté.

C'était lui, en outre, qui avait ouvert l'avis d'une évasion à tenter. Cet expédient, qui est le plus extra-judiciaire de tous, n'est pas mis en avant d'ordinaire par les jurisconsultes, mais de même que les médecins trop savants deviennent fréquemment sceptiques à l'endroit de la médecine, de même les adeptes qui sont descendus tout au fond des secrets de la jurisprudence se sentent pris souvent d'un douloureux et terrible dédain pour la justice humaine.

On dirait qu'en toutes choses la science est l'ennemie de la foi.

Ici, d'ailleurs, à vrai dire, la loi n'était pas en cause, non plus que la valeur morale de ceux qui sont chargés de l'appliquer.

M. Portai-Girard, consulté par une famille en détresse qui lui disait: «Nous voulons sauver le lieutenant Maurice et nous ne voulons que cela», ne prenait point la peine d'avoir un avis sur le fond même de la question, c'est-à-dire sur la culpabilité ou sur l'innocence de l'accusé.

Il raisonnait au point de vue du problème qu'on lui avait donné à résoudre, le salut de Maurice, et il disait avec une grande apparence de vérité: «Qu'il soit innocent ou coupable, la situation est la même puisque les apparences l'écrasent; les juges le condamneront, les juges ne peuvent pas ne point le condamner; il n'y a personne ici qui ne le condamnât s'il était juge. En conséquence, puisque votre nécessité est de le sauver, il faut agir en dehors des juges et même contre les juges.»

La logique de ce docteur en droit en valait bien une autre.

Nous avons dit que maman Léo avait repris toute sa vaillance au moment d'affronter pour la première fois de sa vie l'entrée d'un salon du grand monde. Malgré l'habitude qu'elle avait, selon le dire de son enseigne, d'être accueillie avec la plus haute distinction par les principales cours de l'Europe, il lui avait fallu un grand effort sur elle-même pour dompter son embarras préalable, et nous devons ajouter que son audace factice était plutôt une réaction contre l'insolence de Mlle Victoire.

En traversant l'antichambre, elle achevait de s'aguerrir et se représentait toutes ces vieilles et nobles têtes, rangées en demi-cercle autour du lit de Valentine, immobile et raide entre ses draps, comme une princesse des salons de cire.

—Je ne baisserai pas les yeux devant eux, pensait-elle, je ne leur dois rien, pas vrai? et il y en a au moins deux que je connais pour les avoir vus à la baraque. J'irai tout droit à la chérie et je l'embrasserai en disant: «La voilà, maman Léo, elle est là pour un coup, et ceux qui voudraient te faire du chagrin trouveront désormais à qui causer!»

Comme elle arrivait à la porte, M. Constant la dépassa vivement, ouvrit et dit à voix basse:

—Madame veuve Samayoux!

Puis il s'effaça, et la dompteuse se trouva sur le seuil, non point en face d'un orgueilleux cénacle, composé de gens assis et fixant sur elle des regards hautains, mais bien vis-à-vis d'une vieille dame en cheveux blancs, à l'air doux et triste, qui avait fait plusieurs pas à sa rencontre.

Derrière cette bonne dame, les autres membres de la famille étaient debout, dans l'attitude qu'on garde quand on vient de se lever pour faire honneur à un nouvel arrivant.

Personne n'était resté assis, pas même le colonel Bozzo, que la veuve reconnut, blême et presque tremblant, appuyé sur l'épaule de la comtesse Corona, pas même le prince, que la veuve devina du premier coup d'œil et à qui son imagination prêta tout de suite un aspect auguste.

Elle ne s'attendait pas à cela, et toute son audace tomba devant la simplicité solennelle de cet accueil.

—Nous vous remercions d'être venue, madame, lui dit la marquise. Quand je vous vis autrefois, nous étions tous bien joyeux, et je croyais emporter de chez vous le bonheur de ma maison. Il en a été ainsi pendant près de deux années, la chère enfant que nous vous devons nous a donné bien des jours de consolation et de joie; mais à présent, le malheur a frappé à notre porte, un malheur horrible dont vous avez entendu parler sans doute, et nous n'avons plus d'espoir qu'en vous.

—Tout ce que je pourrai faire..., balbutia la dompteuse en essayant une maladroite révérence.

Tout le monde répondit aussitôt à son salut, ce qui mit le comble au malaise qu'elle éprouvait.

—Constant, dit le colonel, approchez un fauteuil à Mme Samayoux, car je suis obligé de m'asseoir. Mes pauvres jambes sont bien faibles.

M. Constant, qui avait ici presque l'air d'un domestique, se hâta d'obéir, pendant que la comtesse Corona aidait son aïeul à reprendre position dans sa bergère.

—Nous vous attendions avec grande impatience, poursuivit la marquise; la pauvre chère enfant prononce bien souvent votre nom, et c'est le seul... avec un autre...

Elle s'arrêta; ses yeux étaient mouillés.

La veuve sentit que ses paupières la brillaient, car elle était profondément attendrie, et ses soupçons, si jamais elle avait éprouvé rien qu'on puisse appeler soupçon, s'évanouissaient comme des rêves.

—On dirait, acheva la marquise en essuyant ses paupières rougies par les larmes, qu'elle a oublié tout le reste, et pourtant ceux qui sont ici l'aiment bien, allez, ma bonne madame Samayoux!

Au lieu de s'asseoir, la dompteuse demanda, en désignant du doigt l'alcôve:

—Est-ce qu'elle est là?

Ce ne fut point la marquise qui répondit.

Une voix se fit entendre derrière les rideaux et appela:

—Léo! ma chère maman Léo!

La dompteuse bondit aussitôt vers l'alcôve, où elle pénétra, et l'instant d'après Valentine était dans ses bras.

La marquise avait repris son siège en levant les yeux au ciel.

Le colonel Bozzo eut une petite quinte de toux pendant laquelle la comtesse Corona lui frappa doucement dans le dos, comme on fait aux enfants qui ont la coqueluche.

Derrière les rideaux de l'alcôve, on entendait la forte voix de la dompteuse, adoucie jusqu'au murmure et qui disait:

—Fleurette, ma petite Fleurette chérie, nous le sauverons ou j'y laisserai ma peau!

Le colonel ouvrit sa bonbonnière pour y prendre une tablette de pâte Regnault et dit au docteur:

—Ce rhume est tenace et me fatigue, il faudra que nous prenions une consultation sérieuse, car je ne voudrais pas m'en aller à près de cent ans comme une petite Anglaise poitrinaire, ah! mais non!

—Ce n'est rien, répliqua Samuel, je garantis vos poumons, ils sont d'acier.

Un sourire vint aux lèvres de M. Constant, qui restait debout près de la porte, parce que personne ne lui avait dit de s'asseoir.

—Mme Samayoux, demanda la marquise en s'adressant à lui justement, sait-elle ce que nous attendons de son obligeance?

—À peu près, répondit l'officier de santé, je lui ai expliqué la chose de mon mieux.

La marquise se pencha vers M. de Saint-Louis et ajouta tout bas:

—Pour une chose aussi délicate, j'aurais préféré M. le baron de la Périère, mais on ne le voit plus.

—C'est vrai, dit le prince, que devient-il donc, ce cher baron?

M. Constant avait les yeux fixés sur le colonel, qui lui envoya un regard souriant.

—M. de la Périère s'occupe de vous, chère bonne amie, dit-il; vous le verrez peut-être ce soir, peut-être demain, et vous regretterez d'avoir pu penser qu'il abandonnait ses amis dans le malheur.

Il fit en même temps un signe imperceptible pour les autres, mais que M. Constant sut traduire sans doute, car M. Constant disparut aussitôt.

Le silence régna autour du foyer.

Il est permis de penser que chacun dans le cercle désirait entendre ce qui se disait au fond de l'alcôve.

Mais aucun bruit de voix ne dépassait plus les rideaux.

Mme Samayoux avait les lèvres appuyées sur le front de Valentine, qui murmurait à son oreille:

—Ce Constant est-il encore là?

—Non, répondit la veuve après s'être penchée pour regarder dans le salon.

—Taisons-nous! fit Valentine.

Son doigt montra le fond de l'alcôve, tandis qu'elle ajoutait:

—Il doit être là aux écoutes.

—Comment! fit la veuve, là ce n'est donc pas un mur, derrière les rideaux?

—Chère mère, dit-elle, en élevant la voix, venez!

Mme la marquise d'Ornans se leva aussitôt et traversa la chambre, leste comme une jeune fille.

—Il y avait bien longtemps que tu ne m'avais appelée, chérie, fit-elle avec émotion.

Sa voix tremblait de plaisir. Elle ajouta en se tournant vers la veuve, dont elle serra les deux mains avec effusion:

—C'est à vous que je dois cela. Du fond du cœur, je vous remercie.

—Comme elle est aimée! murmura la comtesse Corona.

Le colonel lui prit la tête et la baisa au front.

Pendant qu'elle était en quelque sorte aveuglée par cette caresse, les quatre hommes qui restaient seuls autour du foyer échangèrent un étrange et rapide regard.

Les yeux du prince, ceux du docteur en droit, et ceux de Samuel exprimaient de l'inquiétude. Dans ceux du colonel, il y avait un froid dédain.

Valentine avait attiré la marquise jusqu'à son chevet. La veuve, qui s'était retirée un peu de côté et dont les yeux s'habituaient à l'obscurité relative produite par les draperies de l'alcôve, se mit à regarder la jeune fille.

C'était peut-être la fièvre, mais il y avait des couleurs aux joues de Valentine; son regard brillait extraordinairement; elle était si belle, que la pauvre Léocadie pensait:

—Il n'y a qu'elle pour lui comme il n'y a que lui pour elle, et ce n'est pas possible que Dieu ait le cœur de séparer ces deux amours-là!

—Je voudrais vous demander une chose, bonne mère, dit en ce moment Valentine à la marquise.

—Tu as donc des secrets, méchante? fit la vieille dame d'un ton plein de caresse.

—Dites-leur de s'en aller, répliqua Valentine avec une impatience soudaine que rien ne motivait, ils me gênent! je ne les aime pas! je n'aime que vous et maman Léo.

Cette dernière éprouva une espèce de choc en écoutant ces paroles, qui étaient d'une enfant ou d'une folle.

La marquise embrassa Valentine sans répondre et dit en passant près de la veuve:

—Elle est bien mieux qu'hier; si vous l'aviez entendue dans les commencements! sa raison se remet à vue d'œil.

—Allons, messieurs, reprit-elle en rentrant dans la chambre, nous sommes de trop ici et nous n'aurions pas dû attendre qu'on nous priât de sortir. Donnez-moi votre bras, prince, et allons prendre le thé au salon.

Il n'y eut pas une seule objection. Tout le monde se leva en souriant, et le colonel, qui sortait le dernier, appuyé au bras de Francesca Corona, dit:

—Savez-vous que ma petite Fanchette a raison d'être jalouse? Nous l'aimons trop, cette enfant-là!

—Et je l'aime comme tout le monde, ajouta la comtesse.

—Venez, fit la marquise; quand elles vont avoir fini, nous reprendrons la bonne Mme Samayoux en sous-œuvre, et je suis bien sûre qu'elle fera tout ce que nous voudrons.

—Nous voilà seules, dit la veuve au moment où la porte se fermait. Elle allait parler encore, mais Valentine lui mit la main sur la bouche.

Puis, tout à coup, elle rejeta sa couverture d'un mouvement violent, et sauta hors du lit en riant à gorge déployée.

La dompteuse, stupéfaite, voulut la saisir dans ses bras, mais Valentine s'échappa vers le foyer en disant:

—J'ai froid et mon frère est mort, il faut que j'aille à son enterrement.

Elle s'accroupit près du feu et chauffa ses pieds nus.

Mme Samayoux resta un instant immobile sous le coup de son angoisse. Toute idée de folie s'était en effet effacée dans son esprit au premier aspect de Valentine si calme; maintenant elle se souvint de ce que lui avait dit M. Constant.

Valentine, en se retournant à demi, secoua les beaux cheveux qui tombaient sur ses épaules.

—Viens, dit-elle, avec un sourire d'enfant, viens te chauffer aussi, nous parlerons de mes noces.


XI

En dormant

Mme Samayoux avait enveloppé Valentine dans un manteau de nuit pour l'asseoir à la place même occupée naguère par le colonel.

Les petits pieds de la jeune fille sortaient seuls des plis de l'étoffe et semblaient chercher la chaleur du foyer.

—Tu es comme les autres, disait-elle d'un ton insouciant et doux, tu ne veux pas croire que j'avais un frère, mais moi je me souviens bien d'une nuit terrible... et quand je pense à cette nuit-là, c'est comme si on me racontait une histoire de brigands!

Elle baissa la voix tout à coup pour ajouter rapidement:

—Ils sont difficiles à tromper, prends garde!

La dompteuse ouvrit de grands yeux; elle ne savait que croire.

—Qu'est-ce que Maurice t'a dit pour moi? demanda tout haut Valentine.

—Je n'ai pas vu Maurice, répondit Mme Samayoux.

—Quoi! vraiment! tu l'aimais pourtant bien autrefois!

—Ce matin encore, j'ignorais tout, reprit la veuve, et je me demande à moi-même comment cela se fait. C'est seulement ce matin qu'on a raconté devant moi cette horrible aventure.

Valentine l'interrompit pour dire d'un ton important:

—Mon frère était riche, et j'aurai une très belle fortune.

Leurs regards se rencontrèrent, et certes, c'était dans les yeux de la veuve qu'on aurait pu découvrir des symptômes de folie. Elle passa la main sur son front où il y avait de la sueur. Valentine reprit:

—Embrasse-moi, maman Léo, nous irons le voir ensemble. Est-ce qu'on peut se marier dans une prison?

La dompteuse sentit qu'on glissait un papier dans sa main. En même temps la voix de la jeune fille murmura à son oreille:

—Dans l'alcôve, si bas que j'eusse parlé, on m'aurait entendue. Ils sont là derrière le rideau.

—Qui donc? balbutia la veuve.

—Ceux qui ont tué Remy d'Arx: les Habits Noirs!

La veuve tressaillit de la tête aux pieds; mais Valentine lui jeta ses bras autour du cou en riant bruyamment.

Et comme la pauvre maman Léo restait toute bouleversée, la jeune fille ajouta dans un baiser:

—Vous oubliez votre rôle, parlez-moi donc de l'évasion; ils vous guettent!

La dompteuse n'aurait pas été plus complètement étourdie si on lui eût rendu sur le crâne le coup de boulet ramé qui avait fait la fin de Jean-Paul Samayoux, son mari.

Elle essaya pourtant et dit comme au hasard, répétant à son insu les propres paroles de M. Constant:

—Il n'y a pas de serrure dont on n'achète la clef avec de l'argent; tout le monde est riche ici et tout le monde a bonne volonté de mettre la main à la poche. On m'a dit comme ça qu'il n'y avait que toi, fillette, pour s'opposer à la délivrance de Maurice.

Valentine se renversa en arrière et prit une attitude de profonde réflexion.

—Penses-tu qu'on puisse condamner un innocent? murmura-t-elle; et tu sais bien qu'il est innocent, n'est-ce pas?

—Si je le sais! répliqua Mme Samayoux: quand il y aurait cent millions de juges pour dire le contraire, je crierais encore qu'il est innocent! Mais ça n'empêcherait pas un malheur, vois-tu, fillette? parce que les juges sont les maîtres. Et on en a tant vu qui étaient blancs comme neige, porter leur pauvre tête sur l'échafaud! Voyons, il faut te faire une raison: quand Maurice sera libre, vous irez en Angleterre ou en Espagne, ou même plus loin, et vous vous marierez ensemble.

—Et viendras-tu avec nous, toi, maman? demanda la jeune fille.

—Certes, si vous voulez de moi.

Valentine se leva d'un mouvement plein de pétulance et fit quelques pas dans la chambre.

—Je suis bien faible! dit-elle.

Puis s'arrêtant devant la glace qui était sur la cheminée, elle ajouta:

—Je suis bien pâle!

Puis encore, avec un frisson qui secoua ses membres, en mettant un cercle noir autour de ses yeux:

—Maurice est peut-être plus pâle que moi!

Elle revint s'asseoir, mais au lieu de s'appuyer désormais au dossier du fauteuil, elle mit sa tête sur l'épaule de la veuve, de façon à ce que son visage fût masqué pour un regard venant de l'alcôve.

—Je vais dormir ainsi, dit-elle, veux-tu?

—Je veux bien, répondit la veuve, qui reprenait quelque sang-froid et entrait peu à peu dans son rôle, mais pourquoi ne pas te remettre au lit?

—Ceci est bien, murmura Valentine tout bas, continue.

Elle ajouta tout haut:

—Parce que je suis mieux comme cela; il me semble que tu me gardes.

—Tu as donc peur, chérie?

—Quelquefois, oui... je revois mon frère... Oh! comme je l'aurais aimé!... et mon père... tous deux livides, tous deux morts... J'ai sommeil, bonsoir!

Dans la position qu'elle avait prise, sa bouche était tout contre l'oreille de Mme Samayoux.

—Maintenant, ne me répondez plus, dit-elle, si bas que la dompteuse avait peine à l'entendre. Si vous restez bien immobile, comme il faut faire pour ne point éveiller une pauvre folle qui dort, cet homme ne se doutera même pas que je vous parle à l'oreille. Avez-vous bien serré le papier que je vous ai donné? Vous le lirez quand vous serez seule. Je ne suis pas folle, vous l'avez déjà deviné, et ce ne sont pas les juges qui menacent notre Maurice le plus terriblement. J'ai vu Maurice dans sa prison.

Ici la dompteuse laissa échapper un si brusque mouvement, que Valentine fit comme si elle s'éveillait en sursaut.

—Qu'as-tu donc? demanda-t-elle, à voix haute. J'étais déjà embarquée dans un beau rêve, le rêve que j'ai toujours dès que je m'endors.

—Moi, répliqua la veuve avec à-propos cette fois, c'était tout le contraire, je m'étais endormie aussi et j'avais un mauvais rêve.

—Si le mien pouvait seulement revenir! murmura Valentine reposant de nouveau sa tête charmante sur l'épaule de Mme Samayoux.

—Vous voyez, reprit-elle bien bas, tandis que son attitude abandonnée feignait encore une fois le sommeil, vous ne m'avez pas obéi. Quoi que je dise, désormais gardez votre calme; il est nécessaire que vous sachiez tout. Maurice m'avait écrit pour me demander du poison, car la mort infamante lui fait peur, et j'ai été le voir pour lui porter le poison qu'il m'avait demandé.

Elle s'interrompit, ajoutant d'un ton paresseux et de manière à être entendue par l'espion qui, selon elle, était aux écoutes:

—J'ai de la peine à me rendormir, parce que tu m'as éveillée en frayeur.

—Vous le voyez, poursuivit-elle de cette voix murmurante qui certes ne pouvait aller jusqu'à l'alcôve, j'ai toute ma présence d'esprit, et Dieu sait qu'elle n'est pas de trop pour combattre l'épouvantable danger qui nous entoure! Si j'ai pu quitter cette demeure et pénétrer dans la prison de la Force, où Maurice a été transféré depuis quelques jours, c'est que mes geôliers, à moi qui suis aussi prisonnière, ont favorisé mon dessein. Je ne pourrais prouver cela, mais j'en suis sûre. Nous jouons, eux et moi, une partie étrange, une partie mortelle; ils sont nombreux, ils sont rusés comme des démons, et moi je suis toute seule, et moi je ne suis qu'une pauvre enfant ignorante de la vie. Mais Dieu peut-il être pour le mal contre le bien? L'espoir me reste, je garde mon courage, parce que j'ai confiance en la bonté de Dieu.

Elle se sentit pressée contre le cœur de la dompteuse qui battait à se rompre.

—Oui, reprit-elle, je vous comprends, bonne Léo, j'ai tort de parler d'abandon puisque vous êtes là; mais c'est précisément la bonté de Dieu qui vous envoie, et jusqu'à l'heure où nous sommes, je peux bien dire que j'étais seule. Ne m'interrogez pas, je sais ce que vous voulez me demander: les gens qui m'entourent sont de deux sortes, et certes, Mme la marquise d'Ornans, qui pendant deux années m'a servi de mère, a pour moi l'affection la plus dévouée. Elle n'est pas complice, elle est victime, car le fils unique qui devait perpétuer son nom est couché au fond d'une tombe. Il y a une autre personne encore qui ne sait rien de leurs secrets, c'est cette pauvre belle créature: Francesca Corona. Je ne sais pas quel délai on leur donnera, ni combien de jours leur seront accordés, mais croyez-moi, elles sont toutes les deux condamnées comme moi, comme Maurice, comme vous-même.

Cette fois la veuve n'eut point de frisson. Elle ne tremblait jamais quand la menace ne s'adressait qu'à elle.

À son tour, elle put sentir l'étreinte du bras frêle et gracieux qui entourait son cou.

Elle sourit sans parler.

—Oh! vous êtes brave, bonne Léo, continua Valentine, et c'est vous qui nous sauverez, s'il est possible de lutter contre l'infernale puissance de ces hommes! Je vais vous dire maintenant comment je reçus la lettre de Maurice et comment il me fut possible, non seulement de sortir de ma prison, mais encore de pénétrer dans la sienne.


XII

Aux écoutes

Valentine ne se trompait point. Derrière les rideaux de l'alcôve, il y avait une porte ouverte; près de cette porte, qui donnait dans un cabinet obscur, un homme était debout et se penchait en avant pour approcher ses yeux de quelques trous imperceptibles qui perçaient la draperie à différentes hauteurs.

À la lueur vague que les lampes envoyaient à travers l'étoffe, nous aurions pu distinguer les traits et la tournure de cet homme, et notre première pensée eût été d'hésiter entre deux noms: il était en effet dans la position d'un comédien qu'on surprendrait à l'heure de la métamorphose quand il quitte un travestissement pour en revêtir un autre.

L'homme gardait le costume que M. Constant portait tout à l'heure; mais il avait déjà le visage et les cheveux de ce Protée bourgeois que nous vîmes un soir changer de peau dans le coupé conduit par Giovan-Battista, ce coupé où Toulonnais-l'Amitié était entré avec sa houppelande à larges manches et ses bottes fourrées, mais d'où sortit un élégant cavalier en escarpins vernis, en habit noir et en gants blancs, qui se fit annoncer à l'hôtel d'Ornans sous le nom du baron de la Périère.

De l'endroit où il était, notre homme voyait parfaitement le groupe formé par la dompteuse et Valentine, auprès du foyer; seulement il ne pouvait plus rien entendre. Il se disait, dans sa mauvaise humeur:

—Le vieux baisse! il baisse à faire pitié! le plaisir qu'il éprouve à tendre des toiles d'araignée devient une maladie, et nous nous réveillerons un matin avec le cou pris dans nos propres lacets. À quoi bon tout cela, puisque le lieutenant demandait du poison et que personne ne crie gare quand on trouve le corps d'une folle qui a profité du sommeil de ses gardiens pour se jeter tête première par la fenêtre? J'ai encore obéi aujourd'hui, j'ai été chercher cette bonne femme dont la présence est un danger de plus, parce que désobéir, chez nous, c'est risquer sa vie; mais ce soir, j'ai idée que tout sera fini, les autres sont du même avis que moi, le vieux a fait son temps, place aux jeunes!

Ce fut en ce moment que la veuve tressaillit pour la première fois en apprenant que Valentine avait vu Maurice.

La jeune fille, à la vérité, pallia ce mouvement en faisant semblant de s'éveiller en sursaut, mais Lecoq était un terrible observateur.

—J'en étais sûr! pensa-t-il, on se moque de nous, et nous y aidons tant que nous pouvons. La petite n'est pas plus folle que moi, elle joue son rôle en perfection, et la voilà commodément établie là-bas à raconter une histoire qui nous force à tordre un cou de plus, car la bonne femme, en sortant d'ici, saura notre secret.

Son regard se fixa plus aigu sur le groupe, qui avait repris son immobilité.

Il guetta ainsi longtemps.

On peut dire que la veuve et Valentine ne donnaient plus signe de vie. Lecoq, qui voyait par-derrière les belles masses des cheveux de Valentine éparses sur l'épaule de la dompteuse, en vint à douter de sa première impression.

—La grosse est bonne comme du gâteau, se dit-il, et après tout, l'enfant a reçu un fier coup de maillet! En tout cas, le plus sûr est d'ouvrir l'œil. Qui vivra verra, et j'ai idée que ce ne sera pas le colonel.

Valentine, cependant, continuait de parler à l'oreille de maman Léo, et disait:

—Ce fut un matin, en m'éveillant, que je sentis quelque chose dans mon sein. J'y portai la main et j'en retirai la lettre de Maurice. J'étais seule, je pus la lire tout de suite.

«Ce fut ce jour-là aussi que je crus entendre pour la première fois une respiration humaine derrière le rideau qui est au fond de mon alcôve.

«J'ai tâté plus d'une fois pour tâcher de reconnaître ce qu'il y a derrière la draperie, qui n'a point d'ouverture. J'ai eu beau repousser le rideau et allonger le bras, je n'ai jamais pu rencontrer de muraille.

«Qui avait apporté la lettre? Je songeai d'abord à Francesca, dont l'affection pour moi ne s'est jamais démentie et qui aimait tendrement Remy, mon frère...

«Je ne peux pas tout dire en une fois, bonne Léo, dit-elle ici en s'interrompant, vous saurez l'histoire de Remy en même temps que la mienne.

«Ce n'était pas Francesca Corona qui avait apporté la lettre, car elle me croit, comme les autres, privée de ma raison. Je n'ai pas osé me confier à elle. Ce n'était pas non plus Victoire, ma femme de chambre, qui était à vendre et qu'ils ont achetée.

«J'allai jusqu'à penser que la marquise elle-même...

«Pauvre femme! elle serait bien près de sa perte si elle donnait une pareille marque de clairvoyance. Elle n'est protégée que par son aveuglement.

«Ce n'était pas la marquise, ce ne pouvait être elle.

«Du premier coup d'œil, j'avais reconnu l'écriture de Maurice. La lettre disait: «En dehors de toi il n'y a au monde pour m'aimer que l'excellente maman Léo. Ma famille ignore peut-être où je suis, et que Dieu le veuille! mais si mon père et ma mère m'ont oublié, moi, je pense à eux sans cesse. Je ne veux pas que le nom de mes frères et sœurs soit déshonoré. Cherche maman Léo, trouve-la, et fais qu'elle m'apporte du poison. Je ne suis pas au secret, on peut me voir...»

«On pouvait le voir! dès lors il n'y eut plus en moi qu'une seule pensée.

«Mais à qui me fier dans cette maison?

«À tout le monde, sans doute, et au premier venu, car la lettre n'était pas tombée du ciel à mon chevet, et tout le monde, excepté la marquise, m'eût aidé à faire ce que la lettre me demandait.

«Cependant je partageai en deux ma confiance; je manifestai publiquement le désir de vous voir, et en secret j'essayai d'agir par moi-même.

«Ils vous ont cherchée, ils avaient intérêt à vous trouver; ils comptent sur vous pour me convertir au projet d'évasion, et ils comptent sur moi pour décider Maurice à se laisser faire.

«Je n'essayerai même pas de concilier cela avec la croyance où ils sont par rapport à ma prétendue folie. J'ignore si j'ai réussi à les tromper; en tout cas, leur chemin est tracé, ils en suivent les détours avec un implacable sang-froid.

«La chose certaine, c'est que Maurice ne paraîtra pas devant la cour d'assises. Ils l'ont décidé ainsi. Fallût-il le poignarder dans les escaliers du palais, il ne franchira pas le seuil de la salle des séances.

«Quant à moi, je suis encore bien plus redoutable que Maurice. Ils ne sauraient point dire, en effet, à quel degré Maurice a été instruit soit par moi, soit par Remy d'Arx, dans l'interrogatoire qui précéda l'ordonnance de non-lieu; mais ils ont la certitude absolue que je connais tout.

«Je ne serai ni accusée ni témoin.

«Ce n'est pas un bâillon, c'est un linceul qu'il faut mettre sur une bouche comme la mienne.

«Et s'ils n'avaient pas besoin de moi pour tuer Maurice dans sa prison, où la loi le protège comme une cuirasse, vous auriez trouvé ici non pas une folle, mais une morte.

«Une autre circonstance encore, cependant, doit me protéger contre eux; je ne puis bien la définir, mais j'en ai conscience: il y a de l'hésitation, peut-être de la dissension; le colonel est vieux et semble très malade.

«Il ne faut pas croire que je sois sans cesse entourée comme je l'étais tout à l'heure, lors de votre venue. On vous attendait, et en outre, on joue cette comédie pour la marquise. Quand la marquise est là, tout le monde se rassemble autour de mon lit, et il semble que je sois l'enfant chérie d'une nombreuse famille; mais dès que la marquise est partie, je reste seule, bien souvent et bien longtemps, Dieu merci! Il n'y a guère que Francesca Corona pour me tenir compagnie le soir; dans la journée, je n'ai personne.

«Vous ne pouvez avoir oublié cela: le jour même où je devins la plus misérable des créatures, le jour où Maurice fut dénoncé par moi, arrêté devant moi, j'avais donné rendez-vous à celui que nous appelions le marchef. Vous m'aviez appris ce que vous saviez de Coyatier et vous m'aviez dit: «Prends garde!»

«Mais en ce qui me concernait, je ne croyais pas au danger. Tout cela me paraissait impossible comme les mensonges des légendes, et je me reprochais presque d'avoir frayeur pour ceux que j'aimais.

«Cependant il y avait eu des entrevues entre ce Coyatier et Remy d'Arx, pour qui je m'étonnais de ressentir une tendresse croissante. Je l'admirais, celui-là, poursuivant dans l'ombre et toute seule un juste châtiment, une grande et légitime vengeance.

«Je me disais: Je suis forte précisément parce que ce drame est étranger à moi.

«Je voulais voir Coyatier pour me mettre entre lui et Remy; mon idée était que je ne risquais rien, moi, en m'approchant d'un pareil homme, tandis qu'à ce même jeu Remy d'Arx risquait sa vie.

«La mort lui est venue par une autre voie; c'est moi qui ai été son malheur.

«Mon frère! mon pauvre noble frère!

Valentine s'arrêta un instant, suffoquée par un spasme. Ses yeux restaient secs, mais maman Léo pleurait pour deux.

—Quand on m'a amenée ici, reprit la jeune fille après un silence, c'était le surlendemain de la catastrophe. J'étais bien malade et ma raison chancelait réellement, car j'avais toujours devant les yeux le pâle visage de Remy, apparaissant entre Maurice et moi. Je m'évanouis en descendant de voiture.

«Ce fut Coyatier qui me porta jusqu'ici dans ses bras.

«J'ai su depuis que cette maison lui sert de refuge.

«Il resta seul à me garder au salon, pendant qu'on préparait mon lit; j'avais repris mes sens, mais il croyait que je dormais, et à travers mes paupières demi-closes je voyais son rude visage penché jusque sur moi.


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