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Maman Léo: Les Habits Noirs Tome V

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Ah! puissent mes bêtes féroces un jour me dévorer
Plutôt que de continuer dans un pareil supplice;
On ne souffre pas longtemps à être mangé,
Et c'est pour toujours que mon bourreau est Maurice!

—C'est fini ces bêtises-là, murmura-t-elle, et c'est remplacé chez moi par le cœur d'une mère!

Sous la poésie enfin et tout au fond de la boîte, il y avait un paquet ficelé, composé de titres de rentes et de quelques autres bonnes valeurs.

Maman Léo prit le paquet, remit toutes les autres paperasses dans le coffre et le replaça sous le lit, après l'avoir fermé.

—Ça, pensa-t-elle tout haut d'un air triste mais résolu, je croyais bien que c'était le repos de mes vieux jours, mais ça va sauter comme un cabri sans faire ni une ni deux. Pour évader un quelqu'un, il faut de l'argent, c'est connu, afin de séduire les diverses racailles qui font dans la prison le métier de mes gardiens à la ménagerie. Il est peut-être bien tard pour recommencer sa fortune à l'âge que j'ai... Allons! c'est bon, pas de raisons! Si on ne refait pas sa fortune on mourra dans la misère, voilà tout! Il y en a eu bien d'autres, et mon garçon sera sauvé.

Elle sortit de sa maison roulante avec son paquet sous le bras et vint frapper à la porte de la baraque.

Échalot, probablement, n'avait pas dormi plus qu'elle, car il répondit au premier appel.

Le jour venait. Maman Léo se chargea de garder Saladin pendant qu'Échalot allait chercher le café au lait dans une de ces crémeries qui avoisinent les halles et qui ne ferment jamais.

On déjeuna. Échalot et sa patronne étaient émus tous les deux comme le matin d'une bataille, mais cela ne leur ôtait point l'appétit.

—Voilà l'ordre et la marche, dit la dompteuse, qui jusqu'alors avait mangé sans parler, on va fermer la boutique.

—Mais, objecta Échalot, M. Gondrequin et M. Baruque vont venir...

—Qu'ils aillent au diable voir si j'y suis! je me moque de tout, moi, vois-tu? Tu sais mon idée, il n'y a plus rien autre dans ma tête... J'en ai connu de plus fins que toi, dis donc, bonhomme, mais tu as du dévouement et ça suffira.

—S'il ne faut que risquer son existence..., commença Échalot.

—La paix! Il ne s'agit pas de jouer des mains, mais de traiter des affaires délicates. Tu vas mettre ton mioche dans sa gibecière et me suivre partout comme un chien.

—Et bien content, encore! dit Échalot; mais il y a le lion qui n'a pas passé une bonne nuit...

—Il peut crever s'il veut, et la baraque brûler! et le ciel tomber! Plie tes bagages, nous allons partir en guerre!


XXIII

Le Rendez-vous de la Force

Je ne suis pas du tout parmi ceux qui insultent le Paris neuf, dont les larges voies s'inondent d'air et de lumière. Il a coûté, dit-on, ce Paris, beaucoup trop d'argent, mais la santé publique vaut bien la peine de n'être point marchandée.

Je lui reprocherais plutôt, à cette ville blanche et nouvelle, d'avoir dissipé en passant tout un trésor de souvenirs.

Sans nier la beauté un peu trop bourgeoise des fameux boulevards qui ne sauraient être habités que par des riches, je songe malgré moi à cet autre Paris, moins esclave du cordeau, où les palais n'avaient pas honte de se laisser approcher par les masures.

C'était le Paris historique, celui-là, dont chaque maison racontait une légende; et tenez! là-bas, au fond de ce vieux Marais par dessus lequel les embellissements Haussmann ont sauté pour arriver plus vite aux points stratégiques du faubourg Saint-Antoine, vous trouveriez encore tel écheveau de rues à la fois populaires et nobles dont le seul aspect vaut tout un volume de Dulaure ou de Saint-Victor.

Je me rappelle la mansarde où fut écrit mon premier livre: c'était en 1840, hélas! De ma fenêtre, donnant sur les derrières de la rue Pavée, je voyais les croisées de Mme de Sévigné, à l'hôtel Carnavalet, ce bijou de pierre qui n'échappera pas à l'épidémie des restaurations municipales; je voyais, dis-je, le logis de l'adorée marquise par dessus le roulage qui remplaçait la maison de Charles de Lorraine où fut le berceau des Guise.

Je voyais aussi le grand hôtel de Lamoignon, bâti par Charles IX pour le duc d'Angoulême, fils de Marie Touchet, celui-là même dont Tallemant des Réaux, le roi des bonnes langues, disait: «Il aurait été le plus grand homme de son siècle s'il eût pu se défaire de l'humeur d'escroc que Dieu lui avait donnée.»

Quand ses gens lui demandaient leurs gages, il répondait: «Marauds, ne voyez-vous point ces quatre rues qui aboutissent à l'hôtel d'Angoulême? Vous êtes en bon lieu, profitez des passants.»

Ce fut pourtant dans la chambre à coucher de ce brillant coquin que naquit l'austère avocat de Louis XVI, M. de Malesherbes.

Je voyais enfin les pignons confus, bizarrement pittoresques et toujours charmants malgré leur destination lugubre, de ces deux palais jumeaux, l'hôtel de Caumont et l'hôtel de Brienne, qui étaient devenus prison après avoir abrité tant d'élégances et tant de joies.

J'étais voisin de la Force, et ceci n'est pas tout à fait une digression oiseuse, car c'est à la Force que nous allons retrouver un de nos meilleurs amis, le lieutenant Maurice Pagès.

La barre qui me servait de balcon dominait les deux seigneuriales demeures qui, depuis l'an 1780, remplaçaient le Fort-l'Évêque et le Petit-Châtelet. Par-dessus le préau, dit la cour de Vit-au-Lait, parce qu'elle était jadis habitée seulement par les détenus condamnés pour n'avoir point payé les mois de nourrices de leurs enfants, j'apercevais le profil des trois grands salons où le père de M. le duc de Lauzun donnait à danser, ainsi que l'œil-de-bœuf de l'hôtel de Brienne qui, par une matinée de septembre, montra pour la dernière fois le soleil des vivants à la malheureuse princesse de Lamballe.

Immédiatement au-dessous de ma lucarne était un mur tout neuf et qui semblait ne servir à rien.

On l'avait bâti à la suite de plusieurs évasions hardies qui avaient eu lieu par les jardins de la maison même que j'habitais et dont une aile en pavillon touchait les clôtures de la Petite-Force.

Un instant, les évasions avaient été fréquentes au point de tenir tout le quartier en éveil, et les loyers des étages inférieurs de ma maison en étaient tombés à vil prix.

Le mur neuf n'avait cependant fermé qu'une route. On s'évadait maintenant d'un autre côté.

Pour empêcher ce jeu, il fallut démolir la Force.

C'était le lendemain de notre visite à cette autre prison, l'établissement du Dr Samuel. Il pouvait être neuf heures du matin.

Le temps continuait d'être sombre et froid; la neige foulée couvrait les pavés comme un mastic brunâtre.

Dans la paisible rue du Roi-de-Sicile, qui était alors le meilleur chemin pour descendre de la place Royale à l'hôtel de ville, de rares passants allaient et venaient.

Le factionnaire de la porte basse de la Force, empaqueté dans son manteau gris, battait la semelle au fond de sa guérite.

Cette porte basse, qui s'ouvrait rue du Roi-de-Sicile, commençait la série des numéros pairs; l'entrée principale était au n° 22 de la rue Pavée.

À l'angle des deux voies, du côté de la rue Saint-Antoine, il y avait une buvette borgne qui s'était donné bonnement pour enseigne le nom même de la sombre demeure. Au-dessus de ses trois fenêtres, masquées de cotonnade gros bleu, on pouvait lire cette enseigne: Au Rendez-vous de la Force, Lheureux, limonadier, vend vins, eaux-de-vie et liqueurs.

Tous les rideaux tombaient droit, cachant l'intérieur de la buvette, excepté celui de la croisée qui se rapprochait le plus du coin de la maison et d'où il était possible d'apercevoir à la fois la porte basse de la rue du Roi-de-Sicile et la grande porte de la rue Pavée.

Là, derrière le rideau relevé en angle, on pouvait distinguer, à travers le carreau troublé, la tête pâle et triste d'un très jeune garçon, coiffé d'une casquette et guettant le dehors d'un regard attentif.

Ce jeune garçon avait le costume ordinaire des ouvriers parisiens, en semaine, mais sa figure délicate et d'une blancheur maladive contrastait avec la grosse toile du bourgeron gris qu'il portait par dessus la veste.

Il était, en vérité, trop beau; aussi le petit homme replet qui répondait au nom de Joseph Lheureux et qui gouvernait le Rendez-vous de la Force dit-il, en apportant le verre de vin chaud que l'adolescent avait demandé:

—Le travail ne vous a pas fait du tort à votre peau, jeune homme. Si nous avions encore des détenus politiques ici près, je saurais quel martel vous avez en tête. Il en venait assez de votre poil, dans le temps, qui avaient l'air, comme vous, d'avoir logé dans des boîtes où il y a du coton.

—Je sors de l'hôpital, répondit l'adolescent avec calme.

Sa voix était douce, mais grave.

Lheureux essuya le coin de la table et grommela:

—Tiens! c'est la voix d'un petit gars tout de même! L'adolescent ajouta en soutenant le regard curieux du cabaretier:

—Et j'ai bien peur d'être obligé d'y rentrer.

—À l'hôpital? fit Lheureux. Pour ma part, je n'y ai jamais fréquenté. Les bons vivants comme moi ne vont à l'Hôtel-Dieu que pour leur dernier coup de sang. Voilà des vrais tempéraments! Buvez votre vin pendant qu'il est chaud, mon petit, et faites votre faction; par le temps que nous avons, pas de risque que les chalands vous dérangent avant midi.

Lheureux eut un sourire malin et s'en alla à ses affaires.

Notre jeune garçon voulut suivre son conseil et trempa ses lèvres blêmies dans le vin; mais son visage prit une expression de dégoût, et le verre plein fut reposé sur la table.

Son regard, qui exprimait à la fois une résolution très arrêtée et une amère souffrance, se dirigea vers le coucou suspendu à la muraille.

Le coucou marquait neuf heures et un quart.

Les yeux de l'adolescent se reportèrent vers le dehors, interrogeant tantôt l'une, tantôt l'autre des deux rues.

—Ça ne vient donc pas? demanda au bout d'un quart d'heure Joseph Lheureux, qui se chauffait au poêle dans la salle voisine.

—À quelle heure, dit le jeune homme au lieu de répondre, commence-t-on à entrer pour voir les détenus?

—Ça dépend, répliqua Lheureux. Il y a toujours des passe-droits pour les banqueroutiers. Ah! les fins merles! Etes-vous là pour un banqueroutier?

—Non, j'attends ma mère qui est allée au palais chercher le permis du juge d'instruction.

—Alors c'est un prévenu? Ça dépend encore de ceci, de cela, et puis de la coupe des cheveux. J'ai idée que votre maman ne doit pas être une comtesse, jeune homme, dites donc?

—Ma mère est maîtresse d'une ménagerie.

—Bon état! Et c'est vous qui soignez les petites souris blanches, farceur! Allons! vous ne pouvez pas avoir les mains d'un tailleur de pierres! Reste à savoir quelle est la position sociale du prévenu.

Le jeune garçon ouvrait la bouche pour répondre, mais tout à coup un rouge vif remplaça la pâleur de ses joues, et il bondit sur ses pieds.

—Bigre! fit le père Lheureux, nous ne sommes pas si engourdi que je croyais!

Il n'eut pas le temps d'en dire davantage; l'adolescent jeta une pièce de cinq francs sur la table et s'élança vers la porte.

Une voiture venait de s'arrêter, rue Pavée, devant l'entrée principale de la Force.


XXIV

La Force

Le père Lheureux s'installa à la place encore chaude du jeune garçon et s'accouda tranquillement sur l'appui de la croisée.

—Voyons voir, dit-il, nous sommes aux premières loges. Paraît qu'il ne s'inquiète pas de sa monnaie, le blanc-bec. Sans la maman qui descend là-bas, j'aurais juré que ce garçonnet-là était un beau brin de minette!

La maman descendait, en effet, et son poids sur le marchepied faisait pencher le fiacre comme un navire qui reçoit un grain dans ses hautes voiles.

Après elle, un homme de large carrure, mais d'aspect tout à fait débonnaire, sortit du fiacre. Il était vêtu de bon drap brun et paraissait mal à l'aise dans son costume tout neuf. Un vaste caban attaché avec des courroies comme une gibecière pendait à son cou.

—Comment! comment! pensa le père Lheureux, c'est ce colosse de femme qui a pondu un enfant si mièvre!

À cet instant même, le jeune garçon aborda sa maman, qui fit un pas en arrière et parut le regarder avec une véritable stupéfaction.

Elle se remit pourtant et prit le bras qu'on lui tendait pour passer le seuil de la porte, après avoir parlé tout bas à l'homme porteur du cabas, qui s'éloigna aussitôt à grandes enjambées dans la direction de la rue des Francs-Bourgeois.

Le maître du Rendez-vous de la Force avait regardé tout cela curieusement.

—Il y a des choses qui n'ont l'air de rien pour les innocents, se dit-il en regagnant son poêle; mais pour un chacun qui voit plus loin que le bout de son nez, c'est différent. Il y a d'abord la pièce de cent sous, à moins que l'enfant ne vienne rechercher la monnaie, mais je parie qu'il ne viendra pas. Il, c'est elle, bien entendu, j'ai distingué la couleur. Il y a ensuite l'étonnement de la grosse dame, maîtresse d'animaux ou non, quoiqu'elle en possède assez la tournure. L'homme au cabas, nix! Ça peut être un mystère, mais je n'ai pas deviné le rébus. Quand MM. les employés vont venir à midi prendre le premier noir, je saurai un peu de quoi il retourne. Si c'était encore pour le lieutenant de spahis? Il y a déjà eu quelqu'un de mis à pied, rapport à cet olibrius-là. Le petit à la casquette me semble louche, et je vas avertir les camarades.

Au guichet de la grand-porte, pendant cela, le colloque suivant s'était établi entre la grosse maman et le concierge. La bonne femme avait demandé le lieutenant Maurice Pagès.

—On n'entre pas, répondit le concierge, un peu moins bourru que les romans et les comédies ne le disent, mais néanmoins très désagréable.

—J'ai le permis de M. Perrin-Champein, riposta Mme veuve Samayoux, reconnue dès longtemps par le lecteur.

Le concierge prit le permis, l'examina, puis le rendit en disant:

—Ce n'est pas l'heure.

Comme inconvénient burlesque, irritant, désespérant, impossible, l'administration française fait l'étonnement de l'univers entier.

Nous n'avons pas le temps de développer ici les actions de grâces qu'elle mérite. Mais nous déclarons que ces grognards sans chassepot, payés pour entraver les affaires et obstruer les passages, seraient, en dehors de toute cause politique, un motif suffisant de révolution.

Notez bien qu'ils sont presque toujours deux douzaines de diplomates pour ne pas faire l'ouvrage d'un seul innocent.

Si j'étais grand turc de France, j'en empalerais dix-neuf sur vingt et je boucanerais le reste.

À ce mot-assommoir: «Ce n'est pas l'heure», maman Léo, beaucoup plus calme que nous et qui d'ailleurs semblait possédée, ce matin, par une bonne humeur triomphante, répondit:

—S'il n'est pas l'heure, on peut l'attendre jusqu'à ce qu'elle sonne. On n'est pas dépourvue de ce qu'il faut pour payer la politesse des employés avec un peu de complaisance par-dessus le marché. Mettez-nous, mon garçon et moi, dans la salle d'attente.

—Il n'y a pas de salle d'attente, répondit le concierge. Repassez à onze heures.

Maman Léo ne se fâcha point encore, seulement ses yeux rougirent, tandis que la fraîcheur de ses bonnes joues, avivée déjà par le vent du matin, arrivait tout d'un coup à l'écarlate le plus riche.

—Mon geôlier, dit-elle, je sais la considération qu'est exigée par l'autorité compétente, mais n'empêche qu'elle n'a pas le droit de m'embêter d'une course de sapin et plus par le froid aux pieds qu'il fait dans la saison. J'ai des connaissances dans le gouvernement, moi et mon fils, destiné à ses études complètes dans les premiers collèges, en plus que j'ai rencontré un ami à moi en sortant de chez le juge: M. le baron de la Périère, qui m'a dit: «Madame Samayoux, si on vous fait du chagrin là-bas, à la Force, faites passer mon nom au sous-directeur.»

—M. le baron de la Périère? fit le concierge, connais pas.

Le jeune homme, qui n'avait point encore parlé, souleva son bourgeron et prit dans la poche de sa veste une carte qu'il tendit au concierge.

—Que vous connaissiez ou non les personnes qui ont la bonté de nous appuyer, dit-il, cela importe peu; vous ne pouvez pas refuser de remettre cette carte au directeur de la prison.

—Au directeur! se récria le concierge, rien que ça!

Mais son regard tomba sur la carte et il lut à demi-voix:

«Le colonel Bozzo-Corona!...» C'est une autre paire de manches! Il vient dîner ici quelquefois, et quand j'étais garçon de bureau à l'Intérieur, il entrait dans le cabinet du ministre comme chez lui. On a bien raison de dire qu'il ne faut pas juger les personnes par la mine; asseyez-vous là, près du poêle, ma bonne dame, et le petit jeune homme aussi; je vas envoyer quelqu'un à la direction et vous aurez réponse dans une minute.

Le concierge sortit emportant la carte du colonel, et maman Léo resta seule avec son prétendu fils.

—Ah! chérie, s'écria-t-elle, je t'ai cherchée au palais et partout le long du chemin. Je regardais par la portière de la voiture, car j'avais deviné ton idée rapport à ce que tu m'avais dit qu'on avait déjà renvoyé un garçon pour t'avoir introduite dans la prison de Maurice. Va-t-il être content!... et fâché aussi, car tu n'as plus tes cheveux, tes beaux cheveux qu'il aimait tant!

—Mes cheveux repousseront, dit Valentine en souriant.

—C'est égal, faut que tu l'aimes crânement; car il n'y avait pas dans tout Paris une pareille perruque! C'est le marchef qui t'a aidée?

—Oui... et c'est lui qui m'a donné la carte du colonel.

—Celui-là me fait peur, tu sais, le marchef, quoiqu'il y a sur son compte des histoires à gagner le prix Montyon.

—Bonne Léo, dit Valentine, mes craintes sont plus grandes encore que les vôtres, car le dévouement de cet homme est inexplicable pour moi, et de plus, je ne comprends pas l'autorité qu'il exerce dans la maison du Dr Samuel. Je vous l'ai déjà dit, et cette pensée se fortifie en moi: Coyatier, dans tout ce qu'il fait pour nous, est soutenu par quelqu'un de plus puissant que lui. Est-ce nous qu'il sert ou bien ce quelqu'un-là? Et nous-mêmes ne sommes-nous pas un instrument aveugle entre les mains de celui qui nous dirige lentement mais sûrement vers l'abîme?

—Si tu crois cela..., commença la dompteuse.

—Je ne crois rien, mais je crains tout, et je marche pourtant, parce que l'immobilité ce serait la mort: la mort pour Maurice!

—Tu as ton idée, cependant?

—J'ai mon espoir, du moins. J'ai tant pleuré, tant prié, que Dieu aura pitié peut-être.

—Quant à ça, fit la dompteuse, Dieu est bon, c'est connu, mais quand on n'a pas quelque autre petite manivelle à tourner, dame!...

—Que vous a dit le juge? demanda Valentine brusquement et comme si elle eût voulu rompre l'entretien.

—Un drôle de bonhomme! répliqua maman Léo, tout chaud, tout bouillant, tout frétillant et qui ne vous laisse pas seulement le temps de parler. Il sait tout, il a tout vu, il est sûr de tout. Il était en train d'écrire et je m'amusais à le regarder avec son nez pointu et ses lunettes bleues. Sa plume grinçait sur le papier comme une scie dans du bois qui a des nœuds; il déclamait tout bas ce qu'il écrivait. En voilà un qui ne doit pas être gêné pour entortiller le jury! Il a enfin levé les yeux sur moi et j'ai vu en même temps qu'il était un petit peu louche, derrière ses lunettes. J'ai voulu parler, mais cherche! il n'y en a que pour lui.

«Vous êtes madame veuve Samayoux, qu'il m'a dit, je sais que vous avez fait la fin de votre mari par accident, ça m'est égal. Vos affaires vont assez bien, et vous ne passez pas pour une méchante femme. J'aurais pu vous interroger, pas besoin! Il est bien sûr que vous en savez long sur cette histoire-là, mais j'en sais plus long que vous, plus long que tout le monde; et vous m'auriez peut-être dit des choses qui auraient dérangé mon instruction. Non pas que je ne sois toujours prêt à accueillir la vérité, c'est mon état; mais enfin vous n'avez pas reçu l'éducation nécessaire pour comprendre ce que je pourrais vous dire de concluant à cet égard: trop parler nuit. Vous voulez un permis pour visiter le lieutenant Pagès, vous êtes parfaitement appuyée, je vais vous donner votre permis.»

Tout ça d'une lampée et sans reprendre haleine. Ah! quel robinet!

Pendant qu'il cherchait son papier imprimé pour le remplir, j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai dit avec ma grosse voix:

—Le lieutenant Pagès est innocent comme l'enfant qui vient de naître. Il y a des brigands dans Paris qui sont associés comme les anciens élèves de Sainte-Barbe ou de la Polytechnique; si monsieur le juge voulait m'écouter, je lui fournirais de fiers renseignements sur les Habits Noirs.

—Vous avez fait cela! s'écria Valentine avec inquiétude.

—N'aie pas peur, repartit maman Léo, celui-là n'en mange pas; il est bien trop simple et trop bavard. Il s'est mis à rire d'un air méprisant et m'a dit:

«Les classes peu éclairées ont besoin de croire à quelque chose qui ressemble au diable; je connais cette bourde des Habits Noirs comme si je l'avais inventée, et je sais qu'à force de courir après des fantômes, mon infortuné prédécesseur, qui n'était pas un homme sans mérite du reste, avait fini par devenir fou à lier. Est-ce que le lieutenant Pagès était vraiment fort sur le trapèze? Je suis amateur. Si vous aviez fantaisie de témoigner à décharge, arrangez-vous avec l'avocat, je ne crains pas les contradictions, et nous avons un petit substitut qui vient chercher chez moi jusqu'aux virgules de son réquisitoire. Il ira bien, ce gamin-là! Voilà votre permis. Quand vous en voudrez d'autres, ne vous gênez pas, et dites au colonel Bozzo que je suis trop heureux de lui être agréable.

—Toujours cet homme! murmura Valentine. Sans lui, nous serions arrêtées à chaque pas!

—Et j'ai peine à croire, ajouta la dompteuse, que son idée soit de nous mener sur la bonne route.

La petite minute demandée par le concierge avait duré une grande demi-heure. Il revint enfin, accompagné d'un guichetier. Au lieu de la morgue importante qui semble collée comme un masque sur tous les visages administratifs, depuis le chef de division assis dans son bureau d'acajou jusqu'à l'homme de peine qui se donne le malin plaisir d'arroser les passants en même temps que la rue, le concierge avait arboré un air affable et presque bienveillant.

—Fâché de vous avoir fait attendre, dit-il, mais le peloton des corridors est long à dévider. Vous allez suivre M. Patrat, s'il vous plaît, madame et monsieur; moi je suis M. Ragon, et si vous vous en souveniez, vous pourriez témoigner au besoin que j'y ai mis, vis-à-vis de vous, tout l'empressement de la politesse, sans compter que je serai encore à votre service une autre fois.

—Monsieur Patrat, ajouta-t-il en se tournant vers le porte-clefs, vous allez conduire ces personnes à la cour des Mômes, escalier B, corridor Sainte-Madeleine, porte n° 5, et laisser le battant entrebâillé après avoir introduit, comme c'est nécessaire, surtout le prévenu ayant déjà été cause de la mise à pied d'un employé, mais vous y mettrez tous les égards, en gênant le moins possible les épanchements de l'amitié.

Le porte-clefs prit les devants, maman Léo et Valentine le suivirent, traversant d'abord la cour dite des Poules, qui était interdite aux détenus, parce qu'aucune barrière ne la séparait de la grande porte.

Après avoir passé sous la voûte du corps de logis principal, où les salons de Caumont étaient transformés en dortoir, le guichetier longea le cloître de la cour Sainte-Marie-l'Égyptienne, passa sous le petit hôtel portant alors le nom de Sainte-Anne, et aborda enfin la cour des Mômes, qui servait de promenade pour les détenus au secret, et en même temps de préau aux enfants après les heures des repas.

Un escalier tournant, étroit et voûté, menait au corridor Sainte-Madeleine, qui faisait partie de l'ancien hôtel de Brienne.

Le porte-clefs ouvrit la porte de la chambre marquée n° 5, et laissa le battant entrebâillé après avoir introduit la veuve et son compagnon.

Afin d'exécuter de son mieux les prescriptions à lui transmises par le concierge, et qui venaient évidemment de plus haut, au lieu de rester à la porte, il se promena de long en large dans le corridor.

Quand nous aurons décrit la cellule de Maurice Pagès, le lecteur verra que cette tolérance était absolument sans danger.


XXV

Le prisonnier

Il y avait déjà plus de deux semaines que Maurice Pagès avait quitté la Conciergerie pour être transféré à la Force.

On l'avait laissé au secret pendant les trois premiers jours seulement, puis l'instruction ayant atteint, grâce à la haute opinion que M. Perrin-Champein avait de lui-même, sa complète maturité, l'ordre était venu de rendre Maurice à la vie commune des prisons.

Maurice excitait parmi ses compagnons de peine une très grande curiosité, d'autant plus qu'il restait séparé d'eux, habitant toujours le quartier des hommes au secret, et soumis à la plupart des précautions spéciales qu'on prend vis-à-vis de ces derniers pour éviter toute tentative d'évasion.

Parmi les captifs de la Force, l'opinion la plus accréditée était que l'ex-lieutenant avait «buté contre un carq», c'est-à-dire que, tombé de manière ou d'autre dans un piège habilement tendu, il payait la loi pour quelque malfaiteur de la haute.

La police suivrait moins souvent une fausse piste, la justice commettrait moins d'erreurs si elles pouvaient à leur aise prendre langue au fond des sombres promenoirs où les reclus viennent boire chaque jour quelques gorgées d'air libre.

Il se tient là une bourse d'informations qui trouve parfois le mot des plus difficiles énigmes et résout en se jouant des problèmes inextricables.

Aussi Canler, Peuchet et la plupart de ceux qui ont écrit sur la police secrète autre chose que d'idiotes déclamations appuient-ils sur le rôle du mouton ou prisonnier acheté dans les bureaux.

Les rapports du mouton seraient, à leur sens, la meilleure certitude si ce misérable, damné deux fois par son crime d'abord et ensuite par sa trahison, pouvait inspirer une ombre de confiance.

À la Force, on aurait lu avec passion le travail du malheureux Remy d'Arx, repoussé à l'unanimité par les dédains de l'administration et de la magistrature. Peut-être se trouvait-il à la Force quelqu'un qui aurait pu écrire un nom sur chaque masque d'Habit-Noir désigné dans ce travail.

La Force étant plongée bien plus bas encore que la foire dans les profondeurs de la vie parisienne, on y savait mieux la mythologie du brigandage, on y connaissait de plus près les demi-dieux du meurtre et du vol.

Le nom des Habits Noirs avait été prononcé plus d'une fois à la Force à propos du lieutenant Maurice Pagès.

Mais l'innocence probable de ce dernier, loin de faire naître la sympathie, le plaçait en dehors de la ligne du mal. On guettait l'heure de son procès avec une malveillante impatience.

C'est fête pour les bandits quand une erreur judiciaire se prépare. Chaque faux pas de la justice est un témoignage à leur décharge.

La cellule de Maurice était située au troisième étage de l'ancien hôtel de Brienne et faisait partie des aménagements pratiqués à la fin du règne de Louis XVI pour transformer la noble demeure en prison. Le plan extérieur de la chambre qu'il occupait aurait présenté une surface convenable, mais l'épaisseur des murs en pierre de taille la rendait tout à fait exiguë.

Elle prenait jour au moyen d'une fenêtre étroite, profonde et défendue par un double système de barreaux en fer forgé, sur une cour intérieure ayant fait partie autrefois des jardins de Caumont, et où restaient quelques grands arbres, tristes comme des prisonniers.

On apercevait leur cime de la rue Culture-Sainte-Catherine, et ceux qui ne savaient point dans quelle terre maudite ces vieux troncs étaient plantés, songeaient peut-être avec envie à ces heureux voisins, jouissant de feuillées si vertes et de si frais gazons.

Juste en face de la fenêtre, qui ressemblait à une meurtrière élargie, s'élevait le grand mur, bâti récemment pour prévenir le retour des évasions dont nous avons parlé.

Mais il faut ajouter bien vite que ces évasions n'avaient pas eu lieu à l'étage habité par Maurice et qui contenait une douzaine de cellules à l'épreuve, destinées aux criminels de la plus dangereuse catégorie.

Le porte-clefs pouvait donc faire les cent pas dans le corridor en toute sécurité. Quand même Maurice aurait eu des ailes au lieu de ses pauvres mains chargées de menottes, il n'y aurait eu pour lui nul espoir de passer à travers les barreaux de sa terrible cage.

Il était assis auprès de sa couchette sur une chaise de paille, seul meuble qui fût dans la cellule, et ses mains liées reposaient sur ses genoux.

Il portait le costume des prisonniers, dont l'aspect suffit à serrer le cœur.

Le jour, qui arrivait plus blanc, après avoir frappé les toits couverts de neige, éclairait à revers sa tête rasée et la pâleur mate de son front.

Nous le vîmes une fois, joyeux jeune homme, soldat rieur, mais tout ému par les espérances qui lui emplissaient l'âme; nous le vîmes une fois, attendri et gai tout en même temps, faire honneur avec le vaillant appétit de son âge au pauvre mais cordial souper que maman Léo lui offrait avec une si enthousiaste allégresse.

Ce soir-là il apprit que Fleurette l'aimait toujours; il entendit prononcer pour la première fois le nom de Remy d'Arx; il pressentit la première atteinte de la fatalité qui pesait déjà sur lui.

C'était à cette soirée que sans cesse il pensait dans la solitude de la prison.

Sa vie entière était résumée pour lui par ces quelques heures qui lui semblaient radieuses et terribles.

Tout de suite après, la mort d'un inconnu commençait le drame en quelque sorte surnaturel qui l'avait enveloppé comme un suaire de plomb, et contre lequel il n'y avait pas de résistance possible.

Son souvenir allait obstinément vers cette cabine de saltimbanque, encombrée d'objets misérables et ridicules, où il mettait, lui, tant de pure, tant d'adorable poésie.

Tout le roman bizarre, mais heureux, de sa jeunesse était là. Est-ce qu'il n'y avait pas le sourire enchanté de Fleurette pour jeter à pleines mains le prestige sur le côté bas et comique de la baraque?

Maurice revoyait dans un éblouissement l'humble théâtre de ses joies.

C'était là encore, c'était là qu'après la longue absence il avait retrouvé l'espoir et le bonheur.

En ce monde, Maurice n'avait pour l'aimer bien que deux sœurs: Valentine et Léocadie.

Certes, Mlle de Villanove et la dompteuse étaient placées dans des situations fort différentes, mais au temps où Maurice les avait connues, maman Léo était la protectrice et la patronne de celle qu'on nommait maintenant Mlle de Villanove.

Elles étaient en outre réunies par leur tendresse commune pour lui.

En dehors d'elles, Maurice n'avait ni attache ni espoir; non pas qu'il fût indifférent ou ingrat envers sa propre famille, composée de bonnes gens qui l'avaient bien traité dans son enfance, mais sa famille, représentée surtout par le brave père Pagès, l'avait retranché une première fois déjà deux ans auparavant, comme une branche gourmande.

Maurice, en son cœur, ne blâmait point cela; il savait bien qu'un homme de médiocre aisance et chargé d'enfants comme l'était son père ne doit jamais jouer avec la sécurité de sa maison.

Pendant sa brillante campagne d'Afrique, on lui avait presque pardonné, mais, depuis son malheur, il n'avait reçu qu'une dépêche brève et froide.

Ce n'était pas, à la vérité, une malédiction; mais la dépêche se terminait par cette phrase, résumé des sagesses provinciales: «Ceux qui méprisent les conseils de l'expérience et secouent l'autorité paternelle finissent toujours malheureusement.»

À Dieu ne plaise qu'il y ait en nous amertume ou sarcasme au sujet de cette phrase qui est, en somme, l'expression bourgeoise d'une vérité fondamentale!

Mais le vieux La Fontaine nous montre en riant ce que vaut la sagesse venant hors de propos, et mieux vaudrait peut-être la folie.

Je préfère ceux qui, loin d'accepter ainsi l'accomplissement de leur banale prédiction, se redressent incrédules, devant la honte, ceux qui s'écrient, en dépit de toute apparence et même de tout bon sens: «Non! mon fils n'est pas coupable!»

C'est la famille, cela, c'est la vraie famille. La famille n'existe qu'à la condition de garder cette foi robuste et ces splendides aveuglements.

Maurice, depuis sa seconde arrestation, n'avait pas passé un seul jour sans attendre la visite de maman Léo.

Celle-là ne regorgeait point de sagesse, mais Maurice savait quel dévouement sans borne était au fond de ce brave cœur. À mesure que le temps passait, son étonnement de ne la point voir grandissait, et pourtant il ne songeait point à l'accuser d'oubli.

Il n'attendait plus d'autre visite que la sienne, parce que l'employé qui avait ouvert une fois la porte de sa prison à Valentine avait été congédié.

Quand il vit entrer la dompteuse, et d'abord il ne vit qu'elle, sa première parole fut celle-ci:

—Pauvre maman! je parie que vous avez été malade?

La veuve vint à lui impétueusement et les bras ouverts; il ne put répondre à ce geste à cause des liens qui retenaient ses poignets. La veuve le serra contre son cœur en pleurant et en balbutiant:

—Maurice! mon chéri de Maurice! comme te voilà changé! comme tu as dû souffrir!

Elle avait oublié Valentine, que sa large carrure cachait aux yeux du prisonnier.

—Je ne souffrirai pas bien longtemps désormais, reprit celui-ci; embrassez-moi encore, maman Léo, et puis nous parlerons d'elle, n'est-ce pas? j'ai grand besoin de parler d'elle.

—Mais elle est là, dit la bonne femme à voix basse; elle est avec moi.

Maurice la repoussa d'un mouvement si brusque qu'elle faillit tomber à la renverse, malgré sa vigueur.

—Saquédié! dit-elle toute contente, tu as encore de la force, mon cadet!

Maurice s'était levé à demi; ses yeux se fixaient sur Valentine, qui était debout et immobile au milieu de la chambre. Son premier regard hésita à la reconnaître sous le déguisement qu'elle avait pris.

Quand il la reconnut, deux larmes roulèrent le long de ses joues, et il retomba sur son siège, répétant presque les paroles mêmes de la dompteuse:

—Vous avez coupé vos cheveux! vos beaux cheveux que j'aimais tant!

Le porte-clefs passait en ce moment devant le seuil.

—Bonjour, cousin, dit Valentine à haute voix; est-ce vrai qu'on ne vous laisse pas fumer votre cigare? Voilà ce qui doit être dur.

Elle s'approcha et baisa Maurice au front.

—Chère! chère Valentine! murmura celui-ci. J'aurais été trop heureux. Est-ce que c'était possible d'avoir sur la terre un bonheur pareil!

Le porte-clefs en repassant jeta un regard à l'intérieur de la cellule. Il vit maman Léo assise sur le pied du grabat, les jambes ballantes, le prisonnier toujours à la même place et le jeune garçon debout auprès de lui.

—Nous n'avons pas de temps à perdre, dit la dompteuse, et ce n'est pas pour nous amuser que nous sommes ici.

—Laissez-moi parler, maman, interrompit Valentine, je veux tout expliquer moi-même à Maurice.

—Alors, viens t'asseoir auprès de moi, fillette, car tes jambes flageolent.

Valentine avait, en effet, chancelé.

—Non, fit-elle, je veux rester là, je veux m'asseoir sur les genoux de mon mari.

Elle écarta elle-même les mains de Maurice, qui la regardait en extase, et s'assit, plus légère qu'une enfant, à la place qu'elle avait indiquée.

—Malgré tout, pensait la dompteuse, elle a un petit coup de mailloche, c'est bien sûr!

—Nous n'avons pas de temps à perdre, répéta Mlle de Villanove avec une singulière tranquillité; il faut que tout soit expliqué, que tout soit convenu en quelques minutes, car les choses vont marcher très vite, et nous ne nous reverrons peut-être plus avant le grand jour.

—Quel grand jour? demanda Maurice, qui avait échangé un regard avec la dompteuse.

Valentine sourit doucement.

—Cela nous retarderait, dit-elle, si vous vous mettiez en tête que je suis folle. Parmi les choses que je vais vous dire, il y en aura qui vous sembleront bizarres, mais j'ai toute ma raison, je vous l'affirme, et je suivrai ma route avec courage parce que je l'ai choisie avec réflexion.

Elle se tenait droite, et il y avait de l'orgueil dans le geste qui appuyait sa main charmante sur l'épaule de son fiancé.

—Vous êtes mon mari, Maurice, reprit-elle, et je suis votre femme par le fait de notre mutuelle volonté. Que nous devions vivre ou mourir, mon vœu est que cette union soit bénie par un prêtre, afin qu'il n'y ait qu'un seul nom sur la tombe où nous dormirons tous deux.

—Mais ce n'est pas tout cela..., voulut interrompre la dompteuse.

—Laissez! ordonna Valentine.

Et Maurice, qui baignait ses yeux dans le regard de la jeune fille, répéta:

—Laissez! oh! si fait, c'est bien cela!

Valentine pencha ses lèvres jusque sur le front du prisonnier pour murmurer:

—Nous ne pouvons avoir à nous deux qu'une volonté. Je ne vous redemande pas le poison que je vous ai donné, Maurice, mais j'ai changé d'avis et je ne veux plus m'en servir.

La prunelle du jeune homme exprima une inquiétude.

Mlle de Villanove sourit encore et ajouta:

—J'ai votre promesse, vous ne vous en servirez pas tout seul.

—Cependant..., commença Maurice.

On entendait à peine les pas du porte-clefs qui se promenait à l'autre bout du corridor.

Le doigt de Valentine se posa sur la bouche de son fiancé, mais ce ne fut pas elle qui parla, car maman Léo était en colère.

—Saquédié! s'écria-t-elle, il s'agit de préparer une évasion et je croyais que la petite avait au moins quelques limes et un ciseau à froid pour travailler ces doubles barreaux qui ne paraissent pas faciles à remuer. Est-ce que vous croyez qu'on s'en va de la Force en disant au gouvernement: Pardon excuse, j'ai besoin d'aller à la chapelle pour mon petit conjungo? J'ai déjà vendu mes rentes, moi, et j'ai un bon garçon, incapable d'inventer la vapeur, mais solide au poste comme le chien de Montargis, qui court la ville pour nous embaucher des hommes. Après quoi, il tentera de se ménager des intelligences ici dans l'intérieur de l'établissement... Mais vous ne m'écoutez pas, dites donc!

Maurice et Valentine se regardaient.

—Il se peut que nous ayons besoin de vos hommes, bonne Léo, dit la jeune fille; il se peut que nous ayons aussi besoin de votre argent, et pourtant je crois être très riche. Dans une heure, désormais, nous serons fixés à cet égard. Ne m'interrompez plus et laissez-moi expliquer à Maurice ce qu'il a besoin de comprendre, car, dans notre situation, il est des choses que je ne saurais éclairer complètement et qui doivent être laissées à la grâce de Dieu comme le sort des malheureux menacés par un naufrage.

Elle se recueillit un instant. Quand elle parla de nouveau, ses beaux yeux brillaient d'une sérénité angélique.

—Aux yeux de la sagesse humaine, dit-elle, nous sommes si bien perdus que par deux fois nous avons cherché notre refuge dans la mort.

«Au-delà de la mort, dans l'éternité à laquelle je crois plus fermement depuis que je souffre, le châtiment de ceux qui s'aimaient ardemment sur la terre et qui l'ont quittée par un crime doit être la séparation. Oh! ne m'objectez rien, le doute ne m'arrêterait pas; il suffit que la justice de Dieu puisse exister pour que ma résolution soit inébranlable. Je ne veux pas être séparée de Maurice; je veux que notre serment juré ici-bas s'accomplisse dans le ciel, et, pour cela, je ne demande pas à mon fiancé de subir le supplice d'infamie, je ne lui demande pas d'attendre l'échafaud, mais je lui dis: «Ami, nous étions déterminés à mourir; je vous apporte une espérance qui est peut-être chimérique, et je vous supplie, pour l'amour de moi, de ne point faire subir à cette espérance l'examen de raison. Elle est ce qu'elle est, extravagante ou sensée, que vous importe, en définitive, puisqu'hier encore notre dernière ressource était le partage d'une liqueur mortelle?»

—Ah ça! ah ça! murmura la veuve, qui s'agitait sur le pied du lit, je ne rêve pas, car je viens de me pincer jusqu'au sang. Est-ce qu'on parle allemand ou grec? Je veux être pendue si je comprends un mot de ce que vous nous chantez là, ma bergère!

—Et toi? fit Valentine en se penchant à l'oreille du prisonnier.

—Moi, je veux tout ce que tu veux, répondit Maurice, mais je ne comprends pas non plus.

Valentine continua, cherchant ses paroles, et avec une sorte de timidité:

—Ne me forcez pas à penser que mon effort ne tend qu'à me tromper moi-même; je n'ai pas beaucoup d'espoir, c'est vrai, car je suis obligée de m'appuyer sur quelque chose de terrible. Mais dussions-nous succomber, Maurice, ne vaudrait-il pas mieux mourir en combattant? et ne préférerais-tu pas, toi si brave, le martyre au suicide?

—Si fait! répondit vivement le prisonnier dont les yeux brillèrent.

Maman Léo, en même temps, frappa ses deux mains l'une contre l'autre et s'écria:

—C'est l'affaire du Coyatier, alors? Voilà que je comprends à demi! Eh bien! Saquédié! je n'aime pas plus le martyre que le poison, et à moins qu'on ne me lie les pieds et les pattes, je ne vous laisserai pas vous jeter dans la gueule du loup, c'est moi qui vous le dis!


XXVI

La maison de Remy d'Arx

Le gardien s'arrêta devant la porte, en dehors, et dit fort poliment:

—Les vingt minutes sont mangées, il faudrait penser à s'en aller.

—Déjà! firent à la fois Valentine et Maurice.

—Votre montre avance, l'homme, répondit la dompteuse, qui avait repris son air déterminé. Encore une petite seconde, s'il vous plaît, on est en train de prêcher le jeune homme pour qu'il se fasse une raison dans son infortune.

Le porte-clefs ayant accordé deux minutes de grâce, la dompteuse reprit tout bas en s'adressant à Valentine:

—Fillette, tu me fais l'effet comme si tu jouais avec le feu de l'enfer. Le diable et ces gens-là, vois-tu, c'est la même chose!

—Maurice n'a pas peur d'eux, murmura Valentine.

—Lui! mon lieutenant, avoir peur! s'écria maman Léo. S'il les tenait en Algérie, au champ d'honneur, il les avalerait comme de la soupe! Ce n'est pas pour vous faire reculer que je parle, non, c'est bien la vérité que Fleurette a dite tout à l'heure: «Nous sommes tous ici comme au milieu d'un naufrage.» Quoi donc! quand la perdition est là tout à l'entour et qu'on ne sait plus à quel saint se vouer, il faut bien donner quelque chose au hasard et même au diable; seulement j'ai mon idée: pendant que le Coyatier travaillera, je n'aurai pas mes mains dans mes poches.

—Prenez garde, bonne Léo, fit Mlle de Villanove, la moindre marque de défiance anéantirait notre dernière chance de salut.

Elle s'était levée, et son geste imposa silence à la dompteuse, qui allait parler encore.

—Sur cette dernière chance, dit-elle, j'ai mis tout mon avenir, tout mon bonheur, tout mon cœur. Mes jours et mes nuits n'ont qu'une seule pensée, je travaille, je prie, et il me semble parfois que je réussirai, moi, pauvre fille, à tromper l'astuce de ces démons... Etes-vous bien décidé, Maurice?

—Qu'ai-je à perdre? demanda le jeune prisonnier en souriant.

—Alors, tenez-vous prêt à toute heure. Il ne s'agit ni de liens brisés, ni de barreaux attaqués avec la lime, suivez seulement celui ou celle qui viendra et qui vous dira: Il fait jour.

—Leur mot d'ordre! balbutia la veuve en pâlissant.

—Je vois que nous n'y allons pas par quatre chemins, dit Maurice avec une sorte de gaieté désespérée.

—Quand on prononcera ce mot à votre oreille, reprit Valentine, je serai là, bien près, et s'il y a péril, je le partagerai.

—Si c'est comme ça que tu le consoles..., commença maman Léo.

—Un mot encore, interrompit Valentine; pour se marier, il faut avoir un nom, et je n'en ai pas. Celui que je porte n'est pas à moi, j'en suis sûre.

—Saquédié! saquédié! s'écria la veuve, voilà ce qui me donne la chair de poule, c'est l'idée qu'on va perdre du temps à faire ce mariage, au lieu de filer au grand galop sur n'importe quelle route. Ces noces-là, moi, je les enverrais je sais bien où, et quant à l'histoire d'avoir ou de ne pas avoir un nom, dame! quand il s'agit de la vie...

Les lèvres de Valentine touchaient en ce moment le front de Maurice.

—Je suis Mlle d'Arx, murmura-t-elle d'une voix si basse qu'on eut peine à entendre; j'ai à venger mon père, j'ai à venger mon frère. Ils me croient folle, ils ont raison peut-être, car j'ai pris, moi, pauvre fille, un fardeau qui écraserait les épaules d'un homme. Ce n'est pas à une fuite que je vais, c'est à une bataille. Mon mari doit le souffle de sa poitrine à mon frère Remy d'Arx; mon mari doit être de moitié dans ma vengeance, et c'est pour cela que je risque sa vie avec la mienne. J'aurai mon nom pour avoir mon mari, et ne craignez pas un trop grand retard: avant une demi-heure, je saurai comment je m'appelle et je pourrai prouver la légitimité de ma vengeance.

Elle s'était redressée si belle et si fière que maman Léo et Maurice la regardaient avec admiration. Il leur semblait à tous deux qu'ils ne l'avaient jamais vue.

Mais tout à coup sa physionomie changea, parce que le gardien reparaissait à la porte.

Elle secoua rondement la main du prisonnier en disant tout bas:

—Bonsoir, cousin, à vous revoir! je sais bien qui est-ce qui ne fera pas tort aux provisions de la maman ce matin. De vous trouver comme ça dans la peine, ça m'a ôté l'appétit pour toute la journée. Venez, la mère!

Et elle poussa dehors maman Léo tout étourdie, mais sur le seuil elle se retourna.

Sa main toucha sa poitrine et ses lèvres, comme si elle eût envoyé à Maurice tout son cœur dans un dernier baiser.

Le fiacre attendait devant la porte de la prison. D'un regard rapide, Valentine interrogea les deux côtés de la rue et ne vit rien de suspect.

Elle monta la première.

Maman Léo dit au cocher en haussant les épaules:

—Voilà pourtant les gamins d'aujourd'hui!

Elle ajouta tout haut en montant à son tour:

—Que tu mériterais bien une taloche pour te comporter avec l'impolitesse de laisser une dame en arrière!

—Et la taloche vaudrait de l'argent au marché des gifles, pensa le cocher, qui avait déjà mesuré plusieurs fois avec admiration l'envergure de maman Léo.

—Vous avez raison, murmura Valentine, qui tendit la main à sa compagne; j'ai oublié un instant mon rôle; mais il est bien près de finir, et je ne le reprendrai plus.

Elle abaissa la glace qui fermait le devant de la voiture pour dire au cocher:

—Rue du Mail, n° 3, et brûlez le pavé, vous aurez un bon pourboire.

—Alors c'est toi qui commandes la manœuvre? fit la veuve.

—Oui, répondit Mlle de Villanove.

Ce fut tout. Deux ou trois fois pendant la route, maman Léo essaya de renouer l'entretien, mais Valentine resta silencieuse et absorbée.

Quand la voiture s'arrêta à l'entrée de la rue du Mail, devant la maison n° 3, Valentine sembla s'éveiller d'un sommeil.

—Tu connais quelqu'un ici, fillette? demanda la dompteuse.

Elle s'interrompit pour ajouter:

—Mais qu'as-tu donc? te voilà plus pâle qu'une morte!

Valentine répondit:

—Je ne suis jamais venue qu'une fois dans cette maison. J'y connaissais quelqu'un... quelqu'un de bien cher!

Elle se leva en même temps pour descendre. Maman Léo demanda encore:

—Faut-il rester ou te suivre? As-tu besoin de moi?

—Je suis bien faible, répliqua Valentine, ne m'abandonnez pas. La veuve sauta la première sur le trottoir et reçut dans ses bras la jeune fille, qui pouvait à peine se soutenir.

Elles entrèrent toutes deux sous la voûte, où le concierge était en train de fendre du bois pour son poêle.

—Demandez-lui, prononça tout bas Valentine, s'il y a quelqu'un chez M. Remy d'Arx.

Ce mot valait toute une longue explication.

—Bon! bon! dit la dompteuse, je ne m'étonne plus alors si tu trembles la fièvre, mais tu peux te vanter de m'avoir fait peur!

Elle adressa au concierge la question que Valentine lui avait dictée. Le bonhomme, qui était courbé sur son ouvrage, se releva et les regarda avec mauvaise humeur:

—Là où demeure maintenant M. d'Arx, répondit-il brutalement, il n'y a où mettre personne avec lui.

—Et son domestique? murmura Valentine, Germain?...

—Monsieur Germain, rectifia le portier, c'est différent; son domestique vient de remonter... J'entends le domestique de monsieur Germain, et je pense bien qu'il doit être levé à cette heure; j'entends monsieur Germain. Il lui vient assez de visites, au brave monsieur, depuis l'histoire, mais il n'en est pas plus fier pour ça. Montez au premier et ne sonnez pas trop fort, parce qu'il n'aime pas le bruit.

Valentine et maman Léo montèrent. À leur coup de sonnette discret, un valet de bonne apparence, sans livrée, mais portant le grand deuil, vint ouvrir.

Elles n'eurent même pas besoin de parler. Aussitôt que le valet les eût aperçues, il s'écria:

—Entrez, entrez, ma bonne dame, et vous aussi, jeune homme, vous êtes en retard. Voici plus d'une heure que monsieur vous attend.

—Nous sommes bien ici chez monsieur Germain? dit Valentine, qui crut à une méprise.

—Vous êtes chez M. Remy d'Arx, repartit le valet, non sans emphase, mais c'est bien monsieur Germain qui vous attend.

Valentine et maman Léo entrèrent. Certaines maisons de la rue du Mail sont construites selon un assez grand style, et il y a telle d'entre elles qui ne déparerait point le faubourg Saint-Germain.

Après avoir traversé une salle à manger et un salon hauts d'étage, tous les deux vastes et meublés avec un goût sévère, mais où il régnait je ne sais quel arrière-goût de tristesse et d'abandon, la dompteuse et sa jeune compagne furent introduites dans le cabinet de travail de Remy d'Arx.

Le valet avait dit en les précédant:

—Monsieur Germain, c'est la bonne dame et son petit.

Le cabinet était une pièce de la même taille que le salon, et dont les deux hautes fenêtres donnaient sur une cour plantée d'arbres. Le bureau, les sièges et la bibliothèque régnante étaient en bois d'ébène, dont le poli austère ressortait sur le sombre velours des tentures.

Il y avait auprès du bureau, dans le fauteuil où sans doute Remy d'Arx avait coutume de s'asseoir autrefois, un homme à cheveux blancs qui portait la grande livrée de deuil.

Cet homme, dont la figure était triste et respectable, repoussa des papiers qu'il était en train de consulter et regarda les nouvelles venues.

Nous nous exprimons ainsi, parce que, paraîtrait-il, le Sexe de Valentine n'était pas un mystère pour lui. En effet, il se leva et dit avec une sorte de pieuse émotion:

—Mademoiselle d'Arx, monsieur Remy, votre frère, mon maître bien-aimé, m'a laissé l'ordre de commander ici jusqu'à votre venue, afin de vous recevoir dans votre maison et de vous mettre en possession de ce qui vous appartient.

Maman Léo ouvrait de grands yeux. Les événements pour elle prenaient une allure féerique.

Son imagination était si violemment frappée que désormais aucune surprise ne pouvait lui arriver exempte d'inquiétude.

Elle voyait partout la menace mystérieuse, et il semblait que le souffle des Habits Noirs empoisonnât l'air même qu'elle respirait.

Elle n'avait rien perdu de sa bravoure, en ce sens qu'elle était prête à affronter n'importe quel danger, mais sa bravoure ne paraissait pas au-dehors.

Elle se tenait en arrière de Valentine et regardait avec une sorte de terreur superstitieuse cette chambre où était mort un soldat de la loi que la loi n'avait pas su défendre.

Valentine, au contraire, était calme, en apparence du moins.

Elle répondit au vieux Germain par un simple signe de tête, puis elle marcha droit à un portrait posé sur chevalet entre les deux fenêtres et que le jour frappait à revers.

Elle retourna le chevalet en silence pour mettre le portrait en lumière.

La mélancolique et belle figure de Remy sembla sortir de la toile.

Valentine le contempla longuement, pendant que maman Léo et Germain se taisaient tous les deux. On put voir ses mains tremblantes se chercher et se joindre; sa paupière battit comme pour refouler des larmes.

Elle ne pleura point.

—Pourquoi m'avez-vous appelée Mlle d'Arx? demanda-t-elle en revenant vers le bureau.

Parmi la douleur profonde qui couvrait les traits de Germain, il y eut comme un sourire.

—Parce que je vous attendais, répondit-il; il y a bien longtemps que je vous attends, et ce matin encore votre visite m'a été annoncée. Je vous ai reconnue tout de suite; il m'a semblé voir monsieur Remy à l'âge de quinze ans. Il était le vivant portrait de sa mère, de votre mère aussi, mademoiselle, et je suis sûr qu'avec les habits de votre sexe vous ressembleriez trait pour trait à feu notre bonne dame.

Il avança le propre fauteuil de Remy, et son geste respectueux invita Valentine à s'asseoir. Valentine prit le siège et dit:

—Faites comme moi, bonne Léo, nous resterons longtemps ici. Germain, qui tout à l'heure encore était le maître de cette maison, où il remplaçait avec une véritable dignité le jeune magistrat décédé, avait repris, sans affectation ni regret, l'attitude qui convient à un domestique, et il se fût offensé peut-être si Valentine l'eût traité autrement qu'un serviteur.

—Il y a eu, le mois passé, quarante-trois ans, fit-il, que j'entrai dans la maison de M. Mathieu d'Arx. C'était alors un tout jeune homme, il achevait ses études et me demandait parfois conseil. Quand il se maria, il me garda, et la jeune dame, qui était belle comme les anges, m'aima comme son mari m'aimait. Je les servais de mon mieux; il n'y a rien au monde que je n'eusse fait pour eux. Il y eut une grande joie quand l'enfant vint: monsieur Remy. Après le père et la mère, ce fut moi qui l'embrassai le premier. Ils sont morts maintenant tous, le père, la mère et l'enfant; vous êtes la seule en vie, mademoiselle d'Arx; vous êtes la seule aussi qui ne me deviez rien; mais j'espère que vous me garderez pour l'amour de ceux qui ne sont plus.

Valentine lui tendit sa main, qu'il baisa.

—Merci! fit-il. Je n'aurais pas été content de rester ici seulement parce que monsieur Remy vous le demande dans son testament.

—Mon frère a fait un testament? murmura Valentine.

—Il n'a pas pu en écrire bien long, répliqua Germain, et sa pauvre main, qui courait si vite autrefois sur le papier, a eu de la peine à tracer quelques lignes. Je vous les donnerai, ces lignes, elles sont à vous comme tout le reste; mais il y a un autre testament qui n'est pas écrit; ce sont toutes les paroles tombées de ses lèvres, et qui, toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, étaient prononcées pour vous.

—Saquédié! fit la dompteuse, qui atteignit son vaste mouchoir, tu te retiens pour ne pas pleurer, fillette, mais moi, j'ai beau faire, ne te fâche pas, ça va partir.

Germain la regarda, étonné de cette familiarité.

—J'ai vu M. Bouffé, une fois, au Gymnase, reprit la dompteuse, qui avait les larmes plein les yeux, dans un rôle de valet fidèle, même qu'on lui donna le prix Montyon au troisième acte, mais il n'était pas de moitié si bien que vous. Dévidez votre rouleau, vénérable Germain, je ne suis pas du grand monde, moi, et la fillette me prend pour ce que je vaux.

D'une main elle s'essuya les yeux, de l'autre elle secoua celle du vieil homme en ajoutant:

—Voilà qui est fini, vous pouvez marcher.

—Monsieur Remy, prononça Germain à voix basse, n'a pas eu la force de m'en dire bien long, mais il m'a parlé d'une bonne dame, montreuse d'animaux, je crois, à qui Mlle d'Arx doit beaucoup de reconnaissance.

—C'est moi, la montreuse, brave homme; mais la fillette ne me doit rien de rien. Roulez votre bosse, voulez-vous? car nous ne sommes pas ici pour flâner.

—Il y a, continua Germain, bien des choses que je ne comprends pas. Monsieur Remy m'avait défendu de faire aucune démarche, pour vous joindre, avant un mois écoulé, mais il avait ajouté: «Elle viendra d'elle-même; je suis sûr qu'elle viendra.»

J'attendais. Ce matin on m'a annoncé un commissionnaire qui demandait Mlle d'Arx. Je l'ai fait introduire auprès de moi, il m'a dit que vous deviez venir et m'a dépeint le costume sous lequel vous vous présenteriez: Il ne m'a pas dit pourquoi vous portiez ce costume.

Maman Léo et Valentine échangèrent un regard.

—Il avait, continua le vieux valet, un besoin pressant de vous parler. Il est sorti en disant: «Priez Mlle d'Arx de m'attendre, car je reviendrai.»

Valentine demanda:

—Comment était fait ce commissionnaire?

En quelques paroles, Germain dessina un portrait si frappant de ressemblance qu'on ne le laissa pas achever, la dompteuse et Valentine prononcèrent en même temps le nom de Coyatier.

—Méfiance! murmura maman Léo, dont les sourcils étaient froncés.

—Je n'en suis plus à la méfiance, répliqua Valentine avec son sourire triste, mais vaillant; si vous aviez eu peur, maman, quand vous entriez dans la cage de vos bêtes féroces, vous auriez été perdue.

—C'est vrai, murmura la veuve; mais c'est chanceux.

—Ce que je désire savoir, reprit la jeune fille, c'est ce qui regarde mon frère; parlez, Germain, et soyez bref car j'ai peu de temps pour vous entendre.


XXVII

La visite des Habits Noirs

—Mademoiselle d'Arx désire-t-elle que je lui raconte le passé? elle a le droit de tout savoir, et parmi les dernières paroles de mon cher jeune maître, il y avait celle-ci: «Que ma sœur n'ignore rien...»

—Je sais tout, interrompit Valentine.

—Alors que Dieu vous donne le courage ou l'oubli! c'est une sanglante histoire et il y a bien des douleurs dans l'héritage que vous allez recueillir. Jusqu'à ces derniers temps, monsieur Remy vous cherchait encore, malgré le grand travail qui prenait toutes ses heures; j'entends: il cherchait toujours sa sœur, la pauvre enfant disparue lors de la terrible catastrophe de Toulouse. Quand il ne chercha plus, c'est que le hasard vous avait envoyée sur son chemin, trompant sa tendresse et le condamnant à ce supplice atroce dont il est mort... car ce n'est pas le poison qui l'a tué.

—C'est moi qui l'ai tué, murmura Valentine. Je sais aussi cela. Elle était plus pâle qu'une agonisante, mais elle se tenait ferme et droite sur son siège. Maman Léo suait à grosses gouttes. Germain courba la tête et dit tout bas:

—Il y a des familles qui sont condamnées.

«Monsieur Remy se cachait de moi, poursuivit-il, comme s'il eût craint un conseil; je ne connaissais la fiancée de mon maître que pour l'avoir entrevue à travers un voile, le soir où il revint du palais, évanoui, et ce n'est pas à cause de cette rencontre que je vous ai reconnue tout à l'heure. J'ignorais aussi la guerre implacable où mon maître était engagé. Je savais seulement, ou plutôt, je voyais qu'il devenait sombre, inquiet, malade d'esprit et de corps; il y avait un signe funeste sur son front, et je devinais peut-être la nature du péril qui le menaçait, car la fièvre de ses nuits parlait dans son sommeil. Mais que faire? Il était magistrat comme son père, et son père était tombé en faisant son devoir. Le jour même de la signature du contrat, vers quatre heures du soir, on le rapporta ici. Il n'était pas mort, mais il ne bougeait ni ne parlait, et ses yeux semblaient ne plus me voir.

«Il resta ainsi toute la soirée. J'avais fait appeler plusieurs médecins qui vinrent et se consultèrent longuement.

«Quand ils se retirèrent, l'un d'eux me dit:

«—Si les opinions que M. d'Arx professait ne s'y opposent pas, il faudrait lui avoir un prêtre.

«Jusqu'à ce moment-là, j'avais espéré en sa jeunesse et en la force de sa constitution.

«Un autre docteur me demanda:

«—N'a-t-il donc point de famille? Il faudrait prévenir ses parents ou du moins ses amis.

«J'envoyai chercher le curé de Notre-Dame-des-Victoires, l'abbé Desgenettes, ce vieux soldat qui porte la soutane comme une capote de grenadier. Il nous connaissait bien; il arrivait quelquefois dès le matin chez monsieur Remy, qu'on éveillait pour le recevoir, et il disait: «J'ai besoin de tant pour mes pauvres.»

«On lui payait son dû.

«Il vint, il interrogea mon pauvre malade, qui resta muet comme une pierre.

«M. le curé s'agenouilla auprès du lit et pria, mais tout cela ne dura pas longtemps parce que d'autres malheureux l'attendaient.

«—Garçon, me dit-il en s'en allant, si M. d'Arx recouvre sa connaissance à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit, je serai prêt; mais s'il ne recouvre pas sa connaissance, il ne faut point craindre, car jamais il n'a rien refusé à ceux qui souffrent. Les âmes comme la sienne n'ont pas besoin de passeport pour s'en aller tout droit à Dieu.

«De la famille, monsieur Remy n'en avait plus; des amis, il n'en voulait point parce que les amis prennent du temps et qu'il avait sa tâche.

«Je songeai pourtant tout à coup à un homme de grand âge qu'il estimait fort au-dessus des autres hommes, et qui lui donnait des conseils pour son grand travail. J'envoyai rue Thérèse chez le colonel Bozzo-Corona.

À ce nom, Valentine et aussi la dompteuse firent un si brusque mouvement que le vieux valet s'arrêta.

—Vous le connaissez? demanda-t-il; moi je ne savais qu'une chose; c'est qu'il avait une figure bien vénérable et que monsieur Remy n'accueillait personne si affectueusement que lui.

«Il vint tout de suite et ne vint pas seul. Il y avait avec lui le Dr Samuel et un M. de Saint-Louis que j'avais vus l'un et l'autre quelquefois. Il y avait aussi une femme admirablement belle qui, dès son entrée, courut vers le lit et prit les deux mains de monsieur Remy en pleurant.

«Le colonel et ses compagnons avaient aussi l'air ému. Ce fut d'eux que j'appris dans ses détails la scène de la rue d'Anjou-Saint-Honoré.

«Le Dr Samuel examina monsieur Remy pendant que la jeune femme, qui était la comtesse Corona, demandait d'une voix tremblante:

«—N'y a-t-il donc aucun moyen de le sauver?

«Le Dr Samuel répondit:

«—La vie ne tient plus en lui que par un fil.

«Et quelques minutes après il ajouta:

«—Le voilà qui meurt... il est mort!

«—Était-ce vrai? interrompit Valentine, qui écoutait, la face livide, mais les yeux secs.

«—Non, répliqua Germain, ce n'était pas encore vrai; mais je le crus, car les yeux de mon maître étaient sans regard et ma main, que j'approchai de ses lèvres, ne sentit que du froid.

«Le colonel s'approcha de moi et me dit:

«—Germain, vous savez qu'il y avait entre mon malheureux ami et moi autre chose que de l'affection. Nous poursuivions en commun l'accomplissement d'une tâche qui a occupé son existence tout entière.

«C'était vrai, je le savais ou du moins monsieur Remy m'avait donné à entendre que le colonel Bozzo avait sa plus intime confiance, et qu'en cas de malheur, car M. d'Arx avait la pensée d'un malheur, c'était au colonel Bozzo que je devrais m'adresser en première ligne.

«Je savais aussi que le secrétaire de mon maître était plein de papiers ayant rapport à cette œuvre mystérieuse que je croyais commune entre lui et le colonel.

«La responsabilité qui pesait sur moi en ce moment terrible m'écrasait. Peut-être ne savais-je pas bien ce que je faisais, car le chagrin me rendait fou. Toujours est-il que j'allai vers l'endroit où M. d'Arx mettait la clef de son secrétaire, et je revenais déjà vers le colonel pour la lui donner, lorsque la comtesse Corona, qui était penchée sur mon cher maître, s'écria par trois fois:

«—Non, non, non! Remy d'Arx n'est pas mort!

«Le colonel Bozzo, à ce moment même, tendait la main pour prendre la clef du secrétaire.

«Je ne sais quel instinct me retint de la lui donner, et je masquai mon refus en m'élançant tout joyeux vers le lit.

«Le lit fut aussitôt entouré par le colonel et ses amis, qui semblaient, en vérité, aussi contents que moi.

«Les yeux de Remy d'Arx avaient repris, en effet, un vague rayon, et ma joue, que j'approchai tout contre ses lèvres, sentit un souffle.

«Mais si faible!

«—Voyons, docteur, dit le colonel, c'est peut-être le commencement d'une crise favorable; aidez le miracle à s'accomplir.

«—Nous vous en serons reconnaissants, ajouta M. de Saint-Louis, comme s'il s'agissait pour nous d'un cher enfant.

«Et moi je dis aussi quelque chose et j'implorai le médecin à mains jointes.

«Il répéta en prenant le poignet du malade pour lui tâter le pouls avec soin:

«—Ce serait en effet un miracle.

«Puis il alla vers la table autour de laquelle les autres médecins s'étaient consultés et il écrivit une ordonnance.

«On ne parla plus de la clef du secrétaire. Le colonel dit seulement en me prenant à part:

«—Si nous avons le bonheur de le sauver, mes intérêts sont aussi bien entre ses mains que dans les miennes propres; si au contraire... mais je reviendrai demain matin à la première heure.

«Ils s'en allèrent ensemble comme ils étaient venus. La comtesse Corona voulut rester, mais le colonel ne le permit point. La potion ordonnée par le Dr Samuel fut apportée; je ne sais quelle vague défiance était en moi contre ce médecin qui avait dit en parlant de mon maître vivant: «Il est mort.»

«Au moment où je voulus donner la potion, me disant en moi-même que c'était peut-être le salut, le bras de monsieur Remy eut un mouvement faible que je pris pour un refus, et je ne me trompais pas, comme vous allez le voir.

«Je n'insistai point; je roulai un fauteuil au chevet du malade, et je m'installai pour passer la nuit auprès de lui.

«Certes, je ne dormais pas, j'entendais les bruits du dehors qui allaient s'affaiblissant et la pendule sonnant les heures, mais une sorte de vague enveloppait ma pensée et je voyais comme au travers d'un voile les visages de ces trois hommes, qui maintenant me semblaient ennemis.

«Les douze coups de minuit venaient de sonner, lorsque je bondis sur mes pieds comme si une main m'eût soulevé. La voix de monsieur Remy, bien faible, mais très distincte, parlait à côté de moi.

«—Donne-moi à boire, disait-elle; pas de la potion, de l'eau pure.

«—Remy, mon cher maître, m'écriai-je croyant rêver, car je l'appelais souvent par son nom de baptême, pour l'avoir eu autrefois tout enfant sur mes genoux, ai-je donc eu le cœur de dormir et m'avez-vous appelé déjà?

«En même temps je m'approchais avec un verre d'eau.

«—Tu n'as pas dormi, me répondit-il, ma langue vient de recouvrer sa liberté comme si on eût brisé le lien qui l'attachait. Va chercher un verre dans le buffet et de l'eau à la fontaine: ces hommes ont été autour de la table.

«—Et vous croiriez?..., commençais-je.

«Il m'interrompit en disant:

«—Va, j'ai grand-soif!

«Je revins tout courant après avoir pris de l'eau fraîche à la fontaine, et il but avec avidité.

«—Ce sont ces hommes qui m'ont tué, me dit-il de sa pauvre belle voix tranquille et grave en me rendant le verre.

«Et comme je balbutiais dans ma stupéfaction les mots justice, tribunaux, il sourit d'un air découragé.

«—Dix ans d'existence ne suffiraient pas pour faire luire la vérité, murmura-t-il, et c'est à peine si j'ai quelques heures. À quoi bon essayer l'impossible? Il faut employer autrement le temps qui me reste.

«—Mais vous les avez donc vus! m'écriai-je, vous les avez entendus!

«—J'ai tout entendu et tout vu, répondit-il. Ma jeunesse et ma force n'ont rien pu contre eux, que pourrait désormais mon agonie? Allume du feu.

«Je crus avoir mal entendu, car les idées se brouillaient dans ma cervelle en fièvre. Monsieur Remy répéta d'un accent impérieux:

«—Allume du feu!

«J'obéis et la flamme brilla bientôt dans le foyer.

«—Tu as bien fait de ne pas donner la clef, Germain, reprit mon maître, dont la voix semblait déjà plus faible. Ouvre le secrétaire.

«J'ouvris le secrétaire.

«—Prends tous les papiers qui sont dans la tablette du milieu, tous, depuis le premier jusqu'au dernier, et brûle-les devant moi.

«Je n'avais jamais lu ces papiers, mais je les connaissais bien; c'étaient tous les brouillons d'un grand travail dont il s'occupait depuis des années, des pièces à l'appui, des documents, le produit d'une immensité d'efforts, de recherches et de fatigues.

«—Ma sœur viendra, pensa tout haut mon maître (et c'était la première fois que je l'entendais parler de sa sœur), elle trouverait tout cela, elle voudrait continuer l'œuvre fatale que je n'ai pu achever, et comme je vais mourir elle mourrait!

—Les papiers ne furent pas brûlés, je suppose! demanda ici Valentine, dont les yeux brillèrent.

—C'était sa volonté, répondit le vieux valet, les papiers furent brûlés comme il l'avait dit: tous, depuis le premier jusqu'au dernier.

—Alors, dit la jeune fille en baissant la tête, il ne me reste rien, je n'ai plus d'arme pour combattre!

—Il souhaitait justement cela, répondit encore Germain, il voulait rendre le combat impossible. Il vous aimait bien, mademoiselle; dans ses derniers moments, il n'y avait pas en lui d'autre pensée que celle de sa sœur. Mais à quoi bon parler? Vous allez voir tout à l'heure comment il vous aimait.


XXVIII

La mort de Remy

Depuis le commencement de cette scène, maman Léo n'avait pas prononcé une parole. Elle écoutait, dominée par une religieuse émotion.

Il y avait en Valentine une douleur profonde, mais le sang corse qui était dans ses veines bouillait.

On avait essayé de mettre l'impossible comme une barrière entre elle et l'idée de vengeance, rien n'y faisait: la soif de vengeance lui emplissait le cœur.

En ce moment, l'image de Maurice lui-même se voilait dans son souvenir.

Elle voyait Remy d'Arx pâle sur son lit d'agonie.

La première parole prononcée par Germain, qui reprenait son récit, fit bondir le cœur de la jeune fille. Le vieux valet continua ainsi:

—Pendant que les papiers flambaient dans le foyer, monsieur Remy se parlait à lui-même. Je ne comprenais pas, mais chacun des mots prononcés par lui est resté dans ma mémoire.

Il disait:

—L'arme invisible! l'arme dont nulle cuirasse ne peut parer le coup mortel! Ils savaient que cette passion était sans issue; ils l'ont fait naître; ils l'ont chauffée jusqu'au délire!... Y a-t-il quelque chose au-dessus du délire?... car j'ai fait ce que le transport lui-même excuserait à peine... Cet homme est venu froidement me montrer l'abîme ouvert et me dire que mon malheur était un crime!

Valentine se couvrit le visage de ses mains.

—J'ai compris plus tard, prononça tout bas le vieux valet, ce que mon maître entendait par ces mots: l'arme invisible. Il y a sur la terre des hommes plus noirs que le démon.

—Moi, dit maman Léo, je devine bien qu'il s'agit d'une infamie grosse comme la maison, mais si on voulait m'expliquer un petit peu.

Les deux mains de Mlle d'Arx tombèrent, découvrant son front rougissant.

—Pas un mot de plus! prononça-t-elle presque rudement. Je respecte la volonté de mon frère mort, mais ces hommes ont tué aussi mon père et ma mère, ma vengeance est à moi, je n'en dois compte qu'à Dieu!

La veuve et le vieux valet baissèrent à la fois les yeux devant sa beauté, qui avait des rayonnements tragiques.

—Vous plaît-il que j'achève mon récit? demanda Germain avec une sorte de timidité.

—Je le veux, répondit Valentine.

Germain reprit aussitôt:

—Le foyer était plein de flammes; monsieur Remy avait réussi à se soulever sur le coude pour voir flamber son travail de tant d'années, le travail de ses jours et de ses nuits. Il trouvait que l'œuvre de destruction n'allait pas encore assez vite et il me disait:

«—Brûle! brûle! c'est sa vie, c'est son repos, c'est son bonheur qui naîtront de ces cendres!

«À l'écouter je reprenais malgré moi de l'espoir, car sa voix devenait plus forte, et il y avait parfois des étincelles dans ses yeux.

«La fièvre trompe ainsi toujours.

«Quand les dernières fumerolles s'envolèrent, il laissa retomber sa tête sur l'oreiller et murmura:

«—Comment combattrait-elle désormais, puisqu'elle n'aura plus d'arme?

Valentine avait aux lèvres un sourire farouche.

—Saquédié! dit maman Léo, tu as un air que je n'aime pas, toi! tu me fais peur. Je suppose bien pourtant que tu n'iras pas agacer ces tigres tout exprès pour te faire avaler!

—Laissez parler Germain, répliqua seulement Valentine.

Le vieux valet poursuivit:

—Monsieur Remy resta un instant silencieux, car il était accablé de fatigue, puis il m'ordonna d'enlever un des deux grands tiroirs du secrétaire, celui de droite. Derrière ce tiroir, il y avait une cachette et dans la cachette une grande enveloppe portant ces noms comme une adresse: Marie-Amélie d'Arx.

La veuve rapprocha son siège, dominée par une curiosité nouvelle, et Valentine murmura d'une voix émue:

—C'est donc là mon véritable nom!

—C'est celui que vous reçûtes au baptistère de la cathédrale de Toulouse, le 30 octobre 1819, répondit Germain. J'étais là; feu ma bonne femme, votre nourrice, se trouva faible au commencement de la cérémonie, et ce fut moi qui vous portai dans mes bras.

«Regardez-moi, mademoiselle d'Arx, je suis ici comme un témoin, et je m'interroge moi-même avant de vous donner les actes qui vont faire de vous l'héritière légitime de mes maîtres.

«Vous étiez une toute petite enfant quand je vous vis pour la dernière fois; mais je vous reconnais, je le jure au fond de ma conscience!

«Ou plutôt je reconnais en vous votre sainte mère, dont vous êtes le vivant portrait.

«Quand mon maître eut le paquet entre les mains, il baisa votre nom sur l'enveloppe, pensant tout haut:

«—Elle va rester la dernière, elle va rester seule.

«Puis il me regarda en face et ajouta:

«—Germain, ceci est le nom de ma sœur; tu l'aimeras, tu la serviras, tu la défendras.

«Il ouvrit l'enveloppe.

«—Voici, reprit-il, l'acte de naissance de Mlle d'Arx; tu connais aussi bien que moi la catastrophe qui l'a mise jadis hors de la maison; elle se nomme aujourd'hui Mlle Valentine de Villanove.

La voix de Germain trembla pendant qu'il ajoutait:

—Ce fut seulement à cette heure que je compris tout.

«Je mis un genou en terre devant mon jeune maître et je lui dis:

«—Remy, mon cher enfant, ne vous laissez pas mourir; Dieu guérira la blessure de votre âme.

«Il secoua la tête lentement.

«—Dieu est bon, me répondit-il, il a eu compassion de moi; en mourant, je peux regarder le fond de mon cœur.

«Ses yeux étaient sur moi, ses yeux limpides et doux comme ceux d'un enfant.

«Il avait sa main dans la mienne; la résignation calme comme un sourire épanouissait ses lèvres décolorées.

«Sa paupière se ferma à demi parce que l'épuisement venait.

«Il m'envoya encore au secrétaire, où je trouvai, sur ses indications, les actes de décès de M. Mathieu d'Arx et de sa femme, votre père et votre mère.

«Quelques mois auparavant, à ma grande surprise, à ma grande inquiétude aussi, car cela prouvait bien qu'il redoutait un malheur, monsieur Remy avait réalisé à la hâte tous les biens immeubles de sa famille, et au lieu d'acheter, avec le prix considérable de cette vente, des valeurs françaises, il avait pris des consolidés d'Angleterre et des bons autrichiens. Tous les titres étaient dans le secrétaire. Il me dit:

«—Germain, je n'ai pas retiré des biens de mon père une somme égale à leur valeur parce que je me suis trop pressé. L'événement a prouvé que je n'avais pas de temps à perdre. Néanmoins, tu dois trouver dans la caisse qui est à gauche du secrétaire et dont voici la clef des titres au porteur constituant quatre-vingt mille francs de rente au capital de un million cinq cent mille francs environ. Cette fortune ne doit point rester ici. Aussitôt que je serai mort, tu la mettras en lieu sûr. Elle appartient tout entière à Marie-Amélie d'Arx, ma sœur, et c'est à toi que je la confie. Sa voix faiblissait de plus en plus; cependant il voulut se mettre sur son séant. Je l'y aidai. Je n'avais déjà plus d'espoir, car le signe de la mort prochaine était sur son front bien-aimé.

«Il me demanda du papier, une plume et de l'encre.

«J'hésitais à obéir, car sa tête vacillait sur ses épaules, mais il me regarda et ses yeux suppliants semblaient me dire: Dépêche-toi, Germain, ou je n'aurai pas le temps!

«Je lui apportai tout ce qu'il fallait pour écrire. D'une main je tenais le flambeau, car il disait déjà que la lumière faiblissait; de l'autre je lui présentais l'écritoire où sa main tremblante avait peine à tremper la plume.

«Il traça quelques mots bien lentement d'abord; je crus qu'il ne pourrait continuer, mais je l'entendis murmurer:

«—Il faut pourtant qu'elle ait ma dernière pensée; il faut que je lui parle en frère... en père, car j'ai remplacé celui qui n'est plus.

«Et ses doigts se raffermirent.

«Le jour naissait derrière les rideaux de la croisée.

«Il n'avait pas encore achevé, quand on sonna à la porte extérieure.

«—Ce sont eux, me dit-il, je ne veux pas les voir.

«Il avait deviné; c'étaient les trois hommes de la veille: le colonel Bozzo, M. de Saint-Louis et le Dr Samuel. Un quatrième s'était joint à eux, que j'entendis nommer M. de la Périère.

«Aucun d'eux n'insista pour entrer. Le docteur demanda seulement quel avait été l'effet de sa potion et dit:

«—Puisqu'il n'y a pas eu d'accident j'ai bon espoir, car les effets secondaires de la belladone sont aisés à combattre.

«M. de la Périère ajouta qu'il était envoyé personnellement par Mme la marquise d'Ornans pour que M. d'Arx n'ignorât point tout l'intérêt qu'elle portait à sa santé.

«Quand je revins dans la chambre, je trouvai mon maître fort agité. Il me demanda si l'on avait parlé de Mlle de Villanove, et sur ma réponse négative il m'ordonna de faire porter immédiatement chez un pharmacien qu'il me désigna la potion du Dr Samuel.

«Mais je n'étais pas encore à la porte, qu'il me rappelait, disant:

«—C'est folie, ma tête s'égare. Si l'on trouvait là-dedans ce que je crois, ce serait une arme, c'est-à-dire une tentation, c'est-à-dire un danger pour elle. Verse la potion dans les cendres, brise la fiole, je ne veux pas qu'elle ait d'arme, je ne veux pas qu'elle ait de tentation!

«Il fallut obéir, car sa voix était impérieuse et son regard commandait.

«Il allait reprendre son travail lorsqu'on sonna de nouveau.

«Cette fois, c'était la justice, un monsieur Perrin-Champein, qui depuis a remplacé mon maître comme juge d'instruction. Il arrivait, assisté de son greffier; il fut reçu, mais monsieur Remy avait reposé sa tête sur l'oreiller et s'était retourné du côté de la muraille.

«M. Perrin-Champein l'interrogea longuement, quoiqu'il n'obtînt aucune réponse à ses demandes concernant l'événement de la rue d'Anjou, auxquelles il mêlait des observations ayant trait au meurtre de la rue de l'Oratoire et à la propre conduite de M. d'Arx comme magistrat instructeur.

«Le greffier ricanait dans sa cravate et murmurait de temps en temps:

«—Le plus souvent qu'il répondra!

«—Monsieur et cher collègue, dit le Perrin-Champein en levant le siège, vous me voyez désolé du triste état où je vous laisse; une parole est bientôt dite, et la bonne volonté vous manque peut-être un peu; néanmoins j'aime à croire que votre silence, qui est en soi fort extraordinaire, n'indique pas que vous ayez rien fait contre votre conscience de juge.

«Sur le carré il me demanda:

«—Votre maître n'a-t-il point parlé de toute la nuit?... Mais vous ne me répondrez pas plus que lui. Allons, mon bonhomme, à vous revoir! Tout cela est fort extraordinaire, mais j'en ai débrouillé bien d'autres, et en thèse générale, les interrogatoires ne servent à rien. C'était un garçon fort instruit, assez capable et surtout terriblement protégé! Maintenant le voilà qui fait de la place aux autres, mon avis est qu'il ne l'a pas tout à fait volé.

«Je m'entendis appeler comme je refermais la porte.

«—Dépêchons, Germain, dépêchons, me dit mon maître qui faisait effort pour se relever, je n'ai pas fini. Tout ce que je demande à Dieu, c'est qu'il me donne le temps de finir.

«Je l'aidai encore à se mettre sur son séant, et il reprit sa tâche, qui devenait à chaque instant plus difficile.

«Sa figure changeait à vue d'œil, ses tempes étaient baignées d'une sueur froide.

«Au moment même où il achevait, on sonna pour la troisième et dernière fois.

«—Tu lui remettras ceci, me dit-il en pliant le papier, à elle, à elle seule, tu me comprends bien, et tu lui diras ce que m'a coûté ce suprême travail. Va ouvrir, c'est la prière qui vient.

«Les yeux de son corps allaient se voilant, mais il avait cette autre vue qui perce les murailles. C'était la prière. Le vieux curé Desgenettes entra et lui donna l'extrême-onction. Mon maître répondit jusqu'au bout les raisons latines, après quoi sa tête tomba sur l'oreiller. Le vieux prêtre l'embrassa en murmurant: «Priez, âme chrétienne!» et mon maître prononça votre nom.

«Je m'approchai. Il n'était plus. Je lui fermai les yeux...

Deux grosses larmes roulaient sur les joues du vieillard.

Il entrouvrit les revers de sa livrée et prit dans son sein un pli qu'il tendit à Mlle d'Arx en disant:

—J'accomplis l'ordre que j'ai reçu et vous remets le testament de votre frère.


XXIX

Le testament

Un sanglot avait essayé de soulever sa poitrine aux dernière paroles du vieux Germain, mais elle l'avait comprimé par un effort violent.

Il y avait sur son beau visage, exprimant une douleur sans bornes, quelque chose qui ressemblait à la sévérité d'un juge.

Elle prit le papier que Germain lui tendait et dit:

—Mes amis, je vous prie de vous retirer tous les deux. Il faut que je sois seule pour prendre connaissance de la dernière volonté de mon frère.

Germain et la veuve se levèrent aussitôt. Comme ils allaient sortir, Valentine ajouta:

—Quand cet homme, ce commissionnaire va revenir, vous l'introduirez près de moi.

—Et nous reviendrons avec lui, je suppose? demanda maman Léo.

—Non, vous reviendrez seulement quand je vous appellerai. Allez.

La dompteuse et Germain sortirent.

Maman Léo se laissa conduire jusque dans la salle à manger, où elle tomba sur un siège en murmurant:

—Saquédié! moi, je suis brisée comme si j'avais reçu une danse! Cette enfant-là va faire un malheur! Il n'y a pas à dire, le juge d'instruction était bon comme un ange, mais enfin il est mort, et la pauvre fillette avait bien assez à s'occuper de notre Maurice.

Le vieux valet se promenait lentement, les bras tombants et la tête inclinée. Il s'arrêta tout à coup devant maman Léo.

—Vous qui la connaissez, demanda-t-il, croyez-vous qu'elle obéisse à la dernière volonté de son frère?

—Je crois qu'ils sont tous les mêmes dans cette famille-là, répliqua la veuve, ils ont un diable dans le corps.

Germain se redressa, ses yeux brillaient.

—Est-elle assez belle! murmura-t-il avec un enthousiasme profond; et quel regard de princesse elle vous a! Oh! oui, c'est bien la fille de la bonne dame... la fille de Mathieu d'Arx que rien ne faisait trembler! la sœur de Remy, mon cher enfant, qui avait la douceur d'un agneau et le courage d'un lion!

Il se laissa choir lourdement à son tour sur un siège et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, maman Léo reprit la parole avec un certain embarras.

—Dites donc, l'ancien, fit-elle rougissant. J'ai un petit peu honte, parce que ça n'a pas l'air de concorder avec les circonstances; mais on ne se fait pas, c'est sûr et moi, la sensibilité me creuse. Sans vous commander, est-ce que vous pourriez me donner un morceau sous le pouce?

Germain releva d'abord sur elle un regard scandalisé, mais en voyant la bonne figure de la veuve qui avait repris ses couleurs enluminées, il eut presque un sourire et dit:

—Au besoin, vous en assommeriez bien un ou deux, la mère! Tout le monde ne peut pas être des duchesses et marquises; vous m'allez, à moi. Il faut vous dire que, dans l'occasion, je taperais encore tout comme un autre. Je vas vous servir un petit déjeuner, après quoi vous aurez du vif-argent dans les bras et dans les jambes s'il faut se trémousser contre ces coquins-là!

Pendant cela Valentine, que nous continuerons de nommer ainsi, puisque sous ce nom nous l'avons connue, nous l'avons aimée, Valentine était revenue vers le portrait.

Elle avait roulé un siège jusqu'auprès de la peinture, comme on fait quand les importuns s'en vont et qu'on peut enfin causer seul à seul avec un ami cher, après l'absence.

Ce n'était qu'un portrait immobile et muet, mais il y avait au bas de la toile le nom de ce peintre prodigieux dans sa sobre sagesse, qui avait le don de faire vivre les morts.

Le pinceau de Zeuxis trompait les oiseaux, le pinceau plus habile d'Apelle trompa Zeuxis lui-même. Ingres, ce peintre tant et si amèrement outragé, fit plus encore: il trompa une fois la douleur d'une mère.

Je n'ai pas vu cela, mais j'ai vu de mes yeux à une exposition particulière, ouverte voici déjà bien longtemps, au bazar Bonne-Nouvelle, un ami de la famille Bertin, du Journal des Débats, percer la foule et s'élancer les bras tremblants vers le portrait de Bertin l'ancien, qui semblait prêt à se lever, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil.

Chez nous les querelles d'école, en musique, en peinture, en littérature aussi, sont aveugles jusqu'à la stupidité.

Ingres avait peint, un an auparavant, le portrait de Remy d'Arx, et la ressemblance était si poignante que Valentine restait là le cœur étreint, l'esprit frappé comme à l'aspect d'une vision évoquée.

C'était bien là ce jeune homme triste et doux, timide avec des audaces héroïques, grand par l'intelligence, grand aussi par la bonté, mais dont le front semblait marqué d'un signe fatal.

Ses yeux vivaient, sa bouche pensait, prête à parler, et parmi l'austère noblesse de ses traits on devinait ce sourire charmant sans s'épanouir jamais.

Valentine ne l'avait pas vu bien souvent, ce sourire, car Remy d'Arx était grave auprès d'elle. Remy d'Arx évitait Valentine comme on fuit instinctivement le malheur ou la destinée.

Et pourtant, elle l'avait vu parfois quand le jeune magistrat si brillant, si aimé, était loin d'elle et causait, par exemple, avec la belle comtesse Corona.

—Je croyais qu'il me détestait, murmura-t-elle, et ce fut sa première parole: il avait peur de moi, il me l'a dit lui-même. Il devinait le coup mortel que j'allais lui porter.

Elle baissa les yeux devant le regard calme et profond que du haut de la toile Remy laissait tomber sur elle.

—Il était jeune, murmura-t-elle, on le croyait heureux; ses rivaux le regardaient d'en bas et leur jalousie était presque de la haine. Les voilà bien vengés! Il est mort à force de souffrir! Il y a eu des hommes assez cruels pour le choisir entre tous, lui qui n'avait jamais fait que le bien, et pour lui infliger la plus effrayante de toutes les tortures. Ils l'ont tué à petit feu, prolongeant le supplice avec une abominable barbarie, et non contents de supplicier son corps, ils ont tenté de déshonorer son âme...

Elle resta un instant silencieuse, puis ses lèvres s'entrouvrirent pour exhaler ce nom et ces mots:

—Remy... mon frère!

Puis encore elle déchira l'enveloppe et déplia le papier que l'enveloppe contenait.

C'était une pauvre écriture, pénible et tremblée, dont le désordre lui arracha sa première larme. Elle lut tout bas:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ceci est mon testament. En présence de Dieu et sentant venir ma fin prochaine, j'adresse ma dernière pensée à Marie-Amélie d'Arx, ma sœur bien-aimée, malgré le nom de Valentine de Villanove qu'elle a porté pendant l'espace de deux ans, par suite d'une fraude ou d'une erreur.

«Les pièces à l'appui de cette assertion sont déposées entre les mains du plus fidèle ami qui me reste: Germain Lambert, serviteur de ma famille depuis plus de quarante ans.

«Marie-Amélie d'Arx est mon héritière unique et légitime; néanmoins, et pour le cas où son état civil lui serait contesté, je déclare lui donner et lui léguer soit sous le nom de Valentine de Villanove, soit même sous celui de Fleurette qu'elle portait depuis son enfance, la totalité de mes biens meubles et immeubles.

«Mourant comme je le fais dans la plénitude de ma raison, je signe et je date ce testament olographe pour qu'il ait la force voulue par la loi.»

Il y avait ici, en effet, le nom de Remy d'Arx signé lisiblement et d'une main assez ferme.

On voyait bien que l'agonisant avait dépensé là tout ce qui lui restait d'énergie.

Au-dessous de la signature, le texte continuait, mais devenait plus confus, parce que la main avait graduellement faibli.

Valentine put lire néanmoins à travers ses larmes:

«Ma sœur, ma Valentine, laisse-moi te garder ce nom que j'ai tant aimé.

«Mais laisse-moi te dire aussi tout de suite que le regard de notre mère peut descendre au fond de mon cœur, guéri de sa blessure.

«Je t'aime comme il m'est permis de t'aimer sous l'œil de Dieu qui m'appelle, je t'aime comme l'enfant chérie dont je contemplais jadis le berceau et dont je surveillais le souriant sommeil.

«Nous avons été bien malheureux, ma sœur, j'espère que ma mort achèvera de payer notre dette de misère.

«Il en sera ainsi, Valentine, si vous suivez mon conseil, si vous exaucez ma prière. Que ma fin douloureuse vous serve au moins d'exemple; n'essayez pas de combattre ces hommes qui possèdent un pouvoir surnaturel.

«Ce que je n'ai pu faire, moi qui étais armé de la loi comme un soldat porte l'épée, moi que ma fonction semblait rendre invulnérable, moi qui passais pour avoir la faveur des puissants de ce monde, il y aurait folie de votre part à le tenter.

«Folie inutile, coupable, presque suicide. Vous n'êtes qu'une pauvre enfant isolée, tous ceux qui vous entourent, tous ceux qui vous protègent en apparence ou du moins presque tous sont affiliés à la ténébreuse corporation que j'ai voulu vaincre et qui m'a tué.

«Je ne vous apprends rien en vous disant que vous êtes au milieu des Habits Noirs, dont le chef s'est servi de vous comme d'une arme infernale pour assassiner le seul homme peut-être qui pût combattre avec avantage la terrible association.

«Sauf Mme la marquise d'Ornans, pauvre victime désignée d'avance à leurs coups et qu'ils ont frappée dans son fils unique, sauf Francesca Corona (et je n'oserais répondre d'elle absolument), tous les autres sont des scélérats abrités derrière une sorte de rempart magique.

«Valentine, l'esprit s'éclaire à l'heure de mourir, la vengeance n'appartient qu'à Dieu. Si j'avais été seulement un juge, peut-être ne tomberais-je pas écrasé dans la lutte.

«Mais il y avait autre chose en moi que le zèle du magistrat, il y avait la passion de l'homme qui se venge.

«Valentine, ma sœur chérie, songe à toi, songe surtout à celui que tu aimes, à Maurice, qui ne m'ayant plus pour démêler son innocence au milieu des preuves mensongères accumulées par mes assassins, va retomber tout au fond de son malheur.

«Je viens de voir l'homme qui me remplacera; il est de ceux qu'on appelle des gens instruits, avisés, prudents; il a cette cruelle sagesse qui ne croit à rien en dehors des choses admises par le sens commun; tout ce qui sort de la vraisemblance acceptée lui semble fabuleux et indigne d'occuper un brave esprit.

«Son opinion est faite par mon opinion même, dont il prendra le contre-pied; j'étais à son sens un rêveur et il est un sage; là où j'ai dit non, il dira oui.

«Maurice sera renvoyé devant les assises, Maurice sera condamné; aucune éloquence d'avocat, aucune perspicacité de magistrat, nulle puissance humaine, en un mot, ne peut empêcher le jury en pareille circonstance de répondre: «Oui, l'accusé est coupable.»

«Ne nous venge pas, Valentine, laisse dormir ton père, ta mère, ton frère au fond de leur cercueil. Les morts ne connaissent plus la haine, laisse la haine, songe à l'amour, sauve Maurice!

«Pour le sauver, il n'y a qu'un moyen, l'évasion, la fuite sans espoir de retour, le changement de nom et la vie cachée loin, bien loin au-delà de la mer.

«Pour ouvrir toute grille, l'argent est une clef magique; tu es riche, tu peux répandre l'or à pleines mains, tu ne saurais acheter trop cher ton bonheur.

«Adieu, Valentine, j'ai tenu ma plume tant que j'ai pu. Ceci est la dernière ligne que ma main tracera. Si tu m'aimes, ne me venge pas et sois heureuse!»

Valentine resta un instant immobile, les yeux fixés sur le dernier mot, qui n'était pas achevé.

Elle porta le papier à ses lèvres et le baisa à la place même où la main du mourant s'était arrêtée.

Puis elle se laissa tomber à genoux, et ainsi prosternée, elle regarda le portrait de son frère, qui semblait vivre.

Qui semblait vivre et répéter encore la dernière pensée du vaillant et malheureux jeune homme: «Ma sœur, ne me venge pas!»

Ce fut au bout de plusieurs minutes seulement que les lèvres de Valentine s'entrouvrirent et qu'elle murmura:

—Pardonne-moi, pardonne-moi, mon frère, car je vais te désobéir!

—Ah! ah! dit une rude voix derrière elle, c'était pourtant un bon conseil qu'il vous donnait là, le défunt.

Elle se retourna en sursaut. Le commissionnaire dont Germain lui avait parlé et qui était venu la demander déjà dans la matinée était sur le seuil et refermait la porte.


XXX

Le commissionnaire

Coyatier, car c'était bien lui, ne fit qu'un pas à l'intérieur de la chambre; il resta debout devant le seuil et ôta sa casquette, découvrant le poil crépu qui se hérissait sur son crâne.

Son costume de commissionnaire lui allait comme un gant, mais ne lui ôtait rien de sa terrible mine, et il aurait fallu avoir une confiance robuste pour mettre des objets de quelque valeur entre les mains d'un messager tel que lui.

—Alors, dit-il avec ce mélange d'effronterie et de timidité qui était le caractère le plus frappant de sa sauvage physionomie, nous n'avons pas l'idée d'obéir à ce pauvre M. d'Arx?

Valentine le regarda en face, et les yeux du bandit battirent comme s'ils eussent été éblouis.

—Avancez, dit-elle au lieu de répondre. Coyatier s'approcha.

—Nous avons à causer, dit-elle encore, asseyez-vous là.

Son doigt tendu montrait le propre fauteuil du jeune magistrat. Le marchef eut un mouvement d'hésitation.

—Au fait, murmura-t-il enfin, je peux bien m'asseoir où il s'asseyait, car je ne lui ai jamais fait de mal.

—Vous avez parlé de bon conseil, murmura Valentine, vous connaissez donc ceux qu'il me donne dans cet écrit?

—Non, répondit le marchef, mais je les devine. Il a voulu combattre, lui aussi, et moi, qui ne suis pas payé pour aimer les juges, je lui avais dit d'avance qu'il allait à la boucherie. Ce n'était pas le premier venu, ce juge-là, et je n'ai pas connu beaucoup de soldats plus braves que lui. Il savait que je lui disais la vérité; mais il continua de suivre son chemin, jusqu'au cimetière. Chat échaudé craint l'eau froide, je pense bien qu'avant de tourner l'œil, M. d'Arx vous aura défendu de jouer avec le feu.

—C'est vrai, prononça tout bas Valentine.

—Il m'avait payé pour savoir, reprit le marchef, et je lui avais dit fidèlement tout ce que je savais. Ce n'était pas de la trahison; ces gens-là ne me tiennent pas par une promesse ni par rien qui ressemble à du dévouement; ils ont mis un carcan autour de mon cou et ils serrent quand ils ont besoin de mon obéissance. Je me souviens de la première parole que je dis au juge Remy d'Arx quand il vint me trouver jusque dans mon galetas de la barrière d'Italie... Et il fallait un crâne ouvert de la part d'un magistrat pour venir chez Coyatier! Ça me plaît à moi, le courage, parce que j'ai été une manière de lion avant de tomber chien enragé. Je lui dis: «Monsieur le juge, si dans mon idée c'était possible d'assommer les Habits Noirs ou de les brûler, il y aurait du temps que la besogne serait faite, car ils se sont servis de moi comme d'un bourreau et m'ont forcé à tuer en m'étranglant. Mais rien ne peut contre eux, ni les coups de massue, ni le fer, ni le feu.»

«Cet homme-là n'était pas de ceux qui haussent les épaules quand on leur parle. Il savait qui j'étais et je ne veux pas dire qu'il me regardait sans répugnance; mais enfin, il m'écoutait. Sa première réponse fut celle-ci: «J'ai fait le sacrifice de ma vie.»

«C'était un Corse, ils sont tous comme cela quand la vengeance les tient, et vous avez le même sang que Remy d'Arx dans les veines.

—Moi, dit Valentine, qui roula un fauteuil jusqu'auprès de lui et s'assit, je vous regarde sans répugnance: vous êtes l'homme qu'il me faut.

Le marchef recula son siège. Il y avait sur son rude visage une expression de tristesse. J'allais dire de pudeur.

—N'en faites pas trop! murmura-t-il. Ne soyez pas femme avec moi, je hais les femmes, j'ai peur des femmes.

—Je ne suis pas femme, je suis lionne, murmura la jeune fille d'une voix contenue, mais si profondément vibrante que le marchef eut un frémissement: j'ai de quoi vous faire riche d'un seul coup.

—Ce serait le bouquet, grommela Coyatier, si, en fin de compte, je me laissais emballer pour l'autre monde par une demoiselle!... C'est vrai que vous êtes une lionne, dites donc! Non pas parce que vous bravez la mort pour vous venger, la moindre cadette de votre pays en fait autant, mais parce que vous causez là de bonne amitié avec le maudit qui fait horreur aux scélérats, qui se fait horreur à lui-même. Savez-vous bien que quand Coyatier, dit le marchef, entre dans la maison des Habits Noirs, les Habits Noirs, tout damnés qu'ils sont, n'ont plus ni faim ni soif? Ils se taisent s'ils sont en train de causer ou de rire, et parmi eux je n'en connais pas un seul pour oser toucher cette main qu'ils voient rouge de sang jusqu'au coude.

Il étendait sa main énorme, dont les veines gonflées semblaient prêtes à éclater.

Dans cette main, Valentine mit la sienne, qui était glacée, mais qui ne tremblait pas.

Le bandit la regarda avec une sorte d'étonnement attendri.

—Vous seriez une sainte, pensa-t-il tout haut, si vous faisiez cela pour sauver l'homme qui vous aime!

—L'homme à qui j'ai donné mon cœur, répliqua Valentine dans un élan de soudaine énergie, je ne le sépare pas de moi-même; lui et moi nous ne faisons qu'un. Tout ce que j'ai dans l'âme est à lui: ma vengeance, c'est sa vengeance.

Coyatier eut un gros rire qui sonna sinistrement.

—C'est un joli soldat d'Afrique, dit-il comme pour expliquer sa lugubre gaieté; je connais les lapins de son numéro, il aimerait mieux la clef des champs que toutes vos belles phrases!

Il ajouta en changeant de ton:

—J'étais venu pour régler la chose de son escampette; est-ce que vous auriez changé d'idée?

—Oui, repartit Valentine, qui fixait sur lui son regard brûlant.

—Ah! ah! fit le marchef, en cherchant à éviter le feu de ces prunelles qui l'éblouissaient, alors vous ne voulez plus le sauver?

—Non, répliqua encore Valentine d'un accent bref et dur.

—Tiens, tiens! dit Coyatier entre ses dents, vous en revenez donc à la première idée du colonel; un verre de poison partagé à deux?

—À quoi bon le sauver! s'écria impétueusement Valentine; tant que ces hommes vivront, la mort ne reste-t-elle pas suspendue sur sa tête?

—Ça, c'est la pure vérité.

—Est-ce que je sais, ami, poursuivit la jeune fille, dont les paroles jaillissaient maintenant comme un torrent de passion, est-ce que je sais, moi, si c'est la vengeance ou l'amour qui m'entraîne? Il y a des instants où, dans mon cœur qui déborde de tendresse, je ne trouve plus de place pour la haine; il y a des instants où je me vois entourée de trois spectres sanglants qui me crient: Pour la fille de Mathieu d'Arx, pour la sœur de Remy d'Arx, la pensée seule du bonheur est une impiété! Ah! ils m'ont crue folle, ou ils ont fait semblant de le croire, car nul ne sait le secret de cette redoutable comédie! Mais sais-je moi-même si je n'ai pas été, si je ne suis pas toujours folle? Mon père, ma mère, dont j'adore le souvenir sans avoir eu leurs caresses, mon frère, ce noble et cher ami, tous ceux-là ne sont plus!

«Il n'y a qu'un vivant dont l'existence chancelle en équilibre au bord d'un abîme, il n'y a que Maurice, mon dernier espoir, le premier, le seul amour de ma jeunesse, mon fiancé, mon mari, sur la tête de qui le même glaive meurtrier est suspendu par le même fil! Je suis Corse, c'est vrai, et toutes les fibres de mon être tressaillent à la pensée de punir les bourreaux de ma famille, mais je suis femme, je suis femme surtout, mais j'aime jusqu'à l'idolâtrie, et ce qui semble en moi démence, c'est la vérité même, la lumière faite par l'amour!

Elle s'interrompit, et son regard découragé s'arrêta sur Coyatier, tandis qu'elle murmurait:

—Mais comment pourriez-vous me comprendre?

Le grossier visage du bandit avait une expression étrange.

—Je ne comprends peut-être pas tout, fit-il d'un air pensif, mais peu s'en faut, en définitive. J'ai été un homme, il y a des heures où je m'en souviens. Calmez-vous un peu, si vous pouvez; parlez droit et net; que voulez-vous de moi?

Valentine fut un instant avant de répondre, et pendant toute une minute ils se regardèrent fixement.

Dans les yeux de la jeune fille, il y avait un espoir plein de trouble; dans les yeux du bandit, on pouvait lire l'envie qu'il avait de résister à un enthousiaste entraînement.

Ce fut Coyatier qui reprit le premier la parole:

—Il est bon que vous n'ignoriez rien, dit-il à voix basse; je suis ici par ordre du colonel, et le colonel a toujours eu connaissance de tout ce qui se passait entre nous.

—Je m'en doutais, fit Valentine, et malgré cela, quelque chose me disait que vous ne me trahissiez pas.

—Ce quelque chose là disait vrai, poursuivit le marchef, jusqu'à un certain point pourtant. Dans cet enfer, où ils régnent et où nous sommes tourmentés par le caprice de leur tyrannie, il n'y a rien de tout à fait vrai; les choses se passent autrement qu'ailleurs. Laissez-moi vous dire encore un mot, et puis vous répondrez à ma dernière question, car le temps presse et le colonel m'attend: je devais partir pour l'île de Corse, où est notre refuge, tout de suite après le meurtre de Hans Spiegel, pour lequel votre Maurice va être condamné; on avait surpris mes accointances avec M. d'Arx, et je pense bien qu'on devait se défaire de moi au couvent de la Merci. Au lieu de cela, j'ai reçu contrordre le jour même de mon départ, qui était le jour où vous fûtes amenée à la maison du Dr Samuel. On me déguisa en malade, et je fus mis à l'infirmerie, tout cela parce qu'on avait besoin de moi pour vous et pour Maurice, qui étiez alors les deux seules créatures humaines possédant le secret des Habits Noirs. Maintenant il y en a trois autres qui sont dans le même cas que vous: Maman Léo, le vieux Germain et moi. Allez, on vous écoute!


XXXI

Le cœur de Valentine

Les sourcils de Valentine étaient froncés par l'effort de son travail mental.

—Vous êtes condamné comme nous, dit-elle, et vous ne l'ignorez pas.

—Je suis toujours condamné, répondit Coyatier, mais je me rachète toujours. Le Père se connaît en hommes; ça ne l'embarrasserait pas de remplacer son Louis XVII ou n'importe lequel des membres de son conseil, mais il sait bien qu'il ne trouverait pas un autre marchef.

—Vous avez peur de lui? murmura la jeune fille.

—Ça, c'est bien sûr, dit le bandit, et il faudrait être fou pour n'avoir pas peur de lui.

—Vous ne consentiriez pas à le combattre? j'entends à le combattre bravement, comme un homme, un vrai homme, comme un soldat qui a déserté revient et se dresse de son haut pour mourir?

—Si c'était en Alger, grommela le marchef, où il y aurait des gens pour me regarder.

—Moi, je vous regarde, prononça tout bas la jeune fille.

—Vous m'avez touché la main, c'est vrai, dit le bandit; vous êtes une crâne jeune personne!

—Voulez-vous vous donner à moi tout entier? demanda brusquement Valentine.

—À quoi ça vous servirait-il? gronda le marchef au lieu de répondre.

—Je vais vous le dire: ils comptent sur vous; tout l'échafaudage de leur intrigue peut crouler si vous leur manquez.

—Quant à ça, fit Coyatier avec une étrange expression d'amertume, je vaux cher et ils ne me marchandent pas.

—Fixez votre prix, dit Valentine.

—La belle avance, pensa tout haut Coyatier, d'avoir cent mille francs dans sa poche une heure avant d'avaler sa langue!

—J'ai plus d'un million à moi, dit encore Valentine.

Le marchef haussa les épaules, mais il répéta:

—C'est sûr que vous êtes un crâne brin de fille! vous m'avez donné la main! voyons, mettez que je fasse la bêtise d'accepter vos propositions, avez-vous une idée?

—Oui, j'ai une idée.

—Si elle vaut quelque chose, on peut la dire en deux mots.

—On peut la dire en deux mots.

Les yeux de Valentine brillaient d'un sombre éclat.

—Dites les deux mots, fit Coyatier, dont les prunelles avaient comme un reflet de cette flamme.

—Qu'ils meurent! prononça Valentine d'une voix basse mais distincte.

—Eh! eh! la Corsesse! s'écria Coyatier presque joyeusement, vous n'y allez pas par quatre chemins, vous!

—Tous d'un seul coup! ajouta Valentine avec un calme extraordinaire. Sang pour sang! je les condamne à mort, moi, la fille et la sœur de ceux qu'ils ont assassinés!

Il y avait une franche admiration dans les yeux du bandit.

—Va bien! fit-il, tonnerre! quelle luronne! vous haïssez comme il faut, dites donc, la belle enfant! c'est dommage qu'il n'y a pas dans tout cela un seul mot pour le lieutenant prisonnier.

Le regard de la jeune fille ne se baissa point, mais il changea d'expression, et sa beauté tragique eut comme une auréole de belle et profonde tendresse.

—Maurice! murmura-t-elle d'une voix si douce que le bandit eut la poitrine serrée: le premier, le dernier battement de mon cœur! Vous avez mesuré ma haine, il n'y a que moi pour juger mon amour.

Elle reprit avec plus de calme:

—Avez-vous donc cru que j'oubliais Maurice? je ne pense qu'à lui, je ne travaille que pour lui. Dieu lui-même a serré nos liens; mon frère, que ma volonté ardente est de venger, n'était-il pas le bienfaiteur de Maurice? Si Maurice était libre, avec quelle joie il engagerait sa vie pour payer ma dette! La sentence que j'ai prononcée est la seule planche de salut qui puisse exister pour Maurice. Maurice sera sauvé, cette fois, bien sauvé, si ces hommes tombent, car il ne craindra plus que la loi, et la loi ne l'ira pas chercher à trois mille lieues d'ici où je l'entraînerai!

Autour des grosses lèvres de Coyatier, il y avait comme un sourire.

—Pourquoi riez-vous? demanda Valentine irritée.

—Parce que c'est cocasse, répliqua le bandit, de voir comme les beaux esprits se rencontrent. D'autres que vous ont eu une idée pareille... mais ne m'interrogez pas, ça nous mènerait trop loin. J'ai mon ouvrage et je vais prendre congé de vous.

—Sans me répondre? s'écria Valentine. Me suis-je donc trompée? N'avez-vous pas vous-même l'envie, le besoin de retrouver votre liberté?

—Ah! fit le marchef, ma liberté!... peut-être.

Ces mots, comme l'accent qu'il mit à les prononcer, ressemblaient à une énigme.

—N'avez-vous pas besoin, continua la jeune fille, qui mettait toute son âme éloquente en ses yeux, de redevenir homme, de laver une bonne fois vos mains ensanglantées?

—Ah! fit encore Coyatier de ce même accent dont l'expression ne se peut traduire, vous les avez touchées, ces mains-là, vous êtes une crâne jeune personne! Mais où les laver, mes mains, jeunesse, mes mains qui ont du sang? Dans le sang?

Le front et les joues de Valentine étaient de marbre.

—Dans le sang qui purifie! murmura-t-elle. Tout le monde a le droit d'abattre une bête féroce.

—Alors, tout le monde a le droit de m'abattre, dit Coyatier. En voilà assez. Vous savez que tout cela est stupide et impossible, mais il n'y a que ces choses-là pour réussir. Ouvrez la bouche, puisque vous voulez prendre la lune avec les dents; moi, je ne demande pas mieux que de vous tenir l'échelle.

—Dites-vous vrai? balbutia Valentine, qui ne s'attendait pas à cette brusque conclusion; consentez-vous?

—Pourquoi pas? Que mon cou soit cassé ici ou là, peu importe. La loterie est une bêtise aussi, et pourtant il y en a qui gagnent à la loterie. Je vous regardais tout à l'heure; vous devez avoir la veine... Seulement, je vais poser mes conditions: si je suis avec vous, vous n'irez pas à droite ou à gauche, selon votre volonté. Il y a un jeu tout fait, voulez-vous le prendre?

Il parlait d'un ton bref et précis. Valentine murmura:

—Je ne vous comprends pas.

—Je vais m'expliquer clairement: c'est demain que le colonel doit faire évader le lieutenant Maurice Pagès.

—Comment, demain? s'écria Valentine. Déjà si Maurice, que je viens de voir, n'en sait rien.

—Dans tout cela, répondit le marchef, Maurice est la cinquième roue d'un carrosse. Quant nous aimons une affaire, il n'y en a que pour nous. Et c'est demain aussi que Maurice et vous devrez être mariés.

Cette fois Valentine n'interrompit point; elle resta muette de stupéfaction. Le marchef reprit:

—Pendant que vous étiez à la prison de la Force, j'étais, moi, chez le colonel. Il ne se porte pas bien, et j'ai idée qu'il n'en a pas pour très longtemps. Si Toulonnais-l'Amitié, le prince et les autres savaient ce qu'il m'a dit... C'était drôle de le voir me caresser le menton en bavardant tout bas: «Je n'ai confiance qu'en toi, marchef, mon ami, tu es la plus forte tête de l'association, et mon testament, qui est tout fait, te nomme mon légataire universel...» Eh bien! après! Je serais capable de les mettre au pas aussi bien qu'un autre, dites donc. Et, si j'étais le Maître, ils viendraient me lécher les pattes comme des chiens couchants.

Il s'arrêta. Valentine dit:

—Tout cela ne m'explique pas vos paroles.

—L'explication la voici; le colonel a ajouté: «C'est ma dernière affaire, et je veux la régler avant de m'en aller; il faut que tout soit fini demain soir.»

—Mais les préparatifs de l'évasion..., murmura Valentine.

—Voilà huit jours que Toulonnais s'en occupe. Il avait carte blanche et des billets de banque à poignées. Quand il a été relancer la veuve Samayoux, la chose était arrangée.

—Mais pour le mariage... le prêtre?

—Il y a M. Hureau, le vicaire de Saint-Philippe-du-Roule, qui croit à Louis XVII dur comme fer. Le mariage, vous le savez bien, est l'idée fixe de Mme la marquise; elle s'est résignée à tout, sauf au scandale de laisser monter deux tourtereaux comme vous en chaise de poste sans qu'on ait prononcé sur eux le conjungo. M. de Saint-Louis, qui n'a rien à refuser à la marquise, s'est chargé de l'abbé Hureau, et quoique un mariage secret soit une grosse affaire à l'archevêché, le bon vicaire du Roule n'a rien à refuser à son roi pour rire, qui prend la peccadille à son compte et qui écrira au pape si l'archevêque fait le méchant. Comme ça, pas vrai, les convenances seront respectées. Coyatier, en débitant cela, avait gardé son rire amer.

—Et après le mariage? demanda encore Valentine, dont la voix s'altéra.

—La lune de miel commence, parbleu! vous filez, Maurice et vous...

—Ce départ est aussi préparé?

—Ah! je crois bien! préparé à fond.

—Pour où partons-nous?

—Ne faites donc pas l'enfant! gronda Coyatier; vous le savez aussi bien que moi.

—Un double meurtre! prononça péniblement la jeune fille.

—Je n'ai pas encore reçu mes instructions complètes, repartit Coyatier; je vous l'ai dit, le colonel m'attend pour savoir un peu comment vous prenez les choses; mais j'ai idée qu'il y aura plus de deux meurtres, car tous ceux qui sont chez Remy d'Arx à l'heure qu'il est ont à régler avec l'association le même compte que Maurice et que vous.

—Le vieux Germain, fit Valentine, maman Léo...

—Et moi. Nous radotons, je vous l'ai déjà dit.

—Et pour que vous soyez avec nous, il faudrait?...

—Vous laisser crever les yeux, jeunesse, interrompit Coyatier d'un ton sérieux cette fois, et aller à tâtons partout où ça me plaira de vous conduire: j'entends non seulement vous, mais le lieutenant aussi. Pas une observation, pas une résistance. Quant au prix, nous compterons après; ça vous va-t-il?

Comme Valentine hésitait, il regarda la pendule et se leva.

—Le vieux va s'impatienter, dit-il, ne vous pressez pas, réfléchissez, vous me donnerez réponse demain matin. Car il y a un hic à tout cela, c'est que je ne vous promets rien. Le diable seul peut savoir si nous gagnerons la partie ou bien si nous serons tous écharpés à la dernière manche.

—Je n'attendrai pas jusqu'à demain! s'écria Valentine, à quoi bon réfléchir? la mort nous entoure de tous côtés, il n'y a pas d'autre issue, j'accepte! Tout ce que j'ai est à vous, les conditions que vous m'avez posées seront accomplies, aveuglément.

Le marchef, qui avait déjà fait un pas vers la porte, s'arrêta.

—Quant à être une crâne jeune personne, fit-il, ça y est en grand! Alors, il faut vous dépêcher de retourner à la maison. M. Samuel ne se sera pas aperçu de votre absence, c'est le mot d'ordre, et vous trouverez à la porte où sont les maçons quelqu'un qui vous fera rentrer, ni vu ni connu, dans votre chambre. Ce soir, si le colonel peut quitter son lit, car il est vraiment bien malade, il ira vous raconter tout ce qu'il a fait pour vous et pour votre bonheur. Vous serez surprise, émerveillée, attendrie, enfin vous jouerez votre petit bout de comédie, ça ne m'embarrasse pas. Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est de dire que vous êtes toute ragaillardie et de faire comme si la raison rentrait dans votre cervelle toquée. Il y croira ou il n'y croira pas, ça ne fait rien du tout, car dans la partie qui se joue, chacun sait que son voisin triche: voilà le côté curieux. Pour ce qui est de moi, je ne sais pas si vous me reverrez avant la noce, mais regardez-moi bien entre les deux yeux; j'ai un petit peu d'espoir, pas beaucoup... la chose sûre, c'est que je ferai tout ce que je pourrai, je dis: tout, puisque vous m'avez donné votre main.

—Merci! merci! balbutia Valentine, émue jusqu'à ne point trouver de paroles.

Coyatier sortit précipitamment, mais il rentra presque aussitôt et dit:

—Un mot encore. Il nous manque un outil qu'on ne trouve pas facilement à l'estaminet de l'Épi-Scié, c'est pour l'évasion: un homme qui n'ait jamais été devant la justice. Il faut ça pour prendre la place du prisonnier sans risquer trop gros. Maman Léo vous trouvera la chose dans sa baraque ou ailleurs... À vous revoir, la belle, car nous nous reverrons au moins une fois, et après ça, à la garde du bon Dieu s'il y en a un!


XXXII

L'agonie d'un roi

Il faisait nuit. Paris opulent achevait de dîner, Paris pauvre était en train de souper; les gargotes, à bon droit célèbres parmi les ouvriers, et qui, en ce temps-là surtout, foisonnaient aux environs des halles, regorgeaient de chalands.

Il m'est arrivé souvent de glisser mon regard à travers les carreaux troublés de ces réfectoires du travail. La gargote n'est pas le cabaret, tant s'en faut; on voit là en majorité les bonnes, les naïves figures; chacun y semble franchement content devant la portion abondante qui fume.

Là, les défaillances d'appétit ne sont pas connues; on a gagné rudement le plaisir de manger, et l'odorat des convives n'a point ces gênantes délicatesses qui pourraient s'offenser de certains parfums répandus trop abondamment dans l'atmosphère.

L'ail et l'oignon ne déplaisent à personne, l'échalote et le beurre noir ne comptent que des amis.

Il fait chaud, et cela semble bon, quand le froid humide sévit au-dehors.

On voit des convives qui ménagent avec sensualité le demi-litre de bleu pour avoir le plein coup du dessert, le verre qu'on boit avec les pruneaux, pris dans le grand saladier de la devanture, ou après la compote qui nage dans le jus de pommes aigrelet.

J'ai ouï dire que la toilette si coûteuse faite à la grande ville, depuis quelque temps, par le chef de ses édiles a diminué de beaucoup le nombre de ces gargotes, situées à proximité du marché et qui donnaient à ceux qui travaillent une nourriture à peu près saine et sincère.

J'ai ouï dire que les restaurants de l'ouvrier se sont embellis comme le quartier lui-même et que les consommateurs y payent désormais non seulement le bœuf avec légumes, mais encore le loyer, les glaces et le gaz.

Tout cela est très cher et ne restaure point.

Duval, ce boucher intelligent qui est devenu riche comme un roi rien qu'en prouvant au public l'authenticité de sa viande, ne vend pas sa viande aux ouvriers. Je serai heureux quand je verrai dans Paris la vieille gargote renaissante, mais appropriée au progrès de nos mœurs.

Il faudra peut-être encore beaucoup de temps pour cela, car les industriels aiment mieux spéculer sur les vices de l'ouvrier que de songer à ses besoins.

Au lieu du réfectoire modèle que je demande, ce sont des cafés splendides qui s'élèvent, fondés sur ce principe trop connu que rien n'est plus facile à dévaliser que l'indigence.

On voit là tout un peuple qui vient s'enivrer d'absinthe frelatée et de luxe moqueur.

Ce sont de bonnes affaires. Les Lombards qui dirigent ces Eldorados scandaleux font fortune et ne s'embarrassent point de la sueur ni des larmes qui mouillent leur recette quotidienne.

Mais quand le travailleur, encore tout ébloui par tant d'illuminations et tant de dorures, rentre dans sa mansarde noire, sa gaieté persiste-t-elle?

Il y a là souvent une femme qui pleure entre plusieurs berceaux.

Il faut bien l'avouer, certaines industries parisiennes, quand on les examine de près, donnent le frisson tout comme le ténébreux métier exercé par Coyatier, dit le marchef.

Les temps du mélodrame sont passés, c'est possible, mais il y a encore chez nous des alchimistes qui savent faire de l'or très légalement avec de la douleur et de la honte.

Paris s'habitue vite au froid comme à tout; malgré la brume glacée qui s'épaississait dans les rues, on voyait nombre de flâneurs circuler sur le trottoir et les vieux bonshommes curieux qui regardent aux vitres des merceries étaient à leur poste tout le long de la rue Saint-Denis.

Vers sept heures du soir, il y eut un bruit singulier, indéfinissable, que personne n'avait jamais entendu et qui propagea dans tout le quartier un écho à la fois terrible et lugubre.

Chacun s'arrêta dans les rues pour écouter; les sergents de ville dressèrent l'oreille, se demandant si ce n'était pas la clameur lointaine d'une jeune révolution qui vagissait. On s'étonna dans les ménages et toutes les fenêtres bien closes s'entrouvrirent aux divers étages des maisons. Dans les gargotes, les verres levés restèrent à mi-chemin des lèvres et les fourchettes cessèrent de grincer sur l'épaisse faïence des assiettes.

Quel était ce bruit qui dominait le grand murmure de Paris? ce bruit qui était sourd et grave comme un tonnerre et qui pourtant perçait toutes les murailles, distinct des autres fracas, et entrait dans les maisons à travers les portes fermées?

Jules Gérard, le dernier paladin, a fait un livre sur ses adversaires vaincus. Dans ce livre, empreint d'un sentiment épique, Jules Gérard raconte la vie et la mort des lions qu'il a tués.

Il y a là une page, pleine d'une prodigieuse émotion, où l'on entend le lion agoniser dans le désert.

C'est une voix qui s'éteint, mais qui est gigantesque encore. À l'écouter, hommes et femmes frémissent sous la tente; dans les douars, les chevaux tremblent sur leurs quatre pieds paralysés, et le long de l'oued qui va, desséché à demi, entre les pierres et les palmiers, les autres habitants du désert, saisis d'une terreur profonde, écoutent.

C'est le roi qui meurt, le seigneur, le Sidi-Lion. La nature entière prend part à son agonie et porte un deuil épouvanté.

C'était ici encore le Sidi-Lion, le seigneur, le roi des déserts, dont la plainte suprême ébranlait tout un coin de la civilisation parisienne.

Il avait beau être esclave, vaincu, déshonoré, son cri funèbre montait et s'élargissait presque aussi grand que la grande voix de la foudre.

Il avait beau être humilié, et depuis combien de temps? sous l'outrage grotesque de la servitude, subissant la médecine ignorante d'Échalot, grimé comme une courtisane hors d'âge, rapiécé comme un vieux manchon qui perd son poil, il avait beau être criblé d'emplâtres, et porter perruque, la mort le redressait dans son inaliénable grandeur.

Paris ne savait pas. Les lions sont rares à Paris. Paris qui parle toutes les langues était inhabile à reconnaître la dernière parole du lion.

Car c'était bien M. Daniel, le prisonnier valétudinaire de maman Samayoux, qui poussait son rugissement suprême dans la baraque abandonnée.

Loin du mont Atlas, dont la cime soutient les cieux, loin, bien loin des sables sans limites tourmentés par le simoun, où le soleil brûle le regard des hommes en réjouissant l'œil des lions, à Paris, le paradis des lionnes, des chiens bichons et du chat de la mère Michel, il mourait à Paris, lui, le roi du désert, dépouillé même de son nom comme tous les rois exilés.

Sic transit gloria mundi: Ainsi passe la gloire du monde! Le seigneur Lion décédait sans pompe ni crinière dans la peau chauve de M. Daniel.

Par le temps affreux qu'il faisait, il n'y avait personne dans les terrains de la percée nouvelle. Les rugissements du moribond s'élevaient à intervalles presque égaux, entrecoupés de profonds silences, comme éclataient, dit la légende, les appels du cor de Roland dans les gorges de Roncevaux.

Nul ne répondait, car il y a de ces bruits dont on cherche en vain l'origine et le point de départ. Chacun se demandait où naissait ce tonnerre; personne n'avait songé à la maison de planches de Mme Samayoux.

Sous la neige qui recommençait à tomber, une silhouette noire se détacha, éclairée à contre-jour par les réverbères de la rue Saint-Denis. L'homme qui marchait ainsi vers la baraque n'avait point les vêtements amples nécessités par la saison; il allait grelottant et boutonné dans un mince paletot, serrant les coudes et fourrant ses deux mains jusqu'au fond de ses poches.

Sur sa route, il y avait un tas de pierres marqué par un lumignon municipal; la hauteur du lampion glissa sur le paletot râpé jusqu'à la corde pour mettre en lumière un chapeau gris pelé, coiffant dans les cheveux jaunes.

Il y a des hauts et des bas dans la vie de don Juan. Ce soir Amédée Similor n'était pas en bonne fortune. Il revenait la tête basse, le gousset vide, l'estomac affamé; la réunion de la veille à l'estaminet de l'Épi-Scié n'ayant été suivie d'aucun résultat, on avait renvoyé les simples soldats de l'armée des Habits Noirs sans autre bénéfice qu'une abondante distribution de punch.

Similor, après avoir couché je ne sais où, avait fait un tour de chasse dans Paris et rentrait bredouille au bercail, sans avoir rien mis sous sa dent depuis la veille.

Vous jugez s'il était de joyeuse humeur.

—Les dames, se disait-il en montant l'escalier de planches qui menait à la principale porte de la baraque, ça grouille autour de vous dans les moments de la prospérité; quand vient la circonstance de la débine, plus rien, bernique!

Il essaya d'ouvrir la porte, et au bruit qu'il fit, M. Daniel poussa un sourd rugissement.

—Nom de nom! gronda Similor, nez de bois! Il n'y a là que la vilaine bête. La veuve est à licher quelque part avec ses connaissances.... avec ce gredin d'Échalot peut-être!

Il redescendit le perron et fit le tour de la baraque pour gagner la porte de derrière, dite «entrée des artistes», qui s'ouvrait au moyen d'un truc, connu par tous les habitués de la maison.

Il entra cette fois et se trouva dans l'intérieur de la cabane, qui n'avait pas été ouverte depuis le matin, et où l'agonie de M. Daniel mettait une épouvantable odeur de fauve.

—Sent-il mauvais à lui tout seul ce paroissien-là! gronda Similor. Ho! hé! Échalot, où donc que tu es, ma vieille? Ça me fait toujours quelque chose quand je suis du temps sans vous voir, toi et mon bibi de Saladin.

Il était tendre parce qu'il connaissait le bon cœur de son Pylade, et qu'il comptait avoir à souper.

Mais à ses avances personne ne répondit.

Il appela encore, et cette fois le lion poussa un rugissement qui retentit dans la baraque avec un éclat terrible.

Similor eut froid dans les veines. Il avait refermé la porte en entrant; l'intérieur de la baraque était plongé dans une obscurité complète. Son regard, qui s'était tourné d'instinct vers le lion, distingua deux lueurs rougeâtres, semblables à des charbons prêts à s'éteindre.

En même temps un pas pesant et mou sonna sur le sol et il parut à Similor que les deux charbons approchaient.

Les Parisiens sont rarement poltrons. Similor, ce misérable amalgame de tous les défauts, de tous les vices et de tous les ridicules de la basse bohème, avait du moins une sorte de bravoure.

—Toi, dit-il, tu ne vaux pas cher, bonhomme. Si tu étais cuit, je mangerais bien tout de même une tranche de ton filet, car j'ai une faim de Patagon, mais je ne veux pas que tu me manges.

Tout en parlant, il s'était baissé, cherchant autour de lui un bout de bois qui pût lui servir d'arme.

Le lion approchait toujours, lourdement et selon toute apparence paisiblement, car l'instinct de tous les animaux est le même à l'heure de la souffrance: ils cherchent du secours.

La main de Similor venait de rencontrer un fragment du balancier ayant jadis servi à la danseuse de corde et qui formait une excellente massue.

—À la niche, dit-il, vieux Rodrigue! allez coucher ou je tape!

Comme il se retournait en ce moment, il vit les deux charbons tout auprès de lui et sentit le vent d'une haleine fétide.

—Crénom! s'écria-t-il en reculant d'un pas, est-ce que M. Daniel aurait faim, lui aussi?

Dans sa frayeur irréfléchie, il brandit le fragment de balancier, qui tournoya et vint tomber sur la tête du lion.

Le lion s'affaissa en poussant un rauquement plaintif et les deux charbons ne brillèrent plus.

—Nom d'un nom! fit Similor, la bourgeoise ne va pas être contente; mais on n'aura pas besoin de lui raconter cette histoire-là en détail.

—C'est égal, ajouta-t-il en se redressant dans toute l'enfantine naïveté de son orgueil, on n'en trouverait pas beaucoup, depuis l'Hercule de l'Antiquité, pour abattre un lion furieux avec un bout de bois et d'un seul coup!

Il marcha en tâtonnant vers le coin où se faisait la cuisine, car la faim le talonnait. Le fourneau de fonte était froid et sur la planche où Échalot mettait d'ordinaire ses pauvres provisions, il n'y avait pas même une croûte de pain sec.

—Est-ce qu'il se dérange, ce gredin-là? pensa Similor. Où donc peut-il être allé avec le môme? Quand le diable y serait, il va revenir coucher, toujours? Qui dort dîne; en l'attendant, je vais tâcher de faire un petit somme!

Il traversa la baraque dans toute sa longueur pour gagner l'endroit où était la paille du lion.

—C'est encore chaud, fit-il en se couchant à la place occupée naguère par sa victime, mais ça ne sent pas la rose.

Au moment où il fermait les yeux, quelqu'un tira au-dehors le loquet de l'entrée des artistes. Similor se souleva sur le coude et pensa:

—Allons, j'ai de la chance, je n'aurai pas attendu trop longtemps mon souper.


XXXIII

La tentation de Similor

Le nouvel arrivant était encore un habitué de la baraque, car il ouvrit la porte sans effort et entra comme chez lui.

Similor, désormais, attendait. Le sauvage parisien a des prudences d'Iroquois; il guette toujours un peu avant d'agir ou de parler.

Le nouveau venu eut à peine fait quelques pas dans la baraque qu'il buta contre le corps du lion.

—Je m'en avais douté, dit-il avec mélancolie, mes soins ont manqué à la pauvre bête et elle a rendu l'âme.

—C'est Échalot! pensa Similor; motus! on va savoir d'où il arrive et la vie qu'il mène.

Échalot, en effet, comme presque toutes les pauvres créatures qui n'ont pas beaucoup d'amis, parlait volontiers tout seul.

De profundis! murmura-t-il. Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous finirons tous comme ça. C'est une perte pour la patronne; mais elle n'a pas le cœur à s'occuper de ses affaires d'intérêt.

—Où l'a-t-elle donc, le cœur? se demanda Similor; est-ce qu'elle va se faire chartreuse pour pleurer son lieutenant d'Alger?

Échalot, cependant, gagna le coin où était son fourneau et se mit à battre le briquet. Similor avait la bouche ouverte pour parler enfin, lorsqu'il entendit ces paroles remarquables:

—Ça me gêne, moi, disait Échalot, d'avoir tant d'argent sur moi. On ne sait pas ce qui peut arriver; je cherche la patronne depuis midi, et il me semble toujours que ma poche coule, laissant filtrer les billets de banque.

Les oreilles de Similor s'ouvrirent comme deux pavillons de trompe de chasse.

—Des billets de banque! répéta-t-il.

Et il s'incrusta plus avant dans la paille, flairant un énorme coup à tenter.

—Faut tout de même que madame Léocadie ait une jolie confiance en moi, continua Échalot en approchant une allumette de l'amadou qui avait pris feu; j'avais peine à croire que ses paperasses avaient la valeur qu'elle disait, mais je n'ai eu qu'à les mettre sur la planchette au guichet du changeur pour avoir des mille et des cents.

Similor se pinçait le bras du doigt pour être bien sûr qu'il ne rêvait point.

—En voilà un changeur, pensait-il, qui a de la confiance de reste! Au vis-à-vis de la mauvaise tenue de ce canard, il n'a donc pas seulement eu l'idée que les papiers devaient être volés?

C'était là une observation plausible et pleine de justesse, mais la chandelle d'Échalot en s'allumant y fit une triomphante réponse.

Les yeux de Similor battirent, frappés par un éblouissement; il n'aurait pas été plus étonné s'il avait vu son humble ami revêtu d'un manteau d'hermine et coiffé de la couronne royale.

C'était en effet une métamorphose presque féerique. Échalot avait des souliers neufs bien cirés, un pantalon noir, le tout en beau drap fin et tout battant neuf. Il avait en outre un chapeau de soie dont le lustre était vierge et qui, par la neige qui tombait, avait dû voyager en voiture. Il portait enfin une chemise d'une entière blancheur sur laquelle se nouait une cravate de satin.

De plus, ses cheveux étaient peignés à fond et sa barbe était faite.

Nous ne voulons point dire qu'il fût très beau comme cela, mais sa laideur était transfigurée à ce point que Similor eut vraiment peine à le reconnaître: d'autant que la gibecière, asile habituel de Saladin, n'était plus suspendue au cou d'Échalot.

Similor pensa trop de choses pour prendre le temps de les exprimer; il dit seulement en lui-même: «Nom de nom!» et cette simple interjection valait tout un long discours.

Échalot apporta son flambeau sur la table où Mme Samayoux avait trinqué la veille au matin avec Gondrequin-Militaire et M. Baruque. Il s'assit sur la chaise même de la veuve et tira de sa poche un paquet de papiers que du premier coup d'œil Similor reconnut pour des billets de banque.

C'était le produit de la négociation confiée par maman Léo à son page Échalot. Nous savons que cette journée avait été employée par elle à d'autres besognes et qu'elle n'avait pas quitté Valentine.

Son dévouement était de ceux qui ne marchandent pas. Elle s'était mis dans la tête ou plutôt dans le cœur de sauver Maurice Pagès à n'importe quel prix.

Les moyens à employer lui échappaient encore ce matin, mais elle savait que l'argent était le nerf nécessaire de cette guerre qu'elle allait entreprendre.

Elle avait fait ce qu'il fallait pour se procurer de l'argent.

Malgré la défiance si naturelle à ceux qui ont travaillé beaucoup pour gagner peu et qui, en outre, se sentent entourés de gens sujets à caution, elle n'avait pas hésité à remettre sa fortune entière entre les mains d'Échalot.

Elle s'était dit, pour excuser à ses yeux cette hardiesse: «J'ai de l'œil; j'ai jugé cette créature-là du premier coup; je crois en lui bien plus qu'en un notaire.»

Et elle avait ajouté:

«Quant à mon saint-frusquin, j'en dois les trois quarts aux talents réunis de mon Maurice et de Fleurette, qui faisaient tomber des pluies de pièces de cent sous dans mon comptoir. C'est bien le moins que je rende à ces enfants-là ce qu'ils m'ont donné.»

Enfin, car les pauvres gens ont une idée très précise et très développée des obstacles que la pauvreté oppose à chaque pas dans la vie, maman Samayoux avait songé tout de suite à transformer Échalot pour lui rendre possible l'accomplissement de sa mission.

Elle avait eu exactement la même pensée que Similor; elle s'était dit:

—Avec sa tenue chez l'agent de change, on l'appellera voleur et on est capable de l'arrêter.

Préalablement à toute autre chose, elle avait donc donné à notre ami de quoi s'acheter une garde-robe complète, et c'était pour aller chez le tailleur qu'Échalot l'avait quittée dans la rue Pavée, au Marais, devant l'entrée principale de la Force.

Le paquet de billets de banque était ficelé avec soin; néanmoins, la préoccupation d'Échalot était si grande, il avait à tel point conscience de sa responsabilité qu'il voulut compter mille francs par mille francs pour être bien sûr que quelques-uns de ces précieux chiffons ne s'étaient point envolés en route.

—Ça tient dans la main, se disait-il en défaisant le nœud de la ficelle, et si on changeait ça en pièces de deux sous, il y en aurait gros comme une baraque. Quelle capacité faut-il qu'elle ait, Léocadie, sous l'apparence d'une femme agréable et sans souci, pour avoir amassé une pareille opulence!

Il mouilla son pouce et les billets froissés rendirent un petit bruit. Similor ne respirait plus.

Choisissez parmi les poètes dont la gloire emplit le monde et chargez le plus puissant d'entre eux d'exprimer la fiévreuse envie que Similor avait de mettre le grappin sur les économies de maman Samayoux, je vous affirme que votre poète de choix restera au-dessous de sa tâche.

On peint l'amour, la haine, l'avidité, toutes les passions humaines, mais la fringale sans nom d'un mohican comme Similor en face de soixante ou quatre-vingts billets de banque, voilà ce qui défie toute habileté de plume ou de parole, voilà ce qui est véritablement surhumain.

Il avait vu des billets de banque aux devantures des changeurs, il les avait caressés du regard souvent et longtemps; depuis son adolescence, l'idée d'avoir un billet de banque était pour lui un rêve plein d'attendrissement et de folie.

Il n'était pas avare, mon Dieu, au contraire, il était prodigue au même degré que ces fils de famille qui viennent manger à Paris, en compagnie des dames rousses, le capital du papa décédé.

C'est l'esprit français, dit-on; Similor avait l'esprit français.

Les imbéciles dont je parle, quand ils ont dévoré le patrimoine du vicomte ou du coutelier qui fut leur père, deviennent coquins ou mendiants selon le sort de leur tempérament.

Similor était l'un et l'autre d'avance, et dans quelle splendide mesure!

Il était poète, lui aussi, il voulait mener la vie à grandes guides, ce don Juan de la boue; il voulait éblouir le ruisseau.

Il voulait boire des océans de volupté dans son tombereau triomphal, traîné par toutes les Vénus éraillées, par tous les Cupidons galeux grouillant au fond de ces bosquets où Armide-à-la-Hotte tient sa cour galante à cent pieds au-dessous des égouts de Paris.

Ah! c'est une grande figure que ce laid gredin, marchant sur ses tiges! Et j'espère que son portrait séculaire, si faiblement ébauché qu'il soit par mon insuffisance, me tiendra lieu de génie auprès de la postérité.

Il s'était retourné sans bruit dans sa paille humide et fatiguée qui n'avait plus de sonorité.

Il s'appuyait déjà sur ses mains, le cou tendu, l'œil injecté, la poitrine au ras du sol, dans l'attitude d'un sauvage qui s'apprête à ramper pour surprendre son ennemi.

Échalot était encore sans défiance; il se croyait seul et retournait ses billets de banque un à un en prononçant à haute voix les chiffres de son compte.

Mais tout en comptant, il réfléchissait.

—Dix-huit, disait-il, dix-neuf et vingt. Quand on songe que tout cela va passer peut-être pour le lieutenant! Vingt et un, vingt-deux, et vingt-trois. Ils étaient collés ces deux-là! c'est doux comme du coton et ça fait plaisir à manier. La patronne l'a dit, vingt-neuf et trente, ça lui est égal de recommencer sa carrière sur nouveaux frais. Est-ce un beau trait de dévouement, ça? trente-sept. Au fait, c'est une circonstance qui peut me donner l'opportunité de parvenir au comble de mes désirs, puisque sa fortune était un obstacle, quarante, quarante et un, à l'obtention de sa main.

En ce moment, un bruit imperceptible arriva jusqu'à lui; mais il ne leva pas les yeux, parce qu'il regardait avec inquiétude un des billets de banque qui avait une déchirure.

—Celui-là est-il bon tout de même? se demandait-il.

Similor ne bougeait plus, tant il était effrayé du bruit qu'il venait de faire. Il n'avait pas encore quitté le lit du lion; le hasard avait entortillé un de ses pieds dans le lien d'une botte de paille, et chaque fois qu'il cherchait à se dégager, la botte remuait, la paille bruissait.

Quel était cependant son dessein, en dehors de ce fait principal, de cette aspiration enivrante: la volonté de s'emparer des billets de banque? Il connaissait Échalot des pieds à la tête, il savait que le digne garçon défendrait jusqu'à la mort le dépôt qu'on lui avait confié.

Qui veut la fin veut les moyens. Ne fouillons pas trop avant dans les profondeurs de ce caractère.

Avec certains seigneurs bien couverts portant gants blancs et bottes vernies, nous serions en vérité plus à l'aise.

Et après tout, Similor n'avait peut-être pas songé à cette nécessité où il allait être d'assommer Échalot, son meilleur ami.

Au moment où ce dernier retournait le cinquantième billet, un bruit distinct lui fit dresser l'oreille.

Il regarda du côté de la paille et vit deux yeux qui brillaient en vérité plus rouges que ceux du lion lui-même.

C'est à peine si la chandelle posée sur la table jetait une vague lueur jusqu'au tas de paille. Échalot ne reconnut point Similor, mais à la vue d'une forme humaine, il saisit les billets à poignées, les fourra vivement dans sa poche et boutonna sa redingote.

Similor, se voyant découvert, sauta sur ses pieds.

—C'est toi, Amédée? dit Échalot avec un soupir de soulagement, tu peux te vanter de m'avoir fait peur.

Similor avança de quelques pas et croisa ses bras sur sa poitrine.

—Quelqu'un qui n'a pas la conscience tranquille, dit-il, parlant un peu au hasard, mais de sa voix la plus emphatique, est toujours facile comme ça à avoir peur. Qu'as-tu fait du petit confié à tes soins?

—On va t'expliquer ça, répondit Échalot, il s'est passé des choses...

Il s'arrêta tout à coup et reprit:

—Au fait, ces choses-là, ça ne m'est pas permis de te les communiquer. Tout ce que je peux te dire, c'est que notre enfant est en lieu sûr, bien nourri, bien soigné et plus heureux qu'à la baraque, entre les mains d'une personne de l'autre sexe, habituée à l'éducation du jeune âge.

Similor le laissait parler sans l'interrompre, parce qu'il faisait appel à toute sa rouerie, se demandant s'il fallait essayer des négociations ou entamer la bataille tout de suite.

Il était assez brave, nous l'avons dit, et il avait grande idée de ses talents comme boxeur français.

Mais d'un autre côté, il savait qu'Échalot n'était point un adversaire à dédaigner, malgré son apparence timide.

—Est-on des frères ou n'en est-on pas? demanda-t-il brusquement. J'ai vu le temps où l'on partageait en deux le moindre petit morceau de pain, et pourtant tu as présentement un bon dîner dans le ventre, tandis que moi je suis à jeun depuis hier soir.

—Je te paye à souper si tu veux, s'écria Échalot.

—Tu es habillé d'Elbeuf depuis la semelle de tes bottes jusqu'au rond de ton chapeau, reprit Similor avec plus d'amertume, et moi, ton associé, j'ai sur le corps des vêtements qui tombent en guenille.

—Ça, murmura le père nourricier de Saladin, c'est une portion du secret que je ne peux pas dévoiler.

—Parce que tu es fautif et même criminel, s'écria Similor en jouant tout à coup le désordre d'une indignation qui éclate, je t'ai vu compter les billets de banque dont tu as tes doublures toutes pleines! Tu es un trahisseur et un mauvais frère, tu as fait un coup pour toi tout seul et tu complotes secrètement de gagner l'étranger en nous laissant, Saladin et moi, dans la misère!

—Je te jure... voulut commencer Échalot.

—Tais-toi! pas de faux serments! je les dédaigne. S'il n'y avait que moi, je te laisserais pour ce que tu es dans ta vilenie, mais je suis père, je songe à l'innocente créature que tu abandonnes et je ne fais ni une ni deux. Je te dis dans le blanc de l'œil: partageons, mais là, tout de suite sur le coin de la table, un chiffon d'un côté, un chiffon de l'autre, ou sans quoi, dans mon sentiment paternel, je vas prendre tout en faisant la fin de toi!


XXXIV

Le combat

Échalot, dans la bonté de son cœur, aurait volontiers parlementé, car il avait une véritable affection pour le père de Saladin; mais celui-ci n'était point en état d'écouter la raison et on le voyait bien.

Ce n'était plus le même homme; son aspect vous eût fait peur: il avait le teint terreux des malades, il avait ce regard tout noir du taureau furieux qui laboure la terre avec ses cornes.

Le bouffon grotesque des bas-fonds parisiens tournait au tragique; la fièvre d'argent le tenait, et la fièvre de sang.

Échalot pensa:

—Ça va être dur! Quand on pense qu'il a le toupet de parler du petit et que, s'il avait les chiffons, il les avalerait littéralement en noces et festins de consommation personnelle, sans acheter un sou de lait à l'innocente créature!

Il fit le tour de la table, mais ce fut seulement pour avoir le temps de relever ses manches et achever de boutonner sa redingote jusqu'au menton.

Aussitôt après cette toilette préparatoire et rapide, il sauta galamment dans l'espace libre, où il prit position d'un air à la fois mélancolique et résolu.

—Censément, dit-il, ça m'agace un tantinet de m'aligner avec l'ami de mon adolescence, mais si je renaudais tu aurais des doutes sur mon honneur.

Ce n'est certes pas en souvenir de l'aîné des quatre fils Aymon que ce verbe renauder est devenu classique dans le langage des sans-gêne.

Quant au mot honneur, pris dans son sens chevaleresque, nous affirmons que, chez les sans-gêne, il est employé désormais plus sérieusement et plus fréquemment qu'en aucun autre monde.

Similor n'avait peut-être pas lu l'Iliade, et pourtant il répondit comme Ajax:

—À toi, à moi, racaille au tas! ça ne va pas peser lourd!

Il s'était campé selon la garde élégante des professeurs de boxe et adresse françaises; ses jambes, entretenues par la pratique de la danse des salons et qu'il avait vendues tant de fois aux peintres en qualité de modèle «pour le bas», placèrent leurs pieds en équerre et eurent deux ou trois flexions élastiques avant que le corps s'assît carrément sur leur base élargie. En même temps, il se décoiffa d'un geste fanfaron et mit ses deux poings fermés à la hauteur de l'œil.

Il était très beau, et les maréchaux de la savate n'eussent pu que l'admirer.

Échalot, doué d'une cassure moins brillante, obéit à la vieille tradition et passa préalablement ses mains dans la poussière du sol. Il négligea les fioritures du métier et prit tout bonnement la pose de l'humble combattant qui défend ses yeux à la Courtille, un soir de bal-habillé.

Jambes écartées, tête en arrière, mains étendues et prêtes surtout à la parade.

—Vas-y, Amédée, dit-il avec gravité, tu vas chercher à me détruire, c'est dans ton caractère; moi je n'essayerai que de te casser une patte, comme étant gardien des trésors de la bourgeoise.

Ce dernier mot fut coupé par une ruade lancée de pied de maître. Similor avait fait comme ces tireurs de régiment qui débutent par le coup droit, avant que la main de l'adversaire ait acquis toute sa vitesse de parade.

Mais Échalot, qui connaissait le jeu de son Pylade, rabattit le coup nettement et ne riposta pas.

Un ricanement passa entre les dents serrées de Similor.

En retombant d'aplomb, il porta le double coup de boxe anglaise, et la poitrine du pauvre Échalot sonna deux fois comme un tambour.

—Touché! dit-il paisiblement. Tu as du talent, Amédée, et comme tu n'as pas l'estomac fort, ces deux taloches-là t'auraient défoncé, mais moi je pose pour «le haut», et c'est solide. Je te préviens que je vais taper désormais.

Un coup de pied fauché circulairement lui arriva au flanc, raide comme balle, en guise de réponse. Similor n'avait garde de parler.

Échalot, au lieu de venir à la parade, fit un pas en avant, uniquement pour amortir le choc, et détacha son poing droit, qui toucha Similor au front à l'instant même où celui-ci se relevait.

Similor chancela comme s'il eût donné de la tête contre une muraille et tomba sur ses genoux.

Échalot demanda, sans même songer à profiter de son avantage:

—Ça t'a fait du mal, Amédée?

Il avait presque retrouvé la douce voix que nous lui connaissons et avec laquelle il disait de si raisonnables choses pour l'éducation du petit Saladin.

Probablement que ça n'avait pas fait du bien à Similor; car il ne se releva point, et pour réponse il ne donna qu'un sourd gémissement.

Sa tête pendait sur sa poitrine.

—C'est sûr, dit Échalot étonné, que tu t'es laissé bien ramollir depuis le temps par toutes les voluptés que tu t'y livres au café et chez les dames, car je n'ai pas tapé de toute ma force. Au lieu de continuer, je te laisse souffrir ne désirant pas abuser de ma victoire.

Il se rapprocha de la table pour regarder de près, à la lumière, la place où le pied de Similor avait touché sa redingote.

—Jeux de main, jeux de vilain, grommela-t-il d'un ton de sérieuse contrariété, et encore plus les jeux de souliers crottés. Le vêtement est marqué dès son premier jour d'étrenne. Je vas toujours l'ôter et le plier proprement pour le cas où Amédée aurait l'idée de rejouer.

Il déboutonna la redingote.

Similor se tenait la tête à deux mains et ne bougeait pas plus qu'une pierre. Au moment de dépouiller la première manche, Échalot se ravisa:

—Il est filou comme un singe, pensa-t-il, et tricheur, et plus roué que Robert Macaire; peut-être qu'il fait le mort pour me prendre en traître. Si j'ôte ma lévite, je n'aurai plus les économies de Léocadie sur mon cœur, prêt à les défendre jusqu'au trépas. Mais, d'un autre côté, quand aurai-je l'occasion de me payer une pareille pelure? C'est moelleux, c'est cossu, c'est plein la main!

Il tâtait amoureusement l'étoffe du vêtement confectionné, qui ne méritait assurément aucun de ces éloges.

Le désir de sauvegarder cette toilette si chère l'emporta; il dépouilla une manche en ajoutant tout haut:

—Hé! vieux! j'ai donc tapé un petit peu trop fort?

—Assassin! prononça d'une voix sourde Similor, qui versa de côté et se laissa tomber dans la poussière sans lâcher son front.

—Ça a l'air qu'il a son compte, pensa Échalot, dont le cœur se serra, mais il m'a déjà pris si souvent à ses grimaces et manières.

Il ôta la seconde manche.

—On s'avait juré mutuellement dans les temps, murmura-t-il, une amitié réciproque et fidèle qui ne devait finir qu'avec l'existence de toi et de moi. J'y ai tenu, pour ma part, du mieux que j'ai pu, et l'attache qui nous unissait fut encore raccourcie par la naissance de notre Saladin, de qui la maman me faisait éprouver les mêmes émotions pures que j'ai ressenties par la suite pour Léocadie. C'est bête de s'aligner ensemble quand on partage les devoirs du père vis-à-vis du même môme que, si le malheur arrivait d'un double accident, il resterait seul au biberon ici-bas.

Il étala sa redingote sur la table et la brossa d'une main caressante, tout en poursuivant:

—Voilà les fruits de ta conduite inconséquente et dissolue, Amédée. Je ne voudrais pas te gronder sévèrement puisque le coup a été mauvais, mais c'est toi qui as commencé, et je n'ai fait que défendre la chose sacrée du dépôt qui n'est pas à moi... Tu ne réponds pas?... T'es donc bien malade?... Attends voir que je mette ma lévite dans un endroit propre et je vas revenir te prodiguer les soins compatibles avec mon apprentissage de pharmacien. Ah! tu m'en as fait des crasses depuis qu'on est ensemble; mais c'est plus fort que moi, et je te pardonnerai celle-là comme les autres.

Il avait plié la redingote avec beaucoup de soin et regardé plutôt dix fois qu'une la place froissée par le coup de pied.

Il hésita un instant sur la question à savoir s'il laisserait le trésor de la dompteuse dans le paquet, mais son bon sens lui dit que mieux valait ne point s'en séparer et il glissa les billets de banque entre sa chemise et son gilet, boutonné du haut en bas.

Après quoi, il gagna le coin où il faisait bouillir d'ordinaire le lait de Saladin et déposa le cher vêtement sur la planchette qui était son armoire.

Puis il revint, l'âme pleine de miséricorde, et disant déjà:

—Maintenant, me voilà tout aux soins de l'amitié. Aie pas peur, Amédée; s'il le faut, je te ferai chauffer du tilleul et de la camomille.

Mais sa phrase s'acheva en un cri d'étonnement.

Il n'y avait plus personne à l'endroit où il avait laissé Similor.

—Où donc es-tu passé, Amédée? demanda-t-il en regardant sous la table.

Dès ce premier moment, il y avait en lui de la défiance, tant il connaissait bien son ami de cœur.

—Voilà de l'ouvrage, pensa-t-il avec une sérieuse inquiétude; j'aurais dû le démonter d'une patte comme je l'avais spécifié tout d'abord.

La chandelle posée sur la table projetait sa lumière à quelques pas seulement; le reste de la baraque était plongé dans un clair-obscur qui trompait l'œil et où les objets se distinguaient à peine.

Le regard d'Échalot allait de tous côtés, interrogeant cette ombre, mais il n'apercevait rien.

Et à mesure que le temps passait, son inquiétude s'aggravait, parce qu'il se doutait bien qu'on allait le prendre par surprise.

Au moment où il ouvrait la bouche pour interroger encore, sans beaucoup d'espoir d'obtenir une réponse, un bruit de ferraille frappa ses oreilles.

—Les sabres, balbutia-t-il d'une voix altérée: je suis un homme mort!

En ce moment, un reflet s'alluma dans la nuit et la voix de Similor, qui avait recouvré tout son éclat, dit:

—Je ne veux plus partager, il me faut toute la tirelire de maman Putiphar. Si tu ne me jettes pas le paquet de chiffons, je te coupe en deux comme une pomme!


XXXV

Le dernier rugissement

Voici ce qui s'était passé: Similor avait reçu en effet entre les deux yeux une sévère taloche, mais il en avait vu bien d'autres, en sa vie, et après le premier étourdissement, il aurait pu se relever, puisque la clémence imprudente d'Échalot lui en laissait le loisir. Mais ce n'est pas sans raison que nous avons prononcé tant de fois dans ce récit le mot «sauvage».

Rien ne ressemble si bien aux héros de Cooper que nos mohicans de la savane parisienne.

Même ruse, même adresse, même convoitise, même férocité.

Là-bas, chez les rouges combattants de la forêt, la vaillance la plus intrépide n'exclut jamais l'astuce, et souvenez-vous que parmi les deux demi-dieux chantés par le vieil Homère, il y en avait un au moins qui était diplomate.

Sans établir aucune analogie entre Échalot et le bouillant Achille, nous retrouvons dans Similor quelques-unes des qualités qui distinguaient le sage Ulysse.

Seulement, Similor n'eût point résisté au chant de la sirène.

Il n'y avait dans sa chute aucune feinte, le coup de poing d'Échalot l'avait jeté bas irrésistiblement; la feinte était dans la durée de son étourdissement, prolongé à plaisir.

Il ne s'agissait point pour lui d'un tournoi, d'un assaut où la gloriole seule est le prix du vainqueur; la pensée des billets de banque mettait le feu à son sang et dominait son être tout entier.

Il était fanfaron comme tous ses pareils et se regardait comme bien plus fort qu'Échalot; mais la question n'était pas là; il y a du hasard dans toute bataille, Similor ne voulait ni bataille ni hasard.

Pendant qu'il jouait la comédie de l'homme foudroyé, son esprit avait travaillé. Au moment où Échalot tournait le dos pour gagner son armoire, Similor s'était relevé vivement et avait marché sur la pointe des pieds jusqu'à la muraille.

Une fois là et se sentant protégé par l'ombre, il avait rampé comme un lézard, sans produire aucun bruit, vers l'endroit où nous le vîmes naguère donner des leçons de danse aux deux rougeaudes.

Cet endroit était situé tout près de l'armoire d'Échalot, et pour y arriver Similor dut côtoyer presque toute une moitié des clôtures de la cabane.

Échalot, du reste, lui fit la place libre en revenant vers la table.

Juste à l'instant où le pauvre Échalot s'apercevait de l'absence de Similor, celui-ci refoulait dans sa poitrine un cri de joie en arrivant à son but.

Son but, c'était un misérable trophée, composé des accessoires, comme on dit au théâtre, qui lui servaient quand il travaillait en public.

Il y avait là deux fleurets, deux cannes, deux sabres et deux gants fourrés, suspendus aux planches.

Ce n'étaient pas de bonnes armes, mais toute arme est bonne contre un bras désarmé.

Le bruit de ferraille avait averti Échalot; le malheureux avait deviné que Similor décrochait un des sabres.

—Moi, je les aurais décrochés tous les deux, pensa-t-il, et je lui aurais donné à choisir.

Il ajouta avec amertume:

—Mais je ne suis qu'un imbécile, et Amédée est un homme de talent!

Amédée se sentait si bien le maître que toute son insolence lui était revenue.

Il prit le temps de dépouiller son paletot en guenilles et de passer la redingote toute neuve d'Échalot qu'il avait sous la main.

Ainsi vêtu, la tête haute, et le sourire aux lèvres, il arriva disant:

—Je vas y ajouter le gilet et la culotte, si tu n'obéis pas incontinent à mes ordres!

—Tu peux me tuer, répliqua Échalot, qui n'essaya point de fuir et croisa ses bras sur sa poitrine, la faiblesse que j'ai eue pour ma redingote est une faute et j'en suis puni, mais quant à te livrer ce qui est à la patronne, raye ça de tes papiers. Avance, et viens percer le cœur de ton frère qui a été en même temps la mère de ton enfant!

On dit que le ridicule tue l'émotion; ce n'est pas toujours vrai, car il y avait dans le calme de ce pauvre diable une véritable grandeur.

Et Similor, le coquin sans âme, s'irritait contre la défaillance qui lui faisait trembler la main.

Il avançait toujours, pourtant, car la fièvre de sa convoitise était de beaucoup la plus forte, et la pensée du tas d'or représenté par les billets de banque lui montait au cerveau comme un transport.

—Une fois, deux fois, dit-il, ça m'agace, l'idée de te tuer; tu étais une bonne bête de somme: mais ne me laisse pas dire trois fois, ou je pique!

Quelque chose qui ressemblait à de la beauté vint à l'intrépide visage d'Échalot, tandis que le nom de Léocadie montait de son cœur à ses lèvres.

—Trois fois! dit Similor en levant le bras.

Le sabre brandi jeta des étincelles.

Mais Similor, au lieu de frapper, recula parce qu'un bruit sinistre, profond, immense, ébranla les planches de la baraque.

Ce bruit ne fut suivi d'aucun autre.

C'était le dernier rugissement du grand vieux lion qui s'éveillait de son étourdissement pour mourir.

On put le voir un instant dressé sur ses pattes de derrière comme un ours et plus haut qu'un géant.

Puis il retomba, rendant un soupir énorme, et au choc de son vaste cadavre la terre trembla.

Tout cela fut rapide comme la pensée, et pourtant, quand Similor leva son arme de nouveau, les choses avaient complètement changé de face.

En mourant, le lion avait arraché la victoire aux griffes du chacal.

Échalot, en effet, à la voix du lion, avait fait lui aussi un pas en arrière, et son talon avait heurté contre le fragment de balancier dont Similor s'était servi tout à l'heure.

Il n'eut qu'à se baisser pour avoir en main une arme terrible contre laquelle le mauvais sabre de Similor n'était plus qu'une défense dérisoire.

Celui-ci mesura la situation nouvelle d'un coup d'œil et devint tout blême.

Échalot lui dit tranquillement:

—Amédée, tu peux t'en aller si tu veux, je continuerai de servir de père à l'enfant, et si j'entends dire que tu as faim, la moitié du pain que j'aurai sera pour toi.

Similor courba la tête et fit un pas vers la porte.

Mais c'était une feinte encore; il se retourna tout à coup, croyant qu'Échalot n'était plus sur ses gardes, et bondissant comme un tigre, il lui planta son sabre en pleine poitrine.

Le coup était assené terriblement et aurait mis fin d'une fois à l'histoire; mais Échalot était sur ses gardes et Similor avait compté sans le balancier, qui fit voler le sabre en éclats.

—Assassin! balbutia pour la seconde fois Similor, dont la langue bredouillait comme celle d'un homme ivre.

Ceci n'est point une erreur de l'écrivain, ni une faute de l'imprimeur: Similor dit: «Assassin!» au moment même où il tentait un assassinat.

Et il ajouta, car vis-à-vis du pauvre diable qui avait été si longtemps son esclave, il avait la perfidie effrontée de certaines femmes en face de certains maris, plus trompés encore que battus:

—Lâche! vas-tu m'assommer, maintenant que je suis sans arme?

Il tenait à la main, d'un air piteux, le tronçon de son sabre. Échalot, qui déjà brandissait sa massue, s'arrêta.

C'était un véritable preux que ce mouton, fort et vaillant comme un taureau: un preux panaché d'ange.

—Jette ton morceau de fer-blanc, dit-il, et terminons ça, rien dans les mains, rien dans les poches.

Aussitôt Similor, réprimant un sourire de triomphe, lança au loin la poignée de son sabre. Échalot abandonna sa massue et tous deux, sans parler cette fois, se ruèrent l'un sur l'autre avec tant de violence que le choc de leurs poitrines sonna bruyamment.

Tous les mauvais instincts de Similor étaient surexcités jusqu'à la rage et le sang d'Échalot lui-même avait fini par bouillir.

Ce fut une terrible joute.

À les voir enlacés corps à corps, tantôt debout, tantôt à genoux, tantôt roulant comme un seul paquet dans la poussière et semblables à deux serpents qui câblent leurs anneaux, un profane aurait cru qu'ils avaient mis de côté toutes les ressources de l'escrime populaire pour s'attaquer comme les loups affamés se mangent.

Il n'en était rien, le nageur qui tombe à l'eau fait les mouvements voulus, d'instinct et sans savoir.

Sans savoir et d'instinct, ils se battaient avec une redoutable adresse. Il y avait, jusque dans la bestialité de leur accolade, la science de la lutte, la maîtrise du pugilat.

Seulement, Échalot restait loyal dans le paroxysme de sa colère, tandis que Similor, au plus furieux de son enragée démence, essayait de tricher et de trahir.

Il n'y avait pas de témoins pour voir ce combat hideux, mais curieux, qui se prolongeait en silence. On n'entendait que les respirations de plus en plus oppressées et qui sifflaient comme des râles.

De temps en temps un coup retentissait, mais pas souvent, car leurs mains étaient étroitement engagées.

Échalot était le plus fort; en un moment où il tenait Similor sous lui, il poussa un cri étranglé.

—Ne mords pas, Amédée, dit-il, ou je t'écrase!

—Assassin! gronda celui-ci, qui parvint à rejeter sa tête de côté.

Il avait la bouche rouge et humide comme un chien qui vient de faire curée.

À l'endroit où l'épaule s'attache au cou, la chemise d'Échalot montrait une large tache écarlate.

Il ressaisit la tête de Similor, qui se laissa faire, mais qui dégagea sa main droite tout doucement pour la plonger dans la poche de son pantalon.

—Rends-toi, dit Échalot; ça me monte, ça me monte au cerveau, et je vois rouge!

—Assassin! grinça Similor.

Sa main ressortit de sa poche avec un couteau qu'il parvint à ouvrir.

—Rends-toi, Amédée! dit pour la seconde fois Échalot.

La main de Similor qui tenait le couteau lui tâtait le dos pour chercher l'envers du cœur.

Ces gens-là connaissent mieux que les chirurgiens la place précise où il faut frapper pour être sûr de tuer.

Il trouva la place et tout en écartant sa main pour poignarder de plus haut, il dit encore:

—Assassin!

Mais la lutte avait désormais un témoin, quoique ni l'un ni l'autre des deux combattants n'eût entendu la porte s'ouvrir.

Le poignet de Similor fut arrêté par une main solide comme un étau de fer, et une bonne grosse voix s'éleva qui dit sans trop d'émotion:

—Hé! l'enflé, ce n'est pas de jeu!

En même temps Échalot fut écarté par une irrésistible poussée.

—Maman Léo! dirent-ils tous les deux en même temps. Échalot se releva, mais non point Similor, qui avait le talon de la dompteuse sur la gorge.

—Alors, dit celle-ci en s'adressant à Échalot, tu as eu l'argent de mes papiers chez le changeur.

—Oui, patronne, l'argent est là, répondit le bon garçon en mettant sa main sur sa poitrine.

—Il n'y a pas besoin d'être une somnambule et devineresse, reprit la veuve, pour calculer ce qui s'est passé. Le gredin ici présent avait l'idée de faire la noce avec ma caisse d'épargne.

—Ayez pitié de lui, patronne, supplia Échalot, c'est le père de mon petit.

Similor était comme foudroyé et ne trouvait pas une parole. La robuste main de la dompteuse lui tordit le poignet et le couteau tomba.

Échalot n'avait pas encore vu le couteau; il murmura:

—Et il m'appelait assassin! Ce fut tout.

—C'était pour toi, l'eustache, dit la dompteuse; mais, sois tranquille, je n'ai pas idée d'endommager la bête. Mes occupations ne me permettent pas de perdre mon temps avec une pareille racaille. Regarde voir s'il ne t'a rien volé.

Échalot déboutonna son gilet: le paquet était intact.

Maman Léo lâcha le poignet de Similor et le prit par la nuque, de sorte que, sa tête seule étant soulevée, ses pieds restaient à terre; elle le traîna ainsi sans qu'il fit aucune résistance jusqu'à la porte principale, qu'elle ouvrit.

Échalot voulut implorer encore, elle lui ordonna rudement de se taire et sortit sur la galerie, d'où elle jeta Similor en bas du perron comme un chien mort.

Après quoi, elle rentra et ferma la porte tranquillement.

—Ça m'a fait du bien cette histoire-là, dit-elle en regagnant la table, j'étais énervée, quoi! ni plus ni moins qu'une marquise qui a sa migraine. Toi, tu voudrais bien aller voir s'il s'est fait une bosse au front en tombant, pas vrai? Reste là! J'aime bien qu'un homme ait bon cœur, mais les imbéciles ça me dégoûte.

—Patronne..., voulut dire Échalot.

—La paix! il y a encore de l'eau-de-vie dans la bouteille qui est là-bas derrière les cordes, va me la chercher avec deux verres. C'est certain que si je n'étais pas arrivée, tu allais te laisser larder par ce polisson-là, et que mon argent serait maintenant à tous les diables.

Échalot courba la tête et s'en alla en murmurant:

—C'est vrai qu'ayant sur moi du bien qui ne m'appartenait pas, j'aurais dû montrer plus de férocité, mais la prochaine fois gare à lui!

Maman Léo se laissa tomber dans son fauteuil de paille et mit ses deux coudes sur la table.

En revenant avec la bouteille et les deux verres, Échalot la retrouva la tête entre ses mains et plongée dans de profondes réflexions.

—Est-ce qu'il est arrivé malheur, patronne? demanda-t-il timidement.

—Verse à boire, répliqua la veuve, qui ne bougea pas.

Échalot emplit un des verres.

—Dans l'autre aussi, dit maman Léo; je ne connais pas beaucoup d'âmes meilleures que la tienne, et tu peux maintenant trinquer avec moi, puisque je t'ai distingué par mon amitié.

—Ah! patronne..., fit Échalot étourdi par un si grand honneur.

—Tais-toi! je te dis que je suis énervée.

Elle but une gorgée d'eau-de-vie et replaça son verre sur la table brusquement.

—Qu'est-ce que ça aurait fait s'il avait volé mon argent? reprit-elle en regardant Échalot en face: à quoi mon argent peut-il me servir? tu ne comprends pas, toi, n'est-ce pas? ni moi non plus, je ne comprends pas, et quand je suis dans les rébus et charades, ça ne va pas, je ne sais plus s'il faut aller à droite ou à gauche, je ne sais plus rien! rien de rien! la petite n'en sait pas plus long que moi, la marquise n'en sait pas plus long que la petite, monsieur Germain jette sa langue aux chiens, les autres... Ah! les autres savent. Ils ne savent que trop, et j'ai peur!

Échalot l'écoutait bouche béante.

—Bois, dit-elle, tu es tout pâle.

—C'est l'effet du malheur d'Amédée... les passions le tyrannisent, mais il n'a pas mauvais cœur. À votre santé, patronne!

—J'ai peur, répéta maman Léo, dont la physionomie accusait un désordre d'esprit extraordinaire; je croyais que ça m'avait calmée, la chose de cette laide bête, mais non, j'ai la fièvre.

—Si vous me disiez..., commença Échalot.

—Tais-toi! le colonel a l'air d'un mort, et il y a des morts qui ne sont pas si blêmes que lui. Il ne se tient plus; sa peau est collée à ses os, et je suis bien sûr qu'il n'y a pas une chopine de sang dans ses veines. Je parie qu'il ne passera pas la journée de demain. Tu me diras: tant mieux, c'est un scélérat. Es-tu sûr? Il y a des moments, moi, où je le prendrais pour un brave homme, car enfin, c'est lui qui l'a voulu, nous serons tous de la noce.

—Quelle noce, patronne? demanda Échalot, que l'inquiétude prenait.

Car il y avait de l'égarement dans les yeux de maman Léo.

—Tais-toi, fit-elle encore, je te dis que le colonel nous a invités au mariage, et je te réponds bien qu'on ne s'embarquera pas là-dedans sans biscuit. Nous serons tous armés, saquédié! J'en vaux un autre, et mon Maurice aura une bonne paire de pistolets dans sa poche pour prendre part à la conversation, si on cause comme j'en ai peur.

Sa main tourmentait ses cheveux, dont la racine était baignée de sueur.

—Quoique, reprit-elle, je ne sais rien de rien! j'ai fait tout ce que j'ai pu pour savoir; mais faudrait plus fin que moi, à ce qu'il paraît. Le marchef était déguisé en commissionnaire, il a causé avec la petite plus d'une grande heure dans le salon où est le portrait du juge. Nous attendions, monsieur Germain et moi, et nous nous regardions comme deux événements. On a froid dans cette maison-là, qui sent le deuil à plein nez.

«Quand le marchef a repassé pour s'en aller, il m'a fait un signe d'amitié. On n'est pas maîtresse de ça; j'ai eu la chair de poule.

«Fleurette était plus pâle encore qu'à l'ordinaire, mais ses grands yeux brillaient. Elle ne m'a rien dit le long du chemin, en revenant, pas seulement un mot! Ah! c'est maintenant qu'elle a l'air d'une pauvre folle!

«Ce n'est pas faute que je l'interrogeais, non! mais je parlais à une pierre. Pourtant, quand la voiture s'est arrêtée devant la maison de santé, à la porte où il y a des maçons, j'ai cru l'entendre qui soupirait comme ça tout bas: «C'est un coup de dés!...»

Il y avait sur la bonne grosse figure de maman Léo une expression de véritable angoisse. Elle releva les yeux sur Échalot, qui faisait pour la comprendre des efforts surhumains.

—Qu'en dis-tu, toi? demanda-t-elle brusquement.

Échalot ferma les poings avec désespoir. Il était aussi rouge que la dompteuse, tant sa pauvre tête travaillait.

—Je dis, répliqua-t-il, que je voudrais bien avoir la capacité d'Amédée. Paraît que je suis bouché à fond, car ça me fait l'effet comme si j'écoutais du latin de bas breton.

—Tu le connais pourtant bien, ce jeu-là, murmura la veuve, dont le regard était fixe et sombre: un sou d'un côté, un sou de l'autre, et pile ou face! Mais au lieu d'un sou, c'est la mort qui est ici, du côté où l'on perd, et veux-tu mon idée? Pair ou non, c'est trop peu dire; il y a cent à parier contre un, et mille aussi, pour le côté où est la mort!


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