Maman Léo: Les Habits Noirs Tome V
XIII
Coyatier dit le marchef
—Je n'ai jamais vu de visage plus effrayant que celui de cet homme; son regard parle de sang, on dirait qu'il y a du sang sur sa joue, du sang sur ses lèvres! et pourtant je croyais deviner en lui je ne sais quelle douloureuse compassion.
Il disait, croyant sans doute que je ne pouvais l'entendre:
—C'est un beau gaillard, et tout jeune, et déjà lieutenant après deux ans d'Afrique! Ils s'aiment bien ces deux enfants-là, puisqu'ils voulaient mourir ensemble...
Sa main rude fit bruire ses cheveux hérissés comme les crins d'une brosse.
—Moi aussi j'étais un soldat, murmura-t-il d'une voix sourde, un brave soldat, et les journaux parlaient de moi comme de lui, et peut-être qu'on se souvient encore de mon nom en Afrique. C'est une femme qui a fait de moi un assassin: Je hais les femmes!
Dans sa prunelle un feu sinistre s'alluma.
Mais, tandis qu'il me regardait, sa paupière battit tout à coup et il reprit comme malgré lui:
—Celle-ci est bien belle, et je lui ai fait tant de mal!
Il s'agenouilla pour border ma robe autour de mes jambes qui frissonnaient.
—Un mot, un seul mot, dit-il encore, et je pourrais lui rendre celui qu'elle aime!
Il haussa les épaules en riant lugubrement.
J'avais compris, et vous comprenez aussi, n'est-ce pas?
Quand on aime bien, on devine. Je savais ce qu'était Coyatier, je devinais que Coyatier avait commis le crime dont Maurice est accusé; j'entends le premier crime, le meurtre de Hans Spiegel...
La dompteuse poussa un soupir grand de détresse, arraché par l'effort épuisant qu'elle faisait pour garder son calme.
—Ne bougez pas, maman Léo, murmura Valentine, qui n'avait pas quitté un seul instant son attitude de dormeuse: toutes ces choses, il faut que vous les sachiez. J'ouvris les yeux, et comme le marchef me demanda en fronçant le sourcil: «Avez-vous entendu?», je lui répondis: «Oui», et j'ajoutai: «J'ai fait plus que vous entendre, j'ai deviné.»
Nos regards se croisèrent. Ni lui ni moi nous ne baissâmes les yeux.
—Ah! ah! fit-il, et à quoi ça vous servira-t-il de m'avoir deviné?
—Je ne sais, répondis-je, mais j'ai deviné aussi que vous aviez pitié de moi.
Il secoua sa tête farouche et fit un mouvement comme pour s'éloigner.
Cependant il resta. Et après un instant de silence il gronda entre ses dents serrées:
—Il y avait une femme dans tout cela, une femme qui voulait une robe neuve, un châle, des plumes et des fleurs. Elle m'avait dit le matin: «Si tu ne m'apportes pas cinquante louis, je te chasse!»
Il me regarda, frémissante que j'étais, et un sourire terrible vint à ses lèvres.
—Je lui apportai les mille francs, ajouta-t-il tout bas; mais c'est moi qui l'ai chassée.
—Ah! reprit-il en s'interrompant, ma vie ne vaut pas cher! Je sais bien que je mourrai par une femme. Autant par vous que par une autre, j'ai fantaisie de vous entendre dire: «Merci, marchef!» C'est drôle. Demandez, on vous répondra.
Je demandai, il me répondit.
Quand on vint me chercher pour me porter dans mon lit... tenez-vous ferme, Léo!... je savais que cette maison appartenait aux Habits Noirs.
—Ma fille, prononça tout bas la dompteuse sans bouger ni presque remuer les lèvres, ce n'est pas pour moi que j'ai peur.
—Je le sais bien, répliqua Valentine, et comme je voudrais me jeter à votre cou pour vous serrer bien fort sur mon cœur! C'est pour moi que vous craignez, c'est pour lui, et vous voudriez me crier encore: «Prends garde!» Hélas! bonne Léo, il n'est plus temps de prendre garde, il fallait risquer le tout pour le tout. J'ai tout risqué. Coyatier jusqu'ici a tenu sa parole; non seulement il ne m'a rien caché, mais encore je n'ai eu qu'à parler pour être aussitôt obéie.
«C'est par lui que j'ai vu Maurice; il m'a fait sortir d'ici en plein jour par la porte qui est en reconstruction; grâce à lui, j'ai pu être introduite à la prison de la Force, grâce à lui encore j'ai pu me procurer du poison.
«Dans la maison, en apparence du moins, personne ne s'est aperçu de ma sortie, ni de mon absence, qui a duré deux grandes heures, ni de ma rentrée.
«Est-ce là une chose possible? Coyatier avait-il prévenu ses maîtres et ceux-ci ont-ils favorisé eux-mêmes mon entreprise?
«En d'autres termes, Coyatier a-t-il trahi les Habits Noirs pour moi, ou Coyatier m'a-t-il trahie pour les Habits Noirs? Je ne sais, et que m'importe? Maurice a le poison, Maurice m'a juré sur notre amour qu'il m'attendrait pour en faire usage.
«En entrant dans sa cellule et quand mon regard a rencontré le sien, j'ai cru que mon pauvre cœur allait se briser. C'était à la fois trop de douleur et trop de joie. Il m'a tendu sa main qui brûlait, je me suis jetée à son cou et j'ai voulu lui dire: «Maurice, Maurice, je te sauverai!»
«Mais ses lèvres m'ont fermé la bouche, et je crois l'entendre encore prononcer cette parole qui me poursuit partout: «L'espoir fait mal, n'espère pas, Fleurette, fais comme moi, résigne-toi.»
La veuve luttait contre les sanglots qui l'étouffaient.
—Il m'a demandé, poursuivit Valentine: «Pourquoi maman Léo n'est-elle pas venue?»
—Oh! le cher enfant a-t-il douté de moi?
—Non, pas plus que moi; nous avons cherché ensemble les raisons de votre absence.
—Je ne savais pas, balbutia la veuve. Comment dire cela, moi qui vous aime tant! je fermais les yeux pour ne pas vous voir trop heureux...
—Trop heureux! répéta Valentine, dont le regard se leva vers le ciel. Mais le temps passe et je n'ai plus beaucoup de force. Ce n'est pas moi qui m'oppose à tout projet d'évasion, c'est lui. Il m'a dit: «Je n'ai fui qu'une fois en ma vie, c'est trop, je subirai mon sort.»
«Et tout ce que Maurice veut, je le veux... Elle s'arrêta encore.
—Est-il bien changé? demanda la veuve.
—Non, il est très pâle; mais il y a dans son regard une sérénité presque divine, et j'ai retrouvé son beau sourire quand il m'a dit: «Si tu étais ma femme, je mourrais content.»
«J'ai répondu: «Quoi qu'il arrive, je serai ta femme.»
Le regard de la dompteuse exprima son étonnement. Valentine reprit avec un calme étrange:
—Ils ne s'opposeront pas à cela, j'en suis sûre. Ce qu'il leur faut, c'est notre mort prochaine, car si nous vivions, la main de fer qui étouffe notre voix finirait par se relâcher; nos paroles, que personne ne voudrait entendre aujourd'hui, seraient écoutées demain peut-être; pourvu que nous disparaissions tous les deux, ils seront cléments comme les bourreaux qui se prêtent au dernier caprice des condamnés...
Sa tête pesa plus lourde sur l'épaule de la veuve, qui sentit en même temps sa main devenir froide et qui dit:
—Il faut te remettre au lit, fillette!
—Oui, répliqua Valentine, désormais vous en savez assez, bonne Léo. Le papier que je vous ai remis et que vous lirez attentivement vous dira ce qui vous reste à faire... Encore un mot, pourtant: quand vous me quitterez, ils vont vous reprendre en sous-œuvre pour l'évasion de Maurice. Promettez tout ce qu'on vous demandera, dites que vous m'avez à demi persuadée et que vous êtes bien sûre de persuader tout à fait le pauvre prisonnier; ajoutez que vous voulez aller à la Force dès demain. Je ne vous cache pas que nous entamons ici la plus terrible de toutes les parties. Leur intérêt est de mener à bien cette évasion, mais je n'ai pas besoin de vous expliquer à quoi, dans leur pensée, cette évasion doit aboutir. Ne craignez rien, allez droit votre route; vous ne resterez jamais sans instructions, et vous me verrez désormais plus souvent que vous ne croyez.
Elle s'interrompit presque gaiement pour ajouter:
—Maintenant, Léo, nous n'avons plus qu'à tromper l'espion qui nous guette. Vous êtes juste ce qu'il faut pour cela, et, en vérité, quand même aucun regard ne serait fixé sur vous, je suis morte de fatigue; et je ne sais pas si je pourrais regagner mon lit sans votre aide.
Elle sourit et ajouta encore:
—Vous avez vu les nourrices endormir les petits enfants entre leurs bras. Quand le sommeil est enfin venu, elles emportent doucement le nourrisson dans son berceau, et quelles précautions elles prennent! Faites comme elles, bonne Léo, emportez-moi, et surtout prenez garde de m'éveiller!
Son sourire était contagieux; il y eut comme un reflet sur le visage désolé de la dompteuse, qui avait compris.
Ce fut une scène si bien jouée que Lecoq y fut aux trois quarts pris, derrière son rideau.
Avec une délicatesse infinie, maman Léo dégagea son épaule qui soutenait la tête de la jeune fille, puis elle se pencha sur elle comme pour bien constater qu'elle était endormie, puis encore elle la souleva aussi aisément que si c'eût été en effet une enfant et la reporta sur le lit, où Valentine demeura immobile.
Mme Samayoux s'essuya les yeux avant de border la couverture; quand la couverture fut bordée, elle joignit les mains et dit avec tristesse:
—Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu, pour cette pauvre biche-là, rester chez moi à la baraque!
—Ah ça! ah ça! se dit Lecoq en quittant sa cachette, j'ai perdu une grosse demi-heure ici, moi. Est-ce qu'elles se mettent à jouer la comédie, en foire, aussi parfaitement qu'au Théâtre-Français?
Au moment où il s'éloignait sans bruit, mais pas assez légèrement, pourtant, pour que l'oreille aux aguets de la dompteuse ne perçût vaguement l'écho de son pas, la porte par où Mme la marquise d'Ornans et son cercle étaient sortis s'ouvrit.
—Eh bien! demanda la comtesse Corona sur le seuil, avons-nous dit tous nos grands secrets?
—Chut! fit Mme Samayoux, qui se retourna, elle s'est endormie en parlant de lui.
La comtesse traversa la chambre sur la pointe des pieds et vint jusqu'au lit.
Elle baisa la main de Valentine, qui était glacée, et fixa sur la dompteuse un regard triste et doux.
—Ils s'aiment bien, murmura-t-elle, et celui qui est mort l'adorait. Sa folie est de penser que Remy d'Arx était son frère: vous a-t-elle parlé de cela?
—Oui, répondit la dompteuse.
—Vous qui la connaissez depuis longtemps, pensez-vous qu'elle puisse être vraiment la sœur de Remy d'Arx?
—Quand je la connaissais, repartit la dompteuse, elle s'appelait Fleurette. Je ne me doutais pas qu'elle eût un frère, mais je ne me doutais pas non plus qu'elle fût la parente d'une noble marquise et d'un colonel.
—C'est juste, fit la comtesse.
Elle ajouta comme malgré elle:
—On vous a payée, n'est-ce pas, en ce temps-là?
La veuve lui saisit les deux mains brusquement; ses joues étaient en feu.
—Elle a confiance en vous, dit-elle, et c'est une belle âme qui est dans vos yeux. Écoutez, je suis une pauvre femme, une misérable créature qui a peut-être fait le mal: oui, on m'a donné de l'argent, et je ne l'avais pas gagné! oui, on est venu la chercher chez moi et j'ai peut-être eu tort de croire trop vite... mais elle avait si bien l'air de la fille d'une grande maison! et comment penser que des gens comme cela auraient voulu me tromper? Si vous savez quelque chose qui puisse m'aider à réparer ma faute, je vous en prie, je vous en prie, dites-le moi!
La comtesse avait baissé les yeux; elle répondit froidement:
—Je ne sais rien, bonne dame; quand Valentine vint à la maison, voici deux ans, on me dit qu'elle était ma cousine et je l'aimai comme une sœur. Remy d'Arx était pour moi un ami, presque un frère; il y a une énigme au fond du deuil que nous portons, je n'en ai pas le mot. Il y a une énigme aussi, une énigme inexplicable dans la position de ce jeune homme auquel tous nos amis semblent s'intéresser, malgré son crime.
—Oh! s'écria la dompteuse, celui-là est innocent, je vous le jure devant Dieu.
—C'est ainsi que parla Valentine, dit la comtesse d'un air pensif, le jour même où on arrêta Maurice Pagès, tout sanglant encore, à quelques pas de la maison où le meurtre avait été commis. Je ne suis pas juge, madame, et, depuis mon enfance, je vis au milieu de mystères encore plus insondables que celui-là.
—Au nom du ciel! commença la veuve, qui la regardait avidement, dites-moi...
Francesca Corona secoua sa tête charmante avec lenteur.
—Ne m'interrogez pas, répliqua-t-elle, ce serait inutile. Je n'ai rien compris, je n'ai rien deviné, sinon mon propre malheur, qui m'accable et dont je ne dois compte à personne. Si ce jeune homme est innocent, que Dieu le sauve; puisqu'ils s'aiment, qu'ils soient heureux! Venez, madame, on vous attend au salon, et chacun semble espérer en votre entremise pour atteindre un résultat favorable. Je vais vous conduire, et je reviendrai garder Valentine, que j'aime mieux depuis qu'elle souffre.
Elle se dirigea vers la porte.
Un mot vint jusqu'aux lèvres de la dompteuse, qui allait parler, lorsqu'elle sentit une main glacée qui touchait la sienne.
Elle se retourna vers le lit et rencontra les yeux grands ouverts de Valentine qui avait un doigt sur ses lèvres.
XIV
Le salon
Maman Léo n'eut garde de désobéir à l'ordre muet que lui donnait Valentine; elle suivit la comtesse Corona sans ajouter une parole.
Celle-ci la conduisit jusqu'à la porte du salon situé à l'étage inférieur.
Maman Léo aurait voulu la route plus longue, car elle avait grand besoin de se recueillir.
Pour comprendre ce qui était en elle, il faut entrer dans sa situation morale, et ne point oublier le milieu où se passait sa vie ordinaire.
Elle venait d'éprouver, sans secousse apparente, puisqu'elle avait été forcée de supprimer toute marque extérieure d'émotion, un des chocs les plus violents que puisse subir une créature humaine.
D'autres à sa place auraient eu pour sauvegarde, dans le premier moment du moins, le doute ou l'incrédulité; mais nous l'avons dit bien souvent, au fond de cette pauvre bohème de la foire où Mme veuve Samayoux tenait un rang considérable, les légendes du crime sont connues et en quelque sorte honorées comme pouvaient l'être chez les païens les légendes de la mythologie.
Ces sombres poèmes du crime impossible courent non seulement les établissements forains, mais encore toutes les mansardes et toutes les masures d'où sort le public qui fait vivre la foire.
Dans les veillées de ces campagnes bizarres qui sont dans Paris, mais qui sont en même temps si loin et si fort au-dessous de Paris, il y a des bardes comme en Irlande, des improvisateurs comme à Naples, des troubadours comme il y en avait dans toute l'Europe au Moyen Age.
Et de même que les bardes chantent l'épée, les trouvères la lance, c'est toujours le couteau qui est au fond de la sauvage Iliade des rhapsodes de la misère.
En Basse-Bretagne, vous pouvez parler des korigans sans expliquer le mot, en Irlande, des âmes-doubles, et par tout le pays Scandinave des elfes et des goblins; sous le règne de Louis-Philippe, dans aucun hallier de la forêt parisienne, on ne vous aurait fait répéter deux fois le nom des Habits Noirs.
Chacun savait ce que cette alliance de mots voulait dire, chacun du moins croyait le savoir, car il y avait ici de nombreuses variantes comme dans toutes les mythologies.
Mais au-dessus des variantes une chose surnageait, qui était le fond de la superstition populaire: chacun croyait à une sorte de franc-maçonnerie, constituée selon l'échelle même de la société humaine, c'est-à-dire ayant sa noblesse, sa bourgeoisie, son peuple.
Chacun croyait que les soldats de cette fantastique armée étaient innombrables, que les officiers en étaient nombreux, et que les généraux s'asseyaient, paisibles, aux plus hauts sommets de nos inégalités sociales, abrités qu'ils étaient contre les clairvoyances de la loi par je ne sais quel nuage magique.
Voilà pourquoi Valentine, s'adressant à maman Léo, avait parlé des Habits Noirs sans souligner l'expression et avec la certitude d'être comprise.
Voilà pourquoi aussi maman Léo, par-dessus la grande émotion provoquée en elle par la scène qui venait d'avoir lieu et dans laquelle son pauvre bon cœur avait été remué dans ses fibres les plus profondes, gardait cependant un trouble qui n'avait trait immédiatement ni à sa chère Fleurette ni à son adoré Maurice.
Les Habits Noirs! les hommes de la puissance inconnue et du crime éternellement impuni! Les Habits Noirs, ces fantômes homicides que tant de récits à faire peur lui avaient montrés rôdant parmi le silence des nuits parisiennes!
Elle avait vu les Habits Noirs! elle était dans la maison des Habits Noirs!
La foi est une étrange chose! il est certain qu'on peut croire et ne pas croire en même temps, puisque les plus crédules sont stupéfaits souvent quand ils se trouvent, à l'improviste, en face de l'objet de leur crédulité.
En descendant l'escalier qui menait de la chambre occupée par Valentine au salon du Dr Samuel, maman Léo se disait:
—M. Constant en est, et ça ne m'étonne pas, car il a une figure qui ressemble à un masque, mais ces vieux messieurs qui ont l'air si respectable! un colonel! un prince! et que penser de Mme la marquise elle-même? car Fleurette a beau dire, qui se ressemble s'assemble et je me méfie de tout le monde ici!
Elle essayait de se faire une règle de conduite; mais tout tournait dans son cerveau.
Et voyez le trait caractéristique! à un certain moment, ne sachant à quel saint se vouer, elle eut l'idée de s'adresser à la justice.
Mais ce fut pour elle le symptôme du découragement poussé jusqu'à la folie; elle haussa les épaules avec colère et se dit:
—Puisque je patauge comme cela, nous sommes donc perdus tout à fait!
Car ils ne croient pas à la justice, et de lugubres exceptions que leur ignorance érige en règles leur font craindre les juges.
Quand ils regardent en haut, le bien leur échappe, ils ne voient que le mal grandir outre mesure.
C'est la vengeance des vaincus.
On doit leur savoir gré peut-être de ne pas écraser sous le poids de leur multitude cette infime minorité d'heureux à laquelle ils attribuent, faussement il est vrai, l'incurable maladie de leur misère.
La comtesse Corona ouvrit la porte du salon et dit:
—Voici la bonne Mme Samayoux. Notre Valentine dort.
Maman Léo passa le seuil et entendit qu'on refermait la porte. Elle était comme ivre. Autour d'elle tous les objets dansaient en tournoyant.
Mais ce fut l'affaire d'un instant, car elle était la vaillance même, et malgré la simplicité de sa nature elle avait, à l'heure du péril, le sang-froid, l'adresse, la présence d'esprit d'une vraie femme.
Elle reconnut autour de la cheminée du salon toutes les figures qui naguère étaient rassemblées dans la chambre de la malade.
Il y avait en plus un personnage qui lui était inconnu et qui causait tout bas avec le colonel Bozzo.
En entrant, elle put entendre la marquise reprocher un retard ou une absence à ce nouveau venu, qu'elle appela: M. le baron de la Périère.
À cet instant, maman Léo avait déjà dompté en grande partie son horreur et sa frayeur; comme il arrive à tout bon soldat, la présence de l'ennemi lui rendait son courage.
En outre, le sentiment de curiosité si vif dans les classes populaires, où il y a toujours de l'enfant, s'éveilla en elle brusquement; aussitôt qu'elle cessa d'avoir peur, elle eut envie de voir et de savoir.
Son regard fit le tour de l'assemblée, et certes, chaque visage fut jugé par elle tout autrement que la première fois.
Rien ne perçait au-dehors de ce qui l'agitait intérieurement; il y avait un pied de rouge sur ses bonnes grosses joues, mais c'était assez l'habitude, et d'ailleurs, chacun pouvait faire la part du trouble tout naturel éprouvé par une femme de sa sorte, admise dans ce monde si fort au-dessus d'elle.
Un peu de crainte et beaucoup de respect étaient assurément de mise.
Mme la marquise d'Ornans vint la prendre par la main et tout le monde l'entoura, excepté le colonel Bozzo, qui garda sa place, continuant de causer à voix basse avec M. le baron de la Périère.
Mais s'il ne se dérangea pas, il envoya du moins un signe protecteur et amical à la veuve, qui se dit:
—C'est bon, vieux gredin, fais tes manières! Si on peut te servir comme tu le mérites, n'aie pas d'inquiétude, ce sera de bon cœur!
—Nous pouvons causer ici librement, bonne madame, dit la marquise; vous savez l'épouvantable malheur qui est tombé sur ma maison; tout le monde dans ce salon m'est dévoué, tout le monde chérit la pauvre enfant qui est en haut.
—Dans son uniforme, répondit la veuve, la petite est encore bien heureuse d'avoir tant de puissants protecteurs.
—Elle s'exprime très bien, murmura M. de Saint-Louis, trouvez donc ailleurs qu'en France un pareil niveau intellectuel dans les rangs du peuple!
—Ah! fit la marquise, si ce peuple dont vous parlez si bien pouvait vous connaître et vous entendre!
Samuel, le maître de la maison, et M. Portai-Girard, le docteur en droit, approuvèrent du bonnet et se rapprochèrent du groupe, formé par le colonel causant avec M. de la Périère.
En les regardant s'éloigner, maman Léo pensait:
—En voilà deux que je reconnaîtrai! Mais où donc est passé le Constant?
—Voyons, fit la marquise, qui lui présenta un siège, racontez-nous tout ce que vous avez fait.
Maman Léo avait eu le temps de réfléchir, et son instinct lui disait qu'il fallait se rapprocher le plus possible de la vérité, à cause de l'espion caché derrière le rideau et qui pouvait bien être M. le baron de la Périère.
—J'ai d'abord été dans tous mes états, répondit-elle, et vous allez juger pourquoi. N'a-t-elle pas eu fantaisie de se lever aussitôt que vous avez été partis! J'ai voulu vous rappeler, mais pas moyen; elle m'a mis ses deux petites mains sur la bouche comme un démon, et il a fallu l'envelopper pour l'emporter vers le foyer. Elle disait: «J'ai froid, j'ai froid!»
Son regard glissa vers l'autre coin de la cheminée et se rencontra avec celui de M. le baron.
—Tiens, tiens, pensa-t-elle, j'ai déjà vu ces yeux-là! Mais c'est pire qu'au théâtre, ici, ils doivent se grimer à volonté.
—Est-ce vrai, ce qu'elle dit là, monsieur Lecoq? demanda tout bas le colonel au baron.
—Vrai de point en point, papa, répondit M. de la Périère. Si la petite n'a pas parlé, je vous garantis que la bonne femme marchera droit, car je n'ai pas perdu mon temps avec elle à la baraque. Vous savez si j'endoctrine mon monde comme il faut, quand je m'y mets!
—Tu es une perle, l'Amitié, murmura le vieillard, et quand je vais te laisser mon héritage, je n'aurai pas d'inquiétude sur l'avenir de l'association.
Il eut une quinte de toux pénible à entendre.
Le docteur, qui arrivait justement, lui tapota le dos en disant:
—Cela sonne mieux, nous n'en avons pas désormais pour une semaine.
Pendant que le vieillard essuyait son front en sueur, les deux docteurs et Lecoq échangèrent un sourire d'intelligence, qui donnait à ces mots: «Nous n'en avons pas pour une semaine», une signification très accentuée.
XV
Embauchage de maman Léo
Maman Léo cependant continuait, parlant à la marquise et à M. de Saint-Louis:
—Elle m'embrassait comme pour du pain, et le nom de Maurice venait à chaque instant sur ses lèvres; moi, je ne savais plus où j'en étais; car ça me déchire le cœur de voir ces deux enfants-là dans la peine.
—Vous a-t-elle parlé de Remy d'Arx? interrompit la marquise.
—Ah! je crois bien! son frère, comme elle l'appelle maintenant! Pour folle, c'est bien certain qu'elle est folle.
—Non, pas tout à fait, rectifia M. de Saint-Louis; le Dr Samuel nous a expliqué les différents degrés de l'aliénation mentale, et à cet égard, il est la première autorité de Paris; il y a chez notre chère enfant un trouble cérébral dont la cause est connue et déterminée.
—Et la cause cessant, ajouta la marquise avec vivacité, le trouble disparaîtra de même.
—Que Dieu vous entende, madame! dit maman Léo, et ça me console bien de voir comme elle est aimée. Aussi, il n'y a plus de métier qui tienne, allez! je suis désormais à vos ordres du matin jusqu'au soir et du soir au matin.
Mme d'Ornans lui prit la main de nouveau.
—Vous serez récompensée..., voulut-elle dire.
—Ah! pas de ça, Lisette! s'écria la veuve. Si vous parlez latin, je ne vous comprends plus.
—Excellente femme! murmura la marquise.
—Magnifique peuple! soupira M. de Saint-Louis.
—Il y a donc, reprit maman Léo, en vous demandant bien pardon de ce qui vient de m'échapper, que je voulais la prêcher comme vous me l'aviez ordonné et que je ne savais pas par où commencer mon sermon. Elle était si gentille entre mes bras! Je perdais mon temps à l'admirer, comme un vieil enfant que je suis, et je me disais: Si Dieu avait voulu, comme ils seraient heureux!
«Et vous pensez bien que ça m'a ramenée à mon ouvrage, car il faut que Dieu le veuille, pas vrai? il faut qu'ils soient heureux.
«J'ai donc pris la chose de longueur, disant que la liberté est le premier de tous les biens sur la terre et que si on laisse les juges faire leur boniment, numéroter leurs paperasses, entortiller leur jury, bernique! le diable lui-même ne peut pas y revenir.
«Et tous les exemples à l'appui, qui sont nombreux et où je n'avais qu'à choisir.
«Elle m'écoutait en fixant sur moi ses grands yeux mouillés.
«Elle répétait toujours: «Il est innocent, il est innocent!»
«Parbleure! ai-je fait, Jésus aussi était innocent, et il a été pas moins crucifié entre les deux larrons.
—Bonne âme! dit encore la marquise sincèrement émue.
Et M. de Saint-Louis:
—L'éloquence populaire, en France, a de ces ressources-là!
—En un mot comme en mille, poursuivit la dompteuse, ça ne lui faisait pas autant d'effet que je l'aurais voulu. La pauvre Minette est comme engourdie à force d'avoir souffert et pleuré toutes les larmes de son corps.
Alors l'idée m'est venue d'aller dans le sens de la fêlure et je lui ai dit:
—S'il meurt, tu mourras, pas vrai?
—Ah! qu'elle m'a répondu, j'en suis bien sûre et c'est là mon seul espoir!
—Eh bien! alors, qui vengera ton frère?
Ses yeux se sont allumés pendant qu'elle disait:
«Remy, mon pauvre cher Remy!»
La marquise écoutait avec une attention passionnée; M. de Saint-Louis hocha la tête en manière d'approbation, mais une nuance de pâleur éteignit le vermillon de son teint.
Les deux docteurs, le colonel et M. de la Périère, qui étaient toujours à l'autre coin de la cheminée, cessèrent tout à coup de causer pour prêter l'oreille.
—Elle était prise, poursuivit la dompteuse, je l'ai vu tout de suite; quand je suis revenue à son Maurice, elle a pleuré à chaudes larmes, et moi aussi, comme vous pensez.
—Je veux être pendu, dit tout bas Lecoq à ses voisins, si j'ai rien vu, rien entendu de tout cela.
La veuve continuait:
—Elle est si faible et si brisée! De pleurer ça l'a endormie tout de suite. Elle a renversé sa chère belle tête sur mon épaule...
—Voilà le vrai, dit encore Lecoq.
—... Et ses paupières ont battu, acheva maman Léo, mais avant de fermer les yeux, elle m'a dit: «J'ai confiance en toi, tu as été ma mère, et tu l'aimes comme s'il était ton fils. Si je lui dis: «Je veux que tu vives», il se laissera sauver... et il faut qu'il vive pour notre amour comme pour notre vengeance.»
La voix faible et douce du colonel Bozzo se fit entendre à l'autre bout de la cheminée disant:
—Drôle de fillette!
Ce fut un regard de colère que la bonne marquise lui jeta.
Mais le vieillard lui renvoya un sourire.
Il était assis commodément dans sa bergère, caressant de sa main blanchette et ridée une petite boîte d'or sur laquelle était le portrait émaillé de l'empereur de Russie.
—Bonne amie, murmura-t-il, en adressant à la marquise un signe de tête caressant, vous vous fâchiez déjà autrefois quand je radotais ce mot «drôle de fillette», mais sous mon radotage, il y a souvent bien des choses. Cette enfant-là a trompé des calculs supérieurement faits, et dès qu'il s'agit d'elle, je dis cela pour nos amis comme pour vous, il ne faut pas se fier aux apparences.
Il s'interrompit pour ajouter en regardant paternellement ses trois voisins, qui éprouvèrent une sorte de malaise:
—C'est comme moi, mes enfants, je suis aussi un drôle de bonhomme.
Il ouvrit sa boîte d'or, prit quelques grains de tabac au bout de son index et les flaira à distance d'un air content.
La dompteuse n'était pas très forte en diplomatie et pourtant ce petit bout de scène ne passa point inaperçu pour elle.
—Monsieur le colonel a bien raison, dit-elle, d'autant qu'il n'a rien voulu dire contre l'enfant, j'en suis bien sûre. Elle a toujours eu un drôle de caractère, et il m'est arrivé plus d'une fois dans le temps de jeter ma langue aux chiens quand j'essayais de la comprendre.
«Pour revenir à nos moutons, elle s'est donc endormie comme un bel ange du bon Dieu, et à mesure qu'elle s'endormait, un sourire de chérubin naissait sur ses lèvres, qui se mirent à remuer et qui dirent comme en rêve: «Nous serons heureux, nous nous marierons tout de suite... tout de suite!...»
Maman Léo s'arrêta et regarda la marquise en face.
—Voilà, ma bonne dame, acheva-t-elle, j'ai fait ce que j'ai pu.
—Et vous avez bien fait, répondit la marquise, vous nous avez rendu l'espoir, et tous ceux qui sont ici vous remercient.
—Alors, demanda la veuve en baissant la voix, le rêve de la chérie pourrait se réaliser? Ils seraient heureux ensemble? Vous consentirez à ce mariage?
La marquise hésita, puis elle répondit avec gravité:
—Je n'ai plus d'enfant, elle est tout mon cœur, je ne sais pas jusqu'où peut descendre ma faiblesse pour elle, mais je crois que, si elle l'exige, j'irai jusqu'à ne point m'opposer à ce mariage.
—Ah! saquédié! s'écria maman Léo, qui sauta sur ses pieds, les nobles ne passent pas pour des braves gens chez nous, mais vous êtes un cœur, vous, ou que le diable m'emporte!
Elle avait jeté ses deux bras autour du cou de la marquise un peu effrayée pour planter sur ses joues deux retentissants baisers.
—Bien des pardons, murmura-t-elle en se reculant confuse, mais il a fallu que ça parte; je n'ai pas pu m'en empêcher.
Mme la marquise d'Ornans riait en rajustant sa coiffure.
Samuel, le docteur en droit, et M. le baron de la Périère s'étaient rapprochés du prince, qui regardait cette scène avec attendrissement et murmurait:
—Le peuple! ah! le peuple français!
Le colonel Bozzo restait seul au coin de la cheminée.
—Il y a donc, reprit maman Léo, que je suis à vous, quoi! corps et âme, et que je me jetterai au feu, s'il le faut, pour vous être agréable.
Comme elle achevait, son regard, en quittant la marquise, rencontra les quatre paires d'yeux des Habits Noirs qui la guettaient fixement.
Elle ne broncha pas et fit la révérence en ajoutant:
—Comme de juste, je suis aussi toute au service de la compagnie. Voyons, usez de moi, que faut-il faire?
On entendit derrière le cercle la petite toux du bon vieux colonel et ceux qui le masquaient s'écartèrent aussitôt avec respect.
—Merci, mes amis, dit-il, j'aime à voir ceux à qui je parle, et vous me gêniez, car je n'ai plus ma voix de vingt ans. C'est moi qui ai eu la première idée de faire venir cette excellente Mme Samayoux, c'est moi, si vous le permettez, qui lui donnerai ses instructions.
Tous les hommes s'inclinèrent en silence, et la marquise dit dans la sincérité de sa foi:
—J'allais vous en prier, bon ami, car vous êtes notre meilleur conseil.
—Désormais, reprit le colonel Bozzo, il faut que les choses marchent vite, car la session des assises va s'ouvrir cette semaine. Pouvez-vous être à notre disposition toute la journée de demain, chère madame?
—Toute la journée de demain, répliqua la veuve, et toutes les autres journées, tant qu'on aura besoin de moi.
—C'est parfait, et nous trouverons bien moyen de vous témoigner notre reconnaissance sans blesser votre honorable fierté... Demain donc, à la première heure, vous vous rendrez au cabinet de M. le juge d'instruction, Perrin-Champein, qui est très matinal, et vous lui demanderez un permis pour voir le lieutenant Maurice Pagès, à la prison de la Force.
—Mais si le juge d'instruction me refuse...
—Soyez tranquille, on aura fait le nécessaire pour que le juge d'instruction ne vous refuse pas. Il passe pour un homme singulièrement habile, et je m'étonne que vous n'ayez pas encore été interrogée.
—Je ferais bien des lieues en temps ordinaire, dit la dompteuse, pour éviter cette opération-là; je n'aime ni les juges ni les huissiers, moi, c'est pas ma faute; mais j'irai tout de même, et si on m'interroge, je parlerai la bouche ouverte; quand j'aurai le permis, bien entendu, j'irai voir Maurice. Que faudra-t-il faire chez Maurice?
—À peu près ce que vous venez de faire chez Valentine. Vous parlerez au nom de Valentine, vous direz... Mais pourquoi vous faire la leçon? Nous avons pu vous apprécier; nous savons quelle affection délicate et profonde vous portez à ce malheureux jeune homme. Vous ne nous croiriez pas, madame, si nous prétendions partager cette tendresse; c'est un inconnu pour nous et un indifférent; il y a plus, s'il ne nous était pas nécessaire comme moyen de salut pour Mlle de Villanove, notre intérêt, notre devoir peut-être serait de l'écarter; mais nous aimons Valentine comme vous aimez Maurice; Valentine est le dernier espoir de notre bien-aimée marquise, cela suffit pour que rien ne nous coûte.
La dompteuse le regarda bonnement et dit:
—Ça fait plaisir de voir la franchise que vous avez, et le pauvre gars doit tout de même une belle chandelle au bon Dieu, qui lui a laissé des protections pareilles dans son malheur.
—Vous serez éloquente, poursuivit le colonel, nous n'avons aucune crainte à cet égard; mais appuyez bien sur cet argument tiré de l'arrêt prononcé par le Dr Samuel: «La vie de Valentine est entre les mains de Maurice; il peut à son gré la ressusciter ou la tuer.»
—Je l'ai dit, déclara solennellement Samuel, et je le répète, c'est ma conviction intime.
—Soyez tranquille, dit la veuve, je n'oublierai pas votre argument, mais il y en a un autre que je préfère pour ma part, c'est celui qui m'a été fourni par Mme la marquise. Quand Maurice va savoir qu'il peut espérer la main de Valentine...
Elle s'interrompit, et son regard interrogea Mme d'Ornans, qui murmura:
—Quand je devrais quitter la France et m'établir en pays étranger, je ne me dédis pas: je n'ai plus qu'elle sur la terre.
—Alors, s'écria maman Léo, tout est convenu; vous savez où me trouver pour que je vous rende compte de ma mission. À demain! et bonsoir la compagnie!
La marquise se leva et lui tendit la main.
—Où donc est M. Constant? demanda-t-elle.
—Il a repris son service, répondit le Dr Samuel.
—Je puis très bien, dit le baron de la Périère en s'avançant, reconduire la bonne Mme Samayoux.
—Bah! bah! fit la veuve, M. Constant, encore passe, mais un baron! Craignez-vous que je me perde! Voilà! si vous voulez que nous soyons tout à fait amis, il faut garder chacun notre place. Menez-moi seulement jusqu'à la porte du dehors, parce que je ne saurais pas retrouver ma route, mais une fois dans le chemin des Batailles, ne vous inquiétez pas de moi. Quand les rôdeurs et moi nous nous rencontrons, c'est moi qui fais peur aux rôdeurs.
Elle refusa le bras que le baron lui offrit galamment et sortit la première.
—Bonne amie, dit le colonel quand elle fut dehors, je crois que nous avons fait ce soir d'excellente besogne. Voulez-vous que je vous remette à votre hôtel en passant? Je tombe de sommeil.
Mme d'Ornans avait appuyé sa tête sur sa main.
—Vous êtes un des hommes les plus véritablement sages que j'aie rencontrés en ma vie, murmura-t-elle d'un air pensif; si vous n'étiez pas là, si je ne vous voyais mêlé à toutes ces aventures impossibles, je croirais que je rêve.
—Il me semble, dit M. de Saint-Louis, que je ne suis pas non plus un petit fou, madame...
—C'est vrai... pardonnez-moi, cher prince... Venez-vous avec nous?
—Non, répondit M. de Saint-Louis, qui évita le regard du colonel, j'ai à causer avec M. de la Périère.
—Moi, dit Portai-Girard, le docteur en droit, je suis comme un médecin qui, à bout de remèdes, aurait conseillé une fontaine miraculeuse ou des reliques: Mme la marquise ne me regarde plus depuis que j'ai ouvert l'avis de l'évasion.
—Puisque c'est l'unique ressource..., commença Mme d'Ornans.
Le colonel l'interrompit pour dire avec dignité:
—Le médecin qui avoue son impuissance est un honnête homme, monsieur Portai-Girard; on ne peut jamais rien reprocher de pareil aux charlatans. Vous nous avez mis dans la vérité de la situation et Mme la marquise vous en remercie.
Il voulut offrir son bras à cette dernière, mais comme ses pauvres jambes flageolaient terriblement, ce fut la marquise elle-même qui le soutint pour gagner la porte.
—Je vous recommande bien la chère enfant, dit-elle avant de passer le seuil.
—Et gare à vous, prince, ajouta le colonel avec l'espièglerie d'un enfant. M. de la Périère me dira les petits secrets que vous avez ensemble.
Ils sortirent tous deux.
M. de Saint-Louis, Portai-Girard et le Dr Samuel se regardèrent.
Ils étaient pâles tous les trois.
—Lecoq est-il convoqué? demanda M. de Saint-Louis.
—Oui, répondit Portai-Girard, pour ce soir, dans une heure, au boulevard du Temple.
—C'est chanceux! murmura Samuel.
—Comme toutes les parties, répliqua le docteur en droit d'un ton calme et résolu. C'est un coup de dés, il s'agit de savoir si nous mourrons misérables comme des mendiants ou si nous vivrons plus riches que des rois!
XVI
Le billet de Valentine
Pendant cela, Mme veuve Samayoux, prenant à rebours le chemin qu'elle avait suivi pour arriver au pavillon, traversait de nouveau tout l'établissement du Dr Samuel.
Si elle n'avait pas su à qui elle avait affaire, elle aurait très certainement jugé M. le baron pour un des hommes les plus aimables du monde; celui-ci, en effet, employant un tout autre style que M. Constant, mais également communicatif, reprit en sous-œuvre le thème de reconnaissance et d'affection qu'on avait déjà développé au salon, et déclara très franchement que la dompteuse était une providence pour le groupe de parents et d'amis intéressés au bonheur de Valentine.
Nous devons avouer que M. le baron perdait un peu sa peine.
Maman Léo subissait avec énergie le contrecoup des émotions qu'elle venait d'éprouver.
Pendant qu'elle traversait les cours, blanches de neige, il y avait un mot qui tintait dans sa cervelle comme un son de cloche.
Tout son corps frémissait à la pensée de ces hommes en apparence semblables aux autres hommes, supérieurs même à la plupart des hommes que la dompteuse avait pu voir en sa vie, et qui étaient de vils, d'implacables assassins.
Elle avait été là au milieu d'eux, elle avait touché la main d'une créature humaine, désignée d'avance à leurs coups, car c'est ainsi qu'elle jugeait la position de Mme la marquise d'Ornans, elle avait laissé dans leur caverne une jeune fille qu'elle affectionnait tendrement.
Et elle savait que d'eux seuls dépendait le sort d'un jeune homme qu'elle aimait plus qu'une mère.
M. le baron pouvait causer et se rendre agréable, elle écoutait peu et son esprit s'efforçait laborieusement.
En passant devant la loge du concierge, elle y jeta un regard pour chercher ce Roblot dont la vue avait excité ses premiers soupçons lors de son arrivée.
La loge était vide.
Mais après avoir demandé le cordon et au moment même où il allait prendre congé, M. le baron s'écria:
—Voici justement notre affaire! Roblot, mon vieux, tu vas conduire cette dame jusqu'à l'omnibus.
Maman Léo venait de reconnaître les larges épaules et la tête hérissée du marchef, qui se promenait de long en large, les mains dans ses poches, en fumant sa pipe devant la porte.
Maman Léo voulut refuser, mais le baron dit en riant:
—Pas de compliment, c'est un dogue et il est de bonne garde. Bonsoir, chère madame! à demain!
La porte donnant sur le chemin des Batailles se referma brusquement.
Désormais, la veuve se trouvait seule avec Coyatier, qui resta d'abord immobile à la regarder par-dessous la visière de sa casquette.
Entre la maison de santé et la grande usine qui bordait le quai, il n'y avait qu'un terrain vague. Un réverbère unique brillait tout en bas de la descente, comme ces phares qu'on voit de loin, mais qui n'éclairent pas.
Il pouvait être dix heures du soir.
La solitude la plus complète régnait dans la promenade de Chaillot et aux alentours. Les seuls bruits qu'on entendît dénonçant la vie de Paris venaient d'en bas, où de rares passants et quelques voitures suivaient le quai pour gagner la barrière de Passy ou en revenir.
Or, la route que maman Léo avait à prendre ne tournait point de ce côté, et quand le marchef s'ébranla, ce fut pour monter la rampe abrupte et déserte aboutissant au chemin qui allait d'une part à la rue de Chaillot, de l'autre à la barrière des Batailles.
Nous avons dit que maman Léo était la vaillance même, mais nous devons avouer qu'en ce moment sa première idée fut de dévaler la côte et de se sauver à toutes jambes.
Elle avait, pour le coup, véritablement peur, et la chair de poule passa comme un frisson sur tout son corps.
Coyatier était l'épouvantail qu'il fallait pour secouer cette nature sans nerfs, épaisse et solide comme du bois de chêne, parce que Coyatier était fait comme elle.
Les Habits Noirs, si redoutables qu'elle les vit dans les brouillards de sa pensée, menaçaient surtout son imagination; ils tuaient par la ruse et de loin; leurs mains blanches, qu'elle venait de voir, répugnaient à la besogne rouge.
Coyatier, au contraire, en fait de crime, était un manœuvre et travaillait de ses bras.
Les autres pouvaient passer pour les juges prononçant l'arrêt; Coyatier était le bourreau, Coyatier était le couteau.
Les jambes de maman Léo, pour la première fois de sa vie peut-être, flageolèrent franchement sous le poids de son robuste corps.
Quand le marchef eut monté une douzaine de pas, il se retourna, et voyant que la veuve restait immobile comme une borne, il dit:
—Allons-nous coucher ici?
Maman Léo se mit à marcher vers lui péniblement. En voyant sa répugnance, le marchef ajouta avec un gros rire qui sonnait d'une façon lugubre:
—On ne vous mangera pas, la vieille!
Il reprit sa route.
Maman Léo le suivait de loin. En tournant l'angle de la maison de santé, elle reconnut le coupé qui l'avait amenée, stationnant auprès de la muraille avec son cocher endormi.
Elle avait déjà honte de sa faiblesse et se gourmandait elle-même pensant:
—Cette bête-là n'est pas plus forte qu'un ours, et je ne craindrais pas un ours, c'est sûr! et mon défunt Jean-Paul Samayoux avait des épaules encore plus carrées. D'ailleurs, à quoi ça leur servirait-il de faire la fin de moi ce soir, puisqu'ils m'ont commandé de l'ouvrage pour demain!... et puis, si l'animal s'est vraiment intéressé à la petite, il doit bien savoir que je suis du même bord.
—Holà! l'homme! cria-t-elle, j'aurais idée de causer avec vous un petit peu.
Ils longeaient la façade principale de la maison de santé, garnie de ses échafaudages à cause des réparations. Au lieu de répondre, Coyatier pressa le pas.
—Sauvage! grommela la veuve, c'est pourtant certain qu'on raconte de toi des histoires où il y a du cœur, du moins ça paraît comme ça; mais je connais trop bien les lions et les tigres pour me laisser prendre à de pareilles couleurs.
Une centaine de pas plus loin, le marchef s'arrêta court, dans un endroit découvert qui séparait l'établissement du docteur des premières maisons de la rue de Chaillot.
De là on apercevait la station des voitures à lanternes jaunes, connues sous le nom de Constantines, et qui allaient au faubourg Saint-Martin.
Coyatier attendit la veuve en secouant les cendres de sa pipe, qu'il rechargea, toute brûlante qu'elle était.
—Je n'irai pas plus loin, dit-il; là-bas, il y a trop de monde et trop de lanternes.
—Pourquoi n'avez-vous pas voulu me parler, demanda la veuve, qui avait maintenant la voix gaillarde.
—Vous, répondit Coyatier, la lumière et les gens vous rassurent, tant mieux pour vous. Je n'ai pas voulu parler à cause des murailles. Partout où il y a des murailles, il y a des oreilles.
La veuve se rapprocha de lui tout à fait.
—Personne n'écoute ici, dit-elle à voix basse, avez-vous à me causer?
—Causer! répéta le marchef, qui haussa les épaules en battant le briquet, c'est pour avoir causé avec les femmes que je crains les hommes et la chandelle. J'en ai gros contre les femmes. N'empêche qu'elles auront ma peau, c'est certain. J'en ai déjà sauvé comme ça plus d'une, et ça me fait rire quand j'y pense. Chacun a ses manies, pas vrai? On a beau se faire une raison, quand le pli est pris, c'est fini...
—Est-ce que vous seriez tout de même un brave scélérat? balbutia la veuve, comme qui dirait l'Honnête Criminel que j'ai pleuré en le disant toutes les larmes de mes yeux?
—Une manie, que je vous dis! gronda Coyatier, une chienne d'habitude, quoi, des bêtises! Ça m'a mis dans l'embarras plutôt dix fois qu'une, mais je pense à la petite demoiselle quand je suis tout seul, j'ai eu sa main douce comme de la soie entre mes pattes, et c'est moi qui suis cause qu'elle pleure.
—C'est donc bien vrai! s'écria la veuve, le coupable, c'est vous!
—La paix, vieille folle! gronda le marchef, qui leva la main comme pour l'écraser.
Mais changeant de ton tout à coup, il ajouta:
—Assez bavardé! si vous connaissiez celui qui vous tuera, vous ne l'aimeriez pas, je pense? Moi, c'est les femmes qui me tueront et je les abomine. La demoiselle n'est pas dans de beaux draps, ni son amoureux non plus. Tout ce qu'il faudra faire pour eux, je le ferai, entendez-vous, et c'est déjà commencé. S'il faut que la mécanique du Fera-t-il jour demain saute, elle sautera et moi avec, c'est décidé. Vous, regardez bien où vous mettrez le pied! ils sont malins, ouvrez l'œil, bonsoir!
Sa pipe était allumée, il tourna le dos et redescendit la rue lentement.
La veuve, qui était restée tout étourdie, gagna la station en essayant de remettre de l'ordre parmi ses pensées.
Au moment où elle s'asseyait dans la voiture en partance, elle vit passer au grand trot l'équipage qui emportait Mme la marquise d'Ornans et le colonel.
Ce fut longtemps seulement après le départ de l'omnibus, et quand la confusion de son esprit fut un peu calmée, qu'elle songea au papier qui avait été glissé dans sa main par Valentine.
Elle prit le papier, qu'elle déplia, et se rapprocha du fond de l'omnibus, où la lumière de la lanterne lui permit de lire:
Le papier ne contenait que ces mots:
«Vous demanderez au juge d'instruction, qui vous l'accordera, la permission d'amener avec vous votre fils pour rendre visite à Maurice.»
Maman Léo crut avoir mal lu et se demanda dans l'excès de sa surprise si quelque chose n'était point dérangé au fond de sa cervelle. Elle se frotta les yeux et lut de nouveau.
—Mon fils, dit-elle; il y a bien «mon fils». Ces gens-là diraient-ils vrai? et la pauvre chère créature aurait-elle un coup de marteau? Je n'ai pas d'autre fils que Maurice, et je ne peux pas mener Maurice rendre visite à Maurice!
Elle quitta la voiture à la station de l'église Saint-Laurent et descendit à pied le faubourg Saint-Martin. La marche lui fit du bien, mais ne lui fournit point le mot de l'énigme.
Elle allait toujours répétant:
—Mon fils! mon fils! où diable la minette prend-elle ce fils-là? Il est sûr pourtant qu'elle m'a parlé bien raisonnablement, mais les toqués sont ainsi, et quand ils ne touchent pas à l'endroit de leur fêlure, on dirait des philosophes. Sa fêlure, à ce qu'il paraît, est de me donner un garçon et de se croire la sœur de son ancien promis. Son frère et mon fils se valent, les deux font la paire.
Plus de dix fois en chemin, elle s'approcha des boutiques pour lire encore le mystérieux papier.
Elle le tourna, elle le retourna, cherchant une indication qui pût lui donner le mot de la charade.
Car derrière la pensée que Valentine était folle, une autre pensée s'obstinait qui lui montrait, au bout de tout cela, je ne sais quel espoir confus.
Comme elle arrivait aux démolitions qui masquaient la percée de la rue Rambuteau, une idée lui traversa l'esprit tout à coup et l'arrêta comme un choc.
—Mon fils! répéta-t-elle pour la vingtième fois, mais sur un tout autre ton et en frappant ses mains l'une contre l'autre, saquédié! c'est cela! il faut que je sois bien bête pour ne pas l'avoir deviné tout de suite, quoique la minette aurait bien pu me mettre un mot d'explication.
Dans son triomphe et malgré le superbe poids marqué par sa dernière pesée à la foire de Saint-Cloud, elle fit un saut de cabri et s'élança en courant vers sa baraque, qui était désormais toute proche.
—Avec ce fils-là! disait-elle, je suis sûre d'être bien reçue. Ah! le cher cœur va-t-il être content!
À la porte de la baraque, elle trouva le fidèle Échalot qui dormait en dépit du froid, adossé contre le montant et échauffant le petit Saladin dans son giron.
—Pourquoi ne t'es-tu pas couché, toi, l'enflé? demanda-t-elle.
Échalot s'éveilla en sursaut et répondit:
—Ah! patronne, vous voilà! Dieu soit loué! je n'espérais plus guère vous revoir en vie.
—Pourquoi ça, ma vieille?
—Parce que, dans l'homme qui est venu tantôt, j'ai reconnu Toulonnais-l'Amitié.
—Bah! fit la dompteuse, moi qui croyais que c'était M. de la Périère!
—Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-là, répondit Échalot.
—Pourquoi ne m'avoir pas avertie tout de suite?
—Parce que, patronne, quand ils se voient découverts c'est là le plus dur du danger.
La dompteuse lui tapa sur l'épaule amicalement.
—Tu as plus de jugeotte que je ne croyais, dit-elle, et tu as agi comme un garçon qui voit plus loin que le bout de son nez.
—Ah! fit Échalot, quand il s'agit de vous, patronne... mais vous pensez, l'idée de vous voir partie avec un pareil bandit...
—J'en ai vu des bandits, ma vieille! s'écria la dompteuse, chez qui la réaction se faisait, amenant une sorte de fièvre. Ah! tonnerre de Brest! comme ils disent à Saint-Brieuc, il y en avait de toutes les couleurs. Si je deviens vieille, je pourrai raconter jusqu'à la fin de mes jours que j'ai pénétré au fond de la caverne des Habits Noirs, toute seule, comme Daniel dans la fosse aux lions! Échalot l'écoutait bouche béante.
—Des princes, des colonels, des barons, poursuivit la dompteuse, qu'on les prendrait pour la crème de l'aristocratie, quoi! des avocats, des médecins...
—Et vous avez pu vous échapper de leurs griffes, balbutia Échalot.
La dompteuse mit ses deux poings sur ses hanches.
—Nous sommes des camarades, moi et eux, dit-elle, je les ai trompés en grand par l'adresse de ma ruse, quoiqu'ils soient plus astucieux que des démons. Ferme la porte et va te coucher, ma vieille! Il fera jour demain, puisque c'est leur mot d'ordre, et j'ai idée que nous en verrons de grises!
XVII
Soirée à L'Épi-Scié
Ce même soir, vers onze heures, deux coupés de maîtres qui se suivaient montèrent le boulevard du Temple au milieu de la bruyante cohue qui encombrait les abords des théâtres.
Les deux coupés s'arrêtèrent à l'endroit dit «la Galliote», non loin des terrains, alors couverts de masures, où s'élève maintenant le Cirque Napoléon.
De chaque coupé, deux hommes descendirent; ils traversèrent le trottoir, puis la rue Basse, pour aller dans la ruelle connue sous le nom du «Chemin des Amoureux», qui conduisait à l'estaminet de L'Épi-Scié.
Ces quatre hommes, cependant, n'allaient point jouer la poule, car ils passèrent franc devant les rideaux de cotonnade rouge qui masquaient la porte vitrée du café borgne, et continuèrent de suivre la ruelle dans le coude qu'elle faisait sur la gauche.
Tout de suite après le coude, il y avait une porte basse, donnant accès dans une allée plus noire qu'un four. Ce fut dans cette allée que nos quatre compagnons disparurent, en hommes qui connaissent les localités.
Pendant cela, il se faisait joyeux tapage dans la salle basse de L'Épi-Scié, où les habitués étaient nombreux.
La reine Lampion, rouge et rogue, sommeillait à son comptoir, auprès d'un grand verre vide et troublé par l'eau-de-vie sucrée.
Autour du billard à blouses dont le tapis luisant comme une toile cirée avait quelques taches de plus que lors de notre dernière visite, les joueurs étaient en belle humeur.
Cocotte, le radieux gamin de Paris, monté en graine, toujours gagnant, toujours vainqueur et comparable aux ténors les plus célèbres par ses succès auprès des dames, avait fait des blocs superbes; Piquepuce, son ami, plus grave par l'âge, plus distingué par l'éducation, tenait le dé dans un groupe de causeurs où quelques lionnes, favorites de la mode, buvaient en fumant du caporal comme des duchesses.
Ces demoiselles étaient un peu comme leurs cavaliers, parmi lesquels le paletot fraternisait volontiers avec le bourgeron; il y avait parmi elles des élégances prétentieuses et fanées et des toilettes franchement sans gêne; il y avait de la soie et de l'indienne, des chapeaux flambants et des bonnets sales.
Quelques-unes étaient jeunes et jolies, malgré l'effronterie uniforme qui déparait ici tous les visages; mais la plupart avaient derrière elles tout un long passé de cabrioles, et la série des aventures qui les avaient plongées de chutes en décadences jusqu'à ces ténébreuses profondeurs, était écrite sur leurs fronts en lisibles caractères.
Peut-être y a-t-il dans Paris des caves plus profondes encore, car nous aurions pu reconnaître, dans le groupe présidé par Piquepuce, un brave garçon à la laideur naïve et vaniteuse, coiffant ses cheveux jaunes d'un chapeau gris pelé qui semblait être là en cérémonie, comme un petit bourgeois qu'on introduisait par hasard dans le plus pur salon du faubourg Saint-Germain.
Amédée Similor, entraîné par sa nature frivole et son goût pour les plaisirs, oubliait ainsi ses devoirs de famille. Il avait réussi à se faufiler dans ce grand monde, où il se tenait sur la réserve, choisissant ses paroles avec soin et ne se départant jamais des règles du beau langage.
Les deux rougeaudes de l'établissement Samayoux l'avaient abandonné, sans doute, ou bien il les avait lâchées, car nous le retrouvons lancé dans une nouvelle intrigue d'amour avec une énorme gaillarde qui n'avait qu'un bras et qui portait un emplâtre sur l'œil.
—J'en ai tous les brevets, lui disait-il, depuis ma plus tendre jeunesse: danse des salons, pointe, contre-pointe et caractères, dont M. Piquepuce, par suite de nos relations d'amitié, m'a dit qu'un jeune homme comme moi ne pouvait pas moisir dans la débine, malgré ses talents et ses connaissances, au moyen desquels s'il y a une affaire, je peux m'y distinguer et monter au premier rang pour faire le bonheur de celle qui a su attirer mon regard.
Il scandait ces phrases fleuries avec le respect qu'on met à déclamer de beaux vers.
—Ce qu'il y a, je n'en sais rien, répondit en ce moment Piquepuce à la question d'un paletot tout neuf qui n'avait pas de chemise: l'ordre est venu, je l'ai exécuté. Si c'est cette nuit ou demain qu'il fera jour, on vous le dira, mais la chose sûre, c'est que nous ne couperons pas dans le drap noir cette fois-ci, car le Coyatier n'est pas à sa place.
Chacun tourna les yeux vers le coin où le marchef s'asseyait d'ordinaire, sombre et seul. Sa table était vide.
—Je vends ma bille quatre francs, s'écria Cocotte, et c'est à moi la main: personne n'en veut? adjugé!
Il se pencha sur le billard et fit son adversaire au doublé en allant coller sa propre bille sous bande, à égale distance de deux blouses.
La galerie applaudit.
Cocotte prit cette pose du billardier triomphant qui rappelle vaguement l'attitude des chevaliers appuyés sur leur lance.
—Vous ne savez donc pas, dit-il, que le marchef a été envoyé là-bas, au vert, après l'affaire de la canne à pomme d'ivoire? C'était monté un peu joliment cette histoire-là, et le camarade qui avait démoli la serrure de Hans Spiegel savait son état. L'imbécile qui paie la loi en ce moment demeurait de l'autre côté de la serrure, et le marchef se chauffe au soleil maintenant dans les propriétés de la compagnie, pendant que nous avons l'onglée à Paris.
—La loi n'est pas encore payée, répliqua Piquepuce, et je connais quelqu'un qui voudrait bien trouver un bâton pour le jeter dans nos roues.
Il montra du doigt Similor et ajouta:
—Voilà un bon garçon que j'ai embauché pour savoir un peu ce qui se passe chez Mme veuve Samayoux, qui vendrait sa baraque et mettrait par-dessus le marché le feu aux quatre coins de Paris pour sauver le petit lieutenant.
Similor remonta le lambeau qui lui servait de cravate et mouilla son doigt pour lisser ses cheveux.
—Ce n'est pas mon habitude, dit-il, de fréquenter la basse classe, mais par suite de circonstances et pour utiliser dans le malheur des brevets, acquis lorsque je fréquentais une autre catégorie d'artistes, Porte-Saint-Martin, Opéra et autres, j'ai pu abaisser mon orgueil jusqu'à un théâtre en plein vent. Il n'y a pas de sot métier, mais on ne s'affectionne qu'avec les gens de son propre rang, et la veuve Samayoux ne m'étant de rien, je dévoilerai ses mystères avec plaisir.
Certes Échalot était une douce créature, mais s'il avait entendu son Pylade parler ainsi, il y aurait eu une tête cassée, et pour le coup Saladin aurait été orphelin.
Personne ne répondit à Similor, parce qu'un timbre placé derrière le comptoir tinta un coup unique et retentissant. La reine Lampion, éveillée en sursaut, ouvrit ses yeux sanglants, qui clignotèrent, blessés par le gaz.
Les joueurs de billard arrêtèrent leur partie, et un grand silence régna dans l'estaminet.
Un garçon, la serviette sur le bras, s'était élancé vers l'escalier en colimaçon qui conduisait au cabinet particulier, situé à l'entresol, et connu sous le nom du confessionnal, mais il fut arrêté au passage par Cocotte, qui se tourna vers la dame de comptoir et lui dit:
—À vous, maman Rogome, et plus vite que ça!
On vit alors la reine Lampion quitter le siège où elle semblait rivée depuis le matin jusqu'au soir et gagner l'escalier à vis, qu'elle monta en geignant.
Quand elle était hors de son trône, la reine Lampion perdait cent pour cent. C'était un hideux paquet de graisse rhumatisée, et nous ne saurions mieux la comparer qu'au vieux lion de Léocadie Samayoux.
Elle parvint enfin au haut de l'escalier, et disparut derrière la porte fermée.
—C'est drôle que M. l'Amitié n'a pas passé par l'estaminet comme à son ordinaire, dit Cocotte.
—Ça veut dire qu'il est venu avec des gens qui ne sont pas pressés de se montrer, répliqua Piquepuce en baissant la voix: on va savoir la chose tout de suite, attendons.
Similor était impressionné profondément. Il murmura:
—Ça fait quelque chose de se trouver sous le même toit que les grands de la terre.
La reine Lampion reparut au haut de l'escalier. L'écarlate de sa joue passait au violet.
Ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle commanda:
—Du punch en haut et en bas, allume Polyte!
Polyte était le garçon de confiance qui tirait les numéros à la poule.
—Bravo! cria Similor dont l'enthousiasme n'eut point d'écho. Vive le punch!
Cocotte avait monté trois ou quatre marches de l'escalier à la rencontre de la grosse femme.
—Il y a du tabac? demanda-t-il.
—Oui, et prends garde d'éternuer! répliqua la reine Lampion d'un air rogue.
Piquepuce s'approcha pour demander à son tour:
—Combien sont-ils?
—Ils sont quatre.
—Les connais-tu?
—Ils ont le voile.
La reine Lampion ajouta tout à haut:
—Quatre verres pour le confessionnal, Polyte!
L'aspect général de l'estaminet avait entièrement changé: hommes et femmes semblaient pris d'une anxiété pareille, et l'on entendait dans les groupes ces mots qui couraient:
—Quatre voiles à la fois! à quelle diable de besogne va-t-on nous envoyer cette nuit?
Similor seul avait pris une pose de matamore pour dire à sa voisine:
—Le punch est la boisson que je préfère, bien chaud et pas trop baptisé. Si l'occasion est venue d'affronter les bourgeois ou la force armée, vous pourrez voir le caractère de celui qui se propose de vous fréquenter, et dont rien n'est capable d'étonner son courage ni son amour!
La reine Lampion n'avait pas regagné son comptoir; elle s'était assise sur la dernière marche de l'escalier pour attendre Polyte, qui lui remit en main le plateau supportant le bol et les quatre verres.
Elle prit le tout et remonta. Quand elle revint pour la seconde fois, on trinquait déjà autour de deux énormes bassins qui flambaient.
Elle fit signe à Polyte. Le garçon vint à elle et lui dit:
—Il n'y a d'étranger que l'oiseau, là-bas, avec son chapeau gris; c'est M. Piquepuce qui l'a amené.
Similor, en proie à l'exaltation du zèle, levait justement son verre et s'écriait:
—À la santé de mes supérieurs! pour leur être agréable, je marcherais jusqu'à la mort!
La manchotte de ses rêves lui répondit:
—C'est permis d'être bêtasse, mais pas tant que ça, à moins que vous ne soyez ici de la part du gouvernement.
La reine Lampion, à cet instant, se replongeait tout au fond de son trône avec un grognement voluptueux et tendait son grand verre à Polyte, qui l'emplissait jusqu'au bord.
—On va éteindre et fermer, dit-elle; tout un chacun aura la bonté de rester jusqu'à ce qu'on lui donne la clef des champs. Il fait jour!
—Vive la ligne! s'écria Similor, les ténèbres sont favorables à la sensibilité, je vais taquiner les dames!
Il en aurait dit plus long, sans le poing de Cocotte qui, d'un seul coup, lui enfonça son chapeau gris jusqu'au menton.
Quand il parvint à se débarrasser de son couvre-chef, bandeau et bâillon à la fois, la scène avait encore changé, Polyte achevait de barrer la devanture, le gaz était éteint partout; la flamme du punch seule éclairait de ses lueurs livides toutes ces faces de bandits, anxieuses et sombres.
XVIII
Les conjurés
À l'étage supérieur, autour d'un autre bol de punch, les quatre voiles, comme la reine Lampion les appelait, étaient réunis.
Chacun d'eux avait encore devant soi, sur la table, le carré de soie noire qui naguère couvrait son visage.
Les verres étaient remplis, mais nul n'y avait encore porté les lèvres.
Ils étaient tous les quatre de notre vieille connaissance et nous les nommerons par rang d'âge; M. de Saint-Louis, le médecin Samuel, le docteur en droit Portai-Girard et M. Lecoq dans son costume de Toulonnais-l'Amitié.
Le confessionnal était exactement tel que nous le vîmes, le soir où fut réglée la lugubre comédie qui se termina par l'assassinat de Hans Spiegel dans son garni de la rue de l'Oratoire, et par l'arrestation de Maurice Pagès à l'hôtel d'Ornans.
Au moment où nous entrons, nos quatre compagnons avaient dû causer déjà de leurs affaires, car la discussion était fort animée.
La présidence semblait appartenir au prince, mais Portai-Girard tenait le haut bout comme orateur, et M. Lecoq, contre son habitude, affectait une sorte de modération indifférente.
Le Dr Samuel, encore plus calme, se bornait à juger les coups.
La parole était à Lecoq, qui disait en haussant les épaules:
—Que voulez-vous, c'est peut-être la superstition, mais voilà vingt ans que je regarde ce bonhomme-là dans le blanc des yeux: chaque matin je crois enfin le connaître, et chaque soir je m'aperçois que je ne suis pas seulement au milieu du rouleau.
—Quand les rouleaux sont trop longs, dit sèchement Portai-Girard, il y a moyen: on les coupe.
—Pour couper celui-là, murmura Lecoq, faites bien attention à ce que je vous dis, il faudra de fameux ciseaux.
—Combien de temps lui donnez-vous encore à vivre, Samuel? demanda le prince dans un but évident de conciliation.
—Je ne sais plus, répliqua le médecin, ces corps où il n'y a pas de sang et dont la chair s'est transformée en parchemin peuvent végéter des mois et des années.
—S'il dure seulement deux semaines, s'écria le docteur en droit, dont le poing fermé frappa la table avec violence, nous sommes tordus, mes camarades! Cette affaire du petit lieutenant est mauvaise, mal prise, absurdement conduite...
—Ta, ta, ta! fit Lecoq, ce qui était vraiment dangereux, c'était l'histoire de Remy d'Arx. Ne soyons pas injustes non plus, le père a débrouillé cet écheveau-là comme un ange et nous lui devons une belle chandelle.
—Ma parole, fit Portai-Girard, c'est curieux comme il vous tient, ce vieux coquin-là! toutes ses vessies vous les prenez pour des lanternes! Remy d'Arx est fini, c'est vrai, mais il reste une queue à cette affaire-là. Notre ami Samuel est un savant praticien qui mérite toute notre confiance, et cependant le Remy d'Arx, après avoir été déclaré mort par notre ami Samuel, a encore vécu deux fois vingt-quatre heures.
—Entendons-nous! riposta le médecin; son agonie a duré deux jours, c'est vrai, mais il n'a recouvré ni le mouvement ni la parole.
—Qu'en savez-vous? êtes-vous resté près de son lit? la justice n'a rien pu obtenir, voilà tout ce que vous pouvez affirmer. Mais il y avait à son chevet un vieux serviteur...
—Parbleu! si le bonhomme Germain vous gêne..., interrompit Lecoq.
Il n'acheva pas, mais son geste fut suffisamment expressif. Le docteur en droit fixa sur lui son regard clair et tout brillant d'intelligence.
—Voilà ce que vous appelez débrouiller un écheveau, mon bon, c'est mettre à la place d'un écheveau brouillé, deux, trois, quatre écheveaux. Comptons sur nos doigts, car les pires sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre, et je m'étonne beaucoup, mais beaucoup, que vous ayez besoin de tant d'arguments pour vous rendre à l'évidence:
«À la place de l'écheveau qui s'appelait Remy d'Arx, nous avons Valentine de Villanove, ou plutôt Valentine d'Arx, car mieux que personne vous savez qu'elle est véritablement la sœur du mort; nous avons Maurice Pagès, et il y a cent à parier contre un que ces deux-là connaissent notre secret.
«Nous avons, en outre, Mme veuve Samayoux, qui connaîtra notre secret demain si on ne le lui a pas dit aujourd'hui.
«Nous avons enfin le vieux Germain, dont vous parlez fort à votre aise et que vous m'engagez à supprimer, s'il me gêne.
«Ce n'est pas moi qu'il gêne, mon bon, c'est vous, c'est nous, c'est l'association tout entière. À force de jouer au fin, cet esprit, qui était véritablement fort autrefois, et lucide, et plein de ressources, je n'ai pas l'intention de le rabaisser, en est arrivé à des subtilités enfantines, à des complications séniles. Il s'amuse, ce vieux diable, avec le crime, comme un calculateur hors d'âge se donne encore la migraine à tourmenter les jeux de casse-tête. La ligne droite lui déplaît; il fait mille tours et mille détours futiles, sous prétexte de cacher la piste de ses pas, sans comprendre que chaque tour et chaque détour produit une piste nouvelle.
«Écoutez un apologue: J'avais un oncle qui était voiturier dans le Quercy, un pays terrible pour les essieux.
«Mon oncle avait commandé un essieu très longtemps, malgré les roches et les ornières; mais un beau jour, son valet lui dit: «L'essieu! s'en va, il faudrait le changer.»
«Mon oncle se fâcha. Un si bon essieu! qui avait résisté à tant de cahots! Je crois même que mon oncle renvoya son valet.
«Mais un beau jour, l'essieu, qui avait trop servi, se rompit et mon oncle eut les reins brisés.
«Vous pouvez me renvoyer si vous voulez, comme le valet de mon oncle, mais je vous dis que votre colonel, fût-il en acier fondu, a servi de trop et qu'il est temps de le remplacer.
—Par qui? demanda Lecoq.
Il regarda tour à tour ses trois compagnons, qui détournèrent les yeux.
—Si c'est par moi, reprit-il avec la rondeur effrontée qu'il affectait en certaines occasions, je veux bien; si c'est par l'un de vous, je demande le temps de la réflexion.
Le premier qui releva les yeux sur lui fut Portai-Girard.
—L'Amitié, dit-il, mon brave, réfléchis d'abord sur ceci: tu n'es pas en force contre nous.
—Ah! ah! fit Lecoq, vous m'avez donc appelé à donner mon avis quand vous étiez décidés d'avance?
—Pour ce qui me regarde, oui, répliqua Portai-Girard; tu vois que je te parle franchement. Pour ce qui regarde nos amis, interroge-les et ils te répondront.
—À vous, sire, dit Lecoq sans rien perdre de sa bonne humeur ironique, je serai heureux de connaître à fond l'opinion de votre majesté.
—Il y a du bon dans ce qu'a dit Portai-Girard, repartit M. de Saint-Louis, le colonel cherche beaucoup la petite bête, et je penche à croire que la parabole de l'essieu vient à point, mais ce n'est pas cela qui me détermine.
—Ah! ah! fit encore Lecoq, alors vous êtes déterminé?
—À peu près, et voici pourquoi. Le Père a plus d'esprit dans son petit doigt que nous dans toutes nos personnes, mais enfin nous ne sommes pas des cruches non plus, et s'il nous espionne depuis le matin jusqu'au soir, avec un soin qui fait son éloge, nous avons bien le droit aussi de regarder un petit peu, de temps en temps, par le trou de la serrure. J'ai regardé ou j'ai fait regarder, cela importe peu, et j'ai acquis la conviction que la dernière marotte de notre bien-aimé maître, qui a promis à chacun de nous en particulier sa succession entière, plutôt dix fois qu'une...
—Pas mal, pas mal! interrompit Lecoq en souriant, le prince est plus observateur que je ne le croyais.
—Voyons! fit Samuel, cette misérable comédie de son héritage n'est-elle pas une preuve manifeste de décadence?
—Vous en êtes donc aussi, docteur? demanda Lecoq visiblement ébranlé.
—Nous en sommes tous! s'écria Portai-Girard; nous avons assez de ce bric-à-brac! Si ce n'était qu'un vieux coquin, à la bonne heure! mais c'est un vieil idiot. Nous voulons un autre essieu.
—Bigre! bigre! murmura Lecoq, les choses me paraissent fort avancées. Seulement le prince ne nous a pas dit ce qu'il a vu par la serrure de notre vénéré père.
—J'ai vu, répondit M. de Saint-Louis, que notre vénéré père, soit qu'il compte vivre éternellement, soit qu'il s'abonne à mourir comme tout le monde, veut emporter avec lui le trésor des Habits Noirs, que j'évalue à plus de vingt millions, en nous laissant nus comme des petits saints Jean, en face de la justice charitablement avertie.
—Il doit y avoir en effet plus de vingt millions, dit Samuel.
—Pourquoi pas un milliard, pendant que nous y sommes? grommela Lecoq.
Le docteur en droit fit un geste de colère, mais M. de Saint-Louis prit la parole tranquillement et dit:
—Toulonnais, mon vieux, tu es le plus ancien dans la maison et nous aurions voulu t'avoir avec nous. Tu peux bien remarquer qu'on ne s'est embarrassé ici ni de Corona, ni de l'abbé, ni de la comtesse de Clare. Toi seul as été convoqué. Mais il ne faudrait pas te mettre en tête que tu es un homme nécessaire: nous nous passerons de toi parfaitement. Voilà trois semaines que nous travaillons l'association comme on brasse de la pâte; nous nous sommes mis en rapport avec ceux du second degré, et nous tenons les simples dans notre main.
—Pas possible! gronda Lecoq, alors ça brûle?
—Tu peux en juger: il fait jour en bas, cette nuit; est-ce toi qui as battu le rappel?
—Non... Mais êtes-vous bien sûrs que le Père n'a pas entendu le tambour?
Personne ne répondit, et il y eut comme un malaise parmi les membres du conseil, tout à l'heure si résolus.
Lecoq avait une figure à peindre. On eut dit d'un inventeur qui, au moment de prendre son brevet, trouve son concurrent arrivé avant lui au ministère.
—La première fois que j'ai eu cette idée-là, prononça-t-il enfin à voix basse, j'entends l'idée que vous avez, il n'était pas encore question de vous, mes braves, et cette idée-là, d'autres l'avaient eue avant moi. On rit quand on parle de la corde de pendu que le bonhomme a dans sa poche; on rit quand on dit que le bonhomme est le diable, moi tout comme les autres, mais à l'exception de moi, qui n'ai jamais dit mon secret à personne, tous ceux qui ont eu cette idée-là sont morts!
—Bah! fit Portai-Girard, ceux qui sont morts s'étaient attaqués à un homme plein de force, et il n'y a plus qu'un agonisant en face de nous.
—Alors, pourquoi ne pas attendre?
—Parce qu'il mourra comme il a vécu, et que sa dernière plaisanterie sera de faire sauter l'association comme une poudrière.
Lecoq avait pris un air sérieux et ses sourcils étaient froncés profondément.
—S'il a eu cette fantaisie-là, dit-il, et je l'en crois bien capable, l'association sautera, j'en réponds. Il ne reste pas grand-chose de lui, j'en conviens, mais tant qu'il y aura de lui un petit morceau gros comme le doigt, prenez garde!...
Vous souriez? les autres souriaient aussi... ceux qui sont morts.
Si j'étais avec vous contre lui, ce serait une curieuse bataille, car je sais peut-être où est le défaut de sa cuirasse; si je suis avec lui contre vous, ou seulement neutre, je ne donne pas deux sous de votre peau. Nos intérêts sont communs, voilà le vrai; ne nous fâchons donc pas, si c'est possible, et discutons amicalement.
Le vrai, c'est encore qu'il y a beaucoup d'argent, non point en caisse, mais dans quelque trou; dix millions, vingt millions, trente millions; je n'en sais pas le compte.
Le vrai, c'est enfin que le Père a pu avoir l'intention d'enterrer le trésor et l'association du même coup. Il est de ceux qui disent:
«Après moi, la fin du monde!»
—Vous avouez cela et vous hésitez! s'écria Portai-Girard.
—J'hésite parce que je ne sais pas.
—Nous savons, nous...
—Alors parlez au lieu de menacer, parlez, je vous écoute. Portai-Girard et le prince regardèrent Samuel, qui dit avec une répugnance visible:
—Entre gens comme nous, il n'y a pas d'écrit possible. À quoi servent les pactes, quand même ils sont signés avec du sang? Je ne connais pas le moyen de lier l'Amitié, et si l'Amitié ne joue pas franc jeu, nous sommes perdus!
Lecoq se mit à rire et lui tendit la main au travers de la table.
—Toi, docteur, dit-il, tu commences à comprendre le néant des pilules, comme nos braves amis reconnaissent l'inutilité du couteau.... vis-à-vis de certains gaillards, bien entendu, car le commun des mortels restera toujours vulnérable. Je joue franc jeu, puisque je discute. N'aurais-je pas pu, dès le premier coup, vous dire: «Tope! je suis avec vous»? Je joue franc jeu, puisque j'ajoute: Ne comptez pas trop, mes bons frères, sur le troupeau qui s'abreuve de punch en bas, car ni vous ni moi nous ne savons pour qui il fait jour en ce moment sous nos pieds.
Son talon frappa le carreau, et comme si c'eût été un signal, une sourde clameur monta de l'étage inférieur.
XIX
Le scapulaire, le secret, le trésor
Tous les verres restaient pleins, excepté celui de Lecoq, qu'il avait déjà vidé trois fois. Au début de la réunion, ses compagnons croyaient le tenir sur la sellette; mais les choses avaient tourné au cours de l'entretien, et maintenant Lecoq était le seul qui ne montrât ni embarras ni défiance.
—Chacun est ici pour soi, dit-il en remplissant pour la quatrième fois son verre; en nous pilant dans un mortier, le docteur, qui est pourtant un habile chimiste, ne trouverait pas un atome de préjugé. On nous appelle des coquins, je connais assez mon Paris pour savoir que les dix-neuf vingtièmes de ceux qui s'intitulent honnêtes gens sont exactement dans la même position que nous.
«Je ne cache pas que j'avais une frayeur; l'homme est un animal vaniteux et ambitieux, je me disais: Ce vieux farceur de colonel a glissé à l'oreille de Portai-Girard: «Tu seras mon successeur»; à l'oreille de M. de Saint-Louis aussi, à l'oreille de ce bon Samuel de même; si cette idée a germé dans leur cervelle, comme elle aurait pu germer dans la mienne, le gâchis est complet, et notre vénérable papa n'aura qu'à nous enfermer ensemble pour que nous nous entredévorions.
«Or, nous étions ici enfermés ensemble et j'ai cru que la dînette allait commencer, mais pas du tout! au lieu d'enfants gourmands, je trouve des gens raisonnables.
«À ma question nettement posée: Qui sera le maître, on m'a nettement répondu: Il n'y aura plus de maître.
«À cette autre demande: Que deviendra l'association? Réponse: Nous nous en moquons comme du roi de Prusse! L'association était destinée à gagner de l'argent, il y a de l'argent, nous nous partageons le magot entre quatre, et puis nous nous souhaitons mutuellement bonne chance. Est-ce bien cela?
—C'est bien cela, répondirent en même temps les trois autres associés.
—Mes braves amis, reprit Lecoq, car nous sommes véritablement des amis, depuis cinq minutes, le magot est assez lourd pour contenter l'appétit de chacun de nous, et le monde est assez vaste pour que nous y puissions trouver un endroit où nos anciens camarades ne viendront point nous chercher. Parlons donc sérieusement, désormais, et mettons de côté les petites découvertes que chacun de vous a cru faire. Le colonel laisse traîner comme cela des mystères mignons pour éveiller la curiosité de ceux qui l'entourent; mais moi je suis de sa maison, il y a vingt ans que je suis de sa maison. Vous connaissez le proverbe qui dit: «Il n'est point de grand homme pour son valet de chambre»? Le proverbe a menti cette fois; j'ai été le valet, puis le secrétaire du colonel Bozzo-Corona, et je déclare que c'est un grand homme, un très grand homme, un plus grand homme que les grands hommes qui découvrent par hasard l'imprimerie, l'Amérique ou la vapeur: il a trouvé par le calcul des probabilités un truc qui garantit le meurtre et le vol contre les chances du châtiment, il a inventé l'assurance en cas de scélératesse.
—Nous savons tous cela, murmura Portai-Girard avec impatience.
—Savez-vous aussi le secret des Habits Noirs? demanda Lecoq, dont les lèvres se relevèrent en un sourire ironique.
Tous les regards exprimèrent une avide curiosité.
—Non, n'est-ce pas? poursuivit Lecoq. Le colonel Bozzo n'avait pas seulement à défendre son œuvre contre les chiens myopes et enrhumés du cerveau que nos gouvernements paient très cher sous le nom de justice, de police, etc., il avait à défendre son œuvre contre ses propres ouvriers. L'univers a bien vieilli depuis quatre mille ans, mais l'homme est resté enfant, et les solennelles momeries qui étaient le fond des mystères de l'antiquité se sont perpétuées à travers les âges, de telle sorte que les mauvais plaisants du sanctuaire d'Eleusis et des temples d'Isis ont eu des héritiers directs au fond des forteresses où radotaient les francs juges d'Allemagne, comme dans les cavernes où les Camorre de l'Italie du Sud bourraient leurs trabuccos en aiguisant leurs poignards. Le colonel n'est pas encore assez vieux pour avoir fréquenté les saintes Wehme, mais il a commandé en chef des bandes calabraises à la fin du siècle dernier, et l'Europe entière l'a connu sous le nom de Fra Diavolo.
—Fra Diavolo! répétèrent avec le même accent d'incrédulité les trois maîtres. Quel conte!
—On dit cela, poursuivit Lecoq froidement, moi je ne connais que le Fra Diavolo de l'Opéra-Comique, et les biographies prétendent que ce célèbre chef des Camorre fut exécuté à Naples, en 1799; mais en Corse, où j'ai passé ma jeunesse, il y avait de vieux bandits qui frottaient encore leur chapelet contre la manche du colonel, quand ils voulaient avoir une amulette bénie par le démon, et ils l'appelaient entre eux Michel Pozza, qui est le nom historique de Fra Diavolo.
Quoi qu'il en soit, il apporta parmi les Habits Noirs le secret, le grand secret des prêtres égyptiens, des hiérophantes, des druides, des francs-chevaliers et des libres-soldats de l'Apennin.
Ce fut pendant de longues années son prestige qui dure encore. Il était le seul à connaître le secret gravé à l'intérieur des deux médaillons qui forment le scapulaire des maîtres de la Merci.
Je l'ai eu entre les mains, le scapulaire de la Merci. Je suis curieux, je l'ai ouvert, et je connais le secret. Je ne demande pas mieux que de vous le dire.
C'est un mot, un seul mot, répété en une très grande quantité de langues dont la plupart me sont inconnues, et quand mes yeux tombèrent sur les lettres hébraïques qui commençaient la série, je crus qu'elles exprimaient le nom de Dieu.
Cependant les lettres arabes qui suivaient ne disaient point Allah; je me souviens des caractères grecs disposés ainsi: ouôev; le latin que je compris déjà disait nihil; puis venait l'allemand nichts; l'anglais nothing, l'italien niente, l'espagnol nada, et pour vous épargner les autres langues, le français rien!
—Et c'est là le secret des Habits Noirs! s'écria M. de Saint-Louis.
—Néant est le contraire de Dieu, murmura Samuel; je ne déteste pas cette idée-là, mais elle ne nous rapportera pas grand-chose!
—Je le pensai ainsi, répliqua M. Lecoq, puisque je remis fidèlement le scapulaire à sa place; mais n'ayant plus de secret à chercher, tout mon flair se reporta sur le trésor. Ici je vais vous intéresser davantage: le trésor n'est pas, comme vous l'avez cru, un amas d'or et d'argent déposé ici ou là, et probablement, selon mon opinion première, dans les caves du couvent de Sartène, où le maître fait son pèlerinage une fois l'an; le trésor est dans une petite cassette que chacun de vous pourrait porter sous son bras.
—Ce sont des diamants! dit Samuel, dont les yeux brillèrent.
—Non, répliqua Lecoq.
—Ce sont des titres de dépôt? demanda Portai-Girard.
—Non, répliqua encore Lecoq.
—Un pareil coffret, objecta M. de Saint-Louis, ne peut pourtant contenir une bien grosse somme en billets de banque.
—Le Royal-Exchange d'Angleterre, repartit Lecoq, a des bank-notes depuis cinq livres jusqu'à un million sterling. On en connaît trois de cette somme, et feu le prince de Galles, qui possédait, dit-on, un exemplaire de cette glorieuse estampe, pouvait emporter avec lui vingt-cinq millions de francs dans le tuyau de plume qui lui servait de cure-dent.
—Ces Anglais! dit Portai-Girard, quel grand peuple!
—Je ne pense pas, poursuivit Lecoq, que notre cassette, car elle est bien à nous, contienne des billets de banque de vingt-cinq millions, mais je sais qu'elle renferme des valeurs anglaises pour une somme énorme. À supposer même que le Père ait fait plusieurs parts du trésor, ce qui est assez dans son caractère, tous les œufs d'un finaud tel que lui ne pouvant pas être mis dans le même panier, c'est encore ici que doit être le bon tas. Je vais vous en dire la raison. J'ai cru longtemps que le colonel était au-dessus de la nature humaine par ce seul fait qu'il n'avait point en lui cette chose agréable mais compromettante qu'on appelle un cœur.
—Il n'en a pas! s'écria Samuel.
—Il n'en a jamais eu! appuyèrent les deux autres.
—Vous vous trompez, nul n'est parfait ici-bas. Depuis près de cent ans, notre vénéré maître a trahi tous ses amis, dévalisé toutes ses connaissances, et envoyé dans un monde meilleur la plupart de ceux qui l'ont servi; mais il y a néanmoins, dans un petit coin de son antique carcasse, un objet quelconque qui lui tient lieu de cœur. Je l'ai vu pleurer une fois qu'il se croyait seul, pleurer de vraies larmes au chevet d'une enfant que les médecins avaient condamnée.
—Fanchette, parbleu! fit le docteur en droit, qui haussa les épaules; il aime sa Fanchette comme ma portière caresse son chat!
—Et il l'a donnée au plus lâche coquin de la bande! ajouta Samuel.
—C'est elle qui le voulut, repartit Lecoq. En ce temps, le comte Corona était beau comme un astre, et il chantait le rôle d'Almaviva dans Le Barbier avec une voix qui valait cent mille écus de rente. Mais ne nous égarons pas dans les détails. Que le père aime sa Fanchette comme une perruche ou comme un bichon, peu importe, le fait est qu'il l'aime et qu'il lui a préparé un splendide avenir. Moi, qu'il n'aime pas, mais dont il a besoin sans cesse, je suis un peu l'esprit familier de sa maison; il hésite à m'étrangler, parce que je le tiens comme une habitude, et il en est venu à ne pas faire plus attention à moi qu'aux meubles de son hôtel. J'ai en outre quelques petites intelligences dans la place, et la femme de chambre de ma belle ennemie, la comtesse Corona, me fait son rapport quotidien.
Voici ce que j'ai appris avant-hier. La veille, vers huit heures du soir, le Père avait eu une crise terrible. Son médecin, appelé en toute hâte...
—Comment! son médecin? interrompit Samuel.
—Ah ça, bonhomme, répliqua Lecoq, as-tu jamais cru que le Père avalait tes drogues?
—Je l'ai toujours soigné en toute honnêteté, répondit sérieusement Samuel.
—Mais tu as toujours nourri l'espoir que, dans un cas pressant, il te suffirait d'une bonne potion pour en finir, et tu as fait partager ton espoir aux autres: il faut rayer cela de tes papiers.
Je continue. Le médecin a eu toutes les peines du monde à dominer la crise, et je crois qu'il a conseillé à son malade de mettre ordre à ses affaires.
Quand le médecin a été parti, on a renvoyé tout le monde, et le Père est resté seul avec Fanchette.
Vous savez qu'elle couche, depuis quelque temps, dans le grand cabinet voisin de la chambre du colonel.
Vous ne tenez pas absolument, n'est-ce pas, à savoir par quelle fente de boiserie ou par quel trou de serrure j'ai surpris ce qui va suivre? L'important, c'est que je l'aie surpris et que j'en garantisse l'exacte vérité.
XX
Le roman du colonel
Lecoq avala son cinquième verre de punch et reprit:
—L'idée que vous avez d'ouvrir la succession de notre bien-aimé maître, je l'avais avant vous, mes chers collègues. Je ne vous accuse pas de me l'avoir volée, les beaux esprits se rencontrent, voilà tout!
Le Père est bien éloigné d'avoir baissé autant que vous le croyez; mais il y a en lui de l'enfant, c'est certain, comme chez tous les hommes de génie.
Il a toujours été enfant, cherchant le roman dans ses combinaisons les plus sérieuses, et j'ajoute que ses combinaisons ont presque toujours réussi par leur côté enfantin.
C'est la loi du succès. Les imaginations trop ingénieuses sont comme les livres trop bien faits: elles ne réussissent pas.
Le dernier roman du Père-à-tous, ou plutôt sa dernière affaire, pour parler son langage, a dû être l'objet de tous ses soins. Il y avait en lui deux mobiles également passionnés: l'envie d'assurer à sa Fanchette un brillant, un paisible avenir, et le besoin de nous jouer un tour suprême.
C'était arrangé depuis des mois, depuis des années peut-être.
Donc, il y a trois jours, le colonel fit asseoir la comtesse Corona auprès de son lit et lui traça, comme on raconte une anecdote, le tableau de son existence future.
Il existe à la Nouvelle-Orléans une famille, française d'origine, qui occupe une position énorme; le fils aîné de cette maison faisait, l'an dernier, son tour d'Europe. Le colonel Bozzo et sa petite fille Francesca Corona passaient à Rome le mois le plus rude de l'hiver. Le colonel a des précautions à garder en Italie, non seulement par suite de son passé, mais encore à cause de certains hauts faits, plus modernes, accomplis par le comte Corona, son gendre. Sous prétexte d'incognito, il était à Rome M. le marquis de Saint-Pierre, et Fanchette était Mlle de Saint-Pierre.
L'Américain la vit et en devint éperdument amoureux. Fanchette a le cœur sensible, elle allait voguer à pleines voiles sur le fleuve de Tendre, lorsque le Maître, qui avait son dessein, l'arrêta net et l'enleva pour la ramener en France.
Avant de partir néanmoins, il avait eu, lui, le colonel, une conférence avec le jeune Américain, qui s'était déclaré et avait demandé la main de Mlle de Saint-Pierre.
Depuis lors, le colonel et lui sont en correspondance. C'est un mariage arrêté entre les deux familles.
—Du vivant de Corona? demanda Samuel.
—Sous la main du Père, répondit Lecoq, Corona est comme nous tous un brin de paille qu'on peut briser au premier caprice.
Ce que je viens de vous dire est de l'histoire; passons au roman.
Dans le petit poème récité à Fanchette, il y a trois jours, Corona était mort d'une fièvre cérébrale ou d'une fluxion de poitrine.
Le colonel n'a même pas pris la peine de choisir la maladie qui tuera ce comparse.
Faites comme le colonel, supposez que Fanchette est veuve, puisqu'elle le sera quand le colonel voudra.
Il y a une dame anglaise, toute prête, convenable au plus haut point, joli nom, possédant les façons du meilleur monde et qui conduirait Fanchette à la Nouvelle-Orléans avec tous les papiers constatant l'état civil de Mlle de Saint-Pierre, y compris l'acte de décès de son vénérable aïeul.
Le reste va de soi: le mariage fait, voile impénétrable jeté sur le passé, existence princière au sein d'une des plus riches et des plus honorables familles du monde entier.
Avez-vous quelque chose à dire contre cette combinaison?
Quand le Père eut achevé de raconter cette anecdote, que j'appellerai préventive, il remit entre les mains de la comtesse le fameux coffret et lui ordonna de le serrer dans sa chambre.
—Et cet ange de Fanchette accepta? demandèrent à la fois les trois Habits Noirs.
—Le rôle virginal de Mlle de Saint-Pierre? je n'en sais rien, répondit Lecoq, mais le coffret, assurément oui. Et c'est là, veuillez le remarquer, le seul côté de la question qui nous intéresse. Vous savez désormais où trouver le trésor de la Merci, qui est notre patrimoine. Laissons à l'écart tout le reste, et délibérons sur la question de savoir comment nous nous emparerons du trésor de la Merci.
Le docteur en droit se frotta les mains et dit:
—Pour la première fois, depuis bien longtemps, nous voilà en face d'une opération nette et claire. L'Amitié vient de nous rendre un grand service, je propose qu'il ait sa part, plus une prime.
—Accordé! firent les deux autres. L'Amitié salua.
—J'accepte la prime, dit-il, mais ce que je voudrais surtout, c'est ma part. Ne vendons pas trop vite la peau de l'ours; l'affaire est nette et claire, c'est vrai, mais elle n'est pas encore dans le sac. Cette fois, songez-y bien, il ne faut rien laisser derrière nous.
—C'est un compte à établir, dit tranquillement M. de Saint-Louis; du moment que nous ne nous embarrasserons plus dans les subtilités dont abusait le Maître, on verra ce qu'il faut et on taillera dans le vif. Le lieutenant mourra en prison, Valentine mourra dans son lit, et cette maman Léo, comme on l'appelle, au coin d'une borne.
—Restent nos quatre associés, dit Samuel.
—Chacun de nous se chargera de l'un d'eux, répliqua le docteur en droit. Je prends Corona, choisissez les vôtres.
—Et Fanchette? demanda Lecoq.
—Je prends Fanchette par-dessus le marché! dit Portai-Girard en proie à une fiévreuse exaltation. C'est un dernier coup de collier à donner, après quoi nous sommes riches, puissants... et honnêtes!
—Et le colonel? demanda encore Lecoq, qui baissa la voix malgré lui.
Personne ne répondit.
Aucun bruit ne montait plus de l'étage inférieur.
Au milieu du silence, qui avait quelque chose de solennel, on put entendre trois petits coups frappés avec précaution, mais distinctement, à la double porte qui défendait l'entrée du cabinet dit confessionnal.
Les quatre conjurés se regardèrent; ils étaient pâles et des gouttes de sueur perlaient à leurs fronts.
Portai-Girard dit le premier:
—C'est un maître!
On frappa encore, et cette fois d'une façon plus distincte.
Involontairement, M. de Saint-Louis, Samuel et le docteur en droit se mirent debout.
Lecoq seul resta assis et rectifia de cette sorte la dernière parole de Portai-Girard.
—Ce n'est pas un maître, dit-il d'une voix basse mais ferme: c'est le Maître!
—N'ouvrons pas! opina Samuel.
M. de Saint-Louis et le docteur en droit répétèrent:
—N'ouvrons pas!
Mais Lecoq, se levant à son tour, fit un pas vers la porte et dit:
—Tous ceux qui sont en bas appartiennent au Père avant de nous appartenir. Nous sommes pris au piège, mes camarades; si le Maître a un doute, aucun de nous ne sortira d'ici!
Pour la troisième fois on frappa à la porte extérieure avec une certaine impatience. Les trois Habits Noirs retombèrent sur leurs sièges.
—Vous avez donc bien peur de lui? demanda Lecoq en se redressant. Vous avez raison, et moi aussi, j'ai peur. Mais nous nous demandions tout à l'heure: «Qui se chargera de lui?» Nous sommes quatre et il est seul; il est mourant, nous sommes forts... allons, souriez mes frères, si vous pouvez; l'occasion est belle, il s'agit de bien jouer notre jeu!
XXI
Où il est parlé pour la première fois de la noce
Les trois Habits Noirs ne prenaient point la peine de cacher leur trouble et les regards qu'ils échangeaient témoignaient de leur profonde indécision.
Pendant que Lecoq ouvrait la première porte, Samuel dit à voix basse:
—Lecoq doit être de son bord.
—Non, répondit Portai, car Lecoq vient de trahir un trop gros secret.
—Lecoq a-t-il dit la vérité? murmura M. de Saint-Louis.
La main de Portai-Girard s'était glissée sous le revers de sa redingote.
—À vous deux, murmura-t-il rapidement, tenez l'Amitié, mais tenez ferme! et nous allons voir un peu à jouer le jeu qu'il conseille.
—Hé bien! hé bien! disait cependant au-dehors la voix frêle et flûtée du colonel Bozzo, vous me laissez prendre froid et je suis capable d'y gagner la coqueluche.
—C'est donc bien vous, papa? repartit Lecoq; du diable si on avait l'idée de vous attendre! il est plus de minuit, et vous vous couchez toujours avec les poules.
—Je suis allé te chercher chez toi, dit le vieillard, au moment où la seconde porte tournait sur ses gonds, mais j'ai trouvé nez de bois, et comme j'avais besoin de causer affaires, je suis venu te relancer jusqu'ici.
Lecoq s'effaça pour livrer passage. Ce fut en vérité un spectre qui entra: quelque chose de si tremblant et de si cassé qu'on eût dit le squelette même de la caducité, grelottant sous les plis à demi vides de la douillette ouatée.
Cela faisait pitié, mais c'était drôle à cause des efforts qu'essayait le spectre pour paraître ingambe et guilleret.
Mais cela était terrible aussi, car Portai-Girard baissa les yeux en serrant le manche de son couteau.
Il y avait au milieu de ce visage hâve et couleur de terre deux prunelles qui roulaient étrangement, laissant sourdre par intervalles des rayons verts comme ceux qui passent entre les paupières demi-closes des chats.
D'un seul regard, le fantôme avait vu et traduit le geste du docteur en droit. À cette sorte d'escrime, il n'avait jamais trouvé son maître, et avant même d'avoir franchi le seuil, il dit:
—Cette grosse coquine de Lampion n'est donc pas encore montée, hé?
Ces mots, prononcés avec la mauvaise humeur d'un enfant maussade, étaient le résultat d'un calcul précis.
Ces mots lui sauvèrent la vie comme aurait pu faire la plus vigoureuse et la plus adroite de toutes les parades.
En effet, Portai-Girard, poussé par l'excès même de sa terreur, allait l'abattre d'un seul coup.
Au lieu de cela, il retira sa main vide et dit d'un air bourru:
—Salut, père! vous avez donc averti en bas?
Les deux autres se levèrent disant comme lui:
—Salut, père!
Le colonel eut son sourire de casse-noisette agréable, et entra appuyé sur l'épaule de Lecoq.
Vous eussiez cherché en vain sur ses traits l'ombre d'une inquiétude. Chez lui, tout restait toujours en dedans.
—Bonsoir, bonsoir; mes mignons bien-aimés, dit-il en leur adressant à chacun le même signe de caresse paternelle; j'ai eu ma grosse fièvre ce soir, cent dix pulsations, Samuel, ma chatte! Mais il ne faut pas s'écouter; si je restais tranquille, je m'engourdirais. Quand je suis arrivé en bas, l'estaminet était déjà fermé; j'ai fait toc-toc à la fenêtre de la cuisine, et Lampion a voulu m'ouvrir, mais je lui ai dit: «Bobonne, je crois que tu as du monde, quoiqu'on n'entende rien; je vais à l'entresol; monte-moi de la limonade à l'anis, car j'étrangle de soif...»
Il s'interrompit pour ajouter du ton le plus naturel:
—Timbre donc, l'Amitié, cette Lampion va me laisser étouffer.
Lecoq toucha le timbre, mais il pensa:
—Le vieux drôle nous a roulés encore une fois. Lampion n'était pas prévenue.
—Ah! mes pauvres bibis, soupira le colonel en se laissant tomber dans le siège que Samuel et le prince lui avancèrent, ne devenez jamais si vieux que moi! C'est honteux de mourir ainsi par petits morceaux! Je suis bien content de te voir, Portai; j'ai justement une contrariété de chicane qui m'a agacé les nerfs au moment où j'allais me mettre au lit, en quittant cette bonne marquise. Elle ne veut pas en démordre, vous savez? Elle ne consentira jamais à laisser partir les deux enfants sans qu'ils soient bel et bien mariés. La morale, la religion... enfin, vous comprenez, je lui ai promis tout ce qu'elle a voulu. On les mariera, et je vous invite à la noce. Mais chut! voici Lampion, nous allons recauser de tout cela.
La face rubiconde de la dame de comptoir parut, en effet, à la porte entrebâillée.
Elle ne vit rien, selon la coutume, sinon cinq voiles noirs sur autant de visages.
—On a appelé? dit-elle.
—Ne m'apportes-tu pas ma limonade à l'anis? demanda le colonel, qui souriait narquoisement.
La grosse femme répéta d'un air idiot:
—Votre limonade à l'anis?
—Sac à l'absinthe! s'écria le colonel, feignant une colère soudaine, je te mettrai à pied, tu bois trop, l'eau-de-vie te sort par les yeux! Va-t'en, je ne veux rien de toi, je n'ai plus soif. Que personne ne bouge en bas! Il fait jour, à nouvel ordre.
La grosse femme s'enfuit.
Il n'y avait personne désormais dans le Confessionnal pour ne point comprendre la ruse du vieillard, qui venait d'élever une muraille solide entre lui et toute tentative de violence.
Le colonel, du reste, ne se gêna pas pour triompher ouvertement. Il se frotta les mains en regardant Lecoq, qui lui adressa un sourire de flatterie.
Les trois autres, malgré leurs efforts, ne réussissaient point à dissimuler leur embarras.
—Eh bien! oui! eh bien! oui! reprit le colonel après un silence, vous avez deviné juste, mes trésors; j'ai eu un petit peu défiance de vous, dans le premier moment, parce qu'on serait très bien ici pour assassiner le vieux père. Certes, personne ne viendrait chercher au fond de ce bouge les quelques gouttes de sang refroidi qui se trouvent peut-être encore dans les veines du colonel Bozzo-Corona. J'ai eu tort d'avoir peur, je vous connais, vous me défendriez tous au péril de votre vie; mais je ne me repens pas du petit tour que je vous ai joué, parce que cela entretient la main. Il n'est jamais mauvais d'avoir peur quand la peur n'empêche pas de combattre.
Je disais donc, poursuivit-il en changeant de ton, que je comptais trouver l'Amitié tout seul et causer avec lui de notre situation, car les choses s'embrouillent, voyez-vous, mes chéris. Je ne me souviens plus très bien de l'histoire de ce Cadmus, roi de Thèbes, qui tua un dragon dont les dents piquées en terre produisaient d'autres monstres, comme les glands font pousser des chênes, mais il nous arrive quelque chose de semblable. Chaque fois que nous tuons un ennemi, trois ou quatre ennemis nouveaux surgissent; cela me donne du tintouin, je pense, je rêvasse, je me creuse la cervelle et ma pauvre santé s'en ressent.
Il avait courbé sa tête sur sa poitrine et ses pouces tournaient lentement.
—Et mes locataires qui s'en mêlent! s'écria-t-il tout à coup avec un vif sentiment de colère; tire-moi de là, Portai, si tu veux que nous restions bons amis. Tu vas me dire que ce sont des misères? Il n'y a pas de misères dans une maison bien tenue, et je suis sûr que cette histoire-là va me coûter encore dans les trois ou quatre cents francs.
Il parlait désormais d'un ton saccadé, avec une extrême volubilité. On pouvait voir que le sujet l'intéressait puissamment et qu'il ne jouait plus la comédie. Les regards curieux de ses compagnons étaient fixés sur lui.
—Y a-t-il une loi? continua-t-il en frappant contre le bras de son fauteuil sa main qui rendit un bruit sec; la loi est-elle la même pour tout le monde? et parce qu'on a le malheur d'avoir fait sa pelote, doit-on être à la merci du premier va-nu-pieds qui monte sur les toits pour crier contre les riches et contre les propriétaires? Voilà le fait: j'ai acheté la maison voisine de mon hôtel, et, entre parenthèses, je l'ai payée trop cher; mon notaire est un filou que nous réglerons un jour ou l'autre, il en vaut la peine. Au cinquième étage de cette maison, il y a un ménage d'employés, mauvaise engeance, toujours en retard pour leur loyer et en avance pour demander des réparations. Ce soir, à l'instant où j'allais me coucher, j'ai reçu une lettre de la femme, qui dépense au moins six mille francs pour sa toilette avec les cent louis d'appointements de son mari. Ah! le siècle va bien! et ceux qui sont jeunes en verront de drôles! Ce que je veux savoir, c'est si je suis forcé de remettre à neuf le fourneau que ces gens-là ont brûlé à force d'y cuisiner toute sorte de friandises.
—Le fourneau est-il d'attache? demanda le docteur en droit.
—Sangodémi! s'écria le colonel, jamais il ne répondrait oui ou non du premier coup! Il y a toujours des si, toujours des mais! La raison dit cependant que dans un logement de six cents francs, on ne doit pas faire pour mille écus de cuisine! Les fourneaux sont en rapport avec le taux de la location, quand le diable y serait! Mais laissons cela, tu me donnerais tort, et je veux avoir raison; je plaiderai, et j'ai bien assez d'aisance, n'est-ce pas, pour flanquer mon locataire sur la paille avec les frais de procédure! moi, d'abord, l'injustice me met hors des gonds.
Ses paupières baissées battirent, pendant qu'il faisait effort pour reprendre son calme. Autour de lui, personne ne parlait plus.
Il reprit en baissant la voix comme s'il avait eu honte de son émotion:
—Les personnes trop vieilles sont comme les enfants, elles s'imaginent toujours que leurs amis font attention à ce qui les intéresse.
Il eut un petit rire court et sec, puis il reprit d'un ton dégagé:
—Excusez-moi, bijoux, nous allons parler de vos propres affaires. Nous allons en parler pour la dernière fois, moi du moins, car aussitôt que je vous aurai tirés du guêpier où le diable vous a mis, je donnerai ma démission, cette fois, irrévocablement. N'essayez pas d'aller contre cela, ce serait inutile...
«Et d'ailleurs, ajouta-t-il avec mélancolie, mes heures sont comptées. Mes chéris, si je ne consulte plus notre bon Samuel, c'est que je n'ai plus besoin de lui pour connaître mon sort.
«Allons! vous voilà tout attristés! Mais soyez tranquilles: je laisserai derrière moi quelque chose qui vous consolera.
«L'arme invisible est une jolie machinette, et d'ailleurs nous n'avions pas le choix pour ce bon Remy d'Arx; les autres armes ne pouvaient rien contre lui; mais l'arme invisible comme tout ce qui est de ce monde a ses inconvénients et ses défauts: elle ne tue pas raide comme un coup de couteau piqué en plein cœur. Remy d'Arx a traîné deux jours, et c'est beaucoup trop. Ce qui s'est passé pendant ces deux jours, je crois le savoir, mais il se peut que j'ignore encore quelque chose.
«Voyons, trésors, voulez-vous être bien gentils, et m'obéir encore une fois aveuglément?
Il n'y eut qu'une seule voix pour répondre:
—Nous vous obéirons toujours aveuglément.
Les yeux vitreux du maître eurent cet éclat bizarre que nous avons déjà dépeint tant de fois.
—C'est une idée que j'ai, reprit-il, je la trouve charmante, mais il suffirait d'un faux mouvement, d'une maladresse grosse comme le doigt, pour me la gâter de fond en comble! C'est pourquoi je vous demande de rester complètement passifs. Je dis: complètement.
«Vous savez, avant de s'éteindre, on dit que les lampes jettent une flamme plus brillante. J'ai vraiment eu un grain de génie ce soir.
«Cela m'est venu par l'insistance même que cette bonne marquise mettait à exiger le mariage préalable de nos deux jeunes gens.
«Étant donné cette nécessité absolue où la connaissance qu'ils ont de notre secret nous place vis-à-vis d'eux, ma première idée de les faire disparaître dans une tentative d'évasion était simple comme bonjour.
«Mais voici qu'il y a maintenant sous jeu cette bonne femme, la veuve Samayoux, qui en sait plus long que je ne voudrais. Notre ami Lecoq n'a pas entendu, ce soir, tout ce qui s'est dit entre elle et Mlle de Villanove. Elle joue serré, la chère enfant! Prenons garde à elle.
«Il y a, en outre, le marchef qui a refusé tout net d'aller prendre le vert dans nos pâturages de Sartène.
«Il y a enfin un certain Germain, le vieux domestique de Remy d'Arx, qui ne l'a pas abandonné un seul instant pendant son agonie. Ah! mais cela fait bien du monde, dites donc?
«La noce aura lieu, mes mignons, elle aura lieu chez moi; la cérémonie religieuse, bien entendu, car je ne peux pas procurer aux deux fiancés la bénédiction de monsieur le maire... Commencez-vous à me comprendre?
Il s'était redressé dans son fauteuil, et sa respiration devenait haletante.
Le Dr Samuel fit un mouvement pour s'approcher de lui, mais il l'écarta du geste.
—Je me vois finir, dit-il, en se retenant des deux mains au bras de son fauteuil; je n'ai aucune illusion et je pourrais faire le compte exact des heures qui me restent, ce ne sera pas encore pour cette nuit. Je vous promets d'ailleurs de vous avertir; soyez tranquilles, je serai de la noce.
Il ajouta avec un sourire véritablement diabolique:
—Mme la marquise d'Ornans en sera aussi pour me remercier d'avoir accompli ma promesse; nous y inviterons également la veuve Samayoux, notre bon serviteur le marchef, et même le vieux Germain, domestique de Remy d'Arx..., et vous y viendrez vous-mêmes, mes enfants, pour voir votre maître expirant gagner sa dernière bataille!
XXII
Maman Léo entre en campagne
Il était environ deux heures de nuit quand ce prodigieux comédien, le colonel Bozzo-Corona, sortit sain et sauf du coupe-gorge où il s'était engagé avec une intrépidité si hasardeuse.
Certes, on ne peut pas dire qu'il réussissait à tromper ses compagnons, mais entre gens qui se livrent la bataille de la vie, il ne s'agit pas toujours de se tromper mutuellement; il est vrai de dire même que les cas où l'on parvient à tromper dans toute la rigueur du mot sont assez rares: les habiles dédaignent ce but, juché trop haut; toute leur ambition est d'imposer le rôle effronté qu'ils ont choisi à leurs amis comme à leurs ennemis.
Ne connaissons-nous pas, dans d'autres sphères et très loin des ténébreux ateliers où les Habits Noirs travaillent, nombre de probités avérées appartenant à d'illustres escrocs? quantité de vaillances dites notoires, mais masquant la colique des trembleurs émérites? et jusqu'à des talents même, ce qui semble impossible, des talents très adulés, très tapageurs, très exigeants, qui crèveraient comme des vessies gonflées de vent si la critique complice ne se promenait pas l'arme au bras devant la porte de leur salle à manger?
Tous ceux-là ont le don ou la force de se cramponner à la place qu'ils ont conquise, de manière ou d'autre, avec de l'argent, avec de l'amour, avec de la ruse, avec de la cuisine ou tout uniment par hasard.
Ils ne trompent ni vous, ni moi, ni personne, mais pour ne pas faire monter trop de rouge au front des naïfs et par pure décence, ils continuent de jouer la comédie qui fit leur succès.
Ainsi en était-il du colonel Bozzo-Corona vis-à-vis de ceux qui le haïssaient mortellement et pourtant qui lui obéissaient en esclaves.
Sa main était sur eux, sa main tremblante, mais si lourde! La diplomatie qu'il employait à leur égard, usée jusqu'à la corde, était, comme toutes les diplomaties du reste, une simple mise en scène destinée à pallier le fait brutal.
À savoir, la force de l'un et la faiblesse des autres.
Il y avait cependant un atome de vérité parmi cet amas de vieux mensonges qui avaient tant et tant servi.
Le colonel avait été sincère en parlant du chagrin que lui causait la réparation de fourneau demandée par son locataire.
Cela est si vrai qu'au lieu de prendre avec lui, comme d'habitude, Lecoq, son inséparable, il avait fait monter Portai-Girard dans son coupé.
Il y a loin du boulevard des Filles-du-Calvaire à la rue Thérèse.
Pendant tout le temps que dura le voyage, le colonel Bozzo, parlant avec une animation extraordinaire, traita la question du fourneau, se faisant expliquer plutôt dix fois qu'une la théorie des immeubles par destination et taxant d'absurdité la loi qu'on n'avait pas faite à sa fantaisie.
—Si j'étais plus jeune, dit-il, je serais capable, moi, de faire des barricades contre une énormité pareille! Je ne suis pas maître de cela, l'injustice m'exaspère! Comment! pour un misérable loyer de 600 francs, cent écus de dépense! le législateur n'a jamais eu d'autre but que de caresser le prolétariat, c'est évident.
Ce fut seulement aux environs du Palais-Royal que, son caractère sarcastique reprenant le dessus, il dit en frappant sur le genou de Portai:
—Figure-toi que quand je suis entré tout à l'heure là-bas, à l'entresol, tu avais ta main sous ton gilet, il m'a passé une idée ridicule. Ah! dame, je n'ai plus la cervelle bien solide, et si j'ai fait semblant d'avoir prévenu Lampion...
—C'est donc que vous aviez défiance de moi! interrompit Portai d'un ton pénétré.
—C'est idiot! dit le colonel. Tu n'aurais pas eu besoin d'un couteau, il eût suffi d'une chiquenaude.
En ce moment le coupé s'arrêta et le cocher demanda la porte.
—À te revoir, ma brebis, reprit le colonel, et merci de tes bons conseils. La noce dont je vous ai parlé aura lieu plus tôt que vous ne croyez, car je n'ai plus le temps de traiter mes affaires à long terme. Je n'ai jamais rien imaginé de si curieux; tu sais, ce sera mon chef-d'œuvre. Vous recevrez des invitations.
Son domestique le prit sur le marchepied et l'emporta comme un enfant.
—Encore un mot, dit-il avant de passer la porte cochère, si tu trouves un biais pour le fourneau, viens me voir. C'est une question de principe; je ne regarderais pas à une centaine de louis pour souffler ces 300 francs-là à mon scélérat de locataire.
La porte cochère se referma et le docteur en droit descendit la rue la tête basse.
Vers le même moment, dans cette ruelle tortueuse qui conduisait de la Galiotte au faubourg du Temple et qu'on appelait le chemin des Amoureux, trois hommes allaient, la tête basse aussi, et les mains derrière le dos. Vous eussiez dit des joueurs décavés, tant leur contenance était morne.
On eût pu les suivre pendant plus de cent pas sans surprendre deux paroles échangées.
—Je vais me coucher, dit enfin Lecoq, qui s'arrêta tout à coup. Voulez-vous un conseil? faites les morts et ne bougez plus!
—Savais-tu qu'il devait venir, l'Amitié? demanda M. de Saint-Louis d'un ton plaintif.
—Es-tu avec lui? demanda en même temps Samuel.
—Je ne savais rien, répondit Lecoq, mais quand il s'agit de papa, je m'attends à tout.
—Penses-tu qu'il nous ait devinés? demanda encore le prince.
Lecoq eut son gros rire.
—Il n'a rien deviné ce soir, répliqua-t-il, parce qu'il savait tout d'avance, et c'est ce qui vous sauve, mes bien bons. Il n'a pas plus de raison pour vous supprimer aujourd'hui qu'il n'en avait hier.
—Quand le diable y serait, s'écria Samuel en frappant du pied, c'est un cadavre ambulant, il n'a plus que le souffle!
—N'a-t-il plus que le souffle? murmura Lecoq. La première fois que je le vis, c'était en Corse, dans les souterrains du monastère de la Merci. Écoutez cette histoire-là, elle est drôle. Il y avait révolte, car il y a toujours eu révolte chez nous; on avait garrotté le Père, qui était déjà vieux comme Hérode, et les Maîtres jouaient aux cartes pour savoir qui le poignarderait. Le sort tomba au médecin, un habile homme, comme toi, Samuel, et le médecin dit:
—À quoi bon frapper un agonisant? Laissez-le garrotté sur sa paille et je vous garantis que demain matin, il n'y aura plus personne.
On le crut, et, par le fait, sa prédiction se réalisa: le lendemain matin, il n'y avait plus personne sur la paille. L'agonisant avait brisé ses liens et s'était échappé par le trou de la serrure.
Et pendant que les sept Maîtres étaient là, s'étonnant d'une aventure si bizarre, il y eut un grand fracas à la porte, quelque chose comme un feu de peloton.
Et les sept Maîtres ne s'étonnèrent plus, à moins qu'on ne s'étonne encore dans l'autre monde.
—On les avait assassinés! balbutia M. de Saint-Louis.
—Tous les sept! ajouta Samuel.
—Il y a juste trente-cinq ans de cela, reprit Lecoq; qui sait si dans trente-cinq autres années le Maître ne continuera pas d'agoniser? Qui vivra verra; je vous souhaite une bonne nuit.
Plus d'une heure avant le jour, maman Léo sauta hors de son lit et alluma sa chandelle. Elle avait passé toute sa nuit à se tourner et à se retourner entre ses draps, dormant quelques minutes d'un sommeil fiévreux et plein de rêves; puis s'éveillant en sursaut, la poitrine oppressée par une indicible terreur.
Elle voyait toujours la même chose dès que ses yeux se fermaient; son bien-aimé Maurice aux prises avec les Habits Noirs, c'est-à-dire un pauvre beau jeune homme sans armes, entouré de démons qui brandissaient des poignards.
—Ce n'est pas tout ça, dit-elle en commençant sa toilette, qui n'était jamais bien longue; quand on rêve, la peur vous prend, et il n'y a pas de mal; mais dès qu'on est éveillé, défense de trembler: Il s'agit d'avoir des idées, et des bonnes; de se manier en double et de ne pas aller comme une corneille qui abat les noix!
Par prévision des démarches qu'elle allait être obligée de faire dans cette journée solennelle, maman Léo chercha parmi ses nippes ce qu'il y avait de plus décent et de moins voyant.
À cet égard, le choix n'était pas très grand, car la veuve de Jean-Paul Samayoux avait un goût terrible. En musique, elle aimait la grosse caisse et le fifre; en fait de couleurs, elle adorait ces mariages hardis qui fiancent l'écarlate au vert tendre et le jaune d'or au bleu de Prusse.
Elle parvint pourtant à se composer un costume de coupe à peu près raisonnable et de nuances relativement neutres qui ne devaient pas convier les gamins des divers quartiers de Paris à lui faire dans la rue une escorte triomphale.
Quand elle eut regardé dans son miroir cassé l'ensemble de cette toilette sévère, elle se dit avec complaisance:
—Ça n'avantage pas une femme jeune encore, mais ça lui fiche l'air d'une ouvreuse des grands théâtres ou de la dame d'un président!
Il y avait sous son lit une boîte de sapin assez épaisse et cerclée de fer qu'elle retira pour l'ouvrir à l'aide d'une petite clef pendue à son cou.
Cette boîte contenait à la fois les archives et la fortune de Mme veuve Samayoux, première dompteuse des capitales de l'Europe. Il lui arrivait assez souvent d'en étaler le contenu sur son lit à ses heures de loisirs, car ceux qui ont acquis en ce monde quelque gloire aiment à feuilleter les pages de leur passé.
Maman Léo se croyait de bonne foi une personne célèbre, et peut-être ne se trompait-elle pas tout à fait. Aux Loges, à la fête de Saint-Cloud et à la foire au pain d'épices, peu de réputations pouvaient contrebalancer la sienne.
Vous souvenez-vous que nous la comparâmes une fois à la Sémiramis du Nord? On dit que la grande Catherine faisait collection des portraits de ses favoris, et cela devait encombrer tout un Louvre! Maman Léo, moins bien placée pour jeter le mouchoir aux princes et aux feld-maréchaux, avait une douzaine de miniatures à quinze francs auxquelles la boîte de sapin servait de galerie.
Pour donner une idée de la bonté de son cœur, nous dirons que le portrait de feu Samayoux était là comme les autres et avait le plus beau cadre.
Celui de maman Léo elle-même ne manquait point à la collection, mais il était sur une affiche enluminée que la dompteuse ne dépliait jamais sans un sentiment mélangé de fierté et de mélancolie.
—On ne peut pas être et avoir été, se disait-elle en regardant l'estampe qui la montrait à elle-même dans un maillot collant couleur orange et entourée de ses bêtes féroces, lesquelles semblaient admirer sa pose à la fois gracieuse et intrépide.
Sous l'affiche se trouvait un brevet d'armes, délivré, par galanterie peut-être, à Léocadie, «l'amour des braves», par les maîtres et prévôts de la ville de Strasbourg.
Il y avait encore des feuilles volantes nombreuses chargées d'une écriture lourde et incorrecte qui formaient le recueil complet des poésies fugitives de la dompteuse.
Vous eussiez retrouvé là l'ode si vigoureusement imprégnée de sensibilité que Mme Samayoux, en s'accompagnant sur la guitare, avait chantée à Maurice, le soir de leur première entrevue.
Ce fut celle-là que son regard chercha d'abord, et ses yeux se mouillèrent pendant qu'elle lisait cette strophe exprimant si bien les angoisses de sa pauvre âme: