Maman Léo: Les Habits Noirs Tome V
XXXVI
La récompense d'Échalot
Maman Léo parlait avec fièvre, et, comme il arrive dans le trouble mental où elle était, elle parlait pour elle-même bien plus que pour le bon garçon qui l'écoutait de toutes ses oreilles, dévorant chaque mot et se cassant la tête à y chercher un sens.
Maman Léo ne se rendait pas compte, de ce fait, qu'elle sous-entendait nombre d'événements dont Échalot n'avait pas la connaissance. Elle était si pleine de son sujet, qu'il lui semblait impossible de n'être pas comprise.
Nous serons bien forcés de dire aux lecteurs brièvement ce que, dans sa préoccupation, maman Léo jugeait inutile d'expliquer.
Elle revenait de la maison de santé du Dr Samuel, où elle avait reconduit Valentine.
Là elle avait revu encore une fois cette étrange parodie de la famille: les Habits Noirs entourant le lit de la prétendue folle.
Valentine était rentrée à la brune, sous son costume d'emprunt, sans éveiller aucun soupçon apparent; nul ne s'était aperçu de sa longue absence, excepté Victoire, la femme de chambre, qui était nécessairement complice.
C'était comme dans les contes de fées où les princesses ont des anneaux qui les rendent invisibles.
Maman Léo ne péchait pas par excès de défiance ni de prudence, elle appartenait à un monde où l'on entre volontiers dans le merveilleux, mais ceci dépassait tellement les bornes du vraisemblable que maman Léo se refusait à y croire.
Au salon, tout en rendant compte de sa mission, elle ne put retenir une parole trahissant le doute qui la tourmentait.
Elle se vit aussitôt entourée de sourires bienveillants et approbateurs.
On échangea des regards d'intelligence et le colonel secoua sa tête blêmie en murmurant:
—Mme Samayoux n'est pas de celles qu'on peut tromper.
M. de Saint-Louis ajouta:
—Si Dieu mettait sur mon front la couronne de mes pères, sans écarter systématiquement la noblesse et la bourgeoisie, je m'entourerais de gens du peuple.
Le colonel eut sa toux qui faisait mal; il avait terriblement baissé depuis la veille: quand il ouvrait la bouche, on était obligé de faire un grand silence pour saisir les mots qui venaient littéralement expirer sur ses lèvres.
Mais il avait gardé toute la sérénité de son regard.
—Ne vous inquiétez pas, bonne dame, dit-il en adressant à la veuve un geste d'amicale protection, nous ne jouerons pas à cache-cache avec vous. J'ai bien de l'âge et c'est lourd à porter. La coquetterie que j'aurais, ce serait d'atteindre mes cent ans, et j'y touche. Pour prix d'une si longue vie, bien modeste à la vérité et bien paisible, mais qui n'est pas sans contenir quelques bonnes actions dont le souvenir embellit mes derniers jours, j'ai l'expérience et j'ai aussi la confiance de mes amis... Venez çà, chère madame, car il me fatigue d'élever la voix.
Maman Léo s'approcha et le colonel poursuivit avec une bonté croissante:
—Ce que nous voulions tous, c'était le salut de ce jeune homme, Maurice Pagès, puisqu'à son existence est attachée celle de Valentine, notre chère enfant. Il fallait le convertir à nos projets de fuite. Je connais si bien le cœur humain! Nous aurions eu beau supplier notre bien-aimée fillette, elle se serait entêtée dans son refus, tandis que la pensée d'une escapade, d'une petite révolte, traversant cette pauvre chère cervelle ébranlée, a suffi pour la rendre complice de nos efforts. Nous n'avons eu qu'à fermer les yeux, elle s'est cachée de nous pour obtenir votre concours, et elle a travaillé pour nous, c'est-à-dire pour elle.
Maman Léo respirait comme si on l'eût soulagé du poids qui écrasait sa poitrine.
Ceci était manifestement la vérité, car tous les regards attendris confirmaient le dire du colonel, et la marquise elle-même murmura en essuyant une larme:
—Le bon ami a de l'esprit plein le cœur!
Désormais maman Léo était aux trois quarts trompée.
Il ne faut pas que le lecteur s'irrite contre la simplicité de cette vaillante femme, qui était en ce moment l'unique champion d'une cause presque perdue.
Les plus habiles auraient fait comme elle, et peut-être moins bien qu'elle, car le jeu de l'homme qui tenait le principal rôle dans cette comédie atteignait à la perfection.
D'autres n'auraient pas gardé le doute qui tourmentait encore la conscience de maman Léo.
La famille quitta le salon pour rentrer dans la chambre de Valentine: le cercle de Mme la marquise d'Ornans s'établit selon la coutume autour du foyer, et le colonel alla s'asseoir tout seul auprès du lit.
Pendant que Valentine et lui s'entretenaient tous les deux à voix basse, la marquise se chargea d'annoncer officiellement à maman Léo que le grand jour était fixé au lendemain.
—Mieux que personne, chère madame, lui dit-elle, vous savez que la santé de notre Valentine ne sera pas un obstacle; son expédition d'aujourd'hui, qui nous remplit de joie, en est la preuve. Voici une heure à peine, j'étais aussi ignorante que vous, et votre surprise ne pourra dépasser la mienne: tout est prêt, le providentiel dévouement de notre ami le colonel Bozzo avait pris ses mesures d'avance; rien ne lui a coûté, et Dieu savait ce qu'il faisait quand il a mis une grande fortune à la disposition de cet admirable cœur. Ce ne sera pas une évasion comme les autres, il n'y aura aucun danger, aucune violence; l'argent répandu à pleines mains a su aplanir toutes les difficultés. Seulement, nous avons encore besoin de vous, et M. de la Périère va vous expliquer ce que nous attendons de votre affection pour le jeune Maurice Pagès.
M. de la Périère prit alors la parole. C'était un homme discret et sachant exprimer toutes les nuances du langage; il fit comprendre à la veuve que toutes les personnes présentes étaient assises sur un degré de l'échelle sociale qui n'admettait point certaines relations, et qu'elle seule, Mme Samayoux, était bien placée pour choisir la cheville ouvrière de toute l'opération: c'est-à-dire l'homme qui, pour un prix fait, consentirait à remplacer Maurice dans sa prison.
Nous verrons tout à l'heure le détail de cette partie de l'entreprise qui était, comme tout le reste, admirablement combinée.
—En un mot, comme en mille, s'écria M. de Saint-Louis, quand le baron eut achevé, dès qu'il s'agit d'arriver à l'action, dès qu'on cherche le point laborieux, utile et brave d'une entreprise quelconque, il faut toujours s'adresser au peuple.
Maman Léo n'avait pas encore eu le temps de répondre, lorsque le colonel Bozzo, qui était auprès du lit de Valentine se leva.
—Voilà donc qui est entendu, ma mignonne chérie, dit-il, nous avons fini avec nos petites ruses, et nous marchons désormais d'accord. Il faut cela, croyez-le bien, si nous tardions d'un jour à jouer notre va-tout, je ne répondrais plus de la partie... Viens me donner le bras, Francesca, je vais céder ma place à cette bonne Mme Samayoux pour que notre Valentine lui donne ses dernières instructions. Tout dépend d'elles deux; je n'y mets point de solennité intempestive, je dis les choses comme elles sont: la vie du lieutenant Maurice Pagès est désormais entre leurs mains.
Il s'éloigna, presque porté par la comtesse Corona, à laquelle vint s'adjoindre M. de la Périère. Samuel glissa à l'oreille de M. de Saint-Louis:
—Je déchire mon diplôme si cet homme n'est pas à bout, tout à fait à bout. Il n'y a plus d'huile dans la lampe, chacune des minutes qu'il vit encore est un miracle du diable.
Maman Léo s'assit dans le fauteuil que venait de quitter le colonel, au chevet du lit de Valentine.
—Que faut-il faire? demanda-t-elle.
—Il faut trouver l'homme, répondit Valentine.
—As-tu confiance? demanda encore la veuve.
La jeune fille frissonna entre ses draps.
—Je ne sais, murmura-t-elle, je n'aurais jamais cru qu'il fût possible de tant souffrir sans mourir.
Il y eut un silence.
La veuve était retombée tout au fond de ses terreurs.
Valentine reprit:
—Il faut trouver l'homme. Choisis bien. Tu es notre vraie mère, et je trouve tout simple que tu meures avec nous.
Maman Léo prit la main, qui pendait hors du lit, et l'appuya contre ses lèvres.
—C'est vrai, murmura-t-elle, je suis ta mère. J'ai prié Dieu, qui m'a exaucée; ma tendresse pour toi est la même que ma tendresse pour lui... mais, je t'en prie, parle-moi... explique-moi.
Valentine eut un sourire navré.
—Demain, dit-elle, j'attendrai dans la voiture à la porte de la prison, et puis nous ne nous quitterons plus tous les trois. Voilà tout ce que je sais, le reste est dans la main de Dieu... Va-t'en, trouve l'homme, et à demain!
C'était en sortant de cette entrevue que maman Léo était rentrée dans la baraque. L'homme était trouvé, car la dompteuse avait songé à Échalot tout de suite.
Elle arrivait avec le trouble poignant que les dernières paroles de Valentine avaient fait naître en elle. Elle ne s'occupait point de la question de savoir si Échalot accepterait, elle était tout entière au travail impossible de sa pensée qui cherchait une lueur au milieu de cette profonde nuit.
Elle n'avait pas même l'idée de fournir une explication quelconque, elle allait son chemin, fuyant le trouble de ses souvenirs, s'accrochant à toute espérance qui essayait de naître.
—Oui, oui, reprit-elle sans remarquer le désarroi croissant du pauvre garçon qui l'écoutait; pour armé, il sera armé, j'en réponds, et si l'on se tape, saquédié! j'en veux deux ou trois pour ma part.
—Si l'on se tape, répéta Échalot, j'en serai, pas vrai, patronne?
—Non, tu n'en seras pas, répondit la veuve, tu auras autre chose à faire, mais laisse-moi finir. Elle n'a pas voulu de mon argent, et quoique je te remercie tout de même, ces chiffons-là ne serviront à rien. Ça ne m'aurait pas étonnée, car elle en a plus que moi à présent, de l'argent, mais on n'a pas voulu du sien non plus, et cependant ça a dû coûter bien cher pour marchander tant de monde!
M. de la Périère m'a détaillé tout cela: on les a achetés tous, à moitié s'entend, tu vas voir, depuis le concierge jusqu'au porte-clefs, en passant par ceux qu'on pourrait rencontrer par hasard dans les corridors. Ah! c'est mené grandement, on n'a pas liardé... mais voilà ce qui te regarde: il faut un homme, un homme qui n'est jamais allé devant la justice, car un repris risquerait trop gros, et des hommes pareils, on n'en trouverait pas à l'estaminet de l'Épi-Scié. Te souviens-tu que tu m'avais dit une fois: «J'irai dans le cachot du lieutenant Pagès, et pendant qu'il s'échappera je resterai à sa place!»
—Oui, je m'en souviens, répondit Échalot.
—Nous avions ri, reprit la veuve, moi la première, quoique j'avais envie de pleurer, nous avions bien ri, car tu ne lui ressembles guère, dis donc? Eh bien! on avait eu tort de rire, l'enflé, car c'est comme ça que ça se jouera.
—Vrai, madame Léocadie, s'écria Échalot, je serais assez chanceux pour vous témoigner mes sentiments au milieu des périls!
—Non, répondit la veuve, c'est justement ce qu'on va t'expliquer: tu ne courras aucun danger, puisque tu n'es recherché, comme ils disent en justice, pour aucun autre crime ou délit.
Échalot contenait du mieux qu'il pouvait la tendre exaltation qui lui montait au cerveau.
—Ah! fit-il avec une chaleur très comique et très éloquente, ne me parlez pas comme ça, patronne, si vous voulez m'exciter mon tempérament. C'est le danger qui m'attire! Quand il est question de vous être agréable, je grille de braver la mort pour vous.
Les souverains ont une façon particulière d'aimer. Sans comparer Échalot au regrettable prince Albert, qui fit si longtemps le bonheur de notre alliée et voisine la reine Victoria, nous pouvons affirmer du moins que ce bon garçon avait quelques-unes des qualités nécessaires à un prince époux. Maman Léo le regarda avec bonté.
—J'entr'aperçois l'état critique de ton cœur, bonhomme, dit-elle, et je ne m'en trouve pas offensée de ce que tu as eu l'audace d'un pareil amour. Ne tremble pas comme un jocrisse; c'est un petit bout de conversation particulière que je mélange instantanément ici à notre grande affaire. Bois un coup pour que la joie ne te flanque pas une indisposition au moment d'avoir besoin de toute ta bonne santé.
Elle remplit elle-même avec une gracieuse condescendance le verre d'Échalot, dont toute la personne était à peindre.
Ses pauvres joues avaient pâli, sous le coup de l'indescriptible émotion qui l'écrasait; ses jambes tremblaient, ses yeux remplis de larmes exprimaient le doute enfantin de ceux à qui on annonce trop brusquement un bonheur impossible.
Maman Léo trinqua et reprit:
—Il ne faut pas pousser trop loin la modestie, qui est plutôt l'apanage particulier de mon sexe; j'ai distingué ton talent dans la mécanique destinée aux deux frères siamois factices et dans les poils de vache pour la perruque de feu M. Daniel. D'un autre côté, tu as gagné qu'on t'applique le prix Montyon par ta conduite désintéressée envers le jeune Saladin. Ça m'a disposée en ta faveur. N'ayant pas eu la chance, en tuant mon premier sans préméditation, je m'étais confinée dans le veuvage, dont la liberté ne me gênait pas; mais on n'a plus vingt-cinq ans, pas vrai? et c'est fini de rire avec les exercices gymnastiques, pouvant occasionner des accidents funestes après le plaisir.
Elle donna ici un soupir à la mémoire de Jean-Paul Samayoux et continua.
—C'est sûr que ton extérieur m'aurait arrêtée à l'âge de faire florès dans la société; mais actuellement, je m'en bats l'œil, étant déterminée à mener une existence tranquille, soit en province, soit à l'étranger, si on réchappe à la chose de demain.
—Vous disiez qu'il n'y avait pas de péril? voulut interrompre Échalot.
—En prison, répondit la veuve; mais ailleurs...
—Alors, je ne veux pas aller en prison! s'écria Échalot.
—Tu ne veux pas!
Échalot plia les genoux.
—À la bonne heure! fit la veuve; je disais donc que je veux me payer un intérieur légitime avec un mari obéissant et des enfants qu'il élèvera plus tard soigneusement par son caractère casanier dans la baraque.
Elle but. Ce tableau évoqué du bonheur conjugal avait mis le comble au transport d'Échalot. Ses mains étaient jointes dévotement et personne n'aurait pu garder son sérieux en voyant l'auréole que l'extase dessinait autour de son front.
—En foi de quoi, je te permets d'y prétendre, acheva maman Léo en reposant son verre vide sur la table, et de me fréquenter consécutivement pour le bon motif.
Mais au moment où Échalot, retrouvant enfin la parole, voulut entonner le Cantique des Cantiques, elle l'interrompit brusquement.
—C'est bon, l'enflé, dit-elle, tu me chanteras ça une autre fois. Tape dans ma main, la chose est dite. Reparlons d'affaires: c'est donc convenu que tu y vas de ta liberté momentanément pour évader Maurice?
—C'est convenu, patronne, et il ne manque qu'une chose à ma félicité, c'est de ne pas y risquer mes jours.
—Sois calme et comprends bien ton rôle. Il y a dans tout ça, et tu dois bien le voir, des tas de manivelles que je ne comprends pas, mais celle-là du moins est claire et nette. C'est fondé sur la connaissance qu'on a de la fidélité des domestiques du gouvernement. Les Habits Noirs sont fins comme des singes et ils connaissent toutes ces farces-là sur le bout du doigt. Quand je t'ai dit qu'ils avaient acheté à moitié les employés de la prison, ça signifie qu'il y a deux, trois, quatre, peut-être une demi-douzaine de ces braves-là qui ont consenti à risquer leur place pour une jolie petite position de rentier; mais ils n'ont voulu risquer que cela, et il a fallu s'arranger de manière à les laisser, quand la besogne sera faite, dans la situation où j'étais après le désagrément de feu Jean-Paul Samayoux. Saisis-tu?
—Ah! je crois bien! s'écria Échalot; le contentement me débouche et je crois que je vas avoir de l'esprit maintenant: il faut que tous ceux-là puissent être comme vous, patronne: «C'est un malheur, mais il n'y a pas de notre faute.»
—Juste! fit la dompteuse, et ce sera drôle tout à fait, il n'y aura pas de fenêtre à escalader, ni de muraille à percer, ni de geôlier à étouffer, il n'y aura qu'à entrer avec le permis de M. Perrin-Champein, le fin finaud, qui n'aura pas vu cette fois plus loin que le bout de son nez pointu. Personne ne nous aidera, c'est vrai, mais personne ne nous gênera, pas même le porte-clefs, qui fera les cent pas dans le corridor et qui gagnera un millier d'écus de rente rien qu'à ne pas regarder par le trou de la serrure pendant que tu prendras les habits du lieutenant et qu'il endossera ta toilette toute neuve.
—Soixante mille francs, murmura Échalot, rien que pour ça!
—Hé! hé! fit la veuve, c'est au plus juste prix, et d'autres gagneront la même somme pour moins d'ouvrage encore; il leur suffira de ne pas dire, en te voyant repasser dans les couloirs: «Tiens, tiens, comme le cavalier de Mme veuve Samayoux a maigri et grandi dans l'espace de dix minutes!» Échalot se mit à rire bonnement.
—Un quelqu'un, dit-il, fera sa fortune en ne relevant pas mon chapeau que j'aurai sur les yeux, un autre en ne rabaissant pas les collets de ma lévite... À présent que je ne suis plus jaloux du lieutenant, si vous saviez comme ça me fait plaisir de penser qu'il s'échappera entre mes doublures!
La veuve riait aussi et disait:
—Avec de l'argent, c'est certain, on pourrait arriver comme ça jusque dans la chambre à coucher du gouvernement, l'emballer au fond d'un panier et le vendre à la halle, à moins qu'on aimerait mieux le mettre au mont-de-piété.
Ils trinquèrent encore une fois, puis Échalot reprit:
—Voici donc qui est bon, madame Léocadie, je suis au bloc à la place de notre lieutenant. Quand est-ce que j'aurai de vos nouvelles?
Maman Léo ne répondit pas tout de suite.
Peu à peu un nuage sombre descendit sur son front.
—Garçon, dit-elle enfin, c'est peut-être bien la dernière fois que je rirai. Je ne peux pas te répondre au juste, vois-tu, parce qu'il y a un fossé à sauter qui est bien profond et bien large. On pourrait rester dedans.
—Et moi, commença Échalot d'un ton de révolte, je serais à l'abri!...
—La paix, l'enflé! dit la veuve, qui se redressa, le bon Dieu est bon et c'est mon premier mot qui est le vrai; il n'y a pas de danger.
—Seulement, ajouta-t-elle en se levant, prends cet argent-là.
Elle lui mit entre les mains tout le paquet de billets de banque.
—Demain, de grand matin, continua-t-elle, tu porteras cela chez la personne qui garde ton petit Saladin, ou bien, si tu n'as pas confiance entière dans cette personne, tu feras un trou quelque part et tu y cacheras le magot.
—Mais..., voulut objecter le pauvre diable, qui se prit à trembler, qu'y a-t-il donc, patronne?
—La paix! interrompit encore maman Léo; tu me rendras la chose quand je te la redemanderai; mais écoute bien, bonhomme, si je ne te la redemande pas avant huit jours d'ici, elle est à toi, je te fais mon héritier.
Elle ferma la bouche d'Échalot, qui voulait répondre, en ajoutant d'un ton brusque et impérieux:
—Tu as entendu ma dernière volonté, ma vieille, et j'espère que tu la respecteras. C'est mon testament... Maintenant, je vas me coucher; à te revoir, demain matin, et bonne nuit!
XXXVII
Avant de combattre
Le lendemain était le grand jour. On ne vit point le colonel à la maison de santé du Dr Samuel; Valentine resta seule presque toute la journée; Coyatier ne parut point, maman Léo ne donna pas signe de vie.
Vers onze heures, M. Constant, l'officier de santé, vint faire la visite à la place du docteur et dit:
—Chère demoiselle, votre santé a gagné cent pour cent depuis hier. Voici des nouvelles: le docteur a lâché sa maison ce matin pour s'occuper de vos histoires, parce que ce bon colonel n'a pas autant de force que de bonne volonté. Il est au lit, tout à fait malade.
Comme Valentine ne répondait point, M. Constant ajouta en riant:
—Votre petit voyage d'hier ne vous a pas trop fatiguée. Écoutez, c'est trop drôle, vous vous cachez du docteur et des autres, le docteur et les autres se cachent de nous, et tout le monde sait à quoi s'en tenir. Il n'y a pas de danger qu'on vous trahisse, allez! ma chère demoiselle, vous êtes bien trop aimée pour cela, et ça me fait plaisir de penser que c'est moi qui vous ai amené cette brave femme, maman Samayoux, dont la présence vous a autant dire ressuscitée.
—Je vous en suis reconnaissante, prononça tout bas Valentine.
—Je n'en sais trop rien, répliqua M. Constant, je n'oserais pas dire comme le colonel: «Drôle de fillette!» mais il est sûr que vous ne ressemblez pas aux autres demoiselles. Enfin, n'importe! on vous aime comme ça, et il n'y a pas jusqu'à ce dogue de Roblot qui ne vous lèche les mains comme un caniche. Voici mon ordonnance: plus de remèdes, levez-vous quand vous voudrez, mangez ce que vous voudrez, et quand vous aurez la clef des champs, souvenez-vous un petit peu d'un pauvre apprenti médecin qui s'est mis en quatre de tout son cœur pour vous être agréable.
C'étaient là de ces choses qui entretenaient vaguement l'espoir de Valentine. Les gens qui l'entouraient semblaient réellement ne point jouer au plus fin avec elle.
Mais, d'un autre côté, le danger, qui était sa vie même depuis quelque temps, avait développé en elle une finesse extraordinaire de perception intellectuelle.
Les chasseurs du désert voient et entendent, dit-on, à des distances incroyables; on avait beau faire la nuit plus profonde autour de Valentine et pousser l'art de tromper jusqu'aux suprêmes limites de la perfection, elle devinait, laissant son va-tout sur table, et prête à choisir entre les mille probabilités contraires la chance unique que son courage, avec l'aide de Dieu, pouvait lui rendre profitable.
Vers trois heures de l'après-midi, Mme la marquise d'Ornans, émue et bien triste, vint lui dire qu'il était temps de se préparer.
La marquise la trouva habillée pour un voyage, bien plus que pour une noce, et demi-couchée sur son canapé où elle songeait.
Les yeux de la marquise étaient rouges; toute sa physionomie exprimait un trouble profond.
Comme Valentine lui demandait le motif de son chagrin, elle répondit:
—Depuis six semaines, je n'ai pas dormi une nuit tranquille; pense donc à tout ce qui nous est arrivé, ma pauvre enfant! Dieu merci, te voilà bien mieux, tu es calme, ton intelligence est revenue mais sommes-nous donc pour cela au bout de nos peines?
Valentine baissa les yeux; il y avait une réponse navrante dans l'amertume de son sourire.
Mais Mme d'Ornans ne pouvait comprendre ce silence; elle poursuivit:
—Maintenant que tu raisonnes, tu dois te rendre compte de bien des choses: j'ai accepté une lourde responsabilité en consentant à ce mariage. Mon excuse est dans la tendresse sans bornes que j'ai pour toi, chérie; il fallait que ce malheureux jeune homme fût sauvé, puisque tu serais morte de sa mort; toute autre considération s'est effacée à mes yeux. Je pensais à vous deux jour et nuit, et je me suis dit: «Quand Maurice sera délivré, il quittera la France, elle voudra le suivre, et tout ce qu'elle veut il faut que je le veuille; mon devoir est à tout le moins de régulariser autant que possible cette situation...»
—Ah! fit-elle en s'interrompant, je sais bien que j'aurai beau faire, tout cela est en dehors des règles et rien de tout cela ne sera sanctionné par le monde: je sais bien que ce mariage lui-même restera nul aux yeux de la loi, mais j'ai ma conscience, vois-tu, j'ai ma religion; j'ai pu renoncer à l'approbation du monde, je n'ai pas voulu désobéir aux commandements de Dieu. Voilà le motif de ma conduite, fillette... À quoi rêves-tu donc? tu ne me réponds plus.
Valentine lui tendit la main et prononça tout bas:
—Je vous écoute, ma mère, et je vous remercie.
—M. Hureau, le vicaire de Saint-Philippe-du-Roule, est un bon prêtre, reprit la marquise comme si elle eût plaidé vis-à-vis d'elle-même, c'est un très bon prêtre, nous le connaissons tous, et il a fallu l'insistance de M. de Saint-Louis pour vaincre ses scrupules, car enfin ce que nous allons faire n'est pas régulier...
Elle essuya ses paupières mouillées.
—Mais il ne s'agit pas de cela, dit-elle d'une voix qui était presque étouffée par les larmes, je n'ai plus que toi sur la terre, pauvre chérie, et cependant, ce n'est pas pour toi que je pleure. Tu as bon cœur, tu vas partager mon chagrin. Depuis le jour de deuil où j'appris que je n'avais plus de fils, je ne me souviens pas d'avoir eu ainsi l'âme navrée. C'est une si vieille amitié que la nôtre! et il avait pour toi une tendresse si paternelle! Mon enfant, ah! mon enfant, il y a en ce moment un saint qui se prépare à monter au ciel; nous allons perdre l'excellent colonel Bozzo. Il est couché sur son lit d'agonie; jamais, entends-tu, jamais il ne se relèvera!
La main de Valentine, froide comme glace, serra les bras tremblants de la marquise, mais elle ne prononça pas une parole.
—Sans doute, fit cette dernière, je ne t'accuse pas, ma fille; tu n'as qu'une pensée; il n'y a plus de place dans ton cœur pour les peines de ceux qui t'entourent. Mais si tu savais comme celui-là t'aimait! Si tu savais... c'est lui, c'est lui seul qui a tout fait, c'est à lui que tu devras ton bonheur, si ma prière est exaucée et si tu es heureuse; c'est chez lui, c'est auprès du pauvre lit où il souffre, où il se meurt, qu'on va dresser l'autel...
—Ah! interrompit Valentine, dont les yeux étaient toujours baissés, c'est chez le colonel Bozzo que Maurice et moi nous allons être mariés!
Elle ajouta en réprimant un frisson et d'une voix si basse que la marquise eut peine à l'entendre:
—Chez lui! moi!
—Il ne pense qu'à toi, reprit la bonne dame, tu es sa dernière préoccupation. Notre ami, le vicaire du Roule, me le disait encore tout à l'heure: c'est un saint, il ne tient plus à notre monde que par la miséricorde et l'amour!
—Un saint! répéta Valentine, dont la voix était morne et sourde.
La marquise la regarda étonnée.
—Comme tu dis cela! murmura-t-elle. C'est bien vrai que le bonheur et le malheur aussi nous rendent égoïstes. Tu ne songes qu'à toi-même.
La marquise se trompait.
Valentine songeait à ce brillant jeune homme dont elle avait habité la chambre à l'hôtel d'Ornans.
Elle songeait au fils unique de celle qui parlait, et qui donnait le nom de saint au Maître des Habits Noirs.
Elle songeait au marquis Albert d'Ornans, heureux, riche, souriant à tous les plaisirs de la vie, qui était parti un jour pour son château de la Sologne et qui n'était jamais revenu.
Les paroles se pressaient au-dedans d'elle et voulaient monter vers ses lèvres; mais dans la lutte mortelle qui était engagée, un mot aurait suffi pour anéantir la chance suprême à laquelle essayait de se rattacher l'obstination de son espoir.
À quoi bon parler, d'ailleurs? Ne valait-il pas mieux que cette malheureuse femme gardât son ignorance? Que pouvait-elle contre les assassins de son fils?
La marquise poursuivit:
—Tu n'as pourtant pas le cœur mauvais, fillette, je le sais, j'en suis sûre; c'est l'inquiétude qui te rend indifférente à tout. Eh bien! voyons, il faut le rassurer: c'est lui, la prudence même, c'est le colonel qui a pris toutes les mesures. À moins qu'il ne surgisse un obstacle imprévu, et ce n'est pas possible, puisqu'il prévoit toujours tout, tu peux regarder le lieutenant Maurice comme étant libre déjà. Ah! il me le répétait encore ce matin, quand j'ai été savoir de ses nouvelles, il me disait de sa pauvre voix, qu'on n'entend presque plus: «Bonne amie, je n'ai rien négligé; nous avons jeté l'argent par les fenêtres comme s'il se fût agi de l'évasion d'un prince prisonnier d'État; ce sera ma dernière affaire.»
—Et il souriait, ajouta-t-elle. As-tu jamais vu le sourire d'un juste en face de la mort?
La respiration de Valentine s'oppressait dans sa poitrine. Elle répéta encore:
—D'un juste!
Puis elle murmura:
—Non, je n'ai jamais vu cela.
—Tu me fais peur, s'écria la marquise presque indignée, et je crois bien que tu vas me refuser... car j'ai quelque chose à te demander, ma fille. Quand le colonel va être mort et que vous serez partis, je serai seule ici-bas... j'avais espéré que tu me laisserais partir avec toi...
Valentine se redressa, et ses yeux, tout à l'heure si mornes, eurent un rayon.
—Partez avant nous, ma mère! dit-elle vivement, c'est une heureuse, c'est une chère idée que vous avez là; partez, je vous en prie, nous irons vous rejoindre.
Mme d'Ornans demeura étonnée et presque offensée. Elle ne pouvait pas saisir le vrai sens de cette parole qui jaillissait du cœur même de la jeune fille.
Celle-ci, en effet, voulait tout uniment l'écarter de la bataille prochaine. Cette longue journée de solitude avait abattu la double fièvre de ses espoirs et de ses terreurs.
Elle voyait le danger tel qu'il était et se sentait emprisonnée dans un cercle infranchissable.
En elle l'espérance n'était pas morte tout à fait, parce qu'elle aimait ardemment et que ce n'est pas seulement au point de vue des tendres aspirations qu'il faut dire: Il n'y a point d'amour sans espoir.
L'amour, le grand amour des jeunes années, l'amour qui rêve l'éternité des dévouements et des ivresses, implique tous les espoirs.
L'amour produit la foi, et c'est sa force, comme le rayon apporte la chaleur en même temps que la lumière.
Valentine espérait donc encore, mais c'était en la bonté de Dieu, car à bien regarder l'aventure inouïe qu'elle allait tenter, il n'y avait point de chances favorables à attendre, sinon celles qui naissent en dehors des calculs de la prudence humaine, et que les uns attribuent à la Providence, les autres au hasard.
Cela ne lui faisait pas peur ou du moins cela ne lui enlevait rien de la froide détermination qui permet au condamné de regarder fixement l'appareil du supplice.
Souvenons-nous, en effet, que ce vaillant découragement était le point de départ de toute sa conduite avant même sa dernière entrevue avec Maurice.
Souvenons-nous qu'elle n'avait pas présenté l'entreprise autrement à son fiancé et qu'elle lui avait dit: «Je ne veux plus de suicide, je veux que le crime de notre mort ne se place pas entre nous deux comme une barrière dans l'éternité.»
Mourir épouse, mourir dans un combat ou par le martyre, tel avait été son vœu exprimé.
Plus tard, si l'enthousiasme de sa nature intrépide avait fait naître et grandir en elle la pensée de vaincre, de vivre, de venger ceux dont elle aimait le souvenir, c'était en une heure de transport fiévreux.
Le cri qui s'échappait maintenant de son âme était donc tout miséricordieux; elle essayait d'arracher Mme la marquise d'Ornans au péril vers lequel, fatalement, elle marchait elle-même. Elle prétendait entrer seule dans cette maison minée et préserver à tout le moins les jours de la pauvre femme qui lui avait servi de mère.
Ce désir s'éveilla en elle si soudainement qu'elle fut sur le point de se trahir. Pour la réduire au silence, il fallut l'idée de Coyatier et la mémoire des mystérieuses promesses de cet homme, dont la perdition profonde avait des lueurs de repentir ou de générosité.
Elle avait cru au marchef, quand le marchef était là, devant elle; maintenant la figure du bandit lui revenait comme une sombre énigme.
Elle voulut lui laisser, pour le cas où son dévouement ne serait pas la suprême raillerie du destin, toute la possibilité d'action que donne un secret fidèlement gardé.
La marquise, certes, ne pouvait deviner tout cela; elle répéta, étonnée qu'elle était:
—Partir avant vous, ma fille! et pourquoi? Suis-je déjà de trop et ne pensez-vous point que j'aie le droit d'assister au moins à votre mariage?
—Vous avez le droit d'être partout où nous sommes, répondit Valentine, comme la plus respectée, comme la mieux aimée des mères, mais pourquoi partager sans nécessité les hasards d'une évasion? Maurice peut être poursuivi. Que je l'accompagne, moi, c'est mon devoir...
—Mon enfant, interrompit la marquise avec une certaine noblesse, tu étais trop jeune pour qu'il fût utile ou même convenable de t'initier à nos grands projets; tu ne t'es jamais doutée de rien, parce que la première qualité d'une femme politique est de savoir garder un secret. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'apprendrais à braver le danger. Ma pauvre fillette, j'occupe un rang bien important parmi ceux qui hâtent de leurs vœux et de leurs efforts la restauration du malheureux fils de Louis XVI. Je ne te reproche point de n'avoir pas su deviner mon caractère aventureux; j'ai accompli des missions difficiles et trompé bien souvent les plus fins limiers de l'usurpation; ce que j'ai fait pour un roi, ne puis-je le faire encore pour toi qui es désormais toute ma famille? Ne discutons plus, c'est une chose entendue, je pars avec vous, et qui sait? si la police nous inquiète en route, l'habitude que j'ai de ces sortes d'intrigues ne vous sera peut-être pas tout à fait inutile.
Elle baisa Valentine au front et reprit:
—Maintenant, chérie, nous n'avons plus que le temps. Je pense que tu te marieras en noir, comme tu es là? J'ai assisté dans ma jeunesse à un mariage clandestin, du temps des guerres de la Vendée; le jeune homme avait son costume de cornette dans l'armée catholique et royale; la jeune personne portait un simple fourreau de moire noire avec un voile de dentelle à l'espagnole. C'était très bien. De fleurs d'oranger, il n'en fut pas question. Du reste, tu sais que c'est tout uniment une affaire de conscience, comme la cérémonie de l'ondoiement qui précède un baptême forcément retardé; cela ne vous empêchera pas de vous marier une seconde fois, selon les rites de l'Église, aussitôt que les événements le permettront, et vous en prendrez même l'engagement formel vis-à-vis de M. Hureau, notre bon vicaire, pour la paix de sa conscience... Es-tu prête?
—Je suis prête, répondit Valentine, qui était pâle, mais résolue.
—Voici ce qui a été réglé, reprit la douairière: Je suis chargée d'aller prendre chez lui notre prêtre officiant; tous nos amis nous attendront chez le pauvre colonel, et Dieu veuille que nous le retrouvions en vie! Ne va pas croire que la chose se fera dans le désert; nous aurons une suffisante assistance. Toi, selon la volonté que tu as manifestée, tu vas monter dans ma voiture (j'ai celle du colonel, où j'ai mis mes gens pourtant, car je n'aime pas à changer de cocher), et tu vas attendre cette brave Mme Samayoux rue Pavée, à la porte de la Force.
Valentine jeta un châle sur ses épaules et noua les rubans de son chapeau.
—Allons! fit encore la marquise en essayant de prendre un ton dégagé, ces moments de crise me connaissent. Pas d'inquiétude, surtout, cela te ferait du mal. Il n'y aura aucun accroc, on a dépensé ce qu'il faut pour que tout aille sur des roulettes.
L'instant d'après, deux voitures se séparaient au coin de la rue des Batailles: celle du colonel, où était la marquise, remontait vers les Champs-Elysées, par la rue de Chaillot; l'autre, timbrée à l'écusson d'Ornans, mais ayant cocher et valet de pied à la livrée du colonel, descendait vers le quai pour prendre la route du Marais.
C'était celle-là qui emmenait Valentine.
Quand elle arriva rue Pavée, il y avait un fiacre qui stationnait devant la principale entrée de la prison.
Valentine ordonna au cocher de se mettre à la suite du fiacre, puis elle abaissa les stores de sa voiture et attendit.
XXXVIII
Départ pour le bal
Six heures du soir venaient de sonner à l'antique pendule dont le balancier allait et venait en grondant. Il faisait nuit dans la chambre du colonel, éclairée seulement par les lueurs du foyer presque éteint.
Derrière les hautes fenêtres, drapées de rideaux sombres, les arbres du jardin montraient vaguement leur tête blanche de neige.
Au contraire, par la porte entrouverte, on voyait une vive clarté dans la chambre voisine, où la comtesse Francesca Corona faisait depuis quelques jours sa demeure, pour être plus à portée de garder les nuits de son aïeul.
Une pimpante soubrette s'agitait, affairée, dans cette dernière pièce, où deux faisceaux de bougies brûlaient à droite et à gauche de la psyché.
Par l'entrebâillement de la porte on pouvait reconnaître le brillant, le pittoresque désordre qui ravage la chambre d'une jolie femme à l'heure décisive de la toilette.
Les meubles gracieux et coquets étaient encombrés par l'étalage des chiffons de toute sorte, colifichets innombrables, pièces nécessaires dans la mesure même de leur superfluité, qui forment, en s'ajustant selon le plus charmant des arts, la panoplie dont se revêt la beauté pour livrer bataille au plaisir.
Il y avait partout de la gaze, du satin, des fleurs, des dentelles; il y en avait sur les fauteuils, sur le lit, sur les consoles; l'air était doucement parfumé, car chacun de ces objets mignons a sa bonne odeur comme les roses: les gants, l'éventail, le mouchoir chargé de broderies et jusqu'à ces bijoux de souliers dont l'exiguïté défierait le pied de Cendrillon.
Il s'agissait d'un bal, car le carnet aux contredanses montrait sur la table sa couverture nacrée parmi les écrins ouverts qui éparpillaient en gerbes leurs chatoyantes étincelles.
En s'habituant peu à peu à l'obscurité, qui régnait dans l'austère retraite du vieillard, l'œil pouvait mesurer le contraste frappant qui existait entre ces frivoles richesses et la nudité presque complète dont s'entourait le lit sans rideaux, bas sur pieds et rappelant en vérité la couche d'un anachorète.
C'était auprès de cette couche, lit funèbre d'un saint, que Mme la marquise d'Ornans était venue pleurer naguère. Le colonel y était étendu sur le dos, immobile, les bras en croix et cherchant son souffle qui déjà le fuyait.
C'est à peine si on apercevait sa face hâve et dont les tons terreux semblaient absorber la lumière, mais on distinguait très bien, agenouillée au chevet du lit, une jeune femme en déshabillé dont les riches épaules attiraient au contraire toutes les lueurs venant de la chambre voisine.
La jeune femme parlait d'un ton suppliant et baisait tendrement les mains du vieillard en disant:
—Je t'en prie, père, bon père, ne me force pas à te quitter ce soir. Tu sais bien que je n'aime pas le monde; tu sais bien que j'y suis triste et comme dépaysée. Mme de Tresmes ne doit plus compter sur moi pour son dîner ni pour le bal, puisqu'elle sait que tu es souffrant et que je suis ta garde-malade.
—Entêtée! fit le malade.
Puis il répéta:
—Entêtée, entêtée, entêtée!
De guerre lasse, Francesca voulut se lever, mais il la retint.
—Mademoiselle Fanchette, lui dit-il, je n'aime pas les mauvaises raisons, souvenez-vous de cela. Fi! que c'est mal d'agiter son pauvre papa! qui tousse en le contrariant sans cesse!
Soit qu'un peu de force lui revînt, soit qu'il oubliât volontairement ou non de jouer un rôle, sa voix en ce moment n'était pas trop changée.
—Réfléchis, reprit-il en cessant de gronder; il serait tout à fait impoli de se dégager comme cela à la dernière heure. Et si on allait être treize à table chez Mme de Tresmes à cause de toi! sans compter que ce cher petit ange de Marie est presque aussi mauvaise langue que sa mère. Ton absence ferait encore jaser.
—Ne parle pas tant, bon père, voulut interrompre la comtesse, tu te fatigues.
—C'est cela! quand on ne peut répondre à mes arguments, on me fait taire par raison de santé. Allume la veilleuse, je veux te voir quand tu seras habillée et t'admirer, mon cher amour. Qui sait combien de temps je pourrai t'aimer encore sur la terre? mais je te verrai de là-haut; j'ai le bonheur de croire à l'immortalité de l'âme, et ceux qui ont bien vécu ne quittent ce triste monde que pour se réfugier dans un autre qui est meilleur.
La comtesse alluma une veilleuse. Aussitôt qu'elle l'eut déposée sur la table de nuit, la figure du moribond sortit de l'ombre, défaite et véritablement effrayante à voir.
La comtesse eut beau faire, elle ne put réprimer un douloureux mouvement.
—Tu ne me trouves pas si bonne mine qu'hier? dit le vieillard avec un accent qu'il n'est point possible de caractériser d'un seul mot.
Nul n'aurait su dire, en effet, s'il y avait là excès de simplesse ou inexplicable moquerie.
—Vous êtes un peu pâle, mon père, répondit Francesca.
—Un peu? répéta le colonel, qui eut un rire véritablement sinistre.
—Allons, allons, fillette, reprit-il doucement, ne te fais pas d'idées trop noires. Tu ne connais pas le mystère de ma vie, pauvre ange; tu as peut-être été jusqu'à me soupçonner parfois... Il y a des gens, vois-tu, dont l'héroïsme ressemble à l'infamie. Te souviens-tu de cette histoire américaine que tu me lisais pour m'endormir; cette histoire d'un pauvre colporteur employé par Washington dans la guerre de l'indépendance, et qui, toute sa vie, se laisse insulter du nom d'espion pour mieux servir la cause de la liberté?
—Oh! père, s'écria la comtesse, dont les mains se joignirent, je me suis doutée bien souvent que vous étiez le serviteur, le maître peut-être de quelque grande entreprise politique.
—Assez là-dessus, ma petite Fanchette, interrompit le colonel; tu me connaîtras mieux quand je ne serai plus là. Pour le moment, il me suffit de te dire que je joue un jeu difficile et dangereux. Vois si j'ai de la confiance en toi, je vais te dire un secret: je ne te renvoie pas aujourd'hui par crainte de mécontenter cette brave Mme de Tresmes; je te renvoie parce qu'il va se passer ici des choses que tu ne dois pas voir.
—Bon père, dit la comtesse, dont les yeux se mouillèrent, combien je vous remercie! Ajoutez encore un mot, dites-moi que cette terrible pâleur...
—Eh! eh! mignonne, fit le vieillard, qui eut pour un instant son sourire de tous les jours, je ne peux pas t'affirmer que je sois frais comme une rose; mais enfin, chacun se défend comme il peut n'est-ce pas? J'ai affaire à des tigres, et voilà près d'un siècle que je les fais danser comme des marionnettes! Achève de t'habiller, trésor; je te donne vingt minutes pour passer ta robe et te faire plus belle qu'un astre. Tu reviendras m'embrasser, et cinq minutes après ton départ, je commencerai ma besogne.
Francesca, heureuse, mais toute pensive, déposa un baiser sur son front et courut à sa toilette.
Dès qu'elle eut passé le seuil de sa chambre, la porte située à l'opposé s'entrouvrit, et la tête crépue du marchef montra confusément son profil.
—Pas encore! dit entre haut et bas le colonel.
La tête du bandit rentra dans l'ombre et la porte se referma. Il y eut un silence qui fut interrompu seulement par une quinte de toux caverneuse et pleine d'épuisement.
—Je vais décidément soigner ce rhume-là, pensa le vieillard, dont la main tremblante essuya la sueur de son front, mais, en attendant, on peut bien dire qu'il m'aura tiré du pied une fière épine!
Avant même que les vingt minutes fussent écoulées, Francesca rentra éblouissante d'élégance et de beauté. Le colonel se souleva sur le coude pour la regarder.
—Tu es toute jeune! murmura-t-il en se parlant à lui-même. Ce n'est pas une chimère, cela: on peut vivre deux fois, et avant de m'en aller, j'accomplirai ce miracle de te faire une autre vie.
La comtesse s'approcha et le baisa tendrement. Elle avait aux lèvres une question qu'elle n'osait pas formuler.
—Tu voudrais bien me demander où commence la vérité, où finit la comédie? prononça tout bas le colonel; nous causerons demain, ma fille, va en paix, amuse-toi bien et ne rentre pas avant deux heures du matin. Tu m'entends? ceci est un ordre.
La comtesse sortit accompagnée par sa femme de chambre, et presque aussitôt après on entendit le bruit de la voiture qui roulait sur le pavé de la cour.
Le colonel frappa ses deux mains l'une contre l'autre.
La porte à laquelle le marchef s'était montré déjà fut ouverte de nouveau et le colonel lui dit:
—Avance, bonhomme!
Quand le marchef fut auprès de son lit, le colonel ajouta:
—Il me semble que tu n'es pas ivre, aujourd'hui?
—Non, répondit Coyatier.
—Veux-tu boire?
—Non.
—À ton aise! Mets-toi là, tout près de moi, et causons.
Le marchef s'assit au chevet du lit. Le colonel mit sa tête au bord de l'oreiller. Pendant trois ou quatre minutes, il parla, mais si bas qu'une personne placée au milieu de la chambre n'aurait pu saisir aucune de ses paroles.
Le marchef écoutait, immobile et froid comme une pierre.
—As-tu compris! demanda enfin le colonel.
—Oui, répondit Coyatier.
—Pourras-tu suffire à ta besogne?
—Oui.
—Regarde-moi, ordonna le colonel.
Coyatier obéit. Leurs yeux se choquèrent pendant l'espace d'une seconde, puis Coyatier détourna les siens et répéta comme un homme subjugué:
—Oui! j'ai dit: oui.
—C'est bien, fit le vieillard, je viens de passer ton examen de conscience et je suis content de toi. Un dernier mot: tu aurais beau avoir tous les trésors du monde, il te resterait une chaîne de fer autour du cou, est-ce vrai?
—C'est vrai.
—Eh bien, si tu fais ce que j'ai dit, tout ce que je t'ai dit, tu n'auras plus ton carcan, bonhomme. Non seulement tu seras riche, mais encore tu seras libre.
La poitrine du bandit rendit un grand soupir. Le colonel lui montra du doigt la chambre de Francesca Corona, qui restait vivement éclairée.
—Va, lui dit-il, et souffle les lumières.
Le marchef n'était pas ivre, le marchef n'avait pas bu, et pourtant ce fut en chancelant qu'il traversa la chambre. Il entra dans celle de la comtesse et repoussa la porte.
XXXIX
Antispasmodique
Le colonel remit sa tête au centre de l'oreiller et ferma les yeux en homme qui veut chercher le repos. L'oppression qui chargeait sa poitrine avait notablement augmenté.
—Tout cela me fatigue un peu, murmura-t-il, en essayant son haleine; je n'ai plus vingt ans, c'est certain, et je ne devrais pas me surmener. Mais bah! c'est ma dernière affaire; après celle-là, je prendrai du bon temps comme un rat dans un fromage, et dès demain, je dormirai la grasse matinée.
Son bras maigre et frileux sortit de dessous la couverture pour prendre sur la table de nuit une sonnette qu'il agita.
—J'ai encore les articulations bien lestes et bien robustes, dit-il en un mouvement de satisfaction qui contrastait étrangement avec la frêle caducité de tout son être, qui sait jusqu'où je peux aller avec des ménagements?
Ceux qui ne le connaissaient pas, ce tigre en décrépitude, auraient éprouvé, à le voir et à l'entendre, l'envie de rire et la compassion que prennent les forts à l'aspect de la vieillesse retombant dans l'enfance.
Un domestique vint au coup de sonnette et s'approcha tout contre le lit pour écouter son maître, qui lui dit de sa voix la plus cassée:
—Faites ce qui vous a été ordonné, hâtez-vous et pas de bruit. Alors ce fut quelque chose comme au théâtre, quand les valets entrent en scène pour aménager les accessoires d'un décor changé à vue.
Deux ou trois domestiques se joignirent au premier, qui avait la direction du travail. La table carrée qui se trouvait d'avance au milieu de la chambre fut couverte d'une nappe brodée sur laquelle on plaça des flambeaux, un crucifix soutenu par son piédestal et un missel sur son pupitre.
Plusieurs rangs de chaises furent alignés entre cette façon d'autel improvisé et la porte par où le marchef était sorti.
Ces chaises se trouvaient sur le même plan que le lit du colonel, et ce dernier n'avait qu'à se lever sur son séant pour faire partie de l'assistance attendue.
De chaque côté de la table on alluma un grand cierge.
Nous ne saurions dire jusqu'à quel point ces apprêts, qui étaient ceux d'une noce, ressemblaient aux préparatifs qu'on fait pour des funérailles.
Cela d'autant mieux que les fiancés manquaient encore, tandis que le mourant était là.
Le colonel mit sa main presque diaphane au-devant de ses yeux et regarda toute cette mise en scène d'un air satisfait.
—Pas mal, pas mal, dit-il doucement, on ne peut mieux faire avec si peu de ressources, et il n'y aura qu'à déranger les cierges pour les mettre à leur place, le long de mon lit.
—Monsieur le colonel n'en est pas là, Dieu merci! voulut dire le principal valet.
—Ah! ah! mon pauvre Bernard, lui répondit son maître, je suis bien bas, bien bas, mais tu n'as pas besoin de me consoler, va! j'ai passé ma vie tout entière, une longue vie, mon garçon, à faire ce qu'il faut pour ne pas craindre la mort. Les domestiques s'étaient arrêtés dans une attitude respectueuse.
—Allez, mes enfants, reprit le colonel, vous savez le nom de ceux que vous devez laisser monter. Si quelques-uns d'entre eux sont déjà au salon en bas, dites-leur que je les attends.
Les valets sortirent.
Un sourire égrillard vint se jouer autour des lèvres blêmes du malade.
—Marchef! appela-t-il tout bas.
La porte de la comtesse s'entrouvrit et la sinistre figure de Coyatier se montra, éclairée par les cierges.
—Comment trouves-tu cela? demanda le colonel. Le bandit ne répondit point.
Il y avait sur ses traits une sorte d'effroi et il détournait les yeux pour ne pas voir le crucifix qui lui faisait face.
—Nos chers bons amis tardent bien, dit encore le colonel.
—Ils sont en bas, devant la porte cochère, répliqua cette fois Coyatier; ils attendent et ils causent. N'avez-vous rien autre chose à me dire, maître?
—Rien, mon fils, sinon que je voudrais bien être caché dans un petit coin, en bas, auprès de mes bien-aimés, pour les entendre chanter mes louanges. L'Amitié est-il avec eux?
—Non.
—C'est bien. Reprends ta faction.
Le marchef rentra dans la chambre de la comtesse, où, selon l'ordre du vieillard, toutes les lumières étaient désormais éteintes.
Il y avait, en effet, dans la rue Thérèse, non loin de la porte cochère, un groupe composé du médecin Samuel, de Portai-Girard, du docteur en droit, et de M. de Saint-Louis.
Ce groupe était là depuis quelque temps déjà, et ceux qui le composaient avaient pu voir la voiture de la comtesse Corona sortir de l'hôtel.
Tous les conspirateurs se ressemblent; ceux-ci étaient tourmentés par cette audace poltronne et coupée de frissons, qui est la fièvre des conjurations.
Ils s'étaient écartés pour laisser passer la voiture de la belle comtesse, puis Portai-Girard avait demandé:
—Est-ce que le marchef est arrivé?
—Oui, répondit Samuel, il est là depuis plus d'une heure.
—Et les autres?
—Il n'y a que le marchef.
M. de Saint-Louis, qui avait les mains dans les poches de son paletot jusqu'aux coudes, battit la semelle sur le pavé en disant:
—Il fait un froid de loup!
—Ça ne réchauffe pas, murmura Samuel, la situation où nous sommes. Quelqu'un a-t-il vu Lecoq?
Personne ne répliqua. Portai-Girard reprit tout bas:
—Si Samuel voulait préparer une jolie petite boulette qu'on jetterait à celui-là...
Il n'acheva pas, parce qu'un domestique, venant de la rue Sainte-Anne, s'approcha de la porte cochère avec un paquet de cierges sous le bras.
Après que le domestique fut passé, les trois conjurés restèrent un instant silencieux.
—C'est un étrange esprit! murmura enfin Samuel.
Ce n'était plus de Lecoq qu'on parlait.
—Il va mourir en tuant! dit Portai-Girard.
—Et en blasphémant, ajouta M. de Saint-Louis; sa dernière heure va se régaler d'un sacrilège... Ah! écoutez, messieurs, nous ne sommes pas des cagots, mais moi qui vous parle, je suis révolté par ces excès de scélératesse!
—Braver Dieu, s'il existe, professa le docteur Samuel, c'est imprudent; s'il n'existe pas, c'est inutile.
—Ce que nous allons faire, conclut Portai-Girard, est tout simplement une bonne action. Entrons-nous?
Ces bizarres vengeurs de la morale ne manquaient certes pas de résolution, et pourtant personne ne bougea.
Ils causaient, quoiqu'on ne fût pas bien là pour causer, reculant tant qu'ils pouvaient devant le dernier pas.
—Nous avons encore bien des choses à nous dire, opina M. de Saint-Louis. Cet homme est une énigme, il a reculé les bornes de la perfidie, de la méchanceté, de la cruauté; et pourtant, il y a en lui un petit endroit faible: il éloigne toujours la comtesse dans les moments de crise. Ce soir encore, il n'a pas voulu montrer le fond de son sac à sa Fanchette chérie.
—Au fait, dit Samuel, Mme la comtesse était en toilette de bal. Comment a-t-elle pu l'abandonner dans l'état où il est?
—La comtesse a ses affaires en ville, répliqua sèchement Portai-Girard, occupons-nous des nôtres. Il n'est plus temps, comme on dit, de reculer pour mieux sauter. Parlons bas et disons juste ce qu'il faut: le vieux doit mourir cette nuit. Si bas qu'il soit, pouvons-nous, oui ou non, compter qu'il mourra de sa belle-mort?
Ceci s'adressait à Samuel. M. de Saint-Louis se tut. Samuel répondit après un silence.
—Je l'ai vu ce soir; s'il s'agissait de tout autre que lui, je dirais: Nous ne le retrouverons pas vivant. Dans l'état où il est, la dernière crise est une suffocation; les bronches se convulsionnent, le souffle manque; c'est très pénible à voir, et quand cet état se prolonge, il y a des médecins qui administrent ceci ou cela, pour hâter la fin. C'est tout bonnement de la miséricorde.
—Tout bonnement! fit M. de Saint-Louis.
—Mais, ajouta Portai, il ne veut prendre aucune potion de votre main.
—On donne à ces médicaments, poursuivit Samuel, un nom vague: on les appelle des antispasmodiques. Le moindre obstacle opposé à la respiration atteindrait le même résultat, et bien plus rapidement. Il suffirait, par exemple, d'une mousseline interposée entre la bouche du malade et l'air libre pour le délivrer de ses souffrances...
Ici, le docteur Samuel hésita.
—Achevez, dit M. de Saint-Louis en tâchant d'assurer sa voix.
—J'achèverai, en effet répliqua Samuel, parce que mon idée est philanthropique, sans danger aucun, ne devant pas laisser l'ombre de trace et d'une exécution très facile. Nous connaissons exactement le scénario de la dernière tragédie imaginée par le colonel; nous savons que la nuit doit se faire au dénouement; eh bien! au moment où la nuit se fera, que quelqu'un se charge seulement de rejeter la couverture du lit jusque sur l'oreiller et de l'y maintenir quelques secondes, cela suffira, j'en réponds.
—Mais qui se chargera?... commença M. de Saint-Louis.
—Moi, interrompit Portai-Girard résolument.
—Bravo!
—Nous pénétrerons ensemble dans la chambre de Francesca, poursuivit Portai; Lecoq nous a dit où est la cassette aux bank-notes, le reste n'a pas besoin d'être réglé; le trésor est à nous.
Un passant, enveloppé dans un manteau, tourna l'angle de la rue Ventadour et s'approcha rapidement.
—Plus un mot! dit le docteur en droit, voici l'Amitié.
—Sommes-nous prêts, messieurs? demanda Lecoq, qui arriva les deux mains tendues. J'ai été obligé de surveiller un peu l'exécution, là-bas, à la Force; tout a marché le mieux du monde, et nos tourtereaux sont en route. Je vous annonce, d'un autre côté, Mme la marquise amenant son vicaire, le respectable M. Hureau.
Un vieil homme en deuil s'arrêtait au même instant devant la porte cochère.
—Messieurs, dit-il, cet hôtel est-il bien celui du colonel Bozzo-Corona?
—Oui, mon brave Germain, répondit Lecoq, et tous ceux qui sont ici vont assister comme vous au mariage de Mlle d'Arx, votre jeune maîtresse.
Il souleva le marteau de la porte, fit entrer lui-même Germain, qui se confondait en remerciements, et dit tout bas aux trois autres:
—La chaise de poste attend ici, derrière, à la petite porte de la rue des Moineaux. C'est moi-même qui ai choisi les chevaux. Après l'histoire, nous traverserons le jardin, nous ferons le partage en voiture, et nous nous arrêterons où vous voudrez pour prendre notre volée vers l'endroit que chacun de nous aura choisi. Est-ce cela?
—C'est cela, répondirent les trois autres.
Et ils entrèrent.
XL
La voiture des mariés
Lecoq n'avait point menti. À la Force, tout avait réussi comme par enchantement. Malgré la différence un peu trop marquée de tournure et de figure qui existait entre le beau lieutenant et notre Échalot, ce dernier avait pu sans encombre opérer l'échange chevaleresque et prendre place sur l'escabelle du captif après avoir revêtu tant bien que mal sa défroque.
Les habits de prisonnier ne sont pas faits sur mesure.
Une myopie épidémique ayant envahi l'administration, personne ne s'était aperçu de rien. Tout au plus le concierge avait-il fait un peu la grimace en voyant la taille dégagée du lieutenant flotter dans la redingote noire que le torse dodu de l'ancien apprenti pharmacien bourrait tout à l'heure.
—Patronne, avait dit Échalot au moment de la séparation, je vous recommande Saladin, mon adoptif, à cause de la faiblesse de son âge et que son vrai père est incapable de le guider dans le sentier de la vertu. Quant à moi, la chose de m'être sacrifié pour vous permettre de l'agrément suffira à mon cœur en le consolant dans sa solitude. À vous revoir et bonne chance!
—À te revoir ma vieille! avait répondu la dompteuse en lui serrant la main à l'écraser; je te signe en ce jour le choix que je fais de ta personne dans la foule des prétendants qui soupirent à l'entour de moi. Je te prends à la maison avec l'emploi de mon mari qui sera plus tard ta récompense.
Dans la rue Pavée, la voiture de la marquise attendait. Sur le siège nous aurions pu reconnaître ce cocher silencieux qui répondait au nom de Giovan-Battista; derrière, le valet de pied qui tenait les cordons ressemblait, malgré sa perruque poudrée et son majestueux uniforme, à ce bandit facétieux qui partageait à l'estaminet de L'Épi-Scié la popularité du jeune Cocotte: monsieur Piquepuce.
Maurice et Valentine s'assirent l'un auprès de l'autre, maman Léo prit place sur le devant, après avoir jeté au cocher l'adresse de l'hôtel de Bozzo.
La voiture se mit en marche et prit la rue Saint-Antoine. Maman Léo resta un instant silencieuse à regarder les deux jeunes gens qui se tenaient par la main pensifs et recueillis.
—Ah ça! dit-elle brusquement, en fronçant le sourcil pour refouler une larme qui venait à sa paupière, il n'y a donc plus que moi de brave ici! Vous avez l'air de deux condamnés qui montent à la Roquette. Saquédié! si nous sommes dans une forêt de Bondy, il y a assez de passants ici autour pour mettre à la raison les brigands et les loups. Si c'était moi qui menais la danse, le cocher baragouineur et ce méchant sujet de Piquepuce, que j'ai reconnu sur le siège de derrière, auraient bien vite les quatre fers en l'air, et dans dix minutes nous aurions dépassé la barrière du Trône au galop!
Valentine répondit tout bas:
—Avec un mot, un seul mot, ceux que vous venez de désigner feraient de chaque passant un ennemi plus acharné à nous poursuivre que les loups et les brigands. Il y a ici un assassin qui s'évade.
En disant cela, elle porta les mains de Maurice à ses lèvres.
—C'est vrai! murmura maman Léo, qui baissa la tête malgré elle. On n'a jamais vu rien de pareil; tout est contre nous: les voleurs, la justice, le monde entier!
Elle entrouvrit son casaquin et y prit une paire de pistolets, qu'elle présenta à Maurice.
—Lieutenant, dit-elle, ça te connaît; il m'en reste, et je joue assez bien de cet instrument-là, moi aussi.
Maurice prit les armes qu'on lui tendait avec un mouvement de joie.
—Si nous passons la porte de cet enfer, continua la dompteuse, il faut du moins que nous puissions répondre à ceux qui nous parleront.
Valentine secoua sa tête charmante et murmura:
—Ces armes-là ne valent rien. Je ne sais pas si celles que j'ai choisies sont meilleures. Après Dieu, qui tient notre vie dans sa main, il n'y a qu'une seule créature humaine en qui j'espère; tout dépend de Coyatier.
—J'ai plutôt idée, moi, gronda maman Léo, que tout dépend du colonel. Mais ne te fâche pas, chérie; mon de profundis est dit et bien dit. Roule ta bosse, c'est toi qui as le plus gros enjeu; c'est à toi de tenir les cartes.
Le lecteur sait désormais laquelle pensait juste, de Valentine d'Arx ou de maman Léo, sur la question de Coyatier et du colonel.
La voiture allait au trot des deux beaux chevaux de la marquise. Dans ces rues du centre de Paris, si gaies et si pleines, il aurait suffi d'un mot prononcé à la portière pour obtenir une aide instantanée. Moins que cela, rien n'empêchait de descendre, et si l'on eût été vraiment dans la forêt de Bondy, maman Léo à elle seule aurait eu bien vite raison des deux bandits déguisés en valets.
Mais ce qui fait d'ordinaire la sécurité de tous était ici la perte de nos fugitifs. Ce n'étaient, en réalité, ni Giovan-Battista, ni monsieur Piquepuce qui les tenaient prisonniers. L'arme invisible les avait touchés: ils étaient garrottés par une chaîne magique.
Au moment où ils arrivaient devant la porte cochère de l'hôtel Bozzo, et pendant que la voiture s'arrêtait, Valentine offrit son front à Maurice, qui l'effleura de ses lèvres.
Giovan-Battista demanda la porte, et l'équipage entra dans la cour.
Ils descendirent. Un domestique les attendait au bas du perron et se chargea de les introduire.
Maman Léo ne parlait plus.
En montant l'escalier, Maurice pressait le bras de Valentine contre son cœur.
—Comme nous aurions été heureux! murmura-t-il.
—L'âme ne meurt pas, répondit la jeune fille, dont les beaux yeux étaient levés vers le ciel.
Une porte s'ouvrit au-devant d'eux et ils se trouvèrent dans la chambre du colonel, disposée comme nous l'avons dit et déjà remplie par ceux qui devaient assister au mariage.
XLI
Le «bien» et le «mal»
Au moment où Valentine et Maurice, suivis de maman Léo, entraient dans la chambre du colonel, tout le monde était rassemblé autour du lit funèbre, à l'exception du vieux Germain, qui se tenait modestement à l'écart.
Pas n'était besoin d'être médecin pour suivre désormais les progrès rapides et sûrs de cette tranquille agonie. C'était une ombre ou plutôt une momie qui était là couchée sur le matelas austère, et la lueur des cierges, frappant obliquement le front du vieillard mourant, y mettait déjà des reflets cadavéreux.
Parfois la lutte de la dernière heure est cruelle, et l'âme, pour s'exhaler, livre un effrayant combat; mais ici n'était la tranquillité qui accompagne, selon la croyance commune, le suprême adieu du juste; il n'y avait point de douleur apparente; l'intelligence restait entière, et parfois un rayon se rallumait dans ces pauvres prunelles éteintes, quand le moribond promenait à la ronde son regard affectueux et doux.
D'une voix que l'attendrissement faisait tremblante, M. de Saint-Louis venait d'exprimer la pensée générale en disant:
—Notre vénérable ami n'est pas de ceux à qui on cache la vérité. Sa mort est belle comme sa vie: il s'en va en faisant des heureux.
Les autres amis du colonel, M. le baron de la Périère, le Dr Samuel et Portai-Girard semblaient abîmés dans un douloureux recueillement.
L'abbé Hureau tenait les deux mains de la marquise éplorée et lui disait pour la consoler:
—J'ai pu encore entendre sa voix, tout à l'heure, quand j'ai mis le crucifix sur sa poitrine; il m'a dit: «Après le mariage vous vous occuperez de moi.» Ah! celui-là est prêt, madame, ne le plaignez pas, enviez-le plutôt: il a déjà un pied dans le ciel!
Dans le mouvement qui se fit pour l'entrée de Valentine, les Habits Noirs se trouvèrent un instant groupés, et tous les regards interrogèrent avidement Samuel.
À cette question muette, le médecin répondit par un silence plus expressif que la parole et qui voulait dire énergiquement: «Tout est fini.»
Cependant il ajouta en piquant Portai du regard:
—On ne saurait prendre trop de précautions.
—Il faut toujours lever la couverture? demanda le docteur en droit, qui n'avait jamais semblé plus résolu.
—Oui, répliqua Samuel et la bien tenir.
La marquise, dont la pauvre figure était bouffie par les larmes, fit quelques pas à la rencontre de Valentine et de Maurice. Elle serra Valentine dans ses bras et tendit la main au jeune lieutenant, qui la saluait avec respect.
—Entrez, entrez, bonne dame, dit-elle à maman Léo, qui restait en arrière et dont les yeux allaient du lit à l'autel avec une véritable stupeur.
—Venez, ajouta la marquise en s'adressant au jeune couple, c'est grâce à lui que M. Maurice Pagès est libre, c'est grâce à lui que vous allez être heureux. Il veut vous voir, vous aurez partagé avec Dieu sa dernière pensée.
Valentine se laissa conduire. Il eût été difficile de définir l'expression de son visage plus pâle et en apparence plus froid que le marbre.
L'émotion arrivée à son paroxysme produit parfois cette morne rigidité des traits.
Maurice, lui, ne se défendait point contre la solennelle impression de cette scène.
Dans la chambre, un grand silence régnait.
Les yeux du colonel, fixes et sans rayons, ne changèrent pas la direction de leur regard à l'approche des deux fiancés. Son souffle était court, inégal, et rendait un sifflement clair.
—Voici nos enfants, dit la marquise à voix haute, par cet instinct qui nous fait élever le ton pour parler à ceux qui vont mourir et qui nous semblent déjà loin de nous.
La tête du colonel resta immobile, mais sa main fit un imperceptible mouvement d'appel.
La marquise se pencha aussitôt, mettant son oreille tout contre les lèvres du vieillard.
Quand elle se releva, elle dit dans un sanglot:
—Mettez-vous à genoux, il veut vous donner sa bénédiction.
Valentine sembla hésiter. Il y avait dans ses yeux de l'égarement et presque de l'horreur.
Maurice s'était agenouillé. Valentine fit enfin comme lui, mais ce ne fut pas le nom de Dieu qui passa entre ses lèvres murmurantes, d'où tombèrent ces mots: Mon frère! mon père!
La main du vieillard s'agita de nouveau faiblement, et la marquise balbutia parmi ses larmes:
—Hâtons-nous, il a peur de ne pas voir la fin.
Les Habits Noirs cachaient la fièvre de leur attente sous un maintien grave. Ils avaient tous la même pensée et se demandaient avec effroi si une pareille folie de perversité était possible.
À l'heure navrée où chacun tremble, sur le seuil même de l'inconnu, le grand comédien jouait-il le plus audacieux de tous ses rôles?
Certes, l'évidence était là pour répondre: Nul ne peut contrefaire la marque de la mort.
Et cependant ils avaient peur.
Ce fut Lecoq qui remplaça les fiancés et la marquise auprès de la couche d'agonie. Le colonel ne parut point s'en apercevoir.
Devant l'autel, M. de Saint-Louis disait au vicaire avec une majestueuse bonté:
—Ma dépêche est déjà partie pour la cour de Rome. J'ai tout pris sur moi en disant à Sa Sainteté que vous aviez dû accéder au vœu de votre souverain légitime. Quant à l'archevêché, j'irai moi-même dès demain rendre visite à Sa Grandeur.
Les assistants se rangèrent comme à l'église derrière les deux fiancés, qui avaient des chaises à prie-Dieu. À gauche de Valentine se tenait Mme la marquise d'Ornans, qui lui servait de mère; à droite de Maurice, M. de Saint-Louis prit place en faisant observer qu'il se regardait seulement comme le délégué de son vénérable ami, le colonel Bozzo.
M. le baron de la Périère était en quelque sorte maître des cérémonies et veillait à ce que tout se passât en bon ordre; il prit le siège voisin de la chaise de maman Léo et lui dit:
—Vous voyez, bonne dame, que nous avons enlevé l'affaire lestement.
L'état de fièvre où était maman Léo se traduisait par une impossibilité absolue de rester en place. Elle se levait, elle se rasseyait à contresens et poussait d'énormes soupirs dans son mouchoir à carreaux, baigné de sueur.
—Vous saurez, dit-elle à M. de la Périère, que la personne qui remplace le prisonnier à la Force est pour entrer dans ma famille, et que je m'y intéresse censément d'amitié. Il ne faudrait pas qu'il pourrisse trop longtemps là-dedans.
M. le baron lui promit son appui, mais nous devons avouer que son attention était ailleurs: il ne perdait pas un seul instant de vue le lit où le colonel était désormais immobile, ne donnant plus aucun signe de vie.
Portai-Girard et Samuel, placés au dernier rang, guettaient aussi leur proie, échangeant quelques paroles à voix basse.
En apparence, Valentine et Maurice étaient calmes et recueillis. Quand le prêtre leur adressa la question d'usage, chacun d'eux répondit oui avec une émotion profonde.
Puis ils restèrent un instant les mains unies et Valentine murmura:
—Mon mari! mon mari!
Elle n'eut que ce mot pour exprimer l'angoisse poignante et l'amour sans bornes qui se disputaient son cœur. Maurice lui répondit:
—Courage! désormais nous n'attendrons pas longtemps.
C'était la conviction de Valentine bien plus encore que celle de son fiancé. Elle jouait, on peut le dire, cette terrible partie en complète connaissance de cause, et plus on approchait du moment fatal, plus l'espoir qu'elle avait eu tant de peine à faire naître en son âme se voilait.
Le glaive invisible était suspendu quelque part dans l'air, elle le sentait, et elle savait qu'aucun moyen humain n'en pouvait parer les coups inévitables.
Il n'y avait rien en elle qui ressemblât à de la peur, mais un mirage horrible lui montrait Maurice sanglant, mourant. Elle souffrait un martyre sans nom, et les secondes lui paraissaient longues comme des heures.
Le prêtre donna la bénédiction nuptiale.
Comme il se retournait vers l'autel, on entendit un léger bruit du côté du lit, et la poitrine du colonel rendit une plainte faible.
Tous les regards se dirigèrent aussitôt vers lui; on le vit à demi levé sur son séant et luttant contre une convulsion. Ce fut si rapide que personne n'eut le temps d'aller au secours. Il poussa un soupir et retomba inanimé.
Comme si c'eût été un signal convenu, tous les cierges, toutes les lumières s'éteignirent à la fois, et au milieu de la nuit noire, survenue tout à coup, une voix qui montait on ne sait d'où prononça ces paroles, qui ressemblaient à un contresens moqueur:
—Il fait jour!
Un tumulte se produisit dans l'ombre, où personne ne parlait, sauf Mme la marquise d'Ornans, qui prononça d'une voix éteinte:
—Au secours!
Portai-Girard et les conjurés n'avaient pas hésité. Ils s'étaient élancés vers le lit. Portai-Girard releva la couverture, et en la maintenant sur l'oreiller, il planta un coup de poignard à la place où le cœur du mort ne battait déjà plus, peut-être, en grondant:
—Si c'est encore une comédie, voilà le dénouement!
Il y eut un son faible comme le soupir d'un enfant—puis le silence. Valentine avait entouré Maurice de ses bras et le couvrait de son corps, balbutiant dans un baiser suprême:
—J'espère! Nous devrions être frappés déjà, et si la mort venait, pourrait-elle nous séparer désormais?
La plume ne peut pas exprimer la prodigieuse rapidité d'un pareil drame. Le récit est long forcément; mais, en réalité, tout ce que nous racontons s'entassa dans la même minute.
Au milieu du silence, on entendit les deux pistolets de maman Léo qu'elle armait, tandis qu'elle disait tranquillement et de sa voix la plus crâne:
—Saquédié! qu'on ne les touche pas, ou gare dessous! Mais on murmura à son oreille:
—Obéissez!
Elle crut reconnaître la voix de Valentine.
Et presque aussitôt elle se sentit pressée par Maurice et entraînée au travers de la chambre. La robe de soie de la marquise frôlait le revers de sa main, et elle reconnut l'accent chevrotant du vieux Germain qui demandait:
—Où me conduisez-vous? On franchit un seuil.
Dans la nuit, deux grands bras puissants poussaient en avant ce groupe rassemblé comme un troupeau.
Presque au même instant, les Habits Noirs conjurés quittaient le lit et se dirigeaient en tâtonnant vers la chambre de la comtesse.
C'était là qu'ils allaient trouver le trésor.
Au moment où Samuel arrivait le premier, deux cris rauques retentirent à quelques pas de lui, dans une autre pièce.
—Voilà qui est fait, dit Portai-Girard froidement, c'est la dernière affaire du vieux, une affaire posthume celle-là! Donnez-vous la peine d'entrer.
Ils entrèrent trois: Samuel, M. de Saint-Louis et le docteur en droit, qui dit en ricanant, parce qu'il entendait la porte se refermer derrière lui:
—L'Amitié trouvera nez de bois, c'est bien fait. Allons, mes enfants, à la besogne!
Lecoq arrivait en effet à la porte; il avait marché avec précaution dans ces ténèbres où, selon lui, on pouvait faire rencontre d'un coup de couteau.
Il écoutait de toutes ses oreilles, étonné du silence qui régnait autour de lui. La chambre mortuaire semblait s'être vidée comme par enchantement.
—Ouvrez, dit-il enfin tout bas en poussant la porte, c'est moi.
À travers le battant fermé, il entendit un râle creux et sourd, puis deux, puis trois.
—Encore! fit-il, je croyais que c'était fini!
Il n'était pas homme à se méprendre, car il connaissait trop bien le son que rend la gorge d'un homme poignardé.
Il frappa de nouveau en disant, avec un commencement d'impatience:
—Ouvrez donc!
Et il pensait:
—Est-ce qu'ils voudraient me fausser compagnie?...
On n'entendait plus rien de l'autre côté de la porte.
Lecoq sentait des frissons lui courir par tout le corps, et malgré lui, il faisait une sorte de calcul en se disant:
—Les deux premiers râles sont ceux des deux jeunes gens, car on a, bien sûr, commencé par eux, puisque c'est le colonel qui avait réglé la besogne... les trois autres, voyons: il y avait Mme la marquise, puis cette bonne femme, maman Léo, puis encore le vieux domestique de M. d'Arx, c'est juste le compte: cinq coups.
Il reprit en s'interrompant:
—Ouvrez donc, vous autres, est-ce que vous ne m'entendez pas?
Comme le silence continuait, il ajouta entre ses dents:
—Je me doutais bien qu'il y aurait du tirage. Aussi, tant que le vieux coquin aurait vécu, je ne l'aurais jamais lâché.
Il y eut derrière lui un petit ricanement qui glaça le sang dans ses veines. Il crut s'être trompé, mais une voix doucette dit dans la nuit:
—Voilà donc comment tu parles de ton papa, méchant sujet!
Lecoq voulut ouvrir la bouche, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Il était littéralement paralysé par la stupeur. La voix doucette reprit:
—Ce que tu as dit là n'est pas respectueux dans la forme, ma chatte, mais le fond est bon, et cela te sauve la vie.
Une allumette chimique grinça et prit feu. Lecoq, qui n'en croyait pas ses oreilles, se retourna.
Il vit le colonel Bozzo debout, droit sur ses jambes et la tête haute, qui le regardait en souriant.
Le vieillard avait à la main le flambeau qu'il venait d'allumer, et son doigt branlant dessinait ce geste qui est la menace des espiègles.
Les jarrets de Lecoq plièrent sous lui et il tomba agenouillé.
—Il fait nuit! dit avec lenteur le colonel, qui leva son flambeau.
—Grâce! balbutia Lecoq, dont la tête pendait sur sa poitrine.
Il pouvait voir maintenant que la chambre était complètement déserte.
Le prêtre avait dû sortir par la porte du fond, qui restait entrouverte.
La couverture du lit où le colonel agonisait naguère était encore relevée jusque sur l'oreiller, et le couteau de Portai-Girard restait fiché à hauteur de poitrine.
Le vieillard jouissait de la détresse de son premier ministre et ricanait paisiblement.
—Ce nigaud de docteur en droit, dit-il, a tué ma douillette que j'avais roulée en paquet. Il ne faut jamais frapper quand on n'y voit pas, à moins d'avoir le talent du marchef. Voilà un garçon qui s'y entend!... Eh! eh! bijou, petit bonhomme vit encore à ce qu'il paraît, dis donc?
Lecoq restait muet et joignait ses mains suppliantes.
—Mets-toi sur tes pieds, reprit le colonel en lui caressant la joue amicalement, il y a de l'ouvrage, et je ne peux pas tout faire.
Lecoq se releva, chancelant comme un homme ivre. Le vieillard introduisit une clef dans la serrure de la comtesse Corona, qui était fermée en dedans, et l'ouvrit.
—Entre, ordonna-t-il.
Et il haussa le flambeau pour éclairer mieux.
Lecoq voulut obéir, mais dès le premier pas, il recula épouvanté.
Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne.
La chambre était telle que Francesca Corona l'avait laissée, lors de son départ pour le bal: les chiffons restaient étalés sur le lit et sur les meubles, mais parmi tout ce désordre gracieux que produit la toilette d'une femme à la mode, il y avait, hideux contraste! trois cadavres étendus dans un lac de sang.
Lecoq se soutenait, haletant, au chambranle de la porte.
—Tu comprends bien, lui dit le colonel, qui ne paraissait pas éprouver l'ombre d'une émotion, que ma petite Fanchette ne pouvait pas rester ici. Je l'ai envoyée danser, la pauvre biche! C'est dommage que mon neveu Corona ne se soit pas mis de la conjuration, il serait là, maintenant avec les autres, et quel bon débarras pour ma Fanchette!
—Bonhomme, reprit-il en changeant de ton, nous n'avons pas le choix, ce soir, et c'est toi qui es chargé de nettoyer tout cela. C'est un rude coup de balai, mais j'ai idée que tu te mettrais en quatre pour faire plaisir à papa aujourd'hui, hé! l'Amitié?
Il poussa en avant Lecoq, qui était anéanti.
—Ces bons chéris! dit le vieillard en s'approchant tour à tour des trois cadavres, ce que c'est que de nous! Chacun d'eux avait son petit talent, et je ne serais pas embarrassé pour faire trois jolis discours s'ils devaient être enterrés au cimetière... Tiens! on dirait que ce bon Samuel respire encore? ce ne doit pas être dangereux, car Coyatier ne se trompe guère.
Il poussa du pied le docteur, dont la gorge rendit un gémissement, et passa en ajoutant:
—Quant à Portai-Girard et au majestueux fils de Saint-Louis, bonsoir les voisins!... Ah ça, Fifi, tu n'as donc plus de langue?
—J'avoue..., balbutia Lecoq.
—Tu as tort! il vaut toujours mieux nier.
—Votre maladie qui semblait mortelle...
—Ah! fit le vieillard tristement, c'est un bien mauvais rhume, va, et je vais partir pour les eaux de Bagnères; veux-tu m'accompagner?
—Certes, fit Lecoq, qui se retrouvait peu à peu, mais où en sommes-nous, maître? les autres...
—Quels autres?
—Tous ceux qui étaient dans votre chambre?
—Il fait trop froid, dit le colonel, pour que nous allions nous promener au jardin; mais j'ai idée qu'il s'y passe quelque chose d'intéressant. Nous pouvons bien perdre cinq minutes, car Fanchette ne rentrera pas de sitôt. Donne-moi ton bras et prends la bougie.
Il s'appuya sur Lecoq familièrement et ajouta d'un air pénétré en quittant la chambre de la comtesse Corona:
—Ces polissons-là me devaient tout. Ce qui perd les hommes, c'est l'ingratitude... et toi, l'Amitié, qui es un garçon d'intelligence, tu dois bien comprendre que leur complot était bête comme un chou! Il n'y a pas plus de trésor dans le secrétaire de ma petite Fanchette que dans le coin de mon œil. Ah! ah! le trésor! nous sommes riches, mon minet, plus riches encore qu'ils ne le croyaient, mais notre richesse est bien gardée, va, et le gilet de flanelle qui est entre ma chemise et ma peau n'en sait pas plus long que vous au sujet du trésor! Il s'arrêta et regarda Lecoq en dessous.
—C'est comme pour le secret, vois-tu, reprit-il en baissant la voix, le grand secret des frères de la Merci. Il existe, profond comme la mer et haut comme une montagne; mais les bons petits curieux de ta sorte, quand ils croient mettre la main dessus, trouvent une pincée de cendres, un éclat de rire moqueur... le rire de papa, eh! mon bijou, qui leur dit néant dans toutes les langues vivantes et mortes, car ce vieux Père-à-tous sait beaucoup de langues, et il ne veut pas plus livrer son secret que son trésor.
On était dans la chambre du mariage; le colonel jeta un regard satisfait sur son lit d'abord, puis sur l'autel dressé.
—Dis donc, l'Amitié, fit-il tout à coup, as-tu lu les tragédies de M. Ducis?... Non, tu n'aimes pas beaucoup la littérature. M. Ducis était un poète du temps de l'Empire qui rabobinait des auteurs anglais et qui prenait la peine de faire trois ou quatre dénouements pour chacune de ses tragédies. Je ne suis pas de l'Académie, mais je fais un peu comme M. Ducis: mon premier dénouement n'allait pas mal, c'était le mariage et rien avec.
«Je réunissais tous ceux qui avaient vu de trop près nos affaires, dans un seul tas et je leur chantais: «Allez-vous-en, gens de la noce!» avec Coyatier au piano. Mais j'ai eu vent de vos petites menées, et mon dénouement a tourné... Ouvre la fenêtre, tout doucement, car il ne faut pas qu'on l'entende.
Ils avaient continué de marcher; ils étaient dans cette pièce, dont la porte faisait face à celle de la comtesse et où Coyatier avait attendu jusqu'au départ de Francesca Corona.
La fenêtre de cette chambre donnait sur le jardin; Lecoq en tourna l'espagnolette et regarda au-dehors.
—Ils sont là, dit-il en se rejetant en arrière.
—Chut! fit le colonel, pas si haut. Diable! Ils sont là tous bien vivants, n'est-ce pas? C'est une drôle de fillette, et l'amour a le nez plus fin qu'un procureur du roi. Elle n'a pas cru un seul instant à la culpabilité de son lieutenant... un beau brin de gars, n'est-ce pas, l'Amitié?
Il avait soufflé lui-même la lumière et se penchait à la fenêtre ouverte.
Immédiatement au-dessous de lui, dans le jardin très étroit et dont les bosquets dépouillés laissaient voir le mur bordant la rue des Moineaux, un groupe s'empressait autour de la marquise évanouie.
La tête de la bonne dame reposait sur les genoux du vieux Germain, assis par terre dans la neige, et maman Léo, agenouillée, avait encore ses deux pistolets à la main.
Lecoq demanda tout bas:
—Où est le marchef?
—Il prépare la chaise de poste, répliqua le colonel.
—Alors, la chose se fera en route? Le colonel soupira.
—Les trois pauvres amis que nous pleurons, murmura-t-il, ont sauvé tout ce petit monde-là. Je regrette un peu mon premier dénouement.
—Mais, objecta Lecoq, Mlle d'Arx connaît le mémoire de son frère, et les autres...
—Tiens! interrompit le colonel au lieu de répondre, voilà cette chère marquise qui reprend ses sens. Nous ne les verrons pas monter en voiture, mais ce sera tout comme. Au fond, tu le sais bien, j'ai horreur de la violence, et j'ai bien vu qu'il ne fallait pas compter cette fois sur le marchef. Qu'est-ce que nous voulons? payer la loi et rester tranquilles. La fuite du lieutenant paye la loi puisqu'il va être condamné par contumace. Nous évitons ainsi les débats en cour d'assises, où nous aurions pu trouver quelque juré moins retors, c'est-à-dire moins aveugle que M. Perrin-Champein... D'un autre côté, cette même condamnation ôtera au lieutenant toute idée de retour.
—Alors, dit Lecoq, qui ne pouvait revenir de son étonnement, vous les laissez partir?
—Je les fais partir, rectifia le vieillard, tous ensemble, pour l'Amérique du Sud.
—Prenez garde! s'écria Lecoq, Mlle d'Arx a juré de venger son père et son frère!
—C'est fait, répliqua le colonel. Voilà ce qui m'a décidé.
Et comme son compagnon l'interrogeait du regard, il ajouta en riant:
—Drôle de fillette! je la connais mieux que vous. Elle aime son Maurice comme une folle, mais elle a risqué la vie de son Maurice pour se venger. Une vraie Corse! qui a ensorcelé Coyatier! Tout ce que j'ai pu obtenir du marchef, qui travaillait pour moi en même temps que pour elle, c'est de la tromper sur le nombre des pièces de gibier abattues pour son compte. À l'heure qu'il est, dans sa pensée, il n'y a plus d'Habits Noirs. Elle a compté les râles comme toi; elle nous croit tous exterminés. Écoute et regarde!
Dans le jardin, maman Léo relevait la marquise et lui disait:
—Oui, saquédié! je suis du voyage, en qualité de gendarme, mais pas pour rester indéfiniment avec les deux chéris. Je les gênerais, c'est vous qui serez la vraie mère.
En ce moment, des pas précipités se firent entendre et Coyatier sortit d'un massif.
Sa main tendue montra la porte de derrière, par où Samuel, le docteur en droit et M. de Saint-Louis avaient fait dessein de se retirer avec la fameuse cassette.
—La chaise de poste est là qui attend, dit-il, en route! Valentine jeta ses deux bras autour du cou de Maurice et le pressa passionnément contre son cœur.
—Je ne t'appartenais pas tout entière avant d'être vengée, dit-elle, viens, nous ne reverrons jamais la France où cette horrible accusation pèse sur toi, mais nos enfants seront Français, et tu leur montreras quelque jour le chemin qui mène à la patrie!
—As-tu compris, l'Amitié? demanda le colonel en riant bonnement, d'ici que leurs petits reviennent, nous avons du temps devant nous.
On entendit bientôt la chaise de poste rouler sur les pavés de la rue.
Le jardin était silencieux et vide.
Le vieillard restait seul à la fenêtre. Un rayon de lune jouait parmi ses cheveux blancs et mettait à son front des reflets étranges.
Lecoq le regardait avec une superstitieuse terreur.
Quand on cessa d'entendre le bruit des roues, le Maître des Habits Noirs sembla sortir de sa rêverie.
—Il faut que ma petite Fanchette dorme dans son lit cette nuit, dit-il, à ton ouvrage, l'Amitié! nos trois excellents confrères t'attendent.
Lecoq essuya la sueur froide qui baignait son front; le colonel lui caressa la joue doucement et ajouta:
—Connais-tu quelqu'un qui puisse faire du bon Louis XVII? J'ai une affaire en vue, ce sera la dernière, à moins que pourtant...
Il s'arrêta et se prit à rire tout bas.
—Figure-toi, dit-il, que j'ai eu un drôle de rêve hier. Je me voyais dans cent ans d'ici et je disais à quelqu'un dont le père n'est pas encore né, mais qui avait déjà la barbe grise: il y a deux choses immortelles: le bien qui est Dieu, et moi qui suis le mal.